REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS
LA LITTÉRATURE FRANCOPHONE D’AFRIQUE
CENTRALE ET DE L’OUEST
By
Trésor Simon P. Yoassi
A dissertation submitted in partial fulfillment of
the requirements for the degree of Doctor of Philosophy (French) at the UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON 2014
Date of final oral examination: 05/13/2014
Approved by the following members of the Final Oral Committee: Aliko Songolo, Professor, French Névine El Nossery, Associate Professor, French Laird Boswell, Professor, History Ernesto Livorni, Professor, Italian John Nimis, Assistant Professor, African Languages and Literatures
i
Je dédie cette thèse à mes parents, à ma mère Pauline
Ngassa, dont la résilience face aux multiples obstacles de la
vie a très tôt stimulé en moi un esprit critique et continue
d’être au quotidien une source d’inspiration. Enfin, à Marie-
Paule Yoassi, ma fille, avec l’espoir d’un monde plus tolérant
pour tous les enfants.
ii
En mémoire de mon fils, Elie Roland Yoassi, et de ma sœur cadette
Odette Deukam Ngako, brutalement arrachés de ce monde durant la
rédaction de ce travail,
iii
Remerciements Je remercie du fond du cœur mon directeur de thèse, Professeur Aliko Songolo pour sa patience mais surtout, pour avoir su trouver les mots justes qui m’ont aidé à rester concentré sur la tâche lorsque tout autour de moi vacillait et ma sérénité s’effritait. Ces mots, véritables électrochocs, ajoutés à ses conseils parfois vifs m’ont permis de me refaire une santé mentale tout au long de ce projet. Au Professeur Névine El Nossery, je dis merci d’avoir accepté sans hésitation à suivre mon projet et de m’avoir très souvent encouragé à entrevoir non les difficultés du moment mais les opportunités qu’offre la fin de ce processus. Le Professeur Livorni qui a toujours été ouvert à une conversation sans limite même impromptue, m’a offert de précieux conseils sur l’importance de la recherche en me permettant de suivre ses travaux sur academia.edu tout en suivant mes pas hésitants. En choisissant le Professeur Boswell comme invité d’honneur du XXVIe symposium du GAFIS, je savais profiter de son immense expérience sur les questions identitaires et communautaires, questions qui occupent une place de choix dans mon travail. Je remercie le Professeur Nimis pour avoir accepté de remplacer à la dernière minute le Professeur Winspur. Son expertise en Afrique Centrale et notamment au Congo Démocratique tombe à point dans la critique de certains aspects de mon travail. J’ai une pensée particulière pour le Professeur Steven Winspur qui a dû se retirer du processus pour assurer un combat plus pressant. Je lui souhaite un prompt rétablissement. Je remercie du fond cœur le Professeur Frieda Ekotto qui m’a offert en lecture le premier roman de Miano et invité dans ses classes pour parler de l’écrivain. Une lecture qui m’a obligé à reconsidérer mon sujet initial pour me focaliser sur la question de l’enfance dans le roman francophone. À Emilie Songolo, la grande sœur, je dis simplement merci de m’avoir adopté dès mes premiers jours à Madison. Merci à Fayçal, le frère aîné de Mediteranean Café pour avoir pourvu sans compter quand le ciel était gris. Merci au Professeur Joyce Ashuntantang pour l’inspiration et les encouragements. Mme Marie Laure Asta Oumarou et le Professeur André-Marie Ntsobé pour les conseils et l’assistance depuis mes premiers pas universitaires à Yaoundé. À ma sœur Dr Linda Brindeau, mes frères Constant Djacga et Dr Ben Ngong, je leur renouvelle l’amitié. D’autres personnes importantes m’ont accompagné avant et pendant ce processus : à toutes je dis merci du fond du cœur. Je pense aux conversations engagées avec Alain Mabanckou, Louis-Philippe Dalembert, Leonora Miano et Yanick Lahens. Je n’oublie pas mes collègues de bureau, mais aussi Elena Bender, Stéphanie Spadaro, Luisa Gregori, Dr Renée Anne Poulin, Dr Cherif Correa et à toute ma famille restée au Cameroun. Enfin, à l’amie Lydia Ngwe, je dis infiniment merci pour Marie-Paule Yoassi.
iv
Abstract Among other questions, this dissertation seeks to explore whether the political
freedom gained by Francophone African states in the 1960s was meant to free all their
peoples and promote collective development, or on the contrary, to merely benefit a
select group. The study of representation of children and analogous characters (women,
the handicapped, the elderly, beggars) in selected texts reveals how they are treated as
second-class citizens, and thus tools at the hands of those who wield the power to
advance their own agendas. Aware of their predicament, some of these "cadets sociaux"
refuse to let others control their destiny and instead devise means to empower
themselves.
Using Hamon's schema in “Pour un statut sémiologique du personnage,” the first
chapter delineates the differences between a fictional character and a real one. A reading
of Beyala’s Tu t’appelleras Tanga shows that children often constitute a ticket to social
security for parents and other relatives who abuse them through forced labor and the
confiscation of their right to speak.
The second chapter posits that mental and socio-economic instability lies at the core
of postcolonial societies. From the child soldier in Kourouma and Dongala to the mad
character in Leonora Miano’s novels, fifty-four years after independence, postcolonial
societies are shown to be unstable and to have forgotten that independence is more than
just a signed document or a given speech. This condition triggers constant personality
changes and invention of new identities that include madness as a form of transgression
and as a weapon of resistance chosen by the subaltern.
v
The last chapter examines Miano’s Contours and Diop Mambéty’s La Petite
vendeuse, both of which eschew the male figure as the primary asset for nation building
in favor of a young girl. These novels thus transgress two sexist genres, the
Bildungsroman, and the male-dominated postcolonial African novel. If the cadets sociaux
can be perceived as representing young postcolonial societies struggling to exist in a
world they were not prepared to face but persisting against all odds to change their
destiny, then there could be hope in their future.
vi
Table des matières.
Introduction……………………………………………………………………...………. 1
Chapitre I: L’enfant dans son environnement immédiat……………………...…………15
I- Le personnage comme signe……………………………...………...…….………..15
1- La qualification différentielle……………….…...…………….…………….....16
2- La fonctionnalité différentielle…………………………………………………22
II- Les enfants au contact des adultes……………………………….….………...…..23
1- Les enfants comme assurance vieillesse………………………...………....…..26
2- Victimes émissaires…………………………..………………………....……...33
3- L'enfant sorcier……………………………………………...…....…………….41
Chapitre II: L'enfant dans la société postcoloniale………….…………..………………53
I- Survivre l'instabilité……………………………….……………………..…….…..53
II-L’ enfant-soldat…………………………………….…………………………...….57
1- Caractéristiques générales………………….……………………..………..…..57
2- De l'innocence à la violence……………………….…………………………...66
3- L'enfant-soldat: entre monstruosité et victimisation…….…..………….…...…79
III- La Folie…………………………………………...…….…………………………92
1- Folie et création identitaire…………………….………………...……..………92
2- La folie comme forme de résistance…………………..………………..……..105
3- La folie réjuvénatrice……………………………………...………...………...111
Chapitre III: Enfance et Devenir: Le Bildungsroman .……………....…...…..……...…113
I- Du bildungsroman à l’émancipation du sujet postcolonial……….…………..…..118
1- La haine de soi……………….………………………………….……..…….…118
2- Une histoire postcoloniale locale………………….……..………………...…..123
3- Sili Laam ou la révolte des petites gens………….………..…...……...…...…..128
II- L'Afrique quitte la zone Franc...…………..……...………….…………………...133
1- Du droit d’exister.………………................…..……..………………….……...133
2- Entre assistanat et paternalisme……………….……...………………….……..141
3- Humanité et dignité………..…………………….……………………………..158
4- De la nécessité d'une utopie refondatrice……………….…………………..…..170
vii
Conclusion……………………………………………………………………………..182
Bibliographie……………………………………….……………………………….…189
1
INTRODUCTION
Les différentes représentations de l’enfant et le regard de ce dernier dans la littérature
francophone africaine vont de pair avec les premiers soubresauts de ces moyens d’expression
dont la négritude s’est longtemps fait le chantre. Le roman francophone avant les indépendances
a souvent intégré l’enfant comme acteur, membre d’une communauté qui vit et prend part aux
multiples changements qui s’opèrent dans les sociétés colonisées. Partant de l’idée que l’enfant
est le devenir de l’être humain et qu’il est la parfaite image de la société dans laquelle il vit,
l’observation de l’évolution du personnage dans le roman francophone suggère un état de crise
particulièrement inquiétant de l’enfance dans les sociétés dépeintes. Ces dernières étant elles-
mêmes plongées dans une crise aux facettes multiples parmi lesquelles la dégradation des valeurs
mentales, sociales et économiques sont les plus marquées.
Dans plusieurs classiques de la littérature africaine tels L’Enfant noir, L’Aventure
ambiguë, ou encore Une Vie de boy, les enfants ont toujours été placés aux premières loges des
luttes sociales qui jadis avaient opposé les populations locales définitivement impuissantes face à
un Occident colonisateur au faîte de la propagande de sa prétendue mission civilisatrice. Si
certains de ces textes offraient à l’Occident une image luxuriante et exotique d’une enfance
africaine insouciante et passablement naïve. D’autres, par soucis de résistance tentèrent de porter
leur combat dans l’antre même de l’adversaire afin de comprendre si possible les raisons qui
faisaient la force et la presqu’invincibilité du colonisateur. La réussite de cette quête impliquait
un passage initiatique obligé en Occident avec la France comme principale destination. Le
guerrier principal de ces communautés était généralement un jeune enfant à qui revenait la
charge de voler non seulement le feu de l’invincibilité mais surtout, de faire rayonner l’honneur
de toute la communauté. Le choix de cet enfant était celui du groupe qui l’adoubait et en faisait
2
son porte-parole. Cet adoubement ouvrait ainsi la porte pour cet enfant, très souvent un garçon,
dans le cercle très fermé de l’adulte qui seul bénéficiait du droit à l’existence et à la parole.
L’enfant comme la femme ne jouissaient pas de cette reconnaissance sociale sans l’aval de
l’adulte ou d’un parent. Ce traitement, est caractéristique de celui observé dans l’administration
des colonies où le colon se considère comme supérieur au colonisé, lui même traité comme un
grand enfant, comme un personnage subalterne. Dans leurs différents travaux, des critiques tels
que Bayart ou encore Balandier donnent un nom à cette catégorie de personnages ou individus :
« les cadets sociaux 1». Telle est la définition générique qui sera celle des enfants et de tous les
personnages considérés comme tels dans cette étude.
Au vu de l’euphorie qui a accompagné les différentes phases d’indépendance sur le
continent africain et au vu des textes littéraires qui ont abordé de quelque façon possible, la
condition de l’enfant, la question qui se pose est celle de savoir si l’émancipation de l’Afrique a
véritablement permis le passage de l’état de chose à celui de sujet pour tous. Cette indépendance
a-t-elle libéré et profité à tous les membres de la société au premier chef desquels les enfants et
les femmes, ou alors a-t- elle simplement reconduit le statut quo en maintenant tous les privilèges
de la figure paternelle, symbole du couple maître-esclave, tout en ignorant l’existence de la
femme et de l’enfant ? Tout porte à croire que ces derniers restent des accessoires et des êtres
muets tandis que la violence du maitre à l’égard de Samba Diallo est restée la règle.
Le corpus que j’ai choisi récuse cette vision par le haut et se présente comme une
plateforme dans laquelle l’enfant, tout en restant l’acteur principal, ose porter un regard critique
nouveau sur la société et sur la vision sociale courante des adultes supposés lui servir de référent.
1 Dans Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Dynamique des changements sociaux en Afrique Centrale et L’État en Afrique: la politique du ventre, Georges Balandier et Jean François Bayart présentent les « cadets sociaux » comme une catégorie d’individus, généralement les femmes et les jeunes, en position de subordination et de marginalisation par rapport à l’âge, la lignée, le pouvoir et l’accès aux ressources entre autres par rapport aux « aînés sociaux ». Cette subordination limiterait la mobilité sociale et économique des cadets sociaux.
3
En interrogeant sa propre existence, ses rapports supposés avec sa société et vice versa, c’est son
avenir et celui de sa communauté que l’enfant remet en cause et essaie de comprendre. De la
parole défendue à la prise de la parole, on verra que les discours de l’enfant expriment très
souvent mieux qu’une situation de mal-être individuel, un sentiment d’hébétude et d’intranquilité
collectif, signe d’une société errante dans un système pourtant bien organisé. Les différents
visages et discours de l’enfant sont un refus d’enfermement dans des systèmes qui ne lui
reconnaissent que très peu une existence réelle et qui en plus, le maintiennent dans une relation
de dépendance absolue vis-vis des arcanes du pouvoir social et de tout symbole de la figure
patriarcale.
Parler devient de ce fait une re-naissance, une existence reconnue par le fait que l’on se
fait entendre, se donne à lire ou encore l’on s’écrit. Il s’agit du passage de ce que Lyotard appelle
« infans » ou encore « infantia » c'est-à-dire « ce qui ne se parle pas » et que le discours
dominant, ici celui de la société ou des adultes, tend à mettre à l’écart, à un « Moi » propre. Dans
ses Lectures d’enfance, Jean-François Lyotard parle de l’enfance comme d’une période de
dépendance au cours de laquelle le moi n’existe pas puisque « mes affaires auront été traitées,
décidées, avant que je ne puisse en répondre. » (Lyotard 39) Une renaissance qui ne se lira
qu’avec le langage et qui renvoie tout ce qui précède le langage à un avant, un corps : « Moi je
naîtrai après, avec le langage, en sortant de l’enfance, précisément. » (39) Cesse-t-on pour autant
d’être un enfant avec la possession du langage, de la parole ? Quel impact peuvent avoir les
mots ? Telle est une des interrogations que nous explorerons dans le cours de cette étude.
De même, on assiste à un renversement dans la tradition du choix du personnage principal
où la figure du mâle fut longtemps celle censée mieux assumer les destinées de la communauté,
du groupe ou de la nation. L’irruption au devant de la scène de la figure de l’héroïne enfant et de
4
la femme en général chez nos auteurs offre une autre voix à entendre, une autre voie comme
chemin à explorer, celles d’un groupe savamment ignoré dans la création littéraire francophone
africaine.
La Charte des Nations Unies accorde une protection spéciale aux droits de l’enfant et les
définit dans le premier article de sa Convention de Genève : « Au sens de la présente
Convention, un enfant s'entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la
majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. »2 Bien que cette
définition laisse ouverte la possibilité d’une adaptation selon les milieux culturels et entités
administratives respectives, elle servira de référence à la catégorisation du personnage qui est
l’objet de notre analyse. Mieux, elle ouvre la voie à une non uniformisation de la notion d’enfant
qui englobe plus que de simples caractères biologiques, physiques et raciaux, l’aire culturelle et
ethnique, l’obédience religieuse, sexuelle sont autant d’éléments qui pourraient entrer en ligne de
compte dans la catégorisation de l’enfance. Le terme est donc une fabrication sociale qui prendra
pour ainsi dire le sens que lui donneront les contrées et régions impliquées dans leur relation
avec le sujet. Ainsi pour Catherine Rollet qui cite Léon Bourgeois, « l’enfant, ce n’est pas
seulement le petit être charmant, délicieux, aimable […] c’est quelque chose de plus, c’est la
race, c’est la patrie, c’est l’espèce humaine. » (Rollet 224)
Parler de l’enfant s’avère un sujet plus complexe lorsqu’on connaît la corrélation
rapidement établie entre le présent, l’avenir ou le futur d’un groupe ou d’une nation. C’est dans
cette optique que cette étude abordera la question de l’enfant dans les différents textes qui
composent le corpus. L’enfant mieux qu’un être humain à la recherche d’une voix est le symbole
2 (http://www2.ohchr.org/french/law/crc.htm)
5
des jeunes nations décrétées indépendantes face à leurs destins, se battant pour exister dans un
monde qui ne semble pas prêt à faciliter sa survie dans le cercle des nations libres.
Pour chaque récit de notre corpus, l’âge des personnages principaux oscille entre neuf ans
pour Musango, l’héroïne de Contours du jour qui vient3, la petite vendeuse de soleil Sili Laam
âgée de douze ans, et seize ans pour les deux héros antagonistes Johnny et Laokolé d’Emmanuel
Dongala.
Djibril Diop Mambéty, originaire du Sénégal, est le premier des auteurs de mon corpus à
avoir consacré une grande partie de son œuvre au questionnement du devenir des enfants et des
« petites gens » dans les environs de Dakar, la capitale du Sénégal. S’inspirant de son personnage
légendaire Yaadikoone Ndiaye, il s’agissait pour Mambéty de poursuivre le rêve d’ouvrir « à
tous les portes de la joie » et « d’une Afrique puissante et libre où les affamés ne seraient pas
écrasés. » (Givanni, 30) Tout commence sur le plateau de Yaaba en collaboration avec le
Burkinabé Idrissa Ouedraogo dont l’intrigue met en scène une amitié qui lie deux enfants, puis
dans Parlons Grand-Mère et dix années après lorsqu’il décide de produire La Petite vendeuse de
Soleil que l’épilogue présente comme « un hymne aux enfants de la rue ». Il s’agit alors pour le
cinéaste non seulement de porter son message à la masse abandonnée par l’éducation à
l’occidentale et la littérature qui serait un brin élitiste, il était important tout aussi d’attirer
l’attention sur le sort des « petites gens » que la nouvelle société d’après les indépendances
rejette au quotidien à ses marges. Ce faisant, en tant qu’artiste, il pense que toute œuvre
cinématique dans le contexte africain devrait avoir un rôle non ludique, mais social et
d’inquiéteur des consciences. Le cinéaste selon Mambéty se doit d’être un griot dont la fonction
3 Contours du jour qui vient, paru en 2006, a reçu la même année le prix Goncourt des Lycéens alors que peu avant L’Intérieur de la nuit avait reçu plusieurs prix dont Le Prix Louis Guilloux 2006, les Prix René Fallet et Palissy 2006. Leonora Miano a écrit plus d’une demi douzaine de textes dont les plus récents Ces Âmes chagrines en 2011 et La Saison de l’ombre en 2013 qui lui a valu le Prix du roman métis 2013 et le Fémina 2013.
6
est intimement liée à l’existence de la société dont il a la charge. En tant que tel, il est le porte-
parole de son époque, visionnaire mais aussi inventeur du futur.
Emmanuel Dongala4, chimiste de formation, quand à lui, vient du Congo-Brazzaville : il
quitte son pays lorsqu’en 1990 commence la guerre civile. Il est auteur de plusieurs romans
parmi lesquels Un fusil dans la main, un poème dans la poche. Johnny Chien méchant, le roman
qui nous intéresse, met en scène deux jeunes protagonistes antagonistes : Johnny chien méchant
est le jeune garçon qui se retrouve enrôlé comme beaucoup d’autres gamins dans une guerre
ethnique et fratricide qu’il prend au départ pour un jeu mais qui au fil du temps devient son
activité principale et aussi l’unique moyen de se faire un nom et un fonds de guerre. À l’opposé
du discours suicidaire de Johnny Chien méchant s’oppose celui de la jeune Laokolé, prise entre
deux feux, qui doit assurer au milieu de corps calcinés sa survie et celle de sa famille. Son
discours engageant et moins vindicatif est une réplique à celui de son futur tortionnaire de même
âge. Le roman d’Emmanuel Dongala s’inscrit dans le même registre qu’Allah n’est pas obligé5
de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur du célèbre roman évocateur, Soleils des indépendances
dans lequel il critique vertement les régimes africains d’après les indépendances. Le jeune
Birahima, âgé de neuf ans et héros d’Allah n’est pas obligé, donne le récit fictionnel de sa vie et
celle de ses compagnons enfants soldats dans les guerres qui dévastèrent certaines régions très
réelles de l’Afrique de l’Ouest.
Choisie de par sa jeunesse et ses multiples écrits ayant pour protagonistes les enfants et les
communautés en crise, la camerounaise Léonora Miano est la benjamine de ce groupe
d’écrivains et celle qui, comme les personnages décrits dans ses romans, subit les conséquences
désastreuses des indépendances décrétées ou offertes aux nations anciennement colonisées. 4 Il a reçu en 2010 le prix Ahmadou Kourouma pour son roman Photo de groupe au bord du fleuve. Paris: Actes du Sud, 2010 5 Kourouma a reçu le prix Renaudot 2000 avec ce roman.
7
Comme avant elle ses aînées la camerounaise Beyala et la sénégalaise Aminata Sow Fall, elle
offre une vision plus intime, plus personnelle de l’expérience de ses personnages. À travers son
œuvre, ce sont les angoisses, les rêves bafoués, et les expériences vécues de ces populations qui
sont exposées. Si elle marque une nette rupture d’avec les intérêts des écrivains mâles de la
génération précédente qui faisaient la part belle aux luttes de libération, à l’euphorie ou aux
désillusions des indépendances, elle s’inscrit dans la lignée des combats engagés par Beyala et
Sow Fall pour la reconnaissance des droits des femmes et des enfants, premières victimes des
combats socio-économiques. Mieux que ses consœurs, elle interroge la question du silence et du
déni de mémoire qui contribuent à l’assujettissement des masses populaires. Enfin elle invite la
génération actuelle, celle d’après les indépendances, la sienne, souvent qualifiée de génération
perdue, à s’inventer de nouveau en tirant les leçons de l’histoire passée et présente. Elle décrit
avec beaucoup de détails dans ses trois premiers romans la situation de bâtardise et de crise
identitaire que vivent non seulement les enfants, mais aussi les sociétés qui ont connu des
violences passées ou présentes. Ces violences ayant laissé des séquelles parfois visibles, mais
quelques fois aussi des traces plus subtiles et latentes, ces communautés doivent apprendre à
exister dans un monde dans lequel elles n’ont pas toujours les moyens mentaux et matériels pour
assurer leur survie et leur indépendance. Dans Contours du jour qui vient, Miano met en scène la
jeune Musango6 qui fait vivre au lecteur de façon méthodique les différentes étapes de sa jeune
vie. À la différence de ses prédécesseurs, Musango ne connaît pas la paix et le luxe des plaisirs
enfantins et familiaux. Très tôt rejetée des siens, elle entreprend un véritable parcours initiatique
de la vie qui l’amènera à rechercher ses origines mais aussi à interroger le pourquoi des choses.
Pourquoi beaucoup d’autres enfants comme elle font la rue ? Pourquoi sa société semble être
6 Musango en langue Duala au Cameroun signifie paix. Il est ironique de constater que la vie de la jeune enfant sera tout sauf paisible. Retrouvera-t-elle jamais cette paix que lui prédestine son nom ?
8
devenue particulièrement esclave du capital à tous les prix ? Elle interroge le devenir de la
jeunesse dans une société dont la perte des valeurs morales est devenue un credo. Une jeunesse
déboussolée, en manque de repères et de modèles mais surtout une jeunesse qui a cessé de croire
aux idéaux de leurs sociétés respectives. Une jeunesse bâtarde en quête de son identité, d’une
part, parce qu’abandonnée des siens et des institutions locales mais qui d’autre part, est prête à
braver tous les dangers pour améliorer sa condition économique et sociale. Miano parle de partir
« Faire l’Europe » qui est synonyme d’aller se prostituer là où sa consœur Fatou Diome, dans Le
Ventre de l’Atlantique, met l’accent sur ce fol espoir dont rêvent ces faiseurs et faiseuses de
l’Europe. Atterrir coûte que coûte dans ces eldorados où « les mairies paient même les
ramasseurs de crottes de chien, là où même ceux qui ne travaillent pas perçoivent un salaire.
Partir donc, là où les fœtus ont déjà des comptes bancaires à leur nom, et des bébés des plans de
carrière. » (Diome 189) Mais il ne s’agit pas que d’envie d’exil, nos protagonistes questionnent
parallèlement ce que c’est qu’exister dans la société : les rapports qui régissent les sociétés
pauvres et celles dites riches. Quelle est la place de l’altérité dans les rapports entre les
subalternes et les arcanes du pouvoir. Les sociétés postcoloniales ne sont-elles qu’un vaste
champ de bataille dans lequel la loi du plus fort serait l’unique voie de survie ?
Aminata Sow Fall dans La Grève des bàttu ou les déchets humains7, qui précède Miano
dans l’étude de la condition des personnages et communautés subalternes, semble abonder dans
ce sens. Les bàttu seraient pour Aminata Sow Fall mieux qu’un groupuscule de mendiants
écumant les rues des cités postcoloniales pour leur survie, le symbole du statut des peuples
africains dans leurs rapports avec le monde occidental en général mais surtout avec leurs
7 Elle obtient avec ce roman le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire en 1980 et sera présélectionné par le jury du prix Goncourt en 1979. Aminata Sow Fall est l’auteure de plusieurs romans dont L’Appel des Arènes, 1997 porté à l’écran en 2006 par Cheikh Ndiaye et Ex-Père de la Nation, 1987, titre que certains critiques analysent satiriquement sous le prisme de « expert de la Nation ».
9
anciennes métropoles. Si l’enfant reste le miroir de sa société, peut-on dire que les sociétés
représentées dans le corpus courent le danger de leur propre désintégration?
Pour ce travail, nous nous proposons de faire une analyse de la crise du personnage de
l’enfant du point de vue du regard porté sur l’enfant par les autres, ensuite du regard de l’enfant
sur son entourage, sa société et enfin, nous analyserons l’irruption de l’héroïne grâce au pouvoir
de sa parole et son processus initiatique ou bildungs, est en étroite symbiose avec la question
perpétuelle et toujours présente de la survivance et de la définition des rapports des peuples
postcoloniaux avec l’Autre.
Le premier chapitre est consacré à la perception des enfants-héros par leur environnement
immédiat. Qui sont-ils ? En essayant de les différencier des personnes réelles des personnages
de fiction qu’ils sont censés être, nous empruntons la catégorisation du personnage élaborée par
Philippe Hamon dans «Pour un statut sémiologique du personnage », pour qui le personnage est
un signe et serait déterminé par une série de marquages. Ces marquages permettront de mieux les
identifier et les ancrer dans le récit auquel ils donnent toute la signification. Si nous ne nous
livrerons pas à une analyse de données sociologiques de faits réels ciblant un milieu particulier,
certains faits et passages du corpus sont des faits réels utilisés dans un contexte fictionnel. Si
parler de l’enfant et de tout ce qui entoure son monde comporte une charge affective importante,
nous nous limiterons à analyser le personnage à partir de la lecture des textes de fiction choisis à
l’occasion. Nous voulons montrer à partir de la classification faite par Philippe Hamon sur le
statut du personnage, ce qui fait des enfants du corpus des héros fictifs et des personnages de
construction littéraire. Nous préciserons aussi ce qui les différencie des êtres vivants malgré leur
apparente réalité projetée dans les textes d’où ils sont issus.
10
Perçus par certains (les adultes) comme « infans », ils ne seraient que des dépendants, et donc,
une propriété parentale ou des adultes, sur laquelle ces derniers auraient un absolu contrôle. À
partir de la théorie du bouc émissaire ou de la victime expiatoire de René Girard, nous
montrerons que l’enfant à ce stade n’est qu’un instrument utilisé par les adultes et la société au
gré de leurs intérêts, selon leurs frustrations ou encore en fonction de leurs conflits avec les
membres d’un groupe. Même lorsqu’ils sont vus comme l’avenir du groupe ou de la nation, les
enfants ne sont que rarement associés à leur éducation ; endoctrinés pour accomplir les rêves des
adultes, ils finissent presque toujours comme des marginaux. Dans les sociétés marquées par la
violence et en situation de crise sociale, économique ou culturelle, les conditions sont remplies
pour que les individus recherchent autour d’eux une victime sacrificielle sur laquelle ils
expulsent leurs frustrations. Dans les sociétés postcoloniales, ce transfert de violence ou de
frustration sur une victime faible en général a souvent servi de paravent pour masquer les défauts
et le manque de responsabilité des groupes sociaux décriés. René Girard affirme dans Le Bouc
émissaire qu’en situation de crise, la solution la plus souvent choisie dans les sociétés antiques
était de délivrer la société du coupable. Ainsi dit-il de la peste de Thèbes : « Pour délivrer la cité
entière de la responsabilité qui pèse sur elle, pour faire de la crise sacrificielle la peste, en la
vidant de sa violence, il faut réussir à transférer cette violence […] plus généralement sur un
individu unique. » (115) Dans notre étude, puisqu’il s’agit des sociétés postcoloniales, les
victimes choisies ou désignées sont généralement les cadets sociaux comme antérieurement
définis. En tant que possessions, elles sont pour la figure parentale ou sociétale, soit outil de
production, soit un outil de délivrance.
Le chapitre deux examine le regard de l’enfant sur sa société et sa propre condition. Nous
analysons ici à travers son regard, sa propre perception de son milieu et son rôle dans la situation
11
chaotique qui règne dans sa société. Nous insisterons sur son statut et ses actions d’enfant-soldat
en explorant ses origines sociales et son passage à la catégorie de soldat. En tant que personnage
manipulable et sans voix, le passage au statut de soldat permet-il à l’enfant d’exister ou
contribue-t-il à faire du personnage un double être sans-substance ?
Parce qu’ils sont des personnages présentant plusieurs visages et conditions, certains jeunes
de notre étude ont fait le choix de s’insurger contre le statut quo qui prévaut dans leur milieu
social et d’aller contre les barrières traditionnelles sociales : celles qui les empêchent d’exister en
ne leur donnant pas les moyens culturels et éducatifs nécessaires pour assumer par eux-mêmes
leur envol vers le futur. Parmi ces barrières, le droit à la parole occupe une place de choix dans
cette partie de notre travail. Si l’enfant est le futur d’un groupe social et partant d’une nation,
l’avenir des communautés en place dans notre corpus ne serait-il pas considérablement assombri
par l’existence même des enfants-soldats en son sein ? Mieux le rapport de violence et d’autorité
qui régit les relations les jeunes et la société n’est-il pas caractéristique des relations entre les
jeunes nations postcoloniales et leurs anciennes métropoles dont certaines conséquences visibles
chez les sujets postcoloniaux sont entre autre, la fabrication perpétuelle de nouvelles identités
très souvent éphémères et des attitudes traumatiques régulièrement visibles sous différentes
formes d’hystérie. Cela dit, nous aborderons toujours grâce au prisme de l’enfant, différentes
situations de manipulations identitaires par le biais du spectacle selon l’approche de Guy Debord,
mais aussi des parades coloniales telles que définies par Lydie Moudileno pour qui la société
postcoloniale africaine est caractérisée par une mutation identitaire effervescente dont la
caractéristique principale est la parade et le désordre. Le dernier point du chapitre sera l’étude de
la folie comme conséquence du désordre et des violences postcoloniaux qui puise ses sources
dans la nature violente des rapports coloniaux et qui a été poursuivie avec force dans les
12
nouvelles sociétés post-indépendantes où les rapports ici sont restés ceux du pouvoir dominé à
dominant, adulte à enfant bref, d’« aînés sociaux » à « cadets sociaux ». Enfin, nous nous
sommes interrogé dans le chapitre trois sur l’importance de la conquête et de l’utilisation d’un
certain pouvoir par les jeunes. Ce pouvoir-là, c’est celui de la parole. Parce que son absence
similaire à l’impossibilité pour un individu de voter, nous postulons que la parole a un pouvoir
d’existence parce qu’elle est refus de silence. Le silence ayant lui aussi la force dans l’état des
situations traumatiques et post- traumatiques comme dans les sociétés postcoloniales par
exemple, de pérenniser le mal et la douleur, la parole devient de fait une forme de combat de
libération.
Michel de Certeau affirme que « la prise de la parole a la forme d’un refus. Elle est
protestation. » (Certeau La Prise de la Parole, 29) Cette protestation touche non seulement à la
considération qui lui fut réservée par la société mais aussi aux relations qu’entretient sa société
avec le monde extérieur. Cette prise de la parole nous a paru aussi exceptionnelle que rare grâce
à l’irruption du personnage féminin dans la narration comme personnage principal. Elle donne un
relent universel et plus à même à interroger les contours des personnages subalternes en
particulier mais aussi de l’humain en général. En faisant appel au Bildungsroman qui est à
l’origine un genre venu d’Allemagne et détaille le processus initiatique et formatif exclusif du
jeune garçon, nous voulons analyser à travers les différentes étapes de renaissance de Musango
et Sili Laam, la petite vendeuse de Soleil, l’importance du parcours initiatique du personnage
féminin qui bouleverse un genre habituellement réservé au mâle. Pour ces écrivains, ce sera un
acte de transgression tant littéraire que social. Il s’agit de montrer que la jeune fille peut comme
le jeune garçon subir une formation qui lui permette de participer au devenir de sa communauté.
Le jeune personnage féminin mieux que le masculin permet véritablement de discuter la question
13
du mineur ou du subalterne sous l’angle de la pensée de Gayatri Spivak qui pose la question
« Can the Subaltern speak ? » Quelles voies/ voix s’ouvriraient-elles si l’enfant ou « infans »,
naturellement considéré mineur ou subalterne et symbole des sociétés anciennement colonisées
qui encore aujourd’hui, cherchent leur voix (et voie) sur la scène globale pouvaient parler ? Nous
posons une questions à laquelle nous ne donnons pas une réponse précise mais qui nous pensons,
ouvre un nouveau champ infini de possibilités.
Parmi ces possibilités, c’est le refus de l’assistanat et de la dépendance tel que montré par
divers personnages subalternes dont les bàttu d’Aminata Sow Fall. C’est le regard critique libéré
des enfants sur certains maux qui minent leur société parmi lesquels la mondialisation et le
capitalisme fous. Nous verrons par exemple que l’enfant porte un regard critique sur le rôle des
organisations dites non gouvernementales, des relations diplomatiques entre nations dites riches
et celles dites pauvres. Comment juguler le sous-développement ? Encore une fois les jeunes
dans leur fougue, prennent les devants et crient tout haut, certainement ce que les adultes pensent
tout bas : « L’Afrique quitte la zone franc ». La langue française comme le Franc, monnaie
utilisée dans la plupart des pays francophones africains sont vus comme des legs de la
colonisation française qui participent au renforcement du « néo-colonialisme » français recréé
sous le concept de Françafrique. Si Ahmadou Kourouma pose indirectement le problème de la
langue dans Soleils des Indépendances et Allah n’est pas obligé, l’idée est reprise par Mambéty
et Dongala. « Combien de gens vivent aujourd’hui dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou
bien ne connaissent même pas la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont
ils sont forcés de se servir ? » (35) Ainsi s’interrogent Deleuze et Guattari dans Pour une
littérature mineure. Ils abordent ici à une question fondamentale : peut-on se développer dans
l’identité de l’autre ?
14
Si les enfants dans une société en crise peuvent parler et assument les conséquences de leur
prise parole au milieu d’une société qui semble les regarder plutôt sous l’angle d’un fardeau,
n’est-il pas possible dans ces conditions que l’espoir soit permis pour ces sociétés anciennement
colonisées ? L’importance de la voix féminine au même titre que la voix masculine est un appel
à l’égalité des chances dans la considération due aux enfants et aux personnages subalternes. Elle
milite aussi de façon symbolique pour une redéfinition des rapports entre nations des enfants.
L’analyse de la crise de l’enfant qui recherche son identité est synonyme de la crise identitaire
qui sévit dans les sociétés impliquées et caractérisent leurs relations tant avec elles-mêmes
qu’avec l’altérité qu’est le monde extérieur. Il importe que des solutions soient trouvées et qu’un
dialogue nouveau soit instauré et reconnu de tous les acteurs sociaux afin que renaisse avec les
jeunes, l’espoir de lendemains meilleurs. Aimé Césaire ne prônait-il pas quelques années avant
sa disparition, l’urgence pour les sociétés anciennement colonisées, de recréer une « utopie
refondatrice » ?
15
CHAPITRE I : L’ENFANT DANS SON ENVIRONNEMENT IMMEDIAT
I- LE PERSONNAGE COMME SIGNE
En tant qu’unité de signification, le personnage est un ensemble de relations et doit
pouvoir se prêter à « l’analyse et à la description » dans le but ultime d’assurer la cohésion
interne du texte dont il a la charge. Hamon parle de « système d’équivalences réglées destiné à
assurer la lisibilité du texte » (Hamon145). L’un des éléments clé qui permet la cohésion du texte
est la fréquence d’apparition du personnage principal dans le roman et la diversité des actions
qu’il entreprend en tant qu’élément centralisateur de l’intrigue ou de la narration. Pour ce faire,
ce dernier doit être marqué de plusieurs qualifications différentielles qui sont « repérables et
enregistrables à l’analyse immanente de l’énoncé, et servant à désigner le héros » (Hamon154).
Hamon distingue ainsi parmi ces procédés de différenciation la distribution référentielle qui
concerne la présence régulière « aux moments marqués du récit » du personnage ; l’autonomie
différentielle a trait à la « mobilité topologique » du héros qui, contrairement aux autres
personnages, se déplace et apparaît dans plusieurs espaces en compagnie de plusieurs autres
personnages. La fonctionnalité différentielle fait référence au « savoir » et au « faire » du héros ;
comment le héros utilise les informations innées ou reçues d’un adjuvant, pour résoudre une
situation, un contrat initial. Enfin, la qualification différentielle est composée elle-même de
quinze marques permettant de préciser ce qui fait du héros ou de l’héroïne le personnage
principal le différenciant ainsi des autres personnages du texte. Dans cette liste de quinze
marqueurs, on retrouve notamment des traits propres aux enfants héros de notre corpus :
« anthropomorphe et figuratif ; reçoit des marques (exemple une blessure) après un exploit ;
généalogie ou antécédents exprimés ; prénommé, surnommé, nommé ; décrit physiquement ;
surqualifié et motivé psychologiquement ; participant et narrateur de la fable ; leitmotiv ; en
16
relation amoureuse avec un personnage féminin central (héroïne) ; bavard ; beau ; riche ; fort ;
jeune ; noble ». (Hamon, 154) Ces qualifications permettent aussi de situer le héros dans un locus
et système narratif propres au texte de fiction.
1- La qualification différentielle
La petite Musango de Contours du jour qui vient, subit dès le début du texte le courroux
maternel et doit faire face à l’indifférence des voisins alors même qu’elle est sur le point d’être
immolée par sa génitrice. Sauvée des flammes non par générosité ni par instinct maternel, ainsi
qu’on le verra plus tard, Musango est chassée de la maison parentale mais entreprendra malgré
tout de rétablir le contact avec ses origines tout en se forgeant au fil des obstacles un caractère de
gagneur et non de rancœur.
De même, elle est « jeune » et entretient une « relation amoureuse avec un personnage
féminin central (héroïne) ». Cet amour est avant tout puéril et met en relation l’enfant et la mère.
Musango aime sa mère de tout son cœur malgré le fait que son amour est à sens unique car la
mère avait tenté de l’immoler avant de se résoudre à la jeter dans la rue. Malgré ce rejet, la petite
fille essaie de comprendre les motivations de sa mère et finira par lui pardonner ses multiples
tentatives d’infanticide. Elle trouvera un amour beaucoup plus humain lorsqu’elle fera la
connaissance de sa grand-mère, la vieille Mbambè, et de Mbalè son cousin du même âge. Ces
deux personnages lui montreront les clés de l’enfance qu’elle n’a pas eue et le lieu des origines,
en l’occurrence l’arbre sous lequel fut enterré à sa naissance son cordon ombilical : « voici
l’arbre sous lequel nous avons enterré le placenta et le cordon ombilical de ta naissance. Bientôt
nous en mangerons les fruits. Cela fait douze ans qu’il est là et c’est la première fois qu’il porte
des bananes. » (Contours, 226)
17
Un autre élément de la qualification différentielle qui caractérise les héros est qu’au cours
de leur mobilité, ils reçoivent tous « des marques (exemple une blessure) après un exploit »
(Hamon, 154). Musango quand à elle, reçoit plusieurs marques dont la tentative d’immolation
initiale mais aussi son rapt par de jeunes prêcheurs sans scrupules qui sous le couvert de la
religion, sont en vérité des proxénètes. De même, la nature l’a marquée à vie en faisant d’elle dès
la naissance une victime de la drépanocytose8. De cette maladie héréditaire, elle sera traitée de
sorcière et chassée du domicile parental.
Malgré son handicap moteur, Sili Laam, l’héroïne de La Petite vendeuse de Soleil,
n’hésite pas à endosser le costume de l’enfant-mère afin de survenir aux besoins de sa famille.
Pour cela, elle affrontera des garçons de son âge dans le cercle très fermé et réservé des petits
vendeurs de journaux. On note que malgré son handicap, Sili Laam qui doit se déplacer à l’aide
de béquilles et parfois sur le dos de son ami ange-gardien, ne se laisse pas abattre par sa
condition physique et choisit plusieurs fois de ne pas reculer face à l’adversité. Elle fait preuve
de beaucoup d’amour et n’hésite pas à partager ses sentiments avec son entourage.
Si on considère que le journal est une forme de littérature et donc d’instruction, nous ne
saurions laisser de côté l’intrusion de Sili Laam, l’héroïne de Djibril Diop Mambéty, dans une
autre arène censée « réservée » aux garçons, celle de la vente des journaux. En participant à la
vente des journaux, elle contribue à son éducation personnelle et à celle de ses concitoyens mais
brise aussi le tabou du domaine réservé et de l’exclusion de la jeune fille et de la femme dans la
chaîne de la production économique. Ayant réussi son intégration dans le groupe des jeunes
vendeurs de journaux et ayant eu assez de succès, la jeune héroïne suscite la jalousie des garçons
8 La drépanocytose ou anémie falciforme est une maladie sanguine et héréditaire assez répandue dans le monde. Dans plusieurs régions de l’Afrique subsaharienne équatoriale (le Cameroun par exemple et les pays environnants), les sujets atteints de cette maladie courent le risque d’être mis en quarantaine, bannis, voire suspectés d’être des esprits du mal du fait de l’apparence physique (extrême maigreur, coloration des yeux, crises, etc.) Elle y est aussi appelée « maladie du mauvais sang ».
18
qui estiment toujours qu’elle n’a pas sa place parmi eux. Divisés en petits groupes, ces gamins
s’emploieront à plusieurs reprises à la décourager. La scène la plus terrifiante se produit lorsque
ceux-ci parviennent à lui arracher ses béquilles et à la pousser dans le fleuve. La constante
présence de son ange gardien est une assurance physique qui dissuade constamment les
tentatives d’attaques des groupes de garçons.
Dans une narration à deux voix opposées et parallèles, Laokolé et Johnny-Chien Méchant
du roman éponyme s’affrontent dans une guerre sans merci qui oppose des tribus différentes
dans la quête du pouvoir local. Comme leurs jeunes semblables cités plus haut, les deux héros de
Dongala sont en relation amoureuse. Laokolé est très attachée à sa mère et à son petit frère Fofo.
Alors que les événements se précipitent, elle doit abandonner tout espoir de poursuivre ses
études pour assurer la fuite et la protection de sa famille et la sienne. Sur le plan intellectuel,
Laokolé voue une admiration sans bornes aux études et à toutes les femmes qui ont réussi dans le
domaine éducatif ou même de l’astronomie. Ayant bénéficié du support d’un père qui voulait
que sa fille ait une possibilité de choix dans la vie, Laokolé raconte avec beaucoup de passion les
moments de plaisir qu’elle avait en observant puis en aidant son père dans les travaux de
maçonnerie. Domaine habituellement réservé aux garçons et aux hommes sous le prétexte que
l’activité requiert une excellente condition physique, Laokolé embrasse avec fougue ce domaine
supposé machiste car pour elle, il ne saurait y avoir de domaines ou de travaux réservés à un
genre précis. Aussi avoue-t-elle sa surprise lorsque son amie Mélanie lui fait comprendre que le
travail de maçon ou d’ingénieur n’étaient pas du ressort féminin : « je n’avais jamais pensé qu’il
y avait des métiers réservés aux femmes. » (Dongala, 44)
Cette irruption du féminin dans un domaine « réservé » qui fera l’objet d’une attention
particulière plus poussée dans cette étude tend simplement à mettre en exergue la politique
19
d’exclusion qui frappe certains sujets de la communauté. De même au cours d’une rencontre
avec une chaîne de télévision occidentale venue faire un reportage dans un camp de réfugiés où
elle se trouve avec sa mère, Laokolé dit son admiration pour la première femme afro-américaine
astronaute, Mae C. Jemison, et émet le vœu de la rencontrer un jour ou du moins établir une
relation épistolaire avec elle. De l’autre côté, Johnny Chien Méchant montre une fascination sans
borne pour les intellectuels : « Un intellectuel c’est un homme très intelligent et qui a lu
beaucoup de livres. Même quand il dort, son cerveau fonctionne et trouve des solutions à des
problèmes qui n’existent pas encore » (Dongala, 110) et plus tard il complètera sa définition sur
cette envolée toute aussi comique: « il connaît la surface du cube et de la sphère. Il a étudié la
grammatologie et la stroboscopie, et il a beaucoup de livres dans sa bibliothèque. » (Dongala,
356). Cette influence quasi sacrée qu’ont le rôle et l’aura de l’intellectuel sur le jeune héros nous
force à considérer quel rôle ces mêmes intellectuels ont joué ou continuent de jouer dans les
multiples crises sociales qui ravagent les sociétés décrites. Johnny Chien Méchant est aussi
passionné des livres qu’il collectionne comme les multiples scènes de viols, de carnages et
d’autres tueries que sème sa troupe d’enfants soldats parmi les populations. Car en dehors des
livres et des intellectuels, Johnny Chien Méchant à qui la possession d’armes de guerre octroie
un pouvoir absolu, aime les femmes, victimes collatérales de la guerre que sa troupe et lui-même
violent selon les occasions. Sa tentative de séduction orientée vers l’héroïne Laokolé signera son
dernier acte de violence.
Ils sont tous les deux marqués par les conséquences de la guerre selon même si l’un est
bourreau et l’autre victime. Laokolé, le personnage qui reçoit probablement le plus de marques
voit la disparition successive de son père, de son petit frère Fofo et enfin de sa mère. Elle est
avec d’autres enfants, les grandes victimes de la guerre. Johnny Chien Méchant qui
20
s’autoproclame l’intellectuel du gang, se mue en bourreau au fil du récit pour finir par être la
risée de son groupe de pillards. Bien qu’à la tête d’une troupe armée, il peine plusieurs fois à
imposer son autorité parmi les membres de son gang. Plusieurs fois, il changera de nom de
guerre dans le but d’impressionner un peu plus ses « soldats » mais cela ne lui réussira pas
toujours. Ceci dénote un manque de préparation à la fonction qu’il prétend occuper mais aussi
lève un pan de voile sur l’enrôlement et le conditionnement des enfants dans les guerres
claniques. Dans un échange avec son chef de guerre, le général Giap, Johnny Chien Méchant
entend lui faire comprendre qu’il a un nouveau nom de guerre et que: « Tout le monde avait
intérêt à le savoir et à le retenir maintenant, même lui. Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit :
‘’Matiti Mabé, je m’appelle maintenant Johnny Matiti Mabé !’’ Il a ri. Les autres en le voyant
rire se sont mis à rire aussi. « Mauvaise herbe comme le gazon ? Alors je vais t’appeler Gazon. »
Les autres ont ri encore. » (JCM28)
Semblables aux personnages de Dongala, Birahima d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou
Kourouma fait partie des enfants victimes collatérales mais aussi outils des multiples conflits
actifs dans cette étude. Dès le début du roman, il semble apeuré par les présages malheureux
lancés par des vols d’oiseaux nocturnes alors qu’il chemine vers le Libéria en compagnie du
sorcier multiplicateur de billets de banque Tiécoura alias Yacouba. Birahima retrouve plus
d’assurance lorsque son compagnon de route lui fait savoir que les enfants de son âge au Liberia
sont des « small soldiers ». Que ces derniers « avaient tout et tout. Ils avaient des kalachnikovs...
Ils avaient de l’argent, même des dollars américains. Ils avaient des chaussures, des galons, des
radios, des casquettes, et même des voitures qu’on appelle aussi des 4x4» (Kourouma, 45).
Birahima est extrêmement « bavard » puisqu’on peut le retrouver dans plusieurs instances de
conversation avec d’autres personnages dans leur environnement proche ou lointain.
21
Sur le plan sentimental le petit Birahima aime sa maman qu’il se reproche de n’avoir pas
toujours écoutée. Il en souffrira beaucoup après le décès de cette dernière et verra dans tout
évènement de sa vie une manifestation positive ou négative de l’esprit maternel. Sa décision de
suivre le sorcier multiplieur de billets Yacouba est révélatrice du manque et du vide créés par la
disparition de la figure maternelle. Yacouba étant l’adulte et un proche parent, c’est à lui
qu’incombera la nouvelle figure du parent : rôle qu’il assumera durant le parcours erratique que
mèneront les deux personnages. De même, il montre un vif intérêt pour la langue française et
hésite rarement à consulter l’un de ses multiples dictionnaires particuliers pour expliquer le
jargon utilisé dans son récit : « Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler
approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je
possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo
l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire
Harrap’s. » (Kourouma, 11) Nous avons remarqué que les enfants héros cités en amont avaient
tous une passion pour la lecture et les livres, sans mention faite à leur niveau intellectuel réel.
Tanga, l’héroïne de la camerounaise Calixthe Beyala9, raconte son enfance détruite par
un père abusif et une mère qui n’hésite pas à livrer ses fillettes à la prostitution dans le but de
s’assurer une vie confortable ou à proférer des malédictions contre elles en cas de rébellion :
« Sorcière ! Sale sorcière ! Tu veux rentrer dans mon ventre par les pieds ! […] Je te maudis, me
dit-elle d’une voix rauque. Tu vas mourir dans les cacas et la pisse. Je te maudis… » (Beyala 63-
65). Dans sa lutte pour reprendre possession de son corps et de sa vie, elle doit entamer un
combat de déconstruction contre des adversaires auxquels la société accorde un droit absolu sur
9 Calixthe Beyala est auteure entre autre des romans C’est le soleil qui m’a brûlée en 1987, Assèze l’Africaine de 1994 qui reçoit le prix François-Mauriac de l’Académie française, Les Honneurs perdus qui lui vaut le grand prix du roman de l’Académie française en 1996 mais aussi L’Homme qui m’offrait le ciel en 2007 et Le Christ selon l’Afrique en 2014.
22
son existence. Malgré l’amour qu’elle a pour sa mère, cette dernière se présente comme
l’adversaire principal à anéantir si tant est que l’héroïne aspire à une quelconque liberté.
En plus d’être « surqualifiés et motivés psychologiquement », nos héros sont tous dotés
d’une autonomie et d’une distribution différentielles, deux autres procédés marqueurs du
personnage selon Hamon. Disposer d’une autonomie différentielle implique que « le
héros apparait seul, ou conjoint avec n’importe quel autre personnage [et] dispose à la fois du
monologue et du dialogue [mais aussi] de la faculté de se déplacer dans l’espace » (Hamon,155).
Nos héros sont dotés d’une grande mobilité topologique et apparaissent plusieurs fois en
situation de conversation avec d’autres personnages dans le récit. De même, on peut les
apercevoir à une fréquence soutenue à divers moments « marqués du récit (début/fin des
séquences et du récit), « épreuves » principales, contrat initial) » (Hamon, 155).
2- La fonctionnalité différentielle
Une des dernières qualifications distinguant le héros des autres personnages est la
fonctionnalité différentielle. Les jeunes héros sont « constitués par un faire ». Ils sont tous
impliqués dans quelque action et leur existence les oblige tous à agir ou réagir par rapport à une
situation donnée. Musango, Laokolé et Sili Laam apparaissent dans plusieurs séquences de leurs
récits comme des « personnages médiateurs » qui résolvent « des contradictions ». Pour ce faire,
le personnage « reçoit des informations (savoir) », « réceptionne des adjuvants (pouvoir),
participe à un contrat initial (vouloir) qui le pose en relation avec l’objet d’un désir et qui a sa
résolution à la fin du récit. » (Hamon, 157) Le héros peut aussi être en « rapport avec un
opposant et victorieux de l’opposant.» (Hamon, 158)
Toutes ces qualifications qui font de nos jeunes héros des personnages principaux des
différents récits, nous permettent à présent de les situer dans un locus précis dans lequel ils
23
évoluent et entretiennent des différents rapports avec d’autres personnages de ce milieu. C’est à
partir de leurs récits que nous allons étudier le regard que portent les sociétés décrites dans notre
corpus, sur ces enfants.
II- LES ENFANTS AU CONTACT DES ADULTES
Considérés comme « infans » c'est-à-dire limités par l’absence de parole, ils sont en
général à la merci des adultes qui parfois n’hésitent pas à se conduire comme des prédateurs.
Nous verrons qu’entre les invitations au proxénétisme (Beyala, Miano) et les incitations à la
violence par un lessivage de cerveau qui poussera d’anciens camarades au tribalisme puis à une
tuerie sauvage, il existe dans notre corpus, des scènes où une jeune victime est livrée en pâture
soit à la foule qui reporte alors ses frustrations sociales ou économiques sur la jeune victime dans
une violence inouïe, soit encore à une divinité quelconque dans le but de retrouver les liens
ancestraux qui jadis unissaient de quelconques tribus éloignées. C’est dans ce cadre que nous
ferons appel à la théorie du bouc émissaire et de la victime sacrificielle de René Girard. Elle
stipule que c’est généralement en situation de crise sociale, économique ou culturelle, que les
conditions sont remplies pour que les individus recherchent autour d’eux une victime sacrificielle
sur laquelle ils expulseraient leurs frustrations. Comment se manifestent et se présentent ces
crises dans notre corpus? Une cause récurrente que nous aurons remarquée est la course vers le
bonheur selon l’acception de chaque personnage. Cette course effrénée vers un bonheur a pour
n’est pas sans conséquences. Elle aboutit selon un des enfants de la rue de Beyala à la folie, une
folie qui force l’individu à adopter certaines attitudes et comportements identitaires inquiétants :
« Il fait courir tout le monde […] tout le monde devient fou. Plus d’enfant. Plus de maman. Plus
de papa » (Beyala, 114). Avec cette rupture de la catégorisation familiale, c’est un pilier de la
société traditionnelle qui disparait pour laisser place au vide, à la folie, ou à une redéfinition des
24
rôles, des genres et peut être de la vision du monde qui en découlera. Tel est un des aspects
marquants de la société dans laquelle évoluent ces personnages. Une société devenue
individualiste, rongée de l’intérieur par une crise existentielle, aveuglée par moments par la
recherche absolue du bonheur et l’appât du gain facile. Abordant cette thématique sous
l’expression de « victime émissaire », René Girard affirme qu’en situation de crise, la solution la
plus souvent choisie dans les sociétés antiques était de délivrer la société du coupable. Ainsi dit-
il de la peste de Thèbes : « Pour délivrer la cité entière de la responsabilité qui pèse sur elle, pour
faire de la crise sacrificielle la peste, en la vidant de sa violence, il faut réussir à transférer cette
violence […] plus généralement sur un individu unique. » (Girard Bouc émissaire, 115) Il existe
donc un accord tacite entre les membres du groupe ou d’une classe donnée, les sacrificateurs et
« une divinité » quelconque acceptée par les fidèles ou par le reste du groupe. Selon l’idée de
Girard, le sacrifice est fondé sur le sceau du faux ou du secret dans la mesure où les
sacrificateurs ou les instigateurs doivent convaincre la population ou les fidèles qu’il existe par le
sacrifice une réelle communication avec la divinité ou un assouvissement réel fut-ce temporaire
du mal qui a frappé la communauté. « L’opération sacrificielle », écrit-il, « suppose une certaine
méconnaissance. Les fidèles ne savent pas et ne doivent pas savoir le rôle joué par la
violence…On s’efforce d’organiser une institution réelle autour d’une entité purement illusoire.
» (Girard, 21) Plus tard chez Miano par exemple, de faux révolutionnaires, sous le prétexte de la
recherche d’une alliance originelle s’associent aux anciens d’une contrée pour sacrifier un enfant
dont la chair servira de communion avec les divinités locales. Il n’est donc pas surprenant que
les victimes choisies ou désignées soient généralement les enfants et les femmes, des victimes
dont les qualités associaient la préciosité « par leur utilité », les plus douces, les plus innocentes,
25
« et les plus en rapport avec l’homme par leur instinct et par leurs habitudes. » (Girard Violence
et Sacré, 15)
Pour comprendre ce chaos dans lequel l’infans évolue comme victime émissaire en
puissance, il faut remonter à la période coloniale pour noter que la relation entre les puissances
coloniales et les sociétés colonisées était un rapport de civilisé à sauvage, d’adulte à enfants. Les
résidents des colonies avaient le statut de « grands enfants » selon une expression chère au roi
des Belges, Léopold II, en référence au peuple de l’actuelle République Démocratique du Congo
qu’il considérait jadis comme sa propriété personnelle. Selon lui, leur apport dans
l’administration coloniale locale était quasi nul puisqu’ils n’avaient droit à aucune responsabilité
décisionnelle. Passés en postcolonie, les traces et les réflexes coloniaux furent maintenus,
poursuivis et appliqués par les nouvelles élites locales dans un système pourtant censé être
nouveau et mieux réfléchi, envers des populations généralement dépendantes ou intimement liées
de quelque façon au pouvoir. Cette relation de dépendance avec le ou les pouvoirs locaux qui ne
facilite pas l’écart requis différenciant la sphère publique de la sphère privée, crée un lien
presque ombilical entre un pouvoir à la figure du père et une population dans un rôle réduit à
celui d’un enfant. C’est cette relation quasi coloniale du dominé-dominant, de susceptibilité,
voire de méfiance que l’on retrouve dans les rapports entre les enfants de notre liste et les
personnages qui gravitent autour d’eux. Le sous-bassement de ces rapports est la violence ; une
violence diffuse qui peut exploser à n’importe quel moment. Le politologue Achille Mbembe
dans son essai éponyme De la postcolonie, définit la postcolonie comme une « pluralité
chaotique » inhérente aux « sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation,
celle-ci devant être considérée comme une relation de violence par excellence » (Mbembe, 140).
Si la violence découle des traces laissées par la rencontre violente avec le colon, il y a un
26
transfert de violence qui s’est effectué dans les sociétés postcoloniales d’un membre vers un
autre membre de la communauté. Comme dans la théorie girardienne du bouc émissaire, la
violence est interne et latente. Le regard porté sur l’enfant découle aussi de cet état de latence
favorisé par quelque crise comme nous allons le voir.
1- L’Enfant comme gage d’une « assurance-vieillesse » :
Dans Tu t’appelleras Tanga de Beyala, Mala, un des multiples enfants abandonnés,
demande à son ainée de façon sarcastique ce qui suit :
« Est-ce que tu ne me prendrais pas par hasard pour ton assurance-vieillesse ? - Non Mala.
- Tu me le jures ? - Je te le jure.
- Tu ne me quitteras jamais, même si le bonheur te rend gaga ? » (Beyala114)
Cette conversation entre deux enfants résume le comportement qu’ont certains parents envers
leur progéniture. Si donner la vie et avoir des enfants est en général un fait naturel et même la
manifestation du besoin de s’assurer une descendance, quelques textes de notre corpus montrent
que ces parents procréent dans le but inavoué de s’assurer une survie matérielle. Si son labeur a
souvent été considéré comme une forme d’éducation aux travaux manuels, une préparation aux
ardeurs de la vie future mais aussi comme un coup de main à l’entraide familiale, il est de plus en
plus devenu un nouveau système d’exploitation capitaliste à outrance où seul l’appât du gain
personnel ou collectif est aujourd’hui le maître mot. L’enfant n’est plus ce petit être que l’on
choit du fait de son âge, de son apparence physique ou parce qu’on voudrait lui offrir de grandir
dans des conditions de vie acceptable. Dans le roman de Beyala, il devient rapidement le gage
d’une « assurance-vieillesse », une machine à produire du capital et la nouvelle « vache à lait »
que chaque parent ou affilié tente d’exploiter au maximum.
27
Profitant du décès de son époux, la mère de l’héroïne de Beyala, envoie sa fille dans la
rue « trouver d’autres rêves ». Sans spécifiquement mentionner quels rêves la fillette alors âgée
de « dix ans » trouverait dans la rue et de quels moyens elle avait à sa disposition, il est fort aisé
d’imaginer que c’est vers le plus vieux métier du monde que la mère orientait sa fillette. N’ayant
aucune faculté de résistance face à sa parente, Tanga doit s’exécuter. « J’amenais mon corps au
carrefour des vies », dit-elle, « je le plaçais sous la lumière. Un homme m’abordait…je suivais.
Je portais mon corps sur le lit, sous ses muscles. Il s’ébrouait. » (Beyala19) Il y a ainsi une
distanciation émotive que crée l’enfant dans l’exécution du rêve macabre que lui a insufflé la
mère. L’utilisation des verbes « amenais, plaçais, portais » malgré la marque de l’énonciation
« je » souligne la distance que met l’héroïne dans le processus de la rencontre avec l’homme.
Cette passivité émotionnelle indique l’absence de choix et l’objectivation du corps de Tanga.
Cette objectivation couplée au verbe « s’ébrouait » qui est une caractéristique du monde animal,
indique aussi l’absence de sentiments des deux partenaires dans le rapport qui est accompli.
Il arrive que la mère use de la fourberie pour appâter sa fille et la renvoyer dans la rue.
Prétextant une maladie imaginaire, elle oblige ses deux filles et surtout Tanga à redoubler
d’ardeur à la tâche : « son corps devient une loque souffreteuse. Elle se laisse couler à terre et
gigote, l’écume aux coins des lèvres. Elle dit qu’elle a mal, qu’elle va mourir […] Ma frangine se
précipite, lui donne un verre d’eau, elle boit, elle hoquette…perd ses idées. Ma frangine la traine
vers sa chambre, sur son lit. Durant plusieurs jours, elle se laisse aller. Elle ne bouge plus… »
(55). Tout porte à croire que la mère fait des crises qui pourraient mettre sa vie en danger. Mais
tout ceci n’est qu’une savante machination orchestrée par la vieille pour émouvoir les enfants et
les exploiter au maximum. Si elle prétexte de la douleur pour refuser par exemple de prendre les
médicaments qui lui sont prescrits, elle trouve volontiers assez de force pour ouvrir des yeux
28
intéressés quand Tanga lui fait cadeau d’un « pagne Wax très coloré » et la maquille. Si l’espoir
de retrouver sa beauté d’antan la tourmente, l’objectif immédiat est que Tanga rentre dans la rue
se prostituer tout en continuant d’entretenir « Monsieur John » : un amant devenu plus régulier et
qui vient jusque dans la maison faire allégeance à la vieille et aguicher la cadette des filles.
Monsieur John c’est le modèle du gendre fortuné passager certes, mais rêvé qui attise la cupidité
de la mère. Mélange de chasseur de proie et d’homme de Barbès à la fois, il ne ménage aucun
effort pour être discret. Il attire l’attention et se sait envieusement regardé dans ses parades
quotidiennes :
« il est trafiquant d’armes […] porte un gros diamant à l’annulaire…Une Mercedes
roule à mes côtés. Rutilante. Un noir climatisé. Dentier. Bon payeur. J’éteins l’œil critique. Je
dirige l’autre sur la merco, le diamant, la Rolex avec ce que cela implique de cadeaux. » (60)
Avec la pratique, on peut dire que Tanga a gagné en expérience dans la description de ses amants
et bien que sa conscience semble être en éveil, elle continue à assurer la survie de sa mère en se
prostituant.
Plusieurs fois, Tanga rentrera dans la rue et offrira son corps frêle aux plaisirs d’amants
presque tous inconnus. Plusieurs fois, elle n’aura pas son mot à dire dans l’utilisation de son
corps et se soumettra silencieuse aux désirs des amants occasionnels et de la mère qui l’a
envoyée dans la rue : « Je me tais. Mais je sais, moi la femme-fillette soumise aux rites de
l’enfant-parent de ses parents puisqu’il convient de commercer la chair pour les nourrir…à cause
du souffle de vie qu’ils m’ont donné. » (34) À force d’offrir son corps et pas son âme, Tanga
aurait-elle pris conscience de son état et de la double condamnation prononcée envers elle par ses
parents ? Tout porte à le croire puisqu’elle affirme malgré son silence, savoir ce qui se passe.
L’importance de la conjonction de coordination « mais » brise la linéarité de sa condition : elle
29
introduit une restriction qui peut laisser penser à une insubordination prochaine au pouvoir
jusque là absolu de la vieille. Même si l’héroïne ne dit pas à ce stade quelle attitude sera la
sienne, le lecteur a la possibilité d’imaginer comment cette prise de conscience débutante
pourrait influencer le cours des évènements.
Il n’y a pas que l’héroïne qui est vue et espérée comme un ticket de sécurité sociale à la
vieillesse parentale. À son histoire se greffe une multitude de micro-histoires : celles d’autres
enfants maltraités ou perçus dès la naissance comme une source d’abondance. L’histoire de
Tanga, raconte aussi celle du « fils de Yaya » dont le père avait prédéfini le rôle et la destinée de
son fils avant sa venue au monde : « Yaya avait vu bien avant la naissance que celui-là, il
apporterait le sorgho. Il avait tâté le ventre en lune de sa femme…avant de lever les bras au
ciel : Il apportera le sorgho, il apportera le sorgho, ainsi le veut le Tout-Puissant. » (Beyala 75)
Cette anticipation du rôle du futur enfant met en lumière la toute puissance parentale, que ce soit
celle de la mère ou du père dans ce cas: l’enfant est conçu pour être non pas une entité humaine
avec des droits et devoirs, non pas comme une existence à chérir sans intention intéressée mais
on le voit comme une ressource, un objet à exploiter au maximum. La suite des intentions du
père Yaya ôte tout espoir qu’une relation viable puisse jamais exister entre le fils et son
géniteur : « L’enfant était né. Yaya avait d’abord crevé un œil, il trouvait l’acte insuffisant pour
susciter la pitié, il avait crevé l’œil restant. Puis il avait prié…il avait invoqué le ciel pour qu’une
lèpre dévore les jambes et les bras de l’enfant. La lèpre n’était pas venue. » (Beyala75)
À travers ce regard d’enfant sur le sort d’un autre enfant, le narrateur montre l’immensité
du pouvoir parental et la cruauté qui peut en découler. On peut questionner les actions du père
Yaya dont l’avenir du fils est irrémédiablement voilé avec la perte de la faculté visuelle décidée
par le géniteur aussi bien physiquement que symboliquement. Les parents dans le roman de
30
Calixte Beyala semblent s’être ligués pour s’offrir une longévité aux dépens de l’avenir de leur
progéniture. Même quand certaines de leurs actions sont précédées de très bonnes intentions, le
résultat est pareil pour les enfants : ce sont eux qui en sortent perdants. Ainsi le cas de la jeune
paysanne« Ngono la fille de Ngala » envoyée en ville par son père chez son oncle dans l’espoir
qu’il y aurait « la lumière, l’école, le riche mari », son cas n’est pas meilleur que celui des autres
enfants. Si on peut s’interroger sur l’une des trois motivations du père, la question du « riche
mari » et la ville, c’est néanmoins la première fois qu’est mentionné par un parent l’idée
d’éducation ou de lumière. Peut-on mettre en doute la sincérité du père qui veut de la lumière et
une éducation pour sa fille ? Tout dépend de comment on abordera la question. La notion même
de ville qui est une trace de la colonisation, fait entrer dans le dialogue la question économique et
celle du statut social. Les gens de la ville étant souvent perçus comme des gens dits « évolués »,
éduqués et relativement assez proches du « blanc », il n’est pas superflu de penser que Monsieur
Ngala le paysan, qui n’a pas accès à la ville puisse vouloir y insérer sa fille par le canal de son
frère. Sa fille étant en ville, elle serait baignée par cette lumière qui est tant absente dans la
campagne. Il est important de noter que dans plusieurs classiques africains, la Ville a longtemps
été associée à la proximité avec l’Occident. Considérons les romans L’Enfant noir de Camara
Laye, L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane mais surtout Ville Cruelle d’Eza Boto où
l’auteur établit une réelle séparation géographique de la ville de Tanga avec la partie Nord,
réservée aux blancs et associés, et Tanga sud, exclusivité des villageois et indigènes noirs, n’est-
ce pas ironique que l’héroïne de Beyala s’appelle Tanga? Autant Tanga chez Eza Boto symbolise
la parcellisation coloniale, la discrimination raciale et l’exploitation économique car faut-il le
rappeler, à cette période le viol du continent africain bat son plein et le sujet local n’a aucun
pouvoir décisionnaire, autant Tanga de Beyala est soumise à une exploitation sexuelle et à des
31
abus mentaux par les membres des sa propre famille. Dans le texte de Mongo Béti, Banda le
jeune personnage principal est violenté par les sbires de la métropole et leurs acolytes locaux
devant sa famille pendant que toute sa production annuelle de cacao lui est ravie. Cette violence
n’a qu’un but : il est économique et le colon utilise tous les moyens et toute occasion pour tirer le
maximum de profit du labeur des locaux. Le stratagème dans le cas de Banda est simple car il
s’agit de prendre la récolte de cacao sans lui payer un seul sous : « Mauvais cacao...très mauvais.
Au feu! » p46) Cette lumière de la ville voulue par Mr Ngala pour sa fille, c’est aussi la lumière
économique, antithèse de la pauvreté qui est le lot quotidien des villageois, le père et la fille
compris. L’espoir de Mr Ngala c’est donc que sa fille atteigne la lumière, l’éducation et le mari
pour acquérir la richesse économique qui lui manque le plus. Sa fille riche, par
transsubstantiation, c’est Mr Ngala qui serait riche ou du moins le pense-t-il en livrant sa fille à
son frère. Malheureusement, ce frère a pour sa nièce d’autres desseins ignorés du père et qui sont
en porte-à-faux avec les objectifs initiaux de ce dernier: « Il lui avait confié une poule […] Il ne
saura jamais Ngala que, là-bas, la fille Ngono lave, lange, torche en permanence les
cousins…que là-bas, les mains de sa fille se transformeront en dos de crocodile, que sa robe
fendillée jusqu’aux aisselles est ouverte au sexe de l’invité qui l’écartèlera, que la poule est
morte avant de pondre un œuf. » (76) La jeune fille devient au regard de cette description, une
restavec au sens haïtien du terme.
Le restavec est une expression du créole haïtien qui associe les mots français « reste et
avec » et qui désigne chez les Haïtiens, des enfants confiés par leur famille, généralement
démunie, à une autre famille ou à un tiers dans l’espoir que ces enfants travaillent mais aussi,
améliorent leur vie par l’éducation scolaire et autres avantages possibles. Malheureusement ces
derniers sont souvent maltraités, abusés et ne bénéficient d’aucun droit ni protection, encore
32
moins de recours. Ils sont généralement jetés dans la rue quand ils atteignent l’âge de quinze ans.
Les Nations Unies assimilent la condition des « restavec » à une forme d’esclavage moderne.
L’existence des « restavec » au delà d’Haïti et des sociétés postcoloniales africaines est
malheureusement une pratique de plus en plus courante dans plusieurs pays du monde.
Aujourd’hui, il y a lieu de tirer l’alarme car l’esclavage des enfants sous différentes formes
s’intensifie et s’internationalise, franchissant le cadre familial et local pour s’immiscer au niveau
des frontières internationales. L’errance du jeune Birahima chez Kourouma en compagnie de ses
différents oncles et à travers plusieurs espaces géographiques s’inscrit en droite ligne de cette
nouvelle donne. Une des observations de la jeune Musango chez Miano note le rapt de jeunes
lycéens pour violer les jeunes filles prisonnières avant leur vente en Occident. De même, il n’est
pas surprenant de voir des parents envoyer leurs enfants chez des connaissances basées en
Occident parfois contre rémunérations financières ou encore dans l’espoir que ces derniers
accèdent à une vie meilleure et réinvestissent plus tard dans la famille comme le montrait déjà
Sembène Ousmane à travers l’expérience de Diouana dans son film La Noire de.
Ainsi chez Beyala, Tanga l’héroïne est presque toujours violentée, abusée par les
hommes qu’elle doit rencontrer pour faire vivre sa mère, décrépite et exploitée au maximum de
ses capacités par les siens, sa famille sociale, devenue sur le coup, anthropophage de sa propre
chair. Nous suggérons donc que Tanga chez Beyala peut être envisagée sous l’angle de
l’extension continue du rapt du continent africain d’abord par la métropole et ensuite, le viol de
la condition féminine et des marginaux parmi lesquels les enfants, de la société postcoloniale
toujours gouvernée par la violence patriarcale et phallocrate qui s’est substituée à celle du colon.
Les corps puérils des Tanga, Ngono et autres Mala, deviennent en postcolonie, la nouvelle arène,
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les nouveaux gisements sur lesquels la famille et la société entendent comme par le passé,
perpétuer sans partage l’exploitation maximale par la domination du plus fort.
Au regard de toutes ces expériences, l’enfant dans le roman de Beyala est le moyen par
lequel les parents et les adultes en général s’octroient une rallonge de vie. Tout est décidé pour
l’enfant toujours sollicité à la tâche et aux frais, personne ne semble décidé à s’apitoyer sur son
sort. Dans certaines traditions et textes africains, il est coutume de dire qu’un enfant naît de ses
parents mais appartient à toute la communauté dans son éducation. Seulement, Tu t’appelleras
Tanga ne souscrit pas à cette vision lorsqu’il s’agit du traitement réservé aux enfants. Dans une
scène assez typique dans le roman de Beyala, où un parent demande de l’aide à la communauté
dans le but d’éduquer et remettre un enfant sur le droit chemin, le lecteur assiste non à une
tentative d’éducation de l’enfant mais plutôt à une communauté de patriarches aux abois :
« Mes chers frères, nous sommes là ce soir pour amener la raison dans la tête de cette
enfant… -Merci père, dit la vieille en se mouchant.
- L’enfant veut nous tuer de faim, nous qui lui avons mis la vie dans la gorge. Même
nos morts ne l’acceptent pas.
- On veut justice !
- Mmmmm, renchérit la masse.
- Ce corps, si Dieu l’a fabriqué comme il est, c’est pour qu’il serve. Et il doit nous
accompagner jusqu’au trou.
- Ywééééé ! » hurle la foule soudain excitée. » (142-143).
Être enfant pour cette masse de patriarches devient une dette contractée envers les aînés ou les
parents dont les intérêts sont déduits dès le bas âge. Dans cet échange, la vie est réduite au
manger ou à tout ce que la masse peut porter à la bouche. Il y a une analogie directe entre la
gorge et la vie puisque selon le patriarche, la vie de l’enfant lui est donnée « dans la gorge ».
L’unique satisfaction que tirerait la masse de l’existence des enfants est que ces derniers à leur
34
tour, rallonge l’existence de la communauté en lui introduisant le manger dans la gorge quelque
soit les moyens utilisés pour trouver ce manger.
2- La victime émissaire
Si l’on s’en tient au raisonnement de Girard, la notion de victime émissaire apparaît
surtout en situation de crises sociales ou politiques, Celles-ci ont le don de favoriser la formation
des foules, des rassemblements et autres masses populaires « susceptibles de se substituer
entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive. »
(Girard, Le Bouc émissaire, 22) Le désordre qui s’ensuit désagrège les rapports humains et peut
favoriser l’émergence de la suspicion, du blâme et de la violence. Dans ce climat délétère, il est
beaucoup plus facile de trouver des coupables, d’accuser un groupe social donné, des individus
spécifiques ou de « blâmer la société dans son ensemble » que de partager soi-même le reproche.
L’intérieur de la nuit de Leonora Miano par exemple décrit une scène dans laquelle un
jeune enfant de neuf ans est sacrifié pour la survie et la ré-union de deux communautés. Telle est
la raison avancée aux populations pour justifier ce qui apparait plutôt comme un crime
commandité par de faux révolutionnaires mais qui trouve raison auprès des autorités locales. La
narratrice nous apprend que le village champêtre d’Eku essentiellement habité par des femmes
après que les hommes se soient évaporés vers la ville à la recherche d’un emploi ou de meilleurs
marchés, vit retiré dans une région de l’arrière pays du Mboasu, lui-même en proie à des
mouvements sociaux. Ceux-ci ont favorisé l’émergence de plusieurs groupes armés qui à leur
tour prennent en otage les populations locales selon l’appartenance tribale ou ethnique tout en
développant une rhétorique mystique et de la terreur. Parmi ces groupes, les Forces du
Changement des jumeaux Isilo, Isango et Ibanga qui après avoir imposé une sorte d’état
d’urgence aux villageois d’Eku y font une entrée quasi surréaliste à la tombée de la nuit :
35
« Quelque chose martelait le sol. La terre semblait prise de spasmes. C’était un
gigantesque hoquet, inattendu dans une région qui ne connaissait pas de tremblements de
terre… Ils arrivaient, et ils chantaient. Bientôt, on les vit, sur la crête des collines. Comme
des criquets géants » (69).
La comparaison aux criquets géants est une indication métaphorique de la violence qui va
s’abattre sur Eku. Village de paysans, l’agriculture étant leur seul moyen de subsistance, l’arrivée
des criquets géants est un désastre assuré pour les récoltes et partant de la survie de la contrée. Le
hoquet et les spasmes qui suivent la venue des insectes géants sont symboliques non seulement
d’un effet de surprise désagréable des villageois, ils expriment aussi par l’accolade de
l’expression « spasmes », la douleur et de la mort violente qui vont régner sur le village après le
passage des criquets. En outre, on peut assimiler l’arrivée de ces criquets géants surréalistes à
l’arrivée des colonisateurs dans les régions retirées des côtes maritimes et dont l’accoutrement et
la race contribuèrent à la subjugation initiale des locaux et ensuite à leur perte.
Sûrs de leur force et certains d’avoir impressionné les villageois, les criquets géants
expliquent à leurs victimes les mobiles de leur présence sur leurs terres. Pour mieux conditionner
les autorités villageoises, ils puisent dans la tradition orale et l’épopée qui est censée avoir unifié
l’histoire de tous les peuples de la région avant l’arrivée du colonisateur :
« Comme tu l’as entendu dire, nous avons enjambé l’eau afin de rétablir la vérité qu’ont
maquillée les blancs lorsqu’ils sont venus ici prendre possession de nos vies. Notre peuple
et le tien, vieil homme, tu dois le savoir, ont un seul et même ancêtre. Notre aïeul commun
s’appelait Ewo. Contes-tu encore aux tiens son épopée ? » (Miano. L’Intérieur, 75)
Il s’agit pour les révolutionnaires de réécrire l’histoire bafouée par la colonisation mais
malheureusement aussi de recréer un hypothétique âge d’or qui aurait été celui des populations
36
aujourd’hui déchues et à la dérive. Pour ce faire la rhétorique employée joue sur les alliances de
sang passées dans le but de toucher l’âme du chef du village et d’achever de le convaincre dans
un premier temps par la force des mots :
« Notre histoire, je te l’ai dit, a été malmenée par les colons, et notre famille a oublié
d’entretenir les liens qui unissent les uns aux autres chacun de ses membres. C’est de là
qu’est venue notre défaite face aux envahisseurs, et c’est de là que réside notre faiblesse
actuelle […] Nous avons oublié notre nom. Combien de temps …que nous n’avons plus
célébré d’union entre descendants d’Iwié et d’Eku…? Voilà en un mot le pacte que nous
sommes venus rétablir. Cela ne se fera pas sans mal» (Miano. 76)
Si l’évidence de l’intervention coloniale ne saurait être ignorée dans la distanciation opérée dans
les relations entre différents peuples autrefois liés, il est important de questionner les mobiles
réels de ces révolutionnaires qui prétendent vouloir réhabiliter un âge d’or dont aucun villageois
ne se souvient. Profitant de l’instabilité émotionnelle, la peur et de l’attentisme des villageois, les
leaders rebelles eux-mêmes, fruits d’un système éducatif universitaire non adapté aux besoins
locaux de l’emploi, vont imposer à leurs prisonniers un pacte dont les générations futures se
souviendront à jamais. Ainsi pour mettre en pratique cette union nouvelle bientôt retrouvée,
l’assistance, dans un mélange de rituels dérivés d’un christianisme adapté aux besoins de la
cause et des religions locales, sera conviée à la mise à mort quasi christique du jeune Eyia qui
scellera l’union retrouvée et le retour au bercail des enfants de l’ancêtre original Ewo. Ce qui
marque dans l’ignominie de cet acte barbare, c’est le processus de sélection de l’agneau sacré10
censé sceller cette union retrouvée des peuples. D’abord, les révolutionnaires tentent par la force
10 Le christianisme reconnait par le sacrifice de Jésus Christ « L’agneau de Dieu », l’acte purificateur suprême par lequel toute l’humanité est délivrée du péché. La mise à mort du jeune Eyia peut être analysée dans cette optique en cela qu’elle symbolise une nouvelle union, une nouvelle humanité pure entre des peuples jadis séparés par le péché, ici le désordre colonial.
37
du verbe, d’associer les villageois à leurs idéaux, puis les obligent à fournir leur contribution à
l’effort des combats nécessaires à l’accomplissement de ces objectifs. C’est ainsi qu’ils vont
forcer les habitants d’Eku à leur donner une douzaine d’enfants qui joindront la communauté
combattante des enfants soldats. Ensuite, sans leur laisser le temps de réflexion, un jeune
villageois impétueux de douze ans est appelé à tuer de sang froid et à l’arme blanche le vieux
Eyoum, le chef du village, devant toute l’assemblée réunie. Ibanga, l’un des meneurs des forces
du changement «lui fournit un long couteau. La lame argentée brillait dans la nuit […] Ayané eut
le souffle coupé devant la facilité avec laquelle Epa venait d’assassiner le chef du village. Un
murmure parcourut la foule assemblée, qui sonna comme le gémissement d’un fauve à l’agonie
[…] Il eut un cri de femme, puis un autre. Les enfants aussi se mirent à pleurer. » (85)
En essayant de frapper l’autorité suprême du village, c’est tout le système pensant et la
figure traditionnelle du père que les révolutionnaires suppriment. En outre, ils provoquent un
choc psychologique fort chez les villageois qui se savent désormais à leur merci et on peut se
rendre compte, du moins partiellement, que la bande à Isilo utilise les mêmes méthodes
coloniales de destruction, nouvelle éducation et alliance mais aussi instaure une nouvelle
dictature qui ne requiert en général que très peu l’opinion des locaux. En désignant un enfant de
la communauté pour porter le coup fatal à un des leurs, les rebelles associent de force Eku au
partage des responsabilités qui fait d’un des leurs un assassin ou un soldat de la nouvelle
révolution11. Le long murmure-gémissement qui émane de la foule signale la mort mentale du
clan Eku et le trauma auquel il sera confronté pendant les générations futures, celles-ci
représentées en cette nuit funeste par les enfants en pleurs. L’Histoire ne pourra donc pas ignorer
en cas de jugement par les générations futures, que le clan dans son entièreté ou du moins que
11 Cette politique qui associe les victimes dans l’acte du mal, de la tuerie des détenteurs du pouvoir est appelée « particicution », une association savante de participation et d’exécution. Cette politique est notamment en toile de fond dans La Servante écarlate, traduction du roman The Handmaid’s Tale de la canadienne Margaret Atwood.
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certains de ses membres avaient pris part aux actes commis au cours de cette nuit funeste devant
toute la communauté tétanisée. De cette mise en scène, les villageois malgré tout, sont loin
d’imaginer la surprise que leur réserve l’acte final de cette nuit tragique qui de leur mémoire,
sera la plus longue de leur pauvre existence. En faisant assassiner inutilement le chef du village,
les révolutionnaires laissent croire aux villageois que cette victime serait peut-être l’unique et
que sa disparition mettrait fin à leur état de siège. Il n’en est rien car pour Isilo, le chef de la
bande, Eyoum est une victime « inutile », un homo sacer12 qui ne participe nullement du rituel
qu’il prévoit pour la fin. Ne dit-il pas en ordonnant sa mise à mort « Tue moi-cette vieille
chose » ? En faisant de leur représentant un objet insignifiant et une victime inutile, en le castrant
ses pouvoirs de chef devant son peuple, Isilo humilie Eyoum mais le prive aussi de sa part
d’humanité avant d’ordonner sa mise à mort par un de ses petits enfants. Par cet acte assassin, il
recrée momentanément une nouvelle autorité centralisée autour de sa parole et de sa personne.
De même, il annihile l’humanité des villageois réduits depuis l’arrivée de ces criquets géants à
n’être que des ombres, des masses sans voix, des spectateurs de leur propre déchéance. Ce sont
pourtant avec ces âmes torturées par les siens qu’Isilo prétendait vouloir fraterniser et protéger.
« Qu’un seul homme meure.. » (Girard, Bouc émissaire 163)
Pour bien comprendre les motivations derrière le besoin et le choix d’une victime
émissaire, il est important de revisiter l’analyse de René Girard qui place au cœur de celle-ci
l’évangile de Jean 11, 47-53. Il stipule que devant la popularité grandissante de Jésus Christ et la
peur d’une destruction de leurs temples par les Romains, les Pharisiens et les Grands prêtres
exprimèrent leur embarras mais aussi leur ennui face à cette personne qui leur faisait ombrage.
Au cours d’un conseil, Caïphe, le grand prêtre suggéra « qu’il est de votre intérêt qu’un seul
homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière. » Selon Jean, Caïphe, 12 Agamben, Giorgio. Homo sacer: Sovereign Power and Bare Life. Stanford University Press. Stanford, 1998.
39
« en sa qualité de grand prêtre… prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation […] mais
encore pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (163). C’est un pacte
semblable qu’Isilo, le chef des révolutionnaires, offre aux villageois à travers la nouvelle autorité
d’Ié lorsqu’il demande qu’on lui donne un enfant « âgé de trois à neuf ans ». Si pour le lecteur,
cet enfant n’est dans les faits que la victime émissaire, un objet qui servira à la réalisation des
projets macabres des révolutionnaires, pour le grand prêtre Isilo de par la circonstance, il est
l’agneau sacré qui doit être offert en sacrifice aux dieux. Agneau sacré dont la chair, offerte en
communion au peuple restaurera la foi originelle et rapprochera les membres de la communauté :
« L’enfant dont la chair sera partagée vous fait le plus beau cadeau du monde : celui de vous
lier par son sang…Il va vous renforcer, en vous rapprochant à la fois les uns des autres et de
votre terre. L’enfant dont quelques morceaux seront partagés vivra en vous, comme des graines
d’avenir semées dans vos cœurs » (Miano, L’Intérieur de la nuit 120).
Dans cette parodie locale de la sainte cène chrétienne13, il est clair que la volonté des
révolutionnaires est semblable à celle du Christ qui consiste en la création d’un monde nouveau,
d’une nouvelle humanité avec le sacrifice suprême d’un membre de la communauté. Si chez les
chrétiens le choix de la victime est un acte divin, il est dit que la victime est consciente non
seulement de sa survie trois jours plus tard mais aussi des bienfaits que sa mort temporelle
apportera au monde. Dans le roman de Miano, la victime est une jeune personne innocente, non
consentante et surprise que les adultes censés la protéger la choisissent au lieu d’un de leur
tranche d’âge. 13 La bible dit que lors du dernier repas qui précéda sa mise à mort, Jésus Christ déclara à ses disciples ce qui suit: « prenez et mangez en tous, ceci [ce pain] est mon corps donné pour vous [la nourriture et la force pour votre âme]Puis prenant du vin, il remplit la coupe et l'éleva au-dessus de la table en disant: ceci est mon sang, le sang de l'alliance qui est répandu pour la rémission des péchés et pour que les hommes accèdent à la vie éternelle. Buvez-en tous. » [ainsi vous serez tous associés à mon oeuvre] Mathieu 26-v26 dans La Sainte Bible par Louis Segond L’ingurgitation du corps et du sang du Christ symbolisés par le pain et le vin à travers la communion dans le monde chrétien est une tentative répétée de vivre en symbiose et harmonie avec le divin, le Christ mais aussi avec l’humanité entière pour un monde meilleur.
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Ce dénouement savamment orchestré par les révolutionnaires, s’il porte un nouveau coup
psychologique chez les villageois, montre aussi que le choix de la victime émissaire a été accepté
par la nouvelle autorité et aussi par les villageois qui, dans leur contemplation amorphe du
spectacle tragique qui a vu plusieurs d’entre eux tués devant leurs yeux sans que personne ne
s’en soit offusqué, renforce à notre avis l’idée de « particicution ». En choisissant de préserver
leur vie au détriment de celle du petit Eyia qui aurait pu être leur propre fils, Ekwé, Esa et Ebé,
les trois hommes valides du clan en l’absence des autres, acceptent de devenir la main exécutrice
des forces du changement et les bourreaux des jeunes enfants du village: « Ekwé et Ebé qui
reçurent le même ordre, opposèrent un refus similaire, jusqu’à ce qu’il fut clair à leurs yeux que
leur avis importait peu. Ils sentirent dans leurs côtes le rappel à l’ordre des crosses des
mitraillettes d’Isango et d’Ibanga. Ils se mirent à sangloter, parce qu’il avait fait leur choix. »
(115)
La crainte des armes des révolutionnaires saurait-elle justifier le choix de ces bourreaux
de participer au crime des révolutionnaires ? Le raisonnement qui précède leur décision permet
de douter et confirme le rôle d’adjuvant souvent reconnu aux locaux qui, en situation aidèrent les
envahisseurs, les étrangers, les colons et autres esclavagistes à mieux enraciner leurs projets
macabres dans les contrées croisées au cours de leurs voyages et autres croisades. Dans le cas
présent, pour justifier d’avance le choix qui sera le leur, l’un des sacrificateurs, Epa, accuse le
jeune Eyia de sorcellerie par alliance. Il porterait selon lui comme on le verra plus tard, ce que
Girard appelle des « signes victimaires » (Girard 39) qui sont des indices naturels ou non, parfois
indépendants de la nature de la victime ciblée qui permettent à un groupe de désigner un bouc
émissaire. C’est donc une accusation hypocrite doublée d’une couardise qui justifie le choix de
se débarrasser d’Eyia : « Je ne peux pas le tuer, ne me le demandez pas ça ! Woyoo, pères d’Eku,
41
venez à mon secours ! Je ne suis pas un assassin. Et puis, cet enfant est un mawassa ! Sa
confrérie démoniaque me fera un sort, si je le tue. Woyoo, ancêtres d’Eku, venez à mon
secours ! » (Miano, L’Intérieur 115) En affirmant l’appartenance d’Eyia à une confrérie
différente de celle des Eku et démoniaque de surcroît, Esa ne condamne t-il pas d’emblée le
jeune enfant et fait de lui une victime toute désignée ? S’il avait vraiment peur du sort que lui
jetterait la tribu mawassa s’il participait à la mise à mort de l’enfant, Esa aurait pu refuser de
prêter main forte aux envahisseurs malgré la menace de leurs armes. La suite du récit insistera
sur la honte et l’humiliation ressenties par les épouses Esa qui s’en prendront violemment à leur
mari pour avoir succombé à la peur et servi d’exécutant de la lugubre mission des forces du
changement. Eyia devient donc la victime, pire encore, il est la cause des malheurs de la tribu
Eku symbolisée par la présence des révolutionnaires et la séquestration imposée aux locaux. Peu
avant cette accusation en sourdine à l’encontre du petit enfant, le narrateur lui-même ne
signalait-il pas déjà, certainement pas de façon innocente, un premier signe victimaire qui
semblait d’avance condamner l’enfant sacrifié et dans un sens, préparait le lecteur à ce que seuls
la foule et les habitants d’Eku savaient et s’apprêtaient à expier : « Epa se rendit compte qu’il
s’agissait de son petit frère, Eyia. Son frère de même mère. Celui qui était né au monde avec six
doigts à chaque main, et dont les femmes d’âge mûr disaient qu’il avait dévoré son jumeau dans
le ventre de sa mère, avant de la tuer aussi en naissant. » (104) Eyia, est fait criminel dès sa
naissance pour les raisons de cette anomalie génétique qui fait de lui aux yeux de sa
communauté un monstre. En outre, son appartenance à la « confrérie démoniaque des Mawassa »
le condamne au bannissement ou à une punition à la mesure du double crime que sa venue au
monde et ceux censés le protéger lui incriminent. La présence des forces du changement est en
effet une occasion rêvée couplée au destin pour la mise à l’écart physique et spirituelle par les
42
hommes d’un « âge mur » du condamné, ici un enfant de moins de neuf ans. L’association du
jeune Eyia au phénomène de la sorcellerie est un important aspect de la qualification des enfants
dans notre corpus.
3- L’enfant-sorcier
Dans plusieurs textes que nous étudions, nous avons observé que les accusations de
sorcellerie envers de très jeunes enfants par les adultes, parmi lesquels certains parents
biologiques, sont récurrentes. Les enfants sont de plus en plus considérés et vus comme des
éléments perturbateurs et même dangereux. Pour beaucoup de parents, leurs enfants sont
subitement devenus la source unique de tous leurs déboires et infortunes. Le moindre geste mal
placé, la plus petite déficience physique ou morale cumulés à une infortune quelconque peut
rapidement servir de chef d’accusation de sorcellerie contre un enfant avec des résultats parfois
tragiques. La « démocratisation » des moyens de communication, tels l’accès à internet, la
télévision par satellite et câble ou le développement de la téléphonie, a facilité les échanges entre
les peuples jadis séparés aussi bien géographiquement, culturellement que d’un point de vue
économique. Ce phénomène surtout économique (tel que pratiqué aujourd’hui) de
mondialisation, a donc ouvert des espaces irréels et parfois enchanteurs à des contrées jadis
coupées du reste du monde. Cette nouvelle brèche va modifier les mœurs locales dans une
société postcoloniale souvent sous perfusion morale et économique. En présentant de nouveaux
styles de vie, en faisant miroiter de nouvelles possibilités et surtout en créant de nouveaux rêves
qui vont vite s’engouffrer dans un imaginaire postcolonial en mal de stimulation et souvent
marginalisé, la mondialisation parée de ses nouveaux atours vient avec son lot de désillusions. La
crise économique qui va s’abattre sur certaines sociétés postcoloniales au cours des années
quatre-vingt, forcera les gouvernements locaux à se soumettre bon gré mal gré aux différentes
43
procédures draconiennes (appelées encore Programmes d’Ajustements Structurels) édictées par
le Fonds Monétaire International. Si les conséquences sont désastreuses pour les budgets
étatiques avec la disparition de l’État-providence, le petit peuple et l’ensemble des cadets sociaux
sont ceux qui subiront le plus la violence de cette énième fluctuation monétaire. À partir des
licenciements en masse, de la dévaluation de certaines monnaies locales14, et de l’inadéquation
de l’éducation coloniale et postcoloniale aux nouvelles réalités, naissent les revendications
populaires. Cependant se dessine plus ouvertement la fin des traditionnelles solidarités familiales
ou ethniques qui jadis furent le socle du développement de l’enfant et de la société. Souvent
forcées à choisir entre l’éducation de leurs progénitures et la survie alimentaire de cette dernière,
de nombreuses familles moins nanties seront obligées d’envoyer leurs enfants dans la rue à la
recherche de petits boulots afin de participer au budget familial. La Petite Vendeuse de Soleil de
Mambéty montre par des images, différentes nuées d’enfants vendeurs à la criée.
Parmi les médiums de choix de cette mondialisation, notons la prolifération de nouvelles
églises du salut vendant le rêve de richesse à l’occidentale, avec leurs messages calqués sur les
modèles du christianisme noir américain auxquels sont subtilement associées quelques idées et
rites de croyances africains. C’est dans ces espaces enchanteurs propices aux rêves, liés aux
nouvelles reconfigurations politiques et socio-économiques qu’apparaît de façon récurrente et
inquiétante la figure de l’enfant sorcier. L’association des termes « enfant » et « sorcier » est une
oxymore qui malheureusement n’est pas perçue comme telle par l’entourage des enfants indexés.
14 Rappelons que les pays francophones de l’Afrique Centrale et de l’Ouest au nombre de quatorze (14) ont, sous l’impulsion du FMI et de la France, vu leur monnaie le CFA, dont la parité et la cotation au franc français qui n’ont cessé de fondre au fil des années. Cette monnaie sera dévaluée à nouveau le 11 janvier 1994 et va provoquer de grands chamboulements socio-économiques, voire même politiques. On est passé du jour au lendemain à un taux d’échange d‘1,70FF (Franc français) pour 1francs CFA à l’origine en 1945 puis à 2FF pour 1CFA en 1948 à 1CFA pour 0,01FF au 11 Janvier 1994.
44
Dans Contours du jour qui vient de Léonora Miano, Musango la jeune héroïne âgée de
neuf ans, est chassée de la maison parentale sous le prétexte qu’elle serait une
sorcière. L’accusation portée sur la place publique par la mère de l’héroïne montre le profond
ancrage dans l’imaginaire familial et local de la question de la sorcellerie : « Elle a tué son père !
C’est à cause d’elle qu’il est mort et que nous sommes pauvres à présent ! Cela m’a été révélé, et
je dois me débarrasser d’elle » (17). De prime abord, tout observateur de la scène serait forcé de
s’interroger sur la faisabilité de l’accusation mais aussi de la capacité à agir de l’accusée. Qu’est-
ce qui pousseraient un parent et en plus une mère d’enfant, à de telles extrêmes ? Dans son essai
Sorcellerie et Politique en Afrique, Peter Geschiere suggère que l’accès au monde de la
consommation et de la production, « la perte de certaines valeurs culturelles comme l’idée de la
famille, du groupement, l’explosion de l’individualisme et la recherche effrénée du capital pour
satisfaire aux nouveaux désirs et rêves » (15) seraient les sources de ce regard nouveau qui
pourraient exister entre les membres d’une famille avec comme principal corollaire les
accusations répétées de sorcellerie. Les circonstances qui entourent cette accusation montrent à
bien y réfléchir que tout ne serait qu’un montage dû en partie à une éducation insuffisante, à la
« perniciosité » constante de certains aspects de la tradition et enfin à l’influence toujours
imposante de la figure du sorcier. La disparition du mari, pourvoyeur des ressources vitales à la
survie de la famille, couplé à l’incapacité de l’épouse à assumer par elle-même le rôle de
pourvoyeuse dans le couple provoque dans le roman de Miano, une crise existentielle qui aurait
pu être évitée si la mère de Musango était économiquement indépendante. La nouvelle réalité
économique de la famille ayant perdu son support initial ne permet pas à la mère d’assurer la
continuité de l’éducation et des soins de sa fille Musango. De même, le texte nous apprend qu’il
règne une tension permanente entre la mère de Musango, sa propre famille, et avec sa belle-
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famille : « À sa mort, sa famille avait fait main basse sur tous les biens. Les terrains, les villas,
les comptes bancaires. Ils t’avaient laissé quelques semaines pour débarrasser le plancher, et
retourner chez les tiens » (Miano, Contours 21) La solidarité sensée être le support de la cellule
familiale s’effrite lorsqu’il s’agit de l’accumulation des biens. La précarité de la situation civile
et sociale de la femme est ici mise en exergue. L’absence d’un statut civil officiel pour les
compagnes et les enfants issus des relations non-maritales place ces personnages dans une
situation délicate. En s’octroyant le droit de s’accaparer des biens du mari et père de Musango
sous le prétexte qu’il était biologiquement d’un autre lignage, la belle-famille rejette Musango
leur petite-fille et sa mère dans la catégorie des « cadets sociaux ».
Démunie et vilipendée par sa mère, Musango subit le sort semblable à celui de sa
génitrice : l’abandon. En essayant de chercher refuge dans les bras de la famille paternelle,
Musango teste le degré de solidité de la nouvelle famille la sienne et la notion de communauté
unie pour protéger l’enfant. Dans un échange dénué de tendresse avec sa grand-mère paternelle,
Musango est forcée d’assumer le rejet et la suspicion qui seront désormais son quotidien : « Que
se passe-t-il, pour que tu te présentes chez moi à cette heure, seule et entièrement nue ? Je lui ai
dit : Grand-mère, il faut m’aider. Maman est devenue folle. Elle a tenté de me tuer, puis elle m’a
chassée. » (Contours 23) Malheureusement pour elle, en ces temps nouveaux chargés
d’incertitudes et de traitrise, la grand-mère ne trouve pas utile d’assumer la survie de sa petite
fille devenue orpheline : « Si ta mère te hait à ce point, elle seule sait pourquoi. Je ne peux rien
pour toi » (Contours23) La réaction de la grand-mère est un reflet des nouvelles identités qui se
créent avec les vents de la mondialisation mais aussi du recul croissant de l’intérêt
communautaire au profit d’un individualisme croissant tourné vers le cumul des biens et
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richesses. Tel est l’objectif de la belle-famille, s’accaparer des biens de leur fils décédé et les
partager le moins possible avec quiconque oserait y prétendre.
Musango est accusée de sorcière par une mère qui est le produit d’une culture dans
laquelle la transmission du savoir et des connaissances se fait des parents aux enfants en général
par le biais de l’oralité mais aussi grâce à la force des mythes créateurs et croyances locales.
L’accusation de Musango repose on peut le voir sur un de ces mythes populaires dont le
soupçon, la rumeur sont quelques médiums de diffusion et peuvent provoquer des conséquences
aux issues fatales. Scientifiquement, Musango souffre d’une maladie héréditaire appelée
« Drépanocytose, Sicklémie ou encore Hémoglobinose S 15» qui s’attaque directement aux
globules rouges du sang et qui se manifeste entre autre par un amaigrissement, une décoloration
des yeux et des crises fréquentes. Alors qu’un simple test médical aurait pu détecter la maladie,
l’obsession maternelle pour l’ésotérisme menace la survie de l’enfant : « Le nom scientifique de
ma maladie ne l’intéressait pas. Pour elle, tout était clair : une infirmité du sang ne pouvait être
qu’un envoûtement […] : Ne vois-tu pas qu’elle se porte mieux depuis que son père n’est plus ?
Elle fera bientôt de nouvelles rechutes, et il lui faudra du sang. Alors, elle tuera de nouveau. »
(Contours18)
Parallèlement, la présence criarde de la sorcière comme conseillère de référence et seul
soutien dans son «dénuement total » renforce le bon droit maternel dans sa croyance et
l’accusation de sa fille. Il n’est pas superflu d’affirmer que la figure de la sorcière qui est une
figure solidement ancrée dans l’éducation culturelle de la région fait office d’institution. Comme
15 Selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (Août 2006), la drépanocytose est une maladie génétique, fréquente dans le monde qui atteint près de trois cents mille individus chaque année et peut provoquer des troubles physiques, cardio-pulmonaires et visuels. Elle estime que près de cinquante millions de personnes en souffrent dans le monde et les malades ont une duré de vie estimée à 50ans. Dans certaines régions du Cameroun nous l’avons noté antérieurement, la drépanocytose est appelée « maladie du sang » et le malade peut être soupçonné d’ésotérisme ou provoquer une méfiance certaine de son entourage, y compris sa famille.
47
toute institution, elle a ses règles, ses adeptes mais surtout des éléments de conviction dont le
plus récurrent est l’aspect culturel qui différencie la façon de voir, de penser avec la tradition
contre les nouvelles idéologies venues d’ailleurs. Ceci pousse Geschiere à comparer la force du
sorcier dans les sociétés africaines par exemple à l’influence persuasive et quasi maladive de la
publicité en occident. Il estime que « la figure du sorcier a autant de force de persuasion que les
images publicitaires en politique dans les pays occidentaux où les experts en communication et
en publicité fonctionnent au même titre que les « nganga » ou sorciers. » (Geschiere17) Sûre de
son pouvoir sur sa cliente, Sésé la sorcière exerce avec autorité et conviction son rôle au point de
dicter la procédure à suivre lorsque la volonté de la mère chancelle. Car pour éloigner le mal ou
soigner l’héroïne de sa sorcellerie, Sésé suggère l’immolation avant de se désister. Prise de
conscience de son abus de pouvoir ? Peur des conséquences qui pourraient suivre la mise à mort
d’une enfant sous ses ordres ? On peut dire que le désistement de la sorcière est dû à une
combinaison de ces deux éléments mais aussi, à une absence de conviction et de sérénité
personnelle dans les traitements qu’elle propose à ses patients ou mieux, à ses victimes.
Ce désistement qui tranche nettement avec l’engagement manifesté plus tôt par la
sorcière dans ses actes d’accusation et de condamnation, aurait dû attirer l’attention de la mère-
victime et peut-être la sortir de sa torpeur. Malheureusement, la mère comme les autres pauvres
victimes16, véritables girouettes sans consistance et dont l’âme et l’esprit comme envoutés,
semblent prises dans un engrenage dont la seule issue probable ne semble plus être que la
dégénérescence mentale et physique, la perte de soi. Cette ascendance de la sorcière sur la mère
atteint son paroxysme lorsque cette dernière chasse du domicile familial sa « sorcière de fille » :
« Après l’avoir écoutée, je t’ai regardée. C’était toi ma mère. Pas elle. Tu as répété ses paroles,
16 Nous avons fait mention de la mise à mort du jeune Eyia dans L’Intérieur de la Nuit, à peine âgé de neuf ans mais qu’une déformation physique a fait de lui une victime désignée et justifié sa mise à mort au sein de son clan, de sa famille.
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pour m’ordonner de déguerpir aussi loin que possible et de ne plus jamais me présenter devant
toi.» (Contours 21) Malgré le désamour crée entre mère et fille, l’héroïne ne condamne pas tout à
fait sa génitrice mais fait briller sa clairvoyance et son esprit de jugement. Elle sait l’emprise
sous laquelle ploie sa mère mais aurait néanmoins voulu que cette dernière se batte contre les
forces des ténèbres qui sont devenues ses conseillères. Dans le regard que lui lance Musango, on
y voit une tentative désespérée, un appel du sang, des liens parentaux supposés être plus forts que
tout autre lien. Parmi les critères fantaisistes mais culturellement ancrées pouvant caractériser un
enfant de sorcier, la présence d’un handicap physique ou mental, la maigreur d’un sujet, l’enfant
« rebelle » qui n’exécute pas les ordres parentaux au quart de tour, un enfant qui a beaucoup
d’appétit peut aussi être taxé de sorcier. De même, le non-respect du droit d’aînesse, sacralisé
par la tradition et très souvent abusé par les adultes, peut valoir à un enfant les foudres de la
famille. Par exemple, un enfant qui prend l’habitude de regarder les adultes droit dans les yeux
sera perçu comme un hors la loi en cela que son regard constituerait un défi à l’autorité sociale
représentée par l’adulte. Par ailleurs un enfant qui serait insensible au fouet, à la punition
corporelle ou qui refuserait de pleurer après une punition corporelle pourrait se voir taxé de
figure maléfique. Considérer ces réflexions et actes comme irrationnels pourrait tout autant
valoir au critique au moins des attaques verbales. Dans ces cas de sorcellerie révélée comme
nous l’avons vu dans le cas de la jeune Musango, le sorcier, le diseur de la mésaventure et les
églises de réveil ou pentecôtistes semblent s’être donné le mot pour exacerber les accusations,
harceler les familles et contraindre les enfants terrifiés à avouer leurs « forfaits ».
Dans son enquête réalisée dans la région des Grands lacs et plus précisément dans la ville
capitale Kinshasa en République Démocratique du Congo Le « deuxième monde » et les
« enfants-sorciers » en République Démocratique du Congo , Filip De Boeck note que le
49
phénomène des « enfants-sorciers » est devenu si banal qu’il fait partie « intégrante de la vie
quotidienne. » Parmi les causes de cette banalisation, il mentionne entre autres, les nouveaux
influx de capitaux, la « paupérisation galopante », la prolifération des églises de délivrance qui
promettent monts et merveilles à leurs fidèles eux-mêmes avides d’entrer en bonne et due place
dans la mondialisation, le nouveau credo gagnant. La conséquence directe de l’irruption de ces
éléments dans le nouveau quotidien local provoque une mutation et l’obligation d’une
réinvention identitaire constante que les populations seraient forcées de faire pour assurer leur
survie. Bien que la croyance au surnaturel ait toujours fait partie de la pensée et de l’imaginaire
locale, De Boeck note cependant, une croissance élevée dans les discours religieux sur les
pratiques magiques. Parmi les accusés, le fort pourcentage d’enfants surprend : « Un des
phénomènes les plus déconcertants illustrant cette évolution est le rôle central récemment donné
aux enfants dans les discours et les pratiques concernant la sorcellerie. Dans le Kinshasa actuel,
des milliers d’enfants sont ainsi impliqués dans des accusations qui les désignent comme
sorciers. » (33) Comme on le verra plus tard, à côté du noyau familial indexé dans le rejet et
l’accusation des enfants de sorcellerie, De Boeck note le rôle trouble et double que jouent les
églises de réveil pentecôtistes dans la validation de l’accusation mais aussi dans les tentatives de
guérison des enfants accusés de sorcellerie. Il suggère que « d’une part, l’espace des églises est
un des lieux les plus importants où se fait la rencontre entre enfance et sorcellerie. Au cours des
prières collectives et des messes, des enfants sont incités à faire une confession publique afin de
révéler leur vraie nature de sorciers et d’avouer le nombre de leurs victimes. D’autre part, la
désignation du sorcier représente une ouverture pour résoudre la crise, ainsi que cela s’est
toujours fait dans des cadres plus traditionnels. Mais avant cet aveu public, les enfants ont
50
habituellement été détectés ou identifiés comme sorciers par les dirigeants de l’Église et les
pasteurs, lors de consultations plus privées. » (De Boeck 40)
Nous verrons aussi grâce au questionnement constant de Musango que derrière cette
véritable combine magico-religieuses, se cachent de faux pasteurs, souvent de jeunes désœuvrés,
parfois anciens diplômés des universités d’État, qui profitent de la décrépitude du système social
et économique, pour abuser des citoyens désespérés et dont la religion finit par être l’une sinon
la dernière porte de sortie. Toujours est-il qu’entre le manque d’éducation, la perte des sources
de revenus, un décès fortuit dans la famille proche ou éloignée, les familles polygames ou
reconstituées, la misère ambiante et l’idée d’avoir à nourrir une bouche en plus, beaucoup de
parents tombent dans le piège qui leur est tendu et deviennent comme leurs enfants, la proie de
nouveaux faiseurs de rêves que sont les sorciers, les prétendus pasteurs des nouvelles églises de
réveil ou pentecôtistes et on ne saurait l’oublier la mimique incontrôlée par les sociétés et
gouvernements postcoloniaux, d’une mondialisation économique à sens unique.
Ainsi à Kinshasa parle-t-on par exemple de « Kindokisme17 » comme nouvelle forme de
17 Expression néologique dérivée du mot Kindoki qui en Lingala, langue nationale dans les deux républiques du Congo, qui signifie sorcellerie. Ajoutons qu’en général, les enfants-sorciers « soignés » ou pas se retrouvent presque toujours dans la rue, chassée de la maison familiale. Ils sont alors appelés « shégués » ou « shégés », enfants du diable, enfants sorciers ou enfants de la rue, la différence étant trop bien infime, l’un provoquant l’autre. Pour terminer, il est important de préciser que ce problème n’est pas propre qu’à la RDC mais s’étend bien au-delà dans tout le bassin du Congo qui comprend entre autre le Cameroun, la République Centrafricaine et le Gabon. Au Bénin et au Togo, ces enfants sont appelés “Vidomegon” qui signifie enfants placés, expression qui rappelle celle du “Restavec” qu’on retrouve dans les Caraïbes. Le reportage de l’émission “Envoyé Spécial” de la chaine de télévision française France 2 donne ici un bref aperçu de l’ampleur et de l’étendue du phénomène dans le seul cas du Bénin: http://www.dailymotion.com/video/xeie4n_enfants-esclaves-du-benin-1er-parti_webcam#rel-page-1, http://www.dailymotion.com/video/xeiezt_enfants-esclaves-du-benin-2eme-part_webcam#rel-page-under-2 Parmi les rapports de l’UNICEF sur la situation alarmante des enfants dans le monde, cette excellente étude d’Aleksandra Cimpric d’Avril 2010 (http://www.unicef.org/wcaro/wcaro_Enfants-accuses-de-sorcellerie-en-Afrique.pdf). Dans ce document visuel titré Vidomegon monté au Bénin par l’association caritative L’Autre Main de Ludovic Togbedji qui lutte contre l’esclavage des enfants, la parole est donnée dans le but d’éduquer les jeunes familles et les parents, à d’anciennes vidomegon aujourd’hui adultes afin qu’elles parlent de leur expérience mais surtout pour qu’une prise de conscience collective voit le jour quand à la prise en charge des enfants et la responsabilité parentale dans le choix et la limitation des naissances. http://www.dailymotion.com/playlist/x197bv_vidomegon_vidomegon/1#videoId=xchbs7 Lien actif au 30 Novembre 2011. Enquête sur les vidomegon du journal www.afrik.com, http://www.afrik.com/article13120.html
51
religion spécialisée dans la lutte contre le kindoki ou la sorcellerie. Il y a nécessairement un lien
étroit entre les différentes mutations sociales et le phénomène des enfants sorciers qui pousse
Yengo à suggérer dans son article au titre évocateur Le Monde à l’envers : Enfance et
Kindoki ou les ruses de la raison sorcière dans le bassin du Congo que « la sorcellerie
n’est pas le point aveugle de la parenté [mais] son miroir grossissant où viennent se grossir toutes
les dramaturgies familiales, les crises de la société qui, loin de les affaiblir, les ramassent et les
condensent avec une telle violence que leur source lignagère est prise en défaut dans le tourbillon
des mutations sociales et politiques. » (300)
En conclusion, nous pouvons dire que la perception de l’enfant dans son environnement est
fortement négative. Bien que doté de certaines capacités intrinsèques comme la résilience et son
propre jugement interne, l’enfant est réduit à n’être qu’une commodité qui est utilisée selon son
bon vouloir par l’adulte. On note autant chez Beyala que chez Miano, la fragilité des relations
familiales marqué par la domination des détenteurs du pouvoir sur les plus faibles. En plus, les
intérêts individuels semblent avoir pris le pas sur l’intérêt communautaire. Ceci aboutit à ce que
nous avons qualifié d’exploitation économique et peut avoir des conséquences graves si chaque
individu social se lançait vers la conquête d’une parcelle de ce pouvoir. Dans le chapitre deux,
On apprend ainsi que des jeunes filles et garçons sont vendus souvent par leurs familles, ou donnés à une connaissance et se retrouvent soit dans des marchés au quotidien à vendre alors que les enfants biologiques du tuteur ou de la marraine vont à l’école. On les retrouvent aussi dans des carrières à casser des roches (Nigeria, dans les mines Congolaises et d’Angola), à être employées de maison, vendeurs, esclaves agricoles dans de vastes plantations de café ou de cacao (Afrique de l’Ouest et Centrale). Dans ce reportage de la chaine française M6 sur le cas des enfants esclaves au Ghana (Juillet 2008): http://www.dailymotion.com/video/x6c6a2_enfants-esclaves-au-ghana_news#rel-page-11 Un autre phénomène de maltraitance et d’abus sévit en Tanzanie et au Burundi, deux pays où les enfants et autres personnes même adultes souffrant d’albinisme sont pourchassés et sacrifiés sous le prétexte que les parties de leurs corps serviraient à produire de la richesse. Ces liens actifs (consultés en Novembre-Décembre 2011 participent à la dénonciation de ce phénomènes dans plusieurs pays du continent: http://www.rfi.fr/actufr/articles/106/article_73369.asp, http://www.rfi.fr/actufr/articles/115/article_83007.asp, http://www.rfi.fr/afrique/20100510-meurtres-albinos-continuent-impunement-tanzanie . Le lien suivant élargit le champ d’étude au Cannibalisme hors du continent Africain et l’étend à d’autres régions du monde à partir du texte « Nous sommes tous cannibales » de Levi- Strauss: http://www.rfi.fr/afrique/20110224-tous-cannibales-le-cannibalisme-est-plus-jamais-actualite, http://www.rfi.fr/emission/20111115-2-afrique-le-calvaire-albinos.
52
nous abordons un aspect majeur de la condition de l’enfant, son utilisation dans les conflits et
l’accomplissement de basses manœuvres. Dans ce chapitre, les sentiments de méfiance et de
crainte qu’inspirent les jeunes envers les différentes autorités sont mis en exergue. Ces dernières
ont généralement prouvé n’avoir aucun scrupule lorsqu’il faut embrigader les jeunes vu leurs
nombre toujours croissant au sein des populations postcoloniales. Après les indépendances,
nombreux pays ont misé sur la jeunesse pour porter haut les idéaux des programmes politiques
en cours sans jamais vraiment créer un cadre propice au développement de ces catégories
sociales. Il s’agissait très souvent de structures de contrôle que des structures favorisant la
créativité et l’expression individuelle. Si la dévaluation de la monnaie arrive comme un couperet,
la multiplication des partis politiques et des mouvements de revendications forcent les
gouvernements à faire face à une jeunesse de plus en plus rebelle, défavorisée et consciente de sa
marginalisation.
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CHAPITRE II : L’ENFANT DANS LA SOCIÉTÉ POSTCOLONIALE
« Je ne suis qu'un enfant, l'enfant éphémère dans l'essaim des papillons à mourir ce
Soir. La masse sacrifiée des phalènes à brûler pour la lumière d'une nouvelle Nation
aux mêmes Pères assassins. J'ai onze ans, peut-être bien douze, et je suis soldat. »
Georges Yémy. Tarmac des Hirondelles.
I- SURVIVRE L’INSTABILITÉ
Plus d’un demi siècle après les guerres de libération qui déferlèrent sur le continent
africain avec le vent de la décolonisation, on constate qu’instabilité constante et profonde semble
avoir fait son lit dans la plupart des territoires précédemment dominés. L’ennemi commun qui
semblait alors avoir un nom et une origine précises et que les guerres d’indépendances étaient
censées avoir éradiqué avec la déclaration à tout vent des indépendances des territoires
anciennement dominés, a laissé place à un adversaire d’une monstruosité plus pernicieuse car
comme une hydre, celui-ci est protéiforme. Si le colonisateur a pour la forme perdu la face
devant les revendications indépendantistes des populations locales parfois d’une extrême
violence, c’était non sans avoir installé en lieu et place des mercenaires et roitelets au service de
leur cause et donc les discours d’unité nationale n’avaient pour fondements que la vacuité des
actions qui s’en suivront. Revenu subrepticement mais surement sous différents visages, la
néocolonisation des pays anciennement dominés a vite fait son lit non seulement grâce aux
agents pathogènes locaux placés par les anciens maîtres, en charge des nouveaux territoires dits
indépendants, mais aussi à une série de circonstances qui n’ont fait qu’assombrir la survie et
l’indépendance effective de ces territoires.
Nous avons mentionné en amont, par exemple, que la famille étant l’un des fondements d’une
54
nation et que la faillite de la famille avait certainement des répercussions graves sur la continuité
et la survie de ce grand ensemble qu’est la Nation. Nous avons suggéré en étudiant la perception
de l’enfant par l’adulte que la famille et la société dans son ensemble en postcolonie avaient
progressivement failli à leur devoir de protection et d’épanouissement de l’enfant. Ce faisant
c’était un pan de la nation qui d’une façon certaine défaillait dans l’une de ses fonctions
premières, la sécurité de la famille et celle de ses citoyens. L’incapacité et l’amnésie des
autorités locales à considérer ses jeunes comme partie intégrale du développement au lieu de
cadets sociaux va finir par retourner un pan de la population contre la société. Dans Faire et
défaire la société : enfants, jeunes et politique en Afrique Alcinda Honwana et Filip de Boeck
suggèrent à cet effet qu’ « alors même que les enfants et les jeunes forment en Afrique un groupe
démographique très important, ils ne sont pas encore considérés comme des catégories
sociopolitiques significatives et indépendantes, avec leurs propres façons de vivre. » (5) Or, avec
le retrait ou l’absence de plus en plus prononcé de l’État dans son rôle régalien de facilitateur
face à la multiplications des crises sociales mais aussi aux exigences des organismes
économiques tel que le Fond Monétaire International, se créé une série de vacuité administrative
qui est vite rempli par des groupes religieux ou d’autres organismes parfois animés d’intentions
douteuses. Parmi les conséquences de cette défaillance nationale, se sont produits de façon
récurrente en postcolonie des évènements d’une extrême violence qui menaçaient l’essence
même de ces sociétés. En témoignent de multiples coups d’État, des guerres ethniques18
(Rwanda), guerres de sécession ou de seconde indépendance (Congo Kinshasa, Soudan, Angola,
18 Lire à titre d’exemple l’article de Philippe Leymarie paru en Avril 1999 dans Le Monde Diplomatique intitulé « Espoirs de renaissance, dérive d’un continent: Ces guerres qui usent l’Afrique. » pp16-17. http://www.monde-diplomatique.fr/1999/04/LEYMARIE/11906.html Lien actif au 30 Novembre 2011. Un proverbe africain ne suggère t-il pas qu’il faut éteindre le feu qui brûle la case du voisin de peur que les flammes ne prennent la paille de ta maison ? Un conflit dans une région donnée est un conflit de trop et celui-ci non rapidement résolu multiplie les chances de le voir se reproduire dans une autre région.
55
Somalie), des guerres civiles ou de religions (Côte d’Ivoire, Libéria, Sierra Leone, Ouganda,
Congo Brazzaville ou Kinshasa et autre Centrafrique pour ne citer que ces exemples) et d’autres
tensions populaires larvées qui grondent en sourdine dans d’autres régions (Nigeria, Cameroun,
Tchad, Sénégal, Gambie, Gabon, Burkina Faso, Mali, Afrique du Sud et tout au feu de
l’actualité, mentionnons aussi ce qu’il est convenu d’appeler Le Printemps Arabe en Afrique du
Nord et certains pays du Moyen Orient19).
L’un des résultats de ces mouvements est que les populations des pays et régions suscités
vont faire l’expérience des guerres avec le massacre parfois à grande échelle des populations
civiles, la destruction des rares ressources existantes et l’impression quasi réelle d’un éternel
recommencement. Parmi les nombreuses victimes, les femmes et surtout les enfants sont ceux
qui paient le tribut le plus lourd de cette folie humaine. Une image récurrente dans ces conflits
est la place de choix qu’occupent, tant au rang de victimes qu’à celui des actants, de jeunes
enfants, certains âgés d’environ sept ans : ce sont les nouvelles figures des guerres postcoloniales
différentes des guerres entreprises bien avant par les générations du mouvement de la Négritude
par exemple. Ces vingt dernières années, le phénomène d’enrôlement des enfants soldats dans
tous les conflits est devenu la norme en postcolonie. En choisissant d’étudier le regard de
l’enfant sur sa propre société, ce sont les techniques et approches diverses utilisées par les
auteurs pour présenter un pan des sociétés engagées. En optant pour l’enfant comme 19 Qu’il nous soit permis de dire ici que notre objectif n’est pas de limiter au continent africain les mouvements de violence ou de guerre; on pourrait inclure d’autres régions d’Amérique Latine, d’Asie du Sud-Est, l’Europe Centrale avec la région des Balkans et certaines métropoles de pays dits développés. Notre étude étant consacrée dans le fond à la littérature francophone d’Afrique Centrale et de l’Ouest, nous camperons donc dans cette aire tout en mentionnant au besoin des cas de similarités dans d’autres aires du continent. Ainsi, le printemps arabe est un mouvement d’humeur à caractère révolutionnaire déclenché en Tunisie par des jeunes qui s’inquiétaient pour leur avenir, celui de leur société face à ce qu’ils considéraient comme le laxisme de leur gouvernement. Grâce aux réseaux sociaux tels Facebook et à la mondialisation, au développement constant de nouvelles sources de communication, le mouvement s’est rapidement étendu d’abord à toute la Tunisie puis a embrasé d’autres pays comme l’Egypte, La Libye, un peu moins le Maroc et l’Algérie et plus loin le Yémen. L’une des conséquences de ce mouvement a été la chute des différents gouvernements oligarchiques et kleptocrates ou la redéfinition des priorités gouvernementales dans certains pays (Maroc, Algérie, dans une moindre mesure l’Arabie Saoudite où la liberté des femmes est de plus en plus d’actualité.
56
interlocuteur principal, les auteurs mettent les sociétés face à elles-mêmes, face à ce qu’elles ont
de plus précieux. Ainsi, le récit de l’enfant sera à l’image du sentiment qu’il se fait de lui-même
et de celui que sa société renvoit à son regard.
Un des aspects de ce regard à la fois juvénile et troublant mais déjà adulte est celui de
l’enfant soldat. Nous affirmons que son existence exprime le malaise qui habite la société
postcoloniale : un malaise issu en partie des séquelles de la domination coloniale mais surtout de
la mauvaise gestion des périodes de transitions postcoloniales par les agents pathogènes qui ont
pris avec sons et fanfares la place momentanément laissée vacante et le plus souvent avec la
complicité de l’ancien colonisateur20. Parmi ces agents pathogènes, l’image de Milton Margaï
symbolise à elle toute seule, l’image que se fait le petit peuple de ses dirigeants. Milton Margaï
était un véritable suppôt de la métropole décrit comme « le seul noir nègre africain du pays qui
était universitaire, le seul qui possédait une licence en droit [...] et ça s’était marié à une Anglaise
blanche pour montrer à tout le monde qu’il avait définitivement rompu avec toutes les manières,
tous les caractères des nègres noirs indigènes et sauvages. » (172) De ce portrait robot des
nouvelles élites locales, on note que le souci premier n’est pas le bien-être de leurs pays
respectifs mais une mise en valeur personnelle en mimant geste pour geste l’ancien maître. On ne
saurait oublier le contexte de la mondialisation économique et médiatique qui force chaque
société et surtout les sociétés postcoloniales à s’adapter continuellement à des données
extérieures qu’elles ne maitrisent pas toujours ou qui ne correspondent pas à leurs intérêts
20 Le film Xala de Sembène Ousmane dans ses premières séquences, montre très habilement le propos que nous développons ici notamment l’incapacité des nouvelles autorités dans un pays nouvellement indépendant (le Sénégal puisque la scène se déroule à Dakar) à s’accorder sur leur mission primaire qui est le développement du pays. Tout à côté, on peut voir en arrière fond les représentants de la métropole jouant le rôle de conseilleurs, coopérants tels qu’ils furent appelés à cette époque. Ces habiles coopérants essaient donc de faire coopérer les nouvelles autorités en leur offrant à chaque administrateur une mallette neuve pleine de billets de banque. Comme quoi la volonté dominatrice est restée intacte malgré la naturalisation raciale et locale des nouveaux acteurs. Cette trahison marquée par la désillusion des populations est au centre du roman de Kourouma Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil, 1970.
57
respectifs. On verra aussi que grâce à la mondialisation des médias et des moyens de
télécommunication, des groupuscules ont occupé les espaces laissés vacants par l’État qu’ils ont
s’adaptés rapidement aux idées et modèles qu’ils entendaient propager. La conséquence première
de ce bouleversement médiatique est la modification grandissante du référent culturel au sein de
la population dont les jeunes miliciens sont une des facettes. Aussi n’est-il pas surprenant qu’en
pleine postcolonie des référents aux accents étrangers ou hollywoodiens tels Cobra, Chuck
Norris, Colin Powell, Schwarzkopf, Rambo ou encore Saddam Hussein soient les nouveaux
modèles auxquels s’assimilent les jeunes postcoloniaux.
II- L’ENFANT SOLDAT
1- Caractéristiques générales
Qu’est-ce qu’un enfant-soldat? Comment se définit-il et comment en est-on arrivé là?
Nous nous servirons principalement des romans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma et
Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala pour répondre à ces deux questions. Nous
pourrons, si besoin est, recourir à de brefs exemples dans d’autres textes ne figurant pas dans
notre corpus mais qui traiteraient de la question.
Suite aux différents accords de la Convention de Genève en 1977 et à la Convention sur
les Droits de l’Enfant en 1990, s’est tenue en Avril 1997 dans la province du Cap en Afrique du
Sud, sous l’égide de l’UNICEF assistées par plusieurs organisations gouvernementales, une
conférence qui statuait sur les droits et la protection de l’enfant. Selon les actes de celle-ci, un
enfant-soldat serait:
« une personne, garçon ou fille, âgée de moins de dix-huit ans et qui est membre, de
manière volontaire ou forcée, d’une force armée (armée gouvernementale, force armée nationale)
58
ou d’un groupe (politique ou milice) [...] quelle que soit la mission qu’elle y exerce. »21 le texte
ajoute qu’ « un enfant-soldat peut être cuisinier, porteur, coursier [mais pire] il peut s’agir d’une
personne de sexe féminin ou masculin, utilisée à des fins sexuelles ou mariée de force. »22 Ainsi,
toute association de façon active ou passive d’un enfant est condamnable et pourtant c’est à cette
atmosphère de violence incompatible aux idées d’innocence, d’avenir et d’être-en-devenir
associées à l’enfance que nous nous intéressons. Précisons une ultime fois que l’association de
l’enfant aux différentes batailles et interrogations existentielles dans les sociétés coloniales et
postcoloniales n’est pas nouvelle. Nous avons mentionné en amont le texte L’Enfant Noir de
Camara Laye dont le héros parti de son Kouroussa natal jusqu’aux berges de la Seine en France,
est devenu non seulement le représentant d’une famille, d’un nom et d’une communauté plus
large mais aussi celui d’une autre façon d’être, d’exister, d’une autre tradition. Nous retrouvons
un cas similaire chez Cheikh Hamidou Kane et son malheureux héros, Samba Diallo dont le
corps et l’âme seront le champ de bataille sur lequel se tirailleront la tradition représentée par le
Maître des Diallobé pour qui Samba Diallo est un pur produit local, un don de Dieu, mieux un
vrai miracle et le désir de s’ouvrir à l’étranger, au monde, à la culture française par le biais de
l’école nouvelle dont le Chevalier, père du héros, instituteur de son état et la Grande Royale des
Diallobé, sa tante, sont de fervents admirateurs. Il s’agissait dans ces cas, d’user de la formule du
Cheval de Troie en introduisant un des leurs dans la citadelle métropolitaine dans le but d’étudier
l’ennemi de l’intérieur afin de comprendre comment ces derniers parvenaient à vaincre sans
raison. Car « ceux qui étaient venus ne savaient pas seulement combattre [...] S’ils savaient tuer
avec efficacité, ils savaient aussi guérir avec le même art...ils suscitaient un ordre nouveau. Ils
détruisaient et construisaient. [...]L’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant
21 UNICEF, « La situation mondiale des enfants-soldats en 2004 » p.10 22 UNICEF, op.cit., p10
59
à la fois » (Kane Hamidou 16), pouvons-nous lire dans le roman de Kane. Nous sommes bien en
face d’une représentation belliqueuse où se joue le devenir réel de deux jeunes mais à travers
eux, la survie de deux communautés aux modes de vie propres à elles et qui devront bientôt
choisir (même si de choix, il n’en pas est vraiment question) de gré ou de force d’assimiler une
culture Autre et une autre façon de voir le monde. Soldats d’un autre genre certes mais soldats
quand même car la nouvelle guerre qui point aura lieu en territoire local, l’ennemi ne sera plus
du côté de la métropole mais beaucoup plus près de soi, la famille, le voisin, le collègue. Si l’on
s’accorde sur une tranche d’âge pour caractériser un enfant, force est de reconnaître qu’en tant
que création sociale, sa définition varie selon les lieux, les croyances et les circonstances. Ainsi
dans une postcolonie en mal de repères, « à onze ans [on] n’était [déjà] plus un gamin, [on] était
assez âgé pour aider la famille » (Dongala 24) et si on accepte le postulat selon lequel il arrive un
moment dans la vie « où toute fille devient la mère de sa mère »on imaginerait pas qu’une fille
de quinze ans devienne sitôt responsable de la matrice qui lui a donné la vie : c’est bien le cas
dans le roman de Dongala avec Laokolé.
Les enfants-soldats, protagonistes de la tragédie postcoloniale se définissent au départ
comme des « enfants de la rue », des marginaux, peut-être des anciens vendeurs à la criée que les
guerres tribales et le besoin d’appartenance à une « famille » transformaient rapidement en
« small soldiers, enfants-soldats, soldat-enfant » (Kourouma 45). Pour tout attribut physique, « le
petit gosse, l’enfant-soldat [est] haut comme le stick d’un officier [...] Des kalachnikov en
bandoulière. Tous en tenue de parachutiste ...trop larges, trop longues pour eux, des tenues de
parachutiste qui leur descendent jusqu’aux genoux [et] dans lesquelles ça flotte. » (Kourouma
56). Ces gamins feraient figure de comédiens s’ils ne tenaient dans leurs mains de véritables
armes de guerre, outils a priori incompatibles à la perception du monde de l’enfance. On imagine
60
aisément que les héros de Kourouma baignent encore dans le monde de l’enfance et ont pour
certains à peine franchi le stade de l’adolescence. Ils ne méritent donc pas de se trouver dans la
situation qui est la leur malgré leur accoutrement d’adulte voulu or forcé qui contraste avec leur
physique d’enfant. Chez Dongala, le héros du roman éponyme, Johnny Chien Méchant, est à la
tête d’un groupe armé dont l’âge varie entre quinze et seize ans. Dans un métier qui requiert une
grande aptitude physique, les compagnons de Johnny doivent pour impressionner, et espérer
quelque forme de respect en retour, affirmer tous avoir des « muscles, des biscoteaux, des
pectoraux, des abdominaux et des mollets.»(Dongala 30). Pour ce, ils doivent accepter les ordres
sans rechigner et surtout soulever des « armes déjà lourdes comme des cailloux [...] un truc
presque deux fois [leur] taille et lourd à porter. » (Dongala 28). Malgré la volonté de vouloir
s’impressionner mutuellement avant de tester leur nouveau pouvoir sur la population civile, on
retient que Johnny Chien Méchant et sa bande, comme celle de Birahima n’ont pas encore atteint
la maturité physique requise pour devenir soldat. En plus de la contrainte, il leur faut ravaler leur
orgueil s’ils aspirent à faire partie du groupe ou à sauver leur vie.
Sur le plan mental, une caractéristique majeure unit les protagonistes de Dongala et
de Kourouma; ils ont presque tous déserté les créneaux de l’éducation avant d’avoir achevé pour
la majorité leurs classes élémentaires. L’école a été, après les indépendances des territoires
colonisés, un des domaines dans lesquels les investissements étaient fortement recommandés.
Les besoins humains et intellectuels des nouveaux pays indépendants requéraient une main
d’oeuvre abondante que seule la formation scolaire pouvait compenser. S’instruire devenait le
chemin obligé qui garantissait non seulement un travail rémunéré mais aussi la satisfaction de
participer à la construction de la nouvelle nation et partant des contrées villageoises tel que
mentionné chez Camara Laye et autre Cheikh Hamidou Kane. La tendance est allée croissante
61
jusqu’à ce que les gouvernements se déclarent incapables d’offrir une carrière à tous, que les
familles sous la pression économique n’arrivent plus à assurer l’éducation de leur progéniture
mais doivent choisir entre responsabilité et leur survie alimentaire. Un des buts d’une l’éducation
adaptée aux réalités locales est la formation des citoyens et citoyennes responsables de l’avenir
de leur pays sans toutefois attendre que tout vienne de l’État. Quel avenir pour un enfant non
scolarisé et sans qualification professionnelle? Birahima par exemple avoue d’entrée de texte
qu’il « parle mal le français » pour la simple raison qu’il n’a jamais eu le temps de bien
l’apprendre: « Mon école [dit-il] n’est pas arrivée très loin; j’ai coupé cours élémentaire deux.
J’ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien... » (Kourouma 9)
Comment dès lors s’intégrer dans une société en mutation constante lorsqu’on est analphabète?
Johnny Chien Méchant et ses acolytes ne sont pas mieux lotis que Birahima. Si Johnny se prend
pour le seul intellectuel du groupe c’est bien parce que les autres n’ont pas mieux avancé que lui
sur le plan scolaire. Pour se différencier de ses camarades et prétendre à plus d’honneurs, Johnny
n’hésite jamais à s’autogratifier : « Comme je suis un intellectuel- j’ai été à l’école au moins
jusqu’au CE1 alors que Pili Pili n’a même pas terminé son cours débutant- mon cerveau
fonctionne même quand je ne le fais pas fonctionner » (Dongala 20). Comparé à au Général Giap
qui coordonne les groupes armés, Johnny peut se targuer d’être un intellectuel puisque son
supérieur hiérarchique est un analphabète notoire dont l’intelligence se résume à ses muscles et
biscoteaux d’athlète. Si des décennies après les indépendances, ceux qui aspirent à la direction
des affaires en postcolonie sont des analphabètes, ne faudrait-il pas remettre en question ou du
moins réévaluer la marche à suivre? Comment ne pas voir dans la distinction intellectuel/
analphabète des héros suscités non pas juste un sarcasme envers l’intellectuel qui n’arrive ni à
s’exprimer clairement, ni à transmettre son savoir au peuple, mais aussi un doigt accusateur
62
envers les élites locales et l’échec de l’éducation telle que pratiquée jusque là parce que copiée
intégralement sur des modèles étrangers et généralement sans aucuns rapports ou équivalences
avec les cultures locales? En effet Giap ne pouvait « faire la différence entre les lettres p et q car
sa scolarité se résumait à six mois de CP1 » (Dongola 53). Quel avenir espérer en postcolonie si
ceux qui sont aux avant-postes sont des Giap et affidés?
Tout comme pour l’appartenance à un groupe social, l’intégration dans un groupe armé
passe par une ou plusieurs séances initiatiques. Dans le cas des enfants-soldats, il s’agit de tuer
en eux tout sentiment humain pour ensuite créer sous forme de conditionnement mental, moral et
physique tout en faisant d’eux des barbares ou des fauves d’une cruauté insoupçonnée. Leurs
parrains ou mentors, en réalité de faux prophètes et proxénètes, voient en ces enfants des robots
facilement programmables et « moins craintifs […] dans les actions qu'ils mènent [disposant]
d'une énergie surabondante qui leur permet, une fois entrainés, de mener les attaques avec plus
d'enthousiasme et de brutalités que les adultes. »23À la fin de l’initiation, le résultat sera de créer
des « lycaons » dont la principale caractéristique est l’appétit du sang et une férocité qui pousse
l’animal à s’attaquer aux membres de son espèce. En clair « les lycaons, c’est des chiens
sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout; père, mère, tout et tout. » (AK187). Dans le
contexte des enfants-soldats, pour passer l’initiation d’un véritable lycaon de la révolution, unité
d’élite des enfants-soldats du Général Tieffi à laquelle aspire Birahima, tout candidat devra
commettre un parricide: « pour devenir un bon petit lycaon de la révolution, il faut d’abord tuer
de tes propres mains (tu entends, de tes propres mains), tuer un de tes propres parents [...] et
ensuite être initié » (AK188). Sans éducation et sans repères civiques, Birahima et ses
semblables évolueront avec la conviction que la violence est le meilleur moyen pour se réaliser.
23 Honwana, Alcinda. « Innocents et Coupables. Les enfants-soldats comme acteurs tactiques » in Politique Africaine No 80. Décembre 2000, p65
63
Violenter, tuer, tout ceci sera possible lorsqu’au sortir de leur initiation, ils seront fréquemment
nourris aux drogues dures pour leur donner du courage et annihiler en eux toute sensibilité
humaine. Ce n’est qu`à ce prix qu’ils deviendront « aussi forts que de vrais soldats ». En réalité,
la consommation de stupéfiants par ces enfants altère fortement leur conscience et leur
personnalité. Les réactions sont parfois imprévisibles comme c’est le cas chez Birahima: « la
première fois que j’ai pris du hasch, j’ai dégueulé comme un chien malade » (Kourouma 81). Au
lieu d’une formation adaptée au maniement des armes, les apprentis-soldats sont déshumanisés,
transformés en robots dont la seule fonction est de tirer avec toutes les armes que leur nouvelle
condition leur offre (nous pensons ici aux armes à feu qui tuent physiquement mais aussi, à
l’arme phallique ou l’organe génital masculin qui sert de viol, de rapt et déshumanise tant
physiquement que mentalement les malheureuses victimes. Plusieurs scènes de viol sont décrites
tant chez Dongala, Miano, Kourouma que chez Beyala). Sur le champ, les enfants-soldats
semblent atteindre l'extase mais qui saurait prédire la nature des répercussions mentales et
sociales à la fois chez ces jeunes acteurs et leurs victimes survivantes?
Issus de milieux pour la plupart défavorisés, orphelins d’un parent ou des deux, essayant
d’échapper à une terreur familiale ou simplement chassés de la maison, c’est l’instabilité
(économique, sociale ou mentale) ou l’irresponsabilité des parents qui caractérise les origines de
ces enfants-soldats. Le plus souvent, ils sont très tôt dans l’obligation de se prendre en charge
quand ce n’est pas la famille entière qui dépend d’eux. On apprend par exemple que dès l’âge de
douze ans, Johnny Chien Méchant curait déjà les « caniveaux...pour cinq cents francs » (Dongala
33). Sarah, orpheline de mère à l’âge de cinq est confiée à une cousine par le père qui à son tour
la « plaça24 chez Mme Kokui [qui] fit de Sarah une bonne et une vendeuse de bananes. »
24 Employé ici comme euphémisme, « placer » dans ce contexte signifie le plus souvent vendre. L’enfant dans ce cas devient une sorte d’esclave, un vidomégon béninois ou encore un restavec haïtien comme nous l’avons vu en
64
(Kourouma 94). Chassée par sa patronne, la jeune fillette sera violée et laissée pour morte par un
adulte. L’histoire de Kik est similaire: ancien écolier, il est obligé de joindre les bandes armées
après avoir trouvé dans la case familiale « son père égorgé, son frère égorgé, sa mère et sa soeur
violées et les têtes fracassées » (AK100). L’histoire de ces enfants-soldats est connue simplement
parce qu’ils ont été tués au combat et Birahima leur compagnon leur rend à sa façon un
hommage en fournissant un brin d’information sur ses compagnons d’armes. Il en sera de même
de Sékou Ouédraogo le terrible devenu enfant-soldat après avoir été renvoyé de l’école pour frais
de scolarité. Sosso dit la panthère rejoint le maquis après avoir trucidé son père qui « rentrait
chaque soir à la maison complètement soûl [...] hurlait comme un chacal, cassait tout et surtout
frappait sa femme et son unique fils. » (AK124). Entre multiples traumas et absence de secours,
tous ces enfants n’ont pour solution que de saisir la première opportunité qui leur est offerte. De
l’école buissonnière à la prostitution pour certains, au chapardage temporel, l’appel au
maniement des armes est celui qui semble procurer à ces enfants un semblant d’appartenance à
une nouvelle famille. L’instabilité de la famille biologique ou sociale a donc un lien étroit avec
l’existence des enfants-soldats. L’intégration des gangs et autres groupes guerriers, la
participation aux actes de guerre deviennent pour ces laissés pour compte, un moyen de revanche
sur la société. Les cadets sociaux aspirent à mieux et n’hésitent pas au besoin à transgresser
l’ordre établi par les aînés sociaux, renversant ainsi l’ordre établi et le destin au moyen de la
violence.
amont. Il serait tout aussi judicieux de faire une nette différence entre maltraitance, abus et le travail généralement acceptable d’un enfant dans certaines cultures africaines où il est notamment question d’inculquer à ce dernier les sens de la responsabilité, de l’effort, du courage et surtout de la primauté du groupe sur l’individu. Il n’est donc pas surprenant de voir de jeunes enfants participer en famille aux travaux agricoles, ou encore exercer de petits boulots contre quelques pièces ou billets de banque avec l’aval des parents pour participer au budget souvent précaire de la famille. Mais la limite est nette entre abus et travail volontaire ou à but éducatif. Le cas de Sarah est de loin une situation d’abus et de maltraitance. La suite de son histoire nous éclaircira un peu plus notre analyse.
65
Parallèlement, pendant que Johnny Chien Méchant arpente les rues et joue à
l’intellectuel, Laokolé la co-héroïne dont le récit s’oppose catégoriquement à celui de Johnny, vit
dans une relative bonne atmosphère dûe à la stabilité de sa famille qui sans être riche, parvient
avec beaucoup d’effort et d’abnégation à joindre les deux bouts tout en permettant à l’héroïne de
poursuivre de brillantes études qui ne seront interrompues qu’avec le pillage et la guerre contre
les civils entamés par les bandes armées dont celle de Johnny Chien Méchant. Laokolé qui
envisageait de devenir ingénieur était à seize ans avec son amie Mélanie, en « classe de terminale
au lycée [...] parce que, à cause de [ses] bons résultats, le proviseur [lui] avait fait sauter une
classe » (Dongala, 43). À son ingéniosité intellectuelle et grâce à l’apprentissage technique dont
elle bénéficie en assistant son père dans les chantiers de construction, elle associe le maniement
habile des outils de la maçonnerie malgré la dureté de la tâche mais aussi du regard surpris ou
moqueur des passants qui attribuent difficilement le métier de maçon ou de constructeur au sexe
féminin. Ils pourraient aussi estimer que Laokolé et son père enfreignent la règle qui réserverait
alors certaines tâches uniquement aux hommes. Dans ce cas les conséquences seraient
imprévisibles quand éclateront les violences. Cependant, la jeune fille comme son père ne
s’enferment pas dans des paradigmes ségrégationnistes qui limitent la femme à exercer certains
métiers et n’ont que faire de l’attention que leur prêtent les passants.
Malheureusement, les rêves de Laokolé s’évaporeront comme une chimère favorisée par
l’arrivée de la guerre qui l’oblige dans l’espoir de sauver leurs vies, à transporter sa mère
souffrante dans une brouette et son petit frère Fofo. Alors que la vie semble offrir une nouvelle
opportunité à Johnny Chien Méchant pour se définir, c’est en victime non résignée tout de même
que Laokolé voit son avenir lui échapper et devenir une proie que certains jeunes lycaons
pourtant de son âge n’hésiteraient pas à violenter et peut-être de mettre à mort.
66
2- De L’innocence à la violence ou le regard de l’enfant soldat sur lui-même
Convaincu de la malédiction maternelle qui pèserait sur lui, le jeune Birahima comme
Johnny Chien Méchant devenu soldat après avoir été charmé par les paroles d’un “intellectuel”
de surcroît “Docteur” de son état, sont les produits d’une série d’expériences infortunées et d’un
itinéraire pénible. Issus de sociétés où seul l’instant compte et où l’existence humaine ne se
définit que selon l’humeur des instables et parfois éphémères tenants du pouvoir, Birahima et
Johnny sevrés de leurs familles, se doivent de trouver tous seuls leur chemin dans cette vie de
“merde, de bordel de vie” (AK11). Pour survivre dans un environnement dans lequel le seul
moyen de recours semble ne plus être la famille ou l’école, mais plutôt, la force tonnante et
destructrice des armes, les deux enfants se trouvent dans l’obligation de s’enrôler dans les
groupes armés qui terrorisent leurs contrées et leur offre une plate-forme pour s’exprimer. Dès
lors, nos protagonistes n’auront plus pour tout objectif que s’affirmer comme personne mais
surtout revendiquer au plus vite une parcelle du pouvoir. Johnny Chien Méchant à qui est confié
le commandement d’une bande de jeunes désoeuvrés mais devenus subitement soldats par la
force des choses, entend faire régner l’ordre et asseoir dans l’immédiat son autorité. Conscient de
la précarité de leur nouveau statut à tous et de la difficulté qu’il pourrait avoir à contrôler les
éléments de sa bande, il s’agira de trouver une astuce pour impressionner ses camarades. Après
avoir imposé un nom à la troupe au détriment des suggestions de ses camarades, le nouveau chef
de guerre affirme sa toute puissance: « Là, plus un seul n’a osé contester mon autorité puisque
personne n’avait pipé mot. Ils avaient compris qu’un chef a toujours raison même quand il a
tort » (Dongala, 77). Il est intéressant de noter la facilité d’adaptation et de reprise du discours
intimidant des adultes25 envers ses camarades pourtant du même âge et de la même troupe. Si
25 Ceci ressemble à bien voir aux discours des dirigeants des pays anciennement colonisés qui asseyent leur pouvoir sur l’intimidation, le culte de leur personnage et l’avidité absolue de garder le pouvoir sans partage. C’est aussi une
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Birahima n’obtient pas un titre de commandement, il est tout de même promu « capitaine [...]
chargé de rester au milieu de la route à la sortie d’un tournant pour demander aux camions de
s’arrêter » (Kourouma, 81). Muni d’une arme de guerre, il passe rapidement d’ancien enfant de
la rue à enfant-soldat sans véritable formation militaire. Le nouveau pouvoir que lui procure son
nouveau statut lui permet comme à Johnny Chien Méchant de resquiller, de piller les populations
civiles car avec une arme « ça [lui] a donné la force d’un grand » (Kourouma, 81). Cette nouvelle
stature dûe à la possession et du pouvoir de l’arme à feu qui amène le jeune héros de Dongala, à
violer de façon répétée et ce devant ses collègues de la télévision nationale, la grande vedette,
Tanya Toyo alias TT : « Je lui ai dit d’enlever son grand boubou...Alors j’ai perdu patience. J’ai
arraché le grand boubou et déchiré son soutien-gorge. [...] C’est cela ce qui est magnifique avec
un fusil. Qui peut vous résister? J’ai enfin fait sauter son slip et j’y suis allé là, dans le studio,
sous les yeux du technicien toujours paralysé, la bouche et les yeux béants, à côté du corps de
son copain. J’ai pompé, pompé la belle TT. » (36) La description de la violence que subit la
vedette TT va plus loin et tout porte à croire qu’en plus de l’effectivité des méthodes initiatiques,
les jeunes guerriers se prennent parfois au jeu et poussent la cruauté à son paroxysme tout en
assouvissant certains fantasmes qui somnolaient en eux. La certitude de leur pouvoir et de leur
impunité, leur permet nous dirons, de s’octroyer tout ce qui jusqu’à leur intégration ne semblait
être qu’un rêve lointain. Par la violence, ils procèdent à une recréation du monde cette fois à leur
guise en s’accaparant le temps que dure leur prise du pouvoir, la ou les places qui leur étaient
jadis inaccessibles.
pique à l’endroit des conseillers ( en vérité des courtisans au sens donc parlaient Norbert Elias dans La Société de Cour et Baldassar Castiglione dans Le Livre du Courtisan) et affidés du pouvoir qui n’ont aucune influence sur les agissements de leurs chefs mais qui passent la plupart de leur temps à tirer au maximum profit de leurs positions proches du pouvoir central.
68
La minutie avec laquelle les enfants soldats se donnent de l’importance et prennent soin de
leur apparence est quasi-chirurgicale. Il s’agit pour tous de s’affirmer sur la nouvelle scène par
tous les moyens possibles. L’effet escompté est immédiat par exemple sur Lovelita, la petite
amie de la tribu ennemie de Johnny Chien Méchant qui a de la peine à reconnaitre son
compagnon d’avant guerre. Ce dernier donne un aperçu de son impressionnant accoutrement qui,
non seulement affirme sa supériorité sur ses hommes et sa force envers ses ennemis mais aussi
affirme une certaine immortalité26. « J’avais donc choisi le plus puissant de tous mes T-shirts,
celui qui avait l’image de Tupac Shakur et que j’avais traité de façon spéciale: j’y avais collé et
cousu des petits morceaux de miroir [...] pour aveugler l’adversaire par les rayons du soleil [...]
dans leurs yeux mais aussi parce que les miroirs dévient la trajectoire des balles »(91) La
référence à L’artiste américain Tupac est symboliquement une volonté de puissance et de
pouvoir quasi divin si l’on s’en tient aux rumeurs qui alimentent encore aujourd’hui
l’immortalité de l’artiste. Elle est renforcée par les ajouts et objets magiques qui lui cernent le
corps du jeune soldat. La référence aux miroirs nous fait penser au regard de l’autre à travers la
réflexion lumineuse qui aveugle l’ennemi mais polarise aussi le regard de l’autre vers soi. Il y a
donc dans la fabrication de ce nouveau personnage, une envie de paraître plus important qu’on
ne l’est, la création d’une image symbole toute puissante et une imitation authentique des gestes
adultes qui s’accaparent du pouvoir au détriment de leurs peuples.
Sous la protection du faussaire et marabout Yacouba, fabricant de gris-gris pour les
puissants selon les circonstances, le petit Birahima qui jouit d’un statut spécial dans les
26 La recherche de l’immortalité mais surtout de l’invincibilité est une quête longtemps poursuivie par les humains et les soldats. Il est important de noter la référence à feu l’artiste noir américain Tupac Shakur assassiné dans des circonstances troubles à Las Vegas en 1996 et donc le criminel n’a jamais été interpellé. Cette déficience des services de police a conduit ses fans à revisiter les anciennes chansons de l’artiste et de propager que l’artiste serait bien vivant bien que son décès ait été confirmé. Il règne encore aujourd’hui un mythe savamment entretenu auprès de ses fans. En se parant du T-shirt de Tupac, Johnny Chien Méchant croit ainsi obtenir cette immortalité par association.
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différentes factions guerrières parce que considéré comme le fils du marabout, Birahima reçoit
de son parrain « le grigri le plus puissant et gratis” quand les autres “fétiches s’achetaient au prix
fort » (78). Il règne dans l’environnement de l’enfant-soldat, un renouvellement constant des
attributs qui donnent vie personnage. De la protection magique à l’habillement, on dénote une
volonté concurrentielle de produire le plus d’impressions sur son entourage immédiat et lointain.
Dans la même lancée, si le choix n’est pas que symbolique mais aussi porteur de sens, nous
pouvons affirmer que le désir d’affirmation de soi et la puissance qui suit, amène l’enfant-soldat
à opérer un choix sans équivoque en matière de nom. Comme pour les fétiches et autres
amulettes de protection, la progression dans l’échelon militaire à la faveur de la multiplicité des
combats, le choix du nom sera sans cesse renouvelé en conformité avec le changement du
personnage du moment. Le nom choisi se doit alors d’être “un nom fort, puissant. Un nom qui
[...] fout la trouille que ressent un condamné devant un peloton d’exécution, un nom qui fait
trembler les criminels quand ils le voient affichés devant une maison” (117). Dans ce théâtre
tragique qui se joue tout en déjouant toutes les attentes, le jeu pour l’existence se réduit à un
exercice du don de vie ou de la mort. Dressé comme une bête sauvage, l’enfant-soldat n’a pas
pour ambition de « discipliner » comme le ferait un corps d’armée sous le contrôle d’un pouvoir
central et stable, mais plutôt de montrer qu’il a bien assimilé ce qui lui a été enseigné. Il s’agira
donc « de tuer en masse » et sans pitié. Achille Mbembe parle d’une économie du « massacre »
qui se manifeste par la « généralisation de l’insécurité [qui provoque] au sein de la société la
distinction entre les porteurs d’armes (à la fois générateurs de l’insécurité et pourvoyeurs de
protection) et ceux qui, parce qu’ils en sont dépourvus, courent en permanence le risque de voir
leur vie et leur propriété mises en gage »27. Le nom devient dans ces circonstances mieux qu’une
27 Mbembe, Achille. “Essai sur le politique en tant que forme de dépense.” Cahier d’Études Africaines 2004, 173-174: 177
70
manière pour le jeune soldat de vivre un rêve, il est affirmation d’une personnalité et d’un idéal
en perpétuels changements. Plus les jeunes s’aguerrissent au jeu de la mort, plus ils prennent
goût et se montrent de plus en plus téméraires. Dans ces conditions, la prise du risque et de
l’insolence atteint son apogée. Les principales références nominales qui dominent leur
imagination proviennent soit du monde animal, « Sosso la panthère » pour l’un des compagnons
de Birahima, « Lions Indomptables » (116) ou encore « Chien méchant » chez Dongala; on
retrouve aussi des patronymes tirés de la fiction hollywoodienne « Chuck Norris » (324) ou
encore des noms d’anciens tyrans « Idi Amin »28 (324). La cruauté étant l’une des principales
caractéristiques qui animent ces fauves et acteurs hollywoodiens, on peut aisément imaginer les
effets et les actes que reproduisent les enfants soldats dans leur envie de s’identifier jusqu’aux
actes aux figures qui remplissent leur imagination et les conséquences qui en suivront dans leurs
sociétés. Sitôt embrasés par l’euphorie de leur puissance manifeste, ils se laissent aller aux
multiples joutes interminables des baptêmes. On est ainsi selon l’humeur et l’occasion baptisé,
« débaptisé et rebaptisé » (115). Le but recherché est de montrer aux autres mais surtout se
convaincre soi-même des échelons gravis qui autorisent tant que peu, la possession du pouvoir et
la création perpétuelle d’une personnalité. L’extrait qui suivant entre deux jeunes protagonistes
de Dongala traduit de près la morbide réalité:
- Matiti Mabé, heureux de te revoir!
- Je m’appelle maintenant Chien Méchant.
- Ben moi aussi je ne m’appelle plus Idi Amin, c’était trop con. Maintenant je suis
Chuck.
- Chuck?
28 Du nom de l’ancien président et tyran sanguinaire Ougandais Idi Amin Dada, réputé non seulement par son physique de géant et d’ancien boxeur mais aussi par la cruauté des sévices qu’il infligeait à ses ennemis.
71
- Ouais, Chuck Norris... » (324)
Nous avons mentionné plus haut que l’enfant-soldat était devenu de par son initiation un
être sans peur. Conscient du pouvoir que lui confèrent son nouveau statut et les armes
meurtrières qui vont avec, il est capable d’affronter le danger sans beaucoup d’hésitation. Ne se
percevant plus comme un mineur inférieur à l’adulte puisqu’ils combattent les mêmes guerres et
commettent les mêmes exactions, il a une approche amplifiée de son importance qui le conduit
forcément à une dérive autoritaire. Johnny Chien Méchant par exemple exige le respect absolu
de ses hommes "bien que certains soient plus âgés et musclés" que lui. Il veut asseoir son
pouvoir de domination mais aussi de meneur d'hommes et profite de toute occasion pour
démontrer son pouvoir despotique. Faisant fi de toute retenue ou censure, les enfants soldats dans
leur généralité vont « tuer, violer, donner la mort » (116). Il s'agit d'humilier et de soumettre
l'adversaire ou toute personne considérée comme telle. Délinquants et tortionnaires en devenir,
peut-on affirmer sans risque de se tromper que ces soldats n'ont pas conscience de la terreur
qu'ils sèment sur leur passage, eux qui admettent pourtant prendre plaisir à voir les autres
souffrir? Le phénomène de compensation serait une autre approche pour essayer de comprendre
la volonté de puissance des enfants-soldats. La violence inouïe qu'ils infligent à leur société en
général n'est pas l'expression de la violence relâchée subie par eux sous la domination des
adultes, de la société elle-même qui leur refuse tout droit d'exister en les traitant comme des
infantes? En se faisant craindre de tous et en exposant aux yeux de leurs adversaires l'immensité
du pouvoir que leur accorde leur nouveau statut, l'enfant-soldat remédie à sa propre insécurité
existentielle intérieure et se console temporairement de tous les déboires et échecs subis:
« C'était vraiment bien d'être dans une milice armée, cela vous permettait de goûter aux bonnes
choses de la vie. » (264) Le degré d'extase exprimé et ressenti par Johnny Chien Méchant dans
72
l'acte de viol de la vedette de télévision Tanya Toyo est l'un de ces faits de compensation. La
même furie extatique est manifestée lorsqu'avec sa clique, ils entreprennent de violenter le riche
Inspecteur des Douanes M. Ibara et son épouse intellectuelle, professeur de lycée: « Ouais, j'étais
dans la maison d'un grand. J'ai posé mes fesses dans le fauteuil d'un grand, j'ai bu dans les verres
d'un grand.» (264) L'appartenance à une milice armée et le port d'une arme automatique abolit
dans ce cas la société de classe et change les données du jeu. Plus loin, il viole avec ses copains
Mme Ibara sous les yeux larmoyants du mari devenu subitement par la force des armes, un être
insignifiant, un infans qui n'a plus droit à la parole. Les rôles hégémoniques sont renversés et
c'est l'adulte hier qui subit les foudres de celui qui quelques jours encore n’était qu'un enfant sans
existence. Johnny s'extasie devant le spectacle qui s'offre à lui par l'attitude certes méprisante de
Mr Ibara mais une méprise sans effet et par la posture animalière et dégradante dans laquelle il
soumet Mme Ibara: « J'ai pompé, pompé. Je baisais la femme d'un grand. Je me suis senti
comme un grand. Je baisais aussi une intellectuelle pour la première fois de ma vie. Je me suis
senti plus intelligent. » (ibid)
La compensation on le voit, peut justifier la transformation monstrueuse des enfants-
soldats en messagers de la violence et du renversement des rôles politiques dans les sociétés
postcoloniales. Ayant la sensation d'être devenus invincibles grâce aux multiples gris-gris et
autres fétiches mentionnés en amont, l'enfant soldat devient un être despotique, un bourreau
sadique dépourvu de toute humanité. Il s'oppose avec les mêmes moyens et la fureur en plus, au
pouvoir despotique des autorités politiques qui dirigent les sociétés postcoloniales. Dans un
article sur la présence des enfants dans la guerre, Koffi Anyinefa, l'auteur suggère que « la
violence […] à laquelle participent les adolescents doit être comprise comme une atteinte à
l'intégrité [du] pouvoir despotique [et] comme une expression de l'incapacité de celui-ci à assurer
73
le bien-être des citoyens de l'État. »29 La facilité avec laquelle ils donnent la mort démontre de
leur degré d'insensibilité; c'est pourquoi ils s'entretuent et massacrent d'innocentes victimes sans
pâlir. Le spectacle des « torches humaines hurlant de douleur et se tortillant par terre » semble
être pour eux une source de jouissance et d'interminable satisfaction. Mais en ôtant d'un côté la
vie à leurs victimes, les enfants-soldats n'expriment-ils pas malgré tout une forte envie de vivre,
de faire partie d'une société qui leur dénie tout droit d'existence? L'invincibilité et l'immortalité
qu'ils recherchent à travers fétiches et de gris-gris est aussi un cri à la vie. Une vie qui leur a
échappé dès la naissance car placée sous la tutelle parentale, une vie qu'ils essayent de
reconstituer, de s'en approprier à tout prix et de revivre à travers le nouveau statut qui est le leur,
celui de l'enfant-soldat. Ce faisant et copiant à perfection les actions des dirigeants de leurs
sociétés, les enfants-soldats ne perdront aucune opportunité pour exhiber30 et déployer leur art
despotique. Dans l'extase et l'euphorie de leur nouveau pouvoir, ils n'afficheront aucune pitié,
aucune retenue ni autocensure; ils tueront, humilieront, violeront et donneront la mort à toute
existence qui aura le malheur de se trouver sur leur chemin. Terroriser, commander, soumettre et
enfin détruire l'autre semble être à tout prix leur leitmotiv. Une attitude qui n'est pas loin de
rappeler celle des rapports entre maitres et esclaves, entre colons et colonisés mais aussi et
29 Anyinefa, Koffi. "Les enfants de la guerre: adolescence et violence postcoloniale chez Bajoko, Dongala, Kourouma et Monénembo". Présence Francophone No 66, p82. 2006 30 il est important de comprendre qu'en postcolonie, la culture du paraître va de pair avec l'exhibition, l'étalage des biens matériels, des actions spectaculaires. Ainsi, toute autre activité qui met le sujet exhibant en position de force et de hauteur face un public enthousiaste ou apeuré, est foncièrement recherchée et multipliée. Les actions des enfants-soldats participent en partie à ce constat d'exhibition. Le viol, les tueries ou tout autre acte dénigrant on le remarquera, sont toujours précédés d'un "topo", une sorte de faux débat car avant l'acte fatidique, il faut montrer la "maitrise" de la parole, du verbe. Ensuite ces actions se passent toujours devant un ou plusieurs témoins visuels apeurés à qui on laisse la vie déjà traumatisée afin que tacitement, le témoin puisse, pensent du moins les nouveaux maitres, rapporter comme un griot ou un barde, les "hauts faits" des nouveaux maitres de la cité. Achille Mbembe en parle longuement dans son essai "De la Postcolonie", notamment dans le chapitre consacré à l'esthétique de la vulgarité. Les actes de violence des enfants-soldats comme ceux commis par les états postcoloniaux sont du domaine du grotesque. Le donner à voir, l'exposition des corps et le changement constant des identités font partie des éléments grotesques et de l'expression d'une soif de pouvoir. La mutilation des corps, l'obscénité de la gestuelle du viol et la zombification des victimes participent aussi au désir de domination recherché par les enfants-soldats qui à notre avis cessent d'être des enfants mais peut-on aisément dire qu'ils sont déjà adultes bien que participant au jeu macabre institué par ces derniers?
74
surtout l'attitude des nouvelles administrations des anciennes colonies devenues indépendantes
envers leurs populations. L'attitude papier carbone des enfants-soldats ne devrait-elle pas servir
de leçon à ces administrateurs et autres dirigeants des sociétés postcoloniales concernées? Eux
qui ne lésinent sur aucun moyen pour étaler leurs richesses, leurs différentes personnalités et leur
vanité sous les yeux hagards et hébétés du petit peuple. Si l'enfant soldat estime qu'il a doit à la
vie, et que l'autre qui n'est pas lui doit mourir car moulés dans la culture de la haine absolue de
son alter ego, il sait dès lors que sa propre survie dépend de l'annihilation de tout degré de
sensibilité. Le carnage qui résulte après leur passage est l'expression suprême de cette cruelle
insensibilité. L'élimination de l'autre pour l'enfant-soldat est l'assurance d'avoir accordé à vie
personnelle un sursis car la prochaine balle, le prochain accident de route pourrait lui prendre la
sienne. La paranoïa que provoque cette envie de survivre force les jeunes soldats à la vigilance et
au décryptage presque toujours erroné mais constant des intentions des autres. Intentions qui
pour lui ne peuvent que viser à le détruire d'où l'obligation pour lui de toujours être en position
d'attaque/défense.
De même, la mise en garde de Johnny Chien Méchant au représentant des riches et autres
pôles de décision, Mr Ibara, est en cela prémonitrice: « Messieurs les grands de ce monde,
sachez que les petits existent aussi et chaque fois qu'ils le pourront, il ne vous rateront pas.
Ouais, vous avez intérêt à le savoir. » (270) Cette mise en garde nous le pensons, dépasse
largement le cadre de la postcolonie : elle s’inscrit en droite ligne des récents mouvements
altermondialistes qui revendiquent tous les jours un peu plus de justice et une meilleure
répartition des richesses de la planète face à l'égocentrisme et l'enrichissement toujours
exponentiel des plus riches et des organismes financiers mondiaux à leur solde.
75
Contrairement aux guerres généralement connues dont les buts sont la défense ou
l'occupation d'un espace délimité, la guerre de l'enfant-soldat est d'un tout autre idéal. Il ne
défend rien en réalité ni n'occupe aucun territoire. La fragilité de son statut le pousse à agir plus
par nécessité que par un engagement profond à des idéaux. Une nécessité dictée par les
conséquences de son éternel statut d'infant qui le soumet à la merci de la société, elle même dans
un état de décrépitude mentale et économique avancée. L'enrôlement dans la guerre est pour lui
le seul moyen d'exister dans l'immédiat car le futur n'existe pas. Mis en marge de la société qui
ne lui accorde aucune importance, le recours aux armes est le moyen par excellence pour rétablir
un certain ordre. Cela doit se faire le plus rapidement possible et par tous les moyens sans le
moindre égard pour les conséquences ou victimes collatérales de leurs actions. « Au lieu de
s'élever au niveau de la lutte pour le pouvoir [véritable, les enfants-soldats comme leurs
dirigeants] ne pensaient qu'à [leur] vie personnelle » car avec leurs armes disent-ils « nous
réécrivons la loi » (Dongala 111-113). Mis en marge de leurs sociétés, la prise des armes est le
moyen rêvé pour rétablir "l'ordre naturel des choses" et la violence qui s'en suit devient leur
mode d' « expression politique » (Dongala118). Grâce au pouvoir que leur octroient les armes,
leur présence physique longtemps ignorée de tous prend subitement une autre dimension et la
crainte qu'ils inspirent n'est pas pour leur déplaire. Cette nouvelle loi écrite sur mesure leur
permet d'améliorer leur statut social: par exemple, l'enfant-soldat peut enfin « bouffer tous les
jours » (Dongala109). Il s'agit de prime abord d'améliorer la survie quotidienne malgré la
précarité de leur situation. Ainsi, partis de rien et toujours en position d'attente, la guerre leur
offre désormais "droit à la double ration de nourriture […] et au salaire triplé » (Kourouma189)
sans compter les belles voitures japonaises et autres richesses dont ils prennent possession lors
des multiples pillages qu'ils effectuent lors de leurs attaques sur les populations non armées.
76
Outre les avantages matériels et alimentaires, l'enfant-soldat peut aussi espérer obtenir de
brillantes promotions dans sa carrière professionnelle, même si ces promotions ne sont basées sur
aucun mérite mais plutôt sur l'humeur du jour de leurs chefs de troupe: « on était capitaine,
commandant, colonel, le plus bas grade était lieutenant » (Kourouma 76-77). La guerre en
continue est aussi source de profits divers. Johnny Chien Méchant peut exhiber à la fin du roman,
les multiples pagnes et autres bijoux de valeur volés pendant les diverses rapines de son gang. La
guerre est pour l'enfant-soldat une raison de vivre et d'être. Elle lui procure un moyen de mieux
vivre, d'oublier ses déconvenues et autres humiliations que lui a infligées la société. Appuyer sur
la gâchette lui permet de transformer sa misère en « paradis terrestre » (Kourouma 83) ou comme
le confesse Johnny, la guerre c'était vraiment chouette.
Outre la facilité avec laquelle, l'enfant-soldat acquiert ses galons, se pose la question de
l'intégrité des hommes qui les dirigent. À travers leurs agissements, on dénote un manque de
sérieux et une volonté de remettre en cause certains piliers séculaires sur lesquels repose la
société. L'armée qui est le bras sécuritaire de la société se trouve ainsi réduite à une bande de
pieds-nus ou de sans-culottes sans discipline ni formation aucune. Les galons dont ils sont
affublés, requièrent dans la réalité, force d'entrainements, de dédication et surtout de longues
années d'expérience intellectuelles, guerrières, morales et physiques. Ces qualités sont ici
bafouées et réduites à de simples faire-valoir. C’est bien la société qui est détruite et mise à mal.
Aucun critère notable ne justifie la montée en grade ou l'obtention d'un grade par l'enfant-soldat.
L'aspect moral et éthique c'est à dire la capacité a distinguer le bien du mal, le juste de l'injuste,
le sens de l'honneur et de la responsabilité, n'est certainement pas celui qui intéresse les divers
protagonistes de la scène. Pourtant l'attitude du jeune soldat face aux crimes commis au combat
est somme toute paradoxale. Le caractère néfaste ou moral de ses actes lui inconnu. Tuer pour
77
l'enfant-soldat ne constitue pas selon lui un acte criminel. Il ne se voit ni ne se considère comme
criminel. Confronté de façon inopinée sur la nature de ses actes par une de ses victimes qu'il
entend torturer plus tard, le héros de Dongala perd le contrôle de ses sens:
« -Mais tu me prends pour qui? Ai-je gueulé.
-Pour ce que tu es, un tueur.
L'injure m'a frappé de plein fouet » (Dongala 353). Être traité de tueur est l'injure
suprême pour quelqu'un qui se voit en combattant, en débrouillard et non comme quelqu'un qui
dégrade sa société. Le fait de guerre pour lui justifie tout acte commis durant cette période. Tout
combattant, lui inclu, est exonéré de toute faute et saurait être tenu pour responsable: "je ne suis
pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole les femmes. C'est
normal. La guerre c'est comme ça, donner la mort, c'est naturel. Mais cela ne veut pas dire que je
suis un tueur, un vulgaire assassin! » (353). Une fois de plus, la réaction naïve de l'enfant-soldat
qui refuse toute responsabilité dans ses actes montre si besoin était de son impréparation
mentale, intellectuelle et physique à faire la guerre. Devrait-on alors lui appliquer la qualification
du soldat ou simplement celui de combattant de circonstance? La réaction de Birahima n'est pas
différente de celle du protagoniste de Dongala: « M'appelle Birahima. J'aurais pu être un gosse
comme d'autres (dix ou douze, ça dépend). Un sale gosse ni meilleur ni pire que tous les sales
gosses du monde si j'étais né ailleurs […] J'ai tué pas mal de gens avec mon kalachnikov. C'est
facile. On appuie et ça fait tralala. »31 Au vu de leur âge respectif, les enfants-soldats présents
dans notre corpus, ne seraient pas à même d'être légalement admis dans diverses armées du
monde où l'âge au recrutement se situe généralement autour de dix huit ans. C'est dans une
situation véritablement ambigüe que se retrouve l'enfant-soldat avec un statut tout aussi
indéfinissable. Nous le disions plus haut les catégories soldat et enfant sont deux entités qui 31 Page de couverture
78
s'opposent naturellement. Si l'enfant est supposé être protégé, éduqué et nourri par l'adulte, le
soldat quand à lui est déjà celui-là à qui la société reconnaît le statut d'adulte et lui accorde tous
les mécanismes et moyens de défense et le droit de tuer pour protéger cette même société qui agit
comme un pouvoir régulateur invisible. De ce fait, l'enfant-soldat tout en restant enfant, garde-t-
il encore cette innocence qui caractérise l'enfance? Alcinda Honwana suggère une situation plus
complexe que celle des enfants pris dans ce tourbillon d'où on ne ressort jamais indemne. Ainsi.
« L’association des termes d'enfant et de soldat relève d'un paradoxe, dans la mesure où les
enfants-soldats se situent dans l'espace interstitiel entre ces deux catégories […] ils effectuent des
tâches relevant de l'apanage des adultes, mais ils ne sont pas encore des adultes. La possession
d'armes et le droit de tuer les placent en dehors de la catégorie de l'enfance, mais de tels attributs
ne suffisent pas à les intégrer pleinement dans la catégorie des adultes, du fait notamment de leur
âge et de leur immaturité physique. »32 Il apparait donc que l'enfant-soldat crée une nouvelle
catégorie hybride ou de l'entre-deux en cela qu'elle partage les caractéristiques de la dualité
enfant et soldat, mais une hybridité monstrueuse, abjecte dans le sens où la dynamique enfant-
soldat donne naissance à une anomalie, une infirmité sociale, une monstruosité qui remet en
cause les fondements de la société en prenant les armes contre elle tout en participant à sa
destruction. Dans la folie destructrice de l'enfant-soldat, on est en droit d'oser la question de la
responsabilité et du jugement avec le risque opportun de la culpabilité du fautif. Au vu de ce qui
précède, ne peut-on pas dire que la question de l'enfant-soldat interroge la responsabilité de la
société?
3- Enfant-soldat: entre monstruosité et victimisation
32 Honwana, Alcinda. "Innocents et coupables: les enfants-soldats comme acteurs tactiques" in Politique Africaine 80. Décembre 2000, p59.
79
L'enfant-soldat entre en guerre non pour les idées, encore moins dans le but de libérer un
territoire ou protéger un groupe humain en danger, il y va par nécessité car n'ayant pas la faculté
rationnelle de choisir de faire la guerre et de mesurer les multiples conséquences qui pourraient
en survenir. La guerre aux yeux de l'enfant-soldat constitue un moyen de survie, l'unique faut-il
le préciser. Parmi les articles de ce lugubre moyen de survie, l'enfant-soldat s'octroie le droit « à
bouffer tous les jours » (ibid) même s'il faut tuer pour atteindre ce but. Le lecteur qui lit
attentivement les récits et témoignages de ces jeunes témoins impliqués dans ces tragédies
récurrentes, se fait certainement un jugement de valeur quand aux divers degrés de responsabilité
des différents acteurs. Dans cette partie de notre étude, nous entendons montrer qu'il n'est pas
aisé de tirer une conclusion définitive tant le statut de l'enfant-soldat est complexe. Nous avons
signalé en amont qu'il existait une zone grise33 lorsqu'il s'agissait d'établir les responsabilités des
enfants-soldats ou d'établir une limite précise entre les victimes et les bourreaux: certains récits
nous apprennent que les deux parties avaient parfois le même âge ou alors partageaient les
mêmes jeux d'enfants quelques jours avant les tragiques évènements.
Dans une lettre à Louis Bouilhet, Flaubert affirme que « pour établir quelque chose de
durable, il nous faut une base fixe. L’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà
pourquoi le présent nous échappe. »34 Comment peut-on vivre lorsque chaque pas que nous
faisons non seulement nous empêche d’avancer mais surtout nous renvoie notre passé en pleine
figure ? Gilbert Gatore est un jeune écrivain rwandais qui a treize ans lorsqu’éclate le génocide
rwandais. Pendant sa fuite, il emporte avec lui quelques notes qui deviendront en 1997, le point
33 L'expression de "Zone grise" est de Primo Lévi dans Les Naufragés et les rescapés: Quarante ans après Auschwitz. Paris: Arcades Gallimard. 1989 traduit de l'italien par André Maugé. Nous y reviendrons. 34 Flaubert, Gustave. Correspondances, 1850-1854, 2e série. Bibliothèque Charpentier. Paris, 1889. p29.
80
de départ de l’aventure fictionnelle d’où naitra Le Passé devant soi35. Son roman met en parallèle
deux voix, celles de deux jeunes gens qui ont vécu cette tragédie que l’auteur ne nomme jamais
mais deux voix qui parlent toutes différemment de leur expérience du conflit. Pour le bourreau
Niko, ancien enfant-soldat, albinos de naissance, c’est l'explosion en plein visage d'un passé
tragique qui tient absolument à ne plus se laisser enfermer dans la prison de la conscience et à
finalement se révéler au grand jour. D’un autre côté, celle que le lecteur considère de prime
abord comme victime, Isaro, elle chez qui un affreux concours de circonstance réveille des
souvenirs douloureux qu’elle croyait avoir enfouis dans le secret de sa mémoire, décide de se
débarrasser de toute sa vie parisienne pour entreprendre de revisiter les lieux du drame et
participer à la mise en écriture de son Histoire et de ceux-là qui ne pourront plus témoigner.
Comment comprendre pour l’un le comment et le pourquoi de ce que l’autre voudrait absolument
oublier. S’il est généralement accepté que le bourreau revisite toujours le lieu de son crime,
qu’est ce qui pousse la victime elle, à entreprendre le même trajet ? Peut-on conjurer une
violence d’une magnitude indicible lorsqu’on a été partie prenante ou subissante du drame? En
d'autres termes, quelles sont les chances pour des enfants (l'un soldat, acteur et témoin des tueries
et l'autre, victime survivante collatérale des mêmes violences) de redevenir un être normal
lorsqu'il a été acteur et témoin d'une tragédie de cette ampleur? Comment assigner les degrés de
responsabilité si tant est que l'enfant-soldat n'est pas une créature ex nihilo mais la conséquence
normale de la décrépitude de la société à laquelle il appartient. La violence inscrite dans la
mémoire modifie indéfiniment dans le temps et l’espace, l’existence et le devenir des
personnages concernés. C'est le constat qui est fait après lecture du Passé devant soi de Gatore ou
encore de L'Aîné des orphelins de Tierno Monénembo. Ces auteurs nous mettent indirectement
35 Il reçoit avec ce roman à Saint-Malo le prix Ouest-France, Étonnants voyageurs 2008.
81
au défi, nous lecteurs, légataires testamentaires de la narration, de décider du devenir et du sort
de la victime et du bourreau, tant il apparaît que tous les deux sont victimes de la tragédie.
Le Passé devant soi, titre prophétique, voulu ou non par l’auteur, est construit sous une
forme toute aussi mystérieuse. Les 252 paragraphes de longueur inégale qui constituent
l’ensemble, ressemblent à des livres au sens biblique du terme ou des versets bibliques. Chacun
de ces paragraphes ou versets délivre une mini sentence qui provoque un malaise constant au
lecteur qui a le courage de lire le texte. À ce dernier, l’auteur fait, par de multiples clins d’œil
répétés, une mise en garde au fur et à mesure qu’avance et se dessine la funeste histoire de la
tragédie. « Cher inconnu, [dit-il], bienvenue dans ce récit. Je dois t’avertir que si, avant de mettre
un pied devant l’autre, il te faut distinguer le sentier incertain qui sépare les faits de la fable, le
souvenir et la fantaisie ; si la logique et le sens te paraissent une seule et même chose ; si, enfin
l’anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être insoutenable. » (11)
Ainsi pour se faire une idée de la narration engagée dans ce roman, patience, retenue et ouverture
d’esprit seront les qualités requises pour pénétrer dans le monde lugubre et monstrueux qui sera
ouvert au lecteur. La mise en garde n’exclut donc pas des désagréments, voire un abandon du
récit qui se situe entre réalisme et fabulation. Dans ce roman qui se lit et s’écrit à rebours car tout
est véritablement dans le titre: victime et bourreau doivent endurer la remontée dans le réel des
évènements tragiques qu'ils croyaient pour l'un pouvoir refouler et pour l'autre avoir refoulés
dans leur subconscient.
Le Passé devant soi se déroule dans deux espaces majeurs : Paris et une région qui ne
sera jamais nommée dans le récit. Les seuls repères géographiques et physiques de l'espace
anonyme seront la grotte, le village imaginaire Iwacu et les dédales d’un hôtel où la narratrice
prendra quartier aux premiers jours de son arrivée dans son pays d’origine. Cette absence de
82
nomination participe au dilemme auquel seront confrontés tous les acteurs, le lecteur compris,
dans leur tentative de narrer, localiser et de comprendre les évènements qui ont ravagés cette
partie du monde. Ce non-dit révèle aussi l’universalité de l’horreur car cette dernière n’a pas de
lieu ou d’espace de prédilection. Si les jeunes narrateurs parce qu’ils ont été tous les deux chacun
à sa manière, témoins des massacres et que c’est leur histoire personnelle qu’ils essaient de
relater pour comprendre, pour partager, évacuer la douleur et peut-être se recréer une vie
nouvelle. Le lecteur lui s’y trouve impliqué dès la première ligne du roman, où sa patience, sa
témérité et son humanité seront testés, bousculés mais aussi parce qu’il lui est annoncé qu’après
la lecture éprouvante et vertigineuse du roman, il « sera le seul survivant »12. Devenu de ce fait
le légataire testamentaire de deux existences ravagées par la folie des hommes, l’auteur du Passé
devant soi met son lecteur devant un fait accompli qui le force à accepter une part de
responsabilité dans la trame de la tragédie. Roman engagé, l’intrigue met à nu les ravages
physiques, psychiques et sociaux qu’endurent les victimes du génocide et de toute autre guerre et
donc l’universalité n’est plus à démontrer. Les deux voix majeures du roman sont celles de Niko
que l’auteur a peint extrêmement sympathique d’abord, personnage victimaire ou bouc émissaire
à la limite avant de le montrer dans toute sa monstruosité, comme acteur principal des tueries
immondes qui vont rapidement changer le paysage humain local. Enfant, le jeune Niko n’a pas
bénéficié de l’affection familiale. Sa venue au monde le prive de la chaleur maternelle car celle-
ci meurt en couches en l’absence de toute assistance. Le violent orage qui sévit sur le village
force les habitants à se préoccuper plus de la sécurité de leurs cases et ignorent la venue au
monde du nouveau-né et la mort de la mère. Quand finalement, le chien de la maison fait
remarquer sa présence, la famille se rend compte bien après que l’enfant est muet et le trouve
laid. « Sa grand-mère qui ne s’en laissait jamais conter prenait le nourrisson à part pour lui
83
demander d’arrêter de plaisanter ; il les avait bien fait rire mais cela suffisait. Il devait parler ou
au moins, émettre un son…Elle avait l’impression de tenir une horrible poupée possédant tout
d’un être humain sauf la voix, lui confiait-elle » (95) De ce mutisme, synonyme de damnation,
lui viendra le nom de Niko qui dans son entourage est semblable à l’interjection « Hé ! » ou
encore « toi là-bas ». Cette absence de nomination qui fera de l'enfant un être inexistant et
transparent, a une influence néfaste sur l’existence de Niko qui finit par vivre à l’ombre du reste
de la communauté. Jusque sur les campus scolaires, il sera la victime désignée de ses camarades
et portera son sourire jugé monstrueux comme un stigmate : « Mais lorsque pour sourire, il
dévoilait des dents aussi immenses que miteuses et désordonnées, il paraissait un singe à
certains, un démon à d’autres. Il fallait être habitué ou averti pour supporter ce sourire sans
manifester aucun signe de répulsion. » (117)
Rejeté par sa famille, hué et tenu à distance par les enfants du même âge, Niko devient un
fantôme vivant, une ombre dont lui seul a conscience de sa propre existence, un intouchable, une
horreur abjecte au sens défini par Julia Kristeva36 comme cet élément« qui perturbe une identité,
un système ou un ordre » (12). Telle est l’image offerte du jeune Niko, un être seul, abandonné
de tous, une victime qui force notre sympathie et suscite notre pitié. Isaro, la victime quant à elle
semble d’emblée moins à plaindre : l’opposition est nettement marquée dès le chapitre liminaire
entre l’existence misérable de Niko, et celle d’Isaro, survivante bien vivante, que l’on voit avaler
dans sa studette parisienne, un bol de céréales avant de s’envoler pour son cours de marketing
stratégique à l’école de commerce (où elle « a tant souffert »), puis pour son pays d’origine.
Alors que Niko n’a jamais été aimé par quiconque, Isaro a bénéficié, de la part de ses parents
adoptifs français d’« un amour sans réserve ni condition », se sont sacrifiés pour lui offrir une
36 Kristeva, Julia. Pouvoirs de l'horreur: Essai sur l'abjection. Coll. Tel Quel. Paris: Seuil, 1980
84
nouvelle chance dans la vie, « Ils l’avaient accueillie lorsque, orpheline de cette tragédie, elle
semblait condamnée…sans leur générosité inexplicable […] elle n’aurait jamais connu la
tendresse…elle n’aurait pas fait les études brillantes que tout le monde s’accordait à qualifier de
brillantes. » (51) Malgré cet investissement dans son avenir, Isaro abandonne la maison familiale
et filtre le numéro de téléphone de ses parents, cesse toute communication avec eux mais
bizarrement continue, d’encaisser régulièrement « le virement mensuel automatique de leur
compte bancaire au sien » (52) Mais là s’arrête la comparaison différentielle des deux
personnages dont la mise en scène de l’auteur force le lecteur à éprouver des sentiments de
sympathie ou de réserve envers les deux héros. Lorsqu’un nouveau pan de voile est levé et que la
suite du récit montre Niko dans ses œuvres de destruction massive, c’est encore le lecteur qui est
entrainé dans un nouvel engrenage. On ne cessera de rappeler, comme les clins d’œil répétés de
l’auteur envers son lectorat, que le texte se lit à rebours et que tout jugement précité réduit
l’impact recherché par le récit. Comment réagit-on lorsqu’on se retrouve unique héritier d’un
testament, d’une histoire individuelle ou collective dont on a peut-être pas voulu ou souhaité
hériter?
Lorsque le jeune Niko voit sa destinée lui apparaitre dans un rêve, rêve dans lequel il assassine
son père, il s’en offusquera mais se verra bientôt enrôlé d’abord comme volontaire dans une
milice avant de se retrouver commandeur des Enragés Volontaires, sa propre milice à lui avec
laquelle il commettra assassinats et autres tueries. Joindre les rangs de la milice lui donne enfin
ce sentiment d’appartenance à une famille, à un groupe dans lequel il se sent apprécié et prendra
beaucoup de pouvoir: « Noyé dans les tueries, Niko se sent bien. Il est heureux dans une certaine
mesure. Pour la première fois de sa vie, il fait partie d’une communauté, il est respecté et
éprouve une puissance illimitée. »159 Bien qu’auréolé de son nouveau statut social, lui qui n’en
85
avait jamais eu, Niko se rend bien vite compte que sa conscience lui joue des heures
supplémentaires. Sa gloire est éphémère et le génocide terminé, il ne peut s’empêcher de penser
à son parricide et à la vie de toutes les victimes qui ont été exterminées sans raison réelle. Dès
lors commence pour lui une lente mais très longue agonie marquée par l'afflux dans sa
conscience des faits tragiques auxquels il fut témoin et acteur. Cet afflux le force à remettre en
question sa vie et les choix qui furent les siens mais aussi de ses compagnons. Son exil ou le
refuge qu'il croit trouver dans une grotte, dont la légende dit qu’elle est sacrée sur une île déserte
s'avère être le lieu de sa condamnation et de son chemin de croix; l'île n'est pas déserte, elle est
habitée ou gardée par une armée de grands singes qui par moment semblent être les esprits réels
de toutes les victimes de Niko. Pendant ce temps Isaro a cessé tout contact avec ses parents
adoptifs après qu’un hasard de circonstance lui ait rappelé sa propre sombre histoire. En voulant
fermer la radio, elle augmente malencontreusement le volume et l’indicible qu’elle avait cru
pendant longtemps enterré au plus profond d’elle remonte à la surface « Ce matin- la radio hurla
que dans un pays dont la seule évocation la figeait d’inquiétude, le nombre de prisonniers était
tel qu’au rythme des jugements, il faudrait deux ou trois siècles pour examiner le cas de chacun
des détenus…C’est de son pays natal dont il était question » (29). Face à ce dérangement, Isaro
après quelques sombres tentatives d’attenter à sa vie choisit de tout abandonner pour retourner
dans son pays d’origine, sur le théâtre du drame qui a emporté ses parents biologiques mais
aussi, décimé un nombre innommable de ses concitoyens. Pour conjurer ses propres démons qui
l’assaillent, elle se propose, grâce à l’aide financière d’une fondation non gouvernementale
française37 La Fondation de France, d'écrire: écrire pour ne pas devenir folle, écrire pour sortir du
silence dans lequel elle s'est enfermée depuis longtemps mais surtout écriture pour tout
37 le roman de Tierno Monénembo L'Aîné des Orphelins, bénéficiera d'un financement similaire octroyé au projet Opération Rwanda : Écrire par devoir de mémoire, engagée par les intellectuels africains.
86
recommencer, pour redonner une nouvelle vie car si pour les chrétiens et la parole biblique, au
commencement était la parole, il est impérieux dans le cadre d'une tragédie de cette ampleur de
redonner la vie aux survivants quid de leur statut de victimes ou de bourreaux. La vie ne peut
reprendre que si la parole rejaillit comme un rayon de lumière dans un espace plongé dans
l'obscurité; le silence pouvant être en pareille circonstance absence de lumière. Ce serait une
écriture qui se refuserait à crier vengeance car dit-elle, il faut "ne pas ajouter la violence des mots
à celle des faits"12. Ces écrits seront un moyen de reconnaître les faits, d'en faire le deuil
mémoriel et physique, mais aussi d'offrir un moyen d'expression collectif à d'autres victimes ou
acteurs de la tragédie. En recueillant sur place les témoignages des survivants de la tragédie,
victimes et bourreaux pour en faire un recueil, Isaro se donne les moyens de confronter ses
propres frayeurs et démons, elle qui enfant, a été témoin de l’assassinat de ses parents cachée
sous un lit.
La conception de son projet aussi complexe qu’il s’avère est le moyen espéré pour faire non
seulement faire le deuil mais permettre aux autres victimes de la tragédie de faire pareil. Il
s’agira par le billet de l’écriture de son enquête roman d’aller au delà du génocide. Pour le
lecteur, ce projet de roman apparaît comme une mise en abyme de l’histoire de Niko qui est aussi
le nom de son personnage principal et dont la mère portait le même patronyme, Eugénie Isaro.
C’est donc un roman dans un roman entrain de s’écrire en même temps qu’il s’offre à lire. Mais
comment écrire et dire l’indicible? Comment reconstituer les évènements traumatiques qui ont
modifié à jamais l’existence des personnes et leurs communautés dans ce qu’elles avaient de plus
précieux et de sacré face au mutisme qui est souvent la réaction première des victimes ? Ces
victimes, parce qu'elles ont subi des traitements déshumanisants ne se considèrent parfois plus
comme partie prenante du monde humain car le système d'ensauvagement des enfants en soldats,
87
le traitement que ceux-ci infligent à leurs victimes a priori, n'offre pas de possibilité de
réintégration du genre humain. Walter Benjamin parlant des soldats après la guerre s’interroge :
« N’avons-nous pas constaté, après l’Armistice, que des combattants revenaient muets du front,
non pas riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? » (Le Narrateur 56) Le même
constat est observé par René Rémond (‘La transmission de la mémoire’. Barret-Ducrocq)
lorsqu’il constate qu’ « au retour des camps de concentration, les déportés se sont tus : c’est si
vrai que leur silence est une explication qu’on avance parfois pour rendre compte du délai qui
s’écoula avant que l’opinion prenne clairement conscience de l’horreur de la Shoah. »88 38 Les
victimes de la tuerie dans Le Passé devant soi manifestent pareils symptômes, conséquences de
leurs expériences traumatiques. L'écriture dans ce cas permet une redéfinition personnelle et
collective car l'espace textuel et narratif qui est le sien, offre un décentrement fort souhaitable
que ce soit de la part de celui qui choisit d'écrire ou du lecteur qui lit la fiction. Grâce à la
présence des personnages, le texte offre une seconde vie aux victimes en même temps qu'il
permet au lecteur de s'immiscer dans son existence. Le texte narratif par dessus tout, offre une
sépulture décente à ceux qui sont morts et dont les corps ont parfois été abandonnés à l'air ou
jetés en catimini dans l'anonymat et l'oubli des fosses communes. De l'écriture fiction, Jean-Marc
Ferry parle "d'identité reconstructive"39. Mais le projet narratif ne va pas sans poser de problème
pour le survivant qui choisit de raconter la tragédie. Un qui a survécu l'expérience des camps de
concentrations et l'extermination des juifs sous l'Allemagne hitlérienne et qui a choisi de raconter
son expérience est l'écrivain Primo Levi. Il souligne dans Conversations et entretiens, la
difficulté que peut avoir un témoin, un survivant d'une tragédie à retrouver la parole et même à
38 Forme de trauma désignée sous l’appellation de névrose traumatique ou état de stress post-traumatique en français et Post Traumatic Stress Disorder (PTSD) par l’American Psychiatric Association. Cathy Caruth explore cette forme dans « Trauma and Experience » in Trauma Explorations in Memory. Baltimore, J Hopkins U(1995)
39 Ferry, Jean-Marc. L'Éthique reconstructive. Paris, Cerf, 1996.
88
redevenir un être humain normal: « Il est difficile de rendre compte de cette expérience avec des
mots. [...] j'ai parfois eu la sensation que je m'étais lancé dans une entreprise à peu près
impossible. »40 Car le fait de survivre en lui-même peut être source de reproche et de culpabilité
en cela qu'on éprouve le sentiment d'avoir abandonné ou trahi les compagnons d'infortune qui
eux ont péri. Ce sont entre autres ces sentiments de culpabilité et d'anéantissement mental que
Primo Levi tente d'expliquer dans son essai Les Naufragés et les rescapés. Il y fait notamment
sienne cette pensée du philosophe autrichien Jean Améry qui suggère que toute personne « qui a
subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel [car]
l'abomination de l'anéantissement ne s'éteint jamais. La confiance dans l'humanité, déjà entamée
dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus »41 Il s'agit de
montrer que la violence vécue influence notre vécu et la violence des guerres ou des massacres
comme celle vécue par les enfants-soldats et les victimes survivantes marquent à jamais
l'existence de ces derniers. Elle va modifier à jamais leur présence dans la société et leur vision
de l'humain en général.
Il n’est pas surprenant que le mutisme et la solitude qui caractérisent l’existence de Niko
dès sa naissance se transmettent à Isaro avec l’évolution du projet. Elle se sert par contre de la
mise à nu de l’histoire de Niko le bourreau pour raconter sa propre histoire et celle de milliers
d’autres existences hachées ou découpées par la folie humaine. Alors que les massacres sont
achevés et que chaque survivant essaie de redonner un semblant de normalité à son existence,
l’auteur intervient à nouveau dans le récit pour lancer une de ces multiples interrogations : « Un
meurtrier peut-il revenir à sa vie comme un promeneur rechausse ses sandales ôtées pour
traverser un marécage ? Prendre la vie de quelqu’un interdit-il de disposer de la sienne ? » (166)
40 Levi, Primo. Conversations et entretiens 1963-1987. Paris, Robert Laffont. 1998 41 p.25
89
C'est l'interrogation essentielle à laquelle chaque lecteur, chaque survivant, uniques dépositaires
testamentaires des survivants d'un génocide essaiera de répondre autant grâce à la lecture qu'au
témoignage. Mais peut-on juste parler du meurtrier ou du bourreau sans étendre l’interrogation à
la victime ? Une victime témoin de la tragédie peut-elle juste reprendre sa vie comme si rien ne
s’était passé ? Le roman de Gilbert Gatore et d'Isaro nous permet de répondre par la négative.
Niko qui vit depuis la fin des évènements dans un état de stress post-traumatique, caractérisé par
des évanouissements fréquents, des vomissements, est régulièrement hanté par l’expression
entendue dans le rêve annonçant le parricide « tué par son fils » mais aussi son esprit est
poursuivi par les « visages et …les cris de ses victimes » (167). Paul Ricœur parle de
« réactivation » de la « trace psychique » à différencier de la trace écrite (archive) pour
caractériser ces impressions au sens « d’affection laissée en nous par un évènement marquant »
42
Comment la réécriture de son histoire et de celle des autres agit sur Isaro? En choisissant
la voie du suicide Isaro succombe-t-elle à la peine des victimes interviewées ou alors disparaît-
elle pour mieux laisser place aux différentes histoires enregistrées ? Par le biais des notes et des
récits qu’elle a enregistrées, Isaro se double du rôle de victime et de créatrice de fiction. Une
fiction à rebours dans laquelle elle se met aussi en scène. Y’a-t-il ou non une frontière entre la
victime et le bourreau et à qui incombe la responsabilité de la monstruosité de Niko ou de tous
les autres enfants-soldats qui apparaissent dans notre corpus? Odile Cazenave suggère que les
enfants ne subissent pas seulement les chocs et des meurtrissures psychologiques, mais qu’ils
passent aussi du statut d’objets de violence à celui d’agents de cette violence43. Ceci supposerait
la possibilité d'un parallélisme intrinsèque entre les abus et autres actes de maltraitance que 42 Ricoeur, Paul. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : seuil, 2000. p539 43 Cazenave, Odile. "Writing the child, youth, and violence into the francophone novel from sub-Saharan Africa: the impact of age and gender ". Research in African literature. 36.2 Summer 2005 pp59-71
90
subissent les jeunes soldats et l'explosion de violence dont ils sont la cause. S’il n’existe pas de
frontière entre la victime et le bourreau, est-ce à dire que la monstruosité serait installée en
puissance ou état de latence en chaque humain et que seul un geste arbitraire la déclencherait ?
Le roman de Gatore affirme que le mal est inné dans l'être social mais que cette qualité serait en
dormance. Il suffirait par contre que d'un acte déclencheur pour transformer l'humain en monstre.
Selon la voix narratrice « c’est nous tous qui sommes des monstres en puissance, pataugeant à
culpabilité égale dans la zone grise, et peu à peu l’on en vient à croire que la vérité sort de la
bouche des bourreaux [qui, pour être passés à l’acte, en savent plus que nous sur nous-mêmes],
voire à les considérer comme les vraies victimes puisqu’eux ont eu le malheur de pouvoir donner
libre cours à la pulsion meurtrière que tout homme est supposé porter en lui. Donc suspends ton
jugement, « cher lecteur », déploie ta sensibilité qui seule ici est requise, et imprègne-toi de la
détresse… de l’assassin […] c’est l’humanité toute entière qui est coupable. » D’où ces coups de
projecteur récurrents aujourd’hui, dans la littérature et les arts de la scène, sur la psyché du
bourreau censée contenir la clef du mystère du Mal : « il faut, pour comprendre ce qui s’est
passé, s’approcher de ce qui en a été la cause », déclare Isaro – d’où le désir qu’elle a de mettre
en lumière la subjectivité des criminels, « car c’est là-dessus que se fondent la haine et la
violence ». On sait pour en avoir lu que les discours des bourreaux non-fictifs n’expliquent rien,
mais la fiction se charge de remédier à cette carence en nous démontrant que le génocidaire est
un assassin par nature (la mère de Niko meurt en le mettant au monde) et une éternelle victime
(muet de naissance, son handicap lui vaut d’être maltraité), à l’image de chacun d’entre nous.
Car le monstre est en l’homme comme le ver est dans le fruit – cette explication métaphysique
déportant insensiblement le regard du lecteur des fauteurs du génocide (car il y a des
responsables), sur les plis de son propre nombril où gît le monstre qu’il faut neutraliser.
91
Les enfants-soldats ou les victimes d’un système.
Des victimes d'un système social qui a failli dans sa mission de protection de l'enfance, un
système qui a cessé de penser son avenir en termes de ressources humaines qualifiées et dont
l'enfant, le jeune constituera jusqu'à preuve du contraire, l'élément central de ce développement.
Que ce soit chez Dongala, Kourouma, Gatore ou plus loin chez Thierno Monénembo, l'enfant-
soldat est confronté à un choix existentiel pressé dans ce sens par l'égoïsme des adultes qui
n'hésitent pas à les exécuter comme des animaux lorsque leurs volontés et desseins ne sont pas
accomplis. S'exprimant sur la question du rôle et de la responsabilité des enfants-soldats,
l'archevêque Sud Africain Desmond Tutu, tout en reconnaissant l'implication violente de ces
derniers dans des actes de barbarie et de cruauté, absout cependant ceux-ci sur l'évidence de cette
"zone grise" qui ne reconnait pas à l'enfance la capacité d'estimer les conséquences de certaines
décisions qui vont corrompre à jamais son humanité. Il soutient qu'il « est immoral que les
adultes entrainent les enfants à combattre leurs guerres en leurs noms. Il n'y a aucune excuse,
aucun argument acceptable d'armer des enfants […] Nous ne devons pas perdre de vue que les
enfants-soldats sont à la fois victimes et bourreaux. Quelques fois ils posent des actes barbares
d'une rare violence. Mais quelque soit la culpabilité de l'enfant, la responsabilité principale nous
revient, les adultes. Les enfants sont facilement contraints à poser des actes qu'ils n'auraient
jamais posés en temps normal. »44 Les conséquences de leurs actes violents modifient les
fondations sociales telles que connues. Elles forcent la communauté à se recréer et parfois
parviennent à modifier certains comportements individuels.
44 “It is immoral that adults should want children to fight their wars for the. There is simply no excuse, no acceptable argument for arming children […] we must not close our eyes to the fact that child soldiers are both victims and perpetrators.They sometimes carry out the most barbaric acts of violence. But no matter what the child is guilty of, the main responsibility lies with us, the adult. Children are easily coerced into doing things they would never have done in a normal situation.” Archbishop Desmond Tutu, The Use of Children as Soldiers in Africa, 1999 by Coalition to Stop the Use of Children as Soldiers. ma traduction
92
III- LA FOLIE
I- Folie et création identitaire
La limite entre folie et raison est très mince et plusieurs fois dans l’évolution de la société
humaine. Le fou a souvent été considéré à tort comme une personne qui aurait perdu la raison.
Cette idée de déraison a servi et continue de servir comme un des prétextes à l’internement et à la
mise à l’écart d’un sujet déclaré « non pensant » et qui perd de facto son humanité en droite ligne
du cogito dûs à la terreur qu’elle provoque, sont généralement les plus observés. Il est important
d’emblée de noter que une distinction entre folie et fou car la folie est une idée de ce que l’on se
fait a une époque donnée dans une culture donnée. Le fou quant a lui est nommé comme tel
même s’il ne se considèrerait lui-même pas comme fou. C’est plutôt quelqu’un qui affirme sa
différence, vit sur les bords et marges du reconnu tout essayant de s’affranchir des limites
morales, sociales, voire économiques et juridiques. Il tend en général à exprimer l’inexprimable,
les interdits sociaux et force la société à constamment redéfinir ses limites et ses niveaux de
tolérance.
L’exclusion du sujet date de la période du moyen âge ou les malades atteints de la lèpre
et de la petite vérole étaient bannis de la société ou placés dans des lieux d’enfermement, parce
que considérés comme une menace pour l’intégrité de la société. Aux lépreux du Moyen-Âge au
départ, ont été joints les pauvres, les marginaux, les oisifs, certaines minorités, les débauchés et
autres profanateurs dès la période classique et donc la création de l’Hôpital Général de Paris, qui
est tout sauf un centre de soins mais « le tiers ordre de la répression » selon l’expression de
Foucault, sera le plus grand symbole. Des sociétés très pieuses qui cherchaient avant tout à se
protéger d’elles-mêmes, de leur propre inquiétude face au néant de l’existence dans le monde et
face à la mort n’hésitaient pas à regarder le fou comme un animal ou un être monstrueux.
93
Au XVe siècle, apparaissait en Allemagne, l’expression des fous errants ou encore La Nef
des fous qui symbolisait le transport des fous par des marins que ces derniers confiaient à leur
tour a des bateliers qui les abandonnaient très loin d’une ville à une autre ville. Il s’agissait de
tenir les fous et les malades à l’écart ou à l’extérieur des groupes sociaux car ceux-ci représentent
l’envers du groupe, ses maux, leur conscience critique mais aussi ceux la qui menacent toujours
de l’accessibilité et de la divulgation des interdits, des secrets. Du Moyen âge à la renaissance,
on est passe de l’embarquement du fou ou du malade à son internement pur et simple. La mise à
l’écart du regard du groupe semble être le maitre mot pour protéger et éduquer les gens sains. Le
fou sert donc de miroir à la société.
Sur le plan philosophique, maints penseurs se sont exprimés sur la question de la folie. Si
pour Descartes, penser permet d’affirmer l’existence de l’humain, la folie est elle aussi l’apanage
d’un conflit de la pensée, une pensée qui dénonce l’Autre de la pensée selon Shoshana Felman
dans La Folie et la chose littéraire. Descartes qui développe cette pensée dans ses Méditations,
suggère que la folie ne peut servir d’instrument au doute qui définit son cogito et qu'elle est
interne à la pensée:
« Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est que
peut-être je me compare à certains insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué
par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont rois alors qu’ils sont très
pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont nus ou qu’ils s’imaginent être des
cruches ou avoir un corps de verre ? Mais quoi ! Ce sont des fous et je ne serais pas moins
extravagant si je me réglais sur leurs exemples. »45 (Garnier 93)
Celui qui pense ne saurait donc selon lui être fou car chez le fou, il y a un manque, une
absence, un vide qui pousserait ce dernier à perdre le contrôle de sa raison. Foucault pense que 45 1ère Méditation in Garnier, Adolphe. Œuvres Philosophiques de Descartes, Tome I. Paris, Hachette. 1835. p93
94
c’est l’inquiétude existentielle humaine associée à l’idée de la mort qui ouvre la voie à la folie et
à la déraison.
Dans le cadre des sociétés postcoloniales qui ne furent pas toujours préparées, dans des
conditions optimales, à assumer le contrôle de leurs destinées après avoir été longtemps traitées
comme de grands enfants et à la charge des différentes métropoles occidentales, folie et fou sont
des aspects récurrents du quotidien. Ils font partie du questionnement permanent de la création
identitaire, de la construction sociale, culturelle ou politique sans oublier la survie économique.
Parce que l'inquiétude physique et psychique est une des marques du contexte colonial, aucune
différence n'est notée pendant la période des guerres de libération et de décolonisation. Il faut le
dire pour le souligner, colonialisme et postindépendance sont essentiellement des périodes de
grand dérangement, de désordre et de dérèglement46. C'est le règne de la déraison et de la folie
parce que les sujets colonisés, nouvellement indépendants vivent En somme la névrose
postcoloniale est l'une des conséquences flagrantes de la rencontre entre le sujet colonisé et la
métropole coloniale; rencontre qui est conclue par une série de mutations et de transactions
événementielles plus ou moins obscures qualifiées d'indépendances.
Chez Leonora Miano, la question de la folie et du personnage du fou occupe une place de
choix dans son œuvre. Elle interpelle l’existence et la survie même des sociétés postcoloniales.
Elle se caractérise par un vocabulaire névrotique où les expressions de rage, frénésie, manie,
fureur, extravagance, délire et de divagation mentale et physique seraient quelques unes des
principales manifestations. Ainsi on observera chez certains sujets, la volonté extrême à changer
d’identité par une succession de parades et de masques. Le degré de folie dans ce contexte étant
proportionnel au degré d’obsessivité du sujet de grimper rapidement plus haut dans l’échelle
46 Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, parle de la culture de "l'ensauvagement" de l'humain et de son environnement qui est la marque du colonialisme mais malheureusement du pouvoir postcolonial dans la plupart des nouvelles nations devenues indépendantes.
95
sociale, d’accélérer le processus de lactification47 non seulement dermique mais mentale et de
devenir l'Autre, le maître, le blanc, le chef voire le nouvel empire.
Sur un autre plan, la folie c’est le silence, le refus d’apprendre et de discuter de son
histoire, l’histoire du groupe ou de la tribu, sur une échelle plus grande, l’histoire qui fait que des
gens d’origines différentes se mettent ensembles pour former une nation. Dans les romans de
Miano, il y’a un constant refus de passer dans le sens de transmettre, l’Histoire entre groupes
générationnels, entre parents et enfants. On y note aussi une absence criarde d’amour qui est une
autre cause de la folie ambiante qui y règne. Si on considère que les enfants sont l’avenir d’un
peuple ou d’une nation, ne serait-ce pas folie que de choisir de sacrifier le bien être des enfants
pour des objectifs personnels?
Enfin la folie, c’est aussi et surtout on le verra, la jeune fille, la femme folle, la femme
hystérique ou présentée comme telle qui se bat contre et contre un ordre social imposé et contre
la marginalité de sa condition. L'hystérie pouvant devenir malgré les apparences un moyen de se
« soustraire au regard d'autrui, le temps de reprendre des forces ou d'attendre que le monde, ou
encore de [se] relever totalement transformées. » 48 On constate chez ces personnages une remise
en cause du quotidien et des mœurs, une critique non voilée de la perte des valeurs humaines, le
rejet de la responsabilité personnelle et collective dans des sociétés engagées dans une course
folle vers un avenir incertain. Confinées dans un silence tragique et vivant quelques fois sur les
bords de la société, le roman, la littérature, le cinéma deviennent pour ces personnages, les lieux
par prédilection où ils peuvent recouvrer la parole et exprimer tout haut ce qui leur est interdit en
société. « La folie étant en son essence même silence, elle ne peut trouver refuge que dans la
47 Fanon, Frantz. Peaux noires, Masques blancs. Paris. Seuil, 1952. 48 Ghalem, Nadia. Les Jardins de cristal. La Salle, Hurtubise HMH, 1981. p.107
96
dimension de la possibilité et dans le langage de la fiction ou dans la dimension du langage. »49
C'est aussi l'un des rôles que s'est assigné Michel Foucault dans L'Histoire de la folie à l'âge
classique, ouvrage de référence dans lequel il oblige la société pensante et traitante à revoir ses
diagnostics concernant le fou qui jusque là vit séparé, honni, enfermé. Il est important de noter
que dans son enfermement, le fou n'est pas si différent de l'enfant ou de la femme puisque ces
derniers sont eux aussi privés de la parole et considérés comme dépendants. Ainsi chez Foucault,
l'origine de la folie est à chercher dans les relations sociales et que celle-ci est un fait de
civilisation, certains "savants" avaient suggéré que la femme, de part sa constitution anatomique
et biologique, serait plus enclin à la maladie mentale. Constituée d’un utérus, cet organe aurait un
lien direct avec l’hystérie et ferait de la folie un mal presque exclusivement féminin50.
Dans L’Intérieur de la nuit, le tout 1er roman de Miano, un groupe de rebelles prend
d’assaut le petit village d’Eku qu’il a au préalable soumis à une terreur psychologique en
interdisant formellement aux villageois des semaines durant de quitter le village. À la tête de ces
rebelles, trône un triumvirat de frères guidé à son tour par l’idéaliste Isilo qui se fait appeler « le
héraut des temps nouveaux », qui prône la création d’un nouvel ordre. Il s’agit selon eux d’un
retour aux valeurs ancestrales mais surtout à un certain âge d’or de l’Afrique d’antan: « Il faut
que vous sachiez, leur dit-il, ce n’est pas uniquement l’homme qui a vu le jour sur la terre
d’Afrique! Ce sont aussi la conscience et la connaissance qui président à l’édification de toute
chose. Tout ce qu’ils savent, c’est de nous qu’ils le tiennent. » (90) Après avoir des semaines
durant, maintenu à distance les villageois dans une sorte de terreur psychologique en les
obligeant à ne point s’éloigner de leur demeure comme pour briser d’avance toute velléité de
résistance. Lorsque finalement il fait entrer ses troupes de rebelles dans le village, c’est en
49 Derrida, Jacques. L'Écriture et la différence. Paris, Le Seuil, 1968. p84 50 Baillière, J.B et Fils. Dictionnaire de Médecine, de Chirurgie, de Pharmacie, des Sciences accessoires et de l'art vétérinaire. Paris, É. Littré. 1865. p761
97
libérateur des consciences et des foules qu’il se présente: « Le héraut des temps nouveaux ne
veut vous faire aucun mal. » (120) Pourtant la suite du pacte qu’il va proposer ébranlera la
structure existentielle même du clan Eku. Il s’agit pour le clan de participer non seulement à
l’effort de guerre en offrant de jeunes enfants qui seront les nouveaux soldats de la rébellion,
mais aussi d’offrir en sacrifice un des leurs, un jeune garçon ainsi qu’Isilo l’explique aux
villageois:
« L’enfant dont la chair sera partagée vous fait le plus beau cadeau du monde: celui de
vous lier par son sang...Ce n’est pas un repas ordinaire que vous allez prendre. Il va vous
renforcer, en vous rapprochant à la fois les uns des autres et de votre terre. L’enfant dont
quelques morceaux seront partagés vivra en vous, comme des graines semées dans vos
cœurs. »120
Telle est la communion macabre qu’Isilo le visionnaire, offre comme rédemption aux
peuples que son mouvement de rebelles assujettit. Comment ne pas voir à travers ce sacrifice
humain, une pâle copie du dernier repas christique avant sa mise à mort par les juifs et donc le
geste millénaire est aujourd’hui repris par toute la chrétienté? En sacrifiant l’enfant Isilo se
présente comme l’être suprême qui fait de la chair de la jeune victime une chair christique qui
n’a aucun rapport avec la croyance douteuse des villageois d’Eku. Dans cette parodie de la sainte
scène, La folie d’Isilo et de ses acolytes se fait claire : son idéalisme ajouté à son fanatisme
n’accomplit pas la mission originelle qui est la fraternisation des peuples mais ouvre plutôt une
nouvelle blessure dans le cœur de villageois déjà meurtris par la pauvreté et autres problèmes de
survivance. De même, l’utilisation du « vous » exclusif au lieu d’un « nous » plus inclusif prouve
qu’Isilo et sa bande d’illuminés ne se soucient pas du bien être des populations d’Eku. En
s’excluant de la consommation de la chair victimaire, ils s’inscrivent en faux contre la prétendue
98
union des peuples africains qui semble être le leitmotiv sous lequel ces derniers se présentent aux
populations qu’ils vont meurtrir. En assassinant l’enfant qui représente l’avenir du village et la
nouvelle nation qu’ils prétendent vouloir créer, Isilo et sa bande accomplissent tout le contraire
de l’objectif qui aurait dû être le leur. Le petit garçon représente non seulement une main
d’oeuvre économique, il représente l’orgueil d’une famille, un espoir de changement mais aussi
et surtout, la survivance du village par son pouvoir reproductif. Le prélèvement de ses parties
génitales pour en faire une potion magique est un moment de castration et de mise à mort lente
du village d’Eku. Les rebelles en tuant physiquement le jeune enfant, détruisent symboliquement
mais assurément à long terme le futur des sociétés dans lesquelles ils opèrent des pillages. En
forçant les membres du clan à tuer et à consommer l’un des leurs, Isilo et sa bande opèrent un
double viol: celui de la mise à mort de l’enfant mais aussi leur présence masculine dans un
village presqu’exclusivement peuplé de femmes est un autre viol de l’espace intime féminin. De
même, Isilo crée entre les villageois et leur victime, un lien de culpabilité perpétuel qui forcera
tôt ou tard chaque villageois de se sentir coupable d’avoir livré un des siens à l’ennemi. Ainsi
lorsque l’histoire sera écrite, soit cet acte deviendra un blanc dans la véritable histoire qui sera
contée à la génération future d’Eku, un autre silence dans l’histoire des peuples postcoloniaux,
soit cette complicité y sera notée et quelqu’un devra expliquer le pourquoi et le comment du rôle
des locaux dans la disparition des leurs. Dans La Servante écarlate (The handmaid‘s Tale)
Margaret Atwood appelle ce procédé « Particicution », mélange savant de participation et
d’exécution lorsque les victimes sont associées dans l’acte du mal ou de la tuerie avec les
détenteurs du pouvoir. On peut conclure de ce qui précède que la postcolonie reprend en les
personnalisant, les mêmes actes barbares et violents de l'époque coloniale antérieure en dévorant
une nouvelle fois ses enfants, se privant du même coup, des capacités humaines nécessaires à son
99
développement. L’Histoire sensée être apprise pour être corrigée et améliorée se répète plutôt et
les populations sans voix payent une nouvelle fois les frais de la folie de ses « libérateurs ».
Dans Contours du jour qui vient de Miano, l'extravagance, l'hystérie et la divagation sont
des cas de folie qui obligent les sujets névrosés à vouloir constamment changer de statut,
d’identité ou même de classe sociale ceci grâce à une série de gestes et subterfuges que Lydie
Moudileno nomme parades postcoloniales. Ces sujets s'offrent au regard en exploitant tout ce qui
leur est possible y compris « les ressources sémiotiques de la théâtralité, de la corporalité, du
rêve et de la métamorphose.» (Moudileno, 7)
Premièrement, je m’intéresserai particulièrement aux actes du couple Bosangui, couple de
fonctionnaires dont le maigre statut social lié aux rudes conditions sociales les poussent à se
transformer en pasteurs et propriétaires d’église de réveil de la foi pour arrondir leurs fins de
mois et atteindre plus rapidement la richesse qui jusque là les ignorent. Je m’attarderai sur le
ridicule, l’obscène et le grotesque au sens de Mikhaïl Bakhtine51 des deux personnages Bosangui
dans leurs tentatives effrénées d’atteindre la richesse tout en promettant mensonges et déceptions
aux fidèles, eux aussi obnubilés par leur propre désir de richesse que le couple Bosangui.
C’est la nouvelle postcolonie chère à Mbembe dont quelques unes des caractéristiques
seraient la culture du faux et de l’apparence, la quête absolue du pouvoir, l’acquisition illimitée
des biens et richesses, l’exubérance et l’être immédiat.
On apprend ainsi que le temple des Bosangui se nomme miraculeusement La Porte
ouverte du paradis et qu’il est richement décoré. On sait par exemple que le temple est tapissé de
« velours sanguin et les broderies d’or », que toutes les inscriptions sont dorées et le temple
dispose même d’un orchestre. Tout ceci concourt à toucher le pathos des visiteurs, à
51 Bakhtine, Mikhaïl. L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Trans. Andrée Robel. Paris : Gallimard, 1970.
100
impressionner et se convaincre qu’on est dans un milieu riche. De même, l’entrée en scène du
couple officiant et la description vestimentaire détaillée participe de cette mise en scène du
donner à voir et à admirer : « Les applaudissements laissent place à un silence particulier qui
nous pénètre tous. Papa et Mama Bosangui font leur entrée, vêtus de bleu et parés d’argent
massif ». Nous assistons là à une parade, une exhibition excentrique, un spectacle
minutieusement préparé et accordé, destiné à accentuer et décupler l'état de frénésie de la foule
avant qu’il ne lui soit en retour, vendu les rêves illusoires auxquels elle croit. Car dans cette
exhibition carnavalesque, chacun partition est jouée à la perfection. Les officiants, les Bosangui,
mettent tout leur savoir faire créatif et performatif pour appâter la foule ou les fidèles dans une
transaction du donner et du recevoir:
« Lorsque vous voulez gagner à la loterie, vous faites l'effort d'acheter un ticket. Lorsque
vous vous rendez à la banque pour demander un prêt, vous consentez à ce que le banquier exige
de vous un apport personnel. Pour quelle raison voudriez-vous que Dieu vous donne ce que vous
Lui demandez sans que vous ne Lui offriez rien en échange? » (175)
Pendant que les Bosangui vendent le rêve de richesse grâce aux différents subterfuges non
seulement de l'apparence mais aussi de la parole, le public passivement aveuglé par la même
obsession, ingurgite et se laisse séduire: « L'assistance les regarde, fascinée. Elle boit […] avant
d'ingurgiter voracement le moindre mot qu'ils voudront bien lui adresser. » (172) L'agencement
des expressions de fascination, du verbe ingurgiter et de l'adverbe voracement pour décrire
l'attitude toute aussi grotesque du public, souligne une similarité entre les orateurs et la foule, les
actants et les spectateurs. La folie est contagieuse et ne semble pas être l'apanage unique des
Bosangui. Le public envieux et subjugué par la folie spectacle qui se joue devant ses yeux devra
101
contribuer à la survie du spectacle et du rêve offerts en finançant sous le couvert de la dîme, le
rêve de luxure personnel des Bosangui.
Décrivant Mama Bosangui comme « une sorte d’Aretha Franklin vieillie et
doublement épaissie » (175) sans la délicatesse des vocalistes de jazz, la voix narratrice lui
trouve quelques incongruités vestimentaires et corporelles aussitôt relevées :
« La dame, qui a pourtant un certain âge, arbore un fourreau bleu électrique dont les
bretelles strient assez férocement ses épaules potelées. Un tailleur de Sombé a dû le lui coudre à
même la peau » (171)
L'appartenance sociale d'un individu, est généralement marquée par sa nomination qui est
une forme de reconnaissance de sa filiation à un groupe social. En refusant de nommer Mama
Bosangui par son patronyme et, en lui préférant l’expression générique « la dame » tout en
attirant l'attention sur son âge avancé qui en d'autres circonstances est marque de respect, la voix
narratrice refuse à Mama Bosangui les honneurs de classe et identitaires qu’elle recherche sur
l’estrade par le biais de la parade. Ce refus de nominalisation est un déni d'existence qui fait de
Mama Bosangui un non-être noyé dans une obsession de reconnaissance.
En insistant sur l'aspect physique de Mama Bosangui par la description des « épaules
potelées », la narratrice ironise doublement sur les normes de la beauté telle que conçue par
l'Occident (objet de tous les efforts entrepris par les Bosangui) et dans les régions
subsahariennes52. En mentionnant ne fut-ce que brièvement la question de son âge, la narratrice
crée un doute sur la respectabilité de Mama Bosangui, que le titre de Mama ou mère devrait lui 52 Il est culturellement admis dans les régions subsahariennes et en Afrique en général qu'être maigre ou mince est un signe de malnutrition et peut-être de maltraitance contrairement aux canons de la beauté occidentale qui requièrent que les jeunes femmes soient plutôt maigres. Ainsi, Mama Bosangui qui présente plutôt de l'embonpoint devrait dans ce cas être admirée et célébrée mais c'est un traitement caustique de sarcasme qui lui est réservé. Ce rejet esthétique dans les deux aires culturelles fait d'elle un non-être ou mieux un faux hybride qui n'appartient ni à l'une ou l'autre catégorie, cela malgré tous les efforts matériels et visuels consentis pour se rapprocher du Blanc, de l'élite et son embonpoint couplé à son âge qui auraient fait de Mama Bosangui une femme respectable et respectée dans son milieu.
102
conférer réduisant à néant tous ses efforts si durement consentis pour paraître admirable et
honorable.
Nous avons suggéré sans relever dans le passage que la fabrication des nouvelles
identités concourrait pour les uns à se rapprocher un peu plus du Blanc dans le sens de la
modernité, de la bonne vie, de la richesse tant il est admis en postcolonie que le blanc est
synonyme de richesse, de beauté, de pureté et, pourquoi pas le dire, beaucoup plus proche de
l'image christique. Pour s’approcher un peu plus de cette catégorie épidermique, certains
n’hésitent pas à se renier en recourant à la lactification de leur épiderme. Mama Bosangui n’est
pas une exception puisque le texte mentionne sarcastiquement qu’elle avait « le teint clair des
femmes qui se décapent la peau avec des produits américains…pas à la portée de toutes les
bourses, et font croire à un métissage ancien. » (171) Il s’agissait de provoquer un doute sur ses
origines, car plus on a l’épiderme clair, plus le doute se creuse. Or qui dit doute dit
questionnement, mais aussi pôle d'attraction visuel ou mental. Par cette alchimie dermique, ces
personnages s'octroient une filiation douteuse certes mais proche de la couleur sacrée, le blanc.
Frantz Fanon dans Peaux noires, masques blancs accorde un espace important à cette catégorie
humaine. La question que l’on peut se poser au constat sarcastique de cette dépigmentation des
personnages est celle de savoir si cette méthode ne serait une forme de résistance. Une résistance
au complexe d’infériorité instillé pendant des siècles de conditionnement du nègre face aux
colons et aux maîtres blancs. Est-il possible que la dépigmentation tant recherchée par ces
personnages, soit un moyen d’égalisation du pigment noir au pigment blanc et par là annihiler,
par retournement du stigmate53 de la supériorité supposée du blanc sur le noir. Du sardonique à
53 Le mouvement de la Négritude est fondé sur le principe du retournement du stigmate. En transformant la négativité voulue du terme nègre en un signe positif de fierté, les tenants du mouvement prennent le contre-pied du caractère raciste et négatif originellement imposé par l’occident. Le recueil Pigments de Léon Gontran Damas adopte entièrement la théorie du retournement du stigmate en célébrant la pigmentation noire.
103
l’humiliation, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement la narratrice lorsqu’elle mentionne la
souffrance physique qui celle de Mama Bosangui dans son port de vêtements serrés. Tout en elle
semble superflu, abject et grossier. Le choix des chaussures par exemple est inopportun puisque
« ses escarpins argentés lui déchirent les pieds » et la douleur qu'ils lui causent l’empêche de se
mouvoir convenablement sur l’estrade. La grossièreté faite corps ne différentie ni le choix des
chaussures inappropriées ou encore, le corps charnel et physique qui les portent tant la difformité
physique des pieds est effarante : « Personne n’a encore songé à fabriquer des chaussures
élégantes pour ses pieds plats, rebondis et trop longs. » (175)
Papa Bosangui n’est pas en reste car s’il manie allègrement la parole pour mieux
berner ses fidèles, sa troublante coiffure de proxénète, les maillons d’argent de sa chaine dansant
sur sa poitrine et le brasillement de son « costume de satin bleu électrique » s’apparente aux
vêtements d’un vieillard n’en pouvant plus « de retenir un éclat de rire ».
Le carnavalesque Bakhtinien étant par définition un grand spectacle à la dimension
subversive, mais aussi un renversement temporaire espiègle et délirant des valeurs, un masque à
partir duquel les classes populaires parvenaient à se mettre en scène dans la peau des classes plus
fortunées, le spectacle du couple Bosangui qui se met en scène renforce l'impression du lecteur
de leur mal être social et de leur ardente cupidité et conviction dans leur chemin vers la richesse.
Seulement dans cette parade, l'attention du voyeur ou du lecteur-spectateur et critique est sans
cesse orientée vers le grotesque et l'absence de bon goût des personnages officiants malgré
l'apparente richesse de leurs atours. Le lecteur-critique a tôt fait de repérer des incongruités qui,
radicalement, transforment les officiants en des pantins, des êtres sans aucune substance, des
déréglés qui dans leur obsession pour l’image ont fauté par leur absence de style et de bon goût.
104
Pendant que les Bosangui croient parader en personnes élégantes et riches54 devant cette foule
qui les observe et attend d’eux, qu’ils lui ouvrent les voies insondées de la richesse, on pourrait
affirmer qu’il se produit au même moment, un exercice parallèle de déconstruction opéré et
contrôlé cette fois par le public critique à travers le regard de la narratrice, qui ne voit dans le
couple Bosangui qu’un couple animal et bestial mal assortis tant physiquement
qu'esthétiquement; un couple de fous dont l’obsession à exhiber leur richesse grandissante au
devant d'un public envieux tout en espérant faire de nouvelles victimes pendues au rêve vendu,
les empêche de se regarder eux-mêmes? Leur degré d'aveuglement n'étant proportionnel qu'à
l'intime conviction qu'ils ont de leur nouveau statut et de leur désir de s'y maintenir par tous les
moyens: Dans La Société de spectacle, Guy Debord affirme que « le besoin anormal de
représentation compense […] un sentiment torturant d’être en marge de l’existence. »175 Chez
les Bosangui, ce besoin qui déclenche leur désir de pouvoir et d’acquisition des biens matériels
provient de l’anonymat de leur vie antérieure. Une vie sans éclats, une vie pauvre en évènements
dans laquelle ni l’intimité, ni le travail de commis de l’État exercés par les deux personnages,
encore moins l’environnement social et spatio-temporel ne leur permet pas d’être heureux. Créer
cette illusion de dominance et ce sentiment d’existence devient, pour le couple Bosangui,
l’ultime objectif dans lequel il investira toutes ses ressources. Pour ce faire, ils procèdent comme
le firent jadis avant eux, certains esprits bien pensants de la colonisation qui, sous le couvert
sulfureux des missions civilisatrices, surent utiliser et exploiter à leur avantage, la bible et la
religion chrétienne pour infantiliser et contrôler les populations pendant que les ressources
54 Les Bosangui dans leur désir manqué de se montrer richement vêtus et en y ajoutant la touche du spectacle seraient en quelque sorte de mauvais disciples du Mouvement des Sapeurs et de l'attitude BCBG ou Bon Chic Bon Genre, deux mouvements identitaires qui voient le jour chez le postcolonisé en Afrique Centrale avec comme points d'ancrage les deux Congo, la place parisienne et le Cameroun par la suite. Comme caractéristiques de ces mouvements, mentionnons entre autre, le goût de l'élégance, la valeur du matériel et des vêtements, l'excentricité, le jeu chatoyant des couleurs, la parade régulière, le dandysme.
105
naturelles et minières locales étaient exploitées et expédiées vers la métropole sans contrepartie
tangible pour les locaux.
Les Bosangui deviennent le temps de ce carnaval religieux et exhibitionniste dont La
Porte Ouverte du Paradis est l'arène principale, le centre d'attention et l'objet de désir des fidèles
dont le seul objectif est d'accéder à leur tour de quelque moyen que ce soit au monde restreint
des riches: « La Porte Ouverte du Paradis a la particularité d'attirer des personnes en quête de
fortune. La fin du monde qu'elles espèrent est surtout celle de la pauvreté […] Ce qu'ils attendent
de Lui, c'est ce qu'ont obtenu Papa et Mama Bosangui: berlines et voyages autour du monde,
sans trop se fatiguer. » (169) Ils deviennent par le biais de ce spectacle corrosif mais fort critique,
ceux-là qui ont franchi la barrière de la misère.
2- Folie comme forme de résistance ?
À travers ce spectacle, on peut affirmer qu'un des objectifs de la folie ainsi présentée est
de provoquer une prise de conscience, de créer le trouble et un questionnement chez la foule qui
observe et désire tout ce qu'elle voit sur scène. Est-il possible que la mise en scène grotesque du
couple Bosangui soit un appel à une forme de résistance et un appel à la raison? Car ne perdons
pas de vue que folie et raison ne sont qu'une dualité des traits du caractère humain. Parce que la
folie peut être une forme d'exutoire, Foucault à ce sujet caractérise la folie comme
« une forme relative à la raison, ou plutôt folie et raison entrent dans ne relation
perpétuellement réversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge et la maitrise, toute folie
en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l'autre, et dans ce mouvement
de référence réciproque, elles se récusent toutes les deux, mais se fondent l'une par l'autre. »55
Dans leur relecture des Saintes Écritures, les Bosangui prennent le contre de l'idée
chrétienne répandue qui veut que les humains s'occupent plus à soigner leur entrée au paradis 55 Foucault, Michel. L'Histoire de la folie à l'âge classique. Paris, Gallimard, 1976. p41
106
céleste tout en s'occupant moins des plaisirs terrestres. Souligné antérieurement, ce genre de
discours est semblable à celui prôné durant l'implantation coloniale par l’église de l’époque. Or
pour les Bosangui qui ont longtemps suivi à la lettre cette approche et sont restés pauvres, tout
n'est que mensonge. Il faut combattre le discours colonial ou religieux avec les mêmes armes
c'est-à dire, aller à l'envers de ce discours qui prône la misère, l'ascétisme pendant que les tenants
de ce discours s'enrichissent. Ainsi, affirment les nouveaux maitres:
« la vie qui nous entoure, celle dans laquelle nous évoluons tous est un mensonge.
Néanmoins, il nous faut utiliser les armes du Maître de ce monde, afin de déjouer ses plans. Nous
devons faire en sorte que ceux que ses voies tentent s'en détournent pour nous rejoindre et passer
avec nous la porte ouverte du paradis. » (172)
Il y a dans ce discours une volonté réelle de rupture avec les temps anciens, les dogmes et
un appel à la révolte contre le ou les Maîtres de ce monde. Comment ne pas y voir derrière cette
notion de « maître de ce monde » les divers discours impérialistes et néocoloniaux et tous les
détenteurs actuels du pouvoir autoritaire? Le discours que tiennent les Bosangui est assurément
anti-chrétien en ce sens qu'il renie l'ascétisme, les voeux de pauvreté et toute autre contrainte qui
empêcherait l'être humain à rechercher et à jouir des plaisirs terrestres56: « ...certains croient
encore que l'Obscur seul permet de s'enrichir. N'ayons pas peur des mots […]Seul celui qui est
tout ce qui est a le pouvoir de vous élever, et contrairement à ce qu'on vous a dit, ce n'est pas
dans un monde parallèle qu'Il le fera, mais ici et maintenant. L'argent est bon. » (174) Seulement
si les Bosangui s’insurgent contre le discours dominant, leur propre discours y est tout aussi
semblable en cela que l’objectif final est de s’enrichir sur le dos des fidèles naïfs qui goberont
leurs paroles. D’où l’urgence pour le petit peuple d’être à mesure comprendre au delà des mots et
autres oripeaux qui leur sont brandis par les vendeurs d’illusions que représentent les Bosangui. 56 La Sainte Bible, évangile de Mathieu 6/19-23, 18/4-5, 19/14
107
Le second aspect de la folie que j’aborde est l’hystérie ou la déraison. Si l’hystérie est bien
une manifestation de la folie, des penseurs anciens ont suggéré un lien direct dans les siècles
précédents avec l’utérus ferait de la folie un mal plus féminin. Chez Léonora Miano, nous
retrouvons des personnages féminins considérés schizophrènes par la société. Dans L’intérieur
de la nuit, on peut observer le personnage d’Epupa, ancienne étudiante d’université qualifiée et
faite folle par la société qui décidé des droits et privilèges des femmes. D’elle on dit: « ce sont
les livres qui l’ont rendue folle. Quand on vous dit que les femmes ne doivent pas faire carburer
leur cervelle... » (206) La folie de cette dernière découlerait donc du viol d’un interdit, d’un refus
de soumission aux traditions qui la privent elle comme toutes les autres femmes, de la
connaissance livresque.
Dans Contours du jour qui vient, Musango la jeune narratrice est par moments désignée
comme folle et par sa mère qui l’accuse de sorcellerie, mais aussi par la société qui soutient son
bannissement: « Lorsque je suis sortie de notre quartier, on ne m’a guère accordé d’attention. Les
gens avaient l’habitude de voir des démentes déambuler nues dans les rues. Elles étaient
rarement aussi jeunes que moi, mais en ces temps déraisonnables, tout pouvait arriver. » (22) À
côté de Musango, on retrouve sa mère qui à force d’avoir voulu se faire épouser richement, a
fini par perdre la raison et sa fille à la mort de son amant sans que son rêve ne se soit réalisé. Une
fois de plus, l’hystérie d’Ewenji trouve sa source dans le contrat social traditionnel qui catégorise
la bonne femme comme celle aurait non seulement un mari et donc l’émeraude serait
l’enfantement. En offrant un enfant à son homme, Ewenji croyait avoir fait le plus difficile et qui
attendait en retour, le couronnement de cet acte solidaire et valeureux par une cérémonie de
mariage en bonne et dûe forme. Le décès de l’homme avant le mariage envisagé prive Ewenji et
sa fille de la reconnaissance de la belle-famille et du public nécessaire comme marque
108
d’acceptation : « La veillée avait eu lieu…et nous n’y avions pas été conviées […] Nous
n’avions pas reçu le pagne aux couleurs de la famille que portaient toutes les femmes et toutes
les jeunes filles ce soir-là. Personne ne nous a adressé la parole.» (35) Ce rejet qui s’apparente à
une humiliation publique aura des conséquences désastreuses. Devenue hystérique et
incontrôlable, la pauvre mère tentera maintes fois d’assassiner sa fille qu’elle accuse soutenue
dans son droit par une voyante illuminée, d’être responsable de la mort de son époux désiré: « Ne
vois-tu pas qu’elle se porte mieux depuis que son père n’est plus? Elle fera bientôt de nouvelles
rechutes, et il lui faudra du sang. Alors elle tuera de nouveau. » (18) À travers ces multiples
tentatives d’infanticide, c’est une des obligations fondamentales assignées à la femme dans la
société patriarcale qu’Ewenji essaye de détruire. Mais la folie de la mère est dictée par le
conditionnement de la société patriarcale qui régit et dicte la place et le comportement féminin.
Selon Felman Shoshana, la psychologie de la femme serait façonnée par une culture mâle
oppressive et patriarcale car il est « évident que si une femme veut être saine, elle doit [s’adapter]
aux normes de comportement de son sexe et les accepter, même si ces types de comportements
sont en général considérés comme un attrait social moindre [...] Dans notre civilisation, l’éthique
de la santé mentale est masculine. » (138) Dans les sociétés occidentales des siècles antérieurs et
dans certaines contemporaines encore tout comme dans la plus part des sociétés postcoloniales,
la gent féminine est réglée par le pouvoir et les regards réductifs mâles à l’équation fille/mère et
épouse. Ainsi, Phyllis Chesler suggère dans Femmes et folie, « ce que nous considérons comme
folie, qu’elle apparaisse chez les hommes ou chez les femmes, est soit la représentation du rôle
dévalué de la femme, soit le rejet total ou partiel du stéréotype du rôle sexuel. » (66)
En dehors du pouvoir mâle qui dicte le comportement et la place de la femme, on ne
saurait oublier le rôle du capitalisme et de la société de consommation dont les produits sans
109
cesse renouvelés créent le rêve qui s’insinue grâce à la mondialisation technologique dans les
recoins les plus insoupçonnés. La mère de Musango est folle mais encore une fois, sa folie est
provoquée par son environnement, sa constitution de femme et le rêve vendu à tout vent par le
monde global. Puisque le mariage constitue l’un des fondements de la société traditionnelle, il
permet à la femme mariée de passer à un statut respectable envié des autres, car il faut le dire, le
mariage épouse aussi les capacités économiques du mari qui peut permettre un second
changement de classe et de stature. Pris dans ce sens, le mariage pour Ewenji et certaines
femmes dans sa situation, devient un mécanisme d’expression identitaire, une parade qui permet
à la mariée de passer à l’action de parader en public et devant les siens. Dans le cas précis
d’Ewenji, le mariage était devenu une obsession pour laquelle le vol d’un bébé ne lui paraissait
pas une infraction mais plutôt, lui permettait de quitter la misère dans laquelle, elle avait elle-
même été élevée. Il lui permettrait de montrer aux siens et aux autres femmes de la contrée
qu’elle avait réussi son pari tant social qu'économique, en somme qu’elle était arrivée :
« Tu avais tellement rêvé d’une autre vie, et tu l’avais vue de si près… Nous ne sommes
jamais allées ensemble voir les tiens. Tu t’y rendais toujours seule, parée de tes plus beaux
atours, tes cheveux minutieusement défrisés remontés en un chignon qui te dégageait la nuque.
Tu sortais de chez nous aussi abondamment parfumée que si tu avais nagé quelques brasses dans
le Shalimar de Guerlain. Tu te composais la mine pincée de celle qui avait presque réussi. » (36)
Ce portrait peu flatteur d’Ewenji par sa fille met l’accent sur quelques aspects de la
tragédie du postcolonisé en général dans le roman francophone. La folie postcoloniale se donne
en spectacle par cette minutie exagérée dans la préparation du corps public. Une préparation dont
l'objectif premier est l'excitation des sens du sujet regardant parmi lesquels la vue, l’odorat et le
toucher, (l’expression mettre plein la vue s’appliquerait bien dans ce contexte) qui place le sujet
110
postcolonisé ici Ewenji la mère, dans une position d’objet d’attention, d’envie, mieux, de
concupiscence. Un organe des sens sollicité avec profusion est l’odorat, mis au supplice par
l’effort et la demande d’énergie que requièrent la métaphore sarcastique des brasses effectuées
dans le parfum Shalimar de Guerlain, une marque et un nom venus d’ailleurs, complètement
exotiques et qui sont sensés provoquer l’ivresse des sens, inviter au voyage. Parce qu’au fond, le
but de toutes ces parades, c’est bien cette envie absolu d’ailleurs, ce désir d’être à tous les prix
quelqu’un d’autre qui abreuve la société postcoloniale d’aujourd’hui indépendamment des
tranches d’âges. Dans ce sens, les rares visites qu’effectue Ewenji dans sa famille, ce retour à la
maison natale dont elle ne garde pas de bons souvenirs, est une opportunité par la parade de
prendre un semblant de revanche sur la vie, mais surtout d’effectuer l’impossible voyage
physique, à la nage (métaphoriquement grâce aux brasses) dans cet océan de parfum Shalimar de
Guerlain venu droit de quelque part en Occident, mais certainement bien loin des ruines de son
Mboasu natal, espace de crises et de guerres perpétuelles. Grâce à ces richesses éphémères,
Ewenji se donne le temps d’une sortie, l'illusion de celle qui a réussi. Malheureusement lorsque
son mari meurt sans l’avoir validée officiellement comme épouse, femme mariée, son rêve bâti
sur un château de sable est détruit par la cruelle réalité que lui renvoie en pleine figure sa belle-
famille pendant le deuil: « Lorsque ma grand-mère paternelle s’est exprimée devant la foule, elle
n’a mentionné que les deux enfants du défunt. Ses petits-fils. Elle n’avait pas de petite-fille.
Nous étions rentrées comme nous étions venues, sans nous faire remarquer. » (35) Le refus de
l’anonymat, le mal être social et identitaire, la parade, l’envie d’Ailleurs sont autant de causes
immédiates de la folie du nouveau sujet postcolonial.
111
3- Folie réjuvénatrice
Epupa, déjà présente dans L’Intérieur de la nuit revient dans Les Aubes Écarlates avec
pour mission de donner un sens à la folie ambiante des nombreux personnages des sociétés
présentées dans cette étude. Elle suggère en effet que le sujet postcolonial devrait sortir de son
état de torpeur pour enfin prendre en main sa destinée. Une destinée à jamais influencée par la
rencontre avec l’Autre et qui annihile le concept de pureté tant recherché par certains. En
s’inspirant des idéaux de la négritude, il s’agit pour le postcolonisé d’accepter le crachat mais en
retournant le stigmate de sorte qu’il en renaisse un personnage nouveau. Le risque est grand de
se morfondre dans le crachat mais une introspection fait comprendre qu’un sujet qui s’auto
méprise se condamne à un échec certain :
« Chasser la honte, c’était se faire l’obligation d’accepter ce que l’on était devenu, et
qu’on peinait encore à définir. On refusait de se dire mêlé de colon et de colonisé, de négrier et
de déporté, d’Occidental et de Continental. Ce refus empêchait l’éclosion d’un être neuf, somme
de toutes les douleurs et […] détenteur de possibles insoupçonnés. On tournait le dos à la
responsabilité primordiale des humains: celle de valoriser leur propre expérience. » (139)
Le dernier aspect de la folie mentionné à l’introduction est l’absence d’amour. C’est
l’absence d’amour entre Musango et sa mère qui les éloignent l’une de l’autre pour mieux les
détruire. C’est aussi ce refus d’amour dans l’Intérieur de la nuit qui oppose les habitantes d’Eku
à Ayané la jeune narratrice qui est perçue comme « étrangère » simplement parce que son père a
choisi d’épouser une femme hors du clan. Ainsi mise au ban de la société, Ayané ne bénéficiera
sitôt ses parents décédés de la sollicitude des autres femmes de son village. Cet argument bat en
brèche l’idée répandue selon laquelle en Afrique, l’enfant et son éducation seraient l’affaire de
112
tout le village. Les égoïsmes individuels ou claniques prenant le pas sur les intérêts vitaux du
groupe dans son ensemble.
Si le conflit d’idées et le désordre mental et physique qui s’en sont suivi ont marqué de
leurs empreintes la période coloniale, force est de constater qu’il y a une continuité en
postcolonie suite au mimétisme des anciennes attitudes d’antan. Les sujets postcoloniaux
fonctionnent comme des fous ou des êtres sous l’emprise de la folie et du dérèglement. Les
personnages de la trilogie de Miano ne font pas exception. Elle propose néanmoins une approche
nouvelle qu’elle appelle « Sankhofa ». Celle-ci consiste en l’acceptation de soi mais aussi en la
redécouverte de son passé et au partage des responsabilités pour mieux appréhender l’avenir. Or,
cet avenir est inscrit en filigrane dans le devenir de ces enfants que la société rejette, mais aussi
dans des actes passés qui continuent de près ou de loin à influencer de manière radicale, toutes
les tentatives de développement qui sont mises à l’essai dans les sociétés postcoloniales. Parmi
un de ces actes passés, la question de la monnaie CFA qui occupe une place de choix dans
l’œuvre cinématographique de Djibril Diop Mambéty. En outre il est important pour mieux
envisager l’avenir de se connaître car tout développement qui ne puise pas sa fondation dans
l’apport personnel est irrémédiablement voué à l’échec. L’un de ces apports dans les sociétés
postcoloniales africaines est sans doute l’initiation de l’enfant aux réalités sociales mais surtout à
la connaissance de son milieu.
113
Chapitre III : ENFANCE ET DEVENIR: UN BILDUNGS FÉMININ
Formé de deux mots adjoints, Bildung et Der Roman le Bildungsroman décrit le genre et
relève de la théorie du roman57 dans la littérature allemande. Une des particularités du genre est
qu’il met l’accent sur la formation, l’apprentissage et la maturation du héros exclusivement
masculin issu de l’aristocratie européenne. La société ou le monde dans son immensité sert de
moule dans lequel le sujet va devoir se construire une présence au monde en confrontant les
obstacles qui se présenteront sur son parcours, condition absolue pour atteindre la maturité. À ce
stade, le sujet mâle a atteint une certaine complétude dans son éducation et peut enfin décider par
lui-même en fonction des opportunités que lui présente la société. Il s’agit alors de la fin d’un
processus d’initiatique qui amène un sujet qu’on peut assimiler à un enfant à la maturité, une
maturation qui lui permet enfin d’exister.
« Education enables the protagonist to choose- to accept or reject the values he or she
is presented with. Indeed, Bildungsromane typically conclude with the protagonist
making some choice, thereby confirming that the protagonist has achieved a coherent
self. That decision need not lead to assimilation with the group and, if it does the
assimilation may be reluctant. » (Mickelsen 418)58
Les critiques s’accordent à situer les origines véritables du Bildungsroman vers la moitié
du dix huitième siècle littéraire allemand avec les romans Les Années d’apprentissage de
Wilheim Meister suivi quelques années plus tard des Années de voyage de Wilhein Meiste de
Johann Wolfgang von Goethe. Ces deux textes abordent le processus formatif et initiatique de la
57 Selon Kontje, Todd. The German Bildungsroman: History of a National Genre. Le mot allemand « Bildung » à l’origine renvoie à l’apparence physique d’un individu (Gestalt) et au processus de formation (Gestaltung, formatio). 58 L’éducation permet au protagoniste de choisir- d’accepter ou de rejeter les idées qui lui sont offertes. Le Bildungsromane généralement s’achève lorsque le sujet peut faire des choix qui lui sont propres. Ceci confirme que le protagoniste a atteint un degré personnel de maturité. Ses choix peuvent ne pas conduire à une assimilation au groupe social. (ma traduction)
114
personnalité des héros de leur jeune âge à l’âge adulte dont le résultat sert en quelque sorte de
reflet au devenir national. La fin du parcours initiatique ou éducatif du jeune garçon prend alors
toute son importance en cela que le sujet mâle symbolise l’avenir de la nation. Nulle part dans la
conception du bildungsroman, le sujet féminin n’avait été pris en considération car la jeune fille
n’entre pas en considération dans la construction nationale. Certains critiques justifiant
l’impossibilité d’un bildungsroman au féminin par la condition sociale ou la nature de la femme.
Ces derniers entrevoient une rare opportunité pour la femme de s’épanouir uniquement dans le
cadre du roman adultérin avec en exemple le roman de Flaubert, Mme Bovary59. Dans le même
sillage, des jeunes pauvres ou d’une catégorie sociale moyenne ne pouvaient prétendre à la
formation ou à la socialisation qu’exigerait le bildungsroman et pour cause suggère Michelle
Perrot : « Leur entrée précoce dans le monde du labeur absorbe toutes leurs énergies, tout en les
privant des droits dont jouissent les adultes » (Perrot, 28-29).
En cela, nous considérons le Bildungsroman comme un genre essentiellement sexiste et
discriminatoire avec comme fondation l’exclusion sociale d’un type d’individus. Au moment où
les droits de l’homme prônent une égalité de tous les humains, est-il normal qu’un genre comme
le bildungsroman continue de prôner la supériorité et l’exclusivité mâle dans la construction
nationale ? En appliquant le genre au personnage féminin et en élargissant son champ
d’application à la littérature africaine, nous suivons le chemin entrepris par quelques critiques60
de la littérature en général dans le but de transgresser le genre pour justement ouvrir ses portes
non seulement aux personnages féminins mais à tous les cadets sociaux. Ceci permet au
personnage féminin d’interroger son existence par elle même et de briser le statut quo que lui
59 Perrot, Michelle. « Worker Youth: From the workshop to the factory » A History of Young people in the West: Stormy Evolution to Modern Times. Giovanni Levi & JC. Schmitt. Havard University press. 1997, p28. 60 Morgan Ellen serait une des premières critiques à utiliser le terme female bildungsroman. Voir « Humanbecoming: Form and Focus in the Neo-Feminist Novel » Images of Women in Fiction: Feminist perspectives. Ed.Susan Koppelman Cornillon. Bowling Green University Popular Press, 1972.
115
imposent les normes sociales : elle s’offre la possibilité de concevoir son existence à partir de
son propre regard dans un milieu généralement régenté par le mâle. Le bildungsroman féminin
permet au fil de l’évolution de l’héroïne, une observation différente et une meilleure critique des
contextes sociaux. En ouvrant l’espace du genre au personnage féminin et dans la littérature
africaine, le genre prend une plus grande dimension en permettant d’examiner le processus
initiatique des subalternes, des sans-voix et des délaissés, personnages auxquels l’histoire et la
société à un moment donné n’ont accordé ou n’accordent que peu d’importance. Considérant que
ces subalternes constituent le socle des sociétés engagées dans cette étude, l’approche du bildung
féminin permet analyser le processus développemental ou de renaissance des personnages
féminins ou subalternes dans notre corpus notamment ceux de Musango et de Sili Laam, deux
jeunes héroïnes marginalisées par leur communauté respective mais qui ont décidé de ne pas
suivre le chemin qui leur est imposé. Il s’agira aussi de toucher indirectement à quelques
éléments fondateurs des nations postcoloniales parmi lesquels la violence mentale et physique, la
marginalisation politique et économique et l’instabilité sont quelques exemples.
Si des romans comme L’Enfant Noir, Mission Terminée ou L’Aventure Ambiguë entre
autres ont servi d’études61 sur le bildungsroman africain, ils caractérisaient alors les premiers
soubresauts et le mal-être des nations africaines face à l’invasion coloniale. L’étude de Wangari
Waigwa diffère des autres approches de bildungsroman africain consultées en cela qu’elle insiste
sur certains éléments qui nous ont paru importants : dans le processus initiatique, Waigwa
interroge le statut social initial du jeune sujet face au pouvoir existant. Sa condition sociale
déterminerait la faculté de ce dernier d’être en mesure de poser ou pas certaines actions. En
position d’infériorité, le jeune peut-il surpasser l’ancien ordre pour espérer avoir une chance
61 Mentionnons par exemple l’étude de Wangari wa Nyatettu-Waigwa, The Liminal Novel: Studies in the Francophone-African novel as Bildungsroman. Peter Lang, NY. 1996
116
d’exister ? À la notion de bildungsroman, elle ajoute celle du « roman liminal » dans lequel le
jeune protagoniste est en position de dépendance et doit combattre un ordre ancien lui même à la
croisée des chemins dans son processus de maturation.
Dans le roman liminal, ce qui résulte du rite de passage est un élément crucial qui montre
concrètement l’impact du contact initial de la rencontre coloniale et de ses menaces à l’ordre
ancien. Ce genre de roman décrit le sort d’une jeune personne forcée de négocier un processus de
maturation dans un espace où deux cultures se croisent… La liminalité, comme sommes de
possibilités, envisage non l’échec, mais le suspense offrant par là quelques lueurs d’espoir, si ce
n’est pour le héro ou l’héroïne, du moins pour sa société62. » (Wangari Waigwa 9-10 ma
traduction)
Au delà de l’individu, il y a une corrélation entre le résultat de son parcours initiatique et
la condition de la société dans laquelle il évolue. Un outil important à la disposition du jeune
héro dans son processus de maturation est le discours et plus précisément l’accès et l’usage de la
parole. En tant qu’expression d’un imaginaire spatial et culturel précis, le discours est aussi
expression d’une subjectivité affirmée. Par le biais de la parole, le discours permet à un sujet ou
à une communauté de pouvoir communiquer avec lui-même, de définir sa relation avec le monde
tout en le confrontant63. Le langage devient en ce sens le point de départ de l’action et médium
de la création d’un être neuf ou d’un monde nouveau. Or il se passe comme nous avons démontré
jusque-là, qu’une sorte de conformisme comportemental était devenu tendance dans les sociétés
décrites dans cette étude. Ce conformisme qui empêche l’explosion d’une création nouvelle est
62 “In the liminal novel, what happens to the rite of passage is a crucial device explicitly pointing to the the initial impact of the colonial encounter and its threat to the old order. This kind of novel portrays the fate of the young person who has to negotiate a journey towards adulthood at the place where two cultures intersect […] Liminality, however, as a period of potentiality, spells not failure but suspension, and therefore it offers some remnants of hope- if not for the hero, at least for his or her society.” 63 Terdiman, Richard. Discourse/Counter-Discourse: The theory and practice of symbolic resistance in nineteenth-century France. Ithaca, NY: Cornell University Press, 1985.
117
l’apanage des détenteurs du pouvoir mais aussi des communautés devenues au fil du temps,
amorphes, atones, et incapables de se projeter dans le futur, faisant de leur passé l’unique point
de focalisation. Seulement, il est important que le langage soit non pas un outil de destruction et
d’exclusion, mais plutôt un acte créateur et émancipateur. Pour cela, il serait important ainsi que
le suggère Jean Bidima dans Philosophie négro-africaine, de «prêter attention à tous les argots,
langages des fous et stratagèmes des pervers comme faisant partie d’un langage instituant dont
on n’a pas encore pris l’exacte mesure en Afrique. » (Bidima, Jean 122)
Dans cette partie de l’étude, les parcours de Musango dans Contours du jour qui vient
et de Sili Laam, héroïne de La Petite vendeuse de soleil sont ceux qui étayeront notre approche à
un bildungsroman féminin en littérature francophone. À travers leurs processus de maturation et
gardant à l’esprit que l’enfant représente le futur des nations, nous faisons une association
symbolique entre la quête d’affirmation et d’indépendance de ces jeunes héroïnes aux difficultés
ambiantes qui entravent le développement harmonieux des jeunes nations africaines post
indépendantes. Parmi quelques unes de ces entraves, nous avons mentionné en amont l’exclusion
physique et discursive d’une frange de la population. L’éducation des citoyens étant une autre
composante de la formation de l’individu et de la nation, tout échec dans le processus aurait des
conséquences incommensurables. Si le cas des enfants-soldats et enfants-sorciers n’est pas
étranger à mauvaise gestion de certains aspects de l’éducation, la présente de personnages
marginaux, troublés et hystériques sera une autre manifestation de l’intranquilité qui mine la
société dans son ensemble et les personnages subalternes particulièrement. C’est donc par une
étude des manifestations hystériques ou de la folie que nous terminerons cette partie de l’étude.
Entre Sili Laam et Musango, plusieurs points de ressemblance parmi lesquelles l’infirmité
physique partagée, leurs origines modestes, l’absence des parents biologiques qui faussent un
118
peu les données sur leur filiation et les origines de leur naissance, leur marginalisation sociale
dûe soit à leur genre, soit à leur infirmité ou même les deux. Au delà des personnages, les œuvres
qui leur servent de scène, partagent ensemble quelques éléments naturels symboliques. Autant
Contours du jour qui vient symbolise par l’expression « qui vient » une attente et un processus
encore inachevé à savoir la naissance du jour, il indique bien la pénombre (qui n’est pas encore
l’aube) dans laquelle comme une ombre pourtant, apparaît Sili Laam dès les premières images de
La petite vendeuse de soleil. La pénombre est absence de clarté, un clair-obscur qui donne cet
aspect fantomatique aux personnages dont Sili Laam, qui émergent du taudis leur servant de lieu
d’habitation, mais aussi l’état actuel des sociétés dépeintes. La dernière image du film est
symbolique du jour enfin arrivé, marqué par cette lueur lumineuse vers laquelle Sili Laam et son
aide de camp Babou Seck, se dirigent déterminés comme jamais et confiants en l’avenir. Un
avenir ensoleillé.
I- DE L’INITIATION À L’ÉMANCIPATION DU SUJET POSTCOLONIAL
1- La haine de soi
Contours du jour qui vient raconte les aventures de Musango, une fillette de douze ans.
Chassée par sa mère alors qu’elle n’avait que neuf ans, elle décide de la retrouver pour
comprendre son histoire et être en mesure de se projeter dans l’avenir. Durant son périple pour
retrouver sa mère, elle traverse son pays et voit l’immense désarroi dans lequel les gens sont en
proie.
Dès les premières lignes de Contours, la voix narratrice de Musango annonce une
ambiance déshumanisée, violente et presque morte : « Il n’est que d’ombres alentour…Non pas
qu’il fasse nuit […] Qu’il y ait un matin ou qu’il y ait une nuit, tout est semblable. Il n’est plus
que des ombres alentour, je suis l’une d’elles, et c’est à toi que je pense. » (15) En s’insérant
119
dans ce décor intemporel et parmi les ombres, Musango semble signaler que loin d’être une
histoire individuelle, c’est d’une histoire collective qu’il sera question dans la suite de la
narration. Une caractéristique principale de cette collectivité comme nous l’avons montré
antérieurement est la violence ambiante qui y règne et l’état de torpeur dans lequel semblent
voguer les ombres qui la constituent. Cet état torpeur loin d’être absence de vie est plutôt
absence d’amour de soi et du prochain. Alors qu’Ewenji, la mère de Musango s’apprête à
immoler cette dernière qu’elle accuse de sorcellerie devant une foule de curieux, il est surprenant
que personne n’essaie de l’en empêcher : « Ce n’était pas pour me porter secours qu’ils étaient
là. Ils ne venaient jamais en aide à quiconque, se contentant de faire des commentaires en
attendant..» (15) Face à ce qui aurait dû être un acte répréhensible, la foule semble trouver un
plaisir quelconque dans ce spectacle gratuit qui leur est offert. En dehors de sa propre mère, la
foule est un obstacle qu’elle devra affronter au cours de sa jeune existence. Ce que l’acte
désespéré de la mère traduit au delà du geste criminel est d’abord une absence de confiance
personnelle dûe aux déboires sociaux auxquels elle doit faire face. La conséquence immédiate de
ces déboires est la haine viscérale que les individus ont envers non seulement envers les autres
mais aussi envers eux-mêmes. Ce regard figé et antipathique du spectateur est le reflet et
l’expression du regard interne qu’a la mère de Musango envers sa personne et sa fille.
L’expulsion de Musango de la maison familiale en période de guerre renforce l’idée du pouvoir
de l’horreur qui règne dans le Mboasu.
Si la guerre qui sévissait dans le Mboasu depuis L’Intérieur de la nuit semble terminée
dans Contours, la violence elle par contre n’a pas disparu. Les différentes villes du pays sont à la
merci des groupes rebelles qui y règnent en maîtres absolus en lieu place d’une administration
absente et incapable de jouer son rôle régalien. Le corollaire de cette violence sourde mais
120
présente favorise la prise en otage des populations civiles, provoque des ruptures artificielles des
stocks alimentaires et encourage la surenchère, le rapt et même des trafics humains de toutes
sortes : « Les vivres manquaient, les braquages battaient leur plein, on ne trouvait plus de
médicaments et ceux qui fréquentaient l’hôpital général de Sombé devaient s’y rendre avec de
quoi se soigner. » (38)
Alors que Musango a depuis quelques temps trouvé un refuge grâce aux entremises d’Ayané,
elle se retrouve elle-même, prisonnière d’un groupe de jeunes illuminés. Ces derniers se servent
de la bible pour exploiter les habitants en journée et se transforment en proxénètes et
esclavagistes modernes sitôt la nuit tombée. Dans une conversation qu’elle rapporte, on peut
entendre ses geôliers décider de son existence :
« Si c’est ce que je vois là, tu sais ben que cela ne peut pas m’intéresser. Elle est trop
petite. Maboa ne s’est pas démonté : Je sais que c’est ta façon de marchander,
Lumière… Celle-ci a été chassée par sa famille, pour sorcellerie. Lumière a ri : Une
sorcière ! Exactement ce qu’il nous faut. Nous allons faire descendre l’esprit sur elle, je
te prie de me croire. Combien en veux-tu ? » (42)
Il est ironique et consternant à la fois de découvrir que pour ces nouveaux proxénètes, la
descente de l’esprit saint sur leurs captives signifie simplement un viol en bonne et due forme
de ces dernières avant qu’elles ne soient revendues comme prostituées en occident. Au cours de
sa captivité qui durera trois années, Musango affûte son mental pour dit-elle « ne pas finir par
oublier mon nom et mon histoire ». Elle constate en observant ses compagnons d’infortune, ce
que l’exclusion et la résignation, corollaire d’une frustration mentale, peuvent avoir comme
effets dévastateurs sur un humain: « Dans la pièce obscure... je les ai vues peu à peu disparaître
pour devenir ce qu’on attendait qu’elles soient : des mortes-vivantes. Comme des zombis, elles
121
serviraient leurs maîtres sans qu’ils aient à craindre la moindre rebuffade. » (Miano, 2006 :62)
Ces êtres zombifiés, confirment le constat fait au début du roman par la narratrice lorsqu’elle
fait le constat que sa communauté est peuplée d’ombres aux alentours. Êtres sans substance et
sans pouvoir et chosifiés par leurs nouveaux maitres, ces jeunes prisonnières n’éprouvent plus
le besoin de se battre sinon suivre aveuglément les ordres qui leur sont donnés. D’écouter et de
partager les histoires personnelles des autres captives destinées à faire l’Europe lui fait prendre
conscience du mal dont souffre chaque individu autour d’elle : « Il n’est que des ombres ici, te
dis-je, qui vivent au temps présent le Jugement dernier. Tous acceptent leur sort comme un
passage obligé. Je suis une ombre par la force des choses. » (Miano 62) Ce mal est ancré en
chaque individu et naît d’un manque, d’une absence ou d’un désir qui pousse ses congénères à
douter d’eux mêmes puis à progressivement à éprouver de la haine pour tout ce qui pourrait
leur renvoyer leur propre image. Mais contrairement à ses sœurs captives, le discours de
Musango gagne en maturité. Parce que son rejet par sa mère l’expulse du groupe social et fait
d’elle une marginale malgré son jeune âge, Musango se sert de sa marginalité pour apprendre
un peu plus sur ses origines et du sort par exemple de la jeune femme dans son milieu. Au
cours de son cheminement dans l’univers carcéral qu’elle fera connaissance avec d’autres
captives dont les histoires aussi tristes que surprenantes participent à la construction de la
vision nouvelle qu’elle aura du monde. Parmi celles-ci, le sort de la jeune Endalé est frappant
tant par la violence qui lui a été infligée depuis sa famille biologique que durant sa captivité.
Plusieurs fois abusée puis enceintée par son beau-père, Endalé est forcée par sa mère à avorter.
Seulement cet avortement pratiqué à mains nues par la mère afin que le fœtus meure deviendra
le chemin de croix d’Endalé accusée d’avoir forcé sa mère au crime du fœtus :
122
« J’ai péché… j’ai attiré à moi le mari de ma mère, et l’ai contraint à coucher avec
moi. J’ai été enceinte, ce qui a mis ma mère en colère. Par ma faute, elle a commis un crime en
tuant cet enfant innocent. À cause de moi, elle a souillé son âme. » (93) Ainsi se confie Endalé
à Musango pour expliquer sa présence entre les mains de ses nouveaux bourreaux. Comme un
objet, elle n’a aucune existence et surtout aucun droit sur son propre corps. Ainsi, de sa famille
passant en par les mains des proxénètes qui les détiennent vers cet Occident où elles rêvent
toutes trouver le bonheur qui leur échappe au Mboasu, Endalé comme les autres captives ne
seront que des marchandises, des biens interchangeables au gré de leurs propriétaires. Si elle se
reconnaît encore dans la communauté des ombres, Musango semble avoir fait le choix de la vie,
se battre contre ses geôliers. Son combat sera aussi celui de sa mère qui l’a reniée et que les
nouvelles folies matérielles et sociales ont condamnée à n’être plus qu’une ombre et une
absence pour sa fille : « Je ne sens pourtant pas venir ma fin. Tout à coup, j’en ai assez de cette
comédie. J’en ai assez de me taire. Il ne sert à rien d’attendre… pour dire ce que je pense et ce
que je sais. » (101) Dès ce moment révélateur, Musango fait le choix d’exister, de se prendre en
main et de briser le statut quo. Le silence et le conformisme social ne seront plus des barrières
pour cette nouvelle personne dont la profession ne souffre d’aucun dilemme.
Parce que chaque histoire racontée et entendue ressemble de près à la sienne et de plusieurs
autres êtres, Musango devient par la force du destin, légataire testamentaire de toutes ces
femmes violées, de ces enfants arrachés à leurs familles ou de toutes ces vies brisées et
douloureuses qui ne peuvent pas s’exprimer. En choisissant de se rebeller, d’interroger les
normes sociales qui professent le silence et l’attentisme, Musango s’engage à son niveau et
malgré son âge, et se veut l’éveilleuse des consciences endormies et endolories. Contre la
fatalité, elle va chercher à embrasser non pas étouffer son prochain mais offrir ce qui lui a été
123
refusé : l’amour, cet amour que les captives de Miano, souhaitent retrouver dans l’image
transparente de l’Occident qui leur est miroitée tant par leurs geôliers que par le désir de
possession des commodités venues d’ailleurs.
2- Une histoire postcoloniale locale
En dédiant Contours du jour qui vient à « cette génération » qui est aussi la sienne,
Leonora Miano ancre son roman dans les postindépendances africaines. Il y a comme une
prescription médicale qui à travers le titre du texte indique le profil et la quantité du travail à
fournir pour passer de l’obscurité des ténèbres à ce jour qui n’est pas encore présent mais qui
point. Bien qu’aucun pays africain n’y soit nommé, des rapprochements linguistiques aux noms
des personnages et des villes du texte permettent d’identifier l’univers référentiel du Mboasu
pour le situer dans le golfe de guinée et sur les côtes camerounaises. Les patronymes Endalé,
Sésé, Mulonga, Ayané, Ewenji, Mbalè, Mbambè, Tubé et autres Musango que le lecteur
découvre à travers le voyage de Musango appartiennent au groupement Sawa tout comme la ville
de Nsombè dans le texte pourrait bien se décliner en Njombé, ville du littoral camerounais dont
l’économie est basée sur l’exploitation de grandes surfaces agricoles. Cet ancrage renforce l’idée
de l’engagement littéraire de Miano qui fait de la littérature un reflet de la société. La parole de
l’enfant Musango interpelle les adultes représentés par sa mère, elle mûrit au contact d’autres
âmes brisées ou debout. Bien que maudite par les siens, la maladie du sang du lui ronge les
cellules lui permet de se raconter au contact de l’Autre, de chaque bout de vie rencontré sur son
parcours. Sa guerre à elle n’est pas a priori celle des canons, elle raconte des guerres
individuelles qui existent au sein des structures patriarcales représentées par l’église et la
religion, l’administration mais surtout la famille cellule symbole de la nation. Ces structures pour
la plupart coloniales tombent en désuétude depuis les indépendances. Si la famille à travers son
124
regard devient un lieu de viol et de vies brisées, l’église quand à elle devient un lieu de
perversion et d’enrichissement individuel. Seulement, au milieu de cette désolation, surgissent
néanmoins des êtres courageux qui, comme Musango ont choisi de se battre contre le destin
plutôt que d’abandonner. Ils offrent à la jeune Musango, une raison d’espérer et la confortent
dans sa résilience. Parmi ceux-ci, Kwin donc la sonorité du nom n’a d’égal que la majesté du
personnage. Kwin c’est la reine des femmes revendeuses, qui passent leurs journées dans les
marchés, approvisionnant leurs sociétés de produits alimentaires et bravant l’insécurité et tous les
dangers auxquels elles sont exposées. Mme Mulonga, c’est l’institutrice qui reconnaît que le
système éducatif dont elle est le symbole à contribué à la perte de son pays en mettant en avant
des valeurs culturelles étrangères au détriment de la culture locale.
« Son travail l’accaparait. Elle se sentait investie de la mission de civiliser ce pays. Il lui
suffisait pour se croire mère de ne s’être pas séparée de sa fille… L’enfant en réalité a
manqué de tout. Elle n’a jamais aimé les cours de danse classique et ne s’est jamais
destinée à l’enseignement comme sa mère le souhaitait. » (163)
Encore une fois, Miano remet en cause le rôle de l’intellectuel et des systèmes éducatifs
des sociétés postcoloniales dont les méthodes et les objectifs semblent être en déphasage complet
avec les réalités locales. Malgré toute la bonne volonté de Mme Mulonga, elle aussi n’a pas de
rapports sereins avec sa fille qu’elle a voulu façonner non comme individu unique, mais comme
une image embellie et onirique d’elle-même. Nous établissons un lien comparatif direct entre
Mme Mulonga, mère et figure rêvée de l’éducation à l’occidentale et Ewenji, mère de Musango,
que le désir des commodités et l’envie du paraître Autre ont rendu folle. Ces personnages sont
droite ligne de l’idée fanonienne des personnages à la pigmentation noire mais revêtant des
masques blancs. La folie de Mme Mulonga est son déphasage intellectuel avec sa propre société
125
et la conséquence pour ses deux femmes qui influencent chacune à leur manière le
développement de Musango est qu’elles perdent tout contrôle avec leur progéniture. Leurs
enfants sont obligés de se redéfinir avec ou sans l’aide de leurs parents. Cependant, Mme
Mulonga consciente de ses erreurs fait le choix de s’amender et d’offrir à d’autres enfants, cet
amour qu’elle n’a pas réussi à donner à sa propre fille.
En se joignant aux efforts des femmes comme Kwin qui, vivant au quotidien avec les
réalités locales, ont fait le pari de la vie et de la résilience dans le combat, Mme Mulonga,
Musango et autres Kwin montrent qu’il y a d’autres voix, d’autres discours qui méritent d’être
entendus et surtout libérés. De même, parce que tout le monde ne peut pas fuir le continent ou
partir « faire l’Europe », il existe d’autres voies qui puissent permettre aux communautés
désignées et à l’Afrique malade et endolorie de procéder différemment. Car à travers la
représentation des relations chaotiques entre ces mères et leurs enfants, l’écrivain questionne
l’Afrique des indépendances et bien plus, celle d’aujourd’hui. Si les aînés ont combattu pour les
indépendances et offert à l’Afrique ses premières voix, quel rôle jouera la génération
contemporaine indexée? Se définira-t-elle par sa colère ou alors trouvera-t-elle en elle-même les
ressources mentales et morales pour pardonner et se reconstruire ? Cette Afrique qui balbutie,
qui ne sait pas ou qui n’arrive pas toujours à prendre son destin en main parce qu’elle n’était pas
à l’origine bien armée pour le faire. Ces mères matrones et maltraitantes, ne sont-elles pas la
représentation d’une certaine Afrique qui a une vision dégradée d’elle-même ? Une Afrique qui
n’arrive pas à s’aimer et encore moins aimer les fruits de sa propre gestation. Sur un plan plus
large et globalisant, c’est aussi cette Afrique que les journaux locaux et surtout internationaux
diffusent à longueur de journée pour se donner bonne conscience et renforcer leurs théories
clamant l’infériorité de l’Être africain.
126
Seulement, ces figures nouvelles qui ont fait le choix de la résilience et du contrôle du
discours sur leur avenir, progressivement, prennent le relais des mères absentes ou troublées
comme Ewenji et se muent en éveilleurs de conscience lorsque le besoin se fait ressentir.
Musango rapporte une manifestation de cette rage sourde mais d’une violence extrême qui règne
chez certains postcolonisés subalternes : comme un liquide sous pression, cette violence explose
sitôt qu’elle trouve une victime émissaire sur laquelle la déverser :
« Un cri se fait entendre : Au voleur ! Au voleur ! Nous nous arrêtons
net…Généralement la foule est sans pitié pour les voleurs, même seulement supposés. Il
ne leur est jamais laissé le temps de s’expliquer. La scène qui se joue devant nous n’est
qu’une répétition du quotidien. Un garçonnet malingre est trainé au milieu de
l’attroupement dont nous nous sommes rapprochées, Mme Mulonga ayant d’abord
rouspété contre ces sauvages qui lui font perdre son temps…Si je n’y vais pas, tu peux
être sûre que ce gosse ne verra pas le coucher se coucher. Je sais qu’elle a raison,
personne ne voudra défendre ce petit. Chacun voudra le rosser, lui mettre de la poudre de
piment ou dans les plaies, ou dans les yeux, le châtier pour toutes les injustices qui
sévissent dans le pays. » (195)
Devant cette tragédie qui se joue sur la place publique, plusieurs images pourraient surgir
de l’imagination du lecteur mais aussi des questions essentielles parmi lesquelles, le motif de
l’inaction des spectateurs et leur participation à la mise potentielle mise à mort d’un enfant. Nous
avons déjà relevé cette attitude attentiste et amusée de la foule face au tragique lorsque Musango
a failli être immolée par sa mère. Le spectacle étant d’après Guy Debord un rapport social entre
des personnes, il est aussi « le résultat et le projet du mode de production existant… il est le cœur
de l’irréalisme de la société réelle. » (Debord 11) Il y a une corrélation entre le système de
127
production économique ambiant et l’attitude attentiste du spectateur. Le personnage victimaire
ou bouc émissaire, ici le petit enfant par sa rapine, représente aux yeux de la foule un des
obstacles qui l’empêcherait d’accumuler et de s’enrichir. En refusant de prendre la défense de la
victime, la foule, la société signe son propre arrêt de mort et participe indirectement à sa propre
déchéance. Ainsi suggère Debord, « l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé
s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images
dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. » (23)
L’un des objectifs affichés par Musango au début de son errance était le désir de retrouver
l’arbre de sa naissance ou membre de la famille parentale qui puisse lui conter l’histoire de son
enfance et de sa venue au monde. Si les rencontres faites jusque là lui ont permis de mieux
comprendre les multiples facettes de l’humain, c’est sa rencontre fortuite avec sa grand-mère,
Mbambè l’aïeule, qui lui permet d’embrasser sa propre condition et d’envisager le futur sous de
meilleurs auspices. Mbambè, mieux que la grand-mère, c’est cette partie hachurée et inconnue
que Musango comme tous ces personnages errants et malades de Miano ne possèdent pas. En
prenant possession de leur passé et de leurs origines, ils pourraient peut-être semble suggérer
l’auteure, donner une orientation différente à leurs destins. Pour Musango dont le patronyme
signifie paix, sa rencontre avec la grand-mère dont elle partage le patronyme lui apporte cette
paix intérieure après laquelle elle a couru. Qu’importe en fin de compte s’il lui a « fallu marcher
si longtemps, pour enlacer ne serait-ce qu’un instant, la silhouette de [son] enfance… », son âme
retrouve à travers la chaleur inespérée que lui procure sa grand-mère, mais aussi le conte et le
chant dont l’oralité est le moyen d’expression : « Mon cœur bat un peu plus vite…mes yeux se
ferment lorsqu’elle se rassied. J’ai une grand-mère qui me dit que je suis chez moi et qui chante
128
pour m’endormir. Elle chante un vieux conte, une de ces histoires qui se passent dans la brousse
et dans lesquelles les animaux parlent. C’est la première fois qu’on chante pour moi. » (222)
3- Sili Laam ou la révolte des « petites gens »
Si la littérature ne s’adresse qu’à une minorité économique dans le contexte des sociétés
africaines postcoloniales comme l’affirmait Sembène Ousmane, Djibril Diop Mambéty choisit le
cinéma pour offrir une plate forme publique plus large aux sans-voix. Mieux que la littérature, le
cinéma offre ce contact visuel entre le cinéaste, l’auteur et son public, l’autre. Très tôt Mambéty
se sent investi d’une mission éducatrice et fera de son œuvre un outil d’engagement : « Je suis
devenu conscient de ma mission au nom de mon peuple, de ma culture et de mon devoir
universel qui est de chanter une chanson que tout le monde peut entendre. Le cinéma (surtout
dans le cadre africain) doit être mis au service de la connaissance de soi et ceci est urgent. »
(Givanni 31) Cet engagement bien que perceptible dans toute son œuvre semble s’être aiguisé
avec la diffusion en 1994 du film Le Franc. Simple coïncidence ou désir de piquer, Le Franc
paraît la même année où l’Afrique francophone va subir sans pouvoir s’y opposer, la première
dévaluation du franc CFA. Une humiliation que Mambéty transpose suavement mais
sarcastiquement aussi en alliant musique et quelques éléments du théâtre. Parce que le Franc est
une entité imposée et non le fruit d’une réflexion et d’une volonté locales, le Franc devient le
symbole de la dépendance du Sénégal et des pays africains francophones dans leurs rapports
avec la France. Il est symbole du système dominant, créateur de nouvelles lubies et images après
lesquelles les populations locales vont devoir se déchirer car la course effrénée après la richesse
brise la fondation principale sur laquelle se sont construites les sociétés africaines : le
communautarisme, l’entraide. Le Franc au final force les habitants à se réinventer un mode de
survie mais surtout à créer des masques qui leur permettent de tirer leur épingle du jeu dans le
129
grand désordre qui va suivre la dévaluation. Parmi ces masques, l’individualisme qui s’oppose
radicalement au collectif et de la communauté sera une des causes du dérangement qui va agiter
les sociétés africaines.
Seulement, ces idées de dépendance et d’assujettissement ne s’arrêteront pas au seul Le
Franc et constitueront une part importante de son dernier court métrage, La Petite vendeuse de
Soleil où le besoin d’accumulation des richesses généralement venues d’ailleurs va se
poursuivre.
Filmé dans la ville de Dakar, La petite vendeuse de Soleil s’ouvre sur une pénombre
brumeuse d’où surgissent telles des ombres, quelques personnes trop pressées d’aller vers la ville
chercher leur pitance quotidienne. En plus de la voix du muezzin rappelant aux croyants leur
devoir de prière, on perçoit en fond sonore un cliquetis grandissant semblable à un bruissement
pénible de claquettes. D’abord comme une tâche blanchâtre dans la noirceur de la nuit qui refuse
de céder place au jour, apparaît Sili Laam, l’héroïne. Infirme, elle se sert de béquilles pour se
déplacer. Cette infirmité physique et son statut de femme sont autant d’obstacles qui condamnent
Sili à devoir dépendre de la charité des autres pour se nourrir et nourrir sa grand-mère. Le
spectateur peut éprouver de l’inquiétude par exemple lorsqu’elle doit traverser la voie publique
tout en faisant attention aux véhicules qui passent à vive allure sans un coup d’œil pour elle.
Comment survivre si on ne peut prendre en charge son propre destin ? Telle semble être la
question fondamentale à laquelle doit répondre Sili Laam.
Le désir de s’affranchir est un motif qui pousse Sili Laam à envisager une nouvelle
existence pour sa grand-mère et elle-même. Arrivée telle une amazone sur son char dans la ville
de Dakar, elle se lasse du spectacle désolant des mendiants attendant la charité mais aussi
intriguée par la vitalité des jeunes vendeurs de journaux, Sili Laam annonce son intention de
130
braver les interdits sociaux qui réservent certains emplois juste aux garçons : « Grand-mère,
demain j’irai chercher du travail. Je ne suis pas un garçon mais ce que font les garçons, les filles
le peuvent aussi. » Seulement la mise en pratique de cette profession de foi ne se fera pas sans
désagréments car en choisissant de changer de condition sociale, elle tente d’entrer un espace
donc l’accès lui est généralement clos. Parce que la vente de journaux se déroule généralement
dans la rue, il ne faut pas perdre de vue que la rue en tant qu’espace public et ouvert
théoriquement, est un des symboles par excellence de l’exclusion féminine. La rue est agression
double pour la gent féminine car peuplée du regard masculin qui la chosifie en la réduisant à un
objet de prédation, mais aussi l’oblige à adopter certaines attitudes de défense qui peuvent
amener certains sujets à la maladie mentale. Les premières images du film montrent en effet la
confrontation d’une femme avec les forces de police qui finissent par l’emmener de force vers
leur véhicule. L’une des conséquences de cette agression oblige la femme à ne faire que traverser
l’espace public de la rue pour se réfugier soit dans la case, les bureaux ou la cuisine qui sont des
espaces clos comme la prison dans laquelle se trouve la jeune femme aperçue au début film.
L’unique partie de l’espace public qui est ouvert à la femme est le marché. Dans le film de
Mambéty, l’espace réservé public réservé aux mendiants comme aux femmes est un espace
réduit et bien délimité. Ils subissent tous la pression externe sociale qui fait d’eux des citoyens de
seconde zone. C’est dans cet environnement restrictif que Sili Laam choisit de retourner sa
condition et de participer au développement de sa famille et partant de sa société.
« Ce qu’un garçon peut faire, une fille le peut aussi » et Sili décide de vendre les journaux
comme ses camarades de sexe opposé après une première agression par ces derniers. Le regard
interloqué du patron du journal par la présence de Sili reflète celui des hommes en arrière plan
qui observent la scène avec autant d’étonnement. « Une fille qui vend des journaux ? »
131
s’exclame t-il sous le regard ahuri de son assistante qui lui réplique avec malice « Mais Patron,
ce que font les garçons, les filles le peuvent aussi ». La présence d’une femme au comptoir ne
change pas l’équation d’exclusion antérieure car à la différence de Sili, la dame qui lui donne la
quantité de journaux à vendre est dans un espace figé, un comptoir fixe qui restreint aussi la
quantité de mouvements que peut entreprendre celle-ci. La présence masculine quasi anodine à
ses côtés peut d’ailleurs être interprétée comme un symbole du contrôle social envers la liberté
féminine. Sili par contre, peut grâce à sa nouvelle activité non seulement s’offrir un salaire, elle
peut aussi découvrir par elle-même les différentes artères de la ville, tout en étant libre de ses
mouvements. Mais tout cette irruption dans «leur domaine » est mal perçu par les jeunes
vendeurs masculins qui entendent défendre par l’intimidation chaque parcelle de « leur activité et
de leur territoire» par de petites agressions ciblées sans grand danger pour Sili Laam.
Une image symbolique du refus de la dépendance et de la mendicité qui anime l’héroïne
de Mambety survient lorsqu’elle rencontre au cours de la vente des journaux un monsieur à la
veste sorti des bureaux Laetitia. En effet, alors que les petits vendeurs se trouvent devant ce
bâtiment Laetitia, apparaît le monsieur à la veste immédiatement envahi par la nuée des
vendeurs. D’abord surpris par la présence de la jeune fille, il décide de lui acheter tous les treize
journaux Soleil contrôlé par l’État pour la grosse somme de dix mille francs. Mais Sili Laam est
sceptique car la somme est que lui tend le monsieur est excessive malgré l’insistance de ce
dernier. Partagée entre le désir de s’affranchir du regard avilissant des autres par rapport à sa
condition physique et la fierté d’avoir pu vendre tous, Sili Laam a toutes les raisons de ne pas se
jeter le gros billet. La surprise mêlée de jalousie et d’envie de ses jeunes compagnons accentue
un peu plus ce sentiment d’inconfort. Seulement, loin de vouloir se moquer de la jeune fille ou
même de lui faire l’aumône, le client en veste est rapidement charmé par le caractère de Sili
132
Laam. En choisissant d’acheter les journaux vendus par Sili au lieu de ceux vendus par les
garçons, on peut croire que toute la société mâle ne s’oppose pas à la présence féminine sur la
place publique. Bien au contraire, il milite pour l’accès de la jeune fille au développement
économique et social de la communauté. En fonctionnant comme adjuvant pour Sili Laam, ce
client lui offre indirectement la possibilité de gagner la confiance des propriétaires du kiosque à
journal qui lui ont ouvert cette voix. « Tu vends des journaux ? Bravo ! Et moi qui désespérais de
ce pays. Je prends tous les journaux…» dit-il pour montrer la corrélation qui devrait exister entre
l’émancipation de l’enfant, de la jeune fille, symboles du petit peuple et le développement du
pays.
En choisissant de vendre le journal Soleil, journal du pouvoir en lieu et place du journal
Sud allié à la masse populaire, Sili Laam transgresse la tradition locale qui interdit à la jeune fille
de vendre dans les journaux, qui plus est, celui du pouvoir en place. Ce faisant elle s’approprie
indirectement d’une parcelle de ce pouvoir qui lui est interdit à elle et ses semblables. Mieux,
elle met au défi malgré le stigmate qui frappe son patronyme et malgré sa condition physique et
sociale, de porter la parole officielle auprès des masses populaires afin qu’ensemble, les deux
entités puissent mieux se rapprocher et œuvrer ensembles. Elle explique ainsi son choix à Babou,
son compagnon de route : « Je reste avec Soleil. De cette façon le gouvernement se rapprochera
du peuple. » Parce qu’entre le peuple et le gouvernement il y a un fossé grandissant, Sili Laam en
plus de se faire médiatrice du couple peuple et pouvoir, parvient à se fondre quelques fois dans le
rôle du pouvoir. Le journal lui-même étant un moyen d’expression écrit, il peut être public ou
intime. En s’appropriant du journal public, Sili Laam vend en quelque sorte sa propre histoire,
car le journal lui permet de sortir de l’ombre, de la nuit de son quartier d’où elle sort chaque
matin pour aller vers la lumière du soleil. Ainsi grâce au journal Soleil, elle peut enfin exister,
133
elle peut enfin transformer son quotidien et celui de nombreux autres subalternes autour d’elle.
Elle passe de cadet social à actrice du développement. Elle s’auto exclut du bannissement qui
frappe sa lignée et oblige indirectement les autres à reconnaître sa présence et son existence en
tant que sujet.
Dans une scène assez surréaliste d’ailleurs, comme pour tester son nouveau pouvoir, elle
parvient par sa parole d’enfant innocente à convaincre l’officier de police en charge, non
seulement de libérer la folle accusée injustement, elle parvient à obtenir des excuses de l’agent
de police cupide qui l’accusait d’avoir volé.
De même, Sili veut faire descendre le Soleil de sa hauteur, pour le rapprocher du peuple,
non pour l’exterminer, mais pour que l’administration prenne conscience des réalités
quotidiennes des masses populaires. Ce faisant, elle n’hésite pas un instant à redistribuer sa petite
richesse âprement gagnée entre sa grand-mère, les mendiants et ses amis. Si on peut voir dans cet
acte de la jeune Sili la confirmation du rôle protecteur et nourricier de la femme en général, ses
actions confortent et valident son acte de révolte qui a forcé son entrée dans la société publique
contre celle privée. En choisissant de sortir de l’anonymat, le personnage de la petite vendeuse
de soleil lance un appel à une prise de conscience collective, et à une nouvelle réflexion sur
l’éducation des filles et du rôle des femmes dans la société.
II «L’AFRIQUE QUITTE LA ZONE FRANC»
1- Du droit d’exister
Au cours d'une séquence clé de «La Petite vendeuse de Soleil», des enfants vendeurs de
journaux, reprennent en choeur et à tue-tête, un des titres à la une des journaux, tant du
gouvernement que de l'opposition: «L'Afrique quitte la zone franc». Aussi laconique qu'elle
paraît, cette phrase, sortie haut et fort des poumons de ces petits vendeurs de journaux obligés de
passer leurs journées dans la rue, à la merci de la circulation et des intempéries, bien loin des
134
salles de classe, prend une saveur particulière. Loin d'être aussi innocente que les jeunes
messagers chargés de sa distribution mais grâce à l’impulsion et à l’énergie nouvelles de ceux-ci,
elle est par son jaillissement de leurs entrailles l’expression d’une fureur et d’une exaspération
longtemps contenues. Elle exprime tout haut ce que pensent tout bas les masses populaires
rendues aphones et différents penseurs africains francophones. Dans la séquence, on se rend
directement compte que la plupart des lecteurs de ces journaux sont en public, dans la foule,
généralement assis au bord de la rue, en face des bâtiments publics mais rarement à l'intérieur
des bureaux administratifs d'ailleurs invisibles dans le film mais ils sont pourtant bien présents.
Si les enfants qui vendent les journaux ne les lisent pas, leurs voix se font entendre et jouent le
rôle de nouvelle courroie de transmission dans la re-naissance obligatoire, chemin obligé des
pays francophones pour exister dans le concert des nations. Seulement, pour y parvenir, ces
enfants ont besoin d'une impulsion, d'une liberté de participation et des encouragements des
adultes afin qu'ils puissent s'exprimer et montrer leur savoir faire. Mieux, si on considère que les
pays francophones malgré leurs indépendances de façade sont demeurés les enfants de la
France64, il s'agit aujourd'hui de modifier les habitudes en reconnaissant à la femme, aux jeunes
et à la masse aphone oubliée en général, qu'ils constituent une partie intégrale de la société et
64 Malgré les différents changements survenus à la tête de la république française, les relations entre Paris et les pays africains francophones plus connues sous le pseudonyme de la Françafrique, sont pour les populations locales africaines toujours obscures et ambiguës. La France les considérant toujours comme sa chasse gardée tout en s'arrogeant un droit d'intervention et d'exclusivité économique tandis que les éternels présidents à vie africains se disputent publiquement comme le titre de "meilleurs élèves de la France". Toujours arrimé au franc français aujourd'hui disparu pourtant mais qui continue de servir de caution pour l'arrimage du CFA à la monnaie européenne, les pays francophones ont subi sans broncher en Janvier 1994 une double dévaluation. Depuis les indépendances, faut-il signaler que l'emprise parentale de la France continue de se faire sentir sur les pays francophones non seulement à travers le CFA et les multiples sommets de la Francophonie, elle a à travers les années eu son centre d'opérations dans les différentes Cellules Afrique du ministère des affaires étrangères puis sous le ministère de la coopération, fiefs des anciens administrateurs coloniaux. Dans son essai La Francophonie, Michel Tétu définit assez poliment les rencontres entre la France et les chefs d'états africains francophones comme étant « un cercle de vieux amis de la France qui s'est enrichi de la participation de vieux amis que l'on s'est faits au profit de l'aide économique. Le rôle de la France a diminué, sans être effacé; elle exerce un leadership non directif; elle suggère plutôt qu'elle n'impose ni même ne propose. »(271) Comment malgré cette analyse par trop nuancée, ne pas voir une langue de bois dans les propos policés et mesurés de Tétu?
135
qu'à cet effet, peuvent être des outils et créateurs du développement. Tourner définitivement le
dos aux brimades, au déni de parole continu au nom de certaines traditions qui octroient aux
adultes tous les droits. En s'appuyant sur les erreurs de l'Histoire, il sera question de créer des
conditions idoines qui permettront à tous les membres de la société de prendre part à son
développement pour mieux s'y reconnaître, pour mieux le défendre et l'apprécier en retour.
Comme les enfants qui peuplent la narration des œuvres étudiées, les pays francophones
postcoloniaux d'Afrique au sud du Sahara bien avant l'obtention de leurs indépendances portaient
déjà en eux certains germes qui les lieraient pendant des décennies à la métropole française et
influenceraient profondément leurs programmes socio-économiques.
Au cours de cette étude, nous avons mentionné la création et les différentes déclinaisons
du Franc CFA depuis la période coloniale jusqu'aujourd'hui. Monnaie coloniale à l'origine, elle
fut créée pour contrôler et assurer la main mise de la France sur les échanges commerciaux
inégaux des produits des diverses colonies françaises d'Afrique vers la métropole et jamais pour
permettre un développement inclusif et harmonieux des colonies et territoires sous son contrôle.
Il faut se rendre à l’évidence que sur le marché international, le CFA ne représente absolument
rien et que les transactions y sont faites avec une monnaie occidentale plus forte. Nous suggérons
qu’il y a entre le CFA, symbole du capitalisme aveugle et les pays francophones plusieurs
infirmités, des infirmités semblables à la condition de la jeune Sili Laam. L’équation coloniale
du départ est maintenue et s’est même solidifiée. Pour qui travaillent ces petits vendeurs de
journaux ? Ne sont-ils pas comparables à ces jeunes nations des zones CFA, lisant, travaillant à
enrichir tout le monde sauf leurs propres intérêts. À la lumière de tout ce qui précède, nous
pouvons suggérer que le cri de guerre poussé par les petits vendeurs de journaux, prend toute sa
signification et y puise sa légitimité. Ce cri aurait pu aussi être «L'Afrique quitte la
136
Francophonie», car historiquement, le franc CFA et la Francophonie sont intrinsèquement liés.
En outre, qu’est-ce-qui fait des Africains des francophones en dehors de leur histoire coloniale
liée à l'empire français? Considérant le plan identitaire, peut-on véritablement dire que l'Africain
au même titre que le Canadien Québécois soit francophone même si nombreux de ses penseurs
ou dirigeants sont à l'origine de la création et du maintien du cordon ombilical francophone? La
francophonie à la suite de Tétu ne serait que ce cordon ombilical beaucoup plus politique et
sélectif qui maintient la France en position dominante65. Les pays francophones, à l'exception du
Canada/Québec et de la Belgique francophone, n'ayant pas de pouvoir décisionnaire et
discrétionnaire pour contrebalancer Paris, sont perçus par cette dernière comme des adjuvants,
des faire-valoir qui contribuent plus au rayonnement de la "mère patrie" sur la place mondiale et
servent de paravents et de boucliers face aux pouvoirs hégémoniques linguistiques de la langue
anglo-saxonne.
Sur le plan de l'éducation, les systèmes en vigueur dans les pays francophones sont une
pâle calque du système métropolitain datant des périodes coloniales. Considérant que l'objectif
maintes fois avoué de la métropole n'ayant jamais été de former des humains intelligents,
responsables et capables de se prendre en charge par le biais de leurs spécificités naturelles et
culturelles, l’absence de réformes profondes ne pouvait que conduire au désastre. Au contraire, la
«mère patrie» avait besoin de caisses de résonances qui répliqueraient au mot, les différentes
instructions à eux données par le parent bienfaiteur Français et protégeraient jalousement les
intérêts de la métropole. Construite sous de faux accents humanistes, Samba Gadjigo suggère
65 Christine Ndiaye affirme dans ce sens que «le français est arrivé dans les diverses régions désignées non pas par intérêt véritable pour les échanges, ni en raison de soucis d’ordre culturel mais simplement à la suite d’un mercantilisme…barbare…Dans les situations coloniales et néocoloniales, des rapports de force hiérarchiques (du centre à la périphérie) ont toujours été privilégiés au détriment des relations multilatérales, si bien que le fait d’avoir une langue commune, plutôt que de faciliter celles-ci, les a longtemps empêchées.» « La francophonie imprévue: pour une poétique de la relation » in Francophonie et Dialogue des cultures: Mélanges offerts à Fernando Lambert. Laval, GRELCA No 17 1999. p.25
137
dans École blanche, Afrique noire que « l'entreprise coloniale consiste plus exactement, de la
part de l'Européen, à se donner comme modèle mais, en même temps, à bloquer l'autochtone
dans la voie d'accès à cet idéal.» (13) Suivant cette idée, on constate qu'il y a un parallèle évident
entre l'éducation coloniale française reçue par les adultes en charge des nouvelles administrations
dites indépendantes et les méthodes d'éducation actuelles offertes aux jeunes dans le corpus
étudié. Il s'agit d'une éducation qui dans nombreux pays multiplie les cadets sociaux, conduit à
l'oisiveté, la dépendance, au doute de soi, à l’absence de créativité et perpétue l’invisibilité du
sujet subalterne. Les conséquences évidentes sont entre autres parmi quelques unes déjà
mentionnées, la violence, l'autodestruction, le sous-développement, la fuite des responsabilités et
la folie.
Parmi les interrogations que pose cette partie de la présente étude, l'une des plus
importantes est celle de savoir si comme les enfants et les femmes présents dans ce corpus,
l'Afrique francophone postcoloniale indépendante du vingt-et-unième siècle peut prendre le
temps de faire sa propre autocritique? Est-elle seulement prête à opérer un volte-face historique,
une re-initiation dût-elle se violenter, pour se donner et offrir sa propre parole, pour enfin exister
dans le monde des nations et assumer son propre devenir par rapport non seulement à la
Francophonie et au reste du monde, mais aussi en concordance avec leurs populations
généralement oubliées? L'enjeu est grand qui vaut la chandelle aussi bien que tous les risques et
obstacles qui pourraient survenir dans leur entreprise de renaissance.
Quelle est l'importance de la Francophonie pour ces nations si elle ne sert que de comptoir
commercial et n’est dévolue, qu’au seul rayonnement de la langue française, des intérêts de la
métropole et de ses "amis" intermédiaires au pouvoir? En reprenant ces paroles lapidaires
prononcées par Victor Duruy en 1885, Gadjigo semble suggérer une prise de conscience et la
138
nécessité pour l'Afrique francophone de marquer un temps d'arrêt pour se regarder dans un
miroir: «Quand les indigènes apprennent notre langue, ce sont nos idées de justice qui entrent
peu à peu dans leurs esprits; ce sont des marchés qui s'ouvrent à notre industrie; c'est la
civilisation qui arrive et transforme la barbarie.» (96) Plus de cent cinquante plus tard, les mêmes
propos continuent d’être défendus et même amplifiés depuis la Baule, Dakar ou encore avec les
incidents Taubira. L’homme noir qui ne serait jamais assez entré dans la civilisation selon
certains dirigeants français, continue d’être regardé comme un enfant que l’Occident devrait
guider et éduquer.
Compte tenu de ce qui précède, une étude du bildungsroman des pays francophones dans
leurs conditions actuelles, montrerait à coup sûr un processus d'initiation stagnant, un rêve de
développement hachuré, obscur et surtout inachevé contrairement au bildungs des personnages
présentés antérieurement dans cette étude. On l'aura compris, une des questions qui s'impose à la
fin de cette étude sur l'enfance dans le roman africain francophone, est celle de savoir si l'enfant
africain du vingt-et-unième siècle peut et ne doit être qu'un sujet subalterne, sans voix, survivant
uniquement selon le bon vouloir et l'assistanat des parents et des adultes? À travers la métaphore
de l'enfant, c'est simultanément le devenir du continent africain en général et des pays
francophones en particulier qui se pose. En décidant de se révolter et de prendre la parole,
l'enfant, la jeune fille, la femme montrent l'un des chemins à suivre. Il s'agi de tourner le dos à
l'éternelle assistance qui ne serait que « mortelle »66 et construire un visage plus dynamique
respectant la différence des richesses culturelles tout en offrant un visage plus humain aux
rapports entre les divers constituants de cette communauté francophone.
66 Peck, Raoul. Assistance mortelle. ARTE France, Velvet Film, Figuier Production, RTBF. France-Haïti / États-Unis, 2012. Important lien à consulter en rapport avec le documentaire: http://www.arte.tv/fr/assistance-mortelle/7426742.html
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Dans son documentaire Assistance mortelle, Raoul Peck montre avec beaucoup de dextérité
dans le cas de Haïti, l'échec lamentable de l'assistance internationale après la terrible tragédie de
Janvier 2010 qui fit près de deux cents mille victimes et dont les dégâts sont encore perceptibles
aujourd'hui. Malgré l’immensité de la tragédie, Peck suggère à travers ce documentaire que son
pays ne saurait confier son développement uniquement aux organismes internationaux dont les
objectifs sont rarement en phase avec ceux des locaux. Des années après le tremblement de terre
et des milliards de dollars déjà dépensés, aucun changement social majeur n’est visible dans les
zones touchées. L'importance du travail de Peck est surtout d'avoir montré l'hypocrisie des pays
donateurs qui, dans un élan philanthropique, ont promis une aide financière conséquente pour
aider à la reconstruction du pays presque totalement dévasté. Peck montre que près de la moitié
des sommes promises reviennent sous différents aspects dans les caisses des pays donateurs
tandis que Haïti et les haïtiens ne reçoivent presque rien. Pire, il accuse les pays donateurs
d'hypocrisie en cela que ces derniers excluent les supposés bénéficiaires de l'aide, des centres de
décisions. Les locaux sont condamnés à ne être que des spectateurs sans voix, des enfants pour
lesquels la communauté internationale se battrait pour se donner du zèle mais, dans le fond
s'enrichit un peu plus sur la misère répugnante qu'offre Haïti aux yeux du monde. Eu égard à ce
qui précède, et au risque de demeurer des éternels assistés, les pays anciennement colonisés, les
pays déclarés ou labélisés pauvres, les subalternes et tous ceux privés de la parole doivent se
regarder dans un miroir et accepter enfin d'être le poto mitan de leur renaissance quelques soient
les obstacles qu'ils devront endurer. La petite vendeuse de soleils et la jeune Musango ont offert
quelques unes des voix et voie à suivre avec force d'abnégation, de résilience et en acceptant
leurs propres échecs non comme une fin mais comme des incidents de parcours qui ne sauraient
arrêter leur marche vers un futur prometteur. L'aide internationale pour la reconstruction67 ne 67 «Mon film parle de désorganisation et de poker menteur. Les grands bailleurs, les États, les institutions
140
marche pas et on ne peut se développer sans être partie actante de son propre développement
semble suggérer Raoul Peck. Ce serait se mentir à soi même que de croire que l'aide, l'assistanat
va nous développer, bien au contraire, nous restons à jamais des enfants qu'il faut tout le temps
guider, assister ou réprimander dans le concert des nations. Pourquoi ne pas le dire, l'aide,
l'assistanat déshumanise et étouffe les forces créatrices des Nations dans le besoin. Il faut avoir le
courage de toujours se demander comment est ce que l'on se voit soi même mais surtout
comment est-ce que l'Autre nous voit. Quelle image renvoie-t-on à l'Humanité et en fait-on
seulement partie? Ce documentaire poignant de Raoul Peck en dit long. En postcolonie dit-on,
les traditions ont la peau dure mais toute tradition est pourtant appelée à évoluer, à être
transcendée pour le bonheur, objectif unique, de ses sujets. Il s'agit en définitive de faire le choix
de s'éduquer et par là, de s'affranchir des affres de l'Histoire, des préjugés ou alors d'accepter
stoïquement qu'on est voué à la perdition et de périr sans combattre. Tel paraît être l'un des
messages qui se dégageant travers la harangue des enfants petits vendeurs de journaux de
Mambéty. Un autre message cette fois sous forme d'interrogation, est celui de savoir si un ancien
prisonnier ou esclave libre peut totalement confier son destin à son ancien geôlier ou maître?
En restant dans le cadre des indépendances des pays francophones, considérant que le droit de
battre, d'émettre et de contrôler sa propre monnaie est non seulement un acte de souveraineté,
mais aussi un puissant moyen de contrôler son développement, on peut affirmer que l'arrimage
continue des pays francophones au franc CFA constitue un frein au développement harmonieux
de ces derniers par leurs propres moyens et créativité. Il a été montré dans d'autres études et
domaines que celui qui tient les cordes de la bourse détient le pouvoir économique. En confiant
financières internationales, les ONG, sont isolés dans leur bulle, loin des Haïtiens. Ils sont tous dans des logiques différentes, voire opposées, sans communication ni coordination entre eux. Chacun veut être libre de gérer l’argent qu’il donne. L’Union européenne n’a par exemple pas envie que les États-Unis donnent leur avis sur sa façon de dépenser son argent. Autre absurdité : les bailleurs ont des comptabilités et des calendriers différents. » in Entretien avec Raoul Peck. http://www.arte.tv/fr/haiti-terre-degradee/7426778.html du 11 Avril 2013
141
leur autonomie fiduciaire à l'ancienne métropole, les pays francophones ont choisi de rester
dépendants et les enfants de la France. L'ancien geôlier ne pouvant naturellement selon sa propre
politique originelle se permettre de se passer des débouchés multiples que constituaient ses
anciennes colonies. Dans un rare moment de clairvoyance et de franchise au cours du sommet
France-Afrique de Janvier 2001 à Yaoundé au Cameroun, un haut dirigeant français affirmait ce
qui suit : « Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi ; ensuite nous avons pillé
leurs matières premières ; après on dit : ils ne sont bons à rien. Au non de la religion, on a détruit
leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec élégance, on leur pique leurs
cerveaux grâce aux bourses. Puis on constate que la malheureuse Afrique n’est pas dans un état
brillant… Après s’être enrichis à ses dépens, on lui donne des leçons. »68 Ces propos pourraient
laisser à penser que le président français avait été un ardent défenseur de la cause africaine mais
ce fut pourtant au cours d’une des réunions dénoncées entre la France et les pays Francophones
Africains que, sous la figure du père face à ses enfants, que ces paroles surprenantes furent
prononcées. Partagées entre ce paternalisme de la métropole et certaines velléités
d’indépendance, le dilemme des nations francophones ainsi présenté, ne trouverait-il pas un
début de solution dans la clameur revendicatrice des jeunes vendeurs de journaux ?
2- Entre assistanat et paternalisme
Le CFA étant à proprement parler une monnaie de singe qui sert mieux des intérêts
étrangers qu'il ne permet le développement des pays francophones qui l'utilisent, il est impérieux
de prolonger ce regard aux organisations dites internationales. Celles-ci, comme le CFA, sont-
elles vraiment des partenaires avec lesquels les pays dits pauvres ou anciennement colonisés
68 Jacques Chirac, cité par B. Stern: « Diplomatie compassionnelle », Le Monde, 16 Mai 2001.
142
s'associer? Si oui, quelle est la place de ces derniers dans leurs sphères représentatives et
décisionnelles?
La majorité des institutions internationales ont généralement été créées par les grandes
nations occidentales; celles-là même qui déjà en 1884 à la Conférence Internationale de Berlin
sous les auspices de Bismarck, se partageaient tel un gâteau, des territoires surtout africains et
asiatiques alors appelées colonies, peuplés d'humains mais considérés comme des animaux ou
des sous-êtres. Ce partage entériné après la première mondiale par la Société des Nations qui
deviendra en 1945, l'actuelle Organisation des Nations Unies. Mais de nations et d'union,
certaines nations ne le seront que de nom puisqu'elles ne seront toujours que membre observateur
sans pouvoir de décision. Celui-ci revenant de facto aux nations les plus riches, les plus
puissantes militairement et économiquement, au sein desquelles toutes celles qui pratiquèrent ou
soutinrent pour développer leurs économies, la colonisation de peuplades différentes et le
commerce des humains arrachés majoritairement du continent Africain. Dans cette logique,
comment croire que l'ancien maître et geôlier puisse volontairement souhaiter l'émancipation de
ses anciens prisonniers et esclaves? Nous essayons de montrer ici que de cause à effet, les
organismes internationaux à vocation universelle après leur création tels que le Fonds Monétaire
International et la Banque Mondiale, nés des accords de Bretton Woods en 1944, l'OCDE, le
GATT et l'OMC69 entre autres et aujourd'hui les G5, G10 ou G20 continuent de fonctionner
69 OCDE: Organisation de Coopération et de Développement Économiques créée en 1948 regroupe uniquement l es pays riches et contrôlent près de 80% des échanges et investissements mondiaux. OMC: Organisation Mondiale du Commerce, tout comme la BIRD (Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement) avec pour vocation de réguler et contrôler les échanges commerciaux ont tous étés créés à l'origine par les forces alliées après la deuxième guerre pour reconstruire non les pays pauvres ou du tiers-monde mais plutôt, les pays occidentaux détruits par la guerre et autres désastres européens. Ces mêmes organismes sont aujourd’hui utilisés pour contrôler et asphyxier les économies des pays moins développés puisque qu’à leurs origines, il n’était point question d’aider personne d’autre que l’Occident. En Afrique Francophone qui est la référence du coup de gueule des petits vendeurs de journaux, Le CFA est arrimé à l’Euro de par sa parité au Franc Français le 1er Janvier 1999 sous l’impulsion conjuguée du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale ; ce qui pour certains gouvernements africains correspondait à une
143
comme des organismes privilégiés et discriminants. Les membres subalternes, en général les plus
pauvres, n'y ont pas de voix et ne peuvent donc s'y faire entendre. Ils y sont restreints aux rôles
de membres silencieux, d'observateurs mais surtout de grands enfants pour lesquels les pays
riches, ceux là qui se disaient antérieurement les plus civilisés et plus humains, prennent des
décisions majeures qui influenceront irrémédiablement l'essor ou la ruine des pays dits pauvres.
Depuis les années 1990, la Banque Mondiale et surtout le FMI ont véritablement affiché leur
figure néo-paternaliste en dictant et imposant aux pays à majorité pauvres, des Programmes
d'Ajustements Structurels ou PAS. Ces PAS sont une série d'impositions qui obligent les pays
pauvres à se mettre littéralement au pas, en sacrifiant leurs approches au développement pour la
remodeler aux normes des systèmes néolibéraux de l’Occident afin d’espérer recevoir une
quelconque aide financière. Entre autre, ils doivent libéraliser en sacrifiant le rôle régulateur et
centralisant de l’État, leurs fragiles économies pour les livrer aux appétits voraces et inhumains
des entreprises occidentales. La double dévaluation du CFA décidée depuis Paris qui s'abat sur
les pays francophones est avec ces PAS, des exemples de coups de grâce infligés aux économies
déjà très instables de la région francophone africaines. On le voit, les pauvres dans ce faux
concert des nations, sont appelés à ingurgiter sans broncher, toutes les potions incompatibles
avec leurs structures socioéconomiques que l'Occident à travers ces structures-écrans
internationales leur concocte faute de quoi, toute assistance financière au développement leur est
automatiquement suspendue. L'aide financière, on le constate, fonction comme une arme que
troisième dévaluation cachée après celles du 17 Octobre 1948 et du 11 Janvier 1994. Nombre de ces pays assisteront à des mouvements d’humeur des populations locales contre la cherté des produits de première nécessité et mettront du temps à s’en relever. L’ambivalence voulue dans la division de la dénomination des deux entités monétaires d’Afrique Centrale et de l’Ouest atteste de la mesquinerie mais surtout de la continuité des ambitions coloniales françaises. On parle ainsi de Communauté Financière d’Afrique pour les pays d’Afrique de l’Ouest ou UEMOA et de Coopération financière en Afrique Centrale alors que tous les pays de ces deux régions font partie du continent Africain et utilisent la même monnaie, le CFA sans pourtant que les transactions financières directes soient possibles entre individus du Sénégal et du Cameroun par exemple. Comment ne pas y voir une continuité larvée de la colonisation?
144
l'Occident utilise pour maintenir sous son joug et dans la dépendance, les pays anciennement
colonisés.
À travers des organismes internationaux tels que l'OMC et le GATT, les pays riches
organisent le commerce mondial en privilégiant plus leurs intérêts personnels que ceux de leurs
partenaires pauvres. Ces derniers produisant les matières premières dont l'Occident a besoin pour
ses différentes industries, se voient imposer des prix de vente au rabais de leurs produits alors
qu’ils rachètent au prix fort ces produits déjà transformés au nord. En matière d'échanges, on
peut affirmer que la notion d'équité est un leurre pour les pays subalternes. Dans le même
contexte, les notions de libéralisation, mondialisation et de globalisation sont les nouvelles armes
de coercition à relents impérialistes, voire esclavagistes, brandies aujourd'hui par les plus forts du
Nord pour absorber mais surtout, envahir les marchés locaux du Sud sachant que les produits
venus du Sud ne soutiendront jamais le poids de la concurrence avec ceux venus de l’Occident.
Tandis que les pays du Sud sont sommés par le Nord à travers ces organismes écran, de cesser
les aides étatiques aux planteurs et agriculteurs locaux face à la baisse de leurs revenus dûe à
l'inconstance des prix des matières premières ou des affres du climat, ces mêmes pays du Nord
subventionnent publiquement en milliards de dollars ou d'euros leurs fermiers et agriculteurs
locaux. Mieux, pendant que les pays d'Europe et d'Amérique se regroupent en pôles
économiques régionaux pour défendre leurs intérêts et construisent des barrières de défense
contre l'arrivée des marchandises et des immigrants venus d'ailleurs, ceux du Sud s’enferment
dans leurs frontières coloniales tout en étant sommés d'ouvrir ces frontières aux pays du Nord
pour embrasser une économie de marché mondialisée plus avantageuse. Alors que plus de 60%
des échanges européens se déroule entre les pays de la Communauté européenne par exemple,
les pays africains échangent entre eux moins de 12% de leurs tractations commerciales globales
145
provoquant ainsi une forte dépendance avec l’extérieur. Aminatou Sow Fall dans son oxymoron
romanesque éponyme Festins de la détresse vantait déjà l’importance de l’autosuffisance, de la
primeur de la collectivité contre les tentations individualistes et égocentriques qui découlent
toujours d’une modernisation non contrôlée des sociétés africaines postcoloniales. Il s’agissait
selon elle, de se prémunir contre les effets pervers de la globalisation dont la recherche du capital
à outrance est l’unique maitre mot. En misant sur la collectivité et moins sur l’individu, la société
entière s’assume et assure son autosuffisance en transformant par exemple sur place les produits
locaux au lieu de les envoyer vers le Nord. Un développement qui se ne puise pas sa sève dans
les racines locales est éphémère et la marque d’une catastrophe en gestation. Ainsi au Nord, on
observe un repli identitaire quasi sanctuarisé avec le renforcement parfois extrême des lois anti-
immigratoires alors qu'au Sud, les frontières sont restées littéralement et figurativement poreuses
depuis les indépendances. Tous ces mécanismes toujours militarisés d'autodéfense anti-
immigratoires et d'autoprotection paranoïaque contre la prétendue invasion de l'Autre, de
l'étranger observés au Nord contribuent à l’humiliation constante à laquelle sont soumises les
populations venues des pays du Sud. Les tragédies70 à répétition qui s'en suivent sont légion
70Le seul mois d'Octobre 2013 a été l'un des plus tragiques dans les cas de l'immigration du Sud vers l'Europe. La seule enclave Italienne de Lampedusa a vu échouer sur ses rives, plus de quatre cents corps sans vie parmi lesquels, ceux d'enfants et de jeunes femmes, d'Africains de l'Est fuyant guerre, famine et misère dans leurs pays pour chercher une vie meilleure au Nord. Loin d'être des cas isolés à l'Afrique de l'Est, ces tragédies se répètent au quotidien sur les côtes marocaines et algériennes avec des migrants venant d'Afrique Centrale et de l'Ouest. Ceci force à poser une nouvelle fois la question de savoir pourquoi les nations africaines indépendantes aux sous-sols vertigineusement riches et aux climats cléments, semblent incapables de pourvoir au bien être de leurs citoyens là où certaines nations moins fournies naturellement, réussissent beaucoup mieux? Dans le cadre de ces tragédies à répétition, Le journaliste et géographe Philippe Rekacewicz, s’est interrogé sur quelques causes plausibles de celles-ci. Il décrie entre autre la sanctuarisation exponentielle des frontières du Nord y comprise l'Amérique du Nord et la criminalisation grandissante d'une immigration à tête chercheuse quand les immigrants viennent des pays du Sud. On consultera notamment "Mourir aux portes de l'Europe" Octobre 2013: http://blog.mondediplo.net/2013-10-04-Mourir-aux-portes-de-l-Europe#Geographie-d-une-humanite "Rendez-vous à Sharon's Stone"de Novembre 2007: http://blog.mondediplo.net/2007-11-07-Rendez-vous-a-Sharon-s-Stone "Migrations et réfugiés" d'Avril 2007: http://blog.mondediplo.net/2007-04-04-Migrations-et-refugies-le-monde-qui-accueille-et Enfin, l'anthropologue Alain Morice montre dans cet article de Juin 2010, comment le nord, de connivence avec certaines nations africaines créent des lois criminalisant l'immigration au mépris des lois internationales des droits
146
quand ces populations, au mépris des dangers réels et de leur sécurité, décident de faire la route
de l'Occident. L’exemple des jeunes filles kidnappées puis violentées avant d’être mentalement
conditionnées pour leur vente en Occident dans le roman de Miano est un exemple minime de ce
que peut être le parcours des candidats à l’immigration absolue. Si les inégalités demeureront
une réalité, il est important pour les pays du Sud de créer leur propre modèle de développement
qui pourrait être hybride mais qui ne soit pas à la merci des idées et méthodes venues
uniquement du Nord. La mondialisation actuelle, loin d’être une forme de créolisation de
l’univers, est sans aucun doute une preuve de l’hypocrisie impériale qui offre aux puissants, les
espaces commerciaux et économiques des plus pauvres et accentue les inégalités déjà criardes
dans ces pays à économies encore fragiles. Disons avec Aimé Césaire dans Discours sur le
colonialisme, qu’elle est :
« ce système de pensée ou plutôt de l'instinctive tendance d'une civilisation éminente et
prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d'elle en ramenant
abusivement la notion d'universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres
dimensions, autrement dit, à penser l'universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses
catégories propres. » (84-85)
En somme, il faut briser le cercle de la pensée unique et de la civilisation dominante: celles des
puissants que ceux-ci promeuvent abusivement tout en construisant concomitamment autour
d’eux, de grandes barrières protectionnistes ou ségrégationnistes aussi bien physiques, policières
qu’électroniques. Ensuite, il faudrait embrasser et soutenir les multiples cultures universelles et
non une culture unique qui serait universelle car il n'existe pas à proprement parler de culture
universelle. Chaque peuple ayant à offrir au monde une identité culturelle spécifique bien
humains: "Les contrôles migratoires sous-traités aux pays extérieurs: Comment l'Union Européenne enferme ses voisins http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/MORICE/19190
147
distincte des autres qu’il serait important de respecter et de valoriser. Parallèlement, s’il est
souvent admis qu’en démocratie, l'existence de plusieurs partis politiques, la pluralité des voix et
des choix semblent constituer le socle des nations stables et puissantes d'aujourd'hui et que les
partis uniques sont présentés et honnis comme le lit des régimes dictatoriaux et monarchiques, ne
serait-il pas impératif pour une survie plus cohérente du monde, qu'il existât une démocratie
culturelle elle-même puisant sa force et sa légitimité sur la diversité et la spécificité culturelles
des peuples? La beauté du monde ne pouvant selon la pensée de Glissant, que naître de ses
différences, à partir des contacts parfois brutaux certes mais desquels pointerait une certaine
espérance pour les nations moins visibles. La mondialisation réelle devrait selon Glissant être
une créolisation graduelle, inclusive et surtout patiente dans le sens où, «les cultures du monde
mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les
autres se [changeant] en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié
mais aussi des avancées de conscience et d’espoir. » (14)
Fort de ces réflexions, les systèmes économiques de mondialisation ou de globalisation
tels que pratiqués aujourd’hui ne sont purement et simplement que des outils antidémocratiques,
promoteurs de la dictature économique néolibérale des pays riches et plus puissants envers les
pays dits pauvres. Ils ne sont surtout pas cette nouvelle panacée tant vantée qui donnerait un
visage plus humain aux échanges internationaux et qui ouvriraient les chemins de la fraternité et
de l’égalité des chances économique à tous. Au contraire, ils contribuent à l’accentuation des
inégalités déjà abyssales entre riches et pauvres, pays puissants du Nord et pays faibles du Sud,
dominants et dominés. Ils favorisent une culture-monde à sens unique, elle-même pâle calque
d’un capitalisme implacable et macdonalisé à la recherche de nouveaux comptoirs. Il est
important de mentionner l’hystérie qui nait des effets pervers de la mondialisation qui
148
s’accompagne d’une explosion de l’individualisme et l’accumulation des richesses néfaste dans
les sociétés dans lesquelles priment le communautarisme et fausse le rapport à l’autre et avec soi-
même. L’apparition suite à la commodification71 de nouveaux désirs et rêves hors de portée
servant de lit à la folie et autres violences. En cela, mondialisation et globalisation dans la forme
actuelle ne seraient-ils pas simplement les nouveaux gadgets d’une politique économique
impérialiste à sens unique. L’accumulation de tous ces effets et méfaits pousse Geschiere à
assimiler la mondialisation à la sorcellerie. Selon lui, elle «offre des moyens secrets d’accaparer
le pouvoir, mais elle reflète en même temps des sentiments aigus d’impuissance ; et elle semble
surtout servir à cacher les sources du pouvoir. Est-ce que tout cela est si différent des raisons du
désenchantement ou même de l’aliénation croissante de la population vis-à-vis de la grande
politique…» (Geschiere 15)
Au regard de ce qui précède, que l'Afrique sorte de la zone fiduciaire CFA ou quitte la
Francophonie comme zone physique, le cri de ralliement lancé par les petits vendeurs de
journaux est un appel urgent à une prise de conscience collective des pays francophones en
particulier, afin qu'ils sortent de la torpeur qui semble les avoir figés dans un état aussi bien
atemporel qu'intemporel. Il s'agit d'un appel à une prise de conscience qui leur permette
d'accepter enfin de se prendre en charge, de tourner le dos au fatalisme et aux idées racistes qui
ont fait d'eux des sous-hommes incapables de penser et de créer. Briser les chaines de
l'emprisonnement mental dans lequel la traite négrière, la violence coloniale et les tenants du
néocolonialisme les ont successivement enfermés devrait être le nouvel impératif de survivance
collective. Car pendant que le reste du monde s’organise en communautés unies pour mieux
avancer, défendre et promouvoir uniquement leurs intérêts, les nations africaines poursuivent 71 Chez les anglo-saxons ce terme s’utilise pour parler de la consommation et de la marchandisation à outrance de la société dite moderne d’où prime assez souvent la représentation individuelle au sommet de l’échelle sociale et la recherche aiguisée du capital pour toujours subvenir à l’entretien de la folie de la représentation du moi, son paraître.
149
avec vigueur et souvent dans le sang, le processus de balkanisation de leurs territoires hérités
eux-mêmes de la colonisation pourtant inventés pour mieux diviser et briser toute velléité de
regroupement affinitaire. La balkanisation continue suites aux conflits armés des nations
africaines, la prolifération des catégories subalternes telles les cadets sociaux, rendent chaque
jour plus ardue toute chance de communautarisme et de regroupement autour de mêmes projets
économiques, sociaux ou culturels. Ils renforcent par contre la dépendance de ces jeunes
communautés aux intérêts politiques et aides étrangères et font d’elles un spécimen de cadets
sociaux. Conséquemment, la balkanisation accélère la vulnérabilité de chaque nouveau territoire
et facilite son contrôle ou sa mise sous tutelle par une puissance plus forte. Ces administrations
en général et francophones en particulier, semblent ne pas avoir pris conscience du temps qui
s’est écoulé depuis leurs indépendances et continuent de se voir comme des projets à inventer, ou
des enfants à la charge de l'ancienne métropole. Elles peinent à comprendre qu'elles doivent
assumer la souveraineté obtenue et cesser de se comporter en spectateurs de leur propre
développement dicté de l'extérieur ou qu’il se fasse grâce à l'aide internationale. C'est dans cette
optique, que déclarait de façon abrupte mais très concise, Emma Bonino la commissaire
européenne aux droits de l'homme:
« L'Europe n'a pas de politique africaine…Nous avons aujourd'hui des relations d'aide avec
des Etats qui sont des mendiants sur la scène internationale, auxquels nous payons leurs
écoles, leurs hôpitaux et leurs infrastructures, et qui utilisent leurs ressources propres pour
acheter des armes. Ce n'est pas tolérable. Je pense que nous avons fait notre deuil de la
colonisation et du néocolonialisme. Qu'on cesse donc de s'abriter derrière une volonté
d'indépendance qui n'est qu'une rhétorique. Il n'est pas acceptable que ceux qui reçoivent
notre aide soient uniquement des nationalistes sourcilleux quand il s'agit des normes et
150
valeurs universelles, alors que les mêmes ne sont nullement gênés de nous imputer leurs
budgets pour l'éducation nationale ou la santé.»72
Bien que cette pensée donne une image surréaliste mais assez nette des habitudes ayant cours
entre les deux entités, on pourrait objecter à la suite de ces paroles de Bonino que la quasi totalité
des ressources africaines est exploitée par les pays européens avec l'aide des dirigeants locaux
qui semblent avoir fait allégeance non à leurs concitoyens, mais plutôt à la métropole et à
l’occident en général. Dans cet état de chose, les populations locales ne bénéficient d’aucun
transfert de technologie ou économique du Nord vers le Sud ni d’un quelconque savoir faire
performatif qui leur permettrait de traiter localement leurs ressources. L’aide internationale ne
servant que rarement ses objectifs premiers, il serait intéressant de redéfinir les contours
complets du processus. Dans le même ordre d'idée, on ajouterait que l'Afrique subit plus qu'elle
ne fixe les prix de vente de ses ressources, encore une fois fixés par l'Occident. De même,
comment ne pas signaler que la majorité des armes présentes dans les sociétés en conflits dans
notre corpus sont généralement fabriquées et vendues dans des situations parfois obscures par
l'Occident et autres pays puissants sans que l’utilité de ces armes soit justifiable. Les conflits et
les armes n’ayant jamais développé les nations, certaines aides économiques offertes sous formes
de contrats d’armement ne profitent en vérité à l’économie des pays donateurs et à la destruction
des pays récepteurs. Ceci dit, Bonino a parfaitement raison lorsqu'elle exige que chacun exerce
sa souveraineté et moins de rhétorique. Les pays africains ne sont aucunement mis au supplice
d'acheter des armes aux dépens des investissements plus utiles comme ceux de la santé et de
l'éducation de leurs populations. L’Occident ne pourra pas toujours être entièrement responsable
72 Bonino, Emma. In Interview de la Commissaire européenne aux Droits de l'homme : «l'Europe n'a pas de politique africaine» avec Smith Stephen, Le Monde, 22 Septembre 1998. p.8
151
des mauvais choix des dirigeants locaux qui se doivent de prendre leurs responsabilités et
d'accepter enfin de rendre des comptes à leurs populations.
Tel est le message de Musango, qui est aussi celui de la petite Sili Laam. Les
communautés africaines doivent se prendre en charge malgré les obstacles et les difficultés.
Pendant que l'Afrique pourtant si riche en ressources humaines et naturelles se complaît dans la
dépendance et qu'on entend quelques fois, des voix réclamant à l’Occident des réparations à la
suite de la traite et de la colonisation, les paroles de Bonino devraient néanmoins sonner comme
une sentence sans équivoque à l'encontre de tous les africains. Elles devraient provoquer un
réveil autant mental que décisif qui les forceraient à imiter plus que jamais, la petite vendeuse de
soleil de Mambéty lorsqu'elle annonce à sa grand-mère qu'elle a décidé d'arrêter de mendier pour
plutôt travailler afin de subvenir à leurs besoins. La suite, le film de nous la montre, Syli Laam
pose par sa décision et malgré son infirmité, le premier acte de sa re-naissance mais surtout, elle
signe la fin de sa dépendance.
Les petits pays ou ceux dits pauvres doivent comprendre qu’exister, faire valoir son altérité,
c'est affirmer et revendiquer son droit de représentation tout en faisant entendre sa voix. Ils
devraient en conséquence cesser de montrer au miroir du monde en la combattant, l'unique image
que ce monde se fait ou veut se faire d'eux. Une image de misère absolue charriée à longueur de
journée par les médias internationaux, par les images d'enfants nus aux ventres ballonnés
accrochés aux corps décharnés et squelettiques de leurs mères, elles-mêmes mourantes de toutes
maladies pourtant éradicables comme le paludisme, la fièvre jaune ou typhoïde. Comment passer
sous silence la diffusion en boucle de ces images de populations toujours en mouvement fuyant
guerres civiles, génocides ou querelles inter-ethniques pendant que les dirigeants locaux se
donnent à voir aux yeux des caméras de la communauté internationale, bradent les richesses
152
locales pas toujours au plus offrant mais à qui assurera leur survie politique ou remplira leurs
multiples comptes bancaires généralement localisés en Occident.
Dans Johnny Chien Méchant, on peut voir cette hypocrisie internationale en action
lorsqu'une équipe de journalistes belges a priori prise de pitié pour les réfugiés, se propose de
venir en aide ces derniers. Tout semble aller plutôt bien jusqu'à ce que la pseudo compassion
dévoile son cynisme et ses réelles intentions.
Rassemblés dans un camp de réfugiés sous l'égide du Haut Commissariat pour les Réfugiés
ou HCR, Laokolé et les siens sont abordés par une équipe de télévision belge qui veut les
convaincre de l'importance de dénoncer à la face du monde, grâce à leurs caméras, les exactions
commises contre les civils et l'impunité dont jouissent les chefs de guerre. Si à priori, rien de
suspect ne transparaît dans la requête au contraire, une fidèle médiatisation des tenants et des
aboutissants du conflit pourrait provoquer une prise de conscience véritable et déclencher peut-
être des propositions de solution. Pour cela, il faudrait savoir s'y prendre et surtout bien passer le
message: «Le monde entier ignore la tragédie qui se déroule ici. Une guerre civile atroce qui a
fait près de dix mille morts, un demi-million de déplacés…une situation humanitaire
catastrophique et pas un mot dans les médias américains ou européens. Évidemment ce n'est pas
le Kosovo ni la Bosnie. L'Afrique c'est loin, qui s'occupe de l'Afrique? Le coltan, le pétrole, le
diamant, le bois, les gorilles oui...ce ne sont pas des blancs comme nous. Nous ne devons pas
laisser se poursuivre ce scandale ni laisser les marchands d'armes continue à s'engraisser sur le
sang des Africains. C'est une honte pour l'humanité entière. Je veux vous interviewer pour faire
connaître au monde la tragédie qui se passe ici.» (169) Tout est dit, l’aide internationale ne se fait
ressentir que s’il y a un enjeu bénéfique selon ces reporters belges. En suggérant même une
forme de discrimination dans le traitement de l’aide internationale, ces journalistes essaient de
153
briser la méfiance puis d’appâter Laokolé et sa famille en prétextant leur inquiétude pour le sort
des victimes. En réalité, il n’en est rien et on se rend brutalement compte qu’ici la fiction rejoint
forcément la réalité ambiante. Si on peut apprécier l'importance de vulgariser par la diffusion, la
tragédie humaine qui a lieu, on pourrait par contre s'interroger sur le sens de la question lancée
par la journaliste lorsqu'elle demande en direct «qui s'occupe de l’Afrique?». Qui d'autres que les
Africains devraient prendre leur destin en charge? Le ton de la question révèle un aspect
paternaliste qui suggère que l'Afrique ne serait pas à même de prendre soin d'elle-même et
qu’une instance externe s’en occuperait ou devrait le faire. En même temps, elle souligne l'aspect
matérialiste de l'aide internationale beaucoup plus active lorsqu'il y a quelques ressources
minières à exploiter en contrepartie, confirmant certains propos du documentaire de Raoul Peck
selon lesquels, plusieurs organisations dites caritatives ont un agenda parfois très différent des
causes locales auxquelles elles sont censées apporter une solution. On apprend en outre qu'en
dehors des minerais, les réfugiés ne sont pas vraiment une priorité et leurs vies à eux n'égalent
pas celles de certains animaux exotiques tels les gorilles qui sont sauvés de l'extermination avant
les réfugiés. Pire, ces réfugiés ont moins de visibilité et vont provoquer l'hilarité des journalistes
étrangers qui attendent d'eux non pas des signes d'intelligence et de raison, mais qu'ils apitoient
le monde sur leur sort et se déshumanisent pour provoquer l'aide étrangère. Cela n'échappe pas à
la jeune narratrice qui, pour avoir confié qu'une des conséquences directe de la guerre était
l'impossibilité pour elle de «passer [mon] bac dans une semaine» et de poursuivre ses études
d'ingénierie, surprend le regard hautain et dédaigneux des journalistes : «Quand j'ai cessé de
parler, j'ai vu que Katelijne et son opérateur me regardaient comme si je descendais d'une autre
planète.» (170) Sachant qu'ils ne tireraient rien de spectaculaire et de sensationnel de la jeune
fille, ils essaient de convaincre cette dernière d'accepter une interview avec gros plan sur le
154
visage ravagé de douleur de la mère qui en plus a perdu ses deux jambes dans la guerre, ceci
dans le but de toucher leur audimat et provoquer la pitié : «Mais non, m'a répliqué Katelijne… Si
les gens voient votre mère parler, l'impact psychologique sera énorme. Vous savez, les
spectateurs cherchent l'image forte, l'émotion forte. Pendant qu'elle parlera, nous passerons un
gros plan de son visage ravagé de douleur puis...enfin, nous allons zoomer sur ses jambes pour
s'arrêter sur un gros plan de ses deux moignons. Ce serait dramatique. Les Américains disent
« when it bleeds, it leads », en d'autres termes plus il y a du sang, plus c'est spectaculaire et plus
ça paie» (171) Ces paroles confirment la méfiance de Laokolé qui se rend compte que ces
journalistes à l'apparence sympathique, n'étaient présents non pas pour faire un reportage sérieux
sur la souffrance humaine, mais pour booster leur audimat et s'enrichir indirectement sur le dos
des réfugiés qu'ils voient non pas comme des humains, mais des animaux de safari. Laokolé
s'oppose vigoureusement à cette interview et à la diffusion de ces images monocentriques en
rompant la conversation. Si elle accepte son sort, l'indigence de sa famille et des siens, elle refuse
catégoriquement que celle-ci soit exploitée à des fins nombrilistes et commerciales: «Non, ai-je
dit fermement, l'infirmité de maman n'est pas un spectacle.» (171) En clair, Laokolé, malgré la
gravité de sa situation et celle de milliers autres réfugiés de guerre comme elle, refuse d'être
humiliée sous le fallacieux prétexte d'un humanisme intéressé, en mal de sentimentalisme et
d'émotions fortes.
En retransmettant les images de populations affamées, torturées par la douleur et en
détresse, ces multinationales encouragent un exotisme morbide, servent à leurs populations des
émotions fortes mais aussi, renforcent chez certains, les idées d'infériorité et autres préjugés
racistes qui furent propagés dans les siècles antérieurs pour justifier colonisation et esclavage. La
souffrance et la détresse des réfugiés sont utilisées à bon escient pour servir de miroir et de
155
spectacle aux téléspectateurs du Nord tout en flattant leur ego personnel et légitimant leur
aisance et supériorité matérielles. C’est dans ce sens que Debord fait un lien direct entre
l’hégémonie du monde occidental et leur propre besoin de parade par le spectacle. Chaque
image pouvant faire un parallèle entre le bien être et la supériorité de l’Occident par rapport à
d’autres régions du monde est positif. Le besoin d’images fortes est un besoin ancré dans la
culture occidentale et qui doit constamment être produit et recréé pour assumer sa supériorité.
Ainsi, « La société porteuse de spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie
économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société du spectacle. Là
où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi spectaculairement la
surface sociale de chaque continent. » (42) Or il se passe qu'avec un peu d'organisation et de
leadership, les locaux peuvent se lever ensemble et contrer ce genre d'agissements. L'exemple de
Laokolé confirme encore si besoin était que les nations postcoloniales peuvent et doivent
s'inspirer de leurs jeunesses en assumant leur part de responsabilité, en refusant d'exposer au
monde leur nudité tout en défendant leur propre humanité à partir de leurs énergies et ressources
personnelles.
Pareillement, on observe dans Allah n’est pas obligé, une série de ballets diplomatiques
morbides auxquels se livrent quelques chefs d'états et chefs révolutionnaires de nations ouest
africaines dans les salons feutrés des grands hôtels. Jouissant de mille plaisirs matériels,
d'avantages en espèces sonnantes et trébuchantes pendant que des guerres civiles d'une grande
cruauté, provoquées par leur cupidité, détruisent les ressources de leurs pays et séparent des
enfants de leurs parents quand ces derniers ne sont pas simplement assassinés par leur
progéniture manipulée et transformée en jeunes monstres. L'irresponsabilité des dirigeants des
hommes de pouvoir est mise à nue dans différentes instances chez Kourouma. Puisant ses
156
exemples dans des situations autant fictionelles que réelles d'une des sombres périodes de
l'histoire libérienne et sierra-léonaise, le narrateur inculpe sans fioritures les dirigeants africains,
les intermédiaires locaux dans la destruction humaine, sociale et économique du continent.
Contrairement aux périodes coloniales, l'ennemi premier du continent indépendant revêt
aujourd’hui les couleurs locales, il a plusieurs visages mais pas nécessairement un pouvoir
centralisé autour d'une figure focale à l'exemple du pouvoir colonial. Si le travail de sape est
toujours aussi efficace et en moins sournois, les conséquences sont plus profondes et directement
palpables.
Alors que des conflits sanglants déchirent la Sierra Leone, les chefs de différentes factions
en conflit se livrent tant à une bataille médiatique que matérielle selon leurs soutiens régionaux
et la présence de leurs forces sur le terrain. L'impunité et le déni démocratique sont de mise
tandis que les dégâts humains qui s'en suivent sont sans émouvoir la grande communauté
humaine. Au lieu de privilégier des initiatives communes, certains responsables politiques locaux
et régionaux adoptent la voie individualiste et nombriliste qui, semble suggérer Kourouma serait
plutôt une farce vantant plus l'étendue du pouvoir de l'hôte qu'elle n'apporte une solution radicale
à la tragédie ambiante. Le patriarche Houphouët Boigny l'Ivoirien, est un exemple d'hôte qui
pour affirmer son leadership dans la région au détriment du Nigeria, fait inviter le rebelle Foday
Sankoh dans ce qui s'apparente mieux à une parade médiatique et à une dépense excessive de
richesses: «Amara amène intact Foday Sankoh en chair et en os au vieux dictateur de
Yamoussoukro [qui] l'embrasse sur la bouche et l'accueille dans un luxe insolent. Il met tout à sa
disposition, lui donne plein d'argent et l'accueille dans luxe insolent que seul un vieux et vrai
dictateur peut offrir. Foday Sankoh qui de toute sa vie n'avait jamais franchi le seuil d'un hôtel
de luxe...qui de toute sa vie avait vécu à la dure jubile et est content. Il consomme à profusion les
157
cigarettes, l'alcool, le téléphone cellulaire et fait une consommation immodérée des femmes.»
180 Si la responsabilité des locaux est indexée dans la tragédie vécue dans leurs pays, Kourouma
montre à partir du personnage de Foday Sankoh, une catégorie de dirigeants locaux auxquels
furent confiées les nations nouvellement indépendantes. Ils sont caractérisés par leur
impréparation, leur manque de formation et d'humilité mais surtout, sont des personnages qui
privilégient leurs intérêts personnels au détriment de la nation qu'ils entendent diriger. Outre les
projets nombrilistes, la voix narratrice pointe les jalousies et intrigues de leadership régionales
qui contribuent autant à la perpétuation de la folie. L'absence de coordination des efforts qui
aurait pu produire des solutions viables provoque dans le cas présent une lutte hégémonique
égocentrique entre les dirigeants de plusieurs pays de la région. L'idée répandue de la grande
famille africaine montre ses limites et l'espoir d'une renaissance renvoyée aux calendes grecques
pour la raison que «les explications se trouvent dans les jalousies entre deux dictateurs: le
dictateur Houphouët Boigny et le dictateur Sani Abacha. C'étaient les troupes de Sani Abacha
qui se battaient en Sierra Leone et c'était chez Houphouët Boigny que se tenaient les pourparlers
de paix. C'étaient les compatriotes de Sani Abacha qui mourraient en Sierra Leone et c'était
d'Houphouët Boigny qu'on parlait dans les journaux internationaux.» (Kourouma183)
Dans le même ordre d'idée, le vieux Houphouët Boigny de Côte d’Ivoire et le dictateur
Sani Abacha du Nigéria prennent ici la figure tutélaire du père distributeur de richesses et ayant
le pouvoir de rassembler ou de casser la famille. C'est indirectement à travers ces deux hommes
d'État, une mimique de la figure de l’ancienne métropole choisissant et plaçant ses sbires locaux
à la tête de leurs anciennes colonies, tout en leur offrant une visibilité tant nationale
qu'internationale mais aussi les moyens de leurs politiques. Des politiques et acolytes qui
malheureusement, ne furent jamais préparés aux nouvelles charges qui devinrent leurs
158
responsabilités et continuèrent à appliquer des politiques inadaptées au développement social et
économique des nations concernées. Malgré ces différentes formes subtiles de corruption, Foday
Sankoh qui a trouvé un filon pour s'enrichir, agitera selon ses humeurs, la menace d'une reprise
des combats autant qu'il fera plusieurs volte-face pour ne pas reconnaitre les multiples accords de
paix qu'il aura pourtant signés. Le narrateur suggère par là, l'existence de multiples ennemis
locaux à la Foday Sankoh, adeptes de la politique du ventre dans les nations postcoloniales tout
autant que de leurs protecteurs tutélaires agissant de visu ou secrètement.
Au vu de ce qui précède, on peut dire que la renaissance du continent passe aussi par une
reconnaissance de ses propres erreurs, de sa part de responsabilité dans les différentes névroses
qui affaiblissent et désorientent les jeunes nations africaines car leurs causes et leurs thérapies ne
pouvant absolument n'être qu’exogènes. Le titre du roman de Kourouma trouve d’ailleurs une
partie de son sens dans la mise en cause de l’irresponsabilité des administrateurs locaux qui, à
travers la figure du père insouciant qui est la leur, se saurait espérer une quelconque aide céleste.
Il est impérieux qu'un diagnostic des causes endogènes soit effectué afin qu'une thérapie qui
prenne naissance chez le sujet local soit plus efficiente.
3- Humanité et dignité
Dans la majorité des traditions africaines, l'âge de cinquante ans est une preuve de maturité et
surtout que l'on a déjà assuré sa descendance matérialisée par la présence des enfants biologiques
qui sont une richesse divine, mais aussi par la possession d'une maison pour être non seulement à
l'abri des intempéries, mais surtout assurer que l'on terminera ses jours chez soi. Il s'agit surtout
de montrer que l'on n'est plus un enfant que l'on est à mesure de prendre des décisions par soi-
même tout en participant au développement de sa communauté. Or, cinquante trois ans après
s'être affranchie de la tutelle de la métropole coloniale, la majorité des pays africains et surtout
159
francophones, a du mal à exprimer leur indépendance par des actions concrètes. Quels
changements majeurs ont profité aux populations locales depuis les indépendances? Quelles
leçons ont été tirées des périodes sombres des anciennes colonies pour mieux bâtir le futur? Les
populations locales sont-elles mieux loties aujourd'hui que cinquante ans plus tôt et sont-elles
finalement parvenues à «apprendre… l'art de vaincre sans avoir raison» [ou à mieux] «lier le
bois au bois pour se construire des demeures qui résistent au temps»73 comme l'espéraient les
populations du village de Samba Diallo dans L'Aventure Ambigüe? Demeurées sous le joug de
leur ancien geôlier grâce à la complicité des taupes locales, leurs économies peinant à décoller,
leurs populations n'en peuvent plus d'afficher au reste d'un monde de plus en plus indifférent,
leur misère famélique et leurs envies grandissantes d'affranchissement et de révolution tant
contre les administrations locales que contre d'obscurs liens idéologiques avec la France et autres
nouveaux puissants tuteurs74 qui, selon elles, emprisonnent leurs destinées par leurs soutiens
intéressés affichés tant aux dictatures qu'aux administrations ignorant les concepts d'alternance et
de liberté. Ayant fait le choix de ne pas couper le cordon ombilical, il règne entre les deux entités
une espèce de relation incestueuse que la jeunesse francophone refuse aujourd'hui de continuer.
73 Hamidou Kane, Cheikh. L'Aventure ambigüe, Paris, Julliard, 1960 pp.47 et 21 74 La Chine, forte de sa puissance économique et financière est, depuis une dizaine d'années, entrain de s'imposer comme la nouvelle métropole, la nouvelle puissance à laquelle la majorité des pays Africains aujourd'hui, se livrent littéralement au grand dam des anciennes puissances coloniales qui longtemps ont considérés ces pays comme leur chasse gardée. Pendant que ces pays se livrent ainsi à la Chine, leurs jeunesses s’abandonnent de plus en plus aux mirages de la richesse et du luxe occidental en s’embarquant dans des voyages à hauts risques dans des embarcations de fortune et à la merci de passeurs sans âme. On devrait néanmoins se poser la question de savoir si l'Afrique s'est libérée de l'hégémonie occidentale pour mieux s'offrir à la nouvelle tutelle chinoise et pourquoi elle éprouve le besoin d’être toujours chapeautée, maternée, exploitée de ses vastes ressources naturelles sans que celles-ci ne servent à l'émancipation mentale, sociale, technologique et économique de ses populations? Il est aussi important de mentionner que les tensions ou instabilités sociales, les guerres et les mouvements dits du "Printemps Arabe" en Afrique sont plus réguliers dans les pays à dominance francophone ou ayant eu dans le passé, un rapport de dominant/ dominé avec l'empire colonial français. De même que les pays africains plus stables économiquement sont ceux de la tendance anglophone qui sont en plus souverains de leur monnaie et ont une relation libérale plus enrichissante avec leur ancienne métropole. Ceux-ci sans être forcément moins traditionalistes, accordent un peu plus de liberté d'expression et d'esprit d'entreprise économique à leurs différentes catégories sociales.
160
En essayant d'arracher la parole à leurs parents, à la société qui les empêchent d'exister en
tant qu'entité individuelle distincte, face à ces administrations qui ont transformé leurs peuples en
bàttu, les jeunes dans le roman francophone sont le symbole de la nouvelle Afrique qui se
cherche, celle de la génération nouvelle, qui n'a certes pas connu les périodes de libération mais
qui aujourd'hui, paye au prix fort les errements des dirigeants locaux qui héritèrent de
l'administration coloniale. En acceptant de se regarder dans les yeux et de faire leur autocritique
pour mieux comprendre leurs faiblesses et leurs problèmes, ceux-ci refusent que leur société
continue d'être la risée et le centre de la grande comédie humaine. Ravalant le «total outrage, la
vaste insulte [et]… l'omniniant crachat» (Césaire La Tragédie, 59) hérités de l'Histoire, mais
dotés d'une attitude et d’une inspiration nouvelles, instruits des erreurs de leurs parents ou aînés,
ces jeunes gens de concert avec toutes les bonnes volontés aux alentours, ont entrepris de se
redonner une fierté en prenant sur eux, le devoir de réconcilier leurs communautés avec elles-
mêmes tout en lançant de nouvelles bases vers le futur. Il s'agit pour les pays francophones de
s'inspirer de leurs exemples pour espérer sortir de leur marasme respectivement mental, social et
enfin économique. En clair, il faut combattre les intérêts et ambitions individuels pour privilégier
le groupe, la communauté et la nation. L'indépendance ayant été conquise par toute la société, il
est impérieux que cette dernière soit à nouveau le point de départ et le centre des objectifs de
chaque pays; ceci passe par la valorisation et une nouvelle éducation de l'individu-humain qui est
le moteur du développement de tout groupe social.
Dans son roman La Grève des bàttu, la sénégalaise Aminata Sow Fall présente la révolte de
l'ensemble des bàttu75, contre le système répressif de l'administration centrale de cet espace
75 Les bàttu sont une catégorie sociale présente et admise dans certaines nations de l’Afrique de l’Ouest donc le Sénégal. Ils sont considérés comme des mendiants par certains, d’autres les assimilent aux talibés qui se promènent à longueur de journée avec un récipient appelé bàttu dans lequel ils recueillent l’aumône que leur offre généreusement les habitants pour leur survie. L’aumône étant un pilier requis de la religion islamique, il est
161
nommé La Ville. La Ville est vraisemblablement la capitale d'un pays anciennement colonisé.
Tout y fait pour qu'elle ait quelques caractéristiques de la grande ville européenne mais aussi,
qu'elle plaise et attire non pas les citoyens de la Ville mais les toubabs, les touristes blancs, ceux-
là même qui quelques années auparavant contrôlaient d’une main de fer la Ville. «Avant ils
venaient pour nous piller; maintenant, ils viennent se reposer chez nous en y cherchant le
bonheur. C’est pourquoi nous avons construit des hôtels, des villages, des casinos pour les
accueillir» (Sow Fall 39) Tel est le raisonnement qu’avance l'administrateur Mour Ndiaye à son
ami et guide spirituel, Serigne Birama, un villageois de l'arrière pays qui s'indigne de la
ségrégation qui règne en ville envers une catégorie de citoyens. Les indépendances n'auraient
dont été qu'un leurre pour les populations locales qui ne profitent pas des investissements
engagés par leurs administrations. Mieux, ces investissements réalisés grâce aux ressources
locales et des impositions faites aux citoyens, ne sont pas faits pour assurer leur bien être mais
pour mimer l'occident et inviter l'ancien geôlier à y revenir. Conséquemment, il ne sera pas
difficile d'imaginer le manque d'intérêt qu'afficheront les citoyens quand il faudra assurer la
maintenance de ces structures importantes mais devenues subitement allogènes. Un pareil
développement sans investissement mental et personnel des locaux ne peut justement déboucher
que sur la confusion, l'apparition des clans des ayants droit généralement minoritaires et des
exclus du système beaucoup plus nombreux.
Dans la Ville que présente Sow Fall, le groupe des bàttu est particulièrement ciblé sous le
prétexte qu'ils «empestent l'odeur de la Ville.» (33) Catégorie sociale pourtant reconnue et
impérieux que tout citoyen offre l’aumône aux bàttu. Sow Fall jouera sur la polysémie de ce mot comme catégorie sociale et dans le sens de celui qui a reçu une bastonnade. Cette deuxième acception est la représentation métaphorique des pays africains indépendants dans leur relation avec le monde Occidental. Battus par la traite négrière, le colonialisme et absents du cercle des décideurs des affaires internationales, ces battus peuvent-ils se mettre ensemble en vue de s’octroyer une meilleure visibilité et représentativité tant physique que vocale comme le feront les mendiants de Sow Fall?
162
acceptée, les bàttu semblaient vivre en parfaite harmonie avec le reste de leurs concitoyens
jusqu’à ce que les nouvelles administrations locales décident du contraire. Prétextant donc d’une
campagne de salubrité générale, le gouvernement de la Ville représenté par Mour a décidé de
«faire disparaitre» définitivement cette grande tâche que forment les mendiants bàttu dans la
Ville. Le raisonnement éhonté du gouvernement, bien que reconnaissant l’importance sociale et
culturelle des bàttu, est que ces derniers «gênent la propreté de la Ville… [et surtout, assaillissent
les touristes qui] risquent de ne plus y revenir ou de faire une mauvaise propagande pour
décourager ceux qui voudraient venir.»76 On assiste par là à une volonté de division et de
ségrégation de la Ville qui continuera d’être un espace réservé à une catégorie de personnes77
comme avant les indépendances. On peut constater que la nouvelle administration a embrassé
l’ancienne structure administrative avec ses normes ségrégationnistes sans lui l’adapter aux us et
coutumes locales. Mieux, elle n’a pas pris la peine d’éduquer effectivement les masses
populaires sur la nécessité de conservation et d’assainissement des espaces publics. Ce faisant,
elle affiche ses limites gestionnaires et planificatrices pour trouver une solution durable au
recasement des bàttu. La Ville demeure par là une entité et un concept étranger inaccessible à
une frange de la population. Cette volonté de marginalisation des bàttu qui va marquer un début
de cassure entre le haut et le bas. Elle est un signal envers les dirigeants qui n’écoutent pas leurs
populations et prennent des décisions qui visent non pas le bien être de leurs communautés mais
pour assurer la pérennité des intérêts de leurs anciens maitres tel que le suggère l’échange
antérieur entre Mour et Serigne. Seulement, ces bàttu sont des citoyens à part entière et la société
traditionnelle et religieuse leur reconnaît un rôle important dans la continuité de son existence.
76 ibid.p.39 77 Mongo Béti parle de la ville coloniale comme entité ségrégative dans son roman Ville Cruelle publié sous le pseudonyme Eza Boto. Dans ce roman, la ville de Tanga est divisée en Tanga Nord pour les occidentaux et leurs proches et en Tanga Sud pour les populations indigènes qui n’ont le droit de se retrouver dans la partie Nord que s’ils occupent et exercent un menu travail dans cette zone.
163
Comme pour rappeler au gouvernement l’importance de la préservation des valeurs sociales et
culturelles de la Ville, Sagar Diouf, une employée subalterne suggère que bannir les mendiants
s’apparenterait à s’infliger soi-même une blessure qui ne pourrait que déboucher à la névrose
collective. Des bàttu, elle précise qu’ils «sont là depuis nos arrière-arrière-grands-parents. Tu les
as trouvés au monde, tu les y laisseras… Quelle idée d’ailleurs de vouloir les chasser. Que t’ont-
ils fait?» (35) Pour certains, il est impératif que ce pilier que constituent les mendiants de cette
société pieuse et traditionnelle ne soit pas détruit pour contenter une minorité « de plus en plus
extravagante» et obnubilée par ses envies de modernisme accéléré. Leur destruction constituerait
une double entorse aux lois communautaires: elle pénaliserait non seulement les croyants qui
voudraient satisfaire au commandement de l’aumône, elle priverait les bàttu de leur principale
source de revenus et de survie car «comment vivraient-ils s’ils ne mendiaient pas?… à qui les
gens donneraient la charité, car il faut bien qu’on la donne, cette charité, qui est un précepte de la
religion?» (35)
En s’attaquant au corps des bàttu, la Ville se crée sans mesurer les potentielles
conséquences, un problème existentiel qui va remettre en question les fondements de la société.
Bousculés, violentés et humiliés dans leur humanité, les mendiants disparaitront-ils sans opposer
de résistance? Accepteront-ils que la Ville aidée de son arsenal militaro-répressif les réduise au
silence et les rendent invisibles? En général, qui dit bàttu suggère une bande, un groupe de
personnes allant ensemble, métaphoriquement une organisation calquée sur la forme des
syndicats. Rarement, on verra un bàttu isolé et on peut apercevoir dans la petite vendeuse de
soleil quelques images de bàttu toujours en groupe et se soutenant mutuellement. Le collectif
primant sur l’individu, l’organisation des bàttu s’appuie sur l’idée fondamentale de la collectivité
qui se veut la marque de leur société. Leur marginalisation au profit d’un groupe minoritaire
164
recrée des lois nouvelles inconnues des bàttu et du reste de la population. Le sage Serigne ne
manque pas de le rappeler à Mour: «Céy yalla! La Ville est entrain de vous déshumaniser,
d’endurcir vos coeurs au point que vous n’ayez plus pitié des faibles. Attention, Mour, Dieu l’a
dit: il ne faut éconduites les pauvres… Vous autres de la Ville, c’est vous qui comprenez ces
problèmes. Alors personne ne doit plus mendier là-bas?»(39) Ces paroles de Serigne prennent
une signification particulière lorsqu’on sait que la visite de Mour est fortement motivée par les
services précieux que peut lui rendre le sage Serigne dans la réalisation de ses ambitions
politiques. Elles renforcent aussi le sentiment de rupture qui s’opère lorsqu’une administration
embrasse les structures et la modernité occidentales comme uniques et ultimes formes de
développement.
Ainsi, pour ne pas sombrer dans l’anonymat, et au risque de disparaître de la visibilité et
de la mémoire culturelle collectives, les mendiants malgré les coups encaissées suivis de leur
expulsion de la Ville, ont décidé de se regrouper afin d’opposer résistance au gouvernement.
Leur méthode est simple, ils se considèrent humains et ont conscience qu’ils forment une partie
intégrale utile de la société. Ils sont aussi conscients que seule la minorité gouvernante tire les
ficelles de leurs malheurs tandis que les masses populaires dont ils font partie sauront les
soutenir. En tant que groupes sociaux organisés, les bàttu, s’ils reconnaissent leur incapacité à
donner une riposte similaire à la violence répressive du gouvernement, sont conscients qu’ainsi
assemblés en un seul lieu, ils constituent une force, une machine implacable à même de mettre à
genoux l’ensemble de la société. La vérité est qu’ils tiennent à leur merci la société croyante et
utile. Les bàttu sont beaucoup plus puissants qu’ils ne croient car l’aumône que beaucoup leur
offre est plus un échange de services qu’un acte de charité désintéressé. Cela, Nguirane, un des
leaders du groupe l’a bien compris qu’il s’empresse de calmer les inquiétudes de ses siens face à
165
la rupture de la manne nourricière dont ils sont dépendants: « Je vous l’ai déjà dit; ce n’est ni
pour nos guenilles, ni pour nos infirmités, ni pour le plaisir d’accomplir un geste désintéressé
que l’on daigne nous jeter ce que l’on nous donne… Non mes amis, ils s’en foutent. Notre faim
ne les dérange pas. Ils ont besoin de donner pour survivre et, si nous n’existions pas, à qui
donneraient-ils? Comment assureraient-ils leur tranquillité d’esprit? Ce n’est pas pour nous
qu’ils donnent, c’est pour eux! Ils ont besoin de nous pour vivre en paix!»78 Ainsi mise à nue, en
lieu et place d’une charité qui valorise l’être humain, la bonté supposée des donneurs n’est
qu’une farce de dupes hautement égocentrique loin d’être différente des aides que reçoivent les
pays subalternes des organismes internationaux et pays du nord. Il s’agit plus ou moins d’une
exploitation de l’autre doublée d’une humiliation silencieuse. En chassant les bàttu de la Ville,
c’est leur indépendance et leur autosuffisance économique que l’administration locale essaie de
détruire. Un bàttu étant un être en constante mobilité, cette faculté d’aller étal après étal et de
carrefour après carrefour lui permet d’obtenir son manger quotidien. Sans accès à la Ville, point
de mobilité et leur autosuffisance est mise à mal. En essayant de les sédentariser dans un espace
loin des ressources économiques disponibles, l’administration de la Ville pense comme les
administrations coloniales qui assez souvent pour éliminer un groupe social, ethnique ou racial,
les regroupaient comme du bétail dans des zones marquées et à la circulation difficile. En vérité
des prisons humaines à l’air libre où la difficile mobilité ne permettait aucun contact avec le
monde réel et les conséquences de cette marginalisation pouvant aboutir à des tragédies
collectives.
Enfin conscients de l’attitude des autres envers eux et réunis autour d’un même objectif, les bàttu
ont pris la décision de reprendre la place qui est la leur dans la Ville. Premièrement, il s’agit de
respecter la décision du gouvernement qui les expulse de la Ville. Contrairement aux prévisions 78 ibid. p.72
166
de celle-ci, en résolvant un problème mineur par la répression, elle s’est créée un autre problème,
celui-là beaucoup plus subtil, plus pernicieux. Les habitants de la Ville, les autorités comprises,
doivent absolument, quelque soit la motivation intérieure de l’acte, offrir l’aumône aux bàttu et
autres nécessiteux. Malheureusement, avec l’expulsion des bàttu de la Ville, tous «les coins des
rues sont devenus déserts; les mendiants, on ne les voit plus. » (81) Pour satisfaire les besoins de
l’étranger, de l’ancien colon, l’administration locale a assaini la Ville en lui enlevant toute signe
de vie, toute trace de mouvement et de sonorité transformant à contre-courant l’objectif
mimétique d’occidentalisation précoce en un territoire froid et mort. La désertion des rues de la
Ville signale son absence de vie, de la mort de celle-ci suites aux décisions irréalistes de
l’administration locale. Cette séquence signale en plus, l’inadéquation d’un développement
calqué sur un modèle extérieur et qui ne prend pas en compte les réalités et composantes locales.
Si en Occident les rues sont mortes, désertées, il s’agit d’une situation propre à un monde
spécifique qui ne saurait être reproduit à la lettre dans un espace géographique et culturel aussi
différent que celui de la Ville. Une autre conséquence immédiate de cet assainissement mal
conçu est l’avalanche de crises qui surgit aussitôt que les habitants de la Ville se rendent compte
qu’il leur est désormais impossible d’offrir l’aumône en l’absence de récipiendaires. Au lieu de
développement, les populations locales une fois de plus se trouvent prises au piège des exigences
culturelles locales et le besoin d’imiter aveuglément l’occident sans implication concertée des
différentes couches sociales. Privés de leurs mendiants, du sommet de l’administration au plus
bas de l’échelle sociale, un mouvement de panique et d’hystérie s’est installé : «les gens sont
maintenant dans un sale pétrin,… ils sont privés de leurs mendiants. Peut-on seulement imaginer
une vie où l’on ne pourrait pas s’acquitter de son aumône journalière? » (95)
167
Malmenés avant d’être poussés à la lisière de la société, l’importance des bàttu se fait de
plus en plus ressentir sans qu’ils aient à combattre de quelque façon que ce soit. De la position
d’invisible, de subalternes sans pouvoir, les bàttu sont en passe de mettre toute la communauté
sur ses genoux, elle qui se trouve après coup forcée à parcourir de longues distances pour leur
apporter leur manger. De quémandeurs, les bàttu sont grâce à un revers de fortune passés au
statut de faiseurs de miracles. L’exemple le plus frappant autant qu’ironique est celui du porte-
parole du gouvernement, Mour Ndiaye, celui-là même à qui fut confiée la tâche d’assainir la
Ville par tous les moyens et donc le succès de l’opération lui valut des félicitations et même une
décoration de la présidence. Obnubilé par son succès personnel et voulant profiter au maximum
du succès de l’opération d’assainissement, Mour Ndiaye aspire aux plus hautes marches du
pouvoir. Ne pouvant malgré son occidentalisation se distancer des us et coutumes de sa société,
Mour doit parmi d’autres conditions exigées pour éventuellement avoir les faveurs
présidentielles, satisfaire comme tout le monde au rite de l’aumône offerte aux bàttu. Cette
exigence lui fait prendre conscience de l’absurdité de sa décision d’évincer les mendiants de la
Ville et que ceux-ci sont à présent le passage obligé sinon la barrière entre la vice-présidence tant
convoitée et lui: « Mour s’est senti embarrassé… l’angoissante incertitude dans laquelle il vit
montre bien que le rapport des forces s’est inversé…et il est convaincu qu’à partir de ce moment
tout son destin est entre les mains des mendiants qu’il avait chassés de leurs points stratégiques.
Or ce poste de vice-président, il y tient, il y a mis tout son espoir; il en a même revêtu le
manteau. » (117) Malgré leur apparente insignifiance aux yeux de Mour Ndiaye et des autorités
de la Ville, malgré leur invisibilité et les multiples tentatives de leur refuser le droit à la parole,
les bàttu malgré tout cela y compris leurs infirmités sont subitement en position dominante dans
le sens où seule leur bénédiction pourrait favoriser la réalisation des ambitions égoïstes de leur
168
ancien tortionnaire. Confronté à ce dilemme existentiel bien que ce soit uniquement pour la
satisfaction de ses intérêts, Mour est obligé toute honte bue de reconnaître l’absurdité de la
décision de marginaliser et de violenter les mendiants. À son homme de main, il prononce des
paroles que devraient à un moment ou un autre faire leurs non seulement les nations
francophones mais aussi les organismes internationaux dans leurs rapports avec les pays africains
ou pays dits pauvres, notamment qu’il «peut toujours nous arriver de prendre des mesures qui,
après, se retournent contre nous sans que cette éventualité ait frôlé notre esprit auparavant… Ce
problème des mendiants…peut-être aurait-il mieux valu chercher une autre manière de le
résoudre, une manière qui permît de ne pas couper totalement les ponts entre eux et nous. » (128)
C’est avec ces paroles enfin sensées que Mour met à nu sa propre hypocrisie. Ce faisant, il
reconnaît la valeur des mendiants, leur rend leur humanité et initie le premier pas vers leur
réintégration dans l’espace de la Ville.
Telle nous semble être la leçon qu’Aminatou Sow Fall veut lancer aux nations africaines
en général: celle d’avoir le courage de se regarder dans un miroir, d’accepter leur part de
responsabilité dans leur déchéance surtout après les indépendances. Il importe de réviser les
initiatives de développement qui ont été les leurs depuis ces périodes de liberté et de permettre à
toutes les composantes sociales de participer avec leurs énergies propres au développent de la
communauté. De même, elle rappelle à ces pays africains qu’aux yeux des nations riches et des
organisations dites internationales, ils ne sont tous que des bàttu tels que mis en scène dans son
roman et qu’il leur revient de se mettre ensemble pour réaffirmer leur existence et leur visibilité
dans le concert des nations du monde.
Succinctement, nous avons montré à travers le regard et les voix des jeunes que le besoin
de liberté est naturel et qu’il est difficilement possible d’emprisonner un esprit car tôt ou tard,
169
celui-ci trouvera des voies et moyens pour se libérer. Ces tentatives de libération pourront se
manifester par la violence, des manifestations hystériques, le silence qui peut être une forme de
protestation mais on l’a vu à travers la grève des mendiants que le retour au groupe, au collectif
peut constituer une force de résistance effective contre un adversaire donné. Parmi quelques unes
des qualités exploitées vers cet objectif on retiendra l’humilité, la résilience, l’acceptation de soi
et la reconnaissance tant de ses forces que de ses faiblesses mais aussi le désir de liberté. Sans
désir d’affranchissement, sans reconnaissance de sa dépendance, point de changement et aucun
progrès ne peut être envisagé. Ce processus d’indépendance initié par les jeunes de cette étude
est métaphorique du véritable combat pour l’indépendance sociale, culturelle et économique que
doivent encore entreprendre les jeunes nations postcoloniales en général et francophones en
particulier, pour véritablement prendre la place qui est la leur dans le concert de l’universel. Car
aujourd’hui plus de cinquante années passées les indépendances, l’oppresseur et l’oppression
n’ont pas disparu mais se sont enracinés dans la société dite indépendante. Pour les jeunes
comme pour les femmes et autres subalternes, l’oppresseur a un visage multiforme mais il est
surtout familier, il est en soi, il est vit à côté de nous et a notre apparence dans ses
compromissions: c’est le frère, le père, la sœur, mais aussi les nouvelles autorités sociales et
leurs contraintes.
Pour les nouvelles nations indépendantes, l’oppresseur est autant multiforme: il est local et
externe mais tous continuent de porter en eux les stigmates de la relation du colon et du
colonisé, du geôlier et du prisonnier, du maître et de l’esclave, stigmates qui empêchent la
possibilité d’un développement harmonieux des deux entités. Suivant ce raisonnement, il ne
saurait avoir de réel épanouissement sans que des changements ne soient opérés. Si quelques uns
ont été mentionnés antérieurement, les héroïnes de Miano et de Mambéty offrent une autre
170
perspective qui prend sa source dans la mémoire et l’histoire. Partant de l’idée que tout
évènement traumatique laisse toujours une « trace physique» et mentale sur la victime qui tôt ou
tard influencera son existence, il est important que cette dernière revisite ce trauma pour tirer les
leçons de l’expérience traumatique, en faire le deuil et faire le choix de l’espoir d’un avenir
meilleur.
4- Du besoin d’une utopie refondatrice
Précédemment, on a vu la jeune héroïne de Mambéty accepter son infirmité mais
reconnaître que seul son statut physique et sa nature de fille l’empêchaient elle comme beaucoup
d’autres jeunes filles, de participer au développement de leur société et d’assurer leur
indépendance économique. Ce constat de marginalisation décrétée et imposée socialement, sonne
telle une prise de conscience pour Sili Laam et qui va être le point de départ de sa révolte.
Musango quand à elle, s’est interrogée avec force d’abnégation sur ce qui poussait sa mère à ne
pas lui offrir son amour et d’avoir vécu sa vie comme une ombre. Comprenant que cette dernière
était elle-même un être souffrant, que sa mère n’avait jamais reçu de l’amour malgré ses propres
crises d’enfance, comment aurait-elle pu l’offrir en retour à sa progéniture? Le choix de
Musango de remonter le cours de leur Histoire commune malgré les obstacles et de sa re-union
avec la grand-mère Mbambè lui a servi de déclic pour envisager son avenir avec confiance et
beaucoup d’espoir. Miano pousse cette démarche plus loin à travers les personnages marginaux
d’Ayané et de la folle Epupa. À travers les actions de ces deux personnages qui ont entrepris de
questionner les fondamentaux de leur société à travers les notions de silence, du partage des
responsabilités et de l’archaïsme de certains aspects de la tradition, l’auteur à travers Epupa la
folle insiste sur la nécessité de revisiter la mémoire collective sociale et de faire la paix avec
ceux qui ont disparu dans des conditions obscures. Il s’agit notamment de parler de l’histoire et
171
donc d’exorciser le trauma, toutes les blessures intériorisées qui poussent les populations des
sociétés anciennement colonisées et esclavagisées à vivre ankylosées dans un déni mental et
mémoriel. Car de ce déni, est né la honte de soi qui crée chez l’être postcolonial un constant
complexe d’infériorité par rapport au reste du monde mais surtout face à l’Occident. Ce
complexe d’infériorité prolonge le statu quo imposé par le discours colonial humiliant l’ancien
colonisé, lui déniant toute faculté de création et même d’humanité. Une autre conséquence de ce
complexe d’infériorité qui s’est ancré dans le mental du postcolonisé est sa propension à
considérer entre autre la couleur blanche comme la couleur de référence et divine, celle de la
pureté et l’occident comme le paradis terrestre d’où cette obsession existentielle du sujet
postcolonial à vouloir coûte que coûte devenir blanc par compensation ou du moins faire
l’Europe, vivre dans le même espace que ce dernier. Au niveau générationnel, la conséquence
immédiate est la perpétuation du trauma et du complexe par la transmission de la négativité des
parents à leurs descendants, leurs enfants qui s’enferment à leur tour dans le déni et perpétuent la
crise de la société qui refuse de se regarder en face tout en résistant à elle-même, à son histoire.
Comment peut-on exister si on éprouve de la honte et de la haine envers soi-même ? Peut-on se
soigner si on ignore le mal dont on souffre? Peut-on se développer en étant absent du processus
créatif de ce développement ? Ces questions se posent tant à l’individu qu’à la collectivité,
partenaires inséparables d’un projet et d’un devenir communs. Ainsi un individu souffrant ne
trouvera du confort qu’auprès de sa famille ou de sa communauté, celles-ci solidaires de sa
douleur qui est indirectement aussi la leur. Néanmoins, cette solidarité ne serait possible que si
chaque individu composant le groupe social se reconnaissait dans l’autre et tolérait sa présence,
pour permettre un degré de sociabilité qui favorise l’épanouissement de tout un chacun afin que
la collectivité y sorte renforcée. C’est l’accumulation des douleurs et des tragédies successives
172
qui est au centre du roman qui clôt la trilogie de Miano, et dans lequel, sous l’impulsion de la
folle, des jeunes et de l’Histoire collective, la communauté Eku va tenter de se remettre en
question pour mieux renaître.
Les Aubes écarlates, titre qui boucle la trilogie de Miano et sous-titré «Sankofa79 cry»,
puise dans la cosmogonie Akan du Ghana pour inciter les peuples qui ont connu des expériences
traumatiques à puiser dans leur passé douloureux pour mieux bâtir l’avenir. En clair, il s’agit
pour ces peuplades de se regarder en face et d’aborder les problèmes qui minent la collectivité
pour mieux les régler. Cette méthode a le mérite de forcer la collectivité à s’interroger sur son
existence, des responsabilités partagées et de sa survie par le biais de la parole mémorielle
libérée.
Concrètement, l’une des voix narratrices suggère pour que renaisse une aube nouvelle sur
la communauté Eku, ainsi que l’avait présagé Césaire, la nécessité d’une utopie refondatrice80
collective. Cette utopie serait l’appel à l’audace des subalternes, des enfants et des nations
anciennement colonisées à passer d’une indépendance décrétée de l’extérieur à une
indépendance premièrement sociale et culturelle qui prendrait en compte les mythes et symboles
locaux pour bâtir une société inclusive dans laquelle chaque membre de la collectivité s’y
reconnaîtrait. Aimé Césaire suggère notamment que « Personne ne peut développer [l’Afrique]
mieux que nous-mêmes par cette approche alternative de la culture qui fait appel à la mémoire, à
79 Chez les Akan, une ethnie et langue du Ghana, le mot Sankofa signifie littéralement regarder en arrière pour comprendre et/ou apprendre. Il est souvent associé à un proverbe local “Se wo were fi na wosankofa a yenkyi,» qui se traduit ainsi: « il n’est pas erroné de rentrer en arrière puiser dans ce passé que tu as oublié». Chez les Asante voisins, Sankofa est un symbole représenté par un oiseau dont la tête tournée vers l’arrière et qui enlève un oeuf de son dos. Dans les deux cas, Sankofa suggère que l’on s’inspire des leçons du passé pour mieux préparer l’avenir. http://en.wikipedia.org/wiki/Sankofa Dans le roman de Miano, un personnage précise que «Sankofa est le nom de d’un oiseau mythique. Il vole vers l’avant, le regard tourné en arrière, un oeuf coincé dans son bec. L’oeuf symbolise la postérité. Le fait que l’oiseau avance en regardant derrière lui signifie que les ressorts de l’avenir sont dans le passé. Il ne s’agit pas de demeurer dans l’ancien temps, mais d’en tirer des enseignements». p.225 80 Césaire, Aimé in «Entretien» avec Bobin Frédéric, Le Monde du 12 Avril 1994
173
l’estime, au respect et à la confiance. Il ne s’agit pas de rejeter l’autre mais, de disposer du temps
et de l’espace requis pour identifier et reconstruire les éléments épars de notre moi éclaté»81. Cet
très clairement ce message césairien que nous entendons en filigrane, dans les multiples cris de
révolte des enfants mais aussi dans l’insoutenable douleur de toutes ces voies silencées, écrasées
et finalement jetées sans défense dans l’arène constamment changeante mais toujours dévorante
du monde global. L’éclatement de chaque moi individuel des membres de la collectivité aboutit à
la grande explosion de la société Eku et sa difficulté à se projeter en tant que groupe vers le futur.
Lorsque le jeune Epa, ancien révolutionnaire désabusé parvient à s’échapper des rangs de
la révolution pour retrouver les siens qu’il avait martyrisés après son engagement auprès des
forces de la révolution. Le récit des actes macabres commis par les révolutionnaires du moment
et lui-même est loin de n’être qu’un simple discours informatif, il est autant une forme
d’exorcisation du mal et de la douleur contenus en tous les enfants-soldats survivants et de la
douleur infligée aux leurs. Au cours d’une attaque, Epa décrit les méthodes et le carnage qui vont
suivre: « Les victimes ignoraient ce qui se passait… Ils avaient un rideau de flammes dans le
dos. Nous les y attendions. Nous avons tiré des rafales expéditives, jusqu'à ce que certains nous
supplient de les faire prisonniers […] Lorsque nous avons quitté la mine, nos corps sentaient la
mort de ces hommes. Mes mains tremblaient. Mes oreilles bourdonnaient de leurs cris. Ce n’est
pas facile de tuer, Ayané.» (Miano Les Aubes écarlates, 77-78) Le récit de cet acte macabre
force le bourreau et la victime à se regarder chacun dans les yeux de l’autre, de revivre chacun
une seconde fois les faits tragiques et exhaler la douleur. Pour les jeunes bourreaux dont les voix
sont entendues à travers celles d’Epa, si à un moment de l’action, la limite est infime entre l’acte
de tuer et l’euphorie morbide que cela a pu procurer, un malaise insidieux s’est ancré dans leurs
chairs. L’effet traumatique, consciemment ou non, se fait ressentir sitôt le massacre achevé. La 81 Césaire, Aimé. Nègre je suis, nègre je resterai, Entretien avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 92.
174
folle frénésie qui s’empare après des mains et des oreilles des enfants soldats et de leurs acolytes
est synonyme de l’hystérie qui apparaitra en amont, chez chaque membre de la communauté
Eku.
Cette acceptation de sa participation dans la séquence traumatique infligée à sa communauté
tandis que cette dernière reconnaît son incapacité à protéger sa progéniture du rapt des étrangers
venus de l’extérieur, permet aux deux entités de s’engager sur une voie réconciliatrice
prometteuse. C’est en entre autre à cette audace altruiste, à ce geste si simple mais si difficile à
poser que les habitants d’Eku vont devoir se plier afin que vive non pas l’individu isolé mais la
communauté toute entière. C’est seulement après cette étape que l’individu pourra enfin
s’épanouir.
En faisant appel aux croyances locales par invocation des esprits ancestraux, Epupa la
folle de L’Intérieur de la nuit prend une nouvelle place dans l’imaginaire de ses concitoyens,
ceux-là mêmes qui pendant longtemps l’avaient traitée de folle et de marginale. Par sa voix
médiatrice, Epupa décline, pour que la vérité soit libérée et connue de tous, la culpabilité du
village par rapport au rapt de ses enfants, mais aussi de ceux-là qui avant eux, furent emmenés et
qu’un oubli imposé ôta de la mémoire collective et individuelle. La folie clairvoyante d’Epupa
trouve toute sa signification et son importance, lorsque sa communauté est confrontée au
dilemme au retour des enfants soldats, ceux-là même que le village avait donné comme gage de
leur soumission aux différents mouvements révolutionnaires. Comment réagir face à ces enfants
rejetés par la communauté et dont les noms avaient jusque là disparu du souvenir collectif? Ce
dilemme, Epupa avait pourtant averti les dirigeants du village mais ceux-ci n’avaient pas jugé
bon de l’écouter et la condamnèrent aux marges de la communauté. Car en dehors de ceux-ci qui
ont survécu la tragédie, c’est aussi le souvenir de ceux qui sont morts ou qui ont disparu à jamais
175
qu’il faudra réintégrer dans la mémoire collective. S’exprimant à travers la voix mémorielle au
nom de tous les rejetés, les oubliés, les survivants interrogent la conscience collective ;
«On nous arracha à la terre de nos pères, au ventre de nos mères. Sais-tu encore: qui,
quand et comment?…Nous ne comptons plus, ni les années, ni le nombre de ceux qui
vinrent nous rejoindre. Ils sont légion de suppliciés en vain, de sacrifiés à la folie. Ils se
joignent à nous pour refuser la paix aux sans-mémoire.» (Les Aubes, 11-12)
Il s’agit à travers le retour des enfants-soldats à la source de leur exil mais aussi sur le lieu du
théâtre d’une séquence de leur exactions, pour les deux entités de fumer le calumet de la paix qui
n’implique et n’exclut pas nécessairement un oubli mais une acceptation de leur Histoire
collective. Héritière du pouvoir traditionnel, Ié surnommée par Epupa la grande royale, est celle
qui aurait pu changer si elle l’avait voulu, le destin de ces enfants et nombre de ses congénères.
L’impliquant dans le mal qui a figé le village dans un obscurantisme devenu traumatique, la folle
Epupa rappela ainsi les faits: « Au cours de la nuit où les rebelles étaient venus sacrifier un fils
du clan avant d’enlever d’autres, Ié était la seule à avoir reconnu Eso. Or, elle n’avait rien dit.
Les ancêtres avaient vu cela, en avaient conçu de la tristesse. » (Les Aubes, 236) En faisant le
choix du silence, la grande royale, porte-parole du groupe et de la société patriarcale, a contribué
indirectement aussi bien au rapt qu’à déterminer le funeste destin des enfants du village. Ce
rappel des faits de l’histoire par la folle est d’une importance extrême en cela qu’il instruit la
communauté entière à propos d’un des pires évènements traumatiques de son Histoire. Il permet
de briser tout autant la loi du silence que le sceau du secret de la parole qui obligeaient la
communauté entière à ne jamais s’exprimer sur elle-même, secrets et silence qui à leur tour,
perpétuaient l’existence fantomatique et fantasmagorique dans laquelle semblait surfer le village
d’Eku.
176
La voix collective des rejetés et des oubliés fait appel à la mémoire des anciens, gardiens des
traditions locales tout en mettant le groupe face au miroir de son Histoire pour lui demander des
comptes, mais aussi le mettre face à ses responsabilités afin que la catharsis collective soit plus
efficace. En permettant leur réintégration au sein de la communauté, les Eku réintègrent par la
même occasion la mémoire et le souvenir des morts, de ceux qui ont disparus. Ensemble, le
grand deuil peut finalement être célébré et une sépulture collective leur être offerte. La
communauté fonctionnant ici comme une grande maison utérine, la maison étant le lieu de
protection que celui du départ de tout individu vers l’ailleurs, elle est aussi le lieu terminal où en
général se tiennent les funérailles qui sont une célébration de la vie de l’être qui passe vers
l’éternité. Il est donc nécessaire que ces enfants, ces disparus et déportés soient ramenés à la
maison d’où ils pourront enfin déployer leurs ailes vers un ailleurs encore inconnu ou alors,
célébrés afin que leur existence n’ait pas été vaine.
À travers cette cérémonie, la voix narratrice suggère à tous les peuples qui ont connu
l’expérience du rapt et autres tragédies, de tourner le dos au déni de leur histoire et plutôt, de la
reconnaitre, de la partager, de la transmettre entre les différentes générations afin qu’elle puisse
servir de point départ à une indépendance véritable car «…le passé ignoré confisque les
lendemains [et que ]…la saignée ne s’est pas asséchée en dépit des siècles, et qu’elle hurle
encore, de son tombeau inexistant. » (Les Aubes, 14)
Nous pouvons suggérer qu’à la suite de Musango et de la petite vendeuse de Soleil comme
exemples et symboles de leur condition au monde, les nations africaines doivent apprendre non
seulement à embrasser leur histoire faite de l’esclavage et de la colonisation qui ravagèrent la
partie subsaharienne de millions de ses enfants, elles doivent partager les responsabilités qui
furent autant les leurs dans l’arrachement d’une partie d’elles-mêmes de leurs patries de
177
naissance et dont l’histoire n’est ni chantée, ni connue des générations présentes, encore moins
présente dans la mémoire collective nationale. Contrairement à ces peuplades oublieuses de leur
Histoire, celles ayant pratiqué la traite et la colonisation contre les pays africains avaient
embrassé leur Histoire quelques furent les raisons mises en avant pour justifier ces pratiques.
C’est fort de ce consensus national que ces pays occidentaux, ont pu diffuser leurs idées, leurs
cultures et assurer leur développement tout en imposant une monnaie perpétuant le lien colonial
aux pays francophones d’Afrique Centrale et de l’Ouest. Ce consensus qui est généralement
absent dans les nations africaines, a servi de socle à la fortification de l’Occident et favorisé
l’expansion des nations Européennes dont les traces de l’Histoire locale, sont diffusées à travers
le monde par le biais des musées, des stèles, des statues et autres images pour ne citer que ces
exemples. Ces traces mémorielles, quand elles existent pour le continent, sont non seulement
rares mais ne montrent que l’aspect négatif du continent. Pire, elle sont écrites et narrées non par
les voies locales mais presque toujours par une voie empruntée voix de l’Occident: «L’Histoire
ne sait nous nommer, qui ne passâmes pas le milieu, emmurés dans l’impensable de la
traversée.» (Miano Les Aubes, 123) Tant que les pays africains resteront dépendants du bon
vouloir de l’Occident ou de toute autre entité pour les définir à leur place, le risque est grand que
les mêmes actes tragiques se répètent et que le même rejet de soi s’installe dans l’infini,
plongeant ainsi la marche véridique des générations futures vers un avenir toujours plus obscur et
plus chaotique.
Les enfants soldats et les anciens déportés ne sont pas les seuls dont l’absence est cause
de trauma ou de discorde pour le groupe Eku. Ayané surnommée «fille de l’étrangère» par Ié et
les anciens du village, est on s’en souvient de par ses parents, membre d’Eku marginalisée et
honnie du seul fait que son père, plus moderne que les siens, avait préféré prendre femme hors
178
du groupe Eku et choisi d’envoyer sa fille à l’école, hors des frontières interdites du village. Pour
avoir bravé les traditions locales mais surtout osé s’ouvrir à l’Autre d’un clan différent, les Eku
prônant une pureté ethnique, marginalisèrent Ayané la privant ainsi du socle culturel, de cette
racine originelle, symbole imprégnée du liquide amniotique familial, qui l’aurait fermement
guidée dans sa marche vers l’universel.
En excluant Ayané, ce sont ses défunts parents qui sont par ricochet exclus d’Eku et qu’il
faudra réintégrer pour le repos de leurs âmes tout en offrant à leur fille un référent géographique
et culturel précis. Car la maison, représente pour tout individu autochtone ou diasporique, ce lieu
intemporel sacré, qui offre inlassablement cette conscience unique et si précieuse du vécu
temporel, du lieu d’origine, du chemin parcouru au chemin présent et l’espoir d’un futur à venir,
à construire mais d’une vie qui déjà appelle à une renaissance. Pour tourner la page, l’importance
du droit à la parole prend toute sa signification car il s’agissait de répondre à la sempiternelle
question existentielle de ces peuples aux âmes meurtries : « Comment être, à la fois, la
descendance des bourreaux et des victimes? Comment se projeter dans l’avenir?» La thérapie
Sankofa proposait de « se parler, évacuer la douleur. Se comprendre, apaiser les rancœurs. Se
regarder. Reconnaître l’autre. Se voir, soi-même, à travers lui [car] l’existence humaine puisait
son sens dans la relation.» (Miano Les Aubes, 250)
Exploitant cette idée de la Relation prônée par Edouard Glissant, les textes de Miano
posent avec acuité la question de la pureté ethnique et la place des sujets métissés et diasporiques
dans le concert culturel des nations ou des groupements humains. Les sujets métissés sont-ils des
parias ou des marginaux? À quelle aire culturelle et géographique appartiennent-ils? Les enfants
nés de parents de tribus différentes comme il en existe nombreux dans les romans de cette étude
179
sont-ils des apatrides comme la tradition Eku tente de l’imposer à Ayané? Existe-t-il des tribus
ou ethnies pures comme le suggèrent les rebelles Isilo et sa bande ?
Sujet de divisions et de rancœurs ouvertes ou étouffées, la condition de l’enfance
interroge véritablement la question de la survivance des sociétés impliquées mais aussi, de leur
faculté d’adaptation au changement, à la modernité, à la diversité, autant de facteurs nouveaux
qui sont causent de certaines formes d’hystéries socio-culturelles comme nous l’avons montré
antérieurement. Ayané étant naturellement un sujet métissé de par sa double origine culturelle et
ethnique héritée de ses parents, sa réintégration au sein du village de son père, le seul qu’elle
aura connu, fait mieux que de simplement panser une blessure profonde. Elle lui offre cet
élément fondamental, cette maison utérine et amniotique qui lui aura tant échappé: «La cadence
effrénée de son coeur ne devait rien à la peur, ni même à l’embarras. Au fond elle avait toujours
voulu cela, sans savoir comment le créer: la relation à l’origine, l’ancrage… Ces racines sans
lesquelles il n’y avait ni branches, ni feuillage à déployer. […] Elle se sentait apaisée,
rassemblée. Les épaisseurs de son identité formaient une cohérence. Elle était d’Eku.» (Miano
Les Aubes, 245) Avec Ayané, les enfants-soldats, l’esprit des disparus et des déportés réintégrés
et célébrés dans la mémoire collective Eku, la communauté peut envisager l’avenir avec
beaucoup plus de sérénité. Ayané étant la première femme et fille du village à être allée à l’école,
à avoir franchir les limites interdites aux autres femmes par la tradition, Ayané devenue
dépositaire de cette liberté de mouvement et de parole retrouvée pour tout le village, peut enfin
partager ses expériences relationnelles avec autrui. C’est seulement à ce moment que s’achève
son processus d’initiation qui lui permet enfin d’exister, de retrouver une place au milieu des
siens : «Les femmes d’Eku venaient d’inscrire son nom dans la lignée…Peut-être dirait-on aux
fillettes qu’Ayané était la première femme d’Eku à avoir franchi les frontières. On leur dirait
180
aussi que les femmes d’Eku avaient longtemps été privées de liberté d’aller et venir, mais
qu’Ayané avait repris ce droit, sans le savoir, le rendant à toutes les autres.» (Les Aubes, 247)
La quête identitaire des personnages et les guerres civiles qui animent les textes de cette
étude, ne posent-elles pas justement la question du déni de la relation à l’autre dans les
communautés en conflit? En remontant le cours de l’Histoire, on constate que ce déni de la
Relation est à l’origine des tragédies majeures qui frappèrent les peuples déclarés subalternes. Le
refus de reconnaître l’humanité de ces peuples et l’envie de domination furent quelques raisons
mises en avant par l’Occident pour assujettir plus de la moitié de l’humanité. La traite négrière,
la colonisation et le néocolonialisme récurrent pratiqué dans les territoires et nations décrétées
indépendantes tant en Afrique Centrale et de l’Ouest sont quelques manifestations palpables de
ce déni de la Relation à l’Autre et une des raisons qui justifient le cri des petits vendeurs de
journaux, dénonçant le poids ravageur du franc CFA en Afrique Francophone mais surtout
l’incapacité des dirigeants locaux à trouver une solution radicale à la question monétaire du
continent.
À l’heure où la mondialisation telle que pratiquée, rejette par vagues successives, les corps
déchiquetés de jeunes continentaux et autres subalternes qui tentent au prix de leur vie de fuir des
traditions obsolètes, des nations de plus en plus militarisées, mais surtout de s’éloigner le plus
loin possible de ce continent, de ces nations qui leur ont peut-être donné la vie, l’insolente
richesse tant naturelle, culturelle, humaine que minéralière de ces nations appauvries, continue
aujourd’hui, directement ou non, d’enrichir les métropoles. Celles-là même qui, hier encore, les
avaient mises aux fers, dans les cales, ce avec le soutien toujours infaillible de quelques sbires
locaux à la solde de leurs intérêts. C’est alors qu’il faut faudrait répondre à la question initiale :
Quelle place est réservée aux enfants tels que définis antérieurement, dans les sociétés
181
postcoloniales ? Les nations antérieurement colonisées et devenues indépendantes, auront-elles
assez de courage pour entreprendre les réformes nécessaires qui leur permettent d’exister pour
elles-mêmes tout en gardant le contact avec le monde global ?
Le travail de l’écrivain aujourd’hui mieux qu’hier en Afrique l’oblige justement à
demeurer un observateur et critique éveillé des soubresauts de sa communauté dont il fait
intimement partie. En choisissant de faire parler les enfants et tous les autres cadets sociaux, ils
font parler leurs visions du monde et leurs aspirations pour leurs communautés. Parce qu’ils font
partie intégrante de leurs sociétés, l’écriture devient pour eux un moyen d’exprimer leur propre
maladie. S’exprimant à ce propos dans Littératures et Cultures d’Exil, Najib Zakka parlant des
craintes et désirs de l’écrivain disait que « tous les écrivains portent en eux la configuration de
leur origine, laquelle continue de vivre en eux… L’écrivain digne de ce nom est celui qui charge
son messager de sa propre chair et son propre cœur. » (7)
182
CONCLUSION
En étudiant les représentations et le regard de l’enfant dans le roman francophone, il
s’agissait d’analyser les différentes facettes de l’enfant dans sa communauté dans quelques
romans francophones s’étendant sur ces vingt dernières années. Très souvent montré comme le
devenir d’une communauté et dans une vision plus large, du devenir d’une nation, notre analyse
montre que l’enfant tel que défini dans le roman francophone n’est pas doté d’outils nécessaires
qui lui permettent d’exister premièrement comme entité unique et ensuite comme socle en
devenir de sa communauté. Une des conséquences visibles de cette insuffisance est la
multiplicité des tensions qui existent dans les rapports intergénérationnels entre les personnages
de mon corpus. Que ce soit par la négociation ou par la confrontation, il est de facto évident que
les relations entre les enfants et la société patriarcale appellent à une nouvelle conception. Cette
analyse nous a permis de constater que la femme, comme bien d’autres personnages subalternes
ou marginaux dans les sociétés représentées dans notre corpus, font eux aussi partie de la
catégorie de l’enfance par la force des traditions locales. Voués à la dépendance et au silence,
certains, par habitude, se sont murés dans un silence dont la folie n’est qu’une des multiples
conséquences visibles. D’autres par contre auront fait le choix de ne pas laisser certaines
conventions sociales et historiques dicter leur destin. En choisissant de détruire les barrières du
silence au risque des périls réels existants, ces personnages résilients, mûs par le désir de vivre
différemment, font le choix du combat et de la liberté. Il s’agit pour ces écrivains de transgresser
et de démystifier des attitudes, des pensées et des espaces qui plusieurs décades après les
indépendances continuent d’être figées dans un mimétisme destructeur.
Il se dégage au final que l’enfant ne saurait être cet élément moteur s’il continuait d’être
réduit à un statut d’objet tout aussi manipulable qu’un produit commercial. À ses côtés et
183
subissant le même statut, cette étude a donc montré que la femme, personnage marginal comme
l’enfant, est confinée à des rôles sans importance et socialement prédéfinis. C’est en partie pour
s’insurger contre la vision traditionnaliste et toujours sexiste de ce prédicat que les écrivains
choisis dans le cadre de cette étude ont choisi de mettre le traitement de l’enfant et de la femme
au centre de leurs œuvres. Mieux que leurs confrères masculins, l’approche des écrivains
féminins de notre corpus se démarque sensiblement dans le traitement de la représentation de
l’enfant tel que défini dans le corpus. En se démarquant des idéaux de leurs aînés et pères des
générations antérieures qui consistaient par exemple à défendre la race ou l’essence face à un
ennemi commun (l’occident), elles ont fait le pari de personnaliser les problèmes plus actuels, les
peines et craintes actuelles des communautés dans lesquelles elles vivent. Ce faisant, elles
décrivent leurs propres expériences et orientent l’attention sur le présent et le quotidien des
différentes communautés qui forment les sociétés postcoloniales. Il était surtout important que
les jeunes prennent la parole dans ces romans pour dire avec leurs mots et leurs voix propres
leurs conditions présentes au lieu d’être toujours racontées par d’autres. C’est cette parole
directement exprimée que les textes des plus jeunes auteurs de notre corpus, notamment Miano
et Gatore, mettent en scène. Leonora Miano, par exemple, et à travers son personnage principal
Musango dont le patronyme signifie « paix », associe viscéralement les souffrances de ces êtres
subalternes à celles qui minent et obscurcissent depuis la nuit des temps, l’évolution collective
des nations anciennement colonisées à leur histoire contemporaine violente. Une Histoire
malheureusement sciemment oubliée tant par les locaux que hachurée par les anciens dominants.
Cette association de dénis crée une permanence traumatique chez ces peuplades, et les oblige à
vivre continuellement dans un état de violence sourde et latente qui explose par à coup selon les
circonstances. Cette violence elle-même n’est plus réduite à un espace géographique précis. À
184
travers les déplacements incessants des différents protagonistes à travers différentes aires
géographiques, on déduit que la violence et les mouvements sociaux deviennent systémiques.
Elles parviennent à s’insérer partout, de l’arrière-pays aux villes, celle-ci ne semble pas avoir de
limites.
Parmi les différentes représentations de l’enfant, la figure de l’enfant-sorcier pose plusieurs
questions parmi lesquelles celles de la possession et la distribution du pouvoir tant social
qu’économique dans les communautés impliquées, de la vision du monde et de la réaction
collective ou personnelle face à bouleversements nouveaux qui poussent le postcolonisé à devoir
constamment trouver des parades pour garder. Il y a donc dans les sociétés postcoloniales
africaines une étroite évolution relationnelle entre les soubresauts sociaux, la nouveauté
économique et la propagation du phénomène sorcellaire. En présentant la figure de l'enfant
devenu soldat, livré à lui-même, mais surtout à la merci des adultes sans scrupules et d’une
société en manque de repères, les auteurs de mon corpus choisissent de marquer avec passion leur
engagement envers leurs communautés, jouant à perfection leur rôle de critiques sociaux et
d’éveilleurs de conscience. Ils incitent par leurs témoignages qui fonctionnent comme des miroirs,
les peuplades concernées à effectuer à travers le reflet qui leur est renvoyé, une introspection
salvatrice qui seule pourrait remettre les enfants et par conséquent leur futur collectif sur les voies
de la raison. Car de l’enfant-sorcier en passant par l’enfant-soldat et la destruction des
traditionnelles structures familiales devenues les marques systémiques des sociétés
postcoloniales, ces communautés ont fait le choix de la déraison, du désordre, de la misère et de
l’autodestruction comme l’attestent les différentes crises identitaires que nous avons relevées. Le
jeune dans une courageuse prise de parole, bouleverse et transgresse le schéma traditionnel qui
réserve la parole et le point de vue à l'adulte. Au nom des siens, de ses semblables sans exclusive,
185
il raconte l’horrible et absurde situation dans laquelle les enferment leurs propres sociétés. Son
récit raconte sa mise en otage par les adultes comme par le passé lorsqu'il allait courageusement
affronter l’Occident au nom de sa communauté. Le personnage de l’enfant s'arroge le titre de
narrateur et se veut aujourd'hui à la fois témoin et dénonciateur (tout comme les écrivains qui les
créent) d'une société sans repères, la sienne, sans avenir mais aussi d’un monde global dans lequel
les plus puissants continuent de se prévaloir comme des modèles universels et foulent au pied du
droit, ces mêmes contrats de partenariat sensés les lier au reste de la grande communauté
humaine. En faisant le choix du Bildungsroman, genre occidental par excellence et restreint au
parcours initiatique des enfants mâles pour faire exister les marginaux comme personnages
principaux dans une contexte africain, Miano et Mambéty font clairement le choix de la double
transgression tant sur le plan traditionnel de la place des genres dans un contexte africain que sur
le plan de l’essence même du Bildungsroman.
Bien que le roman soit par définition un texte de fiction, les différents récits de cette
étude ont tous des allures de documents et infime est la division entre la réalité romanesque et la
réalité des auteurs. Il est structuré pour instruire, informer mais aussi pour témoigner dans cette
étude des moments importants et complexes entre deux périodes opposées mais ô combien
semblables dans l’existence des collectivités et nations africaines tant dans leur survie politique
que dans le traitement des différents acteurs les composants. Dans un entretien accordé à Yves
Chemla sur le réalisme de son roman, Kourouma déclarait que « Tout ce qui est dit dans cet
ouvrage est vrai » mais aussi qu’il avait « toujours voulu témoigner. J'écris et je dis : voilà ce que
j'ai vu…L'axe principal du roman est pour moi de témoigner. C'est ma vision de l'histoire qui est
déterminante, dans mes romans. ». De même, lorsque Miano dédie son roman « à cette
génération », celle-là qui n’a pas connu les indépendances mais qui subit les conséquences
186
néfastes dues à l’impréparation et aux égoïsmes des aînés sociaux, elle replace l'enfant africain
au centre et dans la continuité de la littérature du questionnement, de la remise en cause et de la
dénonciation. Comme ses pairs, elle confirme le rôle toujours précieux de la littérature et de
l’artiste au service de la société comme éveilleurs des consciences et griots de la mémoire
hachurée. Ainsi au cours d’une conversation inédite avec de jeunes étudiants dans l’Ohio, Miano
disait à propos justement de l’impression de réalisme que pouvaient exhaler ses romans qu’elle
voulait toucher leur réalité à travers l’imagination qui est, à ses yeux, un mode de compréhension
parfaitement valide. Elle constate que le réalisme de ses textes donne souvent le sentiment
d’expériences vécues, et que les personnes dont l’expérience est proche de celle de ses
personnages s’y reconnaissaient tout à fait. Ainsi, au-delà des éléments purement factuels, qu’ils
soient sociaux, culturels ou politiques, les romans sont d’abord des interrogations. Ils cherchent à
sonder le non-dit. Ils montrent la surface pour révéler la complexité de ce qui gît ou palpite dans
les profondeurs. Le long cri d'appel à un éveil des consciences par les jeunes vendeurs de
journaux de Mambéty ne trouve-t-il pas un écho semblable à celui d'Aimé Césaire qui s’adressait
aux siens ainsi qu’il suit dans Ferrements:
« Mon peuple
quand hors des jours étrangers
germeras-tu une tête bien tienne
sur tes épaules renouées quand
quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre
au carnaval des autres
ou dans les champs d’autrui l’épouvantail désuet
demain
A quand demain mon peuple»82
82 Césaire, Aimé. Ferrements. Seuil. Paris, 1960. Sur un plan général, l’œuvre d’Aimé Césaire dans son ensemble a toujours été avant-gardiste en essayant de prévenir de la folie qui allait s’emparer des sociétés postcoloniales si une
187
C'est un appel, mieux une exhortation à une remise en question fondamentale et à une révision
des traditions et des idées ankylosées qui marginalisent la grande majorité des populations
africaines composées par les femmes et les jeunes. Il s’agit pour Césaire de puiser en soi le rêve,
l’énergie nécessaire pour faire éclore une société nouvelle. L’opposition « jours étrangers » à
« tête bien tienne » marque ce besoin de démarcage nécessaire entre le mimétisme des idées
externes à soi et l’importance d’inventer son propre mode de développement. De même, les
expressions de « jouet sombre, épouvantail désuet » et de « carnaval des autres, champs
d’autrui » se mettent ensemble pour mieux opposer l’importance du penser local contre
l’imitation servile de l’étranger. La notion de temps y occupe aussi une place de choix car le
poète conscient du temps déjà passé souhaite que le temps soit pris en considération. La
répétition de la subordination temporelle « Quand » indique l’impatience du poète, voire une
certaine irritation envers ce peuple passif et attentiste. Tous ces mots adressent d’une manière
générale les maux des communautés indexées. Ils s’inscrivent tous en droite ligne du cri d’appel
au changement et à la transgression poussé par les petits vendeurs de journaux de Mambéty qui
exhortent par exemple l’Afrique à quitter la zone CFA, une monnaie qui rappelle l’histoire
douloureuse des nations concernées, leur infantilisation continue, leur incapacité à créer leur
propre monnaie des communautés africaines francophones et la perpétuation d’une division entre
les communautés de l’Ouest et d’Afrique Centrale. C’est un rappel que la folle de Miano essaie
d’insuffler et de rappeler à la communauté Eku dans notre dernier chapitre, un appel à la
mémoire, à l’Histoire. Il s’agira donc de se servir du passé, de l’Histoire, non dans une attitude
nombriliste qui conforte l’individu et les communautés souffrantes dans l’attente et la
dépendance, mais plutôt vers une dialectique didactique et progressiste qui libère la pensée et le
vision ne germait pas les indépendances. L’intemporalité de sa pièce de théâtre La Tragédie du Roi Christophe à elle seule par exemple met sur scène longtemps à l’avance la folie et les différentes crises qui sont le propre de ces communautés postcoloniales contemporaines.
188
meilleur de l’individu. Qui mieux que l’enfant pourrait remettre la communauté sur une
fondation meilleure à condition seulement que la communauté accepte de le considérer comme
partie prenante de son développement.
Cette étude des représentations de l’enfant dans le roman francophone a le mérite de
montrer qu’au delà des crises sociales et du constat de l’existence des personnages marginaux
que constituent les femmes et les enfants entre autre, il existe aussi une lueur d’espoir. Cette
lueur d’espoir est entretenue par ces mêmes marginaux dont la résilience pourrait servir
d’électrochoc pour les jeunes nations postcoloniales qui cherchent encore les voies et voix de
leur développement. La mise au devant de la scène et la possibilité que les marginaux puissent
s’exprimer est la preuve que ces derniers malgré la précarité de leur existence, peuvent trouver
des stratégies de survie même dans des situations de forte insécurité. Leurs paroles sont un chant
de vie et d’espoir que menacent des orages certes, mais ce sont les paroles de tous ceux-là qui
refusent de se laisser emporter par le défaitisme, la victimisation et les ombres des traditions.
189
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