Transcript
Page 1: La sémiotique de l'autre

1

LA SÉMIOTIQUE DE

L’AUTRE

DE LA DIFFÉRENCE FONDATRICE

A LA DIFFÉRENCE REVENDIQUÉE

Page 2: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

2

Qu'y a-t-il de plus différent de moi que l'autre, et pourtant il

arrive que cet autre me ressemble étrangement. Que souhaiter ! Que

l'autre soit comme moi, un autre moi-même, lorsque j'y réfléchis, je

n'éprouverais que jalousie pour cet autre moi-même et ennui à sa

fréquentation. N'est-ce pas une nécessité vitale que de penser et de

reconnaître la différence ? J'ai autant besoin de mes semblables que de

ceux que je juge différents. Il me faut haïr et détester pour pouvoir

aimer. Sans la différence, entouré d'autres moi-mêmes, je vivrais un

nirvana sans valeurs, sans motivations, sans espoir, sans buts, ma vie

n'aurait ni sens, ni plaisir. Une horrible béatitude larvaire sans

frontières, sans obstacles, sans passion ni raison.

Pourtant j'éprouve quelque honte en me souvenant comme il

m'est facile, depuis ma plus tendre enfance, de me dédouaner en disant

ce n'est pas moi, c'est lui. Cet autre qui m'habite et que je repousse,

me contraint trop souvent à trouver en lui un bouc émissaire à tous

mes malheurs. Les hommes ont envers les femmes, et vice-versa, cette

même attitude. Les groupes, les foules, les cercles privés, les

groupuscules d'intérêt, les mafias, les bandes de jeunes, les

assemblées, les associations, les ateliers, les cellules, les collectifs, les

collectivités, les collèges, les comités, les loges, les communautés, les

compagnies, les confréries, les églises, les équipes, les groupements,

les phalanstères, les sociétés, tout ce qui s'assemble et s'accorde une

ressemblance semble avoir besoin de ce même expédient pour exister,

se reconnaître, se forger une identité.

Nul n'ose protester contre cette faiblesse humaine, et même ceux

qui prêchent la fraternité entre tous les hommes sur terre, se

regroupent et de concert s'en prennent aux autres qui ne partagent pas

leur façon d'être. On a fait de la différence, du droit à la différence, un

cheval de bataille mais au nom même de l'égalité, de l'universalité.

Nous avons tous le même droit de revendiquer notre différence et en

cela nous sommes tristement semblables.

Les idéologies se nourrissent de l'air du temps, et les sciences de

l'idéologie du moment. La linguistique, pour n'en citer qu'une, a eu

son heure de gloire lorsqu'elle a revendiqué la différence comme

concept fondateur et méthodologie scientifique. Le système n'existe

Page 3: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

3

qu'en fonction de la relation différentielle qu'entretiennent ses éléments

les uns avec les autres. Le sens ne naît que de la scission de l'un, en

une paire, où l'un s'oppose à l'autre. Et le paradigme, lui aussi n'est

que le regroupement en une classe qui participe d'une même

fonctionnalité, alors que chaque item de la classe s'oppose à son voisin

selon une autre perspective. Il est absolument nécessaire de ne pas

oublier que ce qui apparaît comme deux termes opposés —

semblable/différent — ne constitue qu'une seule catégorie

conceptuelle. Il est impossible de penser l'un des termes en dehors de

l'existence de l'autre. L'existence de l'un présuppose l'existence de

l'autre.

On peut aussi remarquer que, alors même que la linguistique

structurale faisait de la coupure représentée par le "/" son emblème,

elle s'efforçait de découvrir dans la diversité des langues, des

universaux. Cette marque qui fonde le sens a tout de suite évoqué

pour les penseurs1 de l'époque soit la castration, soit la séparation

traumatique de la mère et de l'enfant. La tendance inverse qui nous

pousse à nous retrouver au sein d'un groupe, petit ou grand, suivant

les ambitions de chacun, a, il est vrai, son écho en métapsychologie.

Cette dialectique du même et du différent ressemble fort à un

archétype qui programme nos réactions intellectuelles et affectives.

Mais ce qui est plus remarquable, c'est cette oscillation infinie entre

ces deux pôles. Umberto Eco dans son livre, Les limites de

l'interprétation, fait la démonstration que les modes du goût en

1BARTHES R., S/Z, Seuil, Paris, 1970.

identité

même différent

Page 4: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

4

matière d'art suivent ce rythme : modernité et tradition, originalité et

répétition. Les époques, les classes sociales, les nations revendiquent

l'une ou l'autre, à des degrés variables, comme valeur fondamentale.

Cette soumission à ce mouvement perpétuel, comme celui du pendule

de Foucault ne va pas sans drames ni tragédies, car au nom de cette

valeur on tue, on massacre, on méprise. La mode vestimentaire, ou

ces barbes broussailleuses qui hérissent le menton de certains et

cachent la différence des faciès pour mieux exalter la ressemblance,

l'appartenance au groupe et la différence avec d'autres groupes, font la

preuve de l'intrication des concepts de ressemblance et de différence

— on aimerait écrire "différance" comme d'autres l'ont fait.

Deux raisonnements de type "bootstrap" sont induits de l'évidence de

la différence existentielle et logique qui existe entre moi et ce qui n'est

pas moi. D'une part il semble nécessaire de rechercher mon semblable,

mon frère, d'autre part de bien marquer la différence qui existe entre

moi et mes semblables et ceux qui ne me ressemblent guère, et qui

mettent en péril et mon être et mon expérience de vie : ceux qui, par

leur existence, me font douter de la réalité et de la justesse de mes

convictions, ceux qui donc ne peuvent être que mauvais. Un carré

sémiotique rend bien compte de cette circulation rationalisée et

hallucinante du sens que je donne à ma vie, de cette impossibilité où je

suis d'échapper à cette boucle infinie qui se nourrit de sa propre

énergie.

Page 5: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

5

C'est ce qu'un linguiste1, André Niel, appelle la pulsion U.

U pour Universel et pour Unique. Ce linguiste retrouve cette pulsion

dans la structure même des textes et dans la façon dont les genres

littéraires tentent de simuler cette motivation à retrouver l'unité à

jamais perdue, à franchir la barre oblique de la différence pour

retourner à l'indivision première jamais oubliée. La tragédie y réussit

par le meurtre de l'autre, ou par ma propre disparition, la comédie par

la réduction à l'absurde, à l'insignifiance de l'autre, la poésie par la

fusion du moi et du monde, le roman par la création d'un monde où je

puis être l'autre, tous les autres. L'interaction verbale, avec sa part

évidente de paranoïa2, montre deux acteurs tentant de se réduire à

néant : soit l'on tombe d'accord et il n'existe plus de différent, soit l'on

persuade à coups d'arguments et l'on réduit l'adversaire au silence, soit

l'on s'enferme dans deux discours autistiques et l'on campe sur ses

positions, sourd aux arguties de l'autre qui n'existe plus que comme

bruit de la communication que l'on a avec soi-même.

La différence est communément ressentie comme appartenant à

l'autre, et pourtant la différence est l'écart qui sépare deux positions.

1NIEL A., L'analyse structurale des textes, Ed. Univers,1976.

2FLAHAULT F., La parole intermédiaire, Seuil, Paris, 1978.

Moi Lui

Même Différent

Pas différent Pas le même

Mon groupe Les Autres

Page 6: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

6

Elle n'est donc pas la spécificité de l'un ou de l'autre, mais cet espace

interrelationnel qui les tient à distance et les empêche de se rencontrer.

Cet espace, qui n'est investi ni par l'un ni par l'autre, est conçu à la fois

par l'un et par l'autre comme le trop de l'autre, ce dont il devrait se

défaire pour lui ressembler. La raison voudrait que chacun efface la

moitié de la différence pour enfin pouvoir communiquer sans

l'embarras de cet espace frontière à traverser, d'égal à égal.

Mais les schémas de la communication, qu'ils nous viennent de

Moles1, ou de Charaudeau

2 montrent bien que la communication avec

l'autre passe par l'intermédiaire d'un simulacre de l'autre tel que l'on

désirerait qu'il soit, tel qu'on croit qu'il est. C'est à ce simulacre que

notre discours s'adresse. Ce qui nous amène à nous exprimer, ce n'est

point tant le désir de se raconter, que la pulsion de rendre l'autre un

tant soit peu pareil à nous-mêmes.

S'il partage notre connaissance et nos affects, sa différence

s'estompe. Convaincre ou persuader c'est aussi faire partager notre

point de vue. L'illusion que nous poursuivons, le simulacre

d'énonciataire que nous construisons à travers notre discours est donc

un moyen de nous persuader nous-mêmes que cet autre peut devenir

notre semblable par la mise en commun d'une même Weltanschauung.

Il en découle que la communication même envisagée d'un point de vue

très fruste comme une transmission d'information, n'est pas une

fonction du langage, mais une fonction du désir du même. C'est notre

imaginaire, pour ne pas dire imaginal, qui cède à la pression d'un

programme archétypal dont l'objectif est l'effacement de toute

différence. Communiquer implique que l'on se reconnaisse "comme

unique" et que l'on veuille s'assurer une place unique : celle de modèle.

Nous reviendrons sur cet aspect du problème en traitant de la

surestimation de l'original et des efforts constants développés soit

pour produire des copies, soit pour authentifier l'original, soit pour le

valoriser.

L'agressivité que nous démontrons chaque jour, et qui a souvent

été considérée comme le meilleur outil de notre survie, est toujours

1MOLES A., L'image/communication/fonctionnelle, Casterman, Paris, 1980.

2CHARAUDEAU P., Langage et discours, Hachette, 1983.

Page 7: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

7

tournée vers des objets dont nous ne supportons pas la différence. Le

nivellement des différences, et son corollaire, la revendication des

différences sont ressenties comme des violences. Le nivellement des

différences qui va dans le sens de l'histoire et des pulsions humaines

participe des mêmes causes que la revendication d'une différence. L'un

est l'expression d'une majorité triomphante et dominante, l'autre d'une

minorité menacée. Toutes deux veulent imposer leur modèle, l'une y

réussit sans effort particulier, comme une boule de neige qui dévale

une pente. L'autre doit s'agiter violemment pour échapper à l'emprise

d'un environnement qui la condamne à se conformer au modèle

dominant. Il est remarquable que les penseurs voient dans le

nivellement un danger, un danger pour l'autre. Il est tout aussi

remarquable que l'homme au quotidien ne voit pas d'un très bon œil la

différence de l'autre. Instinct ou réflexion arrivent aux mêmes

conclusions bien qu'ils voient le même objet sous deux angles

différents. Le même est un danger lorsque ce modèle pour le même

n'est pas moi.

Ce qui est difficile mais souhaitable c'est d'accepter que je ne

peux comprendre, c'est-à-dire prendre avec moi cet autre, et le laisser

vivre dans sa différence même si elle heurte ma sensibilité et ma

raison. Mais pour cela, il faut être deux à partager cette tolérance

inhabituelle.

Si l'on y regarde de plus près le même est un objet insaisissable

dont on tente sans cesse d'écarter la possibilité. Umberto Eco1, en tant

que linguiste et sémioticien a, par deux fois, abordé ce sujet pour en

montrer l'extrême complexité. D'abord en définissant le statut de

l'image, puis celui de la duplication et de la multiplication des objets,

produits industriels ou artisanaux, œuvres d'art ou œuvres du hasard.

Ce que l'on peut retenir des longues taxinomies d'Eco c'est la

difficulté, sinon l'impossibilité d'une similitude totale entre deux objets.

Il existe toujours une perspective, soit-elle légale, spatiale, temporelle

ou autre qui permettent de distinguer deux objets ressemblants et de

1ECO U. , "Pour la reformulation du concept de signe iconique" in Communications, n°29,

Seuil , Paris, 1978.

Page 8: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

8

faire de l'un, un original et de l'autre une copie ou un double, ou un

faux. Le vocabulaire de la fausse ressemblance ressemble à un

jugement négatif porté sur l'imperfection du même :

"aberrant, absurde, altéré, apocryphe, artificiel,

captieux, chimérique, contrefait, controuvé, copié,

emprunté, erroné, fabuleux, factice, fallacieux, falsifié,

fardé, feint, imaginaire, incorrect, inexact, infidèle,

inventé, mal fondé, mensonger, pastiché, plagié,

postiche, pseudo, saugrenu, simulé, supposé, toc,

travesti, trompeur, truqué, usurpé, vain. "

La copie, qui n'accède jamais à l'identique, n'est pas mieux lotie :

"copiage, démarquage, esclavage, grégarisme, mime,

servilité, simulation, singerie, calque, caricature, charge,

compilation, contrefaçon, copiage, copie, décalquage,

double, emprunt, fac-similé, image, parodie, pastiche,

plagiat, répétition, reproduction, semblant, simulacre,

toc."

Et pourtant la quête du même est inscrite dans notre

histoire.

Un type de conte africain1 évoque l'absurdité et en même temps

l'immanence et la grandeur de la pulsion qui porte l'homme à

n'accepter que l'unique, l'original objet de son désir. Tel l'enfant

inconsolable de la perte d'un objet qu'aucun ersatz ne peut remplacer,

un chasseur réclame à un autre chasseur maladroit la lance qu'il a

prêtée et que l'emprunteur a perdue. Sous le motif mal avisé de

"Restitution impossible" de nombreux récits racontent une quête

réussie à la poursuite d'un objet perdu. L'objet rendu à son

propriétaire, ce dernier est sanctionné de manière ambiguë. Dans un

conte rwandais il doit tuer sa propre fille pour récupérer dans son

ventre une perle avalée par mégarde et finit par s'immoler par le feu et

1 PAULME D., La mère dévorante, Gallimard, 1976.

Page 9: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

9

devient ensuite une étoile. La morale du conte institue une loi qui

condamne toute personne ayant perdu le bien d'autrui à rendre huit

fois plus que ce qui avait été prêté. A des niveaux différents on

retrouve donc une valorisation de l'objet irremplaçable qui ne peut

avoir d'équivalent, et une reconnaissance du danger que représente

pour une société cette exigence qui refuse que deux objets puissent se

valoir, quelle que soit leur ressemblance apparente, fonctionnelle ou

autre. Mais céder à cette exigence, est source de gloire, de

dépassement de l'humaine condition.

Cette conviction qui fait de chaque être un être unique, de

chaque objet un objet inimitable n'est sans doute qu'une illusion que

l'état amoureux, l'égocentrisme inévitable, et l'incommunicabilité

fondamentale de notre moi confortent. La vie au quotidien s'empresse

de démontrer le contraire, nous nous contentons d'à-peu-près, de

compensations, de vagues analogies, de substituts et de boucs

émissaires. La sublimation, le transfert sont autant de stratégies qui

nous font oublier les véritables objets de nos désirs et de nos haines.

C'est cette infirmité sensorielle et perceptive qui nous permet de

nous abuser. Lorsque la psychologie cognitive reconstruit les

mécanismes de la perception, qu'il s'agisse de gestaltistes, de ceux qui

pensent que nous avons emmagasiné des gabarits, ou des schèmes, ou

des traits pertinents, ou des primitives, ou des représentations en deux

ou trois dimensions, tous s'accordent à estimer que des jugements de

ressemblance nous permettent de réduire l'infinie variété des stimuli à

un stock réduit de patrons visuels sans préjuger de la nature de ces

patrons et de leur mode de stockage.

Pour classer il est indispensable de trouver des ressemblances,

que ces ressemblances soient de type holistique ou analytique. Cet

effort de classement est ce qui nous permet de vivre et d'agir, c'est

l'outil premier qui nous permet de mettre de l'ordre dans le chaos.

C'est cette faculté de l'esprit humain que la psychologie cognitive

appelle économie cognitive. En divisant le monde en classes distinctes,

nous diminuons sensiblement la quantité d'informations que nous

devons retenir, apprendre et percevoir. La recherche du même est

donc une activité vitale qu'il faut défendre, la recherche de la

différence n'est qu'une activité parasite, un luxe intellectuel. La

Page 10: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

10

recherche de l'originalité est, dans le développement historique,

seconde par rapport à la volonté de reproduire sans cesse un schéma

immuable et premier. Il en est de même dans le développement

psychologique et intellectuel d'un homme : un enfant imite, veut

ressembler à ses héros et à ses pairs, apprend en imitant ; un jeune

homme innove, cherche une voie originale et créative ; plus tard il

supportera difficilement le changement de routine et toute nouveauté

lui inspirera beaucoup de méfiance.

Il s'agit donc plutôt d'un cycle où l'attrait du même et du

différent se succèdent.

Le même a un côté maternel, il est synonyme de confort et de

sécurité. Il est l'apanage du quotidien, il apporte la paix et permet

l'action réflexe efficace en dehors du champ de la conscience éveillée.

Le différent a un côté plus mâle, il prédispose à l'aventure, il a le goût

du danger, de l'inconnu, de la lucidité et du doute, de l'effort

conscient, de l'analyse.

Le phonéticien psychanalyste pourrait même voir dans les sonorités

des mots qui désignent le même dans plusieurs langues — "same,

gleich, même "— la confirmation de notre analyse : liquides, labiales,

chuintantes se rattachent à l'activité du nourrisson. Tandis que —

"différent, other, andere, verschieden” — sont plus coupants et

rocailleux.

En fait, pour le linguiste et dans ses termes, le même est un

attribut de surface et le différent un attribut de profondeur. Toutes

choses vues de loin, ou sans focalisation particulière, se ressemblent.

Dès que l'observateur se rapproche et se penche sur l'objet de son

attention, tout devient différent.

Ces deux visions sont nécessaires, elles remplissent des

fonctions complémentaires. Il est indispensable que les choses se

ressemblent, il ne l'est pas moins qu'elles soient différentes. L'une

permet d'ignorer les disparités et de pouvoir traiter par les mêmes

processus de vastes quantités de stimuli. C'est un facteur d'économie

et de rationalisation des tâches, elle assure l'efficacité et la cohérence

de l'action. L'autre plus réfléchie, plus inquisitrice, permet de

comprendre et d'affiner certaines réponses. L'une traite le cas général ;

l'autre le particulier, reproduisant ainsi le flux de la pensée et du

Page 11: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

11

langage tels que les concevait Gustave Guillaume1 et sa psycho-

systématique.

Il semble bien que tout soit question de niveau, ou de coupe

plus ou moins tardive dans le flux de la pensée comme le dirait encore

Guillaume :

Prenons le cas d'une personne non-francophone, pour qui les

deux phrases suivantes se ressemblent :

"lever le pied"

"lever la patte"

Elles indiquent toutes deux un mouvement dans le même sens

d'un membre moteur. A ce stade de description, elles sont semblables.

De même cette personne saura dire que ces deux phrases diffèrent

puisque l'une implique un actant humain et l'autre un actant animal. A

ce stade, elles sont différentes.

Pour un locuteur natif, ces deux phrases sont très différentes car

leur ressemblance n'est que formelle et non sémantique. L'une

indiquant une action malhonnête, l'autre un réflexe animal.

Sans spécifier un point de vue, une position, d'où l'on délivre un

verdict, les jugements de ressemblance et de différence n'ont aucune

valeur objective et ne sont ni vrais, ni faux.

Il existe sans doute aussi une variable de distance qui influe sur

le jugement porté par un observateur sur la dissemblance de deux

objets. Tout objet très éloigné ressemble à une foule d'autres objets et

à y regarder de plus près un objet est toujours différent d'un autre

objet qui lui ressemble.

Et donc plutôt que de niveaux on pourrait parler d'une échelle

graduée qui va du différent au pareil. Ceci permettrait de mieux

concevoir que chaque objet est à la fois semblable et différent face à

un autre et ceci à des degrés divers.

Il faudrait aussi faire intervenir une notion de seuil, seuil au delà

duquel le jugement bascule vers l'un ou l'autre bout de l'échelle. Nous

touchons là un problème complexe aussi bien pour le linguiste que

pour le psychologue cognitiviste. Les chercheurs s'interrogent encore

pour savoir dans quelle mesure un jugement (ou le sens d'un énoncé)

est influencé non pas par le stimulus perceptuel, mais par l'activité

1GUILLAUME G., Langage et Science du Langage, Nizet, 1969.

Page 12: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

12

processorale de la mémoire, de l'attention et autres manifestations

cognitives.

En fait il semble que l'on puisse distinguer trois niveaux

conceptuels :

Le premier niveau est le plus abstrait et tente de former des

classes d'objets à partir de ressemblances fonctionnelles très générales

qui permettent d'assimiler un grand nombre d'objets, de bâtir des

catégories, des familles très vastes que l'on pourrait nommer

supercatégorielles (superordinate), par exemple, les meubles, les

armes, les bêtes…

Le deuxième niveau est le niveau de base. Il s'agit alors de

classes qui ont en commun des attributs distinctifs qu'elles ne

partagent pas avec d'autres classes au même niveau. C'est ce niveau

qui est le plus économique d'un point de vue cognitif. Il en est ainsi

des armes à feu, des chaises, des vertébrés…

Le troisième niveau peut être dit subcatégoriel, et est plus

attentif aux différences, il discrimine plus finement entre des objets qui

à un niveau supérieur appartiennent à la même classe. On pourrait

mettre à ce niveau des termes tels que revolver, pistolet, chaise de

jardin, chaise de salon, canards, pigeons…

On peut cependant nous accorder que nous sommes

culturellement programmés pour saisir certaines ressemblances là où

objectivement existe une différence, et pour trouver différent ce qui

objectivement est semblable. Il va de soi que l'appartenance d'un terme

à un niveau est culturellement variable et même idiosyncratiquement

instable. L'expérience de vie, le niveau d'éducation sont autant de

facteurs qui peuvent influer sur le type de concept qu'un terme peut

représenter, et sur l'image mentale qui sert de prototype à une classe.

Lakoff1 ne devrait pas aller chercher en dehors de notre civilisation

pour repérer un concept qui relie les femmes, le feu et les choses

dangereuses. La notion, bien de chez nous, de "femme fatale" est une

réalisation de ce concept prototypique.

1LAKOFF G., Women, fire and dangerous things, Chicago, Chicago University Press,

1987.

Page 13: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

13

Tournons-nous maintenant vers un domaine ou la ressemblance

est au centre de la problématique du domaine. Le regard que nous

portons sur l'image est un exemple frappant du jeu qui existe entre

ressemblance et différence.

Les premiers structuralistes ont éprouvé le besoin de démontrer

que le langage iconique était sensiblement différent dans son

fonctionnement et sa nature du langage dit naturel. L'image était un

analogon, une entité qui avait avec la réalité non pas une relation

arbitraire, conventionnelle mais une relation de similarité. Très vite

cette vague similarité a été précisée. Il pouvait s'agir d'un indice

comme la piste laissée par un animal dans le sable du désert. A un

moment donné il y a eu contiguïté entre l'empreinte et l'animal. Il

pouvait s'agir aussi d'une convention qui mettait en relation un

symbole graphique et chromatique avec une autre réalité : tel est le cas

du drapeau. Seules certaines images pouvaient être iconiques car

motivées par une ressemblance entre la réalité et l'objet image qui la

représentait. Un dessin, une photo ne signifient que par ce qu'un

spectateur peut déceler une ressemblance entre une réalité absente et

sa représentation présente. Très vite ces certitudes ont été mises en

doute. Les sémioticiens et les psychologues, entre autres, ont mis en

évidence les degrés très variables d'iconicité des représentations de la

réalité. Entre une statue, grandeur nature, représentant un être ou une

chose et une formule chimique ou mathématique représentant un

phénomène quelconque il y a une bonne dizaine de degrés

décroissants d'iconicité et de degrés croissants de convention et

d'arbitraire. Abraham Moles1 a été l'un des premiers à revendiquer

cette différence entre divers types d'images. Umberto Eco est allé

encore plus loin en soutenant qu'il n'y avait pas de véritable

ressemblance entre la réalité et les images de la réalité, si bien qu'il est

apparu évident que la lecture d'image n'était pas chose naturelle mais

le résultat d'un apprentissage semblable à celui de la lecture du mot

écrit qui n'est jamais lui aussi qu'une image parmi d'autres.

Quant au mot parlé, c'est au mythe de Babel qu'il faut faire

appel. Typiquement ce mythe, fort répandu, est très ambigu quant à la

1MOLES A. , Sociodynamique de la culture, Mouton, Paris, 1969.

Page 14: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

14

valeur à accorder à la ressemblance et à la différence. En effet, si en

des temps prébabèliens, les hommes parlaient tous le même langage, et

pouvaient ainsi unir leurs efforts pour l'accomplissement d'une même

tâche, ce consensus a porté les hommes à vouloir s'attaquer aux dieux,

c'est-à-dire à se révolter, c'est-à-dire à œuvrer pour connaître un sort

meilleur.

La vengeance des dieux fut d'instaurer la différence entre les

langages des hommes et d'assurer ainsi, l'impossibilité de coopérer, de

se comprendre et de s'aimer. C'est cette différence, différence de

cultures et de langues que les hommes ont appris à vénérer, à

défendre, à surestimer. Ils ont finalement trouvé dans leur punition des

raisons de vivre et de se satisfaire. Une langue comme l'Esperanto est

souvent regardée d'un mauvais œil, car elle ne porte pas le poids d'une

histoire douloureuse, d'une naissance naturelle.

Les signes, soient-ils iconiques ou verbo-iconiques, ne sont pas

les seuls à vivre de la différence et de la similarité, les objets eux-

mêmes révèlent ce dilemme.

Un exemple est frappant qui met bien en lumière l'ambiguïté des

concepts de différence et de similarité. La production industrielle

d'objets de grande diffusion crée des objets tous semblables, ou bien

ne sont-ils que des images parfaites d'une réalité intangible ? Leur

conception est due à une image qui a préexisté à la réalité des objets

produits. Cette image première n'est d'ailleurs qu'une image mentale

dont nous savons peu de choses et qui a donné naissance à un dessin,

une maquette, un prototype, que sais-je encore. Ce n'est que bien plus

tard que le premier objet d'une série a vu le jour. La seule relation

raisonnable que l'on puisse trouver entre l'image mentale et sa

réalisation est un long processus de transformation. Cette

transformation est une forme de traduction. Les notions d'original et

de copie ne sont pas pertinentes dans ce cas, par contre, celles de

source et de cible le sont. L'ensemble de nos activités cognitives est

une longue chaîne de traductions de la réalité du monde. Et pour

réussir à penser l'immense diversité du réel il nous faut, comme nous

l'avons vu, la ramener à des classes, à des catégories, faire des

regroupements sur la base de ressemblances superficielles ou

profondes. Il est nécessaire d'ignorer les petites différences pour ne

Page 15: La sémiotique de l'autre

ANALYSES

15

pas encombrer notre esprit d'un fatras inutile de diversités

insignifiantes. Toutes ces traductions, celles de nos sens, de nos

langues, de notre mémoire sont des activités réductrices, des

amalgames inévitables qui nous permettent de penser le monde

comme un système ordonné et non comme un chaos, comme une

soupe primitive. C'est de ce classement basé sur la ressemblance

approximative que naît la différence, non pas la différence réelle,

naturelle, mais la différence construite.

Cette différence construite est la plus dangereuse car elle est le

produit d'une idéologie, d'un dogme, d'une pseudo-science. Elle se

croit fondée sur des critères indépendants, inébranlables à qui

l'histoire, la foi, ou les sciences donnent une valeur de vérité et de

beauté. Ces différences nées de l'exercice de la pensée catégorisante et

généralisante forment à la longue un système culturel, qui, lorsqu'il

porte un regard endogène sur lui-même ne voit plus que le semblable

et lorsqu'il porte un regard exogène sur le reste du monde — qui pour

lui n'est pas le monde mais le chaos — ne voit que le différent.

La valorisation excessive que l'on donne aux cultures n'a d'égal

que le refus de considérer comme culture ces micro-cultures qui au

sein des sociétés s'érigent en contre-cultures. Accorder de la valeur à

quelque culture en voie de disparition et ne pas en accorder à celles

qui tentent de naître, c'est préférer le moribond au nouveau-né.

En fait dans les deux cas il ne s'agit que de symptômes. Le

premier devrait être acclamé car un groupe vient de se reconnaître

semblable à un autre groupe, le deuxième devrait être soigné car un

groupe découvre qu'il est différent et tente de marquer, en général par

la violence sa différence.

Si comme le pensait Guillaume, la pensée est un flux qui oscille

entre le particulier et le général, l'individuel et l'universel, nous

devrions considérer qu'elle oscille aussi entre le même et le différent.

Dans ce cas seul l'individu devrait voir son droit à la différence

reconnu, le groupe, lui, devrait tendre à l'universel et cesser de

reproduire des schémas ancestraux et primitifs qui l'amène à élaborer

Page 16: La sémiotique de l'autre

La sémiotique de l’Autre

16

des systèmes de généralisation qui fondent son identité de groupe sur

de fausses ressemblances et de fausses différences.

Il en est des maladies de l'âme comme des maladies du corps. Ce

n'est pas parce qu'elles existent et qu'elles ont donné lieu à des

créations originales, pathétiques, esthétiques qu'il faut les conserver et

les valoriser. Les cultures ne sont que les réactions instinctives à la

peur, à l'angoisse, au mal de vivre, d'une humanité encore dans son

enfance. Constructions utiles pour un temps mais qui doivent

disparaître avec l'âge adulte si elles ne sont pas encouragées.

L'attachement que nous portons au nid culturel qui nous a vu

naître n'est que l'aveu d'une faiblesse, comme l'attachement du petit à

sa mère. L'âge adulte permet de relativiser la valeur dont nous

investissions ces liens. L'âge de raison devrait permettre aux membres

d'une société de n'attacher qu'une importance très relative à ces

racines infantiles que certains défendent encore toutes griffes dehors.

Mais pour cela, il faudra avoir appris à vaincre ses peurs et pouvoir

considérer chaque pouce de terre de notre planète comme notre sol

natal. Un élargissement de la notion de même est nécessaire avant

toute revendication de la différence.


Top Related