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Risques, espoirs et libres contributions économiques
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Introduction Six ans.
Six ans que le mot crise sévit autant dans nos esprits que dans les vies quotidiennes occidentales et singulièrement européennes. Une crise économique, c'est autant la destruction d'espoirs humains que la réalisation de risques, qu'ils soient financiers ou industriels ou de toute autre nature. Une crise économique, c'est un défi pour l'entendement des gouvernants et une gageure pour les économistes qui sont supposés être les mieux à même de tenter d'esquisser des pistes de sortie des difficultés. Une crise économique de cette intensité et de cette durée sera forcément la mère d'une société différente.
En cela nous rejoignons les propos du professeur Albert Jacquard tenu à Laval lors d'une conférence ( 4 novembre 2008 ) : " Ce qui se passe à Wall Street depuis cet été est grotesque. Arrêtons-‐nous ! Nous avons la chance de constater que le capitalisme a échoué. Pourquoi ne pas essayer une autre structure ? Nous ne vivons pas une crise. Nous vivons une mutation de notre monde. Les jeunes auront à bâtir ce monde nouveau, et non perpétuer l'ancien ". Effectivement, il s'agit bien d'une mutation en profondeur où la notion de confiance chère à Alain Peyrefitte est attaquée de toutes parts. L'évaporation de la confiance explique la raréfaction du crédit ( "credit-‐crunch" ) bien davantage qu'une hypothétique rareté des liquidités.
Ceci atteste que la question bancaire n'est pas résolue et que ce secteur crucial pour l'économie porte en lui les ressorts d'une crise systémique.
Une première partie de cet ouvrage est donc dédiée à la situation des banques et à leur supervision. Puis, nous vous proposons d'examiner les risques d'érosion sociétale parmi lesquels figurent le chômage et la crainte du déclassement social dont on relève qu'elle est une notion en extension.
Est-‐il humainement satisfaisant d'envisager vivre dans une société au sein de laquelle cinq millions de gens sont précarisés et dix millions dans la crainte d'être déclassés ? En commençant par la perte de leur capacité à conserver leur logement. L'érosion sociétale appelle à davantage d'humanité et nous prendrons, à cet effet, un exemple d'une profession réglementée. Nous aborderons alors le thème de l'espoir à travers une analyse critique du rapport de Louis Gallois et une série de chapitres qui traiteront de l'innovation. Jamais l'humanité n'a inventé autant, aussi vite et dans autant de domaines distincts. Certains verront là le triomphe de l'analyse de J. Schumpeter mais il faut surtout entrevoir les nouvelles puissances qui vont être données à l'Homme et former le vœu qu'il saura les utiliser à bon escient.
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Pour terminer cette introduction, nous émettons une parole à valeur – après d'intenses réflexions – de postulat : La crise est là. Elle apporte détresses et difficultés autant que perspectives d'un nouveau monde.
Si le cycle Juglar se vérifie, nous avons entre quatre à sept ans d'épreuves : peut-‐être pas sept ans de malheurs mais sept ans d'angoisses comme nous l'avons écrit dans " Crise et Libres contributions économiques". Ce n'est jamais satisfaisant que des millions de gens aient peur du lendemain : que les forces de l'espoir que nous évoquerons ici soient au rendez-‐vous de notre histoire collective.
Avec l'expression de mon dévouement, Mars 2013.
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Sommaire
L'INEVITABLE QUESTION DES RISQUES BANCAIRES
I. Les banques et l'archipel de la cupidité II. La supervision bancaire : entre progrès et supercherie III. La BCE et la supervision bancaire : de l'ambition ! IV. Une supervision bancaire a minima V. La compliance : roue de secours ou outil d'envergure ? VI. Les banques et le rapport Liikanen : passion ou raison ? VII. L'obligation de testament des banques VIII. Les ressorts de la crise systémique IX. Jusqu'où iront certaines banques ? L'INCONTOURNABLE EROSION SOCIETALE ET SES RISQUES X. La vraie crainte du déclassement social XI : Le chômage : "on a tout essayé" ? XII. La délicate question des salaires en France XIII. A la rentrée, il faut qu'on se parle ! XIV. Une société en manque d'humanité XV. Le coût croissant de la dépendance et l'implosion possible XVI. Jeux en ligne et poison social en devenir LES RISQUES VISANT L'ETAT : XVII. Des consultants contestables XVIII. Le Défenseur des droits : complications pour l'entreprise ?
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XIX. La CNIL et le chef d'œuvre en péril XX. 2012-‐2015 : vers un calendrier infernal XXI. 2013-‐2015 : les " 3 sorcières " ? XXII. Confiance et politique économique L'ESPOIR EN ECONOMIE : XXIII. Pour que revive l'aménagement du territoire XXIV. Hélas, nous sommes Gallois-‐sceptiques XXV. Compétitivité hors-‐prix et externalités XXVI. Entreprises innovantes : urgence ! XXVII. L'innovation, pari mais nécessité XXVIII. L'innovation, matrice de l'expansion EN GUISE DE CONCLUSION : XXIX. De l'espoir en économie ANNEXE : NOS TWEETS CORDIAUX AVEC LE MONDE DE L'ECONOMIE : Tweets retweetés par le site web du journal Le Monde, supplément Economie.
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I
Les banques et l'archipel de la cupidité
Les banques ont été, une fois de plus, prises dans une tourmente médiatique et des tourments judiciaires notamment par le biais de ce que l'on nomme l'affaire Barclays au sein de la City.
Autant le dire tout de suite, les choses sont simples – pour nous – au plan du ressenti humain. Quand nous pensons au courage des pilotes de la R.A.F en 1940 opportunément vanté par Winston Churchill, nous sommes résolument anglophiles. Quand nous commençons à cerner ce qui semble s'être passé à la City depuis plusieurs mois, nous sommes pris d'une anglophobie strictement définie à une petite et puissante aire géographique, celle de l'archipel de la cupidité que ses actions parfaitement répréhensibles parcourent et délimitent.
Archipel géographique car toute la City ne saurait être touchée. Archipel de la cupidité car seule l'envie d'être " greedy " peut expliquer des comportements aussi grossièrement fautifs.
Rentrons donc dans l'horlogerie de la perversité de certains financiers qui portent beau mais n'ont pas de concordance entre la qualité de leurs costumes et l'étroitesse de leurs âmes.
Pour aller droit au but tel un footballeur espagnol : il y a eu fraude sur le Libor qui est le " London Interbank Offered Rate ", c'est à dire le taux du marché monétaire à Londres. Ce qui est important – et devient la clef de la question – c'est que le Libor est une moyenne déterminée entre les taux du marché bancaire ( toujours à Londres ) à une certaine maturité et telle ou telle devise ( Livre, Euro ou Dollar ).
Plus concrètement, les banques de la City sont consultées chaque jour par la BBA ( British Banking Association ) qui prend note des taux maximum que les banques acceptent de souscrire lorsqu'elles empruntent et des taux minimum que les mêmes banques sont prêtes à concéder à leurs clients. La BBA joue alors le rôle d'une sorte de chambre de compensation chère à l'économiste Léon Walras et fournit la valeur et la tendance des taux d'intérêts. Comme le lecteur averti l'aura pressenti voire deviné, il y a eu entente entre plusieurs grandes banques pour faire évoluer le Libor dans un sens qui leur était favorable.
Trois épiciers et une supérette au coin de votre rue peuvent aussi se mettre d'accord pour un bricolage défavorable aux consommateurs. Jusque là, rien de nouveau en économie. Sauf que dans le cas du Libor, l'archipel de la cupidité a généré une fraude de la taille d'un bloc de continent car le Libor est le taux retenu pour des millions de transactions.
Un chiffre : un chiffre doit être cité. Il se suffit à lui-‐même. Il y a un consensus de place pour considérer que le Libor sert de support à 350 000 milliards de dollars ( trois cent cinquante mille milliards...) de transaction. On imagine une fraude ne portant que sur 3 % des transactions viciées à hauteur de 5 % : à vos calculettes, amis de la finance dérégulée comme le Professeur Jean-‐Jacques Rosa et autres Alain Madelin.
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Concrètement, où en sommes-‐nous ?
L'archipel de la cupidité ayant été démasqué, quelques personnes sont démises de leurs fonctions tel l'emblématique Président de la Barclays. Pendant ce temps-‐là, les Etablissements bancaires toujours subtils négocient – derrière d'épaisses portes capitonnées – l'abandon des poursuites judiciaires moyennant le paiement d'amendes records. Le chiffre de 360 millions d'Euros est avancé pour la Barclays, de 190 millions d'euros pour la Royal Bank of Scotland, et le chiffre est secret pour UBS, HSBC, etc.
Il y a plusieurs années, le Conseil de la Concurrence avait, en France, infligé des amendes importantes aux cimentiers et aux lessiviers pour ententes : le seul défaut de raisonnement, c'est que le préjudice est reconstitué, recalculé et jamais déterminé de manière quasi-‐certaine. Et si la Barclays avait réussi à engranger 3 milliards d'euros depuis le temps que cette danse malsaine sur le Libor durait, cela veut dire qu'elle aurait à régler 12 % de son "erreur". On voit bien qu'il y a question et la proportionnalité des amendes rapportée aux montants probables des fraudes interpelle la raison.
De manière fort britannique et lucide, le Gouverneur de la Banque d'Angleterre s'insurge contre " la tromperie comme moyen de faire de l'argent ". L'assistante d'une banque payée 1.400 euros nets partage sûrement son point de vue et attend le futur séminaire des cadres où la question de la " fierté d'appartenance à la firme " sera traitée par un consultant assez bien rémunéré. See what I mean. Nous l'avons déjà énoncé : l'archipel de la cupidité est un foyer de grave démotivation des travailleurs, de repoussoir pour les clients et de risque pour la confiance inter-‐bancaire dont le Libor est le taux phare.
Mais dans cette crise bancaire qui s'étire depuis 2008, il y a toujours un moment un rien pathétique : la City, connue pour son grand libéralisme, vient de demander plus de régulation et vient – par l'intermédiaire de l'Association des banques britanniques – de suggérer au Gouvernement de superviser la fixation du Libor. Au plan méso-‐économique, cela prouve que les firmes transnationales peuvent se jouer des régulations et fausser le thermomètre cardinal de la finance mondiale. Insoutenable.
Au plan macro-‐économique, cela suppose une révision de plein de données quantifiées fondées sur des analyses Libor qui sont désormais entachées d'erreurs de conception : vaste programme pour les quantitativistes.
Au plan micro-‐économique, si nous étions au board de Coca-‐Cola et que nous avions emprunté sur base Libor plus alpha, nous aurions des petites questions de confiance à poser à nos amis cupides. Suez, Panama, Stavisky, La garantie foncière, etc : tous les temps ont été peuplés de scandales. En revanche, dans le contexte d'un système où c'est précisément la dynamique inter-‐bancaire qui a fait défaut en 2008 suite à la faillite de Lehman Brothers, n'était-‐il pas très hasardeux de tricoter avec l'authenticité du Libor même par cupidité ?
" La valeur ou l'importance d'un homme, c'est comme pour tout autre objet, son prix, c'est à dire ce qu'on donnerait pour disposer de son pouvoir : aussi n'est-‐ce-‐pas une grandeur absolue, mais quelque chose qui dépend du besoin et du jugement d'autrui. " ( Hobbes, in Léviathan ).
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Les grands banquiers de Londres avaient beaucoup de pouvoir et étaient des gens enviés en valeur absolue. Les banques vont absorber ce choc et le monde a besoin d'elles ce qui rend un rien fataliste. En revanche, pour certains le jugement d'autrui cher à Hobbes va s'exercer : l'archipel de la cupidité vient de les transformer en fucacées desséchées car loin de la marée. C'est ainsi, l'argent change de cheval quand celui-‐ci n'a plus le talent requis et gageons que les arrangements en cours entre les autorités et les banques vont faciliter de nouvelles brillantes carrières : puissent-‐elles avoir au revers de leurs vestes impeccables brodé le mot vertu.... Pour conclure, ces récents évènements sont moins festifs que les 60 ans de règne de la Reine et interpelle les travaux de centaines de personnes : ceux chargés de l'anticipation des crises à travers l'analyse des statistiques. Pour ne citer que les plus grandes institutions, le FMI a lancé depuis quelques années un programme " Data link " et tend à développer un groupe qui réunit les grandes agences statistiques des principaux pays. Plus compromise par des affaires de type Barclays, la BRI ( Banque des Règlements internationaux ) collecte des données à partir des bilans consolidés des Etablissements. On mesure ici les limites de l'approche bilancielle si les conditions d'obtention du produit net bancaire sont frauduleuses.
Des efforts sont en cours pour ce qui a trait à l'exposition des banques aux risque-‐devises et aux produits dérivés simples mais une large indétermination subsiste concernant les dettes complexes : autrement dit, les engagements hors-‐bilan, les contrats d'échange sur le risque de défaut (CDS ), les produits structurés du type obligations adossées à des emprunts ( CDO ), etc.
La capacité des décideurs publics et des Régulateurs d'anticiper l'onde de choc exact d'un point de crise ( black spot ) est encore très en-‐deçà des besoins : pour schématiser, le seuil de déclenchement des alarmes incendie n'est pas véritablement à un niveau qualifiable de satisfaisant. Quant à la prévention, elle relève – en pratique – de l'illusion tant les crises successives ont montré que l'archipel de la cupidité était un animal dangereux par la toxicité des phénomènes qu'il induit.
Dans un monde économique où il est avéré que les anticipations rationnelles et les asymétries d'information sont deux notions qui sont objectivement pertinentes, l'affaire de la Barclays et de la City nous plonge vers une zone de risques du fait de banquiers qui ne veulent jamais croire que le panneau sens interdit de nos villes peut avoir un sens en finance.
Finalement, à ces banquiers, certainement admirateurs de la Suisse qui fête Rousseau en ce moment ( pour son 300ème anniversaire ), on a juste envie de leur faire écrire à l'infini une des phrases de ce beau philosophe : " L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude ". J.J Rousseau, in Confessions. Par leurs comportements répréhensibles, ils ont directement contribué à accroître le risque systémique et l'aléa sur le poste comptable ' dettes bancaires " de milliers d'entreprises.
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II
La supervision bancaire entre progrès et supercherie
Le sommet européen du 18 Octobre 2012 a été l’occasion d’une remise à plat du dossier délicat du projet de supervision bancaire. Depuis la crise de 2008, ce projet n’est pas un luxe superfétatoire. Mais de la nécessité au progrès, il peut aussi y avoir supercherie.
La crise de 2008 est le reflet causal de surendettements particuliers, institutionnels et étatiques : elle a surtout été le révélateur des liens considérables de type interbancaire d’où les risques issus de la faillite de Lehman Brothers. A un moment, de nombreux décideurs ont craint un effet-‐domino tandis que le marché interbancaire se tarissait par manifestations de prudence mutuelle des établissements financiers occidentaux. Dès 2009, il a été engagé une réflexion importante afin de réduire le niveau de risque. Ainsi, lors du mois de février 2009 paraissait le rapport émis par Jacques de Larosière ( ancien directeur général du FMI, ancien Gouverneur de la Banque de France, ancien président de la BERD ) sur la refonte du système de supervision financière européenne.
Ce rapport public, destiné à la Commission européenne, recommandait la création de deux structures afin de pouvoir réaliser une supervision bancaire. Après l’action du commissaire européen McCreevy à la fin de 2009, le règlement du 24 novembre 2010 ( EC : 1093/2010 ) est adopté et instaure la création de l’Autorité Européenne de Surveillance ( parfois aussi nommée Autorité Bancaire Européenne ).
L’objectif de l’ABE est clair : il s’agit de veiller à l’efficacité du système européen de surveillance financière. Cette Autorité est entrée en fonction opérationnelle à compter du 1er Janvier 2011 : au lendemain du Nouvel An pour reprendre le titre d’une tribune du commissaire Michel Barnier ( site Le Cercle Les Echos : 17/10/2012 ). L’ABE est dotée de la personnalité juridique et doit s’assurer de la transparence, l’intégrité et l’efficacité des marchés financiers tout en veillant au caractère sécurisé des prises de risques de crédit. A ce stade, on pourrait se satisfaire de la situation mais deux bémols – parmi d’autres – viennent nuancer le progrès apparent. D’une part, le calendrier européen est toujours truffé d’aléas : d’une idée du début 2009, on aboutit à un outil performant seulement au début de 2011. Deux ans, donc. Deuxième bémol, lorsque la quatrième banque espagnole ( Bankia ) frôle la faillite et conduit l’Etat à une nationalisation précipitée début 2012, on n’a guère vu, lu ou entendu l’ABE. Idem pour la situation complexe de Dexia. Le progrès se serait-‐il mué en bureaucratie voire en supercherie ? La question est posément et objectivement ouverte. L’ABE est chargée de piloter les évaluations des risques qui visent à déterminer la solidité des banques. Lorsque des "stress tests" ont été réalisés, les premiers modules n’incluaient pas dans leur périmètre l’analyse des créances liées à des dettes souveraines. Là encore, une question de principe se pose tant était déjà connue l’ampleur des déficits publics. L’inanité des efforts des auditeurs est établie s’il y a un tel défaut de périmètre. Où est le progrès ? Faut-‐il y voir une supercherie au sens de
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duperie ? Oui, les premiers stress tests ont été un marché de dupes à meilleure preuve les établissements mal évalués lorsque l’ensemble des risques souverains a été intégré dans le champ des tests. Après ce rappel et la description de ce progrès en cours de déploiement se pose bien évidemment une question-‐clef : nous avons tous entendu les Chefs d’Etat déclarer que la supervision bancaire allait être conduite et exclusivement pilotée par la Banque Centrale Européenne. Quid de l’avenir de l’ABE ?
Le commissaire Barnier a écrit le 17 courant : « Au cours des négociations actuelles, nous pouvons affiner les rôles des autorités nationales et européennes, mais l’autorité ultime doit appartenir à la BCE ». Le propos est en cohérence avec celui des exécutifs mais quelle traduction concrète comprendre derrière le verbe « affiner ». La BCE est à Francfort et la Chancelière Merkel a très clairement indiqué que le siège de la supervision y serait aussi. Pendant ce temps-‐là, l’ABE a son siège à Londres... Dilution de l’ABE, Subdivision au sein de la BCE, Dissolution de la personne morale ABE devenant alors un département de la BCE ? Ce sont des questions non encore tranchées où chacun voit bien les enjeux de pouvoir technique et supra-‐national. En termes de calendrier, les décisions prises au sommet d’hier ont fait glisser les dates de mise en œuvre de près d’un an ce qui pose certainement problème aux banques espagnoles en quête de soutien. Le propos volontariste de Michel Barnier ( « L’union bancaire pour le Nouvel An ») est donc démenti par le résultat de la négociation et nous amène à l’Hiver – au mieux -‐, disons par conséquent à la fin de 2013. S’agissant de 2013 et de propos volontaristes, il a été assez surprenant de voir une haute personnalité française déclarer au journal Le Monde que la sortie de crise de l’euro était tout près d’être acquise. D’une part, rien n’est moins sûr puisque l’Espagne demeure une mine flottante qui dérive puisque son gouvernement ne veut pas voir la réalité des créances douteuses détenues par son système bancaire et l’ampleur des engagements financiers des Régions. D’autre part, il nous semblait que bien des pays n’ont pas encore ratifié le Traité instaurant le MES. N’est-‐il pas présomptueux – voire condescendant pour d’autres démocraties – de considérer ces votes confirmatifs comme certains ? Entre la position française du 29 Juin ( lors d’un sommet important ) et la posture actuelle, on sent l’hubris prospérer au détriment de la lucidité quant à la complexité des travaux européens. Là aussi, les progrès réalisés vers la supervision bancaire méritent de ne pas être spoliés par des questions de pouvoir ou d’ego. Ceci serait – au regard des enjeux – une supercherie au sens de tromperie des peuples. Comme le rappelle Michel Barnier, « Entre 2008 et 2011, les contribuables de l’UE ont dû mobiliser 4500 milliards d’euros en aides et garanties publiques à leurs banques ». Paradoxe non savoureux, les mêmes banques pour diverses raisons ( aversion au risque en situation de croissance atone, application progressive des ratios Bâle III, etc ) font subir à l’économie un resserrement du crédit ( « credit crunch ») qui, alliée à une pression fiscale accrue, n’est pas de bon augure. Notre Europe a décidément un rapport au temps et à la linéarité qui rend perplexe.
Rapport au temps contestable si l’on songe que le premier rapport Lamfalussy destiné à permettre l’élaboration de règlementations financières remonte à plus de dix ans : 2001.
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Si le brillant Nouriel Roubini a eu une analyse prémonitoire et fine de la crise de 2008, convenons que l’Europe aurait mieux vécu toutes ces bourrasques si les travaux d’Alexandre Lamfalussy avaient été traduits en actes. Rapport à la linéarité contestable.
En matière financière, l’Union européenne a adopté fin 2002 ( il y a dix ans très exactement ) le « processus Lamfalussy » qui prévoit quatre niveaux pour optimiser le travail législatif.
1 ) Elaboration de la législation ( Commission ) 2 ) Mesures d’exécution ( concertation avec les autorités de régulation des Etats membres )
3 ) Coopération des régulateurs ( recherche de convergences des droits nationaux ) 4 ) Contrôle du respect du droit ( contrôles de la Commission européenne et éventuelle sanctions des Etats divergents ). Hier, un nouveau type de supervision bancaire est né. Va-‐t-‐on faire tabula rasa des travaux de l’ABE ou les absorber au sein de la BCE en respectant le processus Lamfalussy ? Idem pour notre ACP : Autorité de Contrôle Prudentiel ( française ). Quand on voit ce piètre rapport au temps, on s’émeut. Quant on voit ce manque de respect de la linéarité, on s’insurge.
Notre propos est très net : il nous semble que renforcer et élargir les missions de l’ABE eût été plus avisé et moins coûteux en temps que de tout basculer vers la BCE.
Dans nos bureaux respectifs, nous avons tous un jour expérimenté une migration informatique et en connaissons les risques. Il y a progrès mais après. En économie de crise, il est risqué de faire attendre l’après.
Quant à dire que plus de 6000 banques seront sous la coupe réglée du régulateur avant la fin de 2013, c’est de manière quasi-‐assurée une supercherie de mauvais aloi.
Supercherie de calendrier, de linéarité mais aussi – hélas – de faisabilité technique. " Une activité notable du banquier est la prise ou réception d'engagements significatifs ( opérations de hors-‐bilan ) sans qu'il y ait transfert de fonds. Il peut en découler que ces engagements ne génèrent pas d'écritures comptables dans les systèmes généraux. La non-‐prise en compte de ces éléments peut être difficile à déceler. " Jean-‐Luc Siruguet, " Le contrôle comptable bancaire ". ( Revue Banque Edition : page 86 ). Bien des banquiers et des auditeurs ne méconnaissent pas cette difficulté de détection qui rend les volontés de progrès nettement plus relatives même s’il faut poursuivre sur ce chemin requis de la supervision. La supervision n’est ni superfétatoire ni superflue : aux dirigeants de ne pas la souiller de supercheries.
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III
La BCE et la supervision bancaire : de l’ambition !
Le système bancaire est en position – assez légitime -‐ d’accusé depuis la crise de 2008 et ne manque pas de procureurs. Ici ou là des plaidoiries tentent cependant d’expliquer que l’autorégulation est une voie de sortie crédible. Pour notre part, loin de ces plaidoiries parfois très contestables, nous énonçons un plaidoyer pour une supervision bancaire dotée d’ambition pour répondre au niveau de risque systémique encouru.
Selon un récent accord entre les Chefs d’Etats européens, la Banque centrale européenne ( BCE ) va se voir confier la mission d’être l’acteur central de la supervision bancaire qui a été décidée.
Précision à titre liminaire : Pour être précis, il vaudrait mieux écrire que la supervision a vu son existence de principe retenue car de l’exposé des motifs du récent sommet européen au texte finalisé, il va y avoir des heures de négociation. Ainsi, chacun a bien retenu que les membres de l’Union ne sont pas d’accord sur le périmètre de la supervision qui pourra ainsi comporter des seuils en-‐deçà desquels le rôle de contrôle continuera de relever des autorités prudentielles nationales. Ces seuils pourront être liés au total de bilan de l’établissement bancaire concerné ou, de manière plus singulière, au rapport entre la taille du bilan et le produit intérieur brut. Supervision et effets de seuils :
Sur ce dernier point, que le lecteur prenne une calculette basique et effectue ce type de raisonnement entre le total de bilan de Lehman Brothers version 2008 et le PIB nord-‐américain. Sincèrement, et sans volonté de dénigrement, certains ont parfois l’art de lancer en l’air des idées qui ne peuvent retomber qu’avec la taille de grêlons destructeurs du travail du vigneron. Alors qu’il s’agit de parer un risque systémique, certains utilisent la polémique pour mieux bâtir un univers de clémence autour de leurs banques domestiques. Sur ce plan, on ne peut que s'étonner de la position laxiste de l'Allemagne loin de sa rigidité et de son orthodoxie en matière de budgets publics. Si la Commission européenne demeure – à raison – opposée à ces introductions de seuils, notre pays a – selon des sources concordantes – fléchi et souscrit à cette piètre idée. Pour prendre une comparaison crue mais lisible, ce n’est pas la taille de la tumeur qui compte, c’est sa consistance maligne ou non. De la même manière, certaines filiales de Natixis ( réhausseur de crédit CIFG ) étaient objectivement en zone de risque et pas le groupe BPCE. La politique des seuils, c’est le futur cercueil d’une véritable sécurité bancaire sur notre continent car elle laissera trop de clapets ouverts par lesquels le marché interbancaire pourra être atteint.
Supervision de demain et gestion de l’existant :
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Dans le chapitre précédent, nous avons notamment posé la question de l’articulation entre l’existant et le futur projet : autrement dit, les liens entre l’actuelle ABE ( Autorité Bancaire Européenne basée à Londres ) et la future commission de supervision de la BCE. Ce point d’évidence significatif reste à négocier sauf à oser dire que l’ABE n’aurait eu aucune valeur ajoutée depuis son entrée en fonction opérationnelle du 1er janvier 2011. Supervision et insertion dans le dispositif BCE : Avant d’aborder le sujet-‐clef des risques bancaires, il convient d’analyser les questions que draine la supervision à partir de la notion de « return on management ». Dans « Les systèmes de mesure de la performance » ( Harvard Business Review et Editions d’Organisation ), Robert Simons et Antonio Davila définissent le return on management (ROM ) comme le ratio entre « l’énergie productive dégagée par l’organisation et le temps et l’attention consacrés par le direction ». Ils en déduisent cinq tests de vérification pour juger de la qualité du ROM que nous rapportons ci-‐après : a ) Le personnel connait-‐il les opportunités qui ne correspondent pas à la mission stratégique de l’entreprise ? Autrement dit, les personnels de la BCE confrontés à un métier de taille nettement accru en supervision seront-‐ils assez formés pour ne retenir que ce qui peut constituer un risque systémique et ne pas s’égarer dans la masse d’informations à traiter ? b ) Les dirigeants savent-‐ils ce qui pourrait porter un coup fatal à la société ? Autrement dit, le top-‐management de la BCE doté d’un outil de supervision bancaire parviendra-‐t-‐il à détecter les liens éventuels entre les banques et le « shadow banking » réalisé par les institutions financières non bancaires. c ) Les dirigeants peuvent-‐ils se rappeler facilement les principaux indicateurs permettant un diagnostic ? C’est ici un point critique de la supervision qui doit panacher des grilles de lecture normées et assez uniformisatrices avec des réflexes opportunistes de fin limier qui traque l’écart innovant à la prudence voire à la sincérité des comptes. d ) L’organisation est-‐elle soumise à un flot ingérable de documents et de procédures ? Là encore, ce n’est pas un point mineur des rouages d’une supervision d’autant que la dématérialisation de certaines pièces peuvent laisser la place à des pratiques d’informations numérisées falsifiées. Des relevés de créances douteuses très imparfaits dans certaines banques espagnoles ont montré la vraisemblance de ce type de dérives. e ) Les collaborateurs ont-‐ils la même façon de voir l’évaluation des performances que les dirigeants ? Cette question en recouvre deux : est-‐on sûr que Messieurs Draghi, Noyer et Liikanen ont la même approche conceptuelle et opérationnelle de la supervision bancaire? Pour nous contenter de leurs déclarations et écrits publics, nous voyons déjà des nuances, pour ne pas dire plus. Deuxième paramètre : quels seront les coïncidences ( le taux de superposition ) de vues entre les Gouverneurs et les collaborateurs de haut niveau chargés du pôle supervision de la BCE ?
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Supervision et monitoring des risques : La raison d’être d’une supervision, qu’elle soit industrielle ( réduction des rebuts par des tests qualité ) ou financière ( exploitation des stress tests, examen des documents comptables, etc ) est toujours le monitoring des risques dans la perspective d’une politique de prévention des risques primaires voire d’une crise systémique. Dans une série d’articles intitulée « Leur regard sur les crises du siècle » , Le Monde a publié le 26 Août 2009 une analyse intéressante de l’ancien ministre Edgar Pisani. Celui-‐ci déclarait : « Mon rêve, voyez-‐vous, serait, qu’un jour, le monde décide de faire une étude réelle du destin qu’il se prépare. Afin de chercher la meilleure route à suivre et les précautions à prendre. Le monde d’aujourd’hui me parait malheureusement incapable de penser celui qu’il fabrique pour demain ». Si la supervision est une résultante épuisée de compromis de négociateurs aux corpus conceptuels trop divergents, la BCE risque de ne pas avoir les moyens de l’ambition d’une véritable politique de supervision. Face aux risques bancaires, nous estimons totalement légitimes que l’ambition soit le mot de passe confié avec sérieux à la banque centrale. En date du jeudi 28 novembre 2012, le Parlement européen a adopté un texte visant à imposer un contrôle démocratique accru sur la supervision et notamment le fait que le président du conseil de supervision voit sa nomination approuvée par ledit Parlement. Tout ceci semble légitime. En revanche, les lobbys étant déjà finement à l’action, les eurodéputés ont adopté en commission des Finances un texte en faveur de l’implantation de seuils dont nous avons déjà exprimé les réticences qu’ils doivent inspirer. Examinons les principaux risques bancaires : a ) Le risque de taux d’intérêt : Compte-‐tenu de la coexistence de taux fixes et variables au bilan des banques, Le produit net bancaire peut être affecté de manière plus significative que par le passé. b) Le risque de change : Plusieurs courants de pensée économique tablent sur un risque de choc monétaire croissant qui ne manquerait pas d’exposer certains opérateurs bancaires. c) Le risque opérationnel : Normalement couvert par l’existence de PRA ( plan de reprise d’activités ) ce risque n’est pas à négliger compte-‐tenu de possibilités d’aléas informatiques ( accidentels ou malveillants ). d ) Le risque souverain : Celui-‐ci était traditionnellement cantonné à une série de pays ( approche risque-‐pays de la Coface par exemple ) mais peut désormais concerner un nombre nettement plus important de zones géographiques à commencer par la zone euro avec le risque de défaut grec et les incertitudes espagnoles.
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e ) Le risque d’illiquidité : Ce risque est avéré lorsque l’établissement bancaire est en crise de trésorerie suite à un volume d’emplois dépassant ses ressources et suite à une défiance des marchés qui ne veulent pas le refinancer. Un exemple récent traité dans l’urgence : Bankia. Un exemple récent traité dans le temps étiré ( mais salvateur ? ) : Dexia. f ) Le risque de contrepartie : Ce risque essentiel recouvre le risque de défaut d’un client qui provoque des pertes pour l’établissement bancaire ( créances irrécouvrables ) et peut, par effet-‐domino, atteindre les conditions de survie de l’ensemble. « Le monde d’aujourd’hui me parait malheureusement incapable de penser celui qu’il fabrique pour demain » ( E. Pisani ) est ici notre boussole. Il suffit de relire le livre de Mathieu Pigasse et Gilles Finchelstein ( « Le monde d’après, une crise sans précédent » ) qui démontre clairement que la crise de 2008 n’avait pas été envisagée à l’échelle qui fût véritablement la sienne. La zone euro a prêté environ 250 milliards d’euros à la Grèce. Que se passerait-‐il en cas de défaut ? Comment les créanciers privés qui ont abandonné en 2011 un peu plus de 100 milliards d’euros ont-‐ils pu répercuter ces pertes dans leurs bilans ? La supervision doit avoir de l’ambition car le monde financier demeure soumis à des forces dont la traction destructrice de valeur est importante. Poser des seuils, c’est gommer le nombre de jurisprudences françaises « d’extension de la procédure collective » au groupe lorsque la trésorerie d’une filiale est déficiente. Poser des seuils, c’est oublier la triste aventure de la chaîne de télévision « La 5 » qui avait failli altérer la continuité d’exploitation de tout le groupe Lagardère. Poser des seuils c’est priver le régulateur central européen d’une vision périscopique face aux mines flottantes dérivantes que sont certains établissements. Trois remarques additionnelles : a ) Les dangers miltoniens : L’idée qu’une banque centrale soit cantonnée dans un rôle de stricte définition d’une politique monétaire et qu’elle ne puisse pas être interventionniste relève de la théorie de Milton Friedman qui a montré sa nocivité. Nous avons, en Occident, jugulé l’inflation dans de telles conditions qu’une politique de crédit à très faible taux a rendu éligible des citoyens à la condition de fort emprunteur alors qu’ils n’auraient pas dû s’engager dans cette voie risquée. ( subprimes, etc ). Cette monétarisation étendue du risque est une des clefs pour l’étiologie de cette crise qui désiormais frappe près de 18,9 millions de sans-‐emplois en Europe. b ) L’apport validé d’Hyman Minsky : Minsky, reprenant un point de l’analyse keynésienne, a démontré le rôle de la monnaie et de ses agents traitants directs ( banque, outils de crédit, endettement, etc ) et a formulé dès 1977 son « hypothèse d’instabilité financière ». De ces travaux nous semblent découler une bonne intelligibilité de la crise présente et donc un foyer de notre plaidoyer pour une supervision dotée d’ambition.
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c ) La tentation bureaucratique : Evidemment la supervision de la BCE peut tourner à la tentation bureaucratique en devenant plus procédurière et inquisitoriale que pertinente. Des systèmes de garde-‐fou sont à prévoir de même que des systèmes de droits de la défense ( voir article d’Olivier Bernardi et de Benjamin Delaunay : Agefi, régulation bancaire, 28 novembre 2012 sur les sanctions devant l’ACP ). Comme l’a toujours écrit le Doyen Georges Vedel, « les institutions deviennent ce que les hommes veulent en faire ». A tout prendre, entre le risque d’un sinistre massif ( voir la situation tendue de Groupama décrite par plusieurs auteurs dont l’éminent Eric Verhaeghe ) et une supervision même trop tâtillonne, nous n’avons plus les moyens d’hésiter sauf à vouloir broyer la confiance internationale qui, précisément, nous aide à nous refinancer. Conclusion de chapitre : Dans cette affaire de supervision bancaire, nous posons que demain est moins à découvrir qu’à inventer voire façonner. Il est urgent de comprendre que l’échelle des risques est réelle et que l’échelle du temps de l’action est nettement plus courte. Techniquement, pour ceux qui doutent de l’opportunité d’une supervision par idéologie ou analyse, qu’ils relisent posément ces quelques lignes à nouveau offertes à leur réflexion : " Une activité notable du banquier est la prise ou réception d'engagements significatifs ( opérations de hors-‐bilan ) sans qu'il y ait transfert de fonds. Il peut en découler que ces engagements ne génèrent pas d'écritures comptables dans les systèmes généraux. La non-‐prise en compte de ces éléments peut être difficile à déceler. " Jean-‐Luc Siruguet, in " Le contrôle comptable bancaire ". ( Revue Banque Edition : page 86 ).
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IV
Une supervision bancaire a minima
Le principe de l'Union bancaire demandait de l'ambition : il faut dresser un constat de carence et se contenter d'un accord du 13 décembre 2012 qui instaure une supervision bancaire a minima. La prévention du risque systémique en Europe n'est donc pas valablement assurée pour les années à venir. Tout ceci est objectivement regrettable.
Les négociateurs européens ont travaillé des heures pour aboutir à un résultat que certains ont qualifié avec un triomphalisme qui n'est pourtant pas de mise. Reprenons posément les faits.
Il y a un peu plus de 6000 banques à superviser. Par l'introduction d'un seuil élevé ( 30 milliards d'euros d'actifs ou plus de 20% du PIB du pays d'origine ), la BCE ne sera compétente que pour environ 200 banques. Autrement dit, les 200 plus importantes mais la supervision nationale restera de mise pour 96% des établissements. Est-‐celà une ambition européenne ? Est-‐celà une prévention européenne du risque systémique ? Le lecteur attentif pourra reprendre les seuils qui existent dans différents domaines du droit communautaire ( concurrence et concentrations, ententes, etc ) et constater que l'Europe n'est pas aussi démunie que dans le cas de la pseudo Union bancaire. Nous avons eu l'occasion de développer l'effet pervers du système de seuils et sommes véritablement perplexe face à un tel accord que feu le diplomate Claude Cheysson aurait, à regret, qualifié de "traité-‐croupion". De surcroît, tout praticien ou analyste du monde bancaire sait bien que la création monétaire va bien au-‐delà des actifs et qu'en plus les engagements hors-‐bilan sont non négligeables et par essence exclus du calcul du seuil.
Autrement dit, ce sont les très grandes banques qui vont être contrôlées et on laissera les superviseurs nationaux tenter de réaliser leur mission face à des entités bancaires transnationales.
Pour convaincre clairement et frontalement le lecteur : est-‐on certain que l'Autorité de Contrôle Prudentiel et la Banque de France avaient une vision claire de l'exposition du Crédit Agricole au risque de sa filiale grecque Emperiki il y a encore quelques semaines ?
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L'accord ménage la susceptibilité de certains pays dont l'Allemagne qui ne voulait pas de supevision BCE pour ses banques régionales et certaines caisses d'épargne. Que le pays vertueux en orthodoxie budgétaire soit aussi souple en matière de supervision bancaire est, à tout le moins, une énigme. Nous le répétons.
L'accord reconnait une compétence limitée à la BCE à la seule zone euro ce qui se conçoit au plan des faits et du droit. Il reste donc à bâtir une articulation pertinente des futures actions de supervision entre l'ABE et la BCE. Nous avions écrit qu'il faudrait être minutieux sur ce point et n'aurions pas imaginé, étant donnée la profondeur de la crise bancaire, un accord aux contours aussi flous sur ce noeud gordien. Décidément le souffle chaud des pères fondateurs de l'Europe ou la rigueur des analystes du monde bancaire n'auront pas atteint les paragraphes de cet accord. Comble de la situation, le pays européen le plus bancarisé, à savoir le Royaume-‐Uni, ainsi que la Suède et la Tchéquie ne sont pas parties prenantes à l'accord. Autant dire que des tensions de compétences et d'interprétation vont exister entre l'ABE basée à Londres et la BCE.
Ce matin, certains banquiers doivent être déçus car ils savent qu'ils vont devoir continuer à travailler avec la notion de risque de contrepartie. D'autres moins friands de rectitude doivent fêter le réveillon de la Saint-‐Sylvestre avant l'heure. Il faut dire que le ministre français Pierre Moscovici a cru opportun de dire que cet accord était " un cadeau de Noël pour l'ensemble de l'Europe". Comme l'a écrit un de ces prédécesseurs au poste de ministre de l'Economie, le reconnu François Baroin, dans "Journal de crise ( p. 62 ) : " L'oubli pousse sur l'histoire comme la mousse sur les tombeaux".
L'ensemble de l'accord dit du "cadeau de Noël" n'est pas exhaustif puisque trois pays manquent à l'appel et la supervision est réduite, par le niveau important des seuils, à une expression qui fait d'elle une couverture radar poreuse alors même que les superviseurs nationaux ont déjà publiquement émis le besoin d'un cran européen pour cette notion-‐clef.
L'industrie bancaire est au cœur de nos vies de producteurs ou de consommateurs : nous le voyons bien en la période actuelle de resserrement du crédit ( "credit-‐crunch" ). Elle est donc un maillon fort de la chaîne qui forge la confiance indispensable aux rouages ( marché inter-‐bancaire ) comme à l'ensemble des échanges.
Ce maillon fort peut être, ici ou là, pour de multiples raisons entaché par des faiblesses de certains de ses éléments.
La supervision était un bouclier pertinent pour la sécurité des transactions : elle a été vue comme une contrainte et réduite a minima au prix de notre liberté future et de notre quiétude de contribuables.
Regrettable. Il restera à suggérer aux amateurs de cadeau de Noël la relecture de Léon Blum dans ses "Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann " : " Toute société qui prétend assurer aux hommes la liberté doit commencer par en garantir l'existence". Si un établissement de moyenne taille fait défaut et qu'il y a un "bank-‐run", nul doute que les épargnants inquiets voudront que l'on rende sa liberté à leur argent et nul doute qu'ils n'auront plus en tête les noms et visages des négociateurs de cet accord tristement marqué du sceau de l'imprévoyance.
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V
La compliance : roue de secours ou outil d'envergure ? La compliance ( conformité ) est une fonction désormais répandue et opérationnelle dans nombre d'entreprises, pas seulement bancaires. Sa définition recouvre un vaste champ de prérogatives mais l'extension de la notion pose question : est-‐ce une roue de secours face aux dérives de certains exploitants ou un outil d'envergure ?
Est-‐ce un moyen crédible de lutter contre les risques bancaires ? La compliance mérite, en première approche, un rappel de son contenu. Cette notion est issue des travaux de Bâle II et du Règlement 97-‐02 du CRBF ( Comité de la Règlementation Bancaire et Financière ) qui concerne l'activité des établissements de crédits mais aussi des entreprises d'investissement. Cette idée de supervision par une sorte de déontologue se trouvait déjà dans une modification du 4 Janvier 1989 du règlement CBV.
La Directive européenne sur les Marchés d'Instruments Financiers, publiée au Journal Officiel de l'Union en 2004, est entrée en application en 2007. Cette Directive MIF ( ou MIFID ) a singulièrement changé la donne et rendue incontournable la fonction de conformité.
Cette fonction est normalement indépendante et doit identifier et jauger le degré de non-‐conformité de l'entité : c'est à dire, son taux d'exposition aux risques de sanction judiciaire, administrative mais aussi son exposition à des pertes financières significatives voire ( notion plus subtile ) son risque d'atteinte à la réputation.
On peut bien entendu se contenter de l'approche littéraire de Jean Grenier : " Dans une vie qui repose sur un perpétuel pari, le risque peut être un perpétuel bonheur " ( "Inspirations méditerranéennes" ).
Dans une première logique, les choses paraissent simples : l'homme ou la femme chargée de la conformité est là pour exercer une fonction de contrôle assez large et tous azimuts. En cas de risque excessif, il doit tirer un signal d'alarme auprès de la Direction Générale dont il est généralement proche dans les organigrammes. Mais cette fonction de contrôle, aux méthodes de travail assez voisines des investigations des commissaires aux comptes ( contrôles par sondages, suivi de la notion de continuité d'exploitation, droit de révélation ) n'est pas si évidente car la pratique enseigne que la conformité contient une dimension pédagogique ( best practice ) et que les opérationnels en agences sont parfois heureux de trouver cette " roue de secours " pour les dégager de l'ornière de certains dossiers complexes et hostiles.
Cette " roue de secours ", la conformité doit l'être pour toute l'entité elle-‐même à partir d'une notion – là encore – très vaste : l'exposition aux risques de pertes significatives.
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Or, nous pensons que la vitesse de décision des processus opérationnels est largement supérieure au temps de la compliance qui suppose réflexion et enquêtes. Vers la fin des années 1980, la COGEMA avait perdu des volumes significatifs d'argent sur le MATIF de l'époque. ( Cf. François de Wissocq ) Quid d'un déontologue ? Plus récemment ENRON était dotée d'outils de contrôle interne dont l'histoire a montré qu'ils pouvaient être contournés. On pourrait multiplier les exemples où les exploitants ont dérivé jusqu'aux récifs avant d'implorer la bouée de la compliance. Et pourtant, nous considérons la fonction de conformité comme utile ( par sa dimension pédagogique interne ) appropriée ( voir ses finalités fondamentales ) actuelle ( lutte contre le blanchiment ) légitime ( image de marque et loyauté en informations dues au client ).
La conformité est aux côtés des clients dans les cas douloureux de perte de contact client et d'avoirs non réclamés. Elle contribue grandement à garantir la sureté des banques même si chacun pressent d'évidence que la compliance n'est pas derrière chaque opérateur dans une salle de marché.... La compliance est là pour éviter le pire dans le cadre de programmes de type KYC ( Know your Customer ) qui détectent des risques de blanchiment de capitaux.
La compliance fonctionne donc comme une roue de secours dans le coffre du bolide des exploitants et représente bien un outil d'envergure.
Pour le Groupe GDF-‐SUEZ : " Ethique et compliance constituent ainsi les deux faces d'une même réalité qui concerne tous les collaborateurs du Groupe et qui par conséquent doit être portée à leur connaissance à travers une organisation dédiée et des référentiels existants ". Sauf que l'éthique est rarement définie dans un Code Dalloz là où des jurisprudences concernant la compliance y seront bientôt. Telle est notre conviction profonde issue de nos contacts de travail préparatoires à cete contribution.
La crise est rude et pousse à la tentation les exploitants en matière d'arrangements de toutes sortes ( window-‐dressing ) réalisés parfois à l'insu des Comités d'audit voire des auditeurs légaux externes ( commissaires aux comptes, Autorité prudentielle ).
Selon notre approche, la compliance devrait faire rapport aux mandataires sociaux voire à l'Assemblée Générale qui pourrait poser des questions pertinentes de nature à orienter le programme de travail des équipes de conformité.
Qui sait, au fond des choses, les pressions que subissent – en interne – les responsables de conformité ?
La compliance est une notion vivante et ce chapitre a tenté de vous le rapporter.
Oui, la compliance est évolutive et chaque décennie apporte – step by step -‐ sa pierre à l'édifice d'un monde qui se veut moins incertain.
" Chacun d'entre nous, dans ce vaste concert des mondes, en fonction du peu de temps qui lui est imparti, n'a guère plus d'importance qu'une fourmi dans l'évolution de l'infini ". Phrase écrite par un vrai banquier et propriétaire : Jean de Beaumont ( " Au hasard de la chance " 1987 ).
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VI
Les banques et le rapport Liikanen : passion ou raison ?
Dans une France marquée par le poids de la Loi de finances pour 2013 et par l’accumulation – hélas -‐ des plans sociaux, une information importante a été engloutie par le flot incessant des « news ». Il s’agit de la parution d’un rapport européen relatif à l’avenir des banques. Alors que le Gouvernement propose au Parlement d'adopter une loi bancaire ( début 2013 ) à la française dite loi Moscovici, examinons les enjeux de la future Directive européenne. Même si la matière que nous allons traiter est sérieuse, commençons par une anecdote savoureuse. En Février 2012, le Commissaire européen Michel Barnier a demandé que soit composé un groupe d’experts afin de proposer des adaptations structurelles à l’exercice de la profession bancaire. Un peu plus de dix personnes se sont réunies régulièrement sous la présidence de Erkki Liikanen, Gouverneur de la Banque de Finlande et membre du directoire de la BCE.
Le clin d’œil franco-‐français vient du fait que le seul français membre de la commission Liikanen n’était autre qu’un certain Louis Gallois. On observera, au scanner, sa puissance de travail incontestable tout en pensant aux travaux de l’historien et sociologue Gérard Vincent qui stigmatisait dans son ouvrage « Les jeux français » le danger de ce « multipositionnement » (sic) d’éminentes personnalités. A l’heure où le rapport Gallois relatif à la compétitivité reçoit un accueil assez étonnant et ingrat de la part de ses commanditaires, on observera que le rapport Liikanen remis le 2 Octobre 2012 n’a pas reçu – fort heureusement – le même traitement.
Cette remarque d’introduction effectuée, passons donc au centre du sujet résumé par le titre même du document : « Rapport de la commission d’experts européen sur la réforme bancaire ». Ce rapport se veut à finalité opérationnelle : autrement dit, il sera pour une large partie la matrice de futures Directives de Bruxelles visant à assurer l’efficacité et la stabilité des banques.
En premier lieu, le rapport Liikanen a été influencé par l’idée d’un retour aux principes du Glass-‐Steagall Act de 1933 malencontreusement abrogé par le Président Clinton en 1999. De nombreux analystes et économistes militaient pour cette solution. Le rapport la repousse et milite pour une séparation des activités de marché fortement risquées du reste des établissements bancaires.
Autrement dit, les travaux du groupe du Gouverneur Liikanen rejette l’idée en vogue qui viserait à séparer les activités de banques de dépôts de celles des banques d’investissement.
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Le dispositif préconisé est plus subtil : les experts se prononcent en faveur d’une « compartimentation » (ring-‐fencing) des fonds dédiés à des activités de marché pour compte propre de celles effectuées pour compte de tiers. Ainsi, il s’agit de prévenir les risques et d’établir un véritable pare-‐feu crédible avec les activités de « retail-‐banking ».
Concrètement, cela signifie que le trading devrait être juridiquement isolé en ayant ses propres dotations en capital et ses propres résultats sans que ceux-‐ci ne puissent impacter les activités de banques de dépôts. Cette quête d’autonomie comptable des traders est une idée notamment issue de la commission britannique Vickers et de la loi américaine Dodd-‐Franck.
Si cette proposition fait son chemin, elle visera les seules activités de trading à haut risque et d’autres produits comme le crédit aux hedges funds, etc. Pour la Fédération Française des Banques ( FFB ), ce « rapport reconnait l’efficacité du modèle de banque universelle au service des clients » mais « laisse ouverte de nombreuses questions ». Il convient d’en citer une qui n’est pas neutre pour l’activité économique d’un pays, on ne sait pas si le « private equity » sera englobé dans le périmètre de la zone d’activité à hauts risques. En deuxième lieu, on ne peut qu’être un peu sur la réserve face à un projet de réforme aux frontières d’application incertaine. Pour oser une formule simple à mémoriser : le rapport Liikanen ne casse pas la banque universelle mais ne sera pas d’application universelle. En effet, du fait des seuils d’application définis par le rapport, seule une vingtaine de banques seront concernées dans l’Union. Dont quatre en France : BNP Paribas, BPCE, Société Générale et Crédit Agricole ( encore convalescent de son aventure grecque).
Au plan conceptuel, on se dit que des contrats de sous-‐traitance entre grandes et petites banques vont faire florès et reporter le risque à l’étage d’en-‐dessous. Or, par les liens interbancaires, n’est-‐ce pas une voie venimeuse pour le pare-‐feu que l’on cherche à élaborer ?
En troisième lieu, les experts réunis autour du Gouverneur Liikanen recommandent une réforme des rémunérations et une meilleure cohérence de celles-‐ci face à l’intérêt social des établissements bancaires. Notamment en versant des bonus sous forme d’obligations à maturité assez longue pour motiver les traders à la durabilité du caractère sain de l’exploitation bancaire qui les fait travailler. En quatrième lieu, concernant ce chantier d’envergure, nous rappellerons notre position qui consistait à vivement préconiser d’accorder le statut de mandataire social aux principaux traders opérant dans des filiales dédiées. Double avantage : la possibilité de la révocation ad nutum et aussi l’exigence de loyauté juridiquement définie par des chartes de bonne gouvernance mais surtout encadrée par des jurisprudences rendues sous l’impulsion du Doyen Pierre Bézard de la chambre commerciale de la Cour de cassation.
Pour mémoire et en guise de conclusion, un extrait de notre ouvrage " Crise et libres contributions économiques" en son chapitre II intitulé « Quatre ans après, désarroi et maintien de l’industrie bancaire » : « Au prix de modifications de formes organisationnelles évidemment admissibles et gérables, l'industrie bancaire pourrait aisément élargir le nombre de ses mandataires sociaux dans le but avoué d'une diffusion de la responsabilité.
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Cette extension numérique – que les Pouvoirs publics pourraient quant à eux sans difficultés majeures requérir – permettrait ainsi d'intégrer les rémunérations – par exemple des traders – sous le coup des dispositions de l'article L 225 – 102 – 1 du Code de commerce ( traitant du Rapport annuel sur les rémunérations et avantages ) dont on observera au demeurant que leur respect est soumis à attestation ( en exactitude et sincérité ) des commissaires aux comptes depuis la promulgation du décret de 2006. ( D. 2006 – 1566 du 11 Décembre 2006, article 54 ).
Notre proposition a certes un impact organisationnel à calibrer ( créations de filiales thématiques dédiées entrainant la création de mandats sociaux ) mais peut être déployée à strict droit constant ce qui constitue un atout au regard de deux éléments bien identifiés : d'une part, l'encombrement parlementaire post-‐présidentielle... ) du fait d'autres réformes à mettre en œuvre, d'autre part, la nécessaire recherche d'une quote-‐part maximale de stabilité des situations juridiques.
Si décisions il y a dans le secteur bancaire, notre analyse nous conduit à énoncer qu'elles seront tôt ou tard transposées à d'autres secteurs ce qui n'altère pas la faisabilité opérationnelle de la proposition.
Une certitude demeure ancrée : ce n'est pas le montant nominal des rémunérations qu'il faut soumettre à la toise, c'est l'exposition au risque que l'exercice irrationnel d'un métier fait courir à l'ensemble. » Puisse l’Europe bancaire faire un vrai pas vers des filiales thématiques dédiées à valeur de compartiments étanches d’un sous-‐marin nommé stabilité bancaire. Convenons qu’il serait irresponsable, à l’heure du HFT ( high frequency trading ) d’attendre les méfaits sociaux et sociétaux d’un futur Nick Leeson ( Banque Barings en 2001 ) ou d’un autre Jérôme Kerviel ( Société Générale ).
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VII
L'obligation de testament des banques Le projet de loi bancaire présenté en conseil des ministres le 19 décembre 2012 prévoit plusieurs changements dont on voit mal la portée opérationnelle et la pertinence du calendrier. Sauf revirement parlementaire, il devrait être instaurée une obligation de rédiger leur « testament » pour les grands établissements porteurs d’un éventuel risque systémique. Que recouvre cette idée de « testament » bancaire déjà en vigueur aux Etats-‐Unis ?
Les responsables du démantèlement de la banque Lehman Brothers, dont la faillite remonte à 2008, ont dès 2009 alerté les régulateurs américain et britannique de la complexité de l’opération. Identifier les créances et les dettes mais surtout localiser les engagements hors-‐bilan a représenté un défi sérieux. Dès lors, peu avant le sommet de Pittsburgh du G20, Lord Ader Turner qui avait en charge la FSA ( Financial services authority ) a émis l’idée que les plus grands établissements bancaires soient dans l’obligation de rédiger leur testament en amont de l’apparition d’un risque systémique.
En tant que responsable du FMI, Madame Christine Lagarde a officiellement approuvé cette idée qui consiste, de manière matérielle, à énoncer dans un document la structure et les modalités des transactions de telle ou telle banque. Ces « living wills » ne devraient être examinés qu’en cas de sinistre et seraient, en mode normal, de nature confidentielle.
Depuis 2009 et ce schéma de départ, la situation a évolué : ainsi, la BaFin allemande a demandé fin octobre dernier aux principales banques de rédiger leur testament afin que l’on puisse identifier aisément les modalités de leur liquidation en cas de risque systémique avéré. Au passage, cela atteste que le régulateur financier allemand n’écarte pas l’hypothèse du risque systémique et le signale même comme du domaine du possible. Aux Etats-‐Unis, la loi de réforme financière Dodd-‐Franck Wall Street impose à l’ensemble des banques de déposer un testament auprès des autorités de régulation.
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S’agissant des plus grands établissements, il faut savoir qu’ils avaient pour date-‐butoir le 1er juillet 2012 et que certains de leurs « living wills » atteignent le chiffre de 4000 pages tant les obligations à remplir sont complexes. Les banques étaient déjà astreintes, par exemple en France, à la tenue de PRA ( plan de reprise d’activité ) issus de la prévention du risque terroriste, informatique, incendiaire, etc. Désormais, elles auront à rédiger un testament. Pour faire un détour illustratif opportun par le Code civil, il existe une distinction entre le testament olographe que l’on peut rédiger sur un morceau de nappe en papier de brasserie – sous forme manuscrite – et le testament authentique qui doit être recueilli en présence de deux notaires dont l’un a pour charge la transcription physique des volontés de l’auteur du testament. Ceci selon des modalités très encadrées comme vient de l’énoncer un arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation en date du 10 octobre 2012. Pour notre part, le caractère de rédaction unilatérale du « living will » par la banque nous semble laisser ouverte les portes des omissions involontaires ou non. Il aurait été judicieux d’imposer un régime strict de responsabilités des administrateurs si ce document n’est ni exhaustif ( notamment pour d’évidentes raisons fiscales ) ni sécurisant puisque telle est sa finalité.
Aux Etats-‐Unis, le seul descriptif de ce qui doit figurer dans un testament bancaire comporte 74 pages : comment sera rédigée la version du cahier des charges dans notre droit ? Sera-‐t-‐elle compatible avec la future Directive Liikanen qui traitera d’ici fin 2013, au niveau européen, de la structure des banques ? Directive qui conduira, de facto, à modifier la loi Moscovici dont le calendrier s’illustre comme faussement adéquat. Cette version du testament obligera-‐t-‐elle à bien préciser les liens avec les institutions financières non bancaires qui alimentent de manière croissante ce que l’on nomme le « shadow banking » ?
La future loi Moscovici s’articule autour de quatre préoccupations énoncées dans le document officiel : « Séparer les activités utiles au financement de l’économie et les capacités spéculatives ; Renforcer la capacité d’intervention des autorités publiques lors d’une crise bancaire ; Prévenir et limiter les risques systémiques ; Protéger le consommateur » De ces quatre points-‐clefs, il ressort la création d’une « Autorité de résolution des crises bancaires » que l’on souhaite voir, dans le futur, plus appropriée que ses équivalents dans le domaine du médicament.
Puis, l’ancien COREFIS ( conseil de régulation financière et du risque systémique ) est remplacé par un « Conseil de stabilité financière » dont le seul vocable aurait fait bondir l’éminent économiste Hyman Minsky célèbre pour son pertinent article de 1977 sur l’hypothèse de l’instabilité financière.
Associée par nature aux obligations juridiques de la future supervision bancaire ( en cours de négociations après l’accord de principe des Chefs d’Etat ), cette instauration testamentaire pose, en fait, une série – probablement non limitative -‐ de six questions : 1 ) Imposera-‐t-‐on un document normé et codifié ou sera-‐t-‐on, comme dans un testament civil, en liberté rédactionnelle formelle ?
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2 ) Parviendra-‐t-‐on à visualiser, à temps, que cet exercice suppose une forme de validation de la Puissance publique ?
3 ) En interne, qui validera ce document ? Le management ou le conseil d’administration ?
4 ) Au plan de la transparence due aux actionnaires, quelle information synthétique leur sera-‐t-‐elle fournie lors de l’Assemblée générale annuelle ? 5 ) Les commissaires aux comptes émettront-‐ils une opinion sur ce document ?
6 ) En cas de possibilités de consultation de ce document par les actionnaires, cette faculté sera-‐t-‐elle universelle ou limitée – par l’instauration de seuils – aux actionnaires significatifs ?
Georges Bernard Shaw a écrit que « les médecins ont cet avantage sur toutes les professions qu’ils enterrent leurs erreurs ». Méfions-‐nous des pseudo-‐savants qui tels les médecins de Molière croient pouvoir opérer à chaud le secteur bancaire. Selon notre entendement, une loi bancaire au printemps, une directive Liikanen dans la foulée et une supervision bancaire début 2014 composent une potion savante pour un secteur qui détient une portion de la solution à la crise : qu’il s’agisse du resserrement du crédit ( « credit crunch » ) ou qu’il s’agisse du risque systémique.
Les règlementations qui vont devoir s’appliquer d’ici 18 mois apporteront une garantie partielle si une vision partiale interne ou publique préside à leur application. Pour l’instant, en cas d’enterrement d’un établissement, il nous semble que l’on devrait davantage songer à moderniser le mécanisme de « solidarité de Place » et à aider la consolidation du secteur ( qui interviendra volens nolens ) plutôt que de promulguer un texte sédimentaire chronophage pour les dirigeants bancaires.
Autrement dit, nous sommes – à regret -‐ pour le moins éloigné des positions affichées et revendiquées par Madame la députée Karine Berger, estimable rapporteur du projet de loi bancaire.
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VIII
Les ressorts de la crise systémique.
Le projet de supervision bancaire européen que les chapitres précédents ont abordé commence à subir des modifications substantielles alors que de nombreux dérèglements continuent d’exister sur les marchés financiers. Selon toute vraisemblance, le projet de régulation n’aboutira qu’en 2014. Officiellement au 1er janvier. De manière opérationnelle, plus vraisemblablement dans le courant du premier semestre.
Couvrira-‐t-‐il l’essentiel des ressorts de la notion de crise financière systémique ?
1 ) Système bancaire ou système anisotropique ?
Il est d’usage de parler de système bancaire au sens de la définition donnée, par exemple, par l’éminent Joël de Rosnay qui considère un système comme « un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but ». Pour notre part, nous avons déjà écrit que nous estimons que les institutions financières et bancaires forment une agrégation d’acteurs micro-‐économiques qui peuvent être mus par des visées divergentes. Leur organisation institutionnelle peut revêtir une forme similaire et ainsi donner l’impression d’une direction commune, il n’en demeure pas moins que le moteur de leur survie concurrentielle respective peut les conduire à des choix radicalement différents sur tel ou tel compartiment de marché sur lequel elles évoluent. En revanche, il est clair que les éléments composant l’univers bancaire et financier sont en interaction dynamique ce qui rend précisément complexe la prévision des incidents majeurs et le risque de défaut de tel ou tel acteur.
Selon nous, il est fondamental de considérer le caractère anisotropique du système financier et d’intégrer que le premier ressort du risque de crise systémique vient des capacités fulgurantes d’adaptation du secteur à un changement majeur. Autrement dit nous sommes confrontés à un milieu dont les propriétés changent selon la direction.
2 ) La zone grise omniprésente : Dès lors, on mesure la difficulté théorique qui atteint la notion de supervision bancaire. Le célèbre Professeur Frank Knight a, de surcroît, démontré l’existence d’une incertitude ( où l’avenir ne peut être modélisé ) distincte de la situation de risque où les possibilités d’évolution peuvent relever du régime des probabilités. ( Risk, uncertainty and profit, 1921 ). Il y a donc d’office une zone grise où l’inconnu est le maître-‐mot alors que nous sommes dans un système dynamique qui rend plausible l’hypothèse d’une zone gris fonçée aux contours fluctuants dans le temps.
Le rapport du gouverneur de la banque centrale de Finlande Erik Liikanen remis début octobre 2012 à la Commission européenne préconise principalement de séparer les activités à haut risque du reste des activités bancaires usuelles. ( voir chapitre VII ).
3 ) Les évolutions de la supervision européenne :
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Les derniers développements du débat technique et démocratique sont à la fois positifs et préoccupants. Il est positif de noter que le Parlement européen souhaite que le président de la commission de supervision bancaire de la BCE voit sa nomination ratifiée par les eurodéputés. Il est nettement plus préoccupant de devoir enregistrer que la commission des Finances du Parlement européen et d’autres voix autorisées ont réussi à aboutir quant à l’introduction de seuils en-‐deçà desquels la supervision ne trouvera pas à s’appliquer.
Quand on cherche à contrôler la vitesse d’un véhicule sur une route, ni la longueur de celui-‐ci ni les chevaux fiscaux ne rentrent en ligne de compte. Face au risque systémique, la taille de l’établissement est lui aussi un paramètre relatif. De la même manière, les auditeurs internes et les commissaires aux comptes connaissent bien les risques liés aux montages déconsolidants et à la création de SPE ( Special purpose entity ).
Le périmètre incertain de la supervision bancaire de l’Union, son calendrier repoussé – au mieux – au début de 2014, l’incertitude de ses modalités opérationnelles ( exemple : quelle coordination entre l’actuelle ABE et le futur rôle de la BCE ? ) sont autant d’éléments factuels qui vont laisser notre zone économique en plus grande situation de risque qu’il ne le faudrait alors même que 2013 restera définie comme une année de récession avérée.
4 ) Les incertitudes de tout mécanisme de supervision : Le principe de la supervision repose sur des fondements techniques et sur une vision que l’on nomme en droit « l’effet Macédonien ». Pour le Doyen Carbonnier « on désigne ainsi, en sociologie de la législation, du nom d’un fameux sénatus-‐consulte rendu sous l’empereur Vespasien, le phénomène par lequel le législateur est porté à restreindre la liberté de tous quand il constate que quelques-‐uns ont abusé de la liberté. Parce que l’avidité d’un usurier avait conduit au crime le jeune Macedo, il fut défendu à tous les fils de famille de contracter des emprunts. » La force de l’effet macédonien vient de l’idée qu’ont les citoyens qu’une situation anormale ne doit pas se reproduire et que l’Etat doit réguler la situation. Rappelons le chiffre donné publiquement par le Commissaire Michel Barnier : « Les citoyens ont consacré 4500 milliards d’euros aux banques de 2008 à 2012 ».
Dans ce contexte, on mesure la portée des propos de la Professeure Laurence Scialom ( Paris X ) qui écrivait, dans Le Monde du 8 octobre dernier : « La séparation des activités est donc une condition nécessaire à l’avènement d’une finance responsable davantage tournée vers les intérêts de la société. Espérons que le gouvernement français ne se laissera pas enfermer dans une vision trop étriquée et osera reprendre la main. C’est un enjeu démocratique majeur ».
5 ) Contenu et consistance des états financiers : La prévention des risques systémiques suppose la maîtrise des asymétries d’information. Or, l’univers financier est très significativement marqué par cet état de faits. Au moins à deux titres : le contenu des engagements hors-‐bilan et la consistance des bilans.
S’agissant des engagements hors-‐bilan, rien n’est plus clair et préoccupant que de lire et redonner à lire l’approche de Jean-‐Luc Siruguet. : " Une activité notable du banquier est la prise ou réception d'engagements significatifs ( opérations de hors-‐bilan ) sans qu'il y ait transfert de fonds. Il peut en découler que ces engagements ne génèrent pas d'écritures comptables dans les systèmes généraux. La non-‐prise en compte de ces
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éléments peut être difficile à déceler. " in " Le contrôle comptable bancaire ". ( Revue Banque Edition : p. 86 ). S’agissant de la consistance des bilans, elle a fort bien été décrite par le Professeur Philippe Herlin ( « Repenser l’économie » : p. 233 ) : « De la même façon, le bilan ( et le compte de résultat ) n’est pas une image fidèle de l’entreprise, comme on l’entend souvent, puisqu’en additionnant tout il fait disparaître l’organisation en réseau qu’est toute entreprise avec ses clients, ses fournisseurs et ses processus internes. Si un client représente à lui seul un tiers des ventes, une rupture à ce niveau s’avère catastrophique, si une matière première importante provient d’un pays en guerre, si un processus de production comprend plusieurs maillons faibles, etc. Une entreprise qui sous-‐estime ses risques sera d’autant plus exposée aux cygnes noirs, que vaut alors son bilan ? Il faut se méfier des additions. » 6 ) Limites de la VaR et interdépendances stratégiques : Marché inter-‐bancaire, risque-‐pays, risque de défaut partiel sur dettes souveraines, afflux de créances douteuses ( voir le cas de Bankia ) sont des ressorts de risque systémique que les états financiers à un instant donné ne peuvent refléter avec exactitude. Sans évoquer les cas toujours possibles de fraudes, force est de constater qu’un outil de supervision généralement fondé sur les modèles standard d’évaluation des risques de marché ( VaR : value at risk ) peut être pris à contre-‐pied selon le principe des conclusions d’une étude de Borio, Furfine, Lowe qui ont démontré, dès 2001, que l’évaluation du risque est appropriée lorsque les pertes commencent à se réaliser mais pas lorsque les faits générateurs ( des futures pertes ) sont en phase d’éclosion. La VaR est un point central du contrôle des risques qui intègre nombre de paramètres parmi lesquels : les variations de cours boursiers, le suivi des courbes de rendements, les taux d’intérêt, les taux de change, les prêts immobiliers, les différents produits dérivés sur ces actifs, etc. Pour reprendre la formule d’Edgar Morin, « il faut mettre sur toute chose l’accent « circomplexe » : la complexité à la base, la complexité à la barre » ( « La méthode », tome1, p. 100 ). Or deux questions se posent alors aux praticiens. D’une part, le biais connu sous le nom « d’overfitting » où l’on abuse des données tellement abondantes qu’elles nuisent à la compréhension de la situation en cours de déploiement. Au lieu de les exploiter avec pertinence, les responsables en déduisent des interprétations erronées. D’autre part, comme l’a maintes fois démontré le professeur Michel Aglietta, la VaR n’enregistre pas les interdépendances stratégiques entre les opérateurs ce que le cas, grandeur nature, de la faillite de Lehman Brothers a démontré. La supervision est donc revêtue d’utilité sociale et technique mais elle comporte, à ce stade, des imperfections dues à la structure même des bilans des institutions qu’elle doit réviser. Sans omettre, en matière de risque systémique croissant, la dynamique actuelle du « shadow-‐banking » réalisé par les institutions financières non bancaires. Nul doute que la théorie de H. Minsky – formulée dès 1977, sur l’instabilité financière trouvera ici application sous moins de cinq ans. L’erreur est de penser que ces agents sont des « stand alone » alors qu’ils agissent souvent sur ordre de banques désormais soumises à régulation.
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7 ) Segmentation du marché et risque systémique différencié : Depuis les conséquences du cas Lehman Brothers, les pays membres du G20 ont tacitement, et parfois explicitement, reconnu qu’une politique de soutien systématique serait mise en place en cas de défaut d’un établissement important. D’un établissement susceptible d’entraîner un risque systémique. On retrouve là le célèbre TBTF : too big to fail ( trop grand pour être laissé en faillite ). Là où les opérations vont être plus délicates, c’est lorsque la taille des établissements bancaires aura sérieusement augmenté ( suite à un mouvement attendu de consolidation du secteur d’ici à 2015 ) et que l’expression anglo-‐saxonne : too big to be bailed out ( trop grandes pour pouvoir être sauvées ) risque de trouver à s’appliquer. Compte-‐tenu des structures d’endettement durable des Etats, nombre d’entre eux ne seront plus en position de sortir d’une difficulté consistante de très grandes institutions : il s’agit là d’une nouvelle variable, d’un nouveau ressort pour une crise systémique sérieuse. A l’heure où la BCE a doublé la taille de son bilan en quelques années et s’occupe d’une partie de l’intermédiation des échanges de liquidité entre banques commerciales, ce prêteur en dernier ressort nous semble doté de légitimité pour imposer une supervision digne de ce nom. L’économiste Richard Thaler a montré la nocivité de certaines anomalies de marché et l’importance de la finance comportementale. Par des approches théoriques différentes Robert Prechter ( reprenant les travaux de la théorie des vagues d’Elliott des années 30 ) a lui aussi montré l’importance de la psychologie humaine et de la notion de confiance pour comprendre l’évolution des marchés. Pour notre part, depuis l’incroyable scandale du Libor et d’autres errements, nous estimons que le chantier de la supervision est une nécessité face au dynamisme des ressorts d’une possible crise systémique au sein de laquelle la notion de perte de confiance est un carburant virulent. A voir la durée de certains échanges entre nos Chefs d’Etat, à voir par exemple patent la durée d’aboutissement des travaux européens sur le brevet communautaire, nous songeons à un Président qui aimait l’Europe mais qui savait hélas la longueur du temps et de la maturation des grands projets. François Mitterrand a ainsi écrit : « Dans les cimetières ne résident pas seulement de la poussière des hommes mais aussi de leurs rêves ». Puisse la prévention des risques systémiques être un rêve collectif réalisable à brève échéance !
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IX
Jusqu’où iront certaines banques ?
A l'issue de la lecture des chapitres qui précèdent, cette fois, c’est clair : il existe un problème bancaire d’ensemble qui n'est que partiellement traité et qui demeure donc lourd de menace sur le système capitaliste occidental.
L’objectif de ce chapitre à valeur de conclusion de section est de rappeler quelques faits marquants et de tenter de situer les localisations des dysfonctionnements.
Certaines banques sont-‐elles parties à l’assaut de la raison ? Le citoyen passif ou le décideur d’un certain rang sont en droit de se poser la question de manière aussi franche et aussi abrupte.
Dans les grands magasins d’autrefois, un liftier annonçait depuis l’ascenseur les rayons auxquels étaient arrivés les clients. Pour les banques, la situation est identique. Loin du commissaire priseur de Walras ou d’un teneur de criée aux poissons, les médias nous irriguent d’informations relevant de faits qualifiables de graves. Mais surtout de sérieux. Quand on y songe, en moins de 5 ans, le grand public aura découvert le métier de trader et ses excès ( Affaire Barings, Affaire Jérôme Kerviel vs Société Générale ), l’illégalité d’une vente et le conflit majeur d’intérêts ( Vente Adidas et Crédit Lyonnais vs Bernard Tapie ), les questions de blanchiment d’argent ( HBUS, filiale nord-‐américaine de HSBC ), la contribution active à l’évasion fiscale ( UBS ), la manipulation du taux pivot qu’est le Libor ( Affaire Barclays, etc dont la Société Générale et le Crédit Agricole ), etc.
Chacun conviendra tout d’abord de la taille unitaire de ces égarements et du fait qu’ils concernent des établissements de premier rang. Puis, circonstance aggravante, là où des dispositions semblent avoir été prises ( suites de l’affaire Kerviel ), on découvre néanmoins des problèmes de trading à la fin de 2011 tant pour UBS que pour la vénérable JP Morgan ( près de 10 milliards de dollars ).
Tels sont les faits marquants qui donnent à penser à la fameuse citation de Cicéron : « Quo usque tandem, Catilina, abutere patentia nostra ? « ( Jusqu’à quand enfin, Catilina, abuseras-‐tu de notre patience ? ). Car c’est bien de patience au sens noble du terme dont il nous faut parler. Démarrons par l’affaire Kerviel soumise à jugement devant la Cour d’Appel de Paris à l'automne 2012 : l’impression est diffuse mais il est clair que l’autonomie du trader pose question au regard de la notion de subordination salariale. Il flotte un vent d’autonomie voire de clair irrédentisme dans ces salles de marchés qui n’existe heureusement pas dans les lignes d’assemblage de l’avion Rafale. On s’est beaucoup focalisé sur les bonus des traders là où nous pensons qu’il aurait mieux valu s’attaquer à un plafonnement des risques que tout un chacun pouvait faire courir à son établissement.
Des premières déclarations du Président Daniel Bouton à certains entretiens dans les médias, il appert que le top-‐management d’une grande banque ne maîtrisait que partiellement les rouages d’une salle de marchés. Les récentes déclarations d’importants dirigeants de la JP Morgan sont tout aussi désarmants. La technologie et l’usage qu’en font certains a dépassé le système de fonctionnement de l’entreprise. Autrement dit,
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dans le cas du trading, le principe de Peter a frappé les mandataires sociaux de bien des établissements : cette question ne relève pas de régulation publique mais de gouvernance d’entreprise comme pourrait le démontrer l’éminent Didier Serrat ou le président Daniel Lebègue ( Institut Français des Administrateurs ).
A l’inverse, s’il pouvait être démontré que les dirigeants savaient et monitoraient les salles de marchés, les arguments du pertinent Maître Jean Veil viendraient à être fragilisés puisqu’alors la responsabilité des dirigeants serait engagée ne serait-‐ce que vis-‐à-‐vis des informations trompeuses données au marché et aux commissaires aux comptes.
Nous pensons davantage au principe de Peter qu’à la théorie trop médiatique et fantasque du complot. Il n’empêche que certaines banques persistent à vouloir fonctionner dans une bulle et refusent de traiter les questions de fond, de front. Les pertes de la Morgan recevront tôt ou tard, en justice, une explication qui renverra à la cupidité de certains et à la naïveté d’autres.
Prenons maintenant l’exemple du blanchiment d’argent. En l’état actuel des informations révélées, la filiale d’HSBC aurait contribué à blanchir de l’argent venant de la drogue mexicaine, à réaliser des opérations illicites avec des banques du Moyen-‐Orient et à contourner l’embargo financier affectant l’Iran. On ne sait plus si c’est un inventaire à la Prévert ou le catalogue de La Redoute mais convenons que cela fait beaucoup : « quo usque tandem…. « Sur ce sujet précis, tout semble avoir volé en éclats.
En premier lieu, quid des investigations du Gafi ( Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux ) qui est un organisme intergouvernemental instauré en 1989 par le G7 et qui regroupe plus d’une trentaine de pays sans compter sa collaboration technique avec la Banque centrale européenne ? En deuxième lieu, quid des déductions du rapport Montebourg-‐Peillon sur le blanchiment d’argent et des travaux de l'ancien ministre François d’Aubert ? Le principe du smurfing ( beaucoup de personnes chargées de disséminer les flux d’argent ), le principe du raffinage ( utilisation de petites coupures moins voyantes ), etc ont été utilisées : " business as usual " ?
Normalement un logiciel assez courant AML ( Anti-‐Money Laundering ) a un seuil de sensibilité de 10.000 $ : il a su être contourné. Idem pour les programmes de compliance et le fameux KYC : know your customer. Concrètement, nous le répétons, les règles ont été contournées ou mises en pièces ce qui, là, posent deux questions : une de responsabilité juridique des auteurs de ces délits, une de refonte de la lutte antiblanchiment. Ce qui vaut par-‐delà l’Atlantique vaut-‐il dans l’hexagone ? De quelle épaisseur de blindage dispose la cellule TRACFIN face à ces nouvelles voies de contournement des Lois ?
L’affaire Clearstream, révélée par les travaux de Denis Robert et Ernest Backes, ( distincte de l’affaire entre Messieurs Sarkozy et de Villepin ) avait déjà montré les libertés que la finance s’octroyait avec les règles. Autant dire que la prochaine Directive bancaire européenne, programmée à l’automne 2013, devra être fondatrice comme le fût celle la loi bancaire française de 1984 inspirée et analysée en son temps par l’éminent Olivier Pastré.
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S’il s’agit de se contenter de séparer les banques de détail des banques d’investissement, cela nous renverra au Glass Steagall Act des années 30 de Franklin Delano Roosevelt et aussi aux écrits préalables ( nous soulignons préalables ) d’Henri Germain, puissant directeur du Crédit Lyonnais il y a exactement un siècle.
Cela peut être constructif mais certainement en retrait des besoins que l’ordre public impose. Oui, lorsqu’un secteur s’émancipe à ce point, et aussi vertement, des lois et règlements, il y a manquement à l’ordre public.
Dans un texte relatif au Libor, nous avons rappelé que ce sont des dizaines de bilans qui sont frappés d’inexactitudes à partir du moment où le poste de l’endettement bancaire est représenté par un chiffre inexact du fait des manipulations du taux de référence. Si nous avions vu cela dans un film d’Oliver Stone ( Wall Street ) ou de Michael Moore, nous ne l’aurions pas cru.
Quand on songe à l’ampleur pécuniaire de ses fraudes sur le Libor qui resteront à jamais impossibles à évaluer finement, une autre phrase de Cicéron – auteur plus respectable que certains banquiers contemporains – s’impose à la pensée : « Quem ad finem sese effrenata iactabit audacia ? « Jusqu’où ton audace effrontée se déchaînera-‐t-‐elle ? Oui, cher lecteur, jusqu’où certaines banques iront-‐elles ?
Pour notre part, nous regrettons qu'à côté de régulations publiques ne soit pas ouvert un chantier sérieux d'autorégulation sectorielle.
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X
La vraie crainte du déclassement social
Détenir un emploi et pouvoir en vivre dignement : deux souhaits qui sont désormais complexes à obtenir et à maintenir dans la durée. Le sous-‐emploi est en effet un marqueur de la société française. Pour contenir cette attaque contre la sécurisation des parcours professionnels que 2013 et probablement 2014 annoncent en progression, que faudrait-‐il essayer ? De plus serait-‐ce suffisant pour maintenir en état de marche l’ascenseur social ? Selon l’un des fondateurs de la sociologie, Durkheim : « La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents » ( " Règles de la méthode sociologique " ). Ainsi donc les angoisses qui traversent et orientent les pensées de nos concitoyens seraient à trouver dans des faits antérieurs à la crise de 2008. Ceci semble un vrai paradoxe et pour l’instant une sorte d’énigme. Tentons d’y voir plus clair. En 1974 est paru un petit livre de l’agrégé Serge Lacrampe consacré au « changement social » ( Editions Scodel ) où il expose que le statut d’une personne se résume le plus souvent à la situation professionnelle ( p. 22 ) mais qu’il faut aussi intégrer le fait que l’individu occupe plusieurs statuts ( père de famille, etc ). Il effectue ainsi une distinction entre le « statut actuel et les statuts latents ». Ce point est important au plan méthodologique car dans sa critique du livre du sociologue Eric Maurin ( « La peur du déclassement, une sociologie des récessions » paru au Seuil en 2009 ) son brillant confrère Camille Peugny lui reproche précisément de limiter le déclassement à la notion de perte d’un emploi stable. De même, il n’est pas convaincu par le contenu maurinien du concept de « déchéance sociale » qu’il trouve trop restrictif. Premier point d’étape, il y a donc une définition plus ou moins extensive de la notion de déclassement social.
Pour notre part, et en mémoire de notre regretté Professeur en Sorbonne – le Doyen Henri Bartoli -‐, nous reprenons certains de ces développements ( " Economie et création collective " ) et considérons, à son instar, que « l’économie s’inscrit au cœur d’un fait social infiniment plus complexe » : ainsi, le déclassement ne saurait se limiter au fait d’avoir un métier moins valorisé ( hiérarchie, salaire, perspectives de carrière ) que ses parents. Le déclassement social est une notion que nous revendiquons comme – hélas – plus vaste et donc plus ravageuse pour les citoyens.
Dans un rapport remis le 9 Juillet 2009 à Madame la ministre Kosciusko-‐Morizet, une équipe de chercheurs dans la mouvance du CAS ( Centre d’Analyse Stratégique qui dépend des services du Premier ministre ) ont été, de manière assez impressionnante, très en phase avec les travaux de Camille Peugny ( " Le déclassement ", Grasset ).
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Tout d’abord, ils ont souligné la multiplication des déclassements à l’embauche : autrement dit, le poste obtenu est significativement inférieur à la formation de son titulaire. C’est le syndrome du Bac +5 qui démarre sa vie professionnelle dans un fast-‐food.
Puis, il y a un chiffre impressionnant de violence qu’il faut citer : au début des années 1980, 18% des trentenaires estimaient détenir une position professionnelle inférieure à leurs parents. En 2009, ce chiffre est passé à 25%. Gardant vivace à l’esprit la phrase précitée de Durkheim, on voit que les faits antécédents sont confirmés et alourdis de plus d’un tiers ( NDLR : un tiers ! ) en trente ans. Les crises de 1974, 1979, etc sont passées par là et font l’effet d’une boule de bowling pour nombre de formations que des jeunes ou des universitaires se sont battus pour obtenir. Dans l’analyse du rapport de 2009, il est même indiqué que les diplômes universitaires ne sont un bouclier à peu près certain face au chômage que s’il s’agit de troisième cycle. On mesure l’exclusion sociale que la France produit car quelle famille peut « offrir » des scolarités aussi longues à sa descendance.
Puis, à côté des déclassements à l’embauche, on note – par exemple chez les quadragénaires – une ascension sociale inter-‐générationnelle limitée et parfois factice. De même qu’il n’y aurait plus d’aveugles mais des non-‐voyants, il n’y aurait plus de bas de hiérarchie industrielle mais des opérateurs confirmés, etc. L’évolution du salariat, ce n’est pas l’inflation des salaires ( comme le Credoc le montre – à l’inverse -‐ régulièrement ) mais parfois l’inflation des titres qui sont aussi beaux sur le papier que les conditions de travail demeurent difficiles. Pour des millions de salariés, par rapport à la situation passée de leurs parents, l’appartenance à la même CSP ( catégorie socio-‐professionnelle ) est une gageure et la stabilité de l’emploi une possibilité non confirmée.
Lors de la Conférence sociale tenue sous la présidence du Premier ministre en Juillet 2012, une table ronde était consacrée à la sécurisation des parcours professionnels : un thème central pour la paix sociale future et pour la motivation professionnelle de demain. Enfin, nous situant dans une conception extensive de la notion de déclassement ( et formaté au niveau du plein individu et non du seul salarié ), nous sommes dans l’obligation d’énoncer les thèmes qui éloignent la génération qui suit de celle qui a connu les Trente glorieuses ( Jean Fourastié ). La pollution dans les conurbations urbaines, le stress de la vie dite moderne, l’allongement continu de la durée des trajets domicile-‐travail ( qui n’ont jamais pu être pris en compte dans la notion de pénibilité du travail abordée lors de la dernière réforme des retraites ), le slogan « à travail égal, salaire égal » toujours chimérique pour les femmes, la croissance des contrats précaires ( stages, CDD, etc ) font que nous considérons, comme Louis Chauvel ( « Les classes moyennes à la dérive » 2006 ), que le déclassement n’est pas un concept à la périphérie de la nouvelle société française en gestation mais qu’elle en représente un axe central. Les médecins du travail ont une vision millimétrique du déclassement : ils savent les salariés qui se replient dans une attitude critique pire que celle des « Indignés » des rues d’Espagne et ils savent hélas aussi les ravages du repli et de la mésestime de soi qui atteignent le salarié qui plafonne et dont l’asymptote professionnelle est digne du plafond de verre qui concerne la capacité des femmes à atteindre de hautes fonctions. Le déclassement va s’étendre avec la continuation de la crise de 2008 muée en quasi-‐récession et ses points saillants vont se perpétuer avec un danger plus accusé
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qu’autrefois sur un paramètre important : celui du logement. Selon les études crédibles sur le sujet, il ressort qu’en moyenne le logement représentait 10% du revenu disponible des ménages en 1984 et plus de 20% en 2008. Rien n’est plus poignant que ce phénomène dit des travailleurs pauvres qui ont un job mais doivent dormir dans leurs voitures faute de pouvoir accepter la notion de loyer dans leur pouvoir d’achat. Lorsque les maraudes des courageux travailleurs sociaux ont durant l'hiver, en plus, à vérifier si les voitures sont vides ou « habitées », je ne suis pas certain que La Fayette, Aristide Briand ou Joseph Fontanet seraient fiers de la France. Tout est compliqué par la crise économique bien sûr mais il y a ici où là des reculs du droit social : exemple des temps partiels « subis » car annoncés à la dernière minute, rémunérations incertaines, etc. Sur ce thème essentiel de notre évolution sociétale, la lucidité du sociologue Robert Castel ( « Les métamorphoses de la question sociale », Fayard 1995 ) est intellectuellement impressionnante. Les tenants de la fracture sociale de l’époque auraient du se faire résumer ce livre pour asseoir des dynamiques politiques de changement au lieu de laisser s’installer « un avenir marqué du sceau de l’aléatoire » pour reprendre un mot de l’auteur.
Dans son Traité de sociologie, l’éminent Georges Gurvitch énonce un fait crucial : « La sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans l’ensemble de leurs aspects et de leur mouvement en les captant dans des types dialectisés microsociaux, groupaux et globaux en train de se faire et de se défaire ». Marqué par ce que l’on a nommé l’hyperempirisme, Gurvitch a toujours insisté sur les transformations des structures sociales héritées, selon lui, d’un vaste mouvement simultané de déstructuration et de structuration. A l’heure du XXIème siècle commencé dans le fracas du 11 Septembre 2001 et dans le tumulte de la crise mondiale de 2008, bien des innovations et bien des progrès apparaissent chaque jour et sont porteurs d’espoirs : il y a in concreto de beaux moments qui s’annoncent et l’humanité progresse. C'est pourquoi cet ouvrage contient des pages dédiées à l'espoir. Mais pour autant faudrait-‐il nier benoîtement la réalité de la crise ?
Parallèlement à ces progrès, il y a une compétition véritablement exacerbée entre l’homme et la machine : Raymond Aron ( « Dix-‐huit leçons sur la société industrielle ») et Alfred Sauvy avaient prédit que le progrès technique allait s’accélérer et qu’il serait récessif d’emplois. Ce sujet va être une des clefs de demain en Europe où bien des emplois sont menacés par la substitution capital-‐travail.
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XI
Le chômage : " on a tout essayé " ?
Par-‐delà la querelle des chiffres, chaque septennat aura vu le nombre total de chômeurs augmenter. Sous le Général de Gaulle, notre pays a eu à faire face à l'arrivée des rapatriés et ce ne fut pas une mince affaire, démunis et déracinés qu'ils et elles étaient.
Le chômage a commencé son inexorable progression dès 1966. Ainsi, il faut se rappeler qu'un certain Jacques Chirac, Secrétaire d'Etat à l'emploi, parvient à obtenir la création de l'ANPE ( Agence Nationale Pour l'Emploi ) par ordonnance du 13 Juillet 1967.
L'indemnisation étatique et via les partenaires sociaux ( Unedic ) date donc de 45 ans : près d'un demi-‐siècle, par conséquent. Le dispositif est monté en puissance six mois avant les évènements de Mai 68 dont les sociologues ont montré la profondeur de l'interpellation pour les décideurs. Sous le Président Pompidou, le niveau du chômage parait insignifiant avec notre regard quantifié actuel mais il était ici ou là déjà un souci pour la classe ouvrière. Souvenons-‐nous des travailleurs confrontés à la restructuration du secteur horloger et au trop tristement fameux " Lip, c'est fini ! " du Premier ministre excédé Pierre Messmer. Son contradicteur syndical de l'époque, Charles Piaget, avait dit sur les ondes et écrit que tous les secteurs seraient concernés. Peut-‐on aujourd'hui raisonnablement le prendre pour un syndicaliste haut en couleurs et excité ou pour un connaisseur du terrain ?
L'Etat de l'époque a manqué de relais d'information et les branches professionnelles se sont accrochées à la notion de crise conjoncturelle sans savoir ou sans vouloir détecter les prémisses d'une crise structurelle très vite analysée, en 1972, par le patron de la Confédération Générale des Cadres André Malterre. Vers 1976, les économistes théoriciens de l'école de la régulation, comme Messieurs Boyer et Mistral, ont montré que dès le début des années 70, l'accumulation du capital est moins rentable que dix ans avant.
Lors du mandat du Président Georges Pompidou, un virage déjà pris a été confirmé : au lieu de moderniser l'appareil de production ( machines-‐outils, et bien plus tard machines à commandes numériques et robotique ), le choix collectif a été de recruter des travailleurs peu qualifiés, souvent d'origine étrangère, ou venant de l'exode rural. En cas de baisses de carnet de commandes, on sortait un " surplus " de l'effectif qui pouvait alors bénéficier de la loi sur les 90 % du salaire indemnisé qui n'a évidemment jamais été incitative à une reprise rapide d'un emploi comme le démontre la théorie libérale du " job search ". ( Georges Stigler 1961 ).
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Par rapport à nos concurrents, l'intensité capitalistique s'est étiolée et nous avons eu une sur-‐présence du facteur travail au sein de la fonction de production.
Les deux crises économiques internationales de 1973 et 1979 ont eu raison des efforts de ministres tels que Messieurs Durafour et d'Ornano. Sous le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, près d'un million de chômeurs additionnels sont venus s'ajouter au solde net des sans-‐emploi. Il faut en effet garder à l'esprit que le chômage d'alors était essentiellement un flux : on " tombait " au chômage, on cherchait quelques mois et on rebondissait sur un nouveau CDI. En 2012, trente cinq ans plus tard, on subit le chômage de manière plus violente selon quatre registres. Tout d'abord, une fois au chômage, la durée moyenne pour reprendre un emploi s'est véritablement allongée ( voir la question brûlante des fins de droits ). Puis, cette reprise d'un emploi consiste le plus souvent en un CDD et parfois dans un contrat qui n'est pas à temps plein ( question corrélée du pouvoir d'achat ). Troisièmement, il y a bien souvent déclassement de catégorie socio-‐professionnelle ce qui pose là une question d'estime de soi mais aussi de ressources pécuniaires. Quatrièmement, contrairement à la majorité des cas de la fin des années 70, la reprise d'un emploi est conditionnée à une mobilité géographique du fait que toute la zone environnante est sinistrée ( exemple du Trégor et de la téléphonie et électronique, idem pour Brest avec les sureffectifs chez Alcatel et Matra, idem pour Romans et le bassin des confections de chaussures ).
Le chômage a donc augmenté en solde net de demandeurs d'emploi, il s'est durci et couvre une période plus longue qu'auparavant et surtout son point de sortie est en-‐deçà de la situation générale ( revenus, estime de soi, attachement à son " job ", cadre de vie ) qui était détenue par le ou la salariée précédemment. Le chômage est donc une crainte plus forte qu'il y a trente ans et une peur plus lucide d'un déclassement véritablement tangible. De surcroît, tel un virus grippal, le chômage présente un inégal danger selon l'âge des populations atteintes. Clairement, les seniors sont mal admis en France : à part des secteurs particuliers comme l'agriculture et l'artisanat ( héritage du compagnonnage ), on sait que la date critique se situe entre 53 ans et au-‐delà mais parfois dès 50 ans. Au plan européen, la France est le pays où les seniors, riches de leurs expériences, sont le plus sous-‐employés. Nul ne saurait valablement anticiper les effets du contrat de génération voulu par le Président Hollande. Une chose est sûre, il est toujours émouvant de voir un homme de 51 ans boire un verre de vin blanc dès 10 heures du matin dans certains cafés loin des regards de sa famille et en compagnie de ses compagnons d'infortune.
Dans le Morvan, terre qui a connu la désindustrialisation des bassins d'emplois de Nevers et d'Autun, les médecins généralistes devraient être interviewés par des enquêteurs de l'Insee afin que les dirigeants ultimes de notre Nation approximent le coût complet du sous-‐emploi. Oui, nous posons ici que le chômage n'est désormais pas qu'une question de production économique et d'indemnisation, il est – par sa dureté croissante – devenu une question de santé publique. Pour être simplificateur mais loyal, les jeunes fumeraient moins de joints s'ils avaient un outil à la main ou un clavier sous les doigts. Quant à leurs aînés, le fruit de certains contrôles routiers montrent dans quel état le désespoir et le fait de se croire inutiles mettent ces personnes.
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Le Président François Mitterrand n'a pas échappé à la règle de la croissance du chômage et tout le monde se souvient d'une de ses rares expressions publiques malheureuses : " sur le chômage, on a tout essayé ". ( 14 juillet 1993 ).
La France a effectivement essayé de mieux indemniser, de mieux accompagner ces travailleurs et travailleuses privés d'emploi. Cela étant, d'expérience, nous connaissons tous des bévues cocasses de ces grandes machines administratives : erreurs comptables sur les indemnités dues, tracasseries sur le motif réel du départ au chômage lorsque l'employeur ne veut pas être correct vis à vis de son salarié, Sarl de complaisance pour bulletins de paye fictivement améliorés, etc.
Pour être bref, le chômage est – pour certains – un business sur le dos de la crédulité de la personne virée. Où sont les contrôles de ces officines ?
De même, on a l'habitude de monter en épingle le nombre intéressant de créations d'entreprises en omettant que ce sont bien souvent des chômeurs qui, en fin de droits, font un cumul peu légal le temps d'essayer de trouver un contrat quelconque aux ressorts parfois peu clairs. Il suffit d'ailleurs de croiser le chiffre des créations d'entreprises avec le chiffre des firmes qui n'ont aucun salarié autre que le dirigeant.
L'ancien Premier ministre Raymond Barre, chahuté dans une réunion publique, avait conseillé " aux chômeurs de créer leur propre emploi ". On peut essayer mais on voit bien que la question relève d'un alphabet plus complexe.
S'agissant des jeunes, des initiatives incroyables fleurissent et donnent lieu à des réussites. Pas du niveau d'Airness, mais il y a ici ou là, en villes ou en banlieues, des germes de talents. Des fonds d'investissements ( CitizenCapital, partenaires américains ou du Quatar ) s'en occupent et il est tout à fait clair que les jeunes se sentent écoutés et considérés là où ils ont l'impression d'être un matricule à Pôle emploi.
L'économiste Robert Salais ( et Olivier Favereau, etc ) ont avancé quant à des recherches sur l'économie des conventions. Pour notre part, nous posons comme pierre angulaire de la lutte contre le chômage le combat contre la perte d'estime de soi.
Il serait donc opportun que des partenariats public privé PPP réunissent des acteurs des deux secteurs qui auraient un regard opportunément bienveillant sur les personnes avant de décider si un dossier peut être élaboré. Certaines Chambres de commerce le font mais n'ont pas les relais financiers que ces PPP pourraient avoir. Autre approche, la dernière campagne électorale a été assez sidérante sur un point : le Président sortant a reconnu que depuis des années, nombre de demandeurs inscrits à Pôle emploi ne se voyaient pas proposer de formation crédible : il a même demandé un rapport en Avril 2012 à l'ancien Président du Sénat et ancien Ministre des Affaires sociales Gérard Larcher. Nous passerons sur l'opportunisme de la demande et ne garderons que l'opportunité de la question : si elle se pose, elle se pose depuis combien de mois pour combien de dizaines de milliers de personnes ? Vous voyez bien, tout n'a pas été essayé. Pire, bien peu a été fait au regard de l'exploitation des travaux des économistes du travail qui auraient pu éclairer la décision publique.
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Le chômage frictionnel ( qui ne vient que d'une mauvaise qualité de rencontre entre l'offre et la demande ) devrait est derrière nous à l'heure d'internet. Que fait-‐on à grande ampleur sur ce sujet ? Le chômage structurel – souvent lié à des inadéquations entre besoins des employeurs et capacités des demandeurs d'emploi – nous ramène à la question de la formation des sans-‐emplois où des fonds existent. Le chômage keynésien ( qui consiste en des anticipations pessimistes des employeurs en matière de carnet de commandes ) est actuellement le plus dangereux car la récession est clairement à nos portes. Les chiffres de ce jour font ressortir un taux de chômage à 10,3 % en France métropolitaine.
Il ne serait pas aberrant d'avancer l'hypothèse de 350000 chômeurs nets de plus pour l'année 2013 : autant dire que le chômage keynésien est celui qui alimente le plus cette poussée de fièvre destructrice. Dans la Théorie Générale ( 1936 ), Lord Keynes a écrit que ce n'était pas seulement le volume de l'emploi qui doit s'ajuster à l'offre mais qu'il est fondamental de prendre en compte ce qu'il a nommé la " consistance " de l'emploi c'est à dire son contenu professionnel.
En matière de consistance de l'emploi, cela serait chimère que de dire que tout a été essayé. Dans ce sombre tableau, il y a donc quelque part de la lumière sous la porte : ce chapitre l'a montré.
A l'Etat et à des partenariats de permettre que la poignée de cette porte soit collectivement saisie avant que la Nation ne gronde ou ne croule sous les anxiolytiques.
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XII
La délicate question des salaires en France Plus de six mois après l'élection présidentielle du Dimanche 6 Mai 2012, et hors toute considération partisane et politicienne, force est de constater que les choses n'auront guère changé pour des millions de salariés en termes de " net à payer " sur la fiche de paye.
La question des salaires en France est désormais devenue électrique. Elle semble fanatiser le débat ce qui fausse l'analyse par excès de passions.
En fait, que peut-‐on essayer de penser de cette délicate question des salaires ?
Un point d'évidence partagé par les statisticiens ou les nombreux économistes de banques, les salaires sont dans une quasi-‐stagnation. Leurs niveaux augmentent un peu plus vite que l'inflation mais chacun sait que l'indice des prix pose question depuis des années en France. Même le regretté et éminent Francis-‐Louis Closon ( Directeur Général de l'I.N.S.E.E de 1946 à 1961 ) et ancien Directeur des finances de La France Libre ( à Londres ) l'a admis : l'indice est techniquement fiable mais l'échantillon d'articles le composant ne recouvre pas une fréquence identique d'achats. Pour caricaturer, le prix du beurre et autres denrées alimentaires devraient être davantage surpondérés par rapport à des achats exceptionnels ou à tendance déflationniste structurelle tels que les produits hi-‐tech importés dont le prix relatif n'a cessé de baisser. Souvenons-‐nous du prix des premiers magnétoscopes VHS des années 1980 ( autour de 5.500 Francs ) rapportés au SMIC de 1982 : 3980 Francs par opposition à une tablette iPad qui coûte, dans sa première configuration, moins de la moitié du SMIC actuel.
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Si l'indice et les personnes qui l'élaborent sont sûrs et honorables, il est aussi sûr que l'introduction de produits numériques à forte décélération de prix unitaire apporte un biais cognitif qui influe le résultat final. Depuis la rentrée de Septembre 2012, tout le monde a pu constater la reprise d'une inflation assumée ( le prix est visiblement plus cher ) ou dissimulée ( changement de poids à l'occasion d'un nouveau packaging, etc ). Le rapport annuel du gouverneur de la Banque de France y fait explicitement référence. Parallèlement, tout le monde a ressenti le ralentissement économique en France, en Grande-‐Bretagne mais aussi en Chine et hélas en Grèce, peuple cobaye de l'austérité victime des cigales qui le dirigèrent pendant des décennies. Nous répétons notre conviction déjà énoncée : nous marchons hardiment vers une phase de " slumpflation " où inflation et foyers de récession se coaliseront. Dans ce contexte difficile, la question des salaires est délicate mais leur seul alignement légèrement supérieur au chiffre contestable de la hausse des prix pose question.
Le salaire est un moyen de subsistance et de nombreuses études intellectuelles ou des remontées d'information sur le terrain montrent que les " gens ne s'en sortent pas ": même Laurent Fabius a eu cette formule : " pour certains, la fin du mois commence vers le quinze ". L'auteur du livre déjà ancien " La France inégale " pourrait le réécrire mot pour mot des décennies plus tard ce qui montre la résistance à l'évolution sociale, au progrès inter-‐générationnel ( Serge Lacrampe ) de notre pays même en temps de conjoncture convenable. En temps de crise, nous devons loyalement convenir que l'analyse marxiste s'applique sur deux points : d'une part, il y a pression à la baisse des salaires tant la crainte du chômage et du déclassement social est grande. D'autre part, bien des ménages sont soumis à la Loi d'Airain qui postule que le travailleur voit son salaire fixé au niveau de son seul seuil de subsistance. Sur ce sujet, sans même traiter la question du surendettement des ménages qui mobilise chaque jour davantage les commissions Banque de France, on doit noter l'explosion en flèche des crédits à la consommation. De la même manière que l'Espagne, emprunteur à 6 voire 8 %, aura des difficultés à honorer sa dette sans une pression fiscale accrue ou des coupes budgétaires frontales, on voit mal comment un jeune ménage qui voit ses salaires augmenter de 2 % pourra honorer des crédits à 10 ou 15 %.....
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La question salariale est donc ardue pour le bénéficiaire mais elle est délicate aussi pour l'entreprise qui voit sa trésorerie obérée par le choc récessif.
Qui pourrait valablement nier que la paye est une charge d'exploitation pour l'entreprise qui la verse ? Qui pourrait nier que chaque société est un cas particulier ? La question du salaire est souvent centralisée ( Décret d'évolution du Smic ) là où la réalité économique et financière impose une fine capillarité de type micro-‐économique et éventuellement sectorielle ( méso-‐économique ).
Essayons de clarifier un débat tendu et délicat.
De prime abord, la question des salaires est souvent présenté au grand public comme simple et binaire : le chef d'entreprise veut les minimiser et les travailleurs les voir augmentés.
Les économistes néo-‐classiques sont à leur aise et peuvent appliquer des courbes simples sur une matière humaine complexe.
Pris au dépourvu, le décideur ou l'homme de la rue convergent pour dire que les salaires sont trop élevés en France dans le contexte de mondialisation que nous connaissons voire que nous avons à subir.
Tout le monde comprend qu'un couteau abusivement baptisé Laguiole fabriqué au Pakistan est préférable à un vrai couteau de Thiers ou de Laguiole.
La crise aidant, les Français ne veulent plus de cette mondialisation-‐là chère au brillant Pascal Lamy ( OMC ) mais dans l'inconscient collectif, l'idée que " nous " serions trop chers et trop payés chemine.
Focalisés sur le prix, les élites et le grand public regardent le miroir aux alouettes du low-‐cost ( cher à Charles Beigbeder ) et gomme le talent français. Des viticulteurs du Languedoc se sont battus pour élever la qualité de leur production et ainsi séduire plus de consommateurs avec des prix réajustés et des marges restaurées. Les talentueux exploitants de notre belle Bourgogne exportent des flacons d'exception et pas du rouge en bouteille plastique.
Où sont passés les travailleurs de Matra et Renault de Romorantin ( qui avait réussi la production de l'Espace ) à qui on a donné l'ordre de fabriquer une voiture invraisemblable ( Avantime ) ?
Pourquoi Renault fabriquait-‐il plus d'un million de véhicules en France contre un peu plus de 400000 désormais ?
Pourquoi son dernier modèle haut de gamme ne va pas continuer à être référencé par une célèbre compagnie de taxis parisiens ?
Pourquoi avoir abusé le public, les salariés et l'Etat actionnaire en indiquant qu'aucune Dacia ne serait jamais importée en France ? Non seulement, on a raté la fusion Renault et Volvo qui aurait pu réunir le volume de Volkswagen et le haut de gamme d'Audi, mais désormais cette firme au losange dégage quelques petites centaines d'€uros par véhicule vendu.
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Notre déception, face à un tel misleading management, nous fait suggérer que Renault vende des fers à repasser à 35 €uros l'unité.... là doit résider la marge comme dirait BMW ou autres avec compassion et vrai cynisme. La question des salaires – et ce triste exemple le démontre de manière aveuglante – est d'abord issu d'un choix stratégique patronal : celui du mix produit et celui du segment de marché choisi. Chez Faiveley industries, chez Alstom, chez L'Oréal, etc l'effet gamme et la qualité sont au rendez-‐vous. Ceci donne du " grain à moudre " aux travailleurs pour reprendre la célèbre phrase du syndicaliste André Bergeron.
Par-‐delà cette condition de nature stratégique, la question des salaires suppose un détour instrumental par la vie observée car il y a confusion. En matière de salaires, la première confusion analytique vient du fait que les salariés parlent du salaire net alors que l'employeur ne parle même pas du salaire brut mais fait systématiquement référence au coût du travail avec son ensemble de charges à la fois salariales et patronales.
Autrement dit, l'incompréhension est profonde puisque les deux parties ont une lecture optique simplifiée de deux documents distincts : la fiche de paye " en bas de page " pour l'un et les comptes de classe 64 pour l'autre et leurs impacts sur le Résultat Brut d'Exploitation. La méfiance est accrue par la tendance continue à la hausse des charges sociales qui n'est pas assez explicitée aux travailleurs. L'effort social de la Nation qui porte sur le facteur travail – depuis 30 ans -‐ lui est très largement méconnu ou sous-‐estimé. Même le bruit fait autour du rapport Gallois qui proposait fort opportunément de basculer une part des charges sociales vers l'impôt, n'aura pas été fort pour que la Nation et ses décideurs percoivent derechef l'enjeu.
Nous considérons par conséquent qu'il y a une vraie carence en matière de pédagogie du bulletin de paye qui est un document fondamental mais digne d'un iceberg.
Cet iceberg dérive et frappe la coque du navire baptisée " confiance sociale " : il avance masqué par le brouillard de la complexité que les taux d'erreurs sur bulletins de paye ( rapportés par les contrôles Urssaf ) illustrent avec netteté.
Bien des Commissaires aux comptes savent que les comptes de personnels sont inexacts mais demeurent en-‐deçà des seuils de signifiance. Le compte 6412 ( congés payés ) donnent lieu à des provisions anticipatrices souvent erronnées. Le compte 6451 ( cotisations à l'Urssaf ) est devenu très complexe à suivre du fait de la sédimentation des régimes dérogatoires et des exonérations de charges ( pour tout ou partie du salaire, etc ). Le compte 6214 ( Personnel détaché ou prêté à l'entreprise ) est parfois un casse-‐tête dans les groupes ( relations inter-‐filiales ). Autre angle d'approche qui permet d'apporter des éléments de preuve à notre propos : les Liquidateurs judiciaires sont de plus en plus contraints de soumettre aux Tribunaux des reprises d'écritures parfois pluri-‐annuelles en matière de salaires tant les contestations sont fondées.
La somme de ces approximations ( généralement de bonne foi ) rapportent l'ampleur du défi, la taille du " glaçon " qui se promène au-‐dessus d'un volet crucial du contrat de travail à savoir la rémunération.
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Après ce premier point matériel mais sincèrement non négligeable ( et très rarement évoqué...), il convient de se poser une vraie question économique : Quelle est la part des salaires dans le total des charges d'exploitation ? Pour faire sourire quelques amis banquiers, nous pourrions dire que cette part est systématiquement minorée dans les Business Plans où les Fondateurs tirent ce poste vers le bas dans des proportions parfois ridicules car irréalistes. Comme l'a montré Alfred Sauvy, nous sommes dans une ère où le progrès technique est récessif pour l'emploi. On peut se souvenir de feu Antoine Riboud inaugurant une usine de Danone près de Lyon et expliquant qu'il fallait quatre fois moins de personnel à équivalence d'unités produites.
La crise économique actuelle, le niveau relatif très défavorable des salaires en Europe militent pour une " réduction de la voilure " ou des accords de co-‐traitance avec l'Asie.
Tentons néanmoins une démonstration en prenant le cas du Groupe Lvmh : sur 23659 millions d'€uros de Chiffre d'affaires en 2011, il ressort des éléments comptables que les charges de personnels en coûts complets ( salaires, charges, pensions ) représentent la somme de 4074 M€ là où le coût des ventes est de 8092 et les charges commerciales de 8360 M€
Autrement dit, les salaires pèsent un peu moins de 25% des deux postes principaux de charges. Un effort de 2% sur ces coûts ( matières, publicités, etc ) pourraient autoriser une hausse de 6 à 8 % de la masse salariale soit une hausse du salaire net de 4%. Tout ceci sans altérer le Résultat opérationnel : 5154 M€ Dans le cas de L'Air Liquide, les charges de personnel s'élèvaient en 2011 à 2482 millions d'€uros, le résultat opérationnel étant voisin : 2436,5 M€ pour un C.A de 14457 M€ renvoyant à près de 8 M€ d'achats et assimilés. La même analyse peut être généralisée : quand les achats et autres représentent 50 % du montant H-‐T du C.A, les salaires chargés dépassent rarement 22 à 25 % dudit C.A. Un effort soutenu en amont de la production pourrait autoriser de desserrer l'étau du pouvoir d'achat de milliers de familles.
Dans le cas de L'Air Liquide, il convient de surcroît de rappeler que leurs effectifs mondiaux sont passés de 31900 en 2003 à 46200 en 2011.
Comme dirait le brillant dirigeant de Renault " citoyen du monde " ( selon le titre de son ouvrage ), on peut donc être un leader mondial, développer l'emploi et ne pas courir voir l'Etat pour un plan de secours de plus de trois milliards pour la filière. Affligeant.
Pour rencontrer nombre de Pme qui sont sur le fil du rasoir, il est patent qu'une augmentation généralisée, brutale et significative des masses salariales n'est pas crédible.
En revanche, il est impératif d'effectuer un salutaire détour par la recherche économique et d'évoquer la loi du salaire d'efficience issue des travaux de Stiglitz et Yellen en 1982 : il y a pile 30 ans. Puis Shapiro.
Cette théorie du salaire d'efficience postule qu'il existe une relation croissante entre l'effort consenti par les salariés – dont dépend leur efficience ( ou productivité ) – et leur rémunération.
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En vertu de cette relation, le coût salarial par unité produite ( salaire / productivité ) n'évolue plus comme le seul salaire.
Le surcroît perçu de rémunération est précisément perçu ( en psychologie ) comme une reconnaissance du travailleur et son efficience s'en ressent.
L'estime de soi devant son poste de travail est, selon nous, un élément du nouveau facteur résiduel de la croissance économique. Cette estime est un atout pour l'Occident dont la main-‐d'œuvre est très qualifiée, en-‐dehors de ceux qui hélas n'ont pas réussi leur intégration scolaire puis professionnelle ( illéttrisme, etc ). La théorie du salaire d'efficience est fondée sur l'hypothèse ( assez évidente ) d'asymétrie d'information : l'anti-‐sélection ( un salaire plus élevé attire les meilleurs ) et sur le fait qu'un salarié bien payé est plus fidèle. Cette fidélité a plusieurs ressorts positifs : d'abord, elle réduit les coûts d'embauche ( qui sont moins nombreuses ). Puis, elle rejoint l'effet d'expérience que les matrices du Bcg ont démontré depuis des années et qui est un foyer ardent de productivité. Enfin, elle permet à l'entreprise d'avoir des idées bottom-‐up car un opérateur qui connait bien son job est mis en mesure de faire remonter des propositions d'amélioration technique ou de gestion.
En matière de salaires, les choses sont délicates. ( rôle de la négociation collective, etc ) mais les chiffres demeurent " têtus " comme aimait à le répéter le Président Jacques Delors.
Gagner sur l'achat, c'est donner de l'air au pouvoir d'achat. Indispensable alors que l'inflation revient.
Et que la slumpflation " est au coin de la rue " pour paraphraser le Président Hoover.
Donner du pouvoir d'achat quasi-‐gelé depuis les années des 35 heures dites de " modération salariale ", c'est éviter les tensions sociales et les drames humains.
Notre conviction vous est confiée : la notion de salaire d'efficience fait sens. Il restera toujours les délocalisations, la désintégration spatiale du facteur travail mais il y aura une nouvelle appétence pour " aller bosser " chez des milliers de travailleurs.
Décideurs, prenez garde à l'idée durable d'austérité à l'efficacité plus qu'hasardeuse et à cette hérésie du low-‐cost comme spécialisation ricardienne pour la France.
Ces deux concepts – sous-‐jacents à de beaux esprits – ne seraient pas validés par la vie de la Nation devenue couverte d'esquarres de paupérisation. " La Société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dîners que d'appétit et ceux qui ont plus d'appétit que de dîners ". Chamfort, in Maximes. Si la situation actuelle ne permet pas, faute de surface budgétaire publique, une relance keynésienne, il peut être démontré qu'une hausse raisonnable des salaires est possible, selon les secteurs, en modifiant les politiques d'achats et en acceptant de faire bouger les lignes du partage de la valeur ajoutée.
Sans consommateurs solvables et sans desserrement du crédit aux entreprises, la croissance atone se maintiendra. D'évidence.
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XIII
A la rentrée, il faut qu’on se parle !
Fin Juillet, à l’heure du grand départ aoûtien traditionnel, nombre de salariés ont déjà entendu la formule escomptée et classique : bonnes vacances. Certains d’entre eux – assez nombreux selon nos sources – ont aussi entendu un curieux : « A la rentrée, il faut qu’on se parle ! » D’aucuns sont indifférents, d’autres sont anxieux au regard de cette perspective qui ne concerne plus que les congés d'été.
Tous les responsables de trésorerie de bien des PME savent que le mois d’Août est un cap délicat à passer particulièrement en ce moment. Parallèlement, il est clair que les carnets de commandes sont reformatés à la baisse parfois dans des proportions drastiques. Dès lors, bien des options sont ouvertes sur le contenu du dialogue qui va exister dans certaines firmes, par exemple, en Septembre.
L’hypothèse des derniers échanges
Compte-‐tenu des prévisions convergentes des Instituts privés, de l’INSEE et de Pôle Emploi pour 2013 et 2014, nombre de salariés sont légitimement anxieux quant au maintien de leur contrat de travail. En clair, ils se demandent, entre deux bains de mer du mois d’Août, s’ils ne vont pas être passés par-‐dessus le bastingage en Septembre au nom d’un plan de licenciements décrit comme incontournable. Ils redoutent ces derniers échanges car ils savent que la France a cette spécificité singulière d’imposer des durées de chômage plus longues que dans les pays du Nord de l’Europe. De surcroît, les conditions de départ risquent d’être moins favorables que, par exemple, les mutations de pilotes chez Air France.
Cette hypothèse de départs massifs n’est pas une perspective volontairement alarmiste pour attirer l’attention du lecteur : elle ressort de notre analyse fondée sur l’idée que nous traversons une crise relevant du cycle de Juglar, soit un phénomène allant de 7 à 11 ans. De 2008 à 2013, cinq années sont passées : nous serions donc à mi-‐chemin de la crise et notamment de celle de l’emploi. Chacun pressent qu’avec les taux de croissance anticipés pour 2013 et 2014, la France continuera de détruire des emplois.
Lorsque l’économiste, étonnant de facilités intellectuelles, Nouriel Roubini avait annoncé le 7 Septembre 2006 au cours d’une conférence tenue au FMI qu’une importante crise immobilière puis financière allait atteindre les Etats-‐Unis, des sourires narquois ont accompagné son discours. Crédibilité de la parole face à crédulité du vent dominant est un sujet classique dans bien des domaines. Et comme on le sait, il y eut pleine sagacité de sa parole.
Dès lors, l’interpellation « il faut qu’on se parle » est et sera lourde de sens pour nombre de travailleurs.
L’hypothèse du monologue Définition même de la parole unilatérale, il se pourrait que la rentrée ne voit prospérer un discours à sens unique portant modification substantielle du contrat de travail. Autrement dit, mutation ou déclassement avec réajustement du niveau de rémunération ou transfert chez un sous-‐traitant. Face à des plans de restructuration souverainement
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concoctés, les salariés seront – selon notre entendement – une forte majorité à préférer descendre une marche plutôt que d’aller au chômage. La fameuse phrase : « il faut qu’on se parle » sera de facto un non-‐sens puisque seul l’employeur ou son représentant hiérarchique pourra prendre la parole.
La plupart des grandes entreprises ont désormais des Chartes ( comme Ikéa...) ou des Principes d’action pour reprendre le mot retenu par le groupe Lafarge. Parmi ses principes, il y a celui qui consiste à « donner le meilleur de soi-‐même » (sic) où l’on détecte l’intérêt de la firme mais où l’on ne peut omettre de dire que les contreparties sont proportionnellement plus minces pour l’ouvrier de base dans une cimenterie. A l’heure où lui était confiée la gestion du port d’Abidjan par le Président Laurent Gbagbo, Vincent Bolloré a entendu son interlocuteur caler sa parole sur la logique du « win-‐win » : combien d’entre nous n’a pas entendu cette expression pernicieuse placée ici ou là. On peut être certain que des restructurations finalement au désavantage du salarié vont lui être présentées comme gagnant-‐gagnant.
Sans tomber dans le schéma marxiste ou les analyses de l’ancien inspecteur du Travail Gérard Filoche pourtant souvent confortées par les faits ( voir affaire Samsonite dans le Nord, voir restructurations Arcelor-‐Mittal dans l’Est, etc ), la crise risque de donner des ailes à des dirigeants peu soumis à la loyauté du dirigeant chère au Doyen honoraire Pierre Bézard ( Chambre commerciale de la Cour de Cassation ) et la parole ne s’accordera alors plus aux faits vécus par le subordonné.
L’hypothèse du dialogue Et si cette fameuse accolade qui avait accompagnée le « il faut qu’on se parle ! » était moins noire que dans les deux cas précédemment examinés. Autrement dit, si elle était animée d’un respect mutuel et de déontologie professionnelle. En fait, si elle était l’amorce d’un dialogue fructueux entre un responsable et ses collaborateurs. La crise suppose des adaptations et si les notes de service subsistent encore, tout ne se fait pas encore par courriels ( sauf parfois dans des cas iniques des annonces de licenciements ). Il y a toujours lieu et place pour des réunions où l’échange existe entre les êtres. Le père de la Ministre des Affaires sociales, l’érudit Alain Touraine a suffisamment plaidé dans ses écrits pour ce dialogue.
Suite à la rupture du modèle de travail issu de Taylor ou de Ford, l’entreprise est désormais une suite de nœuds relationnels à hiérarchie plus courte et, comme l’ont démontré les économistes, elle est truffée de conventions plus ou moins apparentes. C’est un système complexe où l’écrit a son rôle mais où les postures orales font sens. Dans bien des cas, le reporting sur une affaire délicate est d’abord échanges de paroles avant la trop fameuse note de synthèse ou le PV de réunion. Citons à ce sujet le Président de l’IDP ( Institut de la Parole ) le magistrat honoraire Philippe Bilger ( qui fut notamment Avocat général dans l’affaire dite du gang des barbares ) qui énonce avec lucidité et pertinence : « A vrai dire, la plupart du temps, je suis moins obsédé par les échanges eux-‐mêmes que par les comportements et les attitudes, la qualité de la parole, la force des caractères et l'affirmation de l'intelligence. L'être humain qui parle et qui répond plus que par l'homme ou la femme politique qui ânonne ». Le risque est en effet toujours présent dans l’entreprise de croiser des comportements claniques, courtisans et étroitement politiques ce qui impacte l’échange de paroles. : " La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse " Jules Renard ( Journal, 1893 ) devient la boussole souillée de l’échange dénaturé.
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Pour conclure ce chapitre, il convient de citer le brillant économiste George Akerlof ( Prix Nobel en 2001 ) qui a toujours voulu ouvrir les fenêtres de la science économique à des notions « faisant appel à toute la gamme des émotions et actions humaines : justice, confiance, cupidité, identité, procrastination, etc » ( in Le visage humain de l’économie, FMI, Juin 2011 ). Il a travaillé sur les asymétries d’information. Un vendeur de voiture d’occasion en sait plus sur l’objet de la vente que l’acquéreur. De la même manière, dans une multitude d’échanges, la parole est le bras armé de cette asymétrie d’information. Jusqu’à un certain stade, ce n’est que logique de rapports de forces. Passé un stade, c’est tout simplement répréhensible et dolosif. Formons le vœu que la parole – « arme de persuasion pour vaincre et convaincre » selon Philippe Bilger – puisse s’inscrire dans la « Logique de l’honneur « ( livre de 1989 ) étudiée et rencontrée dans certaines firmes par Philippe d’Iribarne.
Ailleurs, la lutte est inégale et la parole peut servir l’abus au détriment du droit : là où la phrase pure et simple du linguiste Claude Hagège n’est plus respectée : « le mot est une institution » ( " L’homme de paroles ", p. 99 ).
Dans tous les cas, « la parole a beaucoup plus de force pour persuader que l’écriture » comme l’a si bien écrit ( ndlr : écrit...) Descartes dans sa Lettre à Chanut en 1648.
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XIV
Une société en manque d'humanité La société française de ce début de XXIème siècle est fort contrastée. Par moment on reste ébahi face à la générosité ( temps, argent, etc ) de nos concitoyens. A d'autres périodes, on demeure interdit devant la montée du peu de considération pour autrui. Les livres nous enseignent la solidarité ouvrière ou syndicale. Les temps présents nous montrent la montée de l'indifférence et de certaines intolérances. Le présent chapitre a pour objectif de prendre une profession pour exemple : celle d'avocat et de montrer qu'il peut exister – source d'espoir – un modèle français.
Plusieurs professions sont appelées à voir leurs membres prêter serment. Bien évidemment les avocats n’échappent pas à cette obligation qui est si singulière dans notre pays. Voyons pourquoi.
La tradition du serment professionnel est ancienne et a prospéré sous la Royauté pour être maintenue sous la République en France ou sous les règnes monarchiques européens. Face à ce long sillage que l’Histoire impose, le serment n’est pas babillage et encore moins habillage à valeur uniquement formelle.
Un serment professionnel est un engagement de l’impétrant ( ou de l’impétrante ) qui a valeur d’obligation universelle pour toute parcelle de dossier à traiter dans le futur.
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Alors commissaire aux comptes en 2003, la vie m’a donné le plaisir d’échanger avec Monsieur le Procureur Général Yves Bot sur la portée du serment du Cac : « Je jure d’exercer ma profession avec honneur, probité et indépendance, de respecter et faire respecter les lois ».
Sans tomber dans une critique de mauvaise aloi, la bonne foi conduit à émettre que ce serment est une gageure car si le professionnel du chiffre, intègre, peut aisément respecter la loi, il lui est beaucoup plus difficile de la faire respecter car il ne dispose que de peu de moyens à l’exception de la redoutable procédure de révélation des faits délictueux au Procureur.
Peu de serments visent l’assiduité au travail de l’impétrant. Ainsi, seul le serment des conseillers prud’hommes a trait au zèle : « Je jure de remplir mes devoirs avec zèle et intégrité et de garder le secret des délibérations ».
S’agissant de l’avocat, la palette des serments est recouverte de plus de nuances qu’on ne le pense d’où l’objet de cette contribution.
Au Québec, le jeune avocat doit prononcer deux serments : l’un d’allégeance, l’autre d’office. « Je jure que je serai loyal et porterai vraie allégeance à l’autorité constituée et que je remplirai les devoirs de la profession avec honnêteté et justice ».
Parallèlement : « Je jure que je remplirai les devoirs de la profession d’avocat avec honnêteté, fidélité et justice. Je maintiendrai dans mes actes et mes paroles une attitude et une conduite respectueuse envers les personnes chargés de l’administration de la justice »
On retrouve là l’importance de la parole chère au Président de l’Institut de la Parole, l’éminent et estimé magistrat honoraire Philippe Bilger. Au Luxembourg, le serment est relié à l’ordre public puisqu’il est ainsi rédigé : « Je jure obéissance à la Constitution et fidélité au Grand-‐Duc ; de ne rien dire ou publier de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’Etat et à la Paix publique ; de ne jamais m’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques ; de ne conseiller ou défendre aucune cause que je ne croirais pas juste en mon âme et conscience ».
Ce texte est un vrai travail pour le féru d’exégèse.
Tout d’abord comme l’aurait dit le regretté bâtonnier Mario Stasi, le respect dû aux autorités publiques ne doit pas, ne doit jamais altérer la liberté du plaideur face au Ministère public. Puis, que penser de cette interdiction de publication qui parait – pris à la lettre – contraire à la liberté d’opinion même si des usages professionnels la codifie. Ecrire une tribune dans La Gazette du Palais n’est pas même ambition que de participer à un meeting du tribun Jean-‐Luc Mélenchon.
Enfin, la formule finale liée à la défense d’une cause « juste » selon son âme et conscience est nécessairement soumise à la pression du principe de réalité. Comme l’a écrit Maître Jacques Vergès, même Klaus Barbie avait droit, en nos démocraties, à disposer d’une défense.
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En Allemagne, le serment des avocats est d’inspiration différente. Il est ainsi rédigé : « Je jure devant Dieu tout-‐puissant et omniscient de ne pas porter atteinte à l’ordre constitutionnel et d’accomplir les devoirs de l’avocat, aussi vrai que Dieu m’assiste ». Dans une France opportunément laïque, les références divines relèvent de l’intime. En revanche, le lecteur aura remarqué que la première puissance européenne fait mention dans ce serment à l’ordre constitutionnel et demeure imprécise quant aux droits et devoirs de l’avocat en son cœur de métier.
S’agissant de notre Nation, le serment ne fait aucune référence à un quelconque respect constitutionnel ou à une forme de soumission graduée aux autorités publiques.
Issu de la loi n° 71-‐1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques et modifié par la loi n°90-‐1259 du 31 décembre 1990, le serment est le suivant : « Je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ». Le droit à la défense est d’office implicitement établi mais il est inséré entre deux notions importantes : la dignité et la conscience.
Quant certains praticiens plongent dans l’outrance dans des procès médiatiques, ne sont-‐ils pas tangents par rapport à leur dignité et désinvoltes vis à vis de leur conscience ?
Etre avocat c’est s’attacher à tous les gains possibles pour son client grâce aux moyens de droit et de talent à l’audience ( voir le si pertinent ouvrage de Jean-‐Denis Bredin et Thierry Lévy sur « L’éloquence » ) et savoir autocensurer tout propos ou acte superfétatoire. Un prétoire ne saurait être une patinoire où glisseraient les patins d’un héros en robe noire à l’ego couleur garance.
Un prétoire ou un cabinet de juge est un lieu de travail pas de démonstration narcissique. D’ailleurs, un seul autre serment inclut une notion-‐clef sur laquelle nous souhaitons conclure cette analyse. Le canton de Vaud : « Je promets, comme avocat, d’exercer ma fonction avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité et de respecter les obligations professionnelles prévues par la loi ». Le lecteur attentif aura relevé l’étonnante superposition textuelle des serments français et vaudois. Mais surtout, il aura relevé que ce sont les deux seuls qui, en Europe, introduisent la notion d’humanité. Ce sentiment de bienveillance, de compassion envers autrui suppose de comprendre les souffrances de son client et les peines de son entourage. Par symétrie républicaine, l’humanité du serment d’avocat suppose aussi de comprendre la partie adverse. Gagner un procès ne se joue pas avec des arguments à l’emporte-‐pièce conçus pour mettre la partie adverse en pièces. Gagner un procès relève de l’art de la conviction comme l’ont écrit Maîtres Bredin et Lévy et suppose de pré-‐concevoir ce que sera la vie des parties après l’instance et le jugement rendu. Un Président venu du Morvan, et avocat de formation, est réputé pour avoir dit à des proches d’André Rousselet : « Pour les avocats, c’est simple : j’en ai deux. Badinter pour le droit, Dumas pour le tordu ».
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Cette phrase montre que le serment de l’avocat semble donner quelques marges d’appréciation dans l’exercice quotidien de cette noble fonction.
Si le lecteur a quelques instants, qu’il se reporte au blog du futur bâtonnier Pierre-‐Olivier Sur dans la rubrique « in memoriam », on y trouve un texte débordant d’humanité à l’occasion du déchirement collectif que fût le départ du talentueux Maître Olivier Debouzy. Avec un bâtonnier aussi épris d’humanité et d’humanisme, il est clair que le Barreau de Paris va continuer sa marche en avant. Comme l’a écrit un homme qui a connu tant d’épreuves : « L’humanité n’est pas un état à subir. C’est une dignité à conquérir » Vercors ( in « Les animaux dénaturés » ).
Alors que vive ce beau serment d’avocat issu de la législation française et de notre héritage collectif des Lumières ! Oui, qu’il soit un rempart aux tentations, de toutes sortes, qui peuvent corroder la lucidité du professionnel du droit et porter alors atteinte à la pertinence d’une défense.
Oui, qu'il soit une preuve que, sous certaines conditions, notre société peut être revêtue d'humanité voire d'humanisme et de fraternité. La crise n'est qu'une force d'érosion sociétale à laquelle notre raison et notre volonté de vivre ensemble doivent faire entendre leurs voix.
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XV
Le coût croissant de la dépendance et l'implosion possible La dépendance concerne la prise en charge résidentielle et médicale des grands seniors, c'est à dire du quatrième âge que l'on situe généralement à compter de 80 ans. Les dérives du coût de la dépendance sont un vrai sujet à hauteur de plusieurs milliards d'euros par an et qui sont bien entendu liées au vieillissement de la population mais pas seulement. Face à un tel sujet, il faut recourir à une méthodologie rigoureuse sinon il y a un fort risque d'énoncer des vérités d'aujourd'hui que l'avenir démentira. Les chiffrages prévisionnels démentis : Souvenons que les chiffrages prévisionnels des équipes de Monsieur Michel Rocard ( Premier Ministre en 1988 ) sur le Revenu Minimum d'Insertion ( R.M.I ) ont été totalement démentis par les faits et que le coût de cette mesure a été sous-‐estimée d'un facteur 6. Il n'avait pas été anticipé 1,2 million de bénéficiaires pour un coût actuel de 5 milliards. Même type de situation pour l'évolution du coût de l'APA : Allocation Personnalisée d'Autonomie qui pèse sur les budgets des Conseils généraux et dont l'évolution à la hausse est continue.
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La dépendance : une équation composée de variables dynamiques : Tout d'abord, même les meilleurs actuaires ne sont pas certains des limites techniques de la vie. Autrement dit de la configuration réelle des plafonds des tables de mortalité. On pensait que 100 ans était une barre de type asymptotique : on voit désormais des centaines de personnes s'éteindre à près de 108 à 111 ans. L'âge maximal possible est une variable dynamique et mal appréhendée. ( Variable A ) Puis, les équipes médicales confirment toutes qu'il y a de nombreuses personnes âgées qui coûtent peu pendant longtemps et qui nécessitent des soins coûteux dans leurs deux dernières années de vie. Quelques études statistiques tentent de dégager un modèle mais là encore la prédiction est incertaine. Le coût de la " dernière ligne droite de la vie " ( et particulièrement des six derniers mois ) est généralement élevé mais on connait mal sa distribution dans la population. ( Variable B ). Si les choses se maintiennent voire s'accélèrent, le coût des soins est une variable à tendance fortement inflationniste : le coût, par exemple, de la lutte contre la douleur et les soins palliatifs, le coût de nouveaux moyens thérapeutiques ( Variable C ). La demande de soins des personnes très âgées ne cesse d'augmenter : certaines opérations ( qui n'auraient autrefois pas été réalisées ) ont lieu même à plus de 90 ans ( exemple de prothèses de la hanche, etc ) ce qui est là encore une variable dynamique inflationniste ( Variable D ). Notre pays n'est pas très bien équipé et il y a un manque entre la simple maison de retraite et l'hôpital. Ainsi sont générées des hospitalisations de personnes qui sont en manque de place dans des maisons médicalisées mais moins coûteuses que la structure hospitalière. ( Variable E ). Le maintien à domicile " le plus longtemps possible " supposera des réformes de certaines professions comme celle des infirmières libérales, des aménagements des logements, d'où un coût pour la collectivité ( Variable F ). L'ensemble de ces 6 variables – probablement non exhaustif – suffit à montrer la vivacité des dérives du coût de la dépendance. Le décideur public est confronté à une demande sociale importante et sensible qui présente des zones d'incertitude quantitative puisque les variables sont toutes orientées à la hausse et qu'il est presque certain que les prévisions d'aujourd'hui seront les erreurs de demain. A ce titre, il convient donc de bien isoler l'effort de la Nation en matière de dépendance et de créer une cinquième branche au sein de notre protection sociale. Autrement, le
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citoyen et contribuable ainsi que les entreprises auront un cœfficient moindre d'acceptation des futures dérives financières hélas envisageables. Les modes de financement classiques de la dépendance :
Première hypothèse : le principe de la cotisation sociale de type assurance-‐maladie faisant appel aux travailleurs et aux employeurs.
Même si ce n'est pas dans l'air du temps de l'affirmer, nous voyons mal comment nous pourrons, en France, ne pas financer ainsi une partie-‐socle de la dépendance.
Jamais cette situation de dépendance ne pourra être intégralement confiée à des solutions de type assurantielle ( Deuxième hypothèse ) pour des raisons essentiellement de consensus social.
La crise de 2008 a déjà écarté des milliers de Français des mutuelles et on sait le coût sanitaire et social que cela va représenter dans quelques années.
L'assurance-‐dépendance plus ou moins à la charge des descendants est un risque humain et social : il serait absurde de le nier. Ici, on fera tout pour sauver son vieux père, là on fera si peu que celui-‐ci sera dans une situation de misère médicale.
A défaut de cotisation sociale ( qui aurait, selon nous, le mérite de la clarté des comptes ) qui peuvent attaquer la compétitivité du fameux " made in France ", il y a la solution budgétaire donc purement fiscale qui semble trop incertaine d'une année sur l'autre.
Si l'on retient l'idée d'un socle des dépenses sur cinquième risque par cotisations, il reste les solutions plus innovantes étant entendu que l'on est en face d'une situation de rationnement car bien des besoins ne seront pas satisfaits, ne pourront pas l'être.
La dépendance c'est donc la dynamique aléatoire de la dépense confrontée à un certain degré de rationnement dans la ou les réponses thérapeutiques et résidentielles.
Les solutions innovantes :
Parmi celles-‐ci, il y a bien entendu le traditionnel viager qui permet à une personne de vivre avec sa rente mais qui pose une question juridique. Le bénéficiaire du viager ( au sens de l'acheteur ) acceptera-‐t-‐il de voir son bien gelé par des hospitalisations à répétitions d'une personne dans le quatrième âge ? S'il s'agit d'absences de courte durée, contractuellement, les situations seront claires lors de la signature de l'acte. S'il s'agit d'un dispositif trop favorable à la personne âgée, les acquéreurs vont se détourner de ce marché qui suppose le décès effectif de la personne et pas une occupation à éclipses rendant aléatoire la table de mortalité pour exprimer les choses de manière frontale.
A l'inverse, s'il s'agit de viager ( peut-‐être plus avantageux en bouquet ou en rente ) mais qui inclut des clauses défavorables à la personne en longue maladie et absente de chez elle, cela pose le problème social et sociétal de la fin de vie.
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Le prêt viager hypothécaire ( tel que celui commercialisé par le Crédit Foncier depuis 2009 ) nous semble promis à un avenir plus établi.
Le bien immobilier du senior est apporté en garantie du prêt qui apporte les liquidités requises à la vie lorsque la retraite ne suffit pas ou plus ( cas des veuves ).
Dans le cas d'un attachement à " une maison de famille ", les héritiers peuvent se rapprocher de la banque et solder le prêt là où le viager peut être une forme de " déchirement " affectif de surcroît ressenti peu de temps après le départ de l'ascendant.
Le Pvh a donc notre faveur par rapport au viager à moins qu'une Loi actualisant les conditions du viager ne vienne résoudre les incertitudes interprétatives que les nouvelles configurations de fin de vie ont introduites.
Le risque du Pvh étant toutefois l'oligopole bancaire qui pourrait décider, de facto, des prêts sur des valeurs d'hypothèques loin du prix du marché. Ceci sous le double prétexte du risque de décote future et de la marge unitaire sur dossier. Pour conclure, la question de la dépendance sera un marqueur de l'inégalité sociale de la France de demain sauf à ce que nous acceptions un effort collectif qualifiable de considérable. Bien des familles vont être traversées, déchirées par les réponses à apporter : formons le vœu que les Pouvoirs publics élaborent un dispositif à la hauteur des charges financières et émotionnelles de ce dossier d'envergure. A défaut d'apporter du réconfort à l'entourage et aux personnes concernées, notre Nation serait alors confrontée à un risque de fracture sociale et à une forme d'implosion sociale dépassant en violence la notion d'érosion sociétale.
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XVI
Jeux en ligne et poison social en devenir
Tout le monde peut réaliser un test facile : rentrer dans un bar tabac à n'importe quelle heure de son ouverture et constater l'agitation autour du comptoir dédié aux jeux. On est loin des photos de Robert Doisneau et de la vendeuse de billets de loterie dans sa guérite exposée au froid. Désormais, le jeu c'est sérieux.
Le jeu est en effet sérieux car il brasse des sommes considérables. La Française des Jeux a ainsi collecté plus de 11,4 milliards de mises soit une progression de 8,5% par rapport à 2010. Sur ces 11,4 milliards, 65 % sont restitués aux parieurs ce qui laisse augurer de l'intérêt stratégique de ce secteur pour un Etat soumis à la disette budgétaire. Le cas est entendu, le Loto, l'Euromillion ( et autres jeux de tirages ) ainsi que les jeux de grattage sont une activité quotidienne pour des millions de Français par-‐delà les temps de crise économique. La croyance du gain faramineux l'emporte donc sur la gestion parcimonieuse de ses deniers. Bien des citoyens et citoyennes en situation financière domestique tendue font de sérieux écarts de budget une fois arrivés dans ce fameux bar tabac du coin de la rue. La communication publicitaire de FDJ est pleinement maîtrisée et entretient activement le besoin du joueur.
Bien évidemment, le site web de FDJ contient une section dédiée au "jeu responsable" qui a valeur de maigres consignes face à des cas où les commissions de surendettement de la Banque de France ont à statuer sur des dossiers de personnes que le jeu a ruinées. Oui, le jeu est une activité lucrative pour les uns et ludique pour les autres. Non, ce n'est pas une activité anodine à voir les petits héritages engouffrés dans ce système omniprésent. Comme souvent, la France se nourrit de paradoxes : ainsi, le 1er Mars 2012, la très respectable Académie Nationale de Médecine a posé des conditions sévères pour décréter la situation de dépendance au jeu vidéo et a recommandé que le terme d'addiction soit délaissé au profit de celui de "pratique excessive " jugé moins " stigmatisant " ( sic ). Honnêtement, on s'y perd. Autrefois, dans les campagnes on appelait un homme vraiment porté sur la boisson un ivrogne ( ou autre terme plus méprisant ). Si face à un phénomène de santé mentale ( risque d'épilepsie, de troubles du comportement, ophtalmologiques, etc ) comme le jeu vidéo, les grands mandarins en sont à ergoter sur les termes, il n'y aura plus jamais d'obèses en France mais de vagues personnes en surcharge pondérale.
A l'heure où la variole revient et où certains appellent au retour de la vaccination systématique, à l'heure où la tuberculose réapparait ici ou là liée aux foyers de pauvreté, l'Académie de médecine s'est mise une seringue dans le pied d'autant qu'aucun chiffre n'est certain.
En effet, nous n'avons ici traité que des jeux de FDJ mais nul ne saurait oublier la Loi N°2010-‐476 du 12 Mai 2010 " relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne ".
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En clair, la loi qui fait rentrer le café de tabac dans l'écran de votre micro-‐ordinateur et fait jouer au poker en ligne des cadres supérieurs quand leur famille dort. Et comme chacun sait, le poker n'est pas une activité pour petits joueurs d'où une pratique de mise généralement supérieure à toute attitude rationnelle.
Il ne s'agit pas ici de penser à une prohibition ou à des interdictions en rafale mais souvenons-‐nous de la majestueuse phrase du philosophe Michel Serres : " L'homme a mis des siècles à maîtriser l'écriture, cela sera pareil pour l'image ". Même remarque pour le temps d'apprentissage réaliste des jeux en ligne. Nul médecin ne saurait contester la concentration, la mise sous tension du joueur en ligne qui n'accepte pas les revers ou à l'inverse se lance encore plus après un succès.
L'Autorité de Régulation des Jeux En Ligne ( ARJEL ) finement présidée par le tacticien Jean-‐François Vilotte est absorbée par sa mission de délivrance d'agréments et autres homologations. Sur son site, il est effectivement rappelé qu'une de ses missions est " de protéger les populations vulnérables et de lutter contre l'addiction " mais aucune décision n'a été rendue, à ce jour, sur ce sujet.
HADOPI fut l'occasion de débats homériques sur les pratiques des internautes chez eux : s'agissant des jeux en ligne, le silence étatique est étouffant comme un soir d'orage.
Parfois, d'aucuns appellent à la raison et à mesurer l'échelle des risques sociaux encourus : ainsi l'INSERM ( Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale ) a publié une étude le 20 Septembre 2011 réalisée à partir d'un échantillon de 448 joueurs.
28% étaient considérés comme dépendants et jouaient en ligne en moyenne 37 heures par semaine. Avec bien entendu des conséquences en termes de fatigue et d'irritabilité. Actuellement une étude est en cours avec pour thème " les marqueurs de vulnérabilité aux jeux pathologiques ". En cette période de crise où bien des Français ont hélas plus de temps de "loisirs" ( population au chômage ), déstructuration de la famille ( taux de divorce ), jeunes retraités ( etc ), la question des jeux en ligne va rapidement devenir une question sociale.
Madame la Ministre Touraine a évidemment d'autres priorités plus urgentes et plus pesantes mais l'Etat devrait toutefois avoir une cellule de vigilance sur ce thème.
Au lieu de cela, il semblerait que l'Etat roule en sens interdit tous feux éteints : ainsi, le rattachement du Comité consultatif des jeux en ligne semble poser question. La Loi du 12 Mai 2010 précitée avait prévu de rattacher directement aux Services du Premier Ministre le Comité consultatif chargé notamment de la " prévention du risque sanitaire lié à l'augmentation prévisible du nombre de joueurs ".
Comme le souligne avec pertinence et attention le 19 Octobre 2011 le Député Gaëtan Gorce ( devenu depuis Sénateur de la Nièvre ) dans une question au Gouvernement, un décret a modifié ce rattachement et l'a confié conjointement aux Ministères de l'Intérieur et du Budget.
On l'aura compris, l'Etat a réduit les prérogatives de ce Comité au contrôle des activités financières du secteur des jeux et est quasiment désarmé en matière de prévention d'un poison social qui abîme les plus vulnérables. A propos, vit-‐on vraiment mieux en France rivé devant son écran au risque d'y perdre bien des plumes ?
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N'est-‐ce pas une forme d'érosion sociétale où le tête-‐à-‐tête avec un écran remplace, par exemple, la pratique détendue d'un sport collectif ?
Le débat entre les admirateurs de Léo Lagrange et les geeks est ouvert. Faîtes vos jeux…
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XVII
Des consultants contestables
Le passage à l’ère numérique, les nouvelles règles de management avec des hiérarchies aplaties sont autant de sujets qui nécessitent le recours à des prestations de conseils. Si le monde n’est jamais parfait, il est clair que celui des consultants est contestable.
De prime abord, le métier du conseil a un certain talent : celui de laisser répandre l’idée d’un consulting freeze en période de crise alors qu’aucun indicateur consolidé ne permet de le confirmer et que ce métier a une immense souplesse d’adaptation de ses effectifs à la demande solvable avérée. Autrement dit, quand bien même le nombre d’heures facturées diminuerait, il n’est pas certain que la marge s’en ressentirait à juste proportion.
Deuxièmement, le marché du conseil est un marché contestable au sens de l’analyse économique. On rappelle que depuis les travaux de Baumol, Panzar et Willig de 1982, il est établi qu’un marché "contestable" est un lieu qui réunit deux conditions : d’une part une liberté d’entrée aisée et d’autre part des coûts de sortie relativement faibles. Convenons que le conseil n’est pas l’industrie pharmaceutique et que n’importe quel cadre licencié de 55 ans peut « mettre sa plaque » et devenir conseil en management ou conseil en stratégie. A l’opposé, sortir du conseil ne coûte pratiquement rien tant les conditions de redéploiement sont aisées.
Les consultants, au sens de l’économie politique, évoluent donc sur un marché contestable ce qui n’est pas toujours une garantie pour le client qui peut voir disparaitre, en cours de mission, son prestataire.
Dans un autre sens – plus classique – quelles sont les racines analytiques qui permettent de conclure que les consultants sont contestables ?
Huit points-‐clefs méritent d’être rapportés. Tout d’abord, les conditions de prospection (1), les termes de la mission (2), le déroulement des travaux (3), la synthèse de restitution (4), la porté opérationnelle (5), les conditions de facturation (6), l’environnement juridique de la mission (7) et le bénéfice coût-‐avantages (8). 1 ) Les conditions de prospection :
A la différence du vendeur de photocopieur, le consultant chevronné chargé d’une belle prospection doit mettre en avant son cabinet et ses méthodes sans expliciter excessivement celles-‐ci. Bien entraîné, notre consultant-‐prospecteur y parvient dans un contexte où les économistes détectent une double asymétrie d’information. Bien évidemment, le futur client n’explique pas tout au futur prestataire. Bien évidemment, le consultant ne dévoile pas tout à son client potentiel. C’est donc – pour parler simple – une sorte de bal masqué digne de celui de Venise où la sincérité peut être au rendez-‐vous mais pas la transparence. On est plus proche d’une vente de voiture d’occasion que de la vente d’un scanner hi-‐tech de dernière gamme.
Les conditions de la prospection revêtent un caractère technique ( exemple du consultant en logistique face à un problème d’optimisation de stockage ) mais aussi un
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volet plus humain voire politique. C’est la fameuse phrase tellement entendue par les consultants : « vous vous souvenez que c’est celui qui vous paye qui a raison, n’est-‐ce-‐pas ? » Autrement dit, la prospection peut comporter une dimension de contraintes éloignées des matrices du Boston consulting group ou des approches de McKinsey.
Enfin, on ne saurait nier – sous peine de complaisance ou d’aveuglement suspect – que la prospection peut s’accompagner d’une zone grise où le client cherche clairement à obtenir des gains de la mission. Des gains hiérarchiques tout comme des gains plus tangibles et légalement contestables. L’ouverture des frontières européennes a permis à certaines officines de se doter de moyens de réponse à ce type de demande parfois dans des proportions significatives.
La prospection n’est pas toujours légalement contestable : elle l’est – presque systématiquement – en matière d’asymétrie d’informations.
2 ) Les termes de la mission : Forts de ces premiers entretiens, le consultant et son équipe rédigent une proposition d’intervention comportant un mini-‐diagnostic, le descriptif des enjeux et les buts de l’intervention ainsi que son budget ( sur une feuille volante...). Toute personne ayant travaillé plus de dix ans dans le conseil sait fort bien le « gap » qui existe entre la proposition et les termes réels de la mission. Une fois signée, la proposition n’est généralement plus qu’un canevas et les asymétries d’informations se réduisant, on entre dans le vif du sujet. Typiquement, on part pour une mission de redéfinition des postes pour arriver – en réalité -‐ à une mission qui consiste à légitimer un futur plan social. Typiquement, on part pour une optimisation fiscale du groupe pour aboutir à un document visant à étayer la fermeture de telle filiale.
Les termes de la mission qui relèvent du client sont donc un outil contestable au regard de la future tâche qui sera demandée aux consultants.
3 ) Le déroulement des travaux : L’audit n’est pas le conseil mais les deux supposent un minimum de confiance. Pour nous rajeunir et citer un exemple mémorable en matière d’audit, il faut citer le sabotage du bateau de Greenpeace : le Rainbow Warrior en 1984. Voulant loyalement tirer l’affaire au clair, le Premier ministre Laurent Fabius confia une mission à un homme rare et intègre : Monsieur Bernard Tricot, ancien Secrétaire général de la Présidence de la République sous le Général de Gaulle. Moins de quinze jours après, la France devait convenir que la Dgse avait bien effectué l’opération et que le conseiller Tricot avait été abusé. A ce niveau de l’Etat, tout le monde se souvient des pensées et regards. Autrement dit, si le client veut abuser une équipe de consultants et noyer leurs déductions, il en a largement la possibilité.
C’est ici qu’il faut rappeler une rapide typologie des missions. 3.1 La mission sablier :
Le client – pour x ou y raisons – veut gagner du temps par rapport à une banque ou un comité de direction et convoque une mission de consultants qui va lui faire habilement et opportunément gagner du temps. Le job des consultants est techniquement contestable mais ils n’y sont pour rien. 3.2 La mission autruche :
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Le dirigeant – conscient d’une difficulté – veut la rendre moins apparente possible : dès lors les consultants peuvent être en connivence pour rendre complexe l’équation et l’intelligibilité de la situation. Cette méthode est contestable : elle demeure répandue. 3.3 La mission parapluie :
Le dirigeant se sent en difficultés – comme un ancien Président d’un grand groupe d’hypermarchés récemment remercié – et se met à commander des études qui n’ont pour véritable fonction que de lui servir de parapluie face aux actionnaires ou aux « stakeholders » de l’entreprise. Ici on trouve une symbiose d’intérêts financiers et commerciaux entre le monde du conseil et celui du donneur d’ordre. Hors question de morale et de vision contestable. On roule à chéquier ouvert...
3.4 La mission rénovation : Le client est saturé par le flux d’informations qui lui montrent qu’il doit se moderniser. Il fait appel à un œil neuf et à une dream-‐team capable d’élaborer un chantier crédible de rénovation. Ces missions sont fructueuses pour les partenaires et incontestables.
3.5 La mission innovation :
Différente de la rénovation, la mission innovation a pour but d’introduire un nouveau process de fabrication ou d’intégrer une nouvelle unité de production. Là encore – sauf impéritie – ces missions sont incontestables.
3.6 La mission paravent : Clairement la plus contestable de toutes : elle consiste à présenter le visage d’une mission quelconque alors qu’elle n’a pour fonction que de préparer la fermeture d’un site. Récemment la mission d’expertise sur PSA Aulnay mandaté par le Ministre Montebourg a effectué des amalgames contestables dans le temps et l’espace de sorte que le groupe paraissait fautif tout en ayant de justes motifs de fermer l’usine considérée. Ce mélange des genres où on pioche dans la comptabilité, le commercial et la stratégie est toujours délicat à approuver intellectuellement. 4 ) La synthèse de restitution :
C’est un grand moment qui a ses rites : on peut restituer en chuchotant devant un comité de rédaction devenu confessionnal. On peut devoir restituer devant une équipe de cadres. On peut aussi devoir présenter ses conclusions devant le Comité d’entreprise sur ordre de la direction. L’essentiel demeure la rectitude du propos, autrement dit qu’il n’existe pas plusieurs modèles de rapports selon les publics. Or, de manière contestable, ceci existe parfois et ne peut qu’être censuré.
5 ) La portée opérationnelle : Celle-‐ci dépend de la typologie de la mission et du respect de principes déontologiques. Parfois des équipes de consultants ont contribué à « dézinguer » des organisations qui fonctionnaient. A l’inverse, d’autres ont sauvé des entreprises qui s’éloignaient de leur core business et allaient bientôt échouer. Nulle étude sérieuse ne peut conclure sur la véritable valeur ajoutée des consultants : elle existe certainement mais n’est pas quantifiable.
6 ) Les conditions de facturation :
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La facturation a souvent été rustique : elle se résumait à une équation taux horaire du consultant par nombre d’heures à effectuer. De manière contestable, certains indépendants gonflaient artificiellement les CV de leurs équipes afin d’alourdir la facturation. Les pure players d’importance ( Accenture, etc ) n’ont pas ce type de pratique et ont parfois mis au point des équations de facturation plus complexes pouvant intégrer, de manière indirecte, des success fees. Au mythe du consultant cher, il faut garder en mémoire la formule de Jean-‐Marie Descarpentries ( ancien dirigeant de McKinsey ) qui fut Président de Carnaud Metalbox, groupe Wendel : « cher, très cher mais très rentable ! »
Sur ce sujet le débat reste ouvert selon les expériences.
Pour notre part, nous avons relevé, de visu, des missions effectuées par des cabinets privés en soutien de la Rgpp ( Revue générale des politiques publiques ) qui faisaient effectivement sens là où d'autres missions n'étaient que des recyclages de poncifs sur de jolis "slides" où Powerpoint avait sévi. L'argent public a du bon, pour certains marchands.
7 ), L’environnement juridique de la mission : Là où des progrès peuvent être certainement réalisés, c’est en matière d’environnement juridique de la mission. Alors que le démarchage financier ( CIF ) fait désormais l’objet de codification, tout un chacun peut s’improviser consultant avec la première Eurl venue comme support d’activité. Pour reprendre l’analyse économique des marchés contestables vue supra, cette liberté d’entrée et d’installation peut représenter un risque face à des dirigeants éventuellement crédules. Des jurisprudences sans sanction exemplaire l’ont montré.
Parallèlement, le consultant n’est soumis qu’à la discrétion professionnelle et non au secret professionnel ( pénalement défini et réprimé ) des avocats, des notaires et des commissaires aux comptes. En cas d’intervenant spécialisé dans un secteur, cela pose de toute évidence une profonde question de rectitude : après une mission chez un concurrent, quelle est sa capacité juridique et sa fiabilité s’il travaille chez un autre acteur du secteur ?
8 ) Le bénéfice coût-‐avantages :
Depuis Planus dans l’après-‐guerre, Bossard, la Cegos, Arthur Andersen, nombre de firmes de conseils ont montré qu’elles apportaient, de manière incontestable, un bénéfice et que le coût-‐avantages leur était favorable. Comme dans tout secteur, il y a des moutons gris sombre et c’est aux clients d’être vigilants. Il y aura peut-‐être un jour un organisme de régulation à l’instar du H3C ( Haut-‐conseil du commissariat aux comptes ) qui valide des normes d’exercice professionnel et organise des contrôles qualité.
Pour l’instant, bien des points demeurent contestables à commencer par l’entrée dans le métier qui est aussi flou que celle du métier de coach. Une chose est certaine, à l’échelle de ce métier palpitant et exigeant, il y aura eu des leaders incontestés comme Dominique Mars, Yves Cannac, Aldo Cardoso ou l’éminent Jean-‐René Fourtou.
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Il y aura aussi des funambules que l'appât du gain guidera au point de nuire aux intérêts de l'Etat
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XVIII
Le Défenseur des droits : complications pour l’entreprise ?
Alors que notre pays commençait à assimiler l’existence bienvenue de la Halde ( lutte contre les discriminations ), un profond changement est intervenu avec la création du Défenseur des droits qui a des attributions bien plus larges. Cette institution sera-‐t-‐elle source de complications pour l’entreprise ? Avant d’examiner les potentielles complications que pourraient subir les entreprises, il convient de rappeler ce que représente le Défenseur des droits en tant que nouvelle institution et les interrogations techniques qu’elle suscite.
Définition du Défenseur des droits :
Le Défenseur des droits est issu de la réforme constitutionnelle de 2008 mais n’a été officiellement instauré qu’au terme du vote de la Loi organique du 29 Mars 2011.
Selon l’article 71-‐1 de la Constitution, « Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés par les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics ainsi que par tout organisme investi d’une mission de service public ou à l’égard duquel la loi organique lui attribue des compétences ». Nul n’est besoin d’être fin juriste pour comprendre l’étendue de ses prérogatives. Elles visent l’Etat, le reste du millefeuille administratif à la française mais aussi la petite société qui bénéficie d’une délégation de service public pour effectuer du ramassage scolaire ou de l’entretien de piscines municipales. Autrement dit, en ne voulant passer sous silence que peu de cas de figures, la Constitution a mis sur pied un filet de pêche de taille impressionnante par le nombre de salariés concernés.
Concrètement, le Défenseur des droits a absorbé la Halde ( Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations ), le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité. On notera qu’il s’agissait d’institutions reconnues et que le rôle du Médiateur n’était pas qu’une fonction de défense mais aussi une force de proposition dans bien des domaines notamment sociaux.
Interrogations techniques : Une première interrogation vient de la nomination de son Président ( pour 6 ans non renouvelable ) : initialement prévue par le Parlement, elle échoit finalement au seul Président de la République ce qui n’apporte rien de plus sinon une légitimité moins assurée d’autant que ce Président est inamovible sauf empêchement ou démission.
Une deuxième interrogation vient des différents collèges qui composent et alourdissent le Défenseur des droits. Ainsi, pour prendre le seul exemple, du collège de déontologie de la sécurité, il comprend un vice-‐Président, trois personnes désignées par le président du Sénat, trois par le président du Sénat, un membre du Conseil d’Etat, un membre de la Cour de Cassation. Ainsi, on peut convenir que le Défenseur des droits est utilement épaulé dans sa tâche : à l’inverse, on peut y voir une institution alourdie de manière excessive. A la française, en somme.
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Troisième interrogation, il est assez surprenant de voir que le Défenseur des droits compte trois adjoints nommés là encore par l’Exécutif : à savoir par le Premier ministre, certes sur proposition du Défenseur des droits. Les pays nordiques, notamment la Suède, ont instauré une institution du type Défenseur des droits à la différence majeure que l’ombudsman est nommé par le pouvoir législatif comme dans la plupart des pays qui ont recours à ce mécanisme. Quatrième interrogation, la France a trop fait dépendre son Défenseur des droits du pouvoir exécutif mais le législateur a été plus loin : selon l’article 2 de la loi organique de 2011, le Défenseur des droits ne peut recevoir aucune instruction de quiconque ce qui revient à donner un pouvoir considérable à un homme ou une femme durant 6 ans. Est-‐ce légitime ? N’aurait-‐il pas mieux valu imaginer une procédure éventuelle de destitution par une majorité qualifiée de parlementaires ?
Les moyens d’investigation Après avoir – raisonnablement – relevé les biais textuels qui donnent une toute autre allure à cette institution, il convient de traiter la question de ces moyens d’investigation.
Le Défenseur des droits, actuellement Monsieur Dominique Baudis, est en capacité de demander toutes explications à toute personne physique ou morale mise en cause. ( Articles 18 et 20 de la loi organique ). Ces personnes se doivent de permettre l’accomplissement de la mission du Défenseur des droits, éventuellement assistées par un conseil. Un procès-‐verbal est établi et si le Défenseur l’estime approprié, il peut saisir le juge des référés. Parallèlement, le Défenseur des droits est habilité à des vérifications sur place où il peut entendre toute personne susceptible de lui fournir des informations. Normalement, selon les termes de l’article 4 du Décret 2011-‐904 du 29 Juillet 2011, le Défenseur des droits doit prévenir au préalable de sa décision de procéder à un contrôle sur place.
Le temps des complications Mais, complication certaine, l’article 22 de la loi organique ( 2011-‐333 du 29 Mars 2011 ) prévoit que si l’urgence, la gravité des faits ou le risque de destruction ou de dissimulation de documents le justifient, alors la visite peut avoir lieu sans que l’employeur en ait été informé sur autorisation préalable du JLD : juge de la liberté et de la détention. Dans ce cas, l’employeur ne peut nullement s’opposer à cette visite.
C’est ici qu’un point de droit mérite d’être souligné. Si le JLD rend une ordonnance rendant légale la visite du Défenseur des droits, l’employeur peut – selon les termes du Décret : articles 7 et 8 ) soit saisir ce juge d’une demande de suspension ou d’arrêt de la visite, soit faire appel devant le premier Président de la Cour d’appel. Là où réside la difficulté, c’est qu’aucune de ces éventuelles saisines n’a d’effet suspensif et ne saurait empêcher la visite. Là réside un problème de libertés publiques pour les employeurs de bonne foi qui peuvent se retrouver avec une visite inopinée sur la base d’une saisine d’un salarié ou d’un concurrent peu frappés de fair-‐play.
Conclusion, en l'état actuel : Il faut en effet conclure cette contribution par l’alinéa 2 de l’article 71-‐1 de la Constitution : « Il peut être saisi, dans les conditions prévues par la loi organique, par toute personne s’estimant lésée par le fonctionnement d’un service public ou d’un organisme visé au premier alinéa. Il peut se saisir d’office.
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Voilà donc une institution aux fondements louables et justifiés qui peut se transformer par sa saisine d’office en système de type inquisitorial où aucun recours n’est suspensif et où la saisine usuelle peut venir d’une simple personne lésée. Tout le monde se souvient que la France a été condamnée plusieurs fois pour des délais non raisonnables en matière de tenue de procès. Si vous lisez la Constitution, le justiciable peut ici s’estimer lésé par le fonctionnement d’un service public. De même, si votre eau du robinet est excessivement chargée en nitrates, c’est bien un organisme investi d’une mission de service public qui vous l’a fournie. Comme on le voit, le Défenseur des droits ne va pas demeurer inerte et risque de s’étoffer au fur et à mesure des saisines et auto-‐saisines. De rang constitutionnel, il est là pour s’inscrire dans la durée. La gratuité ( prévue par la Loi organique ) de sa saisine viendra augmenter le risque de contentieux dilatoire effectué au détriment de la bonne marche de l’entreprise. En conservant en mémoire les prérogatives des institutions que le Défenseur des droits a remplacées, on peut songer posément à la phrase : « Et si le mieux était l’ennemi du bien ». Si cet édifice supposé renforcer les droits n'a-‐t-‐il pas déjà contribué à augmenter les risques de confusion pour l'Etat et la Nation ?
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XIX
La CNIL et le chef d'œuvre en péril.
La Commission nationale informatique et libertés a 34 ans puisqu'elle est issue d'une Loi de 1978. En pleine force théorique de l'âge, le citoyen et le chercheur ne peuvent que constater que certains pans de ses compétences sont imparfaitement accomplis et que bien des questions se posent quant à l'avenir concret des méthodes et travaux de la CNIL.
Les tâches de la CNIL sont immenses et l'objet de cette contribution n'est pas de stigmatiser le travail au quotidien des 160 personnes qui la composent. Notre propos est fondé sur une approche déterminée des Libertés publiques ou individuelles et sur une expérience acquise tant auprès de particuliers que d'entreprises.
Si l'immense René Cassin ( directeur juridique de la France Libre et inspirateur de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1948 ) était encore parmi nous, il ne pourrait que valider notre titre emprunté à une ancienne et célèbre émission de télévision. Oui, la CNIL fait son travail. Non, elle ne peut assumer pleinement son rôle de protection des citoyens de France faute de moyens humains, techniques et juridiques.
Le droit à l'oubli numérique A ce stade, il faut prendre quelques exemples. Si vous décidez de clôturer votre compte Facebook, la procédure est assez aisée et semble irréversible et définitive. Or, si
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quelques mois après ( ndlr : mois ), vous souhaitez vous connecter avec votre adresse mail et votre mot de passe, Facebook vous adresse un message de remerciements pour avoir rejoint à nouveau la communauté où vous retrouvez bien évidemment toutes vos données comme si vous n'étiez jamais parti. Cet exemple qui concerne nos vies mais surtout celles de nos adolescents pose de manière éclatante la question dite du droit à l'oubli. En d'autres termes, si vous décidez de cesser toutes relations commerciales ou autres avec des réseaux sociaux, combien de temps ont-‐ils le droit de conserver, de commercialiser ( ? ), vos données personnelles et vos opinions exprimées sur le Président Obama ou Poutine ? Sans parler bien entendu d'opinions plus intimes encore touchant à votre sphère relationnelle proche voire vraiment personnelle.
Sur ce sujet, la Commissaire européenne aux droits fondamentaux Viviane Reiding a proposé un avant-‐projet ( le 25 Janvier 2012 ) relatif au "droit à l'oubli numérique" mais connaissant les rouages de l'Union, il y a fort à craindre qu'il n'aboutisse à un texte contraignant qu'en 2014 voire 2015 du fait des délais de transposition en droit national.
Sur ce sujet du droit à l'oubli, il y a péril pour nos Libertés publiques et la CNIL s'apparente davantage à une officine publique bridée qu'au légitime et escompté bras armé de l'Etat dans une matière aussi sensible.
Si la CNIL parait bridée sur ce droit à l'oubli face à des méga-‐sites lointains, elle a positivement œuvré en étant aux côtés de citoyens dont les noms avaient été conservés trop longtemps dans le STIC ou carrément cité à tort dans JUDEX. Comme on le constate, le bilan est contrasté. Il faut toutefois noter que dans son rapport annuel 2011 ( présenté le 10 Juillet 2012 ), la CNIL rapporte l'existence de 5738 plaintes ( soit 19% de plus qu'en 2010 ) et que le droit à l'oubli représente désormais 1000 plaintes soit une augmentation de 42% au regard de l'année précédente. Loin d'être un simple appel vertueux aux Libertés publiques, cette contribution est un vif plaidoyer pour que les choses changent. Les mails répétitifs et indésirables :
De la même manière que le droit à l'oubli est, pour l'instant, une chimère pour le citoyen lambda, nous avons tous expérimenté le cas de mails indésirables et répétitifs. Avec application digne d'un écolier, nous demandons à être désinscrits : le fameux " unsuscribe " alors même que nous n'avions rien souscrit ( ...).
Moins de quinze jours après, généralement, le même fournisseur réapparait dans votre listes de réception de mails parfois en ayant le cynisme de rappeler que vous pouvez saisir la CNIL en cas de difficultés. A titre d'échantillonnage, si vous recevez une dizaine de mails indésirés par jour, cela revient-‐il à dire que vous devez saisir la CNIL dix fois par jour ? Il est urgent de doter la CNIL de serveurs capables de traiter ce marketing sauvage et de sanctionner les contrevenants les plus omniprésents : à défaut, la gêne réelle de tout un chacun continuera tel un tapage informatique aussi polluant qu'un tapage nocturne.
La divulgation de données personnelles Le nombre de plaintes concernant cette divulgation inopportune a augmenté de 27% entre 2010 et 2011 : elles visent l'accès indu au numéro de sécurité sociale, aux revenus des salariés, etc. Autant d'informations loyalement qualifiables de confidentielles et qui rentrent typiquement dans le champ de compétences de la Loi n°78-‐17 du 6 Janvier
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1978 modifiée le 6 Août 2004 qui assigne à la CNIL un rôle majeur de protection des libertés individuelles ou publiques.
De surcroît, l'évolution technique, la marche accélérée vers les nano-‐technologies vont étendre l'univers des possibles en matière de violations législatives. Ce point est d'ailleurs un des thèmes centraux du livre de l'ancien Sénateur et ancien Président de la CNIL : Alex Türk ( in "La vie privée en péril, des citoyens sous contrôle " Odile Jacob, 2011 ). Convenons que face à ce bond en avant technologique dont nous profiterons dans un usage quotidien ( super-‐smartphones, etc ), il y a aura une face cachée porteuse de risques non négligeables.
L'e-‐réputation
Sur ce site, la CNIL elle-‐même s'est exprimée il y a un peu moins d'un an ( 25 Août 2011 ) sur le sujet de l'e-‐réputation et après avoir exposé pédagogiquement les enjeux, elle conseillait alors aux lecteurs de recourir à " ma présence sur le web" inventé par Google...
Plus préoccupante était la formulation du paragraphe consacrée aux réclamations : " /.../ la CNIL pourra intervenir à l'appui de sa demande auprès du responsable du site en veillant à ce qu'une réponse soit apportée. Si, malgré tout, le webmaster refuse par écrit de donner une suite favorable à la demande, il faudra s'adresser à la Justice ". Plus loin, " il peut s'avérer très difficile de contraindre un site à retirer du contenu, surtout si celui-‐ci est hébergé hors de l'Union européenne ". Objectivement tout ceci est exact mais feu René Cassin ou l'éminent Doyen Georges Vedel l'aurait-‐il accepter ? Sur ce point, un constat de carence doit être établi : il ne vise pas la CNIL mais le champ de ses prérogatives définies par le Parlement. Sur la route, il y a des gendarmes et des radars. Pourquoi la France n'aurait-‐elle pas un organisme d'Etat chargé de nettoyer les choses alors que de modestes PME proposent et vendent ce service de nettoyage d'e-‐réputation ? L'inertie publique masque maladroitement la gêne pour des milliers ( millions ? ) d'usagers d'internet. Est-‐ce bien pertinent ?
Les cookies et l'opt-‐in
Les cookies sont assimilables à des fichiers de taille limitée qui facilitent le suivi de l'utilisateur sur un site donné. Ils sont précieux en matière de marketing personnalisé et de datamining. Une ordonnance, qui date d'environ un an, ( Ordonnance n°2011-‐1012 du 24 Août 2011 ) a eu pour objet de transposer en droit national les directives Paquet Telecom et a élargi les compétences de la CNIL. Par la modification de l'article 32 de la Loi de 1978, il est désormais rendu obligatoire que l'internaute donne son accord préalable à la création de cookies le concernant : ce dispositif est dit : système " opt-‐in".
Des dérogations à cette obligation sont prévues et trouvent à s'exercer lorsque les cookies sont " strictement nécessaires à la fourniture d'un service expressément demandé par l'internaute ". Les dérogations ont parfois bon dos : combien d'entre nous ont-‐ils été appelés à donner un accord préalable depuis fin Août 2011 ? On pressent aisément que la qualité extensive de la rédaction des dérogations de l'article 32 permet à l'industrie du web d'agir quasiment comme bon lui semble.
" Le maintien de l'utilisation de cette technique des cookies devrait passer par l'application des principes habituels de la protection des données; il ne devrait pas être possible d'inscrire une information sur le disque dur d'un utilisateur sans qu'il en soit averti, sans qu'il puisse s'y opposer et sans qu'il puisse en connaître la teneur de
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manière intelligible ". Cette déclaration formelle et ô combien idoine est issue de la page 36 d'un document fort respectable : " Les études du Conseil d'Etat, Internet et les réseaux numériques, 1998 " ( La Documentation française " ). Vingt ans après le Rapport Nora-‐Minc sur l'informatisation et treize ans avant l'Ordonnance précitée, ses lignes n'ont pas vu leur aspect potentiellement impératif suivi d'effets. Dans une Nation, quand une Institution comme le Conseil d'Etat n'est guère écoutée par le Parlement, l'Exécutif et bien d'autres, il y a des problématiques à soulever qui relèvent de Tocqueville et même de Montesquieu. La vidéosurveillance
La CNIL a vu ses pouvoirs accrus pour ce qui concerne la vidéosurveillance ( Loi LOPPSI 2 du 14 Mars 2011 ) mais elle est – hélas – confrontée à des difficultés concrètes issues de jurisprudences quasi-‐contradictoires selon les Chambres de la Cour de Cassation. La chambre criminelle a estimé que des enregistrements vidéos constituaient un moyen de preuve dans une affaire de vol de la part d'un employé ( Arrêt du 6 avril 1994 ) là où la chambre sociale estiment illicites de telles pratiques si elles sont réalisées sans information préalable des salariés ( Arrêt du 20 novembre 1991 ). Allant plus loin, l'arrêt de la Chambre sociale rendu le 10 Janvier 2012 exige non seulement l'information préalable des salariés mais aussi le futur usage qui sera fait par l'employeur d'un tel système de vidéosurveillance. En revanche, le dispositif jurisprudentiel est plus souple pour ce qui concerne la surveillance et la sécurité des abords de l'entreprise. Google et le droit à l'oubli informatique et visuel
Point d'actualité, il a été récemment dévoilé que Google avait écrit à la CNIL début Juillet afin de l'informer que l'intégralité des données collectées par ses "Google cars " pour son outil "Street View" n'avaient effectivement pas été totalement " supprimées pour l'instant ". Sur ce sujet, la CNIL se veut incisive et réclame d'examiner les données avant leur suppression. Il faut se souvenir que depuis ces véhicules, Google avait eu accès, à l'insu des personnes concernées, " à des données dites de contenu ( identifiants, mots de passe, données de connexion, échanges de courriels ) " ( source CNIL ) ce qui lui avait valu en Mars 2011 une amende de 100000 Euros.
Au regard du bilan de Google et de la gravité des faits avérés, on se croirait face à une amende pour stationnement : ici, la CNIL est loin de la lucidité juridique et financière de l'Autorité des Marchés Financiers ou de l'Autorité de la Concurrence.
Composée d'éminentes personnalités dont le méthodique et rigoureux sénateur de la Nièvre Gaëtan Gorce ou Madame Claire Daval ( Présidente de la formation contentieuse ), il faut former le vif espoir que les sanctions soient à l'aune des écarts à la Loi.
Vers la constitutionnalisation ? La CNIL souhaite que certains des éléments-‐clefs qui fondent son action soient inscrits dans la Constitution. En première approche, l'adhésion à cette initiative semble acquise. Puis, en travaillant la question, on découvre plusieurs difficultés. La première est très simple : si la CNIL a, pour partie, l'acquiescement quant à une constitutionnalité de son dispositif, pourquoi l'analogie ne serait-‐elle pas poursuivie avec l'AMF ou l'Autorité de Contrôle prudentiel ou d'autres ?
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La deuxième est plus complexe : Madame la Professeur émérite Danièle Lochak a écrit dès 1990 dans " Après-‐demain " : " L'expérience montre que les règles n'offrent par elles-‐mêmes que des garanties limitées : l'ensemble du système mis en place en 1978 repose sur le "postulat démocratique ", c'est-‐à-‐dire sur le postulat d'une application loyale des textes par les parties prenantes dont l'Administration ". Donner valeur constitutionnelle à des fragments de l'activité de la CNIL, c'est s'offrir davantage un plaisir médiatique qu'un renforcement de la sécurité juridique de notre Nation.
Troisième difficulté, si des vents porteurs devaient permettre à ce projet d'intégration explicite au bloc de constitutionnalité d'être sur le point d'aboutir, il faudrait se retourner vers des experts en droit constitutionnel. L'exceptionnel Doyen Georges Vedel nous a quittés il y a exactement dix ans. Dans les hommages prononcés le 6 Juin 2002, l'ancien membre du Conseil constitutionnel, le Professeur François Luchaire, indique que c'est Georges Vedel qui " a inauguré une pratique consistant à auditionner des personnalités donnant leur sentiment sur la constitutionnalité des lois soumises au Conseil " ( in Revue française de Droit constitutionnel, numéro hors-‐série 2004, page 47 ). Fort de cette information discrète, nous estimons qu'une éventuelle Loi traitant des fondements constitutionnels de l'action de la CNIL devrait être soumise, avant promulgation, au Conseil constitutionnel par le Président de la République sur le fondement de l'article 61. Pour notre part, nous aurions une préférence pour que les souhaits actuellement émis par la CNIL ne passent pas par l'inscription au sein de la Constitution mais rejoignent formellement les PGD : principes généraux du Droit. On connait l'opposition de M. Waline qui écrivait en 1958 : " Pourquoi invoquer, les principes non écrits du droit, lorsque ces principes sont écrits noir sur blanc dans le plus élevé de nos textes, la Constitution elle-‐même ? " Face à cette école juridique, le Conseil d'Etat a toujours préféré fonder ses décisions à partir des PGD ( voir le célèbre arrêt Barel de 1954 ) afin de pouvoir adapter l'application de ceux-‐ci avec la souplesse requise par le cas d'espèce. Les PGD étant reconnus comme ayant une valeur infra-‐législative et supra-‐décrétale ( Arrêt Syndicat général des ingénieurs-‐conseils du 26 Juin 1959 ), il y aurait déjà là une marge de manœuvre constructive pour la CNIL.
Nous sommes convaincus qu'introduire des problématiques de la CNIL dans la Constitution reviendrait à rendre bancales certaines décisions et ainsi générer un flux ( pour ne pas dire un flot ) de QPC : question prioritaire de constitutionnalité.
Selon la Cour des Comptes, la France doit trouver 33 milliards d'économies budgétaires en 2013 pour respecter ses engagements européens. Le budget de la CNIL était de 15,8 millions d'Euros en 2011 pour 160 personnes. Au regard des défis que cette contribution a évoqués ( qui complète l'annexe unique de notre ouvrage " Crise et libres contributions économiques " : "La C.N.I.L face à une probabilité de QPC : où se dira le droit ? " ), il nous semble que l'épaisseur du blindage de la CNIL est à renforcer sur le plan du droit et des moyens. Que l'on trouve dix millions "ailleurs" doit quand même être possible et convenons qu'une CNIL dotée de 25 millions et de moyens juridiques plus affirmés serait gage d'éloignement du risque de délabrement de l'édifice.
En respectant les femmes et les hommes de la CNIL de 2013, nous confirmons – en conclusion – le fruit de notre analyse : si rien n'est fait, la technologie permettra de contourner le dispositif français et donnera à un Préfet virtuel la capacité de signer un arrêté de péril.
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Comme le disait une des références en matière de Libertés publiques, le Doyen Jean Rivero, " lors d'une garde à vue, il y a toujours une difficulté prétendue d'identifier les auteurs de sévices commis ". Puisse-‐t-‐il en être autrement lorsque des sévices non corporels ( détournement de fonds, usurpation d'identités, violation du secret des correspondances, etc ) tenteront d'atteindre l'internaute du Morvan ou du Morbihan.
Voire l'Etat lui-‐même dans des cyber-‐attaques venues de l'extérieur.
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2012-‐2015 : vers un calendrier infernal
La presse a récemment largement titré sur les cinq années de la crise économique ( 2008-‐2013 ) et aucun analyste n’a sombré dans l’optimisme pour les mois à venir. Autrement dit, nul n'a avancé de date de sortie de crise ou d'amorce de reprise économique. Sans alimenter de fausses inquiétudes, il est toutefois requis de scruter la ligne d’horizon et de réfléchir posément sous un terme de trois ans.
Dans les grandes firmes privées, les plans stratégiques sont calés sur des périodes de temps allant de 3 à 5 ans. De même, l’Etat – par sa politique structurante d’infrastructures publiques est à la tête de programmes pluriannuels – et en début de quinquennat a forcément un horizon sinon dégagé du moins à moyen terme. Rémanence et habitus
Avant de tenter un exercice à dominante conjoncturelle et prospective, il faut répéter la distinction qui réside entre les sciences économiques et l’économie politique comme l’a toujours fait Raymond Barre. Pour nous, on ne peut en effet valablement dissocier une réflexion conjoncturelle d’une prise en compte des interactions sociales que la crise génère.
L'époque présente démontre en effet déjà avec certitude, à tout observateur attentif et patient, la pertinence de certains écrits déjà anciens de Michel Foucault : "Désormais, les identités ne se définissent plus par des positions mais par des trajectoires ." La crise actuelle est d'abord et sera, a minima pour la décennie à venir, inflexion de trajectoires humaines. Inflexion de niveau de vie pour ceux qui souffrent. Inflexion de conditions d'exercice professionnel et matérialisation de la peur déjà très répandue du déclassement social.
A côté de cette inflexion tangible et objective, il y a la perception, par le corps social de la vigueur de la crise : il y a ce nuage de souvenirs qui circule, selon les neurosciences, quelque part en chacun d’entre nous. Selon notre définition – à valeur micro-‐économique – les souvenirs sont constitués d'un ensemble non maîtrisable en conscience de faits et chiffres qui sont assez puissants dans notre mémoire pour inféoder certaines de nos actions, pour conditionner – à raison ou hélas à tort -‐ notre " univers des possibles " pour prendre un terme de programmation linéaire. Plus fondamentalement, cette notion nommée rémanence se définit comme " le phénomène par lequel la sensation visuelle subsiste pendant un court instant après la disparition de l'excitation objective ( phénomène qui permet l'existence du cinéma ) " ( in le Dictionnaire culturel en langue française / Le Robert ). Les publicitaires ont bâti des succès et des fortunes ( David Ogilvy ) sur l’appropriation de la rémanence.
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Quand la pensée est perturbée et loin de l’homo economicus théorique, il faut comprendre qu'elle est productrice à l'excès de biais cognitifs ( cf. Daniel Kahneman ) ce qui, en matière de crise produit des effets difficiles à intégrer dans les modèles de prévision. Quand on songe que les « stress tests » effectués sur les banques en 2010 en Europe n’ont pas intégré le risque de défaut de paiement – même partiel – sur dettes souveraines, on voit à quel point notre représentation analytique ex ante peut altérer la pertinence d’un exercice de prévision. Nous posons donc la rémanence comme une donnée essentielle à la compréhension des trois années à venir. Un exemple ? Le taux d’épargne des ménages n’a jamais été aussi élevé et tout le monde s’accorde à recourir au terme d’épargne de précaution. Preuve irréfragable que nos concitoyens ont bien enregistré que la crise était loin d’être finie et qu’il fallait « mettre de côté » pour aider les jeunes générations ou honorer les futurs alourdissements de pression fiscale. A côté de la rémanence, notre analyse nous conduit à souligner l’importance de la notion d’habitus explorée finement par feu Pierre Bourdieu. Pour ce méritant Professeur au Collège de France, « l’habitus est ce que l’on a acquis et qui s’est incarné de façon durable dans le corps, sous forme de dispositions permanentes ». L’habitus recouvre les apprentissages sociaux ( famille et milieu social, éducation, collectifs de travail ) et fonctionne comme une « matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions » ( in Esquisse d’une théorie de la pratique ). Pour être concret, la rémanence est prépondérante quand vous pensez à votre voisin qui cherche du travail depuis près de deux ans là où l’habitus vous fait vous positionner par rapport à vos parents et vous poser des questions de mobilité sociale intergénérationnelle. Ce qui est sincèrement préoccupant, c’est que l’intensité et l’étirement dans le temps de la crise de 2008 placent nombre d’entre nous dans des dispositions d’esprit où la rémanence conduit à de forts niveaux de stress et l’habitus au développement d’une mésestime de soi. 2013 n’est pas finie Il est assez surprenant de voir des analystes considérer que 2013 est un peu « game over » alors même que les trois premiers mois ont confirmé brutalement un mauvais basculement de conjoncture. Si l’on peut imputer la récession qui existe en Espagne , en Italie et -‐ hélas lourdement -‐ en Grèce aux politiques de rigueur, nul ne s’attendait à des chiffres faibles pour le Royaume-‐Uni et l’Allemagne tandis que la France cultive une croissance zéro ou voisine de l'atonie. La Banque de France, elle-‐même, prévoit un recul de l'activité pour 2013.
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D’ici fin 2013, il est réaliste et assez urgent de poser que le mouvement de récession aura atteint toute l’Europe de l’Ouest ce qui a quatre conséquences pour notre pays. Première conséquence, à zéro pourcent de croissance voire en récession, la France risque de détruire des milliers d’emplois et il n’est pas illusoire de retenir un chiffre de 350000 chômeurs additionnels en 2013. Deuxième conséquence, une telle déflagration consécutive au million de chômeurs que la crise a déjà provoqué va dérégler toute une partie du tissu économique : disparition de sous-‐traitants, plans sociaux massifs dans les grandes firmes. Ceci n’est pas gage d’efficacité collective et donc de gains nets de compétitivité d’autant que, comptablement, les coûts de licenciements affecteront précisément les comptes de 2013 ce que les Assemblées Générales et autres « road-‐shows » du premier semestre 2014 auront à analyser. Troisième conséquence, en matière d’effort de discipline des finances publiques, l’objectif de réussir à améliorer notre situation de 33 milliards d’Euros comme le préconisait vivement le rapport de la Cour des comptes remis par Monsieur Didier Migaud au Premier ministre début Juillet 2012 va se heurter au principe de réalité et à la correction sévère du taux de croissance initialement escompté pour 2013. Chacun sait bien que moins de croissance, c'est encore plus d'effort pour obtenir les engagements pris en matière de déficits publics Collectivement, nous serions enthousiastes de réussir à atteindre un taux de 1,5% mais la quête de sincérité oblige, dès ce jour, à affirmer que la France ne sera peut-‐être même pas en mesure d’atteindre le tiers de ce chiffre. Dès lors que les rentrées fiscales – notamment d’impôt sur les sociétés : variable particulièrement fluctuante – seront moindres du fait de la vague récessive, on imagine le casse-‐tête pour le dynamique ministre du budget Jérôme Cahuzac. A trop alourdir la charge fiscale pour combler le manque à gagner, on déclencherait une récession auto-‐entretenue. A ne rien faire – ce qui n’est pas le style de cet ancien chirurgien – on s’éloignerait de nos engagements européens. Quatrième conséquence, notre secteur bancaire est -‐ disons – convalescent et malgré les liquidités injectées par la BCE ( qui a doublé la taille de son bilan en trois ans ), l’économie productive et les ménages ont des difficultés de financement. Une entrée claire en récession va renforcer la sélectivité bancaire et compliquer encore plus la tenue de l’appareil productif. 2014 filleule de 2013 Le mouvement récessif européen se poursuivra et dès lors les stabilisateurs sociaux vont engendrer des coûts supplémentaires pour la Puissance publique. Autrement dit, moindres rentrées fiscales et alourdissements des budgets sociaux ( Etat, départements ) iront logiquement de pair.
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En géopolitique, l’élection américaine ( investiture début 2013 ) ne changera guère de choses puisque la réélection du Président Obama en novembre 2012 s'est accompagnée d'une victoire républicaine à la Chambre des Représentants. L’entrée de la Russie dans l’OMC ( Organisation mondiale du commerce ) qui est une nouvelle favorable n’aura pas encore porté ses fruits tandis que la Chine, en ralentissement économique et en transition politique, n’aura pas de regards particuliers pour la zone Euro sauf pour y réaliser des achats opportunément servis par la décote des entreprises. 2014 sera donc aussi une année rude sauf si on reprend les fondamentaux du capitalisme et que l’on se souvient que les crises sont une épreuve pour les faibles mais une source d’opportunités pour les forts. Prenons, à titre d’exemple, la belle opération de la BNP lors de son rachat de Fortis. Autrement dit, ce qui pourrait modifier la donne dans la sphère productive devrait venir d’une reprise du mouvement de concentration particulièrement dans les banques et les assurances où la dépréciation sincère des actifs ( appelée de ses vœux par Monsieur Daniel Lebègue en sa qualité de Président de l’Institut Français des Administrateurs ) va être un moment rugueux. 2015 arc en ciel ou fumerolles ? Nous pensons, après examen de nombreux paramètres, que nous nous situons dans une crise qui relève du cycle de Juglar autrement dit que les difficultés peuvent s’étendre de 7 à 10 ans. En calant le point de départ en 2007 ( crise des subprimes et de « l’overdraft economy » ), on pourrait estimer que 2015 pourrait être le début d’un arc en ciel du fait de la gestion – enfin maîtrisée – de la crise de l’euro et du fait que les nouvelles technologies ( biotechnologies, automobile, domotique, communications, etc ) vont générer un flux de croissance que Schumpeter a traditionnellement décrit et analysé. A titre personnel, l’idée d’un rebond de la croissance par l’irruption de produits nouveaux est notre point d’entrée en 2015. Autrement dit, ces produits ne seront pas assez bien placés en 2014 mais auront décollé ( sur la courbe du cycle de vie de Raymond Vernon ) en 2015. Mais, à côté de cette lumière verte, on note encore bien des aléas qui peuvent faire que 2015 soit l’année où les fumerolles du volcan commenceront à être visibles. Cinq remarques visant notre Europe : 2014-‐2015 Nous pouvons avoir échoué à bâtir une zone monétaire optimale issue des travaux de Gunnar Mundell et chère à l’éminent Christian Saint-‐Etienne. Nous pouvons être confrontés à une crise du financement public du fait de paramètres d’évolution négative : voir travaux d’Hippolyte d’Albis sur le coût de la longévité ( dépendance ) et importance des budgets sociaux anti-‐crise.
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Nous pouvons voir le pilier fondamental de la croissance française, à savoir la demande intérieure, ( par opposition aux exportations et aux commandes publiques ) demeurer faible du fait de l’effet Modigliani-‐Duesenberry. Ils ont démontré que la consommation nationale au temps (t) dépend bien entendu du revenu au temps (t) mais aussi des revenus du proche passé. Le lecteur retrouve ici notre attachement intellectuel aux notions de rémanence et d’habitus qui pourraient avoir pour conséquence de nous placer face à une demande modérée. Nous avons, pour l’instant, des taux bas et une politique expansionniste monétaire semble se profiler à Francfort. Pour l’heure, ce hiatus entre les injections de liquidités et leur non-‐arrivée dans le circuit productif nous incite à penser que l’on retrouve la propension pour la liquidité et la thésaurisation décrite par Keynes lorsque la faiblesse des taux nous place dans la « trappe à liquidités ». Ce phénomène nous semble aussi important à juguler que les déficits publics nominaux car il nous écarte du chemin vertueux de la croissance. Nous sommes convaincus que la crise qui va reprendre de l’énergie du fait de l’ampleur géographique et quantifiée de la récession va nous contraindre à réviser bien des schémas. Il y a dix ans, une telle contribution ne vous aurait pas entretenu de rémanence. D’une crise, il sort des citoyens usés et largement éprouvés mais aussi des gens innovants et bâtisseurs comme le furent Henri Lachmann, Claude Bébéar, Michel Pébereau ou Antoine Riboud. A ces futurs décideurs de garder en tête – voire dans le cœur – la phrase de Julles Vallès dans l’Insurgé : « Le capital mourrait si, tous les matins, on ne graissait pas les rouages de ses machines avec de l’huile d’homme ». Quant on pense à l’agence de publicité BDDP des années 80, quand on pense à Apple ou Google, il y a un management nouveau qui devra se coaguler avec l’essor de l’innovation dans nos sociétés complexes. D’une crise comme celle que nous traversons, il faut aussi savoir déceler les conséquences micro et macro-‐économiques de ce que Kenneth Boulding a appelé le « capital de réciprocité ». Il a longtemps étudié les rapports sociaux contemporains et relevé que la logique de marché n’explique pas tous les flux d’échanges. Il y a des solidarités familiales, sociales, syndicales qui forment un ensemble de relations d’échange qui vont aider nos concitoyens à traverser la crise. Entre l’économie ouvertement souterraine et l’économie de la main tendue, la crise apporte son lot de variables que les modèles de prévision n’intègrent pas exhaustivement. Une conviction contestée : l’inflation Sur la période considérée, 2013-‐2015, nous avons pris connaissance de nombres d’études qui tendent à conclure avec netteté que la déflation sera le processus dominant à l’instar de l’immobilier espagnol, par exemple.
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Après examens de différents travaux et d’études reconnues, notre conclusion est divergente. Nous pensons que des tensions inflationnistes vont apparaître pour plusieurs raisons. D’abord, tout simplement du fait du prix des matières importées telles que l’énergie et certains produits manufacturés dont la crise n’affecte pas le prix nominal. Puis, en vertu de la théorie des anticipations rationnelles, ceux qui pourront être « price-‐maker » comme disait Walras tenteront de préserver leurs marges voire d’avoir un comportement de mark-‐up décrit en son temps par Boyer et Mistral ( école de la régulation ). De manière simple, à peine le gel est annoncé, que les salades pourtant déjà récoltées voient leurs prix monter au marché de Rungis. En matière de prix, la crise peut signifier braderie, elle peut aussi signifier effet d’aubaine surtout dans un pays qui escompte une pression fiscale plus forte à ( t + 1 ). L’économiste Serge-‐Christopher Kolm avait démontré dans les années 80 les conditions de transmission sectorielle de l’inflation : en reprenant une approché méso-‐économique, nous souscrivons à sa perception. Ainsi, à l’encontre de nombreux contributeurs et analystes, nous estimons que 2013 sera l’année de la slumpflation : terme issu de l’expérience britannique de la fin des années 70 où le pays a du subir à la fois la récession et l’inflation. Dans « Plaidoyer pour une France qui doute » de Jean Boissonnat ( 2004 ), l’auteur nous donne des raisons d’optimisme et nous les partageons par-‐delà les chocs qui nous attendent. Dans une émission ( « C dans l’air » du 22 Août 2012 ) le Professeur Philippe Dessertine et l’estimé Jean-‐Michel Six ( Economiste en chef pour l’Europe de l’agence de notation Standard & Poor’s ) sont convenus de dire que la solution à la crise mondiale doit venir de l’Europe et que les mois à venir vont être décisifs. Abondant dans leurs sens, notre conclusion viendra d’Edgar Morin car la crise est aussi un défi neuronal : « Quand on arrive par des voies empirico-‐rationnelles à des contradictions, cela ne signifie pas nécessairement une erreur mais l’atteinte d’une nappe profonde de la réalité qui ne peut pas être traduite dans notre logique » ( Science et conscience 1990).
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XXI
2013 – 2015 : " Les 3 sorcières " ?
La crise économique et sociale de l'Occident est un fait historique que 2012 est venue conforter. A horizon trois ans, que penser ? Résilience du système et reprise tangible ou survenue plausible de trois sorcières ?
Lorsqu'en 2007, la crise des subprimes a éclaté aux Etats-‐Unis, nul n'aurait pu concevoir qu'elle irait jusqu'à faire frôler le précipice à l'édifice financier mondial après que les autorités aient malencontreusement refusé d'apporter leur aide à la célèbre banque Lehman Brothers en 2008. L'économiste Nouriel Roubini avait pris – avec lucidité -‐ la parole sur les risques encourus en amont de la survenue de la crise de 2007 mais n'avait pas totalement fait l'hypothèse d'une telle thrombose sur le marché inter-‐bancaire. Finalement, qu'on le veuille ou non, la crise a pour origine une triple action d'ordre politique. Tout d'abord, le mot d'ordre de l'Administration du Président Georges W. Bush qui voulait développer le nombre d'accédants à la propriété aux Etats-‐Unis et a laissé la FED avoir une politique laxiste afin de financer ces endettements multi-‐compartiments et massifs. Puis, il y a eu les conditions de financement de l'effort de guerre : quand la première armée du monde est lancée dans des opérations extérieures aussi lourdes et que sa monnaie n'est pas en danger ( puisque devise de réserve mondiale ) on profite de la notion de " déficit sans pleurs" de feu Jacques Rueff ( économiste-‐conseil du Général de Gaulle ) avant d'aboutir à une exigibilité croissante de dettes significatives. Enfin, l'équipe qui entourait le Président Bush – partiellement composée d'anciens de Goldman Sachs – a totalement écarté de sa vision le risque systémique lié à la chute de Lehman Brothers. Nos enfants ou petits-‐enfants apprendront le prix de ces décisions majeures dont il faut avoir conscience qu'elles ont dû dépendre de l'analyse et de la décision d'une poignée d'hommes plus restreinte que les dix doigts des mains de l'être humain. S'agissant de la crise immédiatement apparue avec la faillite de Lehman Brothers, la relecture du livre de Gilles Finchelstein et de Matthieu Pigasse ( "Le monde d'après, une crise sans précédent" ) est toujours aussi éclairante. Comme se plaisent à le résumer les auteurs : " le monde a dansé sur un volcan ".
Par-‐delà le sauvetage public des banques commerciales par apports de liquidités publiques, la période 2009-‐2012 de trois ans restera marquée par l'effritement sérieux de la croissance, les difficultés de financement de l'économie liées aux préoccupations internes des banques ( on prête quand on est certain de sa survie ), l'émergence de la crise des dettes souveraines, les attaques spéculatives contre la monnaie européenne et hélas la survenue d'un chômage de masse.
Reprenons ces points pour tenter de cerner leur trajectoire balistique d'ici à 3 ans.
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1 ) L'effritement sérieux de la croissance est une donnée certaine en 2013 et 2014. 2015 pouvant venir nous surprendre favorablement. Nous avons déjà écrit que 2013 sera une année de récession pour la France pour trois raisons centrales : la politique budgétaire pro-‐cyclique qui va contracter l'activité, notre perte de compétitivité plus durable qu'on ne le pense, l'environnement économique récessif ( Espagne, Italie, fort ralentissement en Allemagne ). 2 ) Le financement de l'économie est actuellement une difficulté majeure. Nous sommes en pleine phase de "credit-‐crunch" ( resserrement du crédit ) et les normes dites Bâle III de ratios prudentiels et d'autres facteurs n'incitent pas les banques à s'exposer. Ayant souffert de la chute de leurs cours boursiers, confrontées à des exigences renforcées en fonds propres, préoccupées de la qualité des créances qu'elles détiennent dans leurs bilans, les banques sont fort logiquement des agents économiques en position d'expectative. D'autant que trois législations les attendent à court terme ( d'ici à 24 mois ) : la loi bancaire Moscovici dont on situe mal le cadre analytique ( et davantage le respect d'une parole de candidat à l'élection présidentielle ), la Directive Liikanen sur la structure des banques ( qui obligera à modifier la loi française de 2013... ) et enfin la supervision bancaire de 2014 dont on peut regretter le format a minima ( voir notre chapitre supra sur cette question ).
3 ) La confirmation de la crise des dettes souveraines. Beaucoup reste à accomplir en Grèce, l'Espagne demeure incertaine et porte, selon nous, un risque bancaire systémique. L'Italie risque de connaître une incertitude politique préjudiciable tandis que la France ne parviendra pas – au grand dam de bien des acteurs économiques – à tenir ses objectifs. Tout ceci ne milite guère pour une stabilité de l'euro loin de la notion de "zone monétaire optimale" définie par Gunnar Myrdall. Selon l'Agence France Trésor ( publication du 20/12/2012 : " Programme indicatif de financement de l'Etat pour 2013 " ), le besoin de financement de l'Etat sera de 170,8 milliards d'euros en 2013 répartis en quatre postes : amortissement de la dette à long terme ( 60,8 Mds ), amortissement de la dette à moyen terme ( 46,1 Mds ), amortissement de dettes reprises par l'Etat ( 1,6 Mds ) et déficit budgétaire ( 62,3 Mds ). D'un côté, ce communiqué nous apporte une source de réconfort : " Les rachats de titres par l'AFT avant leur échéance ont été d'un montant de 23,5 Mds en 2012. Cela a ainsi permis de réduire de 18 Mds les amortissements de la dette arrivant à maturité en 2013 et de commencer à réduire le montant des amortissements de dette arrivant à maturité en 2014 pour un montant supérieur à 5 Mds d'euros ". D'un autre côté, l'actualité récente nous indique que des engagements budgétaires non financés sont pris et que le ralentissement économique pourrait aller jusqu'à représenter 25 milliards de manque à gagner sur le plan des recettes fiscales. Autrement dit, nous n'adhérons pas au chiffrage de 62,3 Mds d'euros de déficit budgétaire qui est exact ( au moment de sa publication à l'instant t ) avec des prévisions hasardeuses ( +0,8% de croissance du PIB dans le PLF 2013 ). La conclusion opérationnelle étant qu'un collectif budgétaire ( mi-‐mars 2013 ? ) recalera nécessairement 'hypothèse de croissance, le déficit et définir de nouvelles quêtes de rentrées budgétaires. Sur différentes places boursières, notamment Wall Street, les troisièmes vendredis de chaque mois sont surnommés les trois sorcières du fait de l'expiration de différentes options et contrats à terme. Face à cet événement technique, les marchés sont historiquement reconnus comme étant déstabilisés par l'énoncé des "futures" au terme mensuel ( ou autre ) suivant.
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Dans le cas de l'AFT, les adjudcations des titres indexés sur l'inflation se tiennent le troisième jeudi du mois ( à l'exclusion des mois d'août et de septembre ).
Compte-‐tenu de la structure de notre dette détenue à 62,7% ( Juin 2012 : source AFT ) par des non-‐résidents, il y a fort à parier que les conditions de notre refinancement d'ici à deux ans vont être plus complexes qu'à ce jour. La matière est trop sérieuse pour dire que nous sommes dans la période de la " drôle de guerre" mais il est clair que le flou entourant la maîtrise de la dépense publique coagulé avec la certitude de charges nouvelles vont créer un point de fixation : sur ce sujet, les trois sorcières sont devant nous.
Crise budgétaire, croissance évanouie, chômage de masse sont les faits qui se masquent derrière la référence aux trois sorcières. Ayant évoqué le budget et le risque de récession, il convient d'examiner la variable-‐clef que représente le sous-‐emploi. Comme l'ont écrit Alfred Sauvy et Raymond Aron, le progrès technique permet de produire davantage et plus vite avec moins de personnels. Cette réalité tendancielle n'a aucune raison sérieuse d'être démentie d'ici à trois ans. Dès lors, certains grands groupes continueront à se moderniser et à être – hélas – destructeurs d'emplois.
Parallèlement, Keynes a décrit l'importance de la notion de demande anticipée qui conditionne la propension à investir. Les anticipations des ETI et des PME étant médiocres, il en découle une politique d'embauche économe voire auto-‐censurée.
Enfin, il y a un point important que le rapport de Monsieur Louis Gallois n'a pas estimé utile de développer. Ayant évoqué le déficit de notre commerce extérieur, ce document a abordé essentiellement la compétitivité-‐prix et est resté assez discret sur les éléments hors-‐prix ( tenue des délais, qualité, degré d'innovation incorporée, etc ). De plus, il est surtout resté dans une logique que l'économiste David Ricardo a démontrée il y a deux siècles : celle des avantages comparatifs et celle de la spécialisation internationale. Or, Paul Krugman ( prix Nobel d'économie en 2008 ) a réussi à établir que les échanges ne portent pas nécessairement entre des économies complémentaires mais souvent entre des économies semblables du fait de " la préférence pour la diversité des consommateurs " : préférence qui induit une spécialisation par marque et pas seulement par produit. Son exemple de l'industrie automobile est clair.
Dès lors, L'Oréal ou Danone seront nos atouts là où bien d'autres entreprises ne sont mises en capacité de se hisser au niveau de la notion de marque de référence. Ce point rarement explicité justifie la faiblesse de certains carnets de commande hexagonaux et le sous-‐emploi que celle-‐ci génère.
L'ancien président de l'Union des Fabricants ( et actuel secrétaire général du groupe LVMH ) Marc-‐Antoine Jamet a fréquemment communiqué sur l'aspect positif d'un capital immatériel bien exploité.
D'ici trois ans, notre pays doit accomplir un bond en avant en matière de fiabilité et de notoriété de ces produits manufacturés et savoir conserver ses avantages concurrentiels dans tel ou tel secteur de services.
La crise qui va se déployer en 2013 s'atténuera-‐t-‐elle en 2014 ? Rien n'est moins sûr car de profonds déséquilibres vont apparaître lors de la future année et induire des ricochets en 2014 et 2015.
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On imagine en effet mal 2014 avec un taux de croissance frôlant les 2% : or, c'est à partir de ce chiffre que l'économie française n'est plus destructrice d'emplois. Autrement dit, l'effort demandé au corps social et à des milliers d'hommes et de femmes n'est pas encore dans sa phase conclusive.
A l'issue de cette contribution, nous devons ajouter notre conviction sur le redémarrage de l'inflation ( que le gouverneur de la Banque de France évoque explicitement dans un bulletin récent : "Politique monétaire, action pour la stabilité et reprise économique", chapitre 1 du Rapport annuel de la Banque de France ) qui nous amènerait à de la stagflation voire à de la slumpflation si la récession est concomitante de cette hausse des prix. Pour les chartistes, se reporter à la situation espagnole où l'inflation succède à une courte phase de déflation : source IFE. Tout cela ne dresse pas un tableau facile à accepter mais il ressort de nos analyses et de nos échanges avec des opérateurs économiques et bancaires variés. On ne soigne pas un diabétique sans lui dire son taux de glycémie : la France ne se redressera que si des choses exactes et sincères lui sont dites. Il y a trop longtemps qu'une certaine partie de la classe politique a remis à demain ce qu'aujourd'hui exigeait déjà d'accomplir.
Face aux trois sorcières, nous avons les atouts du courage et de l'intelligence de notre pays. Kenneth Boulding a nommé " le capital de réciprocité" l'ensemble des relations informelles qui aide une population à traverser une crise. L'économie de la main tendue et l'économie informelle alliées aux amortisseurs sociaux devraient nous permettre de traverser les peurs objectives du déclassement social. Tel est bien entendu notre souhait personnel déjà exprimé dans le présent ouvrage.
Pour le reste, n'oublions pas la pertinence d'Emile Zola ( "La vérité en marche" ) : " La vérité et la justice sont souveraines, car elles seules assurent la grandeur des Nations".
Oui, être respectueux et sincères sont des moyens de réduire les trois sorcières et d'alimenter la nécessaire résilience.
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XXII
Confiance et politique économique Plusieurs informations venues d’Allemagne nous indiquent que la politique économique de la France de 2012 et de 2013 inquiète. Tant les milieux privés que les Pouvoirs publics. En France, par-‐delà les options partisanes, de nombreuses questions se posent sur l’ensemble de l’échiquier politique. Examinons donc les rapports entre la notion de confiance et la politique économique.
La politique économique est définie de manière académique comme recouvrant trois fonctions. 1 ) Une fonction d’allocation des ressources par laquelle les dépenses de l’Etat assurent les lignes directrices de la politique générale du Gouvernement. Dans le cas du Gouvernement Ayrault, il s’agit ici notamment des dépenses d’éducation ou des investissements en recherche et développement.
2 ) Une fonction de stabilisation macro-‐économique par laquelle l’Etat assure la stabilité des prix et notamment parvient à contenir le différentiel d’intérêts qui concerne le financement de notre dette souveraine.
3 ) Une fonction de redistribution par laquelle l’Etat utilise le levier fiscal pour assurer une justice sociale définie selon les critères de l’équipe au pouvoir. En ce moment, on parle ici de « redressement juste » dans le cadre d’un puissant effort fiscal demandé aux ménages et aux entreprises.
Au plan conjoncturel, la France est dans une position délicate clairement située en-‐dehors du corridor d’Axel Leijonhufvud ( 1968 ) qui préconisait alors – dans ce type de cas de figure -‐ de revenir à de classiques méthodes keynésiennes. De fait, le choix d’une pression fiscale ( au détriment d’économies accrues sur les dépenses publiques ) dans la Loi de finances pour 2013 risque d’être pro-‐cyclique et d’accroître les altérations portées à la croissance par la conjoncture environnante. Autrement dit, un premier manque de confiance vient d’une politique qui n’est pas contra-‐cyclique alors que les prévisions de croissance du PIB pour 2013 ne cessent d’être revues à la baisse. Loin des
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0,8% du PLF 2013, le consensus s’établit autour de 0,2%, dans la meilleure des hypothèses.
La politique économique retenue par le Président Hollande retient, au grand dam de l’aile gauche de sa majorité, des points invariants de référence : adhésion à l’OMC et à la mondialisation, maintien dans l’euro, accord sur l’intensification de l’intégration européenne. Pour notre part, au risque d’être vilipendé par certains, cette trilogie nous parait crédible pour les intérêts futurs de notre pays mais délicate à tenir en phase d’atonie de la croissance et de chômage de masse. L’économiste Antony Downs a expliqué dès 1957 ( An economic theory of democracy ) que « les partis définissent des politiques pour gagner des élections plutôt qu’ils ne gagnent les élections pour définir des politiques ». Or, c’est précisément le sentiment que donnent certains signaux gouvernementaux. Pour une large partie de l’opinion publique française orpheline des seules compétences macro-‐économiques incontestables de Dominique Strauss-‐Kahn, il y a questionnement et derrière celui-‐ci il y a objectivement érosion de la confiance.
Nombre d’agents économiques vivent ce ressenti et leur instinct les place sur la défensive vis à vis des Pouvoirs publics : « L’oiseau construirait-‐il son nid s’il n’avait son instinct de confiance au monde ? ». Gaston Bachelard. ( La poétique de l’espace ).
Pour reprendre et exploiter une information connue en marketing, à savoir la règle des 4P ( product, price, place, promotion ), on va pouvoir observer que la confiance est là aussi abîmée selon plusieurs niveaux distincts. Les 4P sont produit, prix, distribution et promotion. S’agissant de la politique française, le contenu ( produit ) est contesté au plan de l’analyse économique. ( Keynes et autres points cités infra ). Son prix ( les efforts fiscaux vs le faible apport de l’Etat ) est incompris. Sa distribution, c’est à dire la diffusion du message a été incertaine voire erratique selon les contradictions publiquement exposées. Sa promotion visant, par exemple, à mieux expliquer que les efforts de 2013 seraient utiles à la Nation dans une deuxième étape n’est pas passé. Seul le dynamique ministre Jérôme Cahuzac a réussi à rendre audible son équivalence sémantique entre dette et « impôt à la naissance ». Pour le reste, les communicants pourraient démontrer que le trio cible, message, tuyau a été mis dans l’ornière.
Une idée et une visualisation simple : mettez dans le même compartiment de TGV le Ministre Bernard Cazeneuve, le Ministre Benoît Hamon et les Sénateurs Jean-‐Vincent Placé et Pierre Laurent. Comme dirait la porte-‐parole du Gouvernement : pas de couacs !
Au stress de la crise qui râpe méthodiquement bien des existences depuis une demie décennie, à l’angoisse induite du déclassement social, les Pouvoirs publics ont ajouté – par leur souhait du débat démocratique qui demeure respectable par ailleurs – une irritation citoyenne face à cette série de haut-‐parleurs cacophoniques. Ceci a été et demeure un foyer d’altération de la confiance y compris de nos partenaires étrangers ( Mme Merkel, M.Monti notamment ) et de la Commission de Bruxelles.
En 1990 dans son livre ( Institutionnal change et economic fundamentals ) le prix Nobel d’économie ( 1993 ) Douglass North a démontré l’importance de l’histoire économique. Si l’on fait un peu d’histoire française contemporaine, il est aisé de se souvenir de l’immense espérance soulevée par l’élection en Mai 1981 de l’élu du Morvan François Mitterrand. Quelques semaines plus tard, son truculent Premier ministre Pierre Mauroy décidait de se jeter dans un combat anti-‐chefs d’entreprise. Certains d’entre nous ont en mémoire le trop célèbre cri : « il faut faire rendre gorge aux patrons » de 1981. Très vite
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un certain recadrage a eu lieu alors qu’en 2013, même après le surprenant mouvement des pigeons, l’opinion ressent un fossé sérieusement perceptible entre le monde des entrepreneurs et celui du pouvoir en place. Ceci est probablement normal compte-‐tenu des options politiques supposées ou affichées des uns et des autres mais passé un stade de normalité, on tombe vite dans l’anomalie de leadership qui sape la confiance et engendre des initiatives un peu hasardeuses ( appel de 98 grands patrons dans le Journal du Dimanche fin 2012 ) au regard de l’attractivité de notre pays.
Après cette mention à l’histoire économique ( chère au Professeur Jean-‐Charles Asselin ) et à un certain choc des cultures, il faut aborder une question économique d’importance qui a été élaborée et démontrée par Kenneth Arrow dès 1951 ( Choix collectifs et préférences individuelles ) : le théorème du « no bridge » ( de l’impossibilité ) qui établit qu’il ne peut y avoir de relation de préférence collective cohérente à partir des relations de préférence de chacun des agents. Autrement dit, la politique économique décidée ne peut se fonder sur une relation prévisible et quantifiée entre la micro-‐économie ( le corps social ) et l’impact de son contenu ( macro-‐économie ). A l’heure présente, l'incontournable révision à la baisse de l’hypothèse de croissance retenue dans le PLF 2013, l’aspect hélas pro-‐cyclique des choix effectués, le maintien des forces récessives en Europe sont des éléments qui ont conduit le Gouvernement à élaborer un collectif budgétaire dès le début 2013. Certains le savaient. Certains le sentaient. Or, la confiance ne peut s’installer dans une telle instabilité du climat des affaires : les décisions publiques – notamment fiscales – prises de manière récursive n’y aident pas. Une politique économique maîtrisée suppose un « fine tuning », un peaufinage conjoncturel et des socles de cohérence. On voit bien que le Gouvernement n’est pas unanime sur le choc devenu trajectoire devenue « pacte de compétitivité » lié au rapport Gallois sur la compétitivité. Derrière ce texte, il y a possiblement 400000 destructions d’emplois si rien de crédible n’est rapidement engagé ou à l’inverse le début d’une courbe en J où notre Nation pourra espérer rebâtir une industrie. Là encore, les atermoiements – difficiles à ne pas déceler – posent question sur le cap tandis que le bruit des aiguilles du temps filent sous nos yeux inquiets. Le génial publicitaire David Ogilvy avait réalisé une publicité pour une voiture de haut de gamme en indiquant « qu’à 60 miles le bruit le plus fort viendra de la pendule du tableau de bord » ( « At 60 miles an hour the loudest noice in this new Rolls-‐Royce comes from the electric clock » ).
Le tableau de bord économique de la France est difficile pour la nouvelle majorité et ses mesures sont nécessairement impopulaires. Toutefois, la confiance en sa politique économique dépend autant de paramètres techniques que du bruit de l’horloge dans le char de l’Etat qui s’apparente – à ce jour -‐ davantage à Big Ben qu’à un discret et feutré réveil de voyage.
Si ces conditions devaient perdurer, le voyage serait alors aussi chaotique que les déplacements sur les vieux chemins de terre qu’appréciait le marcheur François Mitterrand dans le Morvan. Or comme l’a si bien écrit Paulo Coelho : « Quand on voyage vers un objectif, il est très important de prêter attention au chemin. C’est toujours le chemin qui nous enseigne la meilleure façon d’y parvenir, et il nous enrichit à mesure que nous le parcourons ».
Vu de Londres ou de Berlin qui interpelle ouvertement la notion de confiance, la France doit ressembler à une drôle de République dont le précédent Président était parfois un peu "commis voyageur" par son nombre de déplacements et dont l’actuel semble
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craindre de se commettre à fixer un cap tenable pour le voyage historique inscrit dans la durée que lui confère les institutions de Vème République.
Tel est l'état de la cartographie des risques que nous soumettons loyalement à notre lectorat.
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XXIII
Pour que revive la flamme de l’Aménagement du territoire !
Une Nation, c'est d'abord un territoire où résident avec plus ou moins de bonheur des hommes et des femmes et leurs enfants. C'est à l'Etat de leur rendre espoir en leur fournissant un cadre de vie le plus épargné possible des méfaits de la modernité. Des méfaits des pollutions sonore, atmosphérique, etc. Des méfaits issus des excès de certains urbanistes.
La France a un effort à accomplir en quantité et en qualité de logement. Nous pensons qu'une nouvelle donne en matière d'aménagement du territoire serait de nature à améliorer la qualité de vie de nos concitoyens.
Selon les termes du décret paru le 16 Mai 2012, le ministère du Logement s’est vu adjoindre une responsabilité et appellation nouvelle : celle de « l’égalité des territoires « . Or, si Madame Duflot a déjà pris plusieurs initiatives en matière de logement ( dont un décret sur les loyers ), un certain mutisme entoure la politique destinée à l’égalité des territoires. Alors, stand-‐by ou arlésienne ?
Tout ne peut pas être fait en six mois ou presque mais on peut toutefois s’interroger sur l’énergie réelle qui va porter cette innovante dénomination administrative d’égalité des territoires. Un géographe incontestable comme Yves Lacoste a montré depuis des décennies que notre pays est inégal. Un postier des Landes sait bien que son travail est moins périlleux que celui que doit assurer son collègue pour la distribution de courrier par temps d’hiver dans le fond des Vosges. Si l’on schématise en quatre grandes familles de territoires ( grandes villes, villes, espace rural traditionnel comme le bocage, espace rural complexe comme l’Ariège ), on perçoit assez vite que la notion d’égalité des territoires supposera précisément d’organiser la gestion des inégalités que la nature et le développement économique ont imposées.
En fait, d’aucuns s’interrogent sur un intitulé qui viserait la seule inégalité entre les banlieues et le reste du pays là où il y a tant à faire partout ! Pour l’heure, par-‐delà cette question non neutre et étatico-‐freudienne du libellé ministériel, l’harmonie du territoire nous semble l’arlésienne de la politique actuellement conduite : nous pensons que ce signal faible est un très mauvais présage alors que les besoins demeurent immenses.
Dans le cas de Paris, le réaménagement contesté des voies sur berges récemment confirmé n’est pas une quête d’égalité des territoires : c’est une décision politique d’aménagement du territoire en fonction de priorités stratégiques et d’un souhait de « rendre la ville à ses habitants « ( sic ) et non à des flux d’automobiles. Au risque de tenter une synthèse, il nous apparaît que l’égalité est une chimère là où l’aménagement est un devoir de l’ensemble des collectivités publiques à commencer par l’Etat et les fonds structurels européens.
" Travailler et vivre au pays " était un slogan des partis de gauche dans les années 1970 immédiatement postérieur aux luttes paysannes du Larzac qui refusaient l'extension de
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terrains militaires. Autant dire que la bataille autour de l'espace foncier est une vieille histoire et que la notion d'aménagement du territoire est toujours une idée neuve. Hélas cette idée est portée par des outils dont la rouille rend certains rouages fragiles et transparents.
En 1979, le jeune Jean-‐Louis Bianco ( futur directeur de la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007 ) développait dans les Alpes de Haute-‐Provence – avec l'accord du Ministère de l'Intérieur -‐ le concept d'Agence de Service Public qui réunissait plusieurs villages autour de sujets mis en commun. Sans schématiser, ceci a contribué à l'émergence des futures communautés de communes issues de la loi de 1992 par opposition aux regroupements autoritaires de communes posés par la loi du 16 Juillet 1971 dite loi Marcellin. La décentralisation des lois Defferre de 1982 et autres décrets d'application ont donné leur liberté aux communes qui exercent désormais leurs pleines compétences : tout ceci a parfois facilité l'aménagement du territoire. Parfois, tout s'est embrouillé et on a ainsi pu voir des zones artisanales ou des mini-‐zones industrielles se côtoyer et demeurer hélas à moitié vides. L'aménagement du territoire qui concerne l'habitat, les transports, les activités commerciales recherche donc une harmonie spatiale entre les besoins humains. Typiquement, Paris ( pris au sens large ) est une aberration : beaucoup d'emplois sont à l'Ouest ( La Défense, etc ) tandis que les logements sont à l'Est depuis Montreuil jusqu'à Marne-‐la-‐Vallée. L'aberration est à son comble lorsqu'on analyse les pratiques ferroviaires et que l'on découvre que de plus en plus de personnes viennent travailler à Paris tout en vivant de plus en plus loin : Vendôme ( effet Tgv ), Rouen, Montargis et Reims ( effet Lgv ). Toutes les études le démontrent à l'unisson, en vingt ans, les temps de trajet " domicile-‐travail " ont vraiment augmenté et ceci est un des premiers échecs de l'Etat et de l'aménagement du territoire. Parenthèse intéressante, l'Etat n'a jamais voulu en 2010 inclure dans la notion de pénibilité le trajet domicile-‐travail même lorsque celui-‐ci dépassait trois heures par jour. ( débat sur les retraites ). Ces navettes, ce " commuting " quotidien est épuisant et réduit le temps libre à sa plus simple expression : il démontre la rouille d'un bel outil initialement performant qui s'appelle la Datar : Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Rurale. Instituée par le Décret du 14 Février 1963 ( -‐ il y a donc près de 50 ans -‐ ), la Datar a eu plusieurs pères dont le célèbre homme politique de la IVème République : Eugène Claudius Petit qui ne cessa de militer pour que l'on évite ce que le géographe Jean-‐François Gravier avait nommé " Paris et le désert français " dès 1947.
De 1963 à 1974, l'action de la Datar fut relativement aisée car il s'agissait de répartir des surplus avec des moyens budgétaires : ainsi, pour attirer telle usine à tel endroit, l'Etat lui accordait une Pat : prime à l'aménagement du territoire généralement définie par emploi net créé. A partir de la crise de 1973, les choses se sont tendues et le freinage budgétaire a contraint la Datar, initialement définie comme une Administration de mission ( de " coups " ) à devenir une structure économe de ces deniers ( administration de " coûts " ).
De hautes personnalités comme Olivier Guichard et surtout l'éminent Jérôme Monod ( réputé pour sa parfaite connaissance de la carte cantonale ) avaient des capacités
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d'influence sur le secteur privé que n'ont pas eu leurs successeurs tels le Préfet de région André Chadeau ou plus récemment le préfet Nicolas Jacquet voir l'actuel " datar " le Préfet Emmanuel Berthier. A sa décharge, le climat de disette budgétaire est encore pire qu'il y a dix ans.
L'aménagement du territoire n'est plus militant comme du temps de Philippe Lamour qui écrivait dans 60 millions de Français ( en 1967 ) : "L'aménagement du territoire /.../ c'est la croisade de tous les Français pour la conquête et la construction de leur avenir. C'est l'expression nouvelle de l'esprit civique ". C'est dans cet esprit civique que se trouve le creuset de l'espoir du vivre ensemble.
Les militants convaincus se sont malheureusement estompés au profit de fins connaisseurs des rouages de l'Etat et des réunions interministérielles à n’en plus finir : là où il fallait continuer à générer des externalités ( au sens économique de ce terme ) la Datar s'est faite engluer dans des débats subalternes et ainsi la loi Pasqua du 4 Février 1995 n'a pu aboutir à faire émerger un de ses principaux buts : l'élaboration d'un schéma national d'aménagement et de développement du territoire.
Voilà une erreur que l'on ne cite jamais et qui est pourtant devant nos portes. Le quinquennat qui s'amorce permettra-‐t-‐il de relancer la notion d'aménagement du territoire, nul ne le sait encore ? Et objectivement, l’ex-‐leader des Verts semble davantage préoccupée par la maîtrise incontestablement complexe du Ministère du Logement que par l’aménagement du territoire.
Le bilan actuel est objectivement alarmant : 1 ) Congestion de la Région parisienne.
2 ) Crise généralisée des banlieues notamment en matière de services publics.
3 ) Désertification rurale ici ou là. 4 ) A l'inverse, rurbanisation ( citadins revenant vers la campagne ).
5 ) Mitage des terres agricoles fertiles par des lotissements ( Exemple carte aérienne de la Seine et Marne entre 1999 et 2009 ).
6 ) Friches industrielles non réhabilitées.
Tous ces éléments incontestables plaident pour une relance de la Datar et des Fonds régionaux européens qui doivent accepter de voir leurs instances de décisions ouvertes à des associations et à des personnalités du monde de l'entreprise.
Seule innovation récente : la notion de climat et de trame verte et bleue que les lois Grenelle I et II ont incluses dans l'aménagement du territoire. Bilan mitigé...
A l'heure où la mondialisation rend mobiles les capitaux et le choix des lieux de production ( donc le lieu où vit le facteur travail ), il nous semble urgent de fédérer ( voire fusionner ) les politiques d'attractivité du pays et l'aménagement du territoire.
Ni le pouvoir précédent ni l’actuel n’ont engagé de réflexion sur ce thème économiquement défendable et administrativement pertinent.
A l'heure où l'on sait qu'il vaut mieux ( coût pour la collectivité publique ) qu'une personne âgée reste chez elle le plus longtemps possible, on peut souhaiter que le plan dépendance ( ou autonomie pour utiliser le nouveau vocable ) comporte un volet aménagement du territoire.
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Il y a plusieurs années, la Poste avait développé le concept de polyvalence postale en zone rurale. Cela voulait dire, par exemple, que la distribution du courrier pouvait s'accompagner de distribution de quelques petites "courses" : pain, journal. Ce que nos anciens, en campagne, appellent leurs « commissions ».
Face au tassement de son chiffre d'affaires dû notamment au développement des mails et à l'ouverture à la concurrence, la Poste s'est repliée sur sa coquille et propose des agences postales de type croupion dans des coins de supérettes. Est-‐ce économiquement valable pour son compte d'exploitation ? Certainement, oui. Est-‐ce pertinent pour des millions de gens ? Un calcul macro-‐économique sérieux a-‐t-‐il été fait ? On présuppose la réponse et on ne peut que regretter que la rouille des outils suscitée par les décideurs ne soit l'inconfort journalier de millions de citoyens devenus, sur ce thème, de simples sujets.
Madame Duflot a longtemps milité pour l’agriculture de proximité et est fort diplômée en économie urbaine : ses compétences étant par conséquent clairement présupposées, reste à attendre ses travaux concrets.
Récemment attaquée sur ces choix en matière d’attribution de Légion d’Honneur, la Ministre a répondu par un tweet accompagné d’une photo où des bonbons ( smarties ) étaient alignés selon telle ou telle couleur. Face à une telle profusion d’idées, les alignements de Carnac ou des résineux du Morvan restent ébahis et forment le vœu que l’imagination soit aussi longtemps que possible au pouvoir.
Quant à la Nation et au peuple qui la compose il a pour souvenir les paroles de Claude Nougaro dans sa célèbre « Cécile « : « On est nez à nez, les yeux dans les yeux et quel est le plus étonné des deux ? « Sincèrement, en matière d’aménagement du territoire, il y a urgence. Concernant la surprenante égalité supposée des territoires, des dizaines d’exemples montrent que ce terme est porteur de malentendus. Demandez à Stéphane Richard ( France Telecom / Orange ) ou Xavier Niel ( Free ) si leurs entreprises sont en capacité de déployer partout un réseau de fibre optique pour l’internet à très haut débit. A Melun ou à Nantes mais pas à Quérigut ( Ariège où s’est tenu en 1983 un colloque sur l’avenir de l’aménagement du territoire ).
Pour poursuivre, plus gravement, en tenant en mains la Constitution et le principe de précaution qui y figure, est-‐il crédible de penser que les habitants de Feyzin et du couloir de la chimie seront un jour sur un pied d’égalité avec ceux de Châteauroux ou Béziers ?
L’égalité du territoire ne saurait se dissoudre dans une jarre de smarties mais est une appellation peu prometteuse à l’aune des enjeux. Pour l’heure, de plus en plus de moyens de l’Etat sont consacrés à raccommoder les choses y compris avec des forces de l’ordre. En matière de territoire, nous craignons clairement ce face à face entre l’Etat et la Nation et nous en remettons à une phrase de Chateaubriand : ( in Mes pensées ) : « Deux amis qui souffrent sont quelquefois des heures entières sans se parler. Quelle conversation vaudrait ce commerce de la pensée dans la langue muette du malheur ? »
Le quinquennat du Président Hollande sera aussi évalué en fonction de sa politique vers les territoires. Ce n’est pas seulement notre conviction, c’est une certitude historique étayée par les travaux lumineux de feu notre Professeur en Sorbonne Philippe Aydalot solide précurseur de l’économie territoriale. Ces aboutissements traversent
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certainement l’esprit de Monsieur Alain Rousset en ses qualités de Président de la Région Aquitaine et de Président de l’Arf : Association des Régions de France.
Puissent des élus de son rang intellectuel et électif contribuer, in concreto, à faire revivre l’aménagement du territoire pour l’instant hélas traité au rang de Carambar des préoccupations ministérielles comme pourrait le dire un certain Jean-‐Luc Mélenchon.
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XXIV
Hélas, nous sommes Gallois-‐sceptiques
L'espoir, pour notre pays, passera par la réhabilitation de l'industrie. Réhabiliter son image auprès des jeunes de tous niveaux scolaires, réhabiliter son attrait pécuniaire pour ce que les économistes nomment le facteur capital, réhabiliter ses perspectives pour ceux qui ont la courageuse fibre d'entrepreneurs et non de repreneurs opportunistes.
L'espoir reviendra si la compétitivité industrielle est restaurée et que l'Etat tient son rang : celui que la Nation attend de lui.
La crédibilité professionnelle et la rigueur d’esprit de Monsieur Gallois laissait donc espérer un rapport traitant de la compétitivité de notre pays. Au lieu de cela, une analyse minutieuse et respectueuse de son texte contraint à la lecture d’un rapport d'inspiration administrative plus qu’opérationnelle. Face à ces conclusions et méthodes d’investigation, nous sommes donc hélas Gallois-‐sceptiques. Le rapport Gallois remis le 5 novembre 2012 fait suite à une lettre de mission du Premier ministre Ayrault en date du 11 juillet. Il porte le titre de « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française » et comprend six parties : d’une part un diagnostic sur l’inexorable érosion de nos positions industrielles et d’autre part l’énoncé de 22 propositions à valeur d’axes de progrès. ( déjà diffusées par ailleurs ). Dans cette contribution, il semble requis de proposer au lecteur une axiomatique critique née de notre déception en tant que citoyen et analyste des faits économiques. 1 ) La définition de la compétitivité oriente la réflexion :
Comme dans des dizaines de sujets, la définition primaire donnée à la notion à étudier oriente la réflexion voire conditionne ce que l’on nomme le RHD : raisonnement hypothético-‐déductif. Dans le cas présent, le rapport Gallois retient pour définition de la compétitivité celle issue d’un organisme respectable – de rang constitutionnel ( articles 69 et suivants de la Constitution du 4 Octobre 1958 ) et d’importance sociétale – à savoir le Conseil économique et social et de l’environnement ( CESE ).
Ainsi, dans un simple renvoi de bas de page -‐ alors qu’il s’agit tout de même du sujet du titre du rapport -‐, Monsieur Gallois nous rappelle que : « La compétitivité est la capacité de la France à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants, et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale, dans un environnement de qualité. Elle peut s’apprécier par l’aptitude des territoires à maintenir et à attirer les activités, et par celle des entreprises à faire face à leurs concurrentes ». ( p. 5 sous note 1 ). Son choix est donc de retenir une définition extensive ( pouvoir d’achat, harmonie sociale, écologie, attractivité du pays, concurrence ) qui englobe beaucoup d’éléments dans la compétitivité. Or, ce qu’une notion gagne en extension, elle le perd en capacité de résolution des difficultés qu’elle véhicule. Autrement dit, le concept est évolutif suivant le niveau d’agrégation de l’analyse à mener : niveau micro-‐économique de l’entreprise, niveau méso-‐économique du secteur ou bien sûr niveau macro-‐économique.
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En retenant une telle définition, le rapport Gallois se place de facto en futur commentateur et analyste des politiques publiques existantes et non en « geyser à idées » comme le Général de Gaulle aimait à appeler Louis Armand ( Rapport Armand-‐Rueff de 1959 ).
La compétitivité n’est pas un concept statique et sa définition a évolué en 30 ans, date à laquelle Monsieur Gallois était Directeur Général de l’Industrie sous la tutelle ministérielle de Jean-‐Pierre Chevènement : voir Assises nationales de l’industrie du 16 novembre 1982 clôturée par le Président François Mitterrand. Michaël Porter, auteur de « L’avantage concurrentiel » considère que « Chercher à expliquer la compétitivité au niveau national est incorrect. Ce qu’on doit comprendre, ce sont les déterminants de la productivité et le taux de croissance de la productivité. Pour trouver des solutions, on devrait se focaliser, non pas sur l’ensemble de l’économie, mais plutôt sur des industries spécifiques ou encore des segments d’industrie ». ( 1990 ). Si le rapporteur Gallois est totalement fondé à écrire que l’industrie « dépend de l’écosystème crée par les politiques publiques » ( p. 5 ) -‐ ne serait-‐ce que par la question des externalités et de la compétitivité hors-‐prix ( voir notre chapitre infra ) -‐ il énonce lui-‐même que « le tissu industriel est insuffisamment solidaire » et que les entreprises « n’identifient pas les intérêts communs » ( p. 13 ).
Dès lors, il est regrettable qu’il ne développe pas davantage cette approche de la compétitivité par filière ce qui lui aurait évité de rester allusif sur les mutualisations d’efforts à l’export, sur le portage à la grande exportation et sur la capacité à générer une chaîne de valeur où chaque entreprise se doit de contribuer efficacement à la compétitivité du produit final.
Notre premier foyer de scepticisme face au présent rapport vient de sa définition trop extensive de la notion de compétitivité qui l’éloigne de la réalité quotidienne de l’acte de production qui est une somme d’actions avec souvent une somme d’acteurs. Ce sont ces sommes plus ou moins réussies qui font nos succès ou nos échecs, voir le cas du contrat non signé dans le nucléaire à Abu Dhabi où Areva, Total et EDF étaient supposés travailler de concert. La définition étant acceptable mais perfectible, Monsieur Gallois ne traite pas dans son rapport des divisions à la française. Laissons la parole à un industriel reconnu, Henri Lachmann, ( Président du conseil de surveillance de Schneider Electric ) qui déclarait dans le journal « 20 minutes » le 14 septembre 2012 : « Nous n’avons pas encore compris que nous nous étions globalisés et que nous avons un intérêt objectif à travailler avec les autres. On ne gagne jamais seul. Les victoires sont toujours collectives. Aujourd’hui, la France est totalement cloisonnée. Paris ne voit pas la Province. Le secteur public est séparé du secteur privé. L’éducation est séparée des entreprises. C’est un pays à 36000 frontières internes avec en plus des frontières très strictes vis-‐à-‐vis des autres pays ».
Au nom de la considération intellectuelle qu’il convient de porter à Louis Gallois, il est sincèrement regrettable que son travail n’évoque pas cette réalité et se contente d’enfoncer une porte ouverte ( « il faut rapprocher le système éducatif et les entreprises » p. 37 ) et de rappeler – sans proposition-‐phare – qu’il « faut faire travailler les acteurs ensemble » : titre de la troisième partie du rapport en page 31.
Nulle part n’est développée une trame de proposition en matière d’économies d’échelle ou une esquisse de politique d’incitation à l’effet d’expérience. Rien n’est dit sur le défi
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d’intégrer des nouvelles technologies dans un process de production où la loi de Wright a longtemps été la clef de la compétitivité. Pour mémoire, cette loi a été identifiée lorsque le produit est inchangé, que la définition du poste de travail est stable : on aboutit alors au fait que l’opérateur est d’autant plus productif qu’il est en présence d’accoutumances. Certains retrouveront ici la célèbre « learning curve » chère au Boston Consulting Group. Des études d’autres cabinets de consultants estiment que notre pays serait en mauvaise position concurrentielle relative lorsqu’un flot trop nourri d’innovations est introduit dans les lignes de production. Dans un document de l’AFNOR de 1998 ( « La compétitivité par la maîtrise des coûts » ), il est exposé plusieurs foyers de charges à maîtriser : le rapport Gallois est loin d’être exhaustif ce qui obère sa portée. De surcroît, il faut noter la définition retenue de la compétitivité par l’AFNOR : page 6 : « Etre compétitif c’est pouvoir supporter la concurrence du marché. /.../ Les entreprises ont pratiquement toujours la volonté de maîtriser leur situation économique. Il devient par contre plus difficile de choisir les moyens appropriés au suivi de l’évolution de la vie des produits et surtout de savoir les appliquer ou il faut quand il faut ». Tel est bien un des manques du rapport Gallois : par la définition retenue du concept à étudier et par une sorte d’obsession de l’identité des destinataires, on se retrouve avec un rapport excessivement orienté vers des hauts responsables étatiques et non vers une collectivité de décideurs. Sans diluer son ambition, nous pensons que le rédacteur aurait largement pu consacrer dix pages supplémentaires aux externalités, à la logique concrète du produire ensemble, à l’analyse par filière ( voir méso-‐économie et Stuart Holland ).
Au demeurant, lorsque le Premier ministre Alain Juppé avait demandé en 1996 un rapport au Sénateur Philippe Marini sur « la modernisation du droit des sociétés », nombre de lecteurs furent comblés par un document de bonne tenue technique et d’intérêt opérationnel. De même, le rapport qui mena à l’adoption de la convention Belorgey ( droit à l’assurance pour les personnes ayant un grave aléa de santé ) en 1991 a été un document à la fois tourné vers ses commanditaires étatiques et vers la société civile. Et que dire du rapport Nora-‐Minc de 1978 sur l’informatisation de la société française.
2 ) Société complexe et Etat attentif : De notre expérience citoyenne et intellectuelle, nous retirons la profonde conviction qu’une société complexe ne peut pas parvenir à garantir un pacte économique et social digne de ce nom sans un Etat attentif et mobilisé.
Face aux détresses sociales dont certaines émettent des signaux de faible intensité, l’Etat doit être attentif. A l’opposé des préoccupations, l’Etat doit être attentif aux conditions stratégiques d’accès d’Areva en termes d’uranium. Dans les deux cas, il faut par conséquent un Etat attentif ( récepteur d’informations comme l’a démontré le linguiste Ferdinand de Saussure ) et mobilisé c’est à dire concentré et cohérent. Le rapport Gallois et ses 22 propositions a clairement opté pour un travail visant à épauler la cohérence de l’Etat notamment pour endiguer « le culte de la règlementation couplé avec son instabilité qui constituent un vrai handicap » ( p. 11 ). Ainsi il lance un appel à la stabilité quinquennale de plusieurs dispositifs publics : crédit impôt recherche, dispositifs Dutreil ( transmissions d’entreprise ), contribution économique
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territoriale, incitation sociales à destination des jeunes entreprises innovantes, dispositifs fiscaux en faveur de l’investissement ( IR PME et ISF PME ). ( p. 20 ).
Et pourtant, faute de démonstration – car il n’y a que des énoncés plus ou moins péremptoires – le scepticisme l’emporte.
Trois motifs l’alimentent. Tout d’abord, l’instabilité législative et fiscale est un fait français que la crise accentue. Monsieur Gallois ne peut manquer de savoir qu’un collectif budgétaire est déjà en préparation pour le premier trimestre 2013. Puis, il nous dit que « les nouvelles règles prudentielles ( Bâle III ) pèseront inévitablement sur l’offre de crédit des banques » ( p. 12 ) précisément au moment où les Etats-‐Unis ont confirmé leur volonté de s’exonérer partiellement de l’application de ces règles ( information officialisée après la remise du rapport ). Voilà un point qui risque de modifier le futur – et imminent – examen en Conseil des ministres de la loi bancaire. ( séparation des activités de dépôts des activités à haut risque selon les vœux du rapport européen dit Liikanen ). Enfin, quatre sujets abordés de front par le rapport Gallois pourraient être taxés de serpents de mer. Il s’agit respectivement de la réforme éducative ( rapprochement avec les entreprises ), du respect des règles du crédit interentreprises, de la question cruciale du transfert d’une large part des cotisations sociales vers un financement collectif par l’impôt ( TVA, CSG, taxe écologique ) et enfin de l’introduction dans notre droit d’un régime préférentiel pour les petites entreprises à l’image du « Small business Act nord-‐américain : page 27.
Des personnalités aussi diverses que Claude Allègre, François Bayrou, Xavier Darcos ou Luc Ferry ont toutes engagées une tentative de passerelle crédible entre les mondes éducatif et socio-‐professionnel. On mesure tristement, pour nombre de destins de jeunes, l’échec de ces tentatives. Lire le rapport Gallois qui ne veut pas prendre le temps d’écrire une ou deux pages de conviction sur cet important sujet et se contente de poser le problème tel quel laisse le lecteur rempli d’une certaine amertume car Monsieur Gallois aurait pu être une voix forte au lieu de répéter encore une fois ce que tout le monde sait.
Sur le respect des règles du crédit interentreprises, Monsieur Gallois en appelle aux commissaires aux comptes et leur rappelle qu’ils doivent inscrire cette question au sein de leurs « avis » (sic ) alors qu’il s’agit d’une question qui relève, selon une réponse de la Commission juridique de la CNCC ( Compagnie Nationale des Commissaires aux comptes ) de la troisième partie du rapport annuel du Cac qui peut, en cas de manquement, recourir à des mesures coercitives y compris la révélation de faits délictueux auprès du Procureur de la République ( Source : Francis Lefebvre, mémento Audit ).
Enfin, s’agissant du Small business Act qui serait effectivement opportun et bienvenu, il faut se remémorer qu’un rapport sénatorial N°374 de 1997 traitait exhaustivement de cette question et que les gouvernements successifs influencés – notamment – par la Direction du Budget n’ont jamais voulu traduire ce constat limpide en actes.
Notre état d’esprit gallois-‐sceptique est à son comble car là encore, le rapport est décidément trop allusif. Tel un lipogramme de Georges Perec, l’auteur et ses deux adjoints ( Messieurs Lubin et Thiard ) ont décidé de supprimer plus qu’une voyelle mais un mot entier : celui de plaidoyer.
Alors même qu’ils appellent à « un choc de confiance » allant au-‐delà du « choc de compétitivité » ( p. 22 ), ils ne font guère d’assauts de rhétorique pour emporter la
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conviction. D’autant plus regrettable que le « buzz » était fait autour de ce rapport et que l’attention de millions de gens était captée voire acquise.
3 ) La question de l’innovation : un pivot stratégique Dans le rapport Debonneuil et Fontagné du Conseil d’analyse économique intitulé « compétitivité » ( parution en 2003 ), il est clairement établi le lien entre innovation et compétitivité d’une entreprise et plus généralement d’une Nation.
Sur ce sujet, le rapport Gallois est confirmatif et ajoute un point important souvent méconnu : « La France, contrairement aux idées reçues, est une terre d’émergence de PME innovantes, souvent révélées par le programme des Investissements d’Avenir et par les projets collaboratifs des pôles de compétitivité » ( p. 14 ). L’innovation est donc un pivot stratégique pour notre « ambition industrielle : la montée en gamme » ( titre de la deuxième partie du rapport, p. 18 ).
La cinquième partie du rapport Gallois s’intitule : « Pour une politique industrielle européenne » et expose la mise à jour par la Commission de Bruxelles de sa « Communication de 2010 sur une industrie européenne plus forte » ( p. 47 ). A la suite, cette partie du rapport traite du PCRDT, c’est à dire d’un programme cadre de recherche et développement technologique qui devrait concerner la période 2014-‐2020. Selon Monsieur Gallois, cette perspective « doit être saluée tant elle va dans le bon sens » : elle devrait représenter un budget global de 80 milliards d’euros.
Tant sur le fond que sur la forme, le rédacteur respecte bien la lettre de mission signée du Premier Ministre qui lui indiquait : « enfin, certaines évolutions en matière de politique européenne ou dans le cadre de nos échanges internationaux pourraient vous apparaître souhaitables » Pour notre part, une certaine déception doublée d’un scepticisme avéré concerne cette partie du rapport qui est très en retrait des compétences de l’auteur dont il faut, avec un peu de solennité, rappeler qu’il a – à la même époque -‐ fort bien représenté la France au sein du groupe d’experts réunis autour du Gouverneur de la Banque de Finlande – Monsieur Liikanen – sur la question de la réforme des structures et périmètres bancaires. Cela signifie que les accès à l’Europe pour un homme du rang social de Monsieur Gallois sont fluides et proactifs. Dans ce contexte de compétences et de facultés d’accès, nous ne comprenons pas pourquoi son rapport n’évoque, en nul endroit, le programme COSME qui est décidé et couvrira la période 2014 à 2020.
Ce programme est destiné « à la compétitivité des entreprises et des petites et moyennes entreprises ». Notre étonnement nous conduit à inclure le lien vers la présentation émanant de la Commission européenne : http://ec.europa.eu/cip/cosme/index_fr.htm
De la lecture rapide ou détaillée de ce lien, on déduit que le rapport Gallois a fait peu de cas de l’Europe, en vérité.
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Dans sa conférence de presse du 13 Novembre, le Président Hollande a dit nettement : « Le déclin n’est pas notre destin ». Nous ajoutons, à nos rang et place, une suite à cette phrase : « ...à condition que l’Europe soit notre dessein ». Manifestement le programme COSME est méconnu d’un rapport qui indique par ailleurs que « La France doit être plus active et surtout s’exprimer d’une voix unique sur ces sujets ( brevets et normes ) dans les enceintes européennes /.../ où notre présence est parfois insuffisante « . ( p. 26 ). Monsieur Gallois parle de choc de confiance : dans « La société de confiance », l’éminent Alain Peyrefitte a minutieusement explicité ces fragments de vie sociétale qui finissent par créer, ou non, la confiance vis à vis des Gouvernements. Dans le cas de ce rapport, la non-‐exhaustivité sur un programme non majeur mais toutefois prometteur et déjà en cours de déploiement laisse un sentiment de malaise sur le caractère franco-‐français des lignes de l’ancien Président de la SNCF.
4 ) Une divergence : le pacte social. Monsieur Louis Gallois écrit en page 55 : « Les circonstances de la 2ème guerre mondiale et de la Libération avaient permis d’élaborer, en 1946, un Pacte qui a permis les « Trente glorieuses » ; chacun sent aujourd’hui que ce Pacte négocié il y a 60 ans est à bout de souffle, qu’il ne fonctionne plus et qu’il « fossilise » (sic) le dialogue social. Il faut en bâtir un nouveau ».
Autant la page 57 sur la sécurisation de l’emploi nous semble conforme à la réalité, autant la phrase précitée ne nous invite qu’à l’expression d’une divergence.
En premier lieu, l’auteur oublie qu’il y a eu des luttes sociales – notamment dans les mines – et que le pacte social qui a émergé des années 46 et suivantes n’a pas été simple. Pour être clair, qu’un des collaborateurs de l’ancien manager d’EADS regarde la date de créations des CRS et la biographie de Jules Moch. En deuxième lieu, toutes les études d’histoire économique ( voir Professeur Jean-‐Charles Asselin ) conviennent de l’importance du plan Marshall qui a aidé à la reconstruction de l’Europe de l’Ouest et à l’amélioration du niveau de vie. Facteur capital et facteur travail donnent, comme diraient Monsieur Malinvaud ou feu Jean Fourastié, les trente glorieuses d’autant qu’il y a l’importance statistique reconnue du facteur résiduel. En troisième lieu, affirmer que le dialogue social est « fossilisé » revient à omettre qu’en temps de crise « il y a moins de grain à moudre » comme le disait le prédécesseur de Marc Blondel chez Force ouvrière : Monsieur André Bergeron. Lorsque les budgets publics étaient moins contraints, lorsque les implantations d’usines étaient plus nombreuses, la DATAR ( Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale ) avait un rôle plus éminent, moins fossilisé que maintenant.
Le lecteur attentif aura noté que Monsieur Gallois retient la définition de la compétitivité du CESE où l’aménagement du territoire est mentionnée mais ne cite en rien la DATAR dans son texte. Elle pourrait être un maillon de cohésion productive et spatiale.
Sur le pacte social, nous préférons lire et relire l’excellent texte d’Antoine Riboud de 1986 : « Modernisation, mode d’emploi ». C’est impressionnant de voir l’actualité qu’ont conservé certaines de ses analyses.
Sur le fond, ce n’est pas le pacte social qui est fossilisé, c’est une partie du monde du travail qui pense ( et crie ? ) à « la trahison des clercs » ( Julien Benda et crise des élites ) tandis que la société est en phase d’anomie : terme que Durkheim définissait comme une situation de dérèglement social par dilution des valeurs d’un groupe.
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5 ) Devenir du rapport Gallois :
La porte-‐parole du Gouvernement, Madame Vallaud-‐Belkacem, a indiqué derechef ne plus souhaiter entendre le mot « couac ». S’agissant du rapport Gallois, il y aura donc un « hic » non pas tant sur le nombre de propositions qui seront reprises et traduites en actes par les Pouvoirs publics que par le calendrier de leurs mises en œuvre. Ainsi alors qu’il y a incontestablement urgence, la réforme de la TVA est fixée à 2014 et le crédit d’impôt compétitivité qui a démarré début 2013 pose question suivant son degré de formalisme requis ( Effet d’aubaine ? ).
Pour notre part, alors que la DATAR et d’autres organismes sont laissés de côté, nous avons noté que tel Jacques Chirac ( qui affectionnait les Hautes-‐Autorités, les Conseils Nationaux, les Agences, etc ) Monsieur Louis Gallois ne résiste pas à la tentation – par procuration indirecte -‐ de lever l’impôt en prônant la création d’un nouvel outil administratif : la Commissariat à la Prospective.
Dans les pays anglo-‐saxons, la revue d’utilité des QUANGOS ( Quasi Non Governemental Organizations ) est effectuée régulièrement. De Tony Blair à David Cameron en passant par le Président réélu Obama. En France, nous sédimentons les strates et apprécions le mille-‐feuille administratif.
En conclusion, nous souhaitons livrer à la réflexion du lecteur deux points d’importance :
Tout d’abord, le rapport Jacquemin et Pench de 1997 avait repris les travaux d’un groupe consultatif sur la compétitivité mis en place par l’ancien Président de la Commission européenne : Monsieur Jacques Santer.
Ce rapport permet d’établir des points communs avec des dizaines de textes sur la compétitivité. Analyse en terme de niveaux ( macro, branche, micro ), de facteurs de production ( dont le facteur résiduel que Monsieur Gallois n’aborde hélas pas ), de politiques publiques. Puis, les auteurs de 1997 ont noté que les préconisations sont souvent très convergentes : concurrence à renforcer mais contrôler, simplification administrative, subventions à l’innovation, liens avec l’enseignement, valorisation du capital humain, etc.
Il y a donc diagnostic partagé depuis des années et répétition des recommandations ce qui induit un questionnement sur la profondeur de la volonté politique. Parlant de volonté politique, l’ancien député socialiste Michel Charzat n’en manqua point lorsqu’il remit un rapport au Premier ministre Lionel Jospin en 2001 où il soulignait l’importance « d’attirer ou de maintenir sur notre territoire les talents, les capitaux, les centres de décisions économique, scientifique et culturel ».
Conclusion : Premier volet de notre conclusion : le rapport Gallois se garde bien d’évoquer certaines problématiques d’actualité ce qui rend difficile l’acceptation d’autres parties du propos.
Deuxième volet de notre conclusion : Monsieur Gallois est un homme très occupé, professionnellement multipositionné comme disent les sociologues.
A partir du moment où il était, au même moment, un des experts du Groupe Liikanen, peut-‐être était-‐il excessif de lui demander un tel exercice à dominante solitaire.
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Pour notre part, soucieux du travail collectif et de la parité, nous aurions milité pour un groupe de travail – une task force – composé de Mesdames Patricia Barbizet, Véronique Morali ( notamment administrateur de Coca-‐Cola Inc ), Henri Lachmann et Jean-‐Louis Beffa. Le secrétaire des débats pouvant alors être le regretté Olivier Ferrand.
En notre for intérieur, tout le monde a relevé notre respect pour l’homme qui est l’auteur du rapport Gallois mais nous demeurons Gallois-‐sceptique face aux omissions volontaires et à quelques lacunes qui donnent à ce texte un goût d’inachevé. Pour ne pas dire plus. « Ce qu’on touchait avec les mains, on le lit avec l’œil » ( p. 138 ) a écrit Antoine Riboud dans le rapport précité de 1986 en rapportant les propos d’ouvriers désormais face à des machines à commande numérique. Pour avoir côtoyé le monde industriel, je regrette qu’un rapport du rang de celui remis en début de ce mois de Novembre 2012 n’ait pas évoqué en quelques pages la formidable mutation du travail industriel et la source de compétitivité que représente la juste adaptation des hommes et des femmes à la modernité.
Louis Gallois aurait pu exposer cet aspect des choses aux deux décideurs pressés que sont désormais Messieurs Hollande et Ayrault. L’opinion aurait aussi beaucoup appris.
En fait, Louis Armand ou l’ancien ministre André Giraud auraient bâti autrement leurs démonstrations. Mais ils auraient pris le soin de les élaborer et de les diffuser. « Pour agir, les agents économiques ressentent le besoin d’un cadre de référence que l’Etat ne peut seul apporter mais auquel il peut, dans la situation actuelle, puissamment contribuer ». ( p. 410, Actes des journées de travail sur l’industrie, 15 et 16 Novembre 1982 ).
Puisse cette citation de Monsieur Gallois rester exacte à 30 ans d’intervalle : que l’Etat contribue activement à la compétitivité mais que d’aucuns ne surestiment pas non plus son rôle. Fournir les moyens de la compétitivité, ce n'est pas se substituer aux entrepreneurs ni les vilipender comma aime à la faire d'aucuns dont, hélas, Arnaud Montebourg dont l'intelligence paraît souvent happé par le caractère, donc par une dimension peu rationnelle.
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XXV
Compétitivité hors-‐prix et externalités
Comme l'a démontré le débat de 2012 autour du rapport Gallois, il convient de distinguer au sein de la notion de compétitivité la composante prix de la composante hors-‐prix. Ainsi, les économies externes ( les externalités ) sont rarement traitées au rang qu’elles devraient occuper. Abordons ici leurs apports à la compétitivité. Si vous interrogez un chef d’entreprise même assez pointu en économie, il n’est pas certain que le concept d’externalités ne lui fasse tendre l’oreille ou émettre une définition assez précise. Ce concept est vu rapidement pendant les études et après, bien peu s’en préoccupent alors qu’il est une des clefs de notre redressement productif pour utiliser l’intitulé du ministère conduit par Monsieur Arnaud Montebourg. Une externalité est définie comme tout effet créé par autrui lorsqu’il procure à un agent économique un avantage généralement gratuit. On cite traditionnellement le petit restaurant qui voit sa clientèle augmenter suite à l’arrivée du siège social d’une grande entreprise. Plus significativement, il y a externalité positive lorsqu’une ligne de TGV permet aux voyageurs de gagner du temps, au foncier entourant les gares de prendre de la valeur et aux entreprises de pouvoir attirer du personnel de qualité ( que l’éloignement initial rebutait ).
Une externalité est donc une sorte de bonus auquel l’agent économique bénéficiaire n’a pas contribué. Ce concept traduit concrètement l’interdépendance des différents acteurs économiques : ainsi, on a souvent utilisé l’exemple de l’apiculteur situé près d’un horticulteur.
Les externalités positives sont donc des foyers qui viennent alimenter la compétitivité hors-‐prix du fait de leur impact sur les ressources humaines ( qualité du personnel, etc ), de leur impact sur la valeur de l’entreprise déjà installée ( foncier en hausse, etc ), de leur impact sur les charges variables ( meilleure maîtrise du poste logistique, etc ).
Bien entendu, dans le cas du poste transport, on voit bien que les éléments sont intimement liés : d’un côté une bonne logistique permet de livrer dans des délais plus courts ( compétitivité hors-‐prix ) et d’un autre de mieux tenir la dépense ( compétitivité-‐prix).
Il est probablement regrettable que cette attention aux externalités positives ne soient pas davantage diffusée dans les écoles de commerce et auprès des responsables-‐terrains des Chambres de commerce.
Mais qui dit bonus comme ci-‐dessus développé, peut aussi dire malus : on parle alors de déséconomie externe ou encore d’externalités négatives. Il s’agit des cas où un agent économique vous contraint à engager des dépenses non prévues. L’Etat est alors cité dans le cas de la construction du boulevard périphérique qui a affecté la valeur des immeubles qui en sont proches mais aussi – et surtout – la santé des riverains de surcroît souvent condamnés à payer des travaux d’isolation.
De manière plus insidieuse, une externalité négative réside dans l’allongement tendanciel du temps de trajet domicile-‐travail qui n’a jamais pu être intégré dans la
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notion de pénibilité du travail ( même au-‐delà de trois heures par jour ) lors de la dernière réforme des retraites. De même certains économistes considèrent une mobilité professionnelle subie comme une externalité négative. Autrement dit, si une usine enregistre parfois un taux de rebut dépassant sa norme sectorielle, cela peut provenir d’une altération des capacités du facteur travail : celle-‐ci étant issue d’externalités négatives générant stress et fatigue. ( taux d’incidents sur les lignes du RER, retards aériens, etc ).
De nos jours, ce sont les multiples foyers de pollution qui sont usuellement désignés comme des déséconomies externes. ( embouteillages, déchetteries sauvages, etc )
Au plan théorique, l’existence incontestable d’externalités trouble le raisonnement de l’optimum de Pareto puisqu’elles peuvent empêcher une allocation optimale des ressources. Les externalités sont donc un passager clandestin qui pollue ou vient améliorer la réalisation d’un business plan. Au plan concret, on voit bien que si un maire d’une commune limitrophe à un centre de recherches biotechnologiques sait construire des lotissements, on déclenche un processus plus que collectivement gagnant. C’est à une réflexion, reposant sur les outils de l’aménagement du territoire et de son attractivité internationale, que nous appelons le ministère de l'industrie alias le ministère du redressement productif. Développer les externalités positives, c’est servir le dynamisme de notre compétitivité. Autre point d’importance, nous sommes surpris par le peu de lien qui existe dans la littérature entre externalités et facteur résiduel. Rappelons que le facteur résiduel est la partie « inexpliquée » de la croissance. A côté de la combinaison des facteurs de production que sont respectivement le capital et le travail, les économistes Carré, Dubois et Edmond Malinvaud ( longtemps à la tête de l’I.N.S.E.E ) en utilisant la fonction de Cobb-‐Douglas ont réussi à démontrer dans les années 70 que sur un taux de croissance de 5% ( chiffre qui fait rêver de nos jours...) le facteur travail a contribué à hauteur de 1%, le facteur capital à hauteur de 1,5%. Ainsi, le facteur mystère dit résiduel a pesé sur 2,5% soit la moitié du taux nominal de croissance. Quand bien même leur calcul serait un peu erroné – ce qui n’a jamais été démontré – cela prouve l’importance des autres éléments hors travail et capital comme la formation professionnelle du personnel, l’impact d’une innovation maîtrisée ou la politique de grappes d’innovation ( voir www.franceclusters.fr ). Là encore, on touche clairement aux ingrédients du redressement productif et à la compétitivité hors-‐prix où notre Nation a un véritable effort à accomplir.
La matière est vaste mais une conclusion s’impose : si nous voulons que notre pays ne voit pas ses salariés trop souffrir des temps sombres ( prévisions « réajustées » de croissance pour 2013 ), il faut engager des dynamiques de réflexion sur les externalités en gardant à l’esprit que c’est ainsi que l’on alimente favorablement le facteur résiduel donc une part de la croissance qui nous fait défaut et demeure le pivot et la solution à beaucoup de nos défis à commencer par la tenue des finances publiques.
Selon nous, en matière d’externalités, les décideurs français ont rarement « l’esprit jeune » que le philosophe Gaston Bachelard mort il y a un peu plus de cinquante ans ( 16 Octobre 1962 ) rapporte fort justement dans un passage de son livre ( La formation de l’esprit scientifique ) : « Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on
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devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé ».
A l’heure de l’avènement d’une société du numérique et de l’accélération de l’innovation, oui, il faut assimiler l’idée de Bachelard et se dire qu’en matière de compétitivité hors-‐prix, d’externalités et de facteur résiduel « ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir ».
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XXVI
Entreprises innovantes : urgence !
Le duel âpre et tous azimuts que se livrent Apple et Samsung ne se règle pas que devant la Justice : il se déroule d’abord au travers leur course à l’innovation dans leurs laboratoires respectifs. La France est en retard sur ce plan : oui, il y a urgence en matière d’entreprises innovantes. Une entreprise est caractérisée par la production qu’elle est en capacité de fournir. Donc par la pertinence de sa fonction de production ( combinaison capital-‐travail ) et de son facteur résiduel ( voir travaux de Carré, Dubois et Malinvaud ) qui regroupe le progrès technique, les externalités positives, etc. ( voir chapitre précédent ).
Notre pays est marqué depuis longtemps par une caractéristique : nous savons générer de géniaux inventeurs ( André Citroën, Jean Mantelet, Jacques Borel, ) mais ceux-‐ci ont du mal à développer une entreprise de taille significative et durable. A cet effet, l ‘histoire chaotique des Automobiles Citroën est édifiante. Mais elle est surtout révélatrice de l’importance de l’innovation. Sans la découverte et la mise au point de la traction avant, la firme du Quai de Javel n’aurait pas surmonté ses difficultés financières de l’entre-‐deux-‐guerres. Idem pour l’ID qui allait ensuite devenir la DS.
L’innovation peut donc être planche de salut pour une entreprise installée. Elle peut aussi être le moyen formidable d’une croissance organique comme l’industrie pharmaceutique le démontre avec l’apparition de « blockbusters » : le Lipanthyl pour les Laboratoires Fournier en France, le Viagra pour Pfizer aux Etats-‐Unis. Moyen de survie ou moyen d’expansion impressionnante, l’innovation n’est jamais uniforme : ainsi, elle peut n’être qu’incrémentale ( graduelle et limitée ) et concerner, par exemple, un packaging mais pas le produit principal. L’innovation peut au contraire être radicale et représenter un « breakthrough » qui rend brutalement obsolète les anciens produits : passage du walkman à cassettes au lecteur portable de CD. Apparition des voitures hybrides où la Lexus a été vendue à plus de 5 millions d’unités dans le monde. Etc.
Si l’innovation est généralement visualisée comme un nouveau produit ou un nouveau service, elle peut aussi se loger dans une nouvelle organisation ou un nouveau process de fabrication plus économe en matières premières ( croissance verte ).
Une chose est établie, le capitalisme se nourrit d’une succession d’innovations soit du côté de la demande : exemple des besoins exprimés des malades en dialyse ou en fin de vie ( appareillages, anti-‐douleurs, etc). Soit du côté de l’offre où l’électronique grand public est un exemple patent ( iPad, smartphones, etc ) de la pertinence de la Loi de Say : « l’offre crée sa propre demande ». Souvenons-‐nous du brillant slogan publicitaire de Sony : « J’en ai rêvé, Sony l’a fait ». Selon Joseph Schumpeter ( Théorie de l’évolution économique 1913 ), ces formes d’innovation variées sont issues des travaux d’entrepreneurs dynamiques qui provoquent ainsi des chocs erratiques à valeur de variable exogène. L’important étant que le théoricien de ce que l’on nomme l’école de l’évolutionnisme économique
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démontre qu’après un choc innovant primaire, on relève l’existence itérative de sous-‐éléments, de grappes connexes d’innovation.
Là où le contexte a changé, c’est que le facteur travail des produits émergents est désormais en pleine capacité de produire des objets complexes : exemple du téléphone d’Apple assemblé en Chine. La thèse de l’avantage comparatif technologique ( voir Guruber, Hufbauer, etc ) qui comportait trois phases : mise au point ( innovation) ; diffusion, maturité et banalisation, est désormais comprimée dans un espace-‐temps beaucoup plus bref. Une innovation réalisée dans la Silicon Valley peut se retrouver en montage en Corée ou en Chine moins de 18 mois plus tard.
Ainsi l’innovation doit compter avec le mouvement de délocalisation. De surcroît, elle doit compter sur une ouverture géographique. Un éditorialiste du Monde avait écrit, il y a deux ans, « les dettes sont au Nord et les ressources au Sud ». En matière d’innovation, on doit affirmer que les innovations sont principalement au Nord mais plus seulement surtout si l’on songe à des pays tels que l’Inde et au secteur informatique.
Concernant la France, il y a urgence car nous risquons d’être laminés entre la fécondité innovatrice des Etats-‐Unis et celles des pays émergents. Nous avons le don pour empiler des idées et des structures : le CEPME devenu Oséo, le crédit d’impôt-‐recherche, les pôles de compétitivité, les colloques en tous genres. Pendant ce temps-‐là des initiatives plus discrètes avancent avec brio tels les Instituts Carnot ou France Clusters ou certaines actions des collectivités locales.
Pour notre part, en référence au pôle de Grenoble soutenu par Michel Destot, nous estimons qu’il faut promouvoir l’innovation territoriale en contribuant à mailler tel ou tel bassin d’emploi ce qui est porteur d’externalités positives. Il nous est arrivé de croiser, sur la même zone industrielle, des responsables qui n’avaient jamais eu le réflexe de savoir quels étaient leurs centres d’intérêts. Il est urgent de décloisonner par le dialogue « face to face » qui débouchera peut-‐être sur des vents porteurs. Deuxième idée, il faut accepter le « wandering thinking » c’est à dire la pensée errante qui permet de vagabonder à la recherche d’idées . Par culture, par système de formation, nos approches sont parfois trop cartésiennes là où l’innovation peut provenir de sérendipité. L’exemple célèbre du Post-‐it découvert par hasard à partir d’un besoin personnel de marque-‐pages est connu.
Troisième idée, il est des secteurs où les résultats des analyses AMDEC ( Analyse des Modes de Défaillances, de leurs Effets et de leurs Criticités ) ne sont pas clairement mis en commun et remontés vers les bureaux d’études. La gestion des incidents survenus aux clients avec des véhicules Volvo ou Toyota est traitée efficacement au regard de certaines pratiques françaises. ( voir régulateurs de vitesse sur modèle haut de gamme de l’ancienne Régie ). On est encore loin de l’innovation de Starbucks qui a instauré « mystarbuckidea » pour pouvoir disposer même de la plus insignifiante – en apparence – information de ses clients. L’idée maîtresse de ce « bottom-‐up » étant que l’on apprend souvent de ceux qui alimentent votre compte de résultat ! Quatrième idée, comment serons traités les dossiers innovants par la future Banque Publique d’Investissement ? L’Etat acceptera-‐t-‐il de risquer sa mise pour obtenir des gains ou allons-‐nous trouver un nouvel interlocuteur dans un billard stérile. Si l’ANVAR y va, je vous aide mais il faut que la Région se mouille. Ok vous avez l’ANVAR mais Oséo est trop en retrait... Combien d’heures passent les développeurs à bâtir un tour de table et à parvenir à un montage financier et synchrone ?
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Cinquième idée, le climat général des affaires. Il y a près de 10 ans ( en 2003 exactement ) Monsieur Henri de Benoist présentait son rapport intitulé : « Renforcer l’attractivité de l’économie française au service de la croissance et de l’emploi » devant le Conseil économique et social. S’appuyant sur une étude de mars 2002 de Ernst & Young auprès de 200 chefs de grandes entreprises, il déclarait : « Moins d’un décideur sur six se déclare très satisfait du climat social et du cadre juridique français. L’appréciation des chefs d’entreprise est même franchement critique sur le droit social et la politique fiscale, domaines dans lesquels notre pays est classé au dernier rang européen. » A l’heure où un ministère porte le nom emblématique de « Redressement productif », voilà un sujet qui dépasse la droite et la gauche et leurs bilans.
Sixième idée, en guise d’éclairage important, l’étude de Mathieu Brun et Flavie Chai ( paru dans le Bulletin de la Banque de France, N°187, du 1ER trimestre 2012 ) énonce que l’analyse du fichier FIBEN de la BdF rapporte que les PME industrielles « en forte croissance » ne représentent que 7% du total de cette catégorie mais qu’elles sont à l’origine de plus de la moitié des emplois nets générés.
La France a donc un double défi : celui de la concentration, de l’élévation unitaire de la taille des firmes afin qu’elles puissent mieux discuter avec les donneurs d’ordre et avoir une politique d’exportation. Deuxième pan du défi, la France doit susciter et accompagner le développement de ces entreprises performantes dites « gazelles » où l’innovation est au cœur du développement.
Face au défi des entreprises innovantes, il faut opter pour des lignes directrices plus courtes et arrêter les méandres des décisions publiques et bancaires.
Il y a, pour prendre un terme de la Cour de cassation nombre de « perte de chance » et ceci est préjudiciable à l’emploi, au commerce extérieur et à l’avenir du pays. Pour l’heure, la France est souvent ingrate avec ses inventeurs : le génial Roland Moreno s’est éteint le 29 Avril 2012 et les grands médias ont traité cela entre deux portes : une brève, point barre.
Cet homme, dans sa vie, a fait plein de choses et notamment inventé la carte à puce en 1974. La prochaine fois que vous irez chercher un peu d’espèces dans un DAB ( Distributeur Automatique de Billets ) ou que vous badgerez dans un système sophistiqué, essayez de penser à lui, surtout si vous devez examiner, par vos fonctions, un dossier d’innovation. Il y a, au coin de la rue, des gazelles qui ne demandent qu’à devenir des élands de Derby !
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XXVII
L’innovation : pari mais nécessité.
L’évidence conduit à constater l’accélération de l’apparition des nouveaux produits. Nous sommes en train de vivre le début d’un cycle où l’innovation va remplir un rôle vraiment prépondérant. L’innovation est une nécessité mais elle demeure avant tout un pari. Tournons un projecteur vers ce concept aux contours évolutifs.
En guise de première définition – la plus consensuelle possible – l’innovation peut être définie comme une invention qui trouve à se déployer à travers une application économique concrète. L’innovation peut concerner un produit, une nouvelle organisation ou un procédé de commercialisation.
Concernant la production, des dizaines d’exemples sont rapportables : prenons le cas de l’électronique embarquée qui a profondément amélioré la sécurité et les performances de nos automobiles. En matière d’organisation, tout un chacun a déjà au moins une fois croisé dans sa carrière professionnelle une équipe de consultants qui avait réussi à convaincre la Direction générale de telle ou telle remise à plat des organigrammes. Parfois sous de bons motifs, parfois de manière hélas contre-‐productive. Enfin, en matière de commercialisation, l’innovation récente vient notamment de l’essor des ventes par internet et notamment du « B to C ». Ceci concerne vos courses alimentaires livrées à domicile, vos vêtements ou la banque en ligne. Elle vient aussi du développement des formules de magasins en franchise ce qui est un moyen de diffuser un capital immatériel essentiel : une marque.
1 ) L’innovation : nécessité face à la concurrence. Raymond Vernon a démontré il y a une cinquantaine d’années l’existence d’un cycle de vie du produit. La première phase est évidemment celle de l’innovation par elle-‐même. La deuxième phase du cycle est la diffusion et la commercialisation du nouveau produit. La troisième et ultime phase est celle de la maturité où le produit est devenu un objet de « mass-‐market » voire un produit en début de déclin, d’obsolescence.
Partant de cette théorie du cycle de vie, on en déduit qu’une entreprise de Poitiers ou Valence ne peut rester inerte face au déplacement inexorable de son produit sur la courbe précitée. Condamnée à l’action, l’entreprise doit innover sous peine de voir s’éroder ses parts de marché et donc sa rentabilité et au final sa survie.
D’autant que bien des recherches économiques nord-‐américaines ont établi un lien entre degré d’innovation incorporée et capacités de résistance concurrentielle. Le célèbre Michael Porter ( dans « L’avantage concurrentiel » ) a établi que l’innovation est
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une digue contre la menace de nouveaux entrants sur le marché où évolue l’entreprise. De même elle réduit le risque de voir les clients se tourner vers des produits de substitution ou acquérir de plus grandes facultés de négociation ( prix, etc ). Enfin, l’innovation est aussi un atout face aux concurrents actuels.
Pour ces deux raisons empiriques et théoriques ( Vernon, Porter ) l’innovation est une nécessité au regard de la concurrence. Nécessité que des industriels comme Marcel Bich ou André Citroën ou Henri Lachmann ( Schneider ) ont toujours mise en avant tout comme le génial publicitaire David Ogilvy qui déclara un jour : « Encouragez l’innovation. Le changement est notre force vitale, la stagnation notre glas ».
2 ) L’innovation : nécessité face à la phase actuelle du capitalisme.
Dans sa « Théorie du cycle des affaires », Joseph Schumpeter a démontré que les innovations sont en réalité des chocs erratiques, des variables exogènes qui, de plus, surgissent en grappes : autrement dit, une innovation entraîne plusieurs autres. Typiquement, l’informatique est un exemple clair à visualiser. Si votre nouvel ordinateur vous permet de nouvelles fonctionnalités, alors il faudra probablement changer d’imprimante pour qu’elle soit en phase avec le progrès du premier maillon.
Cette logique d’apparition successive et de grappes d’innovation est un fait statistiquement avéré : c’est d’ailleurs un des paramètres que les Pouvoirs publics ont intégré dans leur décision de créer des pôles de compétitivité. Un autre paramètre étant le mythique succès de la Silicon Valley !
Parallèlement à cette logique de grappes de type « pop-‐up », on doit relever la pertinence aigue, selon nous, de la loi de Say qui postule que « l’offre crée sa propre demande ». Il y a vingt ans, le téléphone portable n’existait pas et le monde fonctionnait. De nos jours, nous sommes presque tous dépendants de notre smartphone : gain de productivité. Même remarque pour le micro-‐ondes dont le taux d’équipement des ménages valide le point central de Say : si le consommateur découvre l’existence d’un nouveau produit, un achat de nécessité ou de compulsion a de fortes chances de se matérialiser. Idem pour les industriels qui ont, par exemple, recours à de sophistiqués logiciels de supervision afin de détecter les malfaçons et de réduire les taux de rebuts.
Tant les enseignements de Schumpeter et de Say que des praticiens expérimentés ( voir FranceClusters.fr ) rapportent que l’innovation est une nécessité face au mouvement tendanciel d’accélération des découvertes, face à la vitesse d’apparition de nouveautés scientifiques. A meilleure preuve, le secteur des biotechnologies.
3 ) L’innovation : pari financier et pari juridique.
L’innovation peut rapporter significativement à l’entreprise qui la stimule. Mais elle est bien évidemment un coût avant d’être hypothétiquement rentable. De nombreuses études ( Coface, Chambres de commerce, Insee, Oséo ) rapportent que nous sommes depuis plusieurs mois dans une phase de « credit crunch » ( resserrement du crédit ) où il est parfois très difficile de trouver les moyens de financement : le capital d’amorçage.
Dans ce contexte, certains dirigeants – convaincus de leur idée – décident de recourir à l’autofinancement. D’autres – plus serrés en trésorerie -‐ optent pour un repli et ceci nuit à notre future compétitivité sectorielle puis nationale. L’innovation est une variable complexe quand on est Directeur financier. S’il s’agit d’acheter une photocopieuse ou
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une machine-‐outil numérique, on connait le coût d’acquisition et les frais annexes, la durée d’amortissement, etc. Dans le cas d’une innovation, on investit toujours « un peu » sans savoir. Il y a là une dimension de défi, de pari sur l’avenir. Quant au registre juridique, il est marqué par une complexité croissante en matière d’innovation. D’un côté la loi et les jurisprudences reconnaissent pleinement les droits de la propriété industrielle ( sous réserve de bonne validité des brevets, etc ), d’un autre côté nous savons bien que des produits sont imités et soumis à ce fléau de la contrefaçon. Alors que l’innovation vous donnait traditionnellement une longueur d’avance sur vos concurrents et l’occasion de restaurer votre marge de manière presque monopolistique, désormais les incertitudes de la mondialisation peuvent vous contraindre à prévoir un budget litiges lorsque votre innovation passe au stade de la production. Voire avant si votre firme est mal protégée en matière d’intelligence économique. Malgré les progrès de l’OMC et la sensibilité personnelle du dynamique Pascal Lamy, l’innovation est plus risquée au plan juridique qu’il y a quelques années. Elle est donc, là aussi, un pari. Un pari parfois lassant pour le compétiteur de bonne foi. 4 ) L’innovation : pari humain et nécessité de basculement.
L’innovation est un pari humain et le restera toujours par-‐delà le fort développement des systèmes d’intelligence artificielle. Ce pari humain est désormais visualisé à travers des « task forces » qui enfilent réunion après réunion et travaillent, par exemple, comme les chercheurs de l’industrie aéronautique. On imagine mal un homme seul face au projet de conception de la suite de l’Airbus A350.
Ce travail nécessairement collectif pose toutefois un défi : celui du « time-‐to-‐market » : autrement dit du délai requis entre l’innovation et la mise en commercialisation du fruit de celle-‐ci. Parallèlement, il faut parfois se méfier des méthodes collectives classiques de réflexion qui ne stimulent pas toujours la vraie créativité. LE QQOQCPC ( Qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi, combien ? ) n’est pas toujours la meilleure écurie de pensée.
Certains travaux ponctuels ont montré que des groupes de réflexion trop structurés et formatés débouchent sur des innovation graduelles ( incrémentale ) et pas sur des « break-‐through », pas sur des innovation radicales.
Il faut donc savoir organiser la pensée plurielle sans la canaliser en n’oubliant jamais la forte pertinence du concept de « serendipity » ( sérendipité ) qui correspond à la notion de découverte fortuite. L’industrie pharmaceutique a ainsi obtenu des « blockbusters » sans qu’ils soient directement issus de la recherche initialement conduite. Ce formidable pari humain est donc celui de la créativité, celui de la discussion interne entre doute et estime de soi, celui de la maîtrise du changement. Les hommes et les femmes qui ont pour mission d’innover doivent avoir des capacités cognitives aux aguets, de la rigueur et en même temps une pensée errante et fouineuse ( « wandering thinking » ).
Mais au traditionnel pluriel d’hommes et femmes, on peut aussi mettre le mot d’innovateur au singulier. Il existera toujours, dans l’espèce humaine, des hommes ou des femmes – travaillant en solitaire – qui innoveront. Je pense ici à l’exemple remarquable de Roland Moreno, inventeur français de la carte à puces, qui a révolutionné nos vies.
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Il demeure l’illustration de cette phrase du mathématicien Henri Poincaré : « L’esprit n’use de sa faculté créatrice que quand l’expérience lui en impose la nécessité ». L’innovation est bien un pari mais aussi une nécessité directement ancrée dans le cerveau de l’innovateur qui est un creuset de basculement de concepts.
Roland Moreno lui-‐même a écrit ( dans « La théorie du bordel ambiant » 1990 ) : « Plus on s’ouvre aux innovations, plus on prend le risque de n’être qu’une coquille de noix ballottée d’une théorie à une autre, abandonnant sans cesse son explication du monde, son système de valeurs, de références ». La clarté de ce propos venant d’un homme qui fût souvent qualifié de génie s’impose à l’esprit. L’innovateur est face à son basculement intérieur comme l’écrivain face à une feuille de brouillon peu déchiffrable.
Au demeurant, cette nécessité de basculement existe aussi au moment où la décision de lancer l’innovation en production est prise. Cela suppose fréquemment de reformater les outillages, de former les personnels, de motiver les forces de vente, etc. Si le passage de l’invention à l’innovation est un art complexe et assez peu modélisable, le passage de l’innovation au monde de la production peut supporter une logique de jalons. A l’heure où nos sociétés occidentales sont marquées par une douleur sociale ( crise, chômage ) et ce que Durkheim appelait une anomie ( situation de dérèglement social par dilution des valeurs d’un groupe ), il nous semble que seule l’innovation est à même de constituer un des feux verts dans cet univers de feux clignotants qui sont, pour certains, préoccupants. ( voir études du CREDOC ). Récemment ( le 27 Octobre 2012 dans Atlantico ), un jeune entrepreneur nommé Bertin Nahum a indiqué qu’il regrettait que la taille de sa PME ne lui ait fermé des marchés par manque supposé de crédibilité selon les donneurs d’ordre potentiels. Pour votre information, il dirige Medtech ( assistance robotique à la chirurgie ) et vient d’être élu 4ème entrepreneur le plus révolutionnaire au monde selon le magazine Discovery Series. Il y a donc un problème spécifique français vis à vis de l’innovation et notre Nation a la nécessité de gagner ce pari pour demain.
Souvenons-‐nous simplement, dans un coin de notre bibliothèque neuronale de l’opinion étayée d’Antoine Riboud, formidable développeur de BSN puis de Danone : « L’innovation est une alliance entre recherche, marketing, instinct, imagination, produit et courage industriel ».
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XXVIII
L’innovation : matrice de l’expansion.
Comme nous l'avons esquissé dans les chapitres qui précèdent, l’innovation est un des principaux facteurs-‐clefs de succès des entreprises. Sans innover, la firme voit sa concurrence la dépasser et prendre ses parts de marché. Si l’innovation est bien la matrice de l’expansion – et donc un gage d'espoir -‐ , nous devons examiner à quelles conditions l’alchimie peut fonctionner.
Depuis la théorie du cycle de vie du produit élaborée par Raymond Vernon, il est établi qu’un produit parvenu à maturité peut vite verser dans l’obsolescence et donc le déclin commercial. La phase actuelle du développement humain rapporte chaque jour que le nombre d’innovations va croissant. Sachant que l’innovation est une invention parvenue au stade d’application économique tangible, on en déduit que l’innovation est au cœur d’un processus dynamique. L’innovation a un amont plein de rebonds et un aval crucial.
En amont de l’innovation se trouvent en effet l’acte de création, l ‘univers de la découverte et le labeur du chercheur. En aval de l’innovation se trouvent sa protection juridique ( brevets, etc ), sa faisabilité en séries par-‐delà le stade du prototypage et sa contribution au choc exogène qu’est le progrès technique notamment décrit par Joseph Schumpeter qui a écrit sur la notion d’innovation par successions, par grappes.
Tout d’abord, il y a consensus sur la nécessité de l’innovation. Comme l’a développé Watts Wacker ( dans « Les 100 règles d’or du management, 2007 ) : « Celui qui détient les convictions les plus rigides sur l’avenir est la personne la moins prête à l’affronter ». L’innovation suppose donc une prédisposition intellectuelle et organisationnelle : elle ne saurait se déployer à l’ombre d’arbres trop grands et d’un forêt trop dense. Cela implique d’accepter que des « petites » équipes de chercheurs évoluent dans leur coin afin de tabler sur l’émergence féconde de cette notion aussi belle que mystérieuse que celle de sérendipité : la découverte fortuite.
Ainsi la PME de biotechnologie ( récemment primée et précitée au chapitre précédent ) dirigée par M. Bertin Nahum ( Medtech ) qui traite des questions d’aide robotique à la chirurgie a progressé par tâtonnements, comme nombre de sociétés innovantes.
Puis, l’innovation exige finalement davantage que la seule prédisposition intellectuelle et organisationnelle : elle s’oppose par nature à l’entreprise noyée d’autopoïèse. Est de nature autopoïétique une firme qui forme un système « qui se suffit à lui-‐même, qui puise dans son organisation à la fois ses causes et ses effets « ( de Niklas Luhman cité
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par André-‐Jean Arnaud et Pierre Guibentif dans : Niklas Luhman, observateur du droit, 1993 ). L’innovation ne peut se déployer en vase hermétique, elle impose une ouverture au monde extérieur de celui qui en est le géniteur à savoir l’inventeur. C’est d’ailleurs ce qu’a démontré l’irruption de l’invention de la carte à puces par feu le talentueux Roland Moreno.
L’innovation, pour alimenter l’expansion de demain conduit à s’inscrire dans l’ordre de la faisabilité matérielle. Ainsi certaines colles destinées à l’aéronautique, certes innovantes, n’ont pas franchi avec succès la barrière légitime des normes de sécurité de l’aviation civile. L’invention peut mener à changer de paradigme mais l’innovation ne peut prospérer que si les outillages industriels et autres sont réalisables.
En revanche, nous vivons une phase incroyable du capitalisme où d’un côté une crise économique et des souffrances sociales sont bien réelles et d’un autre côté un champ nouveau s’ouvre dans des dizaines de secteurs : les biotechnologies, l’imagerie médicale, l’informatique et le « cloud », la révolution verte de la nouvelle domotique, etc.
Au moment où les chercheurs sont en train d’établir leurs programmes de collecte de données préalables à leur réflexion, les milliers de pages de savoir humain leur sont désormais accessibles avec indexation automatique ainsi que des bases de données hyperspécialisées. Cette innovation silencieuse est capitale dans bien des cas concrets de créativité. D’autant que pour convaincre en interne ( ou en externe : bailleurs de fonds et capital d’amorçage ), les inventeurs ont « à être explicite comme jamais nous n’avions eu à l’être auparavant, sur tout ce qui est en jeu dans les processus de conception et de création » H.A Simon – prix Nobel d’Economie 1978 -‐ ( Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, 1991 ). Ceci vient d’une société de plus en plus exigeante ( voir le principe de précaution à valeur constitutionnelle ) et de plus en plus complexe. Nous pensons d’ailleurs que l’innovation pourrait être répartie selon son degré de sonorité sociétale. Tels le diabète ou le glaucome ( maladies silencieuses au long cours ), certaines innovations sont silencieuses et peu connues du grand public : ainsi les étiquettes RFID qui bouleversent l’univers du suivi marketing et facilitent la logistique. A l’opposé, des produits grand public ( Airbag automobile, smartphone, etc ) sont plus bruyants et font partie du « must have » du consommateur moderne. On retrouve là la formule enthousiaste de l’ancien patron de General Electric, Jack Welch, qui déclarait en juillet 1997 : « Le marché est plus grand que nos rêves » et alimente le titre de cette contribution qui contient le mot expansion. De nombreux cas ont en effet attesté de la justesse de la loi de Say qui postule que « l’offre crée sa propre demande ». Le passage de l’acte de création à la phase de découverte puis au stade de l’innovation comporte une forte dose de mystère et il n’y a pas de cours de mystagogie économique dans nos grandes écoles de management. Face au futur composé d’objets à mémoire de forme, de reconnaissance vocale tous azimuts, de sécurité biométrique complexe, l’être humain reste démuni quant au champ explicatif de ce phasage qui se déroule depuis la feuille blanche à l’objet ou le service commercialisé. Comme chez certains poètes, il y a création avec perception simultanée c’est à dire synesthésie tournée vers nos différents sens. Ainsi feu Marcel Dassault aimait à dire qu’un avion de chasse devait être une machine efficace mais qu’il « devait être beau ». Au terme de notre réflexion, il est marquant de constater que la phrase de Léonard de Vinci à valeur de devise ( « Ostinato rigore » ) expliquant que l’exploration du possible doit être « obstinément rigoureuse » demeure exacte même si le mot rigoureux ne doit pas
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shunter la pulsion créatrice insensée d’un Jean Bertin ( inventeur de l’Aérotrain dans les années 1970 ) ou d’un John Galliano ( avant ses errances verbales coupables ).
L’ancien Président de L’Oréal ( firme clairement innovatrice ) François Dalle et Jean Bounine ont remis un rapport intitulé « Pour développer l’emploi » en 1987 où ils insistaient sur le rôle-‐clef de l’innovation. Tel le rapport Gallois de 2012, l’Etat n’appliqua qu’une partie congrue de ces recommandations et nous ne pouvons que le constater pour mieux le déplorer.
Souvenons-‐nous du jugement de l’’emblématique publicitaire David Ogilvy : « Encouragez l’innovation. Le changement est notre force vitale, la stagnation notre glas ».
Son analyse fondée en micro-‐économie est transposable en macro-‐économie, face à la crise économique il y a un défi pour notre intelligence collective et pour notre capacité à penser ensemble.
Souvent, il m'arrive de penser à ces centaines d'idées qui traversent des esprits de France qu'hélas notre Nation ne sait que très peu capter et jauger.
Un vrai manque à gagner en compétitivité faute de moissonneuse-‐batteuse à épis d'idées. Compte-‐tenu de l'impact croissant des actifs incorporels dans les bilans des grandes sociétés, il ne serait pas absurde de concevoir une itération des idées pertinentes par ces firmes. En touts hypothèses, il y a une perspective à envisager et un outil de récolte à inventer.
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XXIV
De l'espoir en économie
Le présent ouvrage a d'abord traité de la question du risque systémique et des risques bancaires. Le lectorat aura perçu notre déception, en tant qu'européen convaincu, que les régulations en cours de déploiement soient un progrès mais aussi une suite de voies et moyens aisés à contourner.
L'optimiste se dira que tout ceci est mieux que le néant et que ce pas vers l'union bancaire est salvateur. Pour notre part, nous posons une question simple. Imaginons ces dispositifs en place en 2006. Dans quelle mesure auraient-‐ils protégé notre continent et singulièrement la zone euro de tous les tracas qu'ils ont traversés ? Ainsi est notre monde moderne : une réunion d'esprits de plus en plus fins qui aboutissent à des textes raffinés mais éloignés de " la violence de la monnaie " pour reprendre le titre d'un livre déjà ancien de Michel Aglietta et André Orléan.
Objectivement, les volet financier et monétaire continuent de générer une forte incertitude dans ce début de siècle. Le risque a toujours été inhérent au système capitalisme au sens du risque de l'entrepreneur tels les premiers investisseurs dans les compagnies de chemins de fer.
Là, il s'agit du risque de destruction de valeurs suite à une crise systémique d'ampleur variable.
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Comme l'a écrit Georges Bernanos ( " Les grands cimetières sous la lune " ) : " Le monde est au risque. Le monde sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque". Le défi est de laisser le risque survivre jusqu'au seuil à partir duquel il suscite – tel un poison – le risque létal pour le système.
Nous savons bien qu'un trader de Singapour ou de Londres sait parfaitement faire vivre la phrase de Bernanos. Alors, il faut se contenter de règles à valeur de garde-‐fous et d'éthique personnelle voire de lucidité professionnelle. S'agissant de lucidité, elle conduit à mesurer la souffrance sociale que la crise impose à des millions de travailleurs privés d'emploi ou obligés d'accepter des conditions salariales minorées. Oui, depuis 2008, une foule est soumise à une pression rugueuse comme de la lave froide et doit accepter des mobilités professionnelles subies, des horaires décalés, une vraie précarité.
Demain se construit avec la volonté politique d'aujourd'hui et il faut souhaiter que les dirigeants européens appréhendent que le risque serait de construire durablement une société dont la trilogie n'aurait rien de musicalement harmonieux : les déclassés exclus du système, la classe salariale centrale sous pression et sous incertitudes, la strate supérieure où les accidents de carrière ne sont que de vagues et brefs incidents de parcours.
Cette perspective est entrevue par certains sociologues et elle est glaçante pour qui respecte autrui.
Pour notre part, nous avons développé des pages qui amènent à faire prospérer des foyers d'espoir. Nous faisons nôtre la phrase du romancier Enrique Vila-‐Matas : " Notre espoir réside désormais dans la résistance de notre être face aux prévisions de notre esprit ". Si un statisticien des années 60 avaient traçé des courbes à partir de la tertiarisation prévisible de l'économie et de la consommation corrélée de papier dans les bureaux, il aurait été franchement alarmiste quant à la consommation de pâte à papier et ses conséquences écologiques.
Depuis les années 2000, la formidable diffusion du mail et du "paper-‐free" a radicalement changé la donne tout comme l'usine de désalinisation d'eau de mer qui permet désormais d'alimenter la quasi-‐totalité de Barcelone et de son agglomération.
L'humanité a des défis énormes devant elle mais elle a des cerveaux d'importance pour y faire face. Ce n'est ni un vœu pieux, ni un dogme : c'est un constat.
Oui, nous sommes dans le camp de l'espoir par conviction au terme d'un sentiment ultime dicté par notre analyse des situations examinées. Cet ouvrage, fidèle à l’école de Gurvitch, a traité du microsocial, du groupal et maintenant du global.
Pour conclure, en laissant encore tant de questions ouvertes, nous aurons recours à une référence liée à notre goût pour les forêts du Morvan : « Si une forêt surgit pour vous empêcher d’avancer, écartez les arbres. Les ronces vous suivront. » ( Eugène Ionesco, " Notes et Contre-‐notes " ).
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Que les épines des ronces du déclassement ne s’enfoncent pas trop profondément dans le corps social, déjà fatigué et inquiet, de notre Nation pour les mois qui restent à devoir subir cette crise au format désormais clairement historique. Avec l'expression de mon dévouement, quantum valeat. Mars 2013.
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Annexe
Nos tweets cordiaux avec " Le Monde de L'Economie "
( BOD : Tweets adressés sur support papier à votre adresse postale ).
Texte publicitaire : quatrième de couverture / rédigé par BOD.