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NOUVELLES
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1 Michel Reversat Mars 2020
La chatte
« Le soleil était encore bas. Il annonçait une chaude journée, habituelle déjà
en cette fin de printemps. Le parasol avait été déplié. Il protégeait la table sur
la terrasse. La gouvernante y avait dressé le petit déjeuner. Bien qu’en
Afrique, il avait conservé l’habitude d’un petit déjeuner à la française même
si le père réclamait parfois des œufs sur le plat avec du bacon. Le dimanche,
les croissants étaient servis chauds : la gouvernante allait les chercher aux
magasins surgelés de la ville et remplissait en provision les deux congélateurs
de la cave. La maison était spacieuse, dotée d’une terrasse orientée plein est :
les dîners y étaient fréquents le soir, protégée des grosses chaleurs de l’après-
midi.
Le père se levait toujours le premier. Voilà un an qu’il avait été nommé à la
tête d’une filiale d’un des principaux consortiums pétroliers d’Europe. La
maison avait été mise à disposition par la multinationale qui rémunérait
également une gouvernante et deux employés polyvalents. Elle payait
également les frais de scolarité de la petite dans l’école privée de la capitale
réservée aux enfants des hauts fonctionnaires locaux et des cadres des
entreprises étrangères. La mère avait eu quelques réticences à quitter Paris,
son emploi. Elle fut convaincue par les conditions offertes, la période réduite
à cinq ans de cette expatriation et surtout par la possibilité de pouvoir
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2 Michel Reversat Mars 2020
consacrer à sa petite fille, 5 ans déjà, 5 ans et demi aurait-elle corrigé, du
temps ce qu’elle n’aurait pu faire à Paris en travaillant.
Elle rejoint son mari à la terrasse, répond à quelques questions de la
gouvernante pour l’organisation de la journée. Debout, elle boit un café, tout
en lisant le principal journal du pays par-dessus l’épaule de son mari ; « arrête,
tu sais que je n’aime pas ça », grogne-t-il.
« Tu as vu, il y a eu de nouveau attentat cette semaine » Répond-elle. « Tu
crois que l’on risque quelque chose ? »
Lui, sûr de lui « Non, ils visent les intérêts américains seulement »
La mère s’assoit, arrive la petite fille toute chiffonnée encore par sa nuit de
sommeil. De la main gauche, elle serre son doudou, un reste de tissus de ce
qui avait été à l’origine un petit lapin. Le pouce est dans la bouche et l’oreille
de l’animal, du moins ce qu’il en reste, cache la moitié de son visage.
Le père, « le pouce ». Contrite, la petite fille enlève son pouce et vient se
serrer contre la jambe de sa mère. Le père : « je t’ai dit cent fois de mettre tes
chaussons avant de descendre ». La petite fille remonte les chercher dans sa
chambre. Elle revient vite. Un miaulement … « Tiens voilà Samha ».
C’est une petite chatte noire avec une tache blanche sur le plastron. En
Europe, elle aurait été classée dans les européennes, mais en Afrique, quelle
catégorie ? La mère avait voulu l’appeler « avocate » mais le nom déplut de
suite à la petite fille et au père. Il préférait Basthet, mais la mère trouvait ce
nom trop intellectuel. La petite fille choisit Samantha, nom de l’héroïne du
dessin animé japonais en vogue à l’époque. L’unanimité se fit autour de
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3 Michel Reversat Mars 2020
Samha, avec un h qui ferait couleur locale et démarquerait l’animal de la
mode japonaise télévisuelle ».
« La petite fille s’assoit et déjeune, un grand bol de céréales, un bol décoré
de dessins de son héroïne préférée, Samantha. Samha s’enroule autour de ses
jambes en ronronnant. « Allez dépêchons-nous, il va falloir aller à l’école ».
*
Le combattant était assis dans la seconde pièce de l’appartement. Un souffle
léger pénétrait des fenêtres dont les vitres avaient été brisées lors des derniers
combats qui avaient touché principalement la banlieue est de la capitale. Dans
un coin, traînaient deux fusils MK46, modèle désert. Ils avaient été volés lors
des derniers attentats. Bien sûr, deux kalachnikovs en vogue encore à cette
époque. Lui préférait la petite mitraillette Uzi qu’il gardait toujours à
proximité. Pas de mobiliers dans la pièce, juste au fond un sac de toile de jute
marron qui devait conserver les munitions et autres grenades. « Ah, vous voilà
chef, la mission est confirmée ? »
« oui, je viens de recevoir les billes »
« tu crois que c’est nécessaire ? »
« Oui, il faut faire peur à ses suppôts de Satan et les obliger à partir. Ces
capitalistes doivent arrêter de piller les ressources du pays »
« mais ils ne sont pas américains »
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4 Michel Reversat Mars 2020
« ce sont leurs alliés. On ira vers 16h30, cela devrait aller selon les tests ; cela
devrait être bon »
*
Le café avait été vite avalé. « Dépêche-toi, tu vas être en retard à l’école ».
Le père rejoignit le puissant 4x4 mis à sa disposition par la société. Un modèle
de gamme moins élevé aurait pu trahir des problèmes financiers de la
multinationale. Or, ce n’était pas le cas ; il fallait donc tenir son rang. La
gouvernante prit par la main la petite fille et la conduisit à la salle de bain.
Samha alla directement à la cuisine, elle savait par habitude ou par instinct
que ses gamelles de croquettes et de pâté seraient pleines à cette heure. Un
quart d’heure plus tard, la petite fille, un peu ronchonne, alla caresser Samha.
Elle courut vite embrasser sa mère. La gouvernante prit la petite fille par la
main et, ensemble, ils allèrent à l’école. Les parents avaient longtemps hésité :
ils se demandaient s’il n’aurait pas été préférable de conduire la petite fille en
voiture et la déposer juste devant la grille. Pour 250 m, cela aurait pu sembler
ridicule mais il fut une époque où les risques d’enlèvement n’étaient pas nuls.
La petite fille resterait à l’école jusqu’à 17h : la gouvernante viendrait la
chercher.
*
« tu es certain que ça fonctionne »
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5 Michel Reversat Mars 2020
« tout est une question de calcul, nous éparpillons les croquettes devant la
porte vers 16h30, nous comptons une digestion de 4h, l’heure glorieuse pour
le prophète devrait sonner vers 20h30, Allah est grand ! ».
Il faut quatre heures pour détruire la protection alimentaire et le contact avec
le suc gastrique provoque l’explosion des mini-billes incendiaires. Dans
l’organi-sation actuelle, les pompiers ne pourront jamais arriver avant la
destruction complète de la maison. A 20h30, toute la famille sera réunie
devant la télévision pour voir les informations diffusées par TV5, juste avant
le dîner. Ils partirent vers 14h30 ; deux heures de trajet pourraient paraître
excessives mais la circulation était perturbée de manière aléatoire par les
manifestations. Ce ne fut pas le cas, et ils durent patienter au coin de la rue au
risque de paraître suspects.
*
Vers 17h, la gouvernante croisa une voiture. Elle se fit la réflexion sur le
mauvais état du véhicule qui dégageait une fumée noire nauséabonde. Arrivée
à la porte de la propriété, la petite fille vit Samha manger quelque chose. Elle
l’appela. Comme à son habitude, la chatte se lova au pied de la petite fille en
ronronnant.
*
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6 Michel Reversat Mars 2020
Le lendemain, page 5, dans la rubrique internationale, Le Figaro annonça la
destruction d’une villa. Un incendie s’était déclenché vers 20h30 ; les
pompiers n’étaient pas arrivés avant 21h30. 4 morts étaient dénombrés dont
un cadre dirigeant de l’entreprise pétrolière bien connue. L’article précisait
que si l’hypothèse d’un attentat terroriste pouvait être formulée, il était peu
probable. Le pays souffrait d’un manque d’entretien régulier des installations
électriques. L’article était suivi d’une rapide nécrologie du cadre dirigeant.
Pas de mention de la petite chatte, Samha ».
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7 Michel Reversat Mars 2020
2045
Nous sommes en 2045.
Le monde est désormais gouverné par une oligarchie d’experts. Les partis
politiques ont disparu depuis longtemps : ils étaient trop utopistes. Les choix
d’orientation se font à l’aulne d’une batterie d’indicateurs : les bases de
données mondiales constituées autorisent toutes les simulations, les
projections.
La question des soins s’est rapidement posée. Quels malades soigner et pour
quel coût ? Difficile pour les médecins de se prononcer. Ils avaient déjà eu
bien du mal à conserver les principes de base du serment d’Hippocrate.
Tous les malades ne pouvaient bénéficier des progrès incommensurables de
la médecine. Lors de l’arrivée d’un patient dans un service, il fallait choisir
sur des critères objectifs. Seuls, ils pouvaient dédouaner le service médical.
Les médecins se devaient d’obéir aux règles fixées par les oligarques.
Les travaux menés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale sur les principes
de soumission et d’autorité avaient rapidement conclu qu’une telle approche
demeurait majoritairement acceptée.
Il y eut des dissidences, mais elles furent rares… Au moins au début.
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8 Michel Reversat Mars 2020
De fait, les choix courants échappaient à la mise en équation : les enjeux
économiques dispensaient l’utilisation du logiciel, d’ailleurs fort onéreuse au
regard de sa base de données et de la puissance nécessaire à son
fonctionnement.
Mais, pour les traitements très onéreux ? La mise en équation des choix
médicaux à travers le concept du rendement minimal du traitement du cancer,
plus connu aujourd’hui sous l’acronyme RMTC a permis de résoudre le
problème.
Son créateur, le professeur Marwel, un superhéros, disait son fils, a longtemps
espéré être couronné du prix Nobel pour ses recherches. Les jurés ont hésité
entre celui d’économie ou de médecine. En définitive, il n’a rien eu.
L’absence de publicité qui en résultât ne déplut pas à la communauté
scientifique : elle évitait de nombreuses polémiques et allait favoriser la mise
en œuvre du processus. Nonobstant, les débats furent publics.
L’équation peut être résumée ainsi :
Soit, pour simplifier,
r = le rendement
cf = capacité de financement (cotisations sur la période)
cp = contribution économique du malade au PIB : elle se calcule en fonction
d’abaques tenant compte du revenu et du patrimoine au moment du
déclenchement de la maladie. Cette contribution est pondérée par l’espérance
de vie non corrigée, c’est-à-dire sans la maladie. Ce sont des données très
anciennes utilisées dès le vingtième siècle par les assureurs et les actuaires.
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9 Michel Reversat Mars 2020
ct = coût complet du traitement
Nous avons donc :
r = (cf + cp) - ct
Si r > 0, les soins commencent. Si r < 0, le service médical renvoie le patient
chez lui avec des propos rassurants et quelques placébos.
De nombreuses controverses sont intervenues.
Les radicaux libertaires dénonçaient une médecine ploutocrate. Ils prônaient
l’accès au soin pour tous sans condition de ressources. Il y avait belle lurette
pourtant que les concepts de solidarité sociale avaient été engloutis par la
science. Archaïsme des siècles passés, vieux rêves du 20° siècle nés des
utopies de la fin de la seconde guerre mondiale !
Le soutien de l’extrême droite, des groupuscules qui criaient bien fort, fut
sans faille. De fait, l’application de la formule écartait de facto toutes les
populations africaines qui remontaient vers le nord, fuyant des zones
désertiques et le réchauffement climatique.
Des débats émergèrent sur le caractère trop économique, voire financier du
système. Un poète maudit, un Picasso en herbe, un écrivain en devenir n’y
échapperaient pas. Des recherches furent entreprises : elles n’aboutirent pas.
L’art ne peut pas être mis en équation.
Soyons honnêtes, devant des cas manifestement mal traités, les médecins
prirent leur responsabilité. Certains furent dénoncés d’avoir sauvé un jeune
écrivain sans le sou, auteur d’un premier roman prometteur.
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10 Michel Reversat Mars 2020
La prolifération des dérives causa de nombreux scandales. Faut pas prendre
les gens pour des cons. Le patrimoine familial fut concentré sur le malade.
Des officines spécialisées naquirent dans l’optique d’optimiser l’accès à la
santé, moyennant des pourcentages sur le déplacement des capitaux. Des
produits d’assurance furent créés couvrant le risque pris par l’application de
l’équation et des algorithmes.
Bref, trois ans plus tard, une pagaille indescriptible régnait donnant lieu à des
manifestations de plus en plus violentes. Les oligarques se réunirent et
trouvèrent une solution radicale pour résoudre le problème. Il n’y aurait pas
de soins pour les longues maladies : la liste fut publiée dans le journal officiel
sous le titre affections de longue durée exonérantes.
Pas d’exception sous peine de poursuite pénale.
Devant les protestations, le gouvernement mondial plaida sur l’impossibilité
qu’il y aurait, de toute façon, à maintenir les soins : la pollution combinée
aux changements climatiques, la prolifération d’ondes diverses dont les
effets pervers étaient mal mesurés avaient commencé à faire du cancer une
sorte de pandémie à l’échelle planétaire.
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11 Michel Reversat Mars 2020
Albert, le maire
Albert avait été élu maire en 1889 pour une durée de quatre ans. 100 ans après
la Révolution. Il était particulièrement content de cette coïncidence. Elu sans
gloire, il était le seul candidat dans cette petite commune du Loir-et-Cher.
Seul le curé avait émis des objections. Il se réfugiait derrière le secret de la
confession pour ne pas s’étendre sur le sujet. Le curé pensait qu’Albert était
trop radical et se mettait trop souvent en colère. Qui d’autres pourraient
s’opposer à lui ? Comment trouver aussi 4 conseillers municipaux, autres que
ceux déjà recrutés par Albert ? Le soir de l’élection, il aurait fallu parler de
plébiscite, Albert offrit à ses partisans comme à ses opposants - comment les
reconnaître d’ailleurs - un petit vin pétillant sorti de sa cave. La lampée
laissait un goût de sucre, presque de miel, comme si les bouteilles avaient
attendu cette heure de gloire. La mandature s’annonçait sous de bons
auspices.
Albert était instituteur. Il devait prendre sa retraite dans les semaines à venir.
Son métier lui avait permis de connaître tous ses administrés, soit comme
parents d’élèves ou élèves. Beaucoup se souvenaient des coups de baguettes,
sur les doigts, sur la tête aussi. Aucun parent ne s’en était plaint. Les torgnoles
aux enfants dissipés étaient la règle à l’école et à la maison. Il fallait marcher
droit, il fallait être discipliné. Albert rappelait à chaque cours que la France
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12 Michel Reversat Mars 2020
avait besoin d’enfants obéissants pour devenir de bons soldats et reprendre à
l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine.
La seule richesse du retraité est le temps offert par l’inactivité. C’est d’ailleurs
ce que pensaient les deux bistrotiers du village, qui voyaient d’un bon œil la
population vieillir : les vieux passaient aux cafés la majeure partie de leur
journée. Albert entendait bien combler le vide qui s’ouvrait à lui. Le travail
d’un maire l’y aiderait. Il regrettait toutefois le rituel journalier que lui
procurait des horaires fixes. Il s’en accommoda rapidement. Il ne pouvait pas
rester chez lui toute la journée : la compagnie de son épouse l’insupportait
souvent. Il lui fallait trouver des raisons pour justifier ses absences.
- Albert, il faudrait couper du bois
- Peux pas, j’dois aller à la mairie
Facile pour lui de trouver un prétexte pour quitter son domicile. Albert
échappait ainsi à toutes les tâches qu’il laissait ainsi à son épouse, y compris
celles qu’il effectuait alors qu’il était encore instituteur. Sa femme en porta
rapidement les stigmates, comme lui fit sournoisement remarquer le
boulanger. Le dos était plus vouté, les rides s’étaient creusées.
Albert ne mentait pas. Il allait souvent à la mairie. Il surveillait de près les
travaux administratifs confiés à Mlle Rossignol. Le soir de l’élection, elle
s’était proposée de venir aider bénévolement Albert. Il est vrai qu’elle en avait
pincé pour lui à l’école communale. C’est une vieille histoire.
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13 Michel Reversat Mars 2020
Le nouveau maire était exigeant et tançait souvent sa collaboratrice pour sa
prétendue lenteur.
- Comment, vous n’avez pas encore répondu à Monsieur le préfet, il nous
a écrit depuis deux jours
- Mais, Monsieur le Maire (elle insistait avec ironie sur le titre de son vieux
copain Albert), sa lettre n’appelait aucune réponse
- Ne soyez pas impertinente, il fallait le remercier et lui écrire que nous
avions bien reçu son courrier. Avez-vous pris rendez-vous avec Jules ?
- Non, pas encore
- C’était pourtant urgent. Je vous l’avais dit. Son coq devient insupportable.
Il pousse son chant à 15h alors que la moitié du village fait la sieste ou
cuve son vin. Je file le voir comme vous ne l’avez pas convoqué. Je
reviendrai demain. Terminez votre travail d’ici là.
Il quitta la petite pièce sans la saluer. Sa nouvelle position lui était montée
à la tête, disaient les paysans du coin. Ils avaient vu changer son humeur
et son comportement quelques semaines après sa prise de fonction.
Premier dans son village, c’est toujours être premier : un petit roi dans un
petit royaume.
- Jules, il faut que cela cesse rapidement. Ton coq ne peut pas chanter au
milieu de l’après-midi. Même le curé, et pourtant tu sais qu’il est
indulgent se plaint que ton volatile perturbe sa messe de l’après-midi
- Mais, Albert, les vieilles qui se rendent à l’office sont sourdes
- Les voisins se plaignent aussi
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14 Michel Reversat Mars 2020
- Tous des mauvais coucheurs
- Ecoute, Jules, je n’ai pas de temps à perdre avec un coq décalé. Deux
solutions, entend-moi bien, ou tu trouves une solution pour qu’il
comprenne quand est l’aube, ou je viendrais moi-même le chercher. Je te
laisse une semaine. Après, c’est la casserole. Je ne peux pas laisser un
oiseau insulter tous mes administrés.
Albert revint à la mairie. Sur le chemin, il croisa Jeannot, endormi sur le
remblai de la route. Il était cantonnier, le seul salarié de la mairie. Le
précédent maire l’avait engagé, un peu par pitié et malgré l’avis négatif
d’une partie de son conseil municipal. Nécessité d’aider ce père de 5
jeunes enfants qui avait perdu sa place dans l’usine du village voisin en
raison de son intempérance. Trop de bouteilles, comment être alors à
l’heure ? Jeannot avait promis. Il remercia le maire, jura en crachant par
terre que désormais, personne n’aurait rien à lui rapprocher.
Albert s’avança et heurta une bouteille à peine entamée, les deux autres
étaient vides. Albert secoua Jeannot qui se réveilla, lâcha un rot bruyant,
empreint d’une odeur de vinasse, proche d’un vieux vinaigre. Le
cantonnier se mit debout, enleva sa casquette.
- Que fais-tu Jeannot, tu avais juré de ne plus boire
- Ben, il fait chaud. C’était la pause du goûter. Un petit encas n’a jamais
fait de mal
Le maire devint rouge et commença à hurler.
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15 Michel Reversat Mars 2020
- Jeannot, tu voles la mairie, tu voles les villageois. La commune ne peut
se payer des incapables qui boivent. J’inscrirai à l’ordre du jour du
prochain conseil municipal ton renvoi. Etat d’ébriété pendant le service.
Nous t’avons prévenu.
- Que vais-je devenir Monsieur le Maire ? Vous ne pouvez pas faire cela.
Laissez-moi une nouvelle chance
- Non, cela a trop duré
Ces altercations devenaient de plus en plus fréquentes. Les motifs étaient
souvent futiles. Albert reprochait aux uns leurs parterres de fleurs qui
empiétaient sur l’espace public, aux autres leur maison qui était sale et
devait être nettoyée sans délai. Il réprimanda aussi le boulanger dont il
trouvait le pain mal cuit. Il lui est arrivé de ramener chez leurs parents des
enfants qui traînaient dans la nuit noire. Il les menaça de la maison de
correction.
Tous les jours de la semaine, les dimanches, les jours fériés, Albert
parcourait le village. Certains l’ont vu même la nuit errer. Quand l’un lui
demanda pourquoi. Il répondit sèchement :
- Cela ne vous regarde pas
- (puis se ravisa) et pourquoi il n’y a pas de vols ici ?
La moindre entorse à la loi, aux arrêtés municipaux était relevée. Albert
convoquait alors le contrevenant, le sermonnait, voire lui dressait un
procès-verbal. Mlle Rossignol se lassa rapidement de l’afflux de travail
induit par le comportement du maire. Elle ne supportait plus les reproches.
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16 Michel Reversat Mars 2020
Elle se porta malade et démissionna. Albert dut se charger des tâches
administratives avec l’aide des derniers conseillers municipaux à lui être
restés fidèles.
Trop d’activités, trop d’énervements nuisent à la santé. Une crise
cardiaque le frappa brutalement un jour où il se disputait avec le curé à
propos de la fête patronale.
Mlle Rossignol organisa les obsèques. Le curé, qui se jugeait un peu
responsable de l’incident – il se pardonna très vite – offrit une grande
messe à Albert, harmonium, encens, tympan drapé de noir aux initiales
du défunt. Tout le village était présent. Deux chevaux blancs furent
réquisitionnés pour tirer la charrette sur lequel reposait le cercueil,
recouvert, eu égard à sa dernière fonction, du drapeau tricolore. Un
kilomètre seulement entre l’église et le cimetière. Au milieu de la côte, il
restait à peine 200 mètres à parcourir, les deux chevaux, complices sans
doute, se mirent à déféquer. Cet incident obligea la procession à se séparer
de chaque côté de la route.
Jeannot, qui jusqu’à présent avait échappé au licenciement, souffla à sa
voisine.
- Tu vois, Albert, même mort, il nous fait chier
Le mot se propagea et c’est une troupe hilare qui franchit l’entrée de la
dernière demeure d’Albert, le maire.
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17 Michel Reversat Mars 2020
Le diable
« Un jour
Un jour le diable vint sur Terre
Un jour le diable vint sur Terre
Pour surveiller ses intérêts
Il a tout vu le diable, il a tout entendu
Et après avoir tout vu
Et après avoir tout entendu
Il est retourné chez lui, là-bas
Et là-bas, on avait fait un grand banquet
A la fin du banquet, il s'est levé le diable
Il a prononcé un discours »
[…]
Jacques Brel
L’épidémie du coronavirus, que les spécialistes virologues avaient
rapidement, trop rapidement sans doute, comparé à la grippe annuelle, était
devenue une pandémie. De nombreux pays avaient fermé leurs frontières. La
circulation des hommes et des biens s’en trouvait entravée, faisant fi des
principes séculaires de libre-échange.
Le gouvernent français avait tergiversé dans la recherche d’un équilibre entre
les considérations sanitaires, il fallait empêcher le virus de se répandre, et les
résultats économiques dont les succès récents seraient remis en cause, pire à
la veille des élections municipales. De plus, c’étaient les premières élections
nationales du parti créé par le Président. Il devenait urgent de rassurer la
population et les marchés boursiers qui accusaient des baisses jamais
atteintes.
Dans une allocution télévisuelle, empreinte de solennité, le Président
s’adressa aux français, plus de 25 millions furent devant leur écran à 20
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18 Michel Reversat Mars 2020
heures. Il annonça de nouvelles mesures qui bouleverseraient la vie
quotidienne du pays : fermetures des écoles, des collèges, des lycées, des
universités, interdiction des rassemblements de plus de cent personnes,
chiffre ramené à dix le lendemain par le premier ministre, report ou annulation
de toutes manifestations sportives. Le peuple allait manquer d’opium alors
que, cette année, le club de la capitale avait une chance de remporter la ligue
des champions de football, que se tenaient la coupe d’Europe de football et
les jeux olympiques. Il souffrirait moins du manque culturel avec la
fermetures des théâtres et des cinémas. La télévision y suppléerait sans
difficulté.
Le père Joachim, qui assurait l’intérim du curé dans une paroisse versaillaise,
ne put s’empêcher de sourire. Il trouvait dans les propos présidentiels de quoi
alimenter son sermon dominical. Il releva qu’à aucun moment, dans les
restrictions annoncées, les messes et les rassemblements religieux n’étaient
pas abordés. Certes, l’interdiction de concentration de plus de dix personnes
englobait toutes manifestations y compris cultuelles. Les offices religieux
n’étant pas expressément mentionnées, le père Joachim jugea qu’il pouvait
passer outre les consignes générales. Le seigneur lui donnerait la force et le
protégerait de tous les virus du monde. Question de foi ! Il appela tous les
fidèles à se rendre à la messe de 11 heures. « La messe serait expiatoire »
répétait-il.
Le père Joachim ne doutait pas de l’affluence attendue. Ses sermons avaient
acquis au fil des dimanches une réputation qui avait dépassé Versailles et les
Yvelines. Des parisiens avaient même abandonné leur paroisse habituel pour
venir entendre la parole de ce prêtre, un Savonarole du nouveau siècle. Les
intégristes, ceux qui refusaient toute concession vers la modernité de l’église,
avaient relayé l’appel au-delà de ses propres espérances. C’est plein de
confiance, de vigueur qu’il monta en chaire devant une foule compacte.
L’église était trop petite pour accueillir tous les paroissiens, certains se
tenaient à genou dans la travée centrale qui menait à l’autel.
Le père Joachim avait revêtu sur sa soutane noire un chasuble rouge sombre,
signe des grandes circonstances. Il avait agrandi sa tonsure pour bien marquer
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19 Michel Reversat Mars 2020
sa soumission à Dieu. Très pâle, il laissa le silence s’installer et commença
son sermon d’une voix forte. Pas de signe de croix, pas de transition.
« Vous savez le diable et ses soldats sont arrivés sur terre »
Il marqua une pause.
« Oui, je vous parle de Lucifer, de Belzebuth, d’Asmodée, de tous leurs
avatars. Vous ici, vous êtes tous fautifs, infidèles, pêcheurs. Vous êtes lâches.
Vous avez perdu tous les combats depuis 1962. Vous avez accepté la
suppression de la peine de mort, le divorce, le mariage pour tous. Tous les
dogmes et sacrements de notre église séculaire ont été bafoués, piétinés, salis.
Vous ne venez plus dans les églises. Vous les laissez se vendre aux mécréants.
Vous les brûlez. Vous sanctifiez la victoire du diable ».
La dernière phrase fut hurlée. Il reprit doucement.
« Car, le mal est là. Le diable est malin, il a pris un nom latin pour mieux se
cacher aux incultes que vous êtes : le coronavirus. Vous n’avez pas assez prié,
vous vous êtes roulés dans les biens matériels, dans les fanges de la luxure au
détriment des exercices spirituels. Qui a lu aujourd’hui la Bible ? Je vous le
demande ».
Quelques fidèles l’ont détrompé timidement.
« Et oui, le diable est là, il a envahi l’Europe, les Etats-Unis, le monde entier.
Il est malin, le diable. Il sait modifier ses formes pour mieux se dissimuler.
Ce fut la peste noire au XIV° siècle, la grippe espagnole au début du XX°
siècle plus mortelle que la guerre 14-18. Le cornu s’est réjoui de ses succès.
Il y a eu aussi le nazisme, le stalinisme … que de morts ! »
« Tremblez infidèles, tremblez pêcheurs vous qui rejoignez l’église quand
vous avez peur. Gens de Sodome et Gomorrhe, voici venue l’heure du
châtiment. Vous vous êtes livrés à Satan et à ses suppôts ».
L’assistance pâlit. Des femmes pleuraient.
« Est-il encore temps de se repentir, est-il encore temps d’obtenir le pardon ?
Le méritez-vous ? Vous ne le méritez pas, je le dis, je le crie. Mais, »
Il s’arrêta quelques secondes.
« Mais, Dieu, dans sa miséricorde infinie, saura reconnaître le bon grain de
l’ivraie. Oremus ! Prions ! Donnons-nous la main pour affronter ensemble les
forces du mal. Combattez les dégénérés qui nous ont conduit à cette
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décadence. Soyez les soldats de Dieu, soyez les soldats de cette nouvelle
croisade. Rappelez-vous les croisades, rappelez-vous Jeanne d’Arc. Partez
sur les chemins répandre la mobilisation contre cette nouvelle forme du mal.
Soyez les combattants de Dieu »
« Amen »
Le public fut ébranlé. Mais, l’appel à la lutte finale les avait rassénérés.
Certes, quelques-uns avaient trouvé curieux la comparaison du virus avec le
diable. Tous avaient retrouvé confiance face à la maladie diabolique. La vie
continuait. C’était un dimanche comme les autres avec un détour chez le
pâtissier. Le repas commença par le bénédicité « Benedic Domine, nos et haec
tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi, per Christum Dominum
nostrum. Amen. »
*
La quinzaine suivante, la presse signala dans la région de Versailles une
augmentation sensible de la contamination par le coronavirus. Les
investigations des virologues permirent d’identifier le point commun de tous
les malades. Ils avaient assisté à la messe du père Joachim. Le département
des Yvelines devint le plus contaminé de France. Le préfet de Région, appuyé
par le gouvernement, ordonna le confinement du territoire. Aucune entrée,
aucune sortie ne pourrait désormais avoir lieu dans le département. Le
courrier des Yvelines révéla dans son édition hebdomadaire que le père
Joachim était retourné en Italie, d’où il venait d’ailleurs après un bref séjour
en Chine.
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1. La chatte
2. 2045
3. Albert, le maire
4. Le diable