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    Rester hindou en mer.

    Le voyage en Angleterre dun maharaja orthodoxe du Rajasthan (1902)

    par

    Catherine Clmentin-Ojha (mars 2014) Bien que nous ayons plusieurs milliers dhindous dans ce pays, nous navons pas encore eu la faveur dune visite dun membre orthodoxe de cette communaut. Le vritable hindou adhre de manire tout fait tenace ses coutumes. Lide mme de rforme est un pch et il ne peut jamais imaginer venir sur notre rivage, parce que cela implique de traverser le kalapani (eau noire ou ocan), ce qui signifierait pour lui perdre sa caste. Daily Chronicle, May 23 1902. Ce nest pas pour soi que lvnement est dpec, dsarticul. Cest pour ce quil nous rvle, par lbranlement dont il est la cause, et qui sans lui resterait inaperu. Le contrecoup nous intresse plus que le coup lui-mme : ce remous qui fait merger des profondeurs des choses chappant dordinaire au regard de lhistorien. Duby 1990 : 261.

    Dans les dernires dcennies du 19e sicle les hindous orthodoxes ne tiennent plus les monts Vindhya pour la frontire sud de leur territoire1. Mme si tout dplacement loin de leur foyer augmente leurs yeux les risques de transgression rituelle, ils nhsitent plus sortir de lancien ryvarta, leurs circulation, prgrination, migration et conqutes ayant depuis longtemps tendu lensemble du sous-continent laire de laccomplissement du dharma lordre idal et immuable sur terre2. Mais un autre interdit, non moins ancien, comme on le dcouvre dans les textes canoniques sur le dharma (dharmastra), reprend toute sa vigueur entre 1875 et 1910. Qui sort de lInde en voyageant sur locan (samudryana), en traversant l eau noire (klpn), peut tre incrimin davoir dlibrment enfreint les us et coutumes de sa caste, ou stre trouv dans limpossibilit de les observer. Une fois rentr, considr souill il est dchu (patita), ostracis ; on ne partage plus de repas avec lui, on naccepte plus son hospitalit. Car cest un point majeur quil faut garder lesprit, les difficults ne se prsentent quau retour du voyageur quand le corps social se voit mis en demeure

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    de rcuprer son membre contamin. Aprs 1920 de plus en plus dindividus enfreignent linterdit du voyage en mer. Cest donc un pisode bien situ dans le temps encore quil nait pas entirement disparu aujourdhui (Clmentin-Ojha 2011 : 372-377). Linterdit ne sapplique pas tout le monde, voir la carrire des hindous qui depuis lpoque ancienne traversent la mer pour se livrer au commerce (Markovits 1999). Il ne concerne que les hautes castes. Or, prcisment, cest parmi ces castes qui forment llite sociale au tournant du 20e sicle que, du fait de la conjoncture historique, le nombre des aspirants au voyage en Angleterre augmente dans ces annes-l3.

    Une fois ralise lannexion dune grande partie de lInde lempire britannique, de plus en plus dhindous duqus prennent conscience dappartenir un nouveau territoire, un territoire beaucoup plus vaste que le leur et qui lenglobe totalement. Ils sont dautant plus tents de lexplorer depuis louverture du Canal de Suez (1869). Cest aussi quaugmente le nombre de jeunes hommes dsireux dexercer une de ces professions nouvelles et lucratives introduites en Inde par le rgime colonial et auxquelles seule permet daccder lducation suprieure dispense en Grande-Bretagne (Carroll 1977). Leur principale destination est la capitale de lempire. Ils partent pour Londres malgr les obstacles surmonter : au pays, les pnibles tensions avec leur famille ; ltranger, les dures conditions dexistence et les examens difficiles (Sen 2005 : 59-60). Puis ils reviennent. Mais pour recouvrer leur place dans le corps social la plupart dentre eux doivent subir les pnitences (pryacitta) prescrites par leur Conseil de caste (pacyat) ou par tout autre instance charge de rguler les affaires internes de leur caste. Ceux des voyageurs qui rsistent, en tenant ces rites pour une aberration dun autre ge ou en refusant davoir commis une faute, restent excommunis4.

    Sil ne faut pas surestimer linterdit, il ne faut pas davantage le sous-estimer. La gravit extrme du problme social suscit par le voyage en mer partir des annes 1880 semble avoir t oublie aujourdhui. On ne sait plus quel point il a profondment divis les familles et les castes, suscitant parmi les lites hindoues des dbats aussi vifs que le mariage des enfants, lducation des filles, le remariage des veuves et la conversion au christianisme. Il suffit de lire les mmoires et biographies des hommes de ce temps pour sen convaincre. Face ceux qui encouragent lexpatriation au nom de la modernisation du pays, de son progrs conomique et social, on trouve les dfenseurs de lorthodoxie qui sen remettent lautorit de ceux qui disent le dharma. Pourquoi au juste ces derniers critiquent-ils le voyage outremer ? Deux raisons se conjuguent dans leurs arguments. La premire est que ce voyage occasionne le contact physique avec des substances ou avec des personnes impures ; il contrevient aux rgles de bonne conduite (cra). La seconde raison est quil fait sortir du territoire sacr de lInde ou, plus prcisment, de lordre social (dharma) qui y prvaut et en dehors duquel un hindou de haute caste risque la dgradation (ptaniya), autrement dit lexclusion de la caste. En apparence indpendantes lune de lautre, ces deux raisons ont une parent profonde : elles refltent un mme idal dtanchit. Elles enferment lhindout dans des limites spatiales et corporelles infranchissables.

    Chez nombre dhindous acquis ces conceptions, on trouve pourtant lide quil faut vivre avec son temps. Des interprtes clairs du dharma partagent ce point de vue. A Jaipur mme, certains dnoncent lattitude frileuse des hindous leur dharma de tortue (kacu-dharma) dira Candradhr arm Guler (18831922) dans un essai rest clbre5. La plupart se contentent

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    daccompagner cette adaptation aux temps modernes plutt que dy rsister. Ils affirment que le voyage peut tre ralis sans trop de danger pour son dharma de caste si on prend certaines prcautions. Le Movement for the Sea-journey, qui sorganise dans la Calcutta coloniale des annes 1890, offre lexemple le plus significatif de cette dmarche6. Aucune entreprise de cette ampleur ne sobserve alors dans les royauts du Rajputana (Rajasthan). Le voyage en mer, en effet, ny est pas (encore) un moyen de promotion sociale. Celui-ci concerne seulement la petite poigne dindividus dont les intrts de classe sont lis ceux de la puissance coloniale. Au premier rang, se trouvent les ttes rgnantes et ceux qui les guident sur la voie du dharma. Cest ce que nous allons constater en considrant les rgles de conduite que la Dharma-sabh, le Conseil de lettrs charg de dire le dharma la cour de Jaipur, dicte en 1902 au trs orthodoxe maharaja Mdhosingh (Mdhavsigh II, r. 1880-1922) alors que, soudainement, celui-ci se voit contraint de se rendre Londres et dentreprendre la traverse prohibe.

    Ici, nulle qute de promotion sociale. Le maharaja ne se rend pas en Angleterre pour y poursuivre des tudes suprieures. Il est faiblement duqu, ne parle que quelques mots danglais et adhre strictement aux rgles dvitement orthodoxes. A la diffrence de son prdcesseur Rmsingh II (r. 1851-1880) qui frayait volontiers avec les Britanniques posts dans son royaume, il nest pas personnellement intime avec ces trangers et rsiste leur influence. Comme il doit bien se rsoudre les recevoir, il fait construire un pavillon spcial, le Mubarak Mahal, dans une cour situe en priphrie du sarhad, la frontire qui ceint le domaine du palais royal7. Des limites ne pas franchir, l encore. Cest un enchanement de faits qui se sont drouls dans le lointain Londres qui explique son voyage. Le 22 janvier 1901, la reine Victoria est dcde. Aussitt la Grande-Bretagne dcide de faire du couronnement de son successeur Edouard VII un vnement mondial, en convoquant lEmpire et la Plante. Cest ainsi que le 7 octobre 1901, le maharaja de Jaipur a linsigne honneur de recevoir une invitation aux crmonies du couronnement fixes au 26 juin 19028. Invitation des plus embarrassantes, mais quil ne sagit pas de refuser. Aussi la Dharma-sabh conseille-t-elle au maharaja de voyager de faon ne pas enfreindre son dharma et donc de ne pas sexposer son retour une expiation plus quhumiliante, inconcevable.

    Ce voyage en Angleterre ne passe pas inaperu des contemporains. En Inde et en Angleterre, la presse lui consacre plusieurs articles. Le souvenir en a aussi t soigneusement entretenu au palais de Jaipur. Peu de temps aprs le retour, Madhusdan Ojh, le principal exgte du dharma la cour, compose un savant trait en sanskrit pour expliquer que le maharaja na commis aucune faute. En 1922, iv Nrya Saksen, haut fonctionnaire du royaume, publie en hindi la relation officielle de ce voyage exotique qui, naturellement, dfend la mme position. Les rcits quon a faits par la suite de lvnement reposent sur ces deux textes9. Ces derniers ont aussi aliment de nombreuses anecdotes restes clbres Jaipur. On garde en outre la trace des prparatifs du voyage et des crmonies du retour dans le Registre royal (Syh Huzr ) o lon notait les activits du maharaja10. Aujourdhui deux grandes jarres en argent, exposes la vue de ceux qui visitent le Mubarak Mahal (devenu un muse), dans le City Palace de Jaipur, portent tmoignage que parmi les provisions emportes par le maharaja en Angleterre se trouvait une large quantit deau du Gange. Ce fut l lune des prcautions que prit Mdhosingh pour rester dans les limites du dharma .

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    Etant consacr examiner la signification de ces prcautions, cet article ne traite pas des pripties du voyage lui-mme ou de celles du sjour en Angleterre. Il ny sera question quen passant de linterdit frappant le voyage en mer ou des dbats quil suscita au 19e sicle11. Ce sont les arguments utiliss par Madhusdan Ojh et iv Nrya Saksen, le lettr expert en dharma et le haut fonctionnaire, pour expliquer et justifier la conduite du maharaja qui seront analyss. Il faut garder lesprit que nos deux auteurs refltent un seul point de vue, celui de la cour de Jaipur. Ils crivent des ouvrages de propagande politique qui ne correspondent pas ncessairement la ralit quils dcrivent. Mais cest justement le caractre normatif de leurs arguments qui mintresse. Ceux-ci sont rvlateurs des conceptions et pratiques religieuses auxquelles il convenait quun souverain hindou se montre ostensiblement attach dans une situation o son orthodoxie pouvait tre mise en doute. Derrire la singularit de ce voyage hors frontires, en effet, se profile une question dhistoire culturelle plus large : comment rester hindou hors de lespace hindou licite ? Cette question nest pas dnue dimportance pour saisir les transformations de lhindouisme lpoque coloniale. En minterrogeant sur les ressources religieuses que les hindous orthodoxes mobilisent pour ajuster les bornes de leur primtre spatial et social une poque o ils sont confronts au monde non hindou comme jamais ils ne lont t au cours de leur histoire, je propose un clairage sur la relation que lhindouisme entretient au tournant du 20e sicle avec le territoire de lInde.

    Il faut dabord dresser un tat des relations du royaume de Jaipur avec la puissance britannique, afin de comprendre pourquoi il tait hors de question que le trs orthodoxe Mdhosingh refuse de se rendre Londres. Un royaume dans lempire

    En 1902, au moment de son voyage, Mdhosingh II a 40 ans. Il rgne depuis 22 ans sur quelque 3 millions de sujets, soit un centime de la population de lInde. Plus des deux tiers du territoire indien appartiennent alors lempire britannique. Le royaume de Jaipur nen fait pas partie mais il en dpend. Il est soumis au systme dit de lindirect rule depuis 1818, date laquelle son maharaja a sign un trait dalliance avec la Compagnie des Indes orientales (East India Company) afin dassurer la scurit extrieure de son royaume moyennant le versement annuel dun tribut. Selon les termes du trait, la politique intrieure reste le domaine rserv du maharaja, mais lagent politique anglais, qui supervise le bon tat des finances du royaume, se mle demble de ladministration de celles-ci. A partir de 1858, la couronne britannique ayant remplac lEast India Company, lagent politique relve dune chane de commandement aux ordres du Vice-roi et Gouverneur-gnral de lInde, bas Calcutta. Le Vice-roi lui-mme dpend de lIndia Office Londres et de son responsable, le Secrtaire dtat lInde qui est aussi membre du Cabinet britannique.

    Au seuil du 20e sicle, le royaume de Jaipur est un rouage de la gigantesque configuration territoriale, administrative et politique qui sous le nom d Inde (India) englobe les territoires directement placs sous la couronne britannique (British India) et les territoires indignes sous la suzerainet de Sa Majest 12. Labsence de souverainet extrieure, commente en 1916 le journaliste indien Sant Nihal Singh, coupe compltement toute relation entre les Rajas et une quelconque puissance autre que la britannique. Ils ne peuvent ni indpendamment ni en sassociant

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    dclencher ou terminer une guerre, ni engager des ngociations avec un quelconque gouvernement tranger concernant ladministration de leurs affaires . Pour toutes les questions caractre officiel, ils ne peuvent davantage communiquer directement entre eux mais doivent en passer par les Britanniques (Singh 1916 : 107-108)13.

    Mdhosingh II en 1902 (Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur)

    Du point de vue britannique, Jaipur est lun des dix-neuf tats princiers du territoire

    indigne du Rajputana rgion qui correspond approximativement lEtat du Rajasthan daujourdhui , une entit politique et administrative spare place sous la protection du gouvernement de lInde par lintermdiaire de la Rajputana States Agency, base Ajmer. Mr. Cobb, le Resident du gouvernement de lInde Jaipur, en relve directement. A ce titre, il accompagnera Mdhosingh jusquau port de Bombay le 12 mai 1902, et ly attendra son retour dAngleterre le 11 septembre 1902.

    Si vu de lextrieur, Jaipur nest quun maillon dune vaste chaine de commandement qui aboutit Londres, il en va autrement localement, mme si l aussi le ton se veut grandiose. Epique mme. Mdhosingh se pense comme le dernier rejeton de la dynastie plurisculaire des Kachvh dont lanctre nest autre que le dieu Rma, fondateur de la ligne solaire, lune des deux grandes lignes auxquelles, en principe, se rattachent les Rajputs de lInde, lautre tant la ligne lunaire fonde par le dieu Ka. Les Kachvh font en effet remonter leur lignage au divin roi dAyodhya, modle de droiture et de justice, poux de la vertueuse Sita, dont le Rmyaa conte la geste.

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    Les faits historiques connus montrent des clans rajpoutes rivalisant pour le contrle de la terre. Au dbut du 11e sicle, les Kachvh mergent comme le clan dominant dans la rgion de lactuelle Jaipur. Diviss en plusieurs lignages, ils ont pour divinit domestique (kula-devat) la desse Jamv Mt, et sont tablis Amer (Amber), o, sur les hauteurs escarpes des monts Aravalli, ils ont construit un imposant fort quils vont agrandir jusqu la fin du 17e sicle. La famille rgnante clbre les rites de perfectionnement (saskra) qui jalonnent la vie de ses membres dans le temple de Jamv Mt. Par la suite, au fur et mesure que leur territoire sagrandit, les Kachvh se placent sous la protection dautres divinits : Viu-Narasiha, Strma (cest--dire Rma poux de St), et ildev, une image de la desse Durg enleve par Mnsingh I (r. 1550-1614) au Bengale au cours dune opration militaire. Sous Mdhosingh, les Kachvh aiment voquer la bravoure de Mnsingh I dans les campagnes quil mena pour le compte dAkbar (r. 1556-1605) aux marges de lempire moghol, au nord, annexant Kaboul en 1581, lest, conqurant lOrissa en 1592 et le Bengale quelques annes plus tard. Nous en aurons un cho plus loin. Un autre Kachvh remarquable dont les chroniqueurs royaux chantent la gloire au tournant du 20e sicle est Sav Jaisingh (Jaisingh II, r. 1700-1743), le vritable fondateur du royaume dont Mdhosingh hrite. Lui aussi enrichit la famille des divinits protectrices en mettant sur le devant de la scne Govindadeva, le divin Ka sous sa forme dternel jeune homme amoureux de Rdh, dont il ne se spare jamais. En 1727, il fonde Jaipur, la cit de la victoire (et de Jaisingh) dans la vaste plaine qui court aux pieds des Aravalli au sud dAmber. Construite selon un plan parfait, dote de larges rues paves se coupant angle droit bordes de riches demeures, et protge par une enceinte aux remparts crnels, Jaipur devient la nouvelle capitale royale. Au 19e sicle, la famille des divinits protectrices sagrandit encore quand Rmsingh II, le pre adoptif de Mdhosingh, installe iva-Rjarjevara au coeur du palais, non sans susciter dans le trs krishnate royaume une crise religieuse de grande ampleur (Clmentin-Ojha 1999). Sous Rmsingh II, sans conteste le plus remarquable Kachvh avec Sav Jaisingh, le royaume de Jaipur devient lun des plus fidles serviteurs des intrts de Londres. Proche des Britanniques, qui ont veill sur son ducation ds son jeune ge, Rmsingh leur dmontre sa loyaut en les abritant dans son propre palais en 1857 lors de la Rvolte des cipayes, et en contribuant rprimer militairement les mutins. Jusqu sa mort en 1880, trois ans aprs la proclamation de Victoria comme impratrice des Indes, il ralise dimportantes rformes administratives et politiques dans le sens souhait par Londres, non sans en profiter pour affermir son propre pouvoir (Stern 1988). La couronne britannique le rcompense en agrandissant ses possessions territoriales. Elle lui accorde aussi le droit dadopter un hritier et de transmettre ce droit ses successeurs signe quelle met un terme la fameuse Doctrine of lapse adopte sous le mandat du Gouverneur-gnral Lord Dalhousie (1848-1856), qui autorisait la Compagnie des Indes orientales annexer les territoires de souverains hindous et musulmans morts sans descendance.

    Sur son lit de mort, en septembre 1880, Rmsingh adopte Mdhosingh issu du lignage dsard apparent au sien. Promis au destin peu enviable de tout cadet dun fief rajput modeste, Mdhosingh se voit propuls sur le trne de lun des principaux royaumes du Rajputana. Rmsingh lui laisse un Etat sain. Non seulement il a mis en uvre des rformes administratives, mais il a aussi fait raliser de grands travaux dirrigation qui en permettant la culture du pavot ont considrablement accru les

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    richesses de Jaipur. Au tournant du sicle, prs des trois quarts des 3 millions de sujets du royaume sactivent dans lagriculture, secteur dont lEtat tire la plus large part de ses revenus. Mdhosingh lui-mme senrichit normment, doublant les revenus annuels de ses terres pendant son long rgne de 42 ans (Sarkar 1994: 366; Stern 1988 : 189). Le joyau du royaume, cest sa capitale. Eduqu et progressiste, Rmsingh a considrablement transform Jaipur, y faisant installer lclairage au gaz et la dotant de nombreuses institutions publiques, dont les plus notables sont le Mayo Hospital, lArt School, le Maharaja College (qui est affili luniversit dAllahabad et compte mille tudiants) ; la grande bibliothque publique ; lobservatoire mtorologique; le muse du Albert Hall; une mnagerie. Pour accueillir le Prince de Galles futur Edouard VII , qui visite la ville en 1875, il la fait intgralement peindre en rose, couleur quelle a garde.

    Mdhosingh poursuit la politique dintgration de Jaipur lempire, si bien quen 1902, il passe pour lun des plus fidles allis de la Grande-Bretagne. Sa fiabilit, sa gnrosit, son caractre dbonnaire sont les traits que les Britanniques soulignent. Dans leurs rapports, le nom de Mdhosingh est le plus souvent associ dnormes sommes offertes en donation. A les lire, Mdhosingh donne avec prodigalit. Est tout particulirement bien note sa contribution financire la lutte contre leffroyable famine qui ravage lInde dans les annes 1898-1900 et sur laquelle Pierre Loti, qui justement visite Jaipur en avril 1900, apporte un tmoignage saisissant14. Dj Grand Commander of the Star of India, Mdhosingh est fait Grand Commander of the Indian Empire en 1901 (Showers 1916: 2-3 et 12-13). Lempire lui est aussi reconnaissant de contribuer la dfense des frontires toujours agites du Nord-ouest, en participant au financement du Imperial Service Troops Scheme et en maintenant en son sein le Jaipur State Transport Corps, un contingent de 600 voitures deux poneys chacune (Showers 1916 : 2-3 ; Stern 1988: 194-202)15. Mais cest surtout parce que Mdhosingh sait tenir son royaume quil gagne la confiance des Britanniques. Si comme les historiens lont observ, les Princes ne jouent quun rle marginal dans ladministration de lInde, ils sont en revanche des acteurs indispensables et irremplaables sur le terrain domestique. Ainsi Lord Hamilton, le Secrtaire dtat lInde, qui ne tarit pas dloges sur Mdhosingh, souligne la considration dont ce dernier jouit dans la socit indigne 16. Les Britanniques ont pris le contrle de tout sauf de lordre moral. Or du contrle de ce dernier dpend la perptuation dune grande partie du pouvoir du maharaja. Cest dans cet clairage aussi quil faut considrer limpeccable conduite personnelle de Mdhosingh pendant son voyage en Angleterre.

    Laffaire du raja de Khetri

    Loyal Mdhosingh mais pas dsintress. Ce quil souhaite par-dessus tout, cest que les Britanniques ne se mlent pas de ses rapports houleux avec ceux quil nomme ses feudataires , ces nobles turbulents tous chefs de lignages apparents au sien , qui il arrive de contester tre ses tributaires . Considrant le royaume un peu comme ses anctres considraient leur fief (hik), Mdhosingh veut rester matre de son sol, tout comme son frre an, qui na pas eu comme lui la chance dtre adopt dans un grand royaume, est matre du fief dsard (Stern 1988 : 175). Or en labsence de cadastre et de mesure commune de la surface, les frontires sont imprcises entre les terres du royaume et celles que les nobles disent tre les leurs (Stern 1988 : 187). Problme

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    rcurrent chaque rgne, vrai dire. Dj au 18e sicle, Jai Singh II avait exig que les chefs de fiefs btissent une demeure dans la capitale afin dy faire des sjours prolongs, de faon surveiller leurs alles et venues. Dans la seconde moiti du 19e, Rmsingh en a spoli plus dun en rationalisant la machinerie tatique dans le sens voulu par les Britanniques. Mdhosingh va plus loin encore en sen prenant leurs prrogatives judiciaires. Les Britanniques, qui enregistrent de nombreuses plaintes de nobles, notent la duret et la condescendance du maharaja leur gard et signalent quil empite sur leurs terres, confisque leurs villages, tranche de manire partiale leurs querelles de succession ou exerce trop souvent son droit de regard sur leurs adoptions (Stern 1988 : 206). Au fond, la forme de pouvoir que le maharaja exerce sur eux nest pas sans rappeler celle quil subit lui-mme de la part de la puissance coloniale. Dans un cas comme dans lautre, le pouvoir se mesure la loyaut des infrieurs lgard des suprieurs. Les darbr offrent rgulirement des occasions de le rappeler.

    A Jaipur, lors de ces grands rassemblements crmoniels, le maharaja install au milieu de sa cour dispose dans un ordre protocolaire qui traduit la hirarchie sociale des diffrentes catgories reprsentes, manifeste sa puissance symbolique par lintermdiaire du spectacle quil donne de lui-mme. Une part essentielle de ladministration de lEtat se joue dans ces assembles, o on schange des hommages et des honneurs. Selon lanthropologue amricain Bernard Cohn (1990), ce systme protocolaire symbolise traditionnellement lincorporation des nobles lautorit du raja. Les Britanniques le dtournent leur profit pour organiser en Inde de gigantesques mises en scne destines manifester leur prminence politique sur ceux quils nomment les Native Princes . Dans leurs darbr, ils placent autour du vice-roi et des hauts responsables administratifs les maharajas, raja et autres chefs politiques selon le rang quils leur attribuent. Il en est ainsi en 1875 lors de la visite en Inde du prince de Galles, le futur Edouard VII; encore ainsi, avec plus de pompe encore, Delhi en 1877 lors de la proclamation de la reine Victoria comme impratrice des Indes le premier grand darbr imprial. En 1902, pour le couronnement dEdouard VII le nouveau king-emperor , en conviant Londres cette fois, au centre mme de leur pouvoir, Mdhosingh et dautres souverains indiens, il va de nouveau sagir pour la couronne britannique de marquer son autorit et de resserrer les liens de fidlit.

    Dans la hirarchie du pouvoir qui aboutit au plus haut reprsentant de la puissance coloniale, le maharaja de Jaipur, comme les autres grands Princes , se tient sur un barreau relativement lev. Il jouit dune grande proximit avec le sommet. Lors des darbr de 1875 et 1877, Rmsingh II est plac tout prs du vice-roi et du prince de Galles. Cet accs au plus puissant est un privilge. Cest prcisment cette prrogative que va prtendre le raja de Khetri, lun des deux grands fiefs de la Shekhavati (au nord de Jaipur) avec celui de Sikar, en se rendant en Angleterre cinq ans avant Mdhosingh. Les consquences seront pour lui trs malheureuses, comme on va le voir.

    Lpisode en question se droule sur un fonds de querelles ancestrales entre Jaipur et les nobles de la Shekhavati qui rechignent se reconnatre comme tributaires des Kachvh. Sous Mdhosingh, Ajitsingh (1861-1901), le raja de Khetri, est lun des Shekhavats qui manifestent le plus rsolument leur vellit dindpendance, dautant quil a hrit de son prdcesseur un royaume bien not par les Britanniques. Ceux-ci le considrent comme lun des mieux administrs du Rajputana17. A loccupant du trne de Jaipur, nettement moins duqu et ouvert sur le monde que lui, le raja de

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    Khetri reproche de vouloir empiter sur son domaine en y exerant la justice sa place. Les Britanniques, qui entendent par-dessus tout que Mdhosingh poursuive la politique de centralisation engage sous son avis prdcesseur, dcouragent Khetri dans ses tentatives de se poser en chef rgnant (Stern 1988 : 178, 211). Ils lempchent de nouer avec lempire une relation directe, indpendante de Jaipur, et ne lautorisent pas participer au financement du prestigieux Imperial Service Troops Scheme, se rendre Simla, la capitale dt du gouvernement britannique o pendant la saison chaude rajas, maharajas et nawabs aiment se retrouver, correspondre directement avec le vice-roi ou solliciter une audience prive avec lui. Plus grave encore, ils ne le laissent pas exploiter ses riches mines de cuivre sans la permission du maharaja. Ce sont l dintolrables brimades pour un homme duqu, parlant anglais et bien introduit dans le petit milieu colonial qui, Jaipur, sest constitu autour des quelques Britanniques employs sur place.18 En avril 1897, dans ce climat de rancunes accumules, le raja de Khetri fait savoir que pour des raisons de sant il a dcid de se rendre en Angleterre sur le conseil de son mdecin. Or son sjour va concider avec les crmonies du 60e anniversaire du rgne de la reine Victoria (Diamond Jubilee) clbres en juin 1897 crmonies la participation desquelles sattache une valeur symbolique due la proximit avec le sige du pouvoir imprial qui en rsulte. Quoique le raja de Khetri sembarque en mai pour lAngleterre avec laccord des Britanniques, il part sans lautorisation du maharaja de Jaipur, en dpit mme dune mise en garde expresse de ce dernier contre les srieuses consquences dun tel voyage. Le 27 avril 1897, le Premier ministre de Jaipur, Kanti Candra Mukherj lui a en effet crit : Vous irez en Angleterre et lorsque vous en reviendrez, les nobles (sardr) et les membres de votre caste sen prendront vous pour avoir viol les usages. Aussi veuillez bien rflchir auparavant toutes ces choses.19 Il lui crit de nouveau le 28 avril : Pour poursuive ma lettre date dhier, je vous cris pour vous assurer, de crainte que cette lettre ne soit source de malentendu, que sa Majest le maharaja nest pas personnellement oppose votre projet de vous rendre en Angleterre. La lettre que je vous ai crite hier la demande de sa Majest tait destine vous avertir en toute amiti des srieuses consquences pour vous-mme qui ne manqueraient pas de rsulter de ce voyage. Quoique Sa majest nait pas chang dopinion le moins du monde sur les srieuses consquences de laction que vous envisagez, elle vous laisse libre den dcider pour vous-mme.20

    Nonobstant cet avertissement (le ton diplomatique ne doit pas nous tromper), mais non sans

    stre prudemment assur du soutien moral des belles familles de ses deux filles, le raja de Khetri part pour lAngleterre21. Sa sant sen trouve amliore. Et non seulement il assiste au Jubilee de la reine Victoria, mais encore reoit des mains de la souveraine une mdaille en or. A son retour en octobre 1897, il est triomphalement accueilli au port de Bombay par un comit de rception que dirige Mahdev Govind Rnae (1842-1901), lun des rformateurs sociaux les plus en vue du temps. Le raja de Khetri a dailleurs lui aussi des ides progressistes. Cultiv et fru dides philosophiques et scientifiques modernes, il est devenu le disciple de Svm Viveknanda (1863-1902), quil a reu chez

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    lui en 1891, 1893 et 1897. En mai 1893, il a mme financ le voyage du religieux bengali aux Etats-Unis, lui permettant de participer au Parlement des religions du monde de Chicago, et dexposer sa conception dun hindouisme universaliste et dbarrass des divisions entre les castes (et donc des rgles dvitement). Il aide aussi financirement la famille de Viveknanda (Chattopadhyaya 1999 : 89, 108). Une fois de retour au Rajputana, loin dtre inquit, le raja de Khetri est accueilli la table de ses parents et allis et il les reoit la sienne, indications on ne peut plus nettes quil reste pur leurs yeux22.

    On sait que tous les Rajputs ne partagent pas la crainte du maharaja de Jaipur des srieuses consquences dun voyage en Angleterre. Pratpsingh (1845-1922), frre du maharaja de Jodhpur, la famille duquel celle de Jaipur est apparente, sest ainsi rendu en Angleterre pour le Golden Jubilee de juin 1887 alors quil tait le Premier ministre du royaume, puis de nouveau pour le Diamond Jubilee de juin 1897, cette fois en tant que rgent ; il se trouve quil fait la traverse sur le mme bateau que son ami le raja de Khetri (Sharma 1940 : 175). Avant mme ces voyages, Pratpsingh a aussi servi lempire lextrieur des frontires de lInde en prenant part la seconde guerre dAfghanistan en 1878 et la guerre des Boxers en Chine fin aot 190023. Et en 1902, il retraversera locan pour les ftes du couronnement dEdouard VII. Plusieurs autres exemples de voyages outremer de membres de familles hindoues rgnantes pourraient tre mentionns dans ces annes-l. Face la possibilit qui, pour la premire fois, lui est offerte de dcouvrir le monde extrieur, laristocratie indienne ne ragit pas dun mme mouvement. Les diffrences ne sexpliquent pas seulement par des raisons religieuses. Pour les apprcier correctement, il faut aussi tenir compte du niveau dducation de ses membres, de limportance de leurs fiefs et de leur degr dexposition la prsence britannique, critres au demeurant troitement lis. Ceux qui, tel Pratpsingh de Jodhpur, se sont dj en partie occidentaliss ne reculent devant aucun voyage.

    Tout cela est-il un sujet dirritation pour Mdhosingh ? Toujours est-il que quelques mois aprs le retour en Inde du raja de Khetri, en fvrier 1898, le maharaja interdit aux grands du royaume de partager la table de celui-ci (Parikh 1984 : 216). Laffront est svre. Humili, abattu, le raja de Khetri sexile. Il part sinstaller Agra. Le 18 janvier 1901, alors quil participe la restauration du mausole dAkbar Sikandra, il se tue en tombant de lchafaudage ; certains disent quil en saute (Chattopadhyaya 1999 : 123, 270).

    Le 22 janvier 1901, quatre jours aprs cette mort brutale, la vieille reine Victoria steint. Les Britanniques lancent des invitations pour le couronnement de son successeur fix au 22 juin 1902, coule la priode de deuil. Sont concerns une poigne de Princes indiens que le vice-roi et gouverneur gnral Lord Curzon (1899-1905) a lui-mme choisis. Mdhosingh est lun deux. Ce voyage outremer quil avait si vivement dconseill son feudataire de Khetri, le maharaja de Jaipur va donc devoir lentreprendre lui-mme. Mais dans son cas, la raison politique lemportera sur les interdits religieux.

    Il reste dire que dans ces annes-l, les Britanniques eux-mmes manifestent une ambivalence certaine vis--vis des contacts des Princes indiens avec ltranger. Dune part, ils souhaitent que ces derniers reoivent une ducation moderne au Mayo College lcole quils ont fonde Ajmer en 1875 leur intention , cultivent leur compagnie ou encore adoptent leurs

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    usages administratifs ou leurs rformes. Dautre part, ils ne veulent pas quils sexposent trop la socit europenne elle-mme. Comme les hindous orthodoxes au fond, certains Britanniques pensent que le sjour en Angleterre est corrupteur. Mais leurs raisons sont autres. Eux craignent que les rajas ne se livrent des dpenses extravagantes et oublient leurs devoirs envers leurs sujets. Non moins proccupantes leurs yeux sont les ventuelles consquences politiques de tels sjours, qui permettent de rencontrer dautres Indiens, ou des Anglais qui ne seraient pas acquis la politique mene par leur nation en Inde. Le voyage en Angleterre est pour les Indiens une occasion de sinformer sur le fonctionnement des institutions politiques anglaises et de prendre pleinement conscience de leur condition car limage de la colonisation de lInde est seulement visible de Londres (Burton 1998). Les autorits britanniques nignorent pas que cela peut leur causer de grands embarras: nont-elles pas t confrontes depuis la fin du 18e sicle des missions diplomatiques indiennes venues contester dans la capitale britannique diverses spoliations (Fisher 2004a) ? Lord Curzon est lun des plus virulents critiques des sjours ltranger des Princes . Au cours de sa premire anne en Inde (1899), il a observ linaction de plusieurs dentre eux devant la famine qui svit alors et il ne cesse de critiquer leurs frais de voyage. A Lord Hamilton, il crit dsapprouver vivement the theory at Home that an enlightened Prince had to travel for the improvement of his own mind and ultimate edification of his devoted and delighted subjects 24. Les voyages en Europe tournent la tte de certains dentre eux, ajoute-t-il ; nest-il pas grotesque et lourd de consquences malheureuses, par exemple, qu Vienne le jeune maharaja de Jodhpur ait t reu dner par lempereur tout comme sil tait un potentat oriental (Butt 2007: 68-69) ! En mai 1900, le Gaikvd de Baroda, qui depuis une dizaine dannes se rend rgulirement en Europe, dclenche lire de Lord Curzon en partant pour Londres, cette fois avec son pouse et ses cinq enfants ; le fait que le Gaikvd soit proche de lIndian National Congress narrange pas ses affaires (Sergeant 1928 : 105-106 ; Moore 2004 : 79-81). En tout cas, voil encore un raja hindou qui ne fait pas dhistoires pour prendre la mer ! En juillet 1900, Lord Curzon publie une leave-circular qui intime expressment aux Princes de demander au gouvernement de lInde la permission de se rendre en Europe25. Un certain nombre de ttes rgnantes sempressent dapprouver cette mesure, dont le maharaja de Jaipur, encore chaud par le voyage du raja de Khetri. La lettre quil crit au vice-roi est si remarquablement tourne que ce dernier songe un temps lenvoyer la reine Victoria (Butt 2007: 59) !

    Mais il se trouve que peu de temps aprs la promulgation de la circulaire de Lord Curzon, la reine Victoria dcde. A linjonction de rester en Inde succde celle non moins premptoire de faire le voyage vers Londres ! Le maharaja de Jaipur a linsigne honneur dtre invit aux crmonies du couronnement prvues pour le 26 juin 1902. Le 10 octobre 1901, revtu des insignes du pouvoir, de toutes ses dcorations, et entour des nobles du royaume disposs selon leur rang autour de lui, Mdhosingh reoit formellement la lettre (khalto [sic]) de lempereur Edouard VII (snshj r ivar haphtamj) des mains du Resident, Mr Cobb, au cours dun darbr solennel organis selon le dcorum prescrit pour les grandes occasions, de sorte que tout un chacun en comprenne la signification politique26. Peu de temps auparavant, Auto Mukherj (1864-1924), intellectuel et scientifique bengali de grand renom, que Lord Curzon avait pressenti pour reprsenter Calcutta au

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    couronnement a dclin linvitation en allguant que sa mre sopposait ce quil traverse la mer.27 Ce refus inflexible, outre quil est rvlateur de la persistance du tabou de klpn dans un milieu pourtant acquis aux rformes sociales (le remariage de veuves, par exemple), attire lattention sur la relation de subordination qui lie le maharaja de Jaipur la puissance britannique. Mdhosingh, lui, nest pas son propre matre.

    Par-del la frontire

    En 1858, pendant la rvolte des Cipayes, Rmsingh a protg les Britanniques contre les mutins ; moins dun demi-sicle plus tard Mdhosingh est son tour mis en demeure de leur prouver sa fidlit: chaque rgne sa dmonstration de loyaut envers la puissance suprme. Que le principal problme pos par ce voyage outremer ait t dordre socioreligieux, la preuve en est fournie par la nature des mesures que le maharaja prend avant son dpart. On sen fait quelque ide la lecture du rcit officiel du voyage rdig par iv Nrya Saksen.

    Comme son nom lindique, Saksen est kyastha, membre dune caste de spcialistes des besognes administratives qui exigent de linstruction. On sait aussi quil est le Deputy magistrate (nyab faujdr) de Jaipur en charge dune fonction de police judiciaire. Le rcit en hindi de 137 pages intitul Jayapura narea k igle ytr, le voyage en Angleterre du roi de Jaipur , quil publie peu de temps avant la fin du rgne de Mdhosingh, partage des traits avec les comptes rendus quotidiens des activits du maharaja rdigs par les chroniqueurs du palais (vkay-navs). Comme ces derniers, Saksen centre son rcit sur la personne royale, en accumulant une profusion de dtails dcrivant en particulier les conditions extravagantes dans lesquelles se droule le voyage. Mais son rcit possde des traits originaux. A la diffrence des vkay-navs qui enregistrent les faits au fur et mesure, Saksen, qui ne sest pas lui-mme rendu en Angleterre, base sa relation sur les souvenirs de trois des compagnons de voyage de Mdhosingh, et probablement aussi sur le journal tenu par ce dernier, quoiquil ne le mentionne pas28.

    Saksen crit pour justifier le maharaja et le laver de tout soupon de conduite inapproprie. On aimerait savoir pourquoi ce haut fonctionnaire du royaume publie son rcit une vingtaine dannes aprs le retour de Mdhosingh, si longtemps aprs les faits. Lintention en tout cas est clairement apologtique. Voici, par exemple, lentre en matire de son rcit:

    Ce livre na pas t crit pour chanter la gloire (krti) de rmna Mahrjdhirj il est clbre (yaa) dans les quatre directions. La principale raison de sa publication est de permettre aux sujets (praj) de la ville de Jaipur, aux serviteurs du royaume (rjya karmacr) et au monde entier de tirer un profit dharmique (dharmnurg lbha) du voyage en Angleterre du roi (narea) de Jaipur et une sainte leon (pavitra ik) de son message (upadea) spirituel essentiel : la protection (rak) de la coutume (maryd) et linbranlable (aal) amour du royaume (rja-bhakti).

    Le maharaja nest pas parti pour lAngleterre pour son propre plaisir mais par devoir, dans un

    esprit dabngation, au service de son royaume (rja). Son voyage hors de ses frontires fut un acte de patriotisme. Car on se rendait en Angleterre pour servir ses compatriotes, en reprsentant leur

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    cause ou en acqurant ces nouveaux savoirs indispensables au progrs de lInde les apologues du voyage en mer manient ce dernier argument , ou pour servir le roi-empereur 29. Dans lide dtre utile, ce voyage rprouv trouvait sa justification. Si on ne pouvait sy soustraire, on pouvait du moins le moraliser.

    Saksen poursuit son rcit. Il note, comme on pouvait sy attendre, que linvitation de Londres emplit le maharaja de flicit (nanda). En ralit, on la compris, elle le plonge dans la plus grande perplexit, en le confrontant une pnible alternative : ou risquer de perdre sa caste en allant ltranger, ou risquer de se rendre dsagrable aux yeux de la Couronne britannique en ny allant pas. Pour rsoudre ce dilemme, qui en ralit nen est pas un puisque le parti prendre est connu davance, Mdhosingh se tourne vers les lettrs de la Dharma-sabh signe manifeste de la nature socioreligieuse de lunique solution envisageable : rendre le voyage compatible avec les rgles de caste. Dans son espace social, seuls ces lettrs peuvent en dcider. Lautorit religieuse quils reprsentent est lgitime parce quinstitutionnelle : ils lexercent au sein du conseil de spcialistes de dharma quil a nomm et quil a seul le pouvoir de runir. Et parmi ces jurisconsultes tout la fois thoriciens et praticiens du dharma qui il revient de rdiger des avis (vyavasth-patra) rglementant les usages, nul nest plus important que Madhusdan Ojh (1866-1939). Or sur le voyage en Angleterre lui aussi laisse un tmoignage sous la forme dun savant trait en sanskrit. Quittons donc un instant Saksen pour nous intresser cet autre regard intrieur, dune nature toute autre.

    Madhusdan Ojh vers 1900, en compagnie de son fils (Collection prive, Jaipur)

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    On connat Madhusdan un peu mieux que Saksen, peut-tre parce quil a beaucoup crit et

    conserve dans le Rajasthan daujourdhui (et mme au-del) nombre dadmirateurs enthousiastes de ses thses30. Ses portraits photographiques montrent un petit homme au visage cisel lgrement prognathe. Madhusdan dirige la Bibliothque royale (pothkhn) de Jaipur fonction qui lui donne de solides revenus financiers, des privilges permanents et des honneurs quil peut goter quotidiennement (comme celui dtre transport sur la voie publique dans un palanquin couvert, entour de deux gardes tenant chacun une cane colore pour ouvrir le passage). Ses jugements comptent beaucoup. Originaire du Mithila, rgion orientale (dans le Bihar actuel) connue pour ses familles de grammairiens et de logiciens, Madhusdan a reu une excellente formation intellectuelle Benares et passe pour avoir une connaissance encyclopdique des dharmastra et du Veda. On lui reconnait une vive intelligence malgr ou cause de loriginalit de ses ides. Madhusdan donne en effet du Veda une lecture trs loigne de celle des coles de philosophie tablies, et prtend avoir redcouvert la science vdique originelle. La thorie du cosmos quil propose combine hardiment des conceptions traditionnelles et le savoir scientifique moderne. William Blake aurait aim ses livres visionnaires remplis de diagrammes complexes sur les relations entre les diffrents univers.

    Sur le voyage hors de lInde, Madhusdan pose le regard dun exgte des dharmastra, dun spcialiste qui sefforce dnoncer des arguments recevables du point de vue des textes canoniques sur le dharma. Son objectif, tel quil lannonce tout au dbut de son ouvrage, est de rduire au silence ceux qui se demandent si le voyage du maharaja en Angleterre fut bien conforme aux [dharma]stra. Toutefois pour lui la question du voyage en mer nest pas un simple problme thorique de droit religieux. Elle le concerne personnellement parce que Mdhosingh la emmen, lui le brahmane orthodoxe du Mithila, en Angleterre31. Autant que le maharaja, cest lui-mme que le trait, quil rdige aussitt rentr Jaipur, vise exonrer de tout soupon de conduite fautive. Et il destine ses arguments aux autres lettrs - car qui dautre que ses pairs aurait t en mesure de lire son absconse Pratyantaprasthnamms ( investigation sur le voyage hors frontire )32 ?

    Louvrage est divis en sept parties (I-VII). Dans les cinq premires, Madhusdan se livre deux rfutations (khaana) ; la premire, quil dcline de trois manires diffrentes (I, II, III), porte sur linterdit lge Kali (kalivarjyat) lge cosmique prsent du voyage en mer (samudraytr) ; la seconde, dcline de deux manires (IV, V), sur linterdit dinviter aux repas funraires (rddha) les personnes ayant fait un tel voyage enjeu social considrable. Dans la sixime partie, il montre que linterdit du voyage en mer nest pas universel mais dpendant (anuag) du contexte dans lequel ce voyage est ralis (ainsi, aller en mer dans le cadre dun plerinage est-il licite). Conformment la procdure hermneutique de la mmas, l investigation (sur le dharma), Madhusdan ouvre chaque dmonstration en nonant les arguments des adversaires avec leurs rfrences scripturaires. Les propos (vacana) qui font du voyage en mer une faute entranant la dchance (ptaka) et du voyageur une personne dchue (patita) ne manquent pas dans la ruti (le Veda) et la smti (les dharmastra) : les lettrs opposs la pratique nont que lembarras du choix pour asseoir leurs arguments. Madhusdan le sait bien. Comme il ne peut rfuter les critures elles-mmes, il semploie sinterroger longuement sur leur sens exact puis les interprter de manire les rendre

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    compatibles avec son point de vue, ou dmontrer que leurs prescriptions ne sont pas valides de manire universelle mais seulement quand certaines circonstances sont runies. Que cela soit du fait de sa trop grande technicit ou de sa confusion intrinsque, louvrage qui rsulte de cet exercice dexgse est difficile pntrer, mme pour un pandit33. Toutefois la conclusion (VII) est sans dtour : Madhusdan tablit que pour lge Kali, linterdit du voyage en mer ne concerne que les brahmanes du Sud (dkintya-brhmaa), aucunement ceux qui vivent au nord des monts Vindhya34 !

    Un autre enseignement net est indiqu ds le titre. Par pratyanta ( frontire , pays limitrophe , pays des barbares ), Madhusdan entend le pays des mleccha , quil dfinit ainsi dans son introduction : le pays dans lequel on ne voit pas le systme des quatre vara, on lappelle le pays des mleccha, lautre est le territoire des rya (cturvaryavyavasthna yasmin dee na vidyate sa mlecchadeo vijeya ryvartastata para). Classiques, la bipartition du monde habit et le mpris implicite des impurs mleccha reflet de la division fondamentale en fonction de quoi sordonne la vision brahmanique du monde , nont rien qui puisse surprendre ses pairs. Leur implication est plus inattendue : par ce titre d investigation sur le voyage hors frontire , Madhusdan indique quil ne faut pas considrer le voyage de Mdhosingh comme un voyage en mer en tant que tel, mais comme un voyage en mer effectu dans le cadre dun voyage ltranger.35 Distinction cruciale ! Car comme le pandit le dmontre, il est possible de suivre les rgles de conduite de sa caste (svadharma) mme loin de chez soi, dans un pays loign (dradea), en adoptant les mthodes hindoues de prparation et de partage de la nourriture dont le respect est crucial pour rester pur. En revanche cela est beaucoup plus difficile sur lespace troit et dans la promiscuit dun bateau. Ayant tabli ce point, Madhusdan entreprend de dmontrer que le maharaja sest comport de telle manire sur le bateau que bien quen mer il en avait t comme sil tait dans un pays tranger. Lextrait suivant donne une bonne ide de son raisonnement : Bien que le voyage en mer soit interdit par les pura, il ne peut en aucune manire tre cause de dchance (ptitya) si le voyageur voyage en la compagnie de plusieurs personnes dsireuses de respecter leur dharma. Si donc on sen tient aux stra, il semble que le voyage en mer soit interdit aux personnes pauvres, isoles et dpourvues de moyens. Aussi certains tiennent-ils que si un roi, qui a la capacit de respecter son svadharma en y mettant de grands moyens (upaya), entreprend un voyage en mer avec des membres des trois vara suprieurs, il naura aucune possibilit de fauter. Cest pourquoi le maharaja et ses compagnons, quoiquils sachent que voyager en mer est interdit, peuvent tre srs quils nont commis aucune faute ; leur voyage en mer fut partie prenante dun voyage pour le dharma36.

    A ct de largument de lampleur des moyens (upaya) matriels mis par le maharaja de Jaipur

    au service de ses relations avec les Britanniques, on remarque celui de la justification morale. Mdhosingh et ses compagnons de voyage, dont lauteur du trait, ont t protgs de toute impuret grce aux conditions dans lesquelles ils ont accompli leur voyage en mer mais aussi du fait de leur motivation dsintresse. En accomplissant leur voyage pour le dharma, ils ont accru sa licit. Nous avons dj crois cet argument. Semployant le dvelopper afin de rassurer le maharaja et ceux qui,

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    comme lui, ont t forcs de laccompagner en Angleterre, Madhusdan lui donne une inflexion politique. Celui qui se rend en mer par obissance au roi , crit-il, ne commet aucune faute. En outre, il faut aussi considrer quil naccomplit quun seul voyage en mer (samudraga), quoiquil reste en mer longtemps et se rende dans diffrents pays. A ce stade de la dmonstration, lintroduction de cette distinction entre ceux qui voyagent rgulirement en mer (samudrayayi) et ceux qui nont t en mer quune fois (samudraga) est de premire importance. Madhusdan lassocie en effet un jugement de valeur : seul le voyage en mer unique est religieusement licite ( condition de prendre toutes les prcautions dj nonces). Or le voyage en mer en question fut bien un samudraga, un voyage en mer unique (mme sil y eut un aller et retour) parce quil fut une seule action, tout entire accomplie dans le seul but de servir, qui son king-emperor, qui son maharaja. Nen va-t-il pas toujours ainsi, demande Madhusdan de manire toute rhtorique, que celui qui est au service dun roi , reste de fait auprs de ce dernier, en tant son service, mme sil doit sortir du royaume pour une raison particulire ? La conclusion de cette dmonstration labore simpose delle-mme: on ne peut considrer dchu, patita, ceux qui sur lordre de la Couronne britannique ou du maharaja ont voyag une fois en mer tout en respectant les rgles. Il en va autrement pour ceux qui vont frquemment ltranger pour gagner leur vie (jivika) et y sjournent longuement : ceux-l sont dchus et doivent faire une pnitence (pryacitta) pour tre radmis dans leur caste.

    Ce bref rsum donne quelque ide des raisonnements dploys pour rendre licite lillicite. Avec lhabilet dun sophiste rompu lart de la polmique, Madhusdan se livre une exgse fouille des citations des textes sacrs, accumules par les adversaires du voyage comme autant darguments irrfutables (pramaa) de linterdit, pour les dmanteler une une. Son principal objectif semble avoir t dbranler ses lecteurs en mettant au jour les nombreuses contradictions qui existent entre des textes qui, pour toute la tradition hermneutique, sont dots de la mme autorit. Ne comprend pas le sens des stra qui veut, semble-t-il dire.

    A en juger par la flche quil leur dcoche en conclusion, Madhusdan vise surtout ses confrres brahmanes originaires du sud des monts Vindhya. Les brahmanes de Jaipur ne forment pas en effet une communaut homogne : ils sont diviss socialement (et aussi religieusement, mais ceci est une autre histoire). Llite est originaire de lextrieur, nette indication que le royaume nest pas lcart du reste du monde indien. Les brahmanes locaux souffrent de la concurrence de Maharashtriens, Gujeratis, Tamouls et Maithilis, qui unanimement les considrent de statut infrieur. Mais ces trangers eux-mmes saccusent mutuellement de divers manquements aux rgles de lorthodoxie et, de plus, rivalisent entre eux pour obtenir les faveurs de la cour. Les tensions les plus exacerbes opposent les brahmanes du Sud aux Maithilis. Cette rivalit a aussi des causes extrieures. Elle sexplique en particulier par un certain revirement dans la politique royale de patronage de lettrs trangers. Tandis que dans le sicle et demi qui a suivi la fondation de la ville de Jaipur (1727), ont surtout profit de cette politique des brahmanes paca-drvia, qui dailleurs restent puissants la cour, sous Rmsingh II, le prdcesseur de Mdhosingh, plusieurs brahmanes de la plaine gangtique sont arrivs Jaipur, tel le Maithili Rajvlocan Ojh, oncle et pre adoptif de Madhusdan (Clmentin-Ojha 1999: 273-274).

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    Quoiquinstalls Jaipur depuis plusieurs gnrations, les brahmanes mridionaux conservent des relations matrimoniales avec leur milieu dorigine, ainsi que leur langue, leurs habitudes alimentaires et de nombreux usages qui les distinguent des septentrionaux . Le trait de Madhusdan reflte quelque chose des sarcasmes que cela leur vaut de la part de ces derniers. On y lit en particulier des remarques trs dsobligeantes sur la rgle du mariage prfrentielle entre cousins croiss (un homme pouse la fille de sa tante paternelle) qui prvalent chez les brahmanes tamouls coutume qui aux yeux de brahmanes paca-gaua est considre comme un inceste. Quoique ses propos plein de fiel paraissent lloigner de son sujet principal, Madhusdan ritre l en ralit largument le plus dcisif car le moins contestable de son trait: les rgles du dharma varient selon le contexte, elles ne lient pas tout le monde de la mme manire, leur validit dpend de certaines conditions. Mme ses diatribes sinscrivent dans sa stratgie dapologie de la conduite du maharaja. De mme que certains brahmanes pousent leur cousine sans pour autant violer les usages de leur vara, Mdhosingh est all en mer (pratique illicite) sans transgresser les rgles de sa caste parce quil a pris toutes les prcautions ncessaires.

    En affirmant quil est possible de vivre lhindoue sur un bateau, Madhusdan ninnove pas. Les pandits du Hindu Sea-voyage Movement sont parvenus la mme conclusion quelques annes plus tt Calcutta37. Son trait tmoigne des tensions durables que le voyage de Mdhosingh a suscites au sein des brahmanes lettrs de Jaipur. Il montre aussi avec quelle habilet un lettr patronn par le pouvoir propose une exgse des textes canoniques adapte aux besoins du souverain car mme de lexonrer de toute faute et de le protger de toute sanction38. Bien que visant le mme but que le savant pandit, Saksen, qui crit dans la langue vulgaire et sadresse un public plus large, procde tout autrement, comme nous allons le constater en reprenant le fil de son rcit. dans les limites permises

    Un mot revient frquemment sous la plume de Saksen: maryd. Quand Madhusdan parle de frontire (pratyanta), Saksen parle de limite . Mme loin de chez lui, crit-il, le maharaja respecte sa maryd . Prenons garde ce terme. Littralement limite , mais aussi frontire et ce qui peut ou non tre travers , maryd circonscrit pour le locuteur hindi un ensemble dusages et de rgles de bonne conduite (cra) quon est tenu dobserver (maryd k plana karn), quil ne faut pas violer (maryd k ullaghana nahi karn), dans le cadre desquelles il faut rester (maryd ke bhtar kma karn). Le terme dsigne les limites du comportement correct, de la moralit et de la biensance. Il renvoie tout la fois aux convenances, conventions sociales et coutumes, et galement lhonneur et au prestige. Depuis linstant o il est mont sur le trne (21.9.1880), crit Saksen, le maharaja ne sest jamais: cart de la voie du dharma (dharma-mrga). Il est de notorit publique (vikhyta) quil a observ ses devoirs religieux (kartavya). Il respecte sa maryd tout comme son clbre anctre du lignage des Raghu (raghukula). (Saksen 1922: 5).

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    Comment faire en sorte que le maharaja ne scarte pas du dharma et respecte sa maryd pendant sa traverse de l eau noire et loin de chez lui ? Saksen rapporte que la Dharma-sabh ayant dlibr sur ce point dclara Mdhosingh que son voyage ne serait daucune manire contraire au dharma sil emportait avec lui Gopla, sa divinit dlection (iadeva, iadevat), lui rendait un culte et ne prenait pour toute nourriture que son prsada le reste consacr des mets qui lui avait t rituellement offerts , tout comme il le faisait quotidiennement Jaipur. A lvidence, nous sont exposs l les moyens (upaya) que Madhusdan mentionne dans son trait. La suite du rcit de Saksen sattarde les dtailler, rvlant les modalits concrtes du voyage et lampleur des ressources quelles mobilisent. A peine la Dharma-sabh a-t-elle publi son avis (vyavasth-patra), quune nouvelle difficult surgit:

    [.] il fallait aussi penser que r hkuraj [le Seigneur, cest--dire Gopla, la divinit dlection du maharaja ] ne pourrait pas aller sur un bateau sur lequel on avait consomm de la viande et de lalcool. Mais Dieu merci, cette difficult aussi fut leve. Grce laide dun agent de Thomas Cook and Sons, les serviteurs du royaume (rja ke karmacriyo) se mirent enqute dun bateau vapeur nouvellement construit et ils trouvrent le S.S. Olympia39.

    En outre il fallait penser grand : le maharaja nallait pas voyager seul. Sur ce bateau vapeur (steamer), lou au prix stupfiant de 200 000 Rs., il serait accompagn de cent-vingt-cinq personnes, dont quatre Britanniques le vieux Colonel Jacob, son pouse Lady Jacob et deux accompagnatrices, Mrs and Miss Skelton ( ?), les seules figures fminines de ce voyage40. Dans le premier groupe, outre Madhusdan Ojha, Saksen identifie par leur nom une vingtaine dindividus, dont les chefs des fiefs de Chomu et de Sikar, deux des plus puissants nobles du royaume, et il dsigne les autres sous le collectif serviteurs de lEtat et accompagnateurs 41.

    Mdhosingh entour de ses plus proches compagnons de voyage (en haut gauche Madhusdan Ojh ; la

    droite du maharaja le colonel Jacob, sa gauche Sansr Candra Sen, ses pieds Khavs Blabaka) (Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur)

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    Tout neuf, certes, le bateau, trouv grce Thomas Cook and Sons, mais impur. Il allait falloir

    lamnager. Ici Saksen revient aux moyens prventifs voqus de manire toute thorique par Madhusdan. Selon lui, le S.S. Olympia fut purifi par vingt-cinq brahmanes, tout spcialement envoys de Jaipur, puis on y installa six cuisines diffrentes42. Car voyager ensemble ne signifiait pas manger ensemble. Limpuret, cette irruption organique dans la vie sociale, devait tre circonscrite tout particulirement au moment de la prparation des repas. Aussi en ces temps-l voit-on plus dun voyageur emmener son cuisinier avec lui en Angleterre. Ceux qui, tel le maharaja de Jaipur, en ont les moyens sarrangent pour faire maintenir une sparation physique stricte entre les cuisiniers et les cuisines des diffrentes castes prsentes bord43.Dans ces conditions, et entour de personnes choisies, dsireuses de respecter leur dharma , le maharaja allait pouvoir recrer loin de chez lui un cadre de vie compatible avec lobservance des rgles dvitement et dchanges alimentaires, en somme un cadre ne prsentant aucune possibilit de faute .

    Le 9 mai 1902, le maharaja part pour Bombay dans train spcialement amnag. Avant de monter bord du S.S. Olympia, il rend un culte la mer (samudra k pjana) vnement quimmortalise le photographe de la cour.

    Mdhosingh rend un culte la mer avant dembarquer, en arrire-plan, le S.S. Olympia

    (Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur) Quoiqualler ltranger ait cess dtre une prouesse pour les hindous de haute caste, cela

    reste un vnement marquant. Linfluence prdominante de la caste lexplique : quitter lInde entrane

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    encore de fcheuses consquences sociales. Le voyage lui-mme nest pas sans dsagrment, ni sans danger. Aussi les dparts ne se font pas sans une certaine solennit. Le voyageur est accompagn par ses amis ; il reoit dultimes recommandations et mises en garde contre les dangers de la socit occidentale. Le coteux culte la mer quil clbre en public sur le port de Bombay est la mthode royale que choisit Mdhosingh pour afficher sa rsolution rester fidle son dharma vaille que vaille. Comme pour bien imprimer le message sur ses lecteurs, Saksen saisit loccasion pour voquer un prcdent fameux: le dharmique roi Rma, fondateur mythique de la dynastie des Kachvh et divinit tutlaire de Jaipur, a lui aussi ador la mer avant de sembarquer pour Lanka (afin de dlivrer Sita enleve par le mchant roi Rvaa) : Le culte (pjana) fut clbr exactement selon les mmes rgles (vidhi) que celles que r Rmacandraj avait lui-mme suivies quand il avait rendu un culte au Pont Setu lre Treta. On fit la mer des offrandes (bhea) dor pur (khlisa), de pots (kalaa) en argent (cnd), de colliers de vraies perles (mot) et de vtements couteux. Des milliers de marchands (seha) et de changeurs (shkra) staient installs sur des bateaux pour voir cela. r Darbr [le maharaja] faisant lrat aprs le culte (pjana), le spectacle en valait vraiment la peine (dekhane yogya)44 ! Mdus, tout le monde tait mu aux larmes (premru). On ne se lassait pas de contempler (darana) r Darbr. Le bateau reut un culte semblable, puis fut purifi (uddhi) lui aussi (Saksen 1914: 20).

    Le 12 mai, le S.S. Olympia quitte le port de Bombay. Saksen campe le maharaja et son

    entourage debout sur le pont du navire et contemplant les ctes de lInde qui sloignent peu peu : Quand le bateau quitta le port de Bombay, tous les hommes debout sur le pont contemplaient leur cher (pyra) pays (dea), le regardant encore et encore avec amour (premabhar nigho se). Mais bien que personne naime quitter (jud) son propre pays (nija dea), ils ne se laissrent pas dominer par le chagrin du dpart. Pendant ce temps-l, notre r Hazr Mahrja Shib [le maharaja] regardait avec le plus grand calme tantt du ct de la cte de lHindustan tantt du ct de locan sans limites (apr samudra). Et il tait heureux de penser quil se rendait en Angleterre (igalistn) en traversant la mer, et que celui lui donnait loccasion de faire preuve du mme patriotisme (rjabhakti) inbranlable que ses aeux. Et r Goplaj Mahrj, sa divinit dlection (iadeva) tait avec lui (Saksen 1914: 20-21).

    Voir lInde de lextrieur! Une exprience nul doute charge de vives motions45. Pour Saksen, la situation, si totalement nouvelle, exige lexpression de lunit : vue du dehors lInde napparat pas seulement comme un territoire bien spatialement dlimit, mais aussi comme un ensemble unifi auquel les hros de son rcit appartiennent et quils peuvent nommer notre pays. Mais peut-tre traduit-il les impressions des voyageurs eux-mmes puisque sa narration repose sur les souvenirs de certains dentre eux.

    La terre entire appartient Gopla Gopla et Gag

    Mdhosingh emporte avec lui sa divinit dlection (iadeva, iadevat), suivant en cela les conseils de la Dharma-sabh (Saksen 1914: 13-14). Absente du savant trait de Madhusdan, cette

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    divinit, appele Gopla, joue dans le rcit de Saksen un rle central. A la cour de Jaipur, Gopla jouit dun statut spcial, puisque il est la forme divine en laquelle le maharaja place toute sa confiance. Gopla est arriv Jaipur avec Mdhosingh, quand celui-ci a t adopt par le maharaja prcdent, et il a agrandi la famille des dieux et desses qui, un titre ou un autre, gardent la dynastie et le royaume: les deux desses Jamv Mt, desse du clan ; ildev, protectrice du territoire; les trois dieux Strma, Govindadeva et iva-Rjarjevara. Mdhosingh vnre aussi la desse Gag (le Gange divinis). Son profond attachement Gopla et la desse-fleuve ne le dtourne pas des autres divinits. Strictement priv, le culte quil leur rend sajoute aux rites officiels quil clbre quotidiennement ou lors des grandes ftes du calendrier hindou dans le cadre de sa fonction royale.

    Gopla et Gag sont insparables dans le coeur de Mdhosingh. Il les adore ensemble quotidiennement. Et quand il doit sjourner en dehors de son palais, il les emporte tous deux avec lui. Cest ce que Saksen rapporte dans son langage fleuri: Notre mahrja shib est continuellement immerg dans lamour de Dieu (bhagavad-bhakti). Ds son lever, avant tout autre chose, il contemple (darana) son adeva r Goplaj Mahrja et r Gagmahra. Ensuite il contemple (darana) une vache, puis il soccupe des affaires du royaume (rjakrya). Il croit (vivsa) sincrement dans tous les dieux (devat) des hindous (hinduo), mais il na pas son gal comme bhakta (ananyabhakta) de r Goplaj Mahrja et de r Gag Mahra, la Taraatri46, quil considre comme son iadeva. Il ne boit que de leau du Gange (gagjal). Quand il est en voyage, il emporte son iadeva avec lui (Saksen 1914: 9).

    On sait que le maharaja quitte sa capitale assez souvent, que ce soit pour sjourner dans la

    distante Shimla la capitale dt du pouvoir britannique , ou pour rendre visite un autre raja, faire un plerinage Vrindaban la ville sacre de Ksna dans le pays Braj voisin , ou Haridwar lun des sites sacrs sur les bords du Gange. O quil aille, il voyage toujours entour dune partie de la cour et sous la protection dune garde permanente. Laccompagnent des nobles, son chapelain, des prtres, des pandits, des femmes de son gynce, des potes, un grand nombre de serviteurs et parfois aussi des Britanniques travaillant Jaipur. Rgulirement donc, la cour se fait itinrante. Mais on ne change rien sa routine. A chaque arrt les serviteurs montent des tentes de diffrentes tailles. Celles-ci reconstituent le cadre et les conditions de vie du palais de telle sorte que le maharaja puisse poursuive ses activits politiques et religieuses habituelles, que rien ne doit interrompre. Gopla se dplace avec lui. Gag de mme. Les transporter partout fait partie du quotidien de la vie de cour. A chacune de ses sorties, o quil soit, Gopla et Gag protgent Mdhosingh de toute pollution extrieure. Au fond le problme quil fallait rsoudre en 1902 ntait pas sensiblement diffrent de celui qui se prsentait chaque fois que le maharaja quittait son palais. La seule diffrence tait que cette fois Gopla et Gag, les divinits voyageuses, allaient devoir prendre la mer.

    Quappelait-on au juste Gopla et quappelait-on au juste Gag ? On voit aujourdhui larrire du palais royal de Jaipur, derrire le temple de Govindadeva, deux petits temples qui se font face dans la mme cour, lun ddi Gag, lautre Gopla. Le premier abrite une statuette de

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    Gag, le second deux statuettes : Gopla et Rdh. Inaugurs en 1914, ces deux temples forment une paire, et on dit que Mdhosingh les a fait btir pour le plaisir de son iadevat (Parikh 1984: 163 ; Sachdev et Tillotson 2008 : 45). On a not que sous la plume de Saksen aussi Gopla et Gag semblaient constituer ensemble une seule entit, la divinit dlection du maharaja. Cest troublant car inhabituel. Une autre question quil faut laisser en suspens concerne Rdh. Dans le temple de Gopla, le dieu nest pas seul mais en compagnie de Rdh. Or les descriptions du voyage ne mentionnent que Gopla, celle de Saksen comme celles des journaux anglais. 47 La statuette de Rdh est-elle arrive plus tard quand le temple a t construit ou fit-elle partie du voyage ? Les termes de Gopla et de r hkuraj employs par Saksen ne permettent pas de trancher. Prcautionneusement port par trois serviteurs, Gopla dbarque Douvres sur le sol anglais dans un grand coffret trois poignes et recouvert dun drap48. Mais aucune personne extrieure nayant vu le contenu de ce grand coffret, il est difficile de dire si la statuette de Gopla sy trouvait seule ou en compagnie de celle de Rdh49. Et sous quelle forme la desse Gag fit-elle le voyage ? Aucune statue nest mentionne. Mdhosingh prit-il avec lui son image peinte ? Ou la desse voyagea-t-elle sous sa forme liquide ? On sait que lors de ses dplacements en Inde le maharaja transportait toujours des dizaines de litres deau du Gange. Et quil en emporta Londres dans deux immenses jarres en argent est ce quapprennent les visiteurs qui voient exposes ces dernires dans le Mubarak Hall au palais de Jaipur50. Larrive de rcipients est mentionne par la presse anglaise51. Tandis que le maharaja voguait vers lAngleterre, celle-ci a aussi averti ses lecteurs des usages alimentaires de Gopla:

    Jamais auparavant une image de dieu hindou na t transporte en dehors de lInde, et encore moins au-del des mers. Transporter Gopalji par mer est une grande responsabilit et suppose des arrangements extrmement labors. On a mis bord toutes les provisions requises pour la cuisine de Gopalji du riz, de la farine et du ghee (beurre clarifi) jusqu la plus petite bagatelle. Mme quand le maharaja sera en Angleterre, on enverra par bateau de Bombay tous les lgumes frais aussi bien conservs que possible car Gopalji ne peut toucher rien qui ne soit cultiv en Inde. On a mme apport de la terre bord au cas o on en aurait besoin52. Comme ses aeux

    A deux reprises dj nous avons vu en passant la rfrence aux anctres de Mdhosingh. Revenons-y prsent plus longuement. Quiconque consulte le Registre royal qui note les activits quotidiennes du maharaja remarque les mentions des rgnes prcdents. Les faits et gestes des maharaja du pass sont convoqus pour guider ceux du maharaja du prsent. Il en est ainsi pour ltiquette, que sa dimension rituelle rend, en principe, peu sujette au changement. Mais il en va de mme de ladministration. Pour elle galement, le pass reste une source dinspiration. Souligner la continuit avec le pass est un instrument de lgitimation politique bien connu. Sagissant dun rgime dynastique comme celui de Jaipur, les lments de continuit avec le pass les plus forts sont les liens de parent. La relation de Mdhosingh avec son royaume est en effet toute domestique. Jaipur est le fief hrditaire du clan des Kachvh. Les gens qui ont rgn avant lui sont ses aeux. Que leurs hauts faits soient des modles de bonne conduite, des prcdents dignes dtre imits, quils

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    constituent en tant que tels une sorte de jurisprudence est ce que Saksen veut mettre en lumire lorsquil crit: Et il tait heureux de penser quil se rendait en Angleterre (igalistn) en traversant la mer, et que cela lui donnait loccasion de faire preuve du mme patriotisme (rjabhakti) inbranlable que ses aeux. Et r Goplaj Mahrj, sa divinit dlection (iadeva) tait avec lui (Saksen 1914: 21).

    A Jaipur, chacun saisit immdiatement le sens de cette association entre aeux , patriotisme et Gopla . Pour notre part, nous avons besoin dun bref rappel historique pour en apprcier limplication. Saksen fait ici allusion un pisode du rgne du futur Mnsingh I (1550-1614) qui prit place en juillet 1581. Promis au trne dAmber, et gnral dAkbr, Mnsingh secondait son oncle Bhagavands la tte de la campagne militaire qui allait conduire lannexion de Kaboul lempire moghol53. Alors quil tait devant lIndus, ses soldats refusrent davancer, un interdit pesant sur la traverse du fleuve. Pour bien lire ce qui suit, gardons lesprit que le mot aak, qui en hindi signifie barrire , obstacle mais aussi hsitation , est le nom du site (anglicis en Attock). Cest aussi celui donn, parfois, au cours de lIndus cet endroit o le fleuve, imptueux partout ailleurs, peut tre pass gu quand on va de Delhi Kaboul. L obstacle nest donc pas matriel : il est religieux. Quoiquon puisse traverser lIndus Attock, il est en effet interdit aux hindous daller de lautre ct de ce fleuve prcisment parce quil marque lune des limites de lespace hindou et du territoire autoris (Kane 1974: 16, 18). Nous pouvons lire Saksen prsent : Quand en route pour Kaboul, au moment de traverser le fleuve Aak (aak nad), larme rajpoute (rjpta sen) fit la sourde oreille (nkn), en invoquant le dharma (dharma k duh de kar), alors Mahrja Mnasihaj [Mnsingh] rcita ce fort fameux couplet (doh) : Sabh bhm gopla k y me aak kah/ Jke mana me aak hai soh aak rah// La terre entire appartient Goplas, o est aak? Cest en celui qui a aak en son cur quon trouve aak et avant tout le monde il sauta dans lAak avec son cheval, et le traversa lesprit fix sur sa divinit dlection (iadeva)54.

    Lintention de Saksen est claire: transgresser les limites territoriales a eu un prcdent, et quel

    prcdent ! En allant en Angleterre, Mdhosingh naurait fait que marcher dans les pas de son illustre anctre Mnsingh. Tout comme lui, cest au nom dun objectif suprieur, dsign comme rjabhakti ( amour du royaume ) quil franchit les limites permises. Comme lui encore, il mne son entreprise sous la protection de Gopla. Il semble, au demeurant, que Mnsingh aussi ait emport au combat une ou plusieurs images divines avec lui55. Ce quoi son anctre tait parvenu en traversant lIndus, Mdhosingh y parvint en traversant la mer. Depuis Akbr, le monde des Rajputs stait considrablement agrandi56

    Gopla est cens protger la maryd du maharaja de deux faons. Il agit comme le purificateur des aliments trangers quil aura absorber et le purificateur du sol tranger quil aura fouler. Partout o est Gopla, la puret rgne57.

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    Dire que la terre entire appartient Gopla ne peut manquer dvoquer le mythe puranique de Vmana, le nain avatra de Viu qui, par ruse, parvint dbarrasser la terre de lasura Bali. Ayant demand trois pas de terre Bali, le nain reprit sa gigantesque forme divine, enjamba les trois mondes et rtablit le dharma sur la terre entire, non sans offrir au passage la dlivrance au dmon vaincu. Quiconque adore Viu est libr, tel est le message du mythe. Faire de Gopla le purificateur absolu appartient au mme univers conceptuel, celui o la dvotion intense un Dieu personnel (bhakti) dbouche sur la libration. Une telle construction idologique repose sur la conviction que la grce divine seule sauve. Elle relve du thisme vishnoute, non de lorthodoxie brahmanique dun Madhusdan parce quelle fait fi des rgles de caste. Le vrai bhakta met la loi damour pour Dieu au-dessus des lois. Le monde rgi par la bhakti nest pas cloisonn et hirarchis ; ses frontires ne sont pas celles de lordre social brahmanique ; quelle que soit leur naissance, tous ses habitants peuvent tre sauvs par Dieu sils se consacrent entirement lui (condition indispensable). Cest pour radiquer cet tat desprit subversif et ses consquences sociales que dans les annes 1860, Rmsingh sen tait pris aux finances des puissantes sectes vishnoutes de longue date bnficiaires dun gnreux patronage royal , et avait fait excommunier par leur caste les brahmanes tombs sous le contrle moral de leurs gurus (Clmentin-Ojha 1999). Tout bhakta quil soit, son successeur Mdhosingh ne remet pas en cause lordre social dominant. Certes la terre entire appartient Gopla, mais il nen est pas moins prescrit de rester lintrieur de sa maryd. On pouvait, puisquil le fallait, aller par-del la frontire , on ne devait pas pour autant franchir toute limite .

    Cest lInde elle-mme qui vient en Angleterre

    Arriv Marseille au terme de 21 jours de voyage en mer, le maharaja de Jaipur descendit du S.S. Olympia, traversa la France en train et le 3 juin 1902 sembarqua Calais pour Douvres sur le Duchess of York. De l il prit le train pour Londres, o il arriva le mme jour la gare Victoria58.

    Mdhosingh nest pas le seul invit indien au couronnement dEdouard VII. Ont aussi t convis quelques Princes en exercice (tel les maharajas de Gwalior, Bikaner et Cooch Behar, le raja de Kolhapur, le Nizam de Hyderabad) et diverses personnalits reprsentant les villes de Calcutta, Bombay, Madras et les provinces de lInde britannique (Bengale, Bombay, Madras, Provinces Unies, Panjab, Provinces Centrales, Assam, Birmanie et Frontire du Nord-Ouest)59. India , dans ses deux parties, britannique et indienne, est donc bien reprsente. A Londres, les htes indiens vont ctoyer la famille royale dAngleterre, les hommes et femmes les plus minents du royaume, des ttes couronnes et des membres de la noblesse dEurope laquelle compte encore un grand nombre de monarchies , et des dignitaires de nations du monde entier, dont plusieurs sont alors sous domination britannique. Sorte de gigantesque darbr organis sur une chelle indite, la mesure de lempire, les crmonies du couronnement dEdouard VII sont destines produire un effet politique. Elles participent la consolidation de lhgmonie mondiale britannique et sinscrivent dans le vaste projet de construction de l espace tatique colonial du Royaume-Uni (Goswami 2004) espace qui concide avec celui de la plante toute entire. Il est parlant que pour Hopkins, le premier biographe dEdouard VII, la caractristique la plus frappante du couronnement fut dtre le premier

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    auquel assistaient des chefs dEtat de Colonies autonomes (self-governing Colonies) et des Princes feudataires de lInde (Hopkins 1910: 416).

    Les journaux dcrivent les festivits, les somptueuses toilettes des dames, leurs extravagants chapeaux ; ils donnent la liste des noms des invits, des membres de la famille royale, de laristocratie et de llite sociale. Les rceptions se succdent60. Sur cette scne domestique, les acteurs indiens reprsentent une attraction majeure. La presse signale lanciennet de leurs maisons, la richesse de leurs cours61. Certes ils ne jouent aucun rle lors des crmonies du couronnement, mais quil sagisse de cortges ou de processions, on ne parle que deux, de leurs soieries, de leurs uniformes chamarrs de galons dor, de leurs turbans aigrette, de leurs fabuleuses pierres prcieuses et perles fines. Ne leur a-t-il pas t expressment demand de venir Londres avec leurs vtements dapparat et leurs dcorations62 ?! Les Indiens ont t mis l pour dfiler, pour donner voir Londres mme la richesse du vaste continent sur lequel lAngleterre exerce imprialement son emprise.

    Au milieu de cette foule de personnes de qualit qui rivalisent dclat et de majest, le maharaja de Jaipur parvient attirer lattention. Tout singularise Mdhosingh : sa prestance et son maintien imposant, le faste de son train, les conditions extravagantes de son voyage en mer comme de son sjour Londres. A son arrive la gare de Victoria, Mdhosingh, vtu dun vtement de satin noir couvert de broderies en fil dor, et dun turban rose dune forme particulire offre un spectacle pittoresque , tout la fois grandiose et divertissant :

    [] Au citoyen ordinaire, la venue de ces dignitaires extrmement pittoresques, avec leur escorte clatante, doit donner une impression comparable celle que lon a quand on voit tout un vol de paons, de faisans, doiseaux du paradis, et dautres semblables descendre en voligeant du bois dans la clairire. Mais mme une faible connaissance de ce quest lInde et de la signification vritable de cette invasion royale et princire suffirait faire comprendre aux personnes les plus inattentives quelles contemplent et assistent un merveilleux chapitre de lhistoire. Cest dabord et avant tout un pisode dans les annales anglaises, cest aussi un fait trs marquant de la race humaine. Car tout cela, enfin, cest lInde elle-mme qui vient en Angleterre. [] 63.

    Le journaliste oublie-t-il que de nombreux Indiens vivent, tudient et travaillent Londres (Lahiri 2000 ; Fisher, Lahiri, Thandi, 2007) ? Ou pense-t-il en termes politiques ? Lun de ses confrres souligne cette dernire dimension parce quil prte attention aux propos de Mdhosingh lui-mme: Le maharaja est prsentement en Angleterre comme invit de la nation. Cest un hindou pieux. Il ne connat pas un mot danglais. En dautres termes, sa tradition toute entire est oppose la traverse de la mer, et son confort sera considrablement amoindri par son sjour dans une terre au parler trange. Cependant, comme il la dit M. Ian Malcolm, dput ( la courtoisie duquel nous devons le prt de la photographie [qui accompagne larticle]) : Ces choses ne doivent pas me retenir quand mon roi-empereur minvite son couronnement, et maintenant et plus tard jespre prouver par ma conduite mon peuple quun Rajput, mme quand il traverse locan, peut rester un hindou probe quand il accomplit son devoir de vassal de la Couronne britannique64.

    Ne croirait-on pas lire les arguments de Madhusdan Ojh et de Saksen ?

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    Mdhosingh retient surtout lattention par son mode de vie, et par le traitement de faveur que celui-ci lui vaut de la part de la couronne britannique. Cette dernire met sa disposition Moray Lodge, une large rsidence situe Campden Hill prs de Kensington Garden65. Cette attention rappelle que Jaipur, le plus riche royaume du Rajputana, est une pice cl de lalliance entre British India et Indian India. La presse anglaise sempresse de prciser qu Moray Lodge, le maharaja

    sera entour de tout le luxe auquel il est accoutum dans son propre pays. Sa cour conservera sa splendeur indienne, et ses serviteurs ne changeront rien leurs vie, nourritures ou habitudes pendant leur sjour ici. Les restrictions de caste affectent la teneur de leurs vies un point quun esprit occidental a du mal concevoir. Les rgles ne concernent pas seulement la nourriture, mais sa prparation, et les personnes avec lesquelles elle peut tre consomme 66.

    Pendant les deux mois et demi quil passe en Angleterre, Mdhosingh sattache imperturbablement dmontrer quun hindou orthodoxe peut vivre ltranger sans se mettre en danger de perdre sa caste ; traduisons : sans partager la table ni les mets de qui que ce soit, en consommant seulement la nourriture prpare par ses propres cuisiniers.67 Tout autre est le comportement du maharaja de Gwalior Mdhavro Sindhi, le plus anglicis de nos amis orientaux 68. Pourtant chez lui, poursuit le mme journaliste, il adhre toutes les rgles en usage. Mais justement Mdhosingh nest pas un homme deux visages, lun pour les Britanniques, lautre pour ses sujets. Lawrence, le secrtaire de Lord Curzon, en fait personnellement lexprience quand il reoit le maharaja dans sa rsidence de Peterborough: Le Maharaja est venu par son train spcial avec quelques personnes de son entourage. Je les ai bien accueillis mais comme hte ma tche fut facile car Mdhosingh fournit ses cuisiniers, ses ustensiles de cuisine et sa chre eau du Gange et sa nourriture. (Lawrence 1928 : 213)

    Aprs une traverse de trois semaines sans encombre, Mdhosingh rentre en Inde. Le 14

    septembre 1902, il arrive par le train Jaipur. Retrouvant leurs prrogatives aprs quatre mois dinoccupation, les officiers chargs de lorganisation des activits royales ont convoqu la gare les tzim sardr69, les hauts fonctionnaires, la cavalerie et une centaine de voitures pour transporter les bagages. Tous accueillent le maharaja au son de vingt-cinq coups de canon, puis lescortent Khas Kothi, une belle rsidence situe tout prs de l au bas du fort de Hathroi o on accueille des htes de marque70. Car sil est de retour Jaipur, Mdhosingh est loin de son palais. Il va devoir attendre une quinzaine de jours que les astrologues royaux, qui reprennent en main lorganisation temporelle de ses journes, dclarent venu le moment propice de son retour.

    Dans lintervalle, deux vnements se droulent dont le Registre royal garde la trace. Le premier a lieu le 17 septembre : au raja de Sikar Mdhosingh ekhvat, qui vient prendre cong de lui pour retourner sur ses terres, Mdhosingh fait don dun lphant caparaonn avec en prime cinq cents roupies pour son entretien, et de trois coteux effets pour lui-mme, un collier, un turban et un chle. Juste rcompense du puissant feudataire qui a accept de braver linterdit du voyage outremer ses cts71. Quatre jours plus tard, le religieux Brahmacrij Govindaara, qui tait arriv de Vrindaban le 4 mai pour bnir le maharaja juste avant son dpart pour Londres, et stait install au temple de

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    Rmacandra en face du palais pendant tout le temps du voyage, retourne chez lui avec limage de son Seigneur (hkuraj), ses disciples, ses serviteurs et ses nombreux bagages72. Quil sagisse l encore dun fait suffisamment important pour tre officiellement enregistr est certain ; en revanche, son sens exact est mystrieux. Par sa seule prsence, le guru tait-il cens protger le palais en labsence du maharaja ?

    Finalement les astrologues annoncent que le bon mharat (sanskrit muhrta) pour le retour royal tombera le 4 octobre entre le lever du soleil et deux heures de laprs-midi. Il ny a rien l dinhabituel. Pas davantage que lespace, le temps nest un cadre neutre pour qui proclame respecter le dharma ; il est lui aussi constitutif de la licit des actes. La tradition voulait que le maharaja et sa cour quittent le palais et y reviennent en respectant strictement le moment propice calcul par les astrologues. Quand il arrivait quon ne soit pas prt temps, on allait camper dans un jardin lextrieur de la ville pour se livrer aux derniers prparatifs ou on faisait partir lheure dite un objet symbolisant le maharaja. Cest trs probablement parce que la date faste pour le dpart du maharaja avait t fixe au 6 mai que le Registre royal enregistre que ce jour-l son chapelain (purohita Cchajurm), aprs avoir clbr les rites du dpart (prastano), sest rendu la gare en emportant avec lui lpe royale et quil sest install sur le quai (jusquau dpart effectif du 9 mai).

    Le jour dit, donc, Mdhosingh quitte Khas Kothi 6h30 du matin, puis en grande pompe (lavzm) franchit successivement les deux enceintes qui le sparent du sige de son pouvoir : la muraille de la vieille ville et celle du sarhad, la frontire qui ceint le palais A la tte du grand cortge qui le raccompagne se trouve lquipage de limage de Gopla, suivi de prs par les palanquins des chefs des grands monastres et temples (sant-mahant), puis par les montures des tzim sardr, tous convoqus pour loccasion73. Ainsi plac sous haute protection religieuse et militaire, Mdhosingh entre dans un Jaipur particulirement festif qui clbre Navartra, la fte qui marque le dbut de lanne liturgique. Au palais, son premier souci est de rendre grce aux divinits protectrices du royaume dans leurs temples respectifs. Un peu plus tard, il reoit une bndiction spciale de la part des prtres qui, depuis le 28 avril, clbrent un rite de pacification (mahanti yaja) au temple de Strmadvr. Ce que Saksen rapporte ainsi :

    r Huzr alla au petit temple et au grand temple du palais et fit une offrande (bhea), puis aprs stre un peu repos, Strmadvr, r Govindadevaj et au cnotaphe (chatr) dvarvatra [le samadhi dvarsingh, le fils de Sav Jaisingh II] et fit des offrandes. Il rentra au Candramahal 10h. Alors on entendit encore retentir vingt-cinq coups de canon du fort de Nahargarh. Ce jour-l les brahmanes mirent un terme leur observance (bara 74), et aspergrent r Annadtj [le maharaja] deau bnite (anti jal) (Saksen 1914: 120-121).

    Laffaire se clt comme elle avait commenc, par un darbr (6 octobre 1902), o lon retrouve les

    mmes acteurs que lors de linvitation formelle aux crmonies du couronnement du 10 octobre 1901 : le maharaja en tenue dapparat et portant toutes ses dcorations, entour des nobles disposs en ordre protocolaire autour de lui (ceux qui avaient t du voyage ayant t pris dpingler les mdailles quils avaient reues Londres), du Premier ministre Sen et de H.V. Cobb, le Resident. Celui-ci fait le premier discours. Parmi les congratulations et les compliments, il glisse :

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    A part nous autres ici prsents, personne ne sait exactement jusqu quel point il a fallu enfreindre (tajvuj karn) les anciens usages et les coutumes (rasm) de Jaipur pour excuter ce dcret (pharmn) royal. Jusquau jour o le bateau du Mahrja Shib Bahdur partit pour ltranger (vilyat), nombreux taient ceux qui navaient pu deviner (andj) ltat desprit (tabyat) du Mahrha Shib. Ils taient attachs cette ide (khayl) errone que le Mahrja Shib renoncerait srement son intention (ird) daller ltranger. Aujourdhui, en cette occasion de rjouissances et de congratulations, [] nous pouvons dire que votre voyage ltranger a t tous gards merveilleux (kamla) et quil vous a valu (sabab) beaucoup de succs (kmayb) (Saksen 1914 : 151). Ce quoi, au nom du maharaja, le Premier ministre Sansr Candra Sen fait cette rponse habile: [] notre cher ami Mr Cobb a rapport (bayn) que dans ce voyage il fallut renoncer (chon) de vieux usages (cla) et coutumes (rasm). Dun ct, cest tout fait vrai. Sil fallait raconter en dtails les nombreuses difficults quon rencontra pour mener bien (tai karn) laffaire (mml) complique (pecd) de ce voyage, nous avons le sentiment (khayl) que les gentilshommes (sabhyagaa) prsents dans ce darbr se lasseraient. La principale et grande affaire (mml) fut comment faire pour vivre Londres de faon intgralement respecter les coutumes (pband) de notre pays (dea) et de notre caste (jti) et les conceptions (vicro) et la conduite (cra) dont notre dharma dpend (paricarita), et pour quil ne soit pas non plus question daller contre (viruddha) les usages (rivj) de l-bas (Saksen 1914 : 124-125).

    Le retour triomphal Jaipur

    (Collection du Maharaja Man Singh Museum, Jaipur) Conclusion

    Dans la situation historique du colonialisme, crit lanthropologue amricain Bernard Cohn, les matres blancs et les peuples indignes se frquentaient continuellement. Partout des Blancs sintroduisirent dans le monde dautres peuples avec des logiques, des moyens de reprsentations, des formes de savoir et daction, quils adaptrent pour construire de nouveaux environnements,

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    habits par de nouveaux autres. Dans le mme mouvement, ces autres eurent restructurer leur monde afin de prendre en compte la domination blanche et leur propre impuissance . (Cohn 2004: 44) De fait, la colonisation fit entrer les Indiens dans un ordre social, conomique et politique plus large.

    A ce nouvel ordre correspondit un norme agrandissement de lespace: lextension poli


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