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Chapitre 1 J’avais trente-deux ans à cette époque. Femme indépendante, moderne et

libérée, j’avais créé mon entreprise quelques années auparavant, et ouvert une boutique ésotérique, rue Vieille du Temple à Paris, « Le Feu Secret » ; terme alchimique s’il en est, bien que l’Art ne soit pas vraiment mon domaine de prédilection. Mais l’expression me plaisait. Les affaires fonctionnaient bien et ce samedi de décembre avait été particulièrement bénéfique. J’avais fermé, comme tous les jours à vingt et une heure, et me préparais à faire une décorporation, un voyage astral si vous préférez, expérience spirituelle que je pratiquais de temps à autres car elle m’apportait beaucoup. C’était le moment idéal. Bien qu’un peu fatiguée par ma journée, j’étais de très bonne humeur et ce procédé me permettrait de me ressourcer, de recharger mon énergie vitale. Travaillant dans l’ésotérisme, je pratiquais bien évidemment un certain nombre de choses, mais ma préférence était plus marquée pour l’étude et les recherches qui me conduiraient, j’en étais persuadée, sur la voie de la Connaissance. Je n’ignorais rien de la réputation de sorcière ou de « fille bizarre » que mes collègues commerçants m’avaient collée sur le dos. Enfin, bref, je n’y faisais pas plus attention que ça, l’être humain se montrant bien souvent étroit d’esprit face à ce qu’il ne connait ou ne comprend pas. Si vous saviez les réflexions ridicules voire grotesques que j’ai pu entendre à propos de ma boutique ou des objets que je proposais à la vente !

J’avais donc fermé mon échoppe, baissé la grille, rangé mes affaires, éteint l’ordinateur pour avoir l’esprit libre et être parfaitement sereine. Dans l’arrière-boutique, coincée entre mes armoires de stock et les toilettes, je m’étais aménagé un petit espace pour faire « mes trucs », pour reprendre l’expression de mon colocataire. Au début, je pratiquais chez nous, mais il m’avait fait comprendre, avec plus ou moins de délicatesse,

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que tout ça le mettait très mal à l’aise et qu’il aurait apprécié que je fasse ça ailleurs. Mon caractère, un tantinet rebelle, aurait pu me conduire à lui dire clairement le fond de ma pensée. Mais j’adorais Axel, qui était également mon meilleur ami, et j’avais su faire preuve de compréhension.

Je me préparais pour mon voyage, prenant soin, en premier lieu de faire une petite séance de relaxation. Je n’avais allumé qu’une petite bougie afin d’obtenir une lumière douce et apaisante. Autour des coussins où j’allais m’étendre, j’avais disposé quelques talismans qui me protégeraient d’éventuelles intrusions une fois partie. De l’encens se consumait sur une petite coupelle en argile, donnant naissance à des volutes qui s’élevaient lentement vers le plafond du réduit. Mon choix s’était porté sur de la résine de sang-dragon ; j’en appréciais particulièrement l’arôme, mais surtout, celle-ci m’offrirait une protection supplémentaire. Une fois bien détendue, inspirant et expirant profondément, je fermai les yeux puis me concentrai pour visualiser une porte. Il s’agissait là de ma méthode favorite, car je l’estimais plus facile. Quoi de plus naturel en effet, lorsque l’on se trouve face à une porte, et que l’on est un tant soit peu curieux de l’ouvrir pour découvrir ce qu’elle dissimule ?

Mon rythme cardiaque se ralentissant, mon corps commençant à se refroidir, je me levai. Enfin, mon corps astral se leva, pour atteindre cette porte. Personnellement, je préfère parler d’Essence de l’Être plutôt que de corps astral, cela correspond mieux à mes convictions. Une fois le seuil franchi, comme d’habitude, j’eus un regard pour mon corps physique resté sur les coussins avant d’aller faire mon petit tour revigorant. Je me sentais bien là-bas, tout y était plus net, coloré, le ressenti et mes perceptions si différents, les sons plus variés également. Mais il y avait surtout cette incroyable impression d’entendre la rotation de la Terre, de percevoir le mouvement immuable de l’univers. Cette fois-ci, je ne rencontrais personne au cours de ma promenade. Il n’est effectivement pas rare de croiser d’autres voyageurs, personnes défuntes, voire entités, lors d’une expérience de ce genre, mais le péril réside essentiellement dans le fait de se sentir si bien dans cet ailleurs que l’on n’a aucune envie de revenir. Si cela se produit, alors votre corps physique dépérit et c’est la mort qui vient vous chercher directement. L’autre danger mortel est de blesser son corps astral, ou que votre corps physique le soit, pendant une décorporation, car dans ce cas, l’un et l’autre en subissent les conséquences.

M’apprêtant à réintégrer mon enveloppe charnelle, je sentis justement

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que quelque chose n’allait pas du tout. Une douleur, que j’étais incapable d’identifier, me lançait au niveau de la gorge. Vérifiant à nouveau que j’étais bien seule, que personne ne menaçait mon corps éthérique, je compris rapidement que mon corps physique, lui, en revanche, était menacé. Bien que le lien n’ait pas été rompu entre mes deux êtres, il m’était impossible de savoir ce qu’il se passait réellement. Il me semblait pourtant que le rythme de mon cœur, déjà ralenti par la transe, diminuait encore. Je ressentis également un froid insidieux m’envahir, signe que je devais être blessée d’une manière ou d’une autre. Il me fallait rentrer de toute urgence. Prise de panique, j’utilisai la méthode la plus rapide que je connaisse, la vitesse de la pensée.

Me retrouvant instantanément auprès de moi-même, je me figeai, stupéfaite. Une silhouette était penchée au-dessus de moi. Un homme. D’où sortait-il celui-là ? Comment était-il rentré ? Et pourquoi ? Je priai pour que ce ne soit pas un cambrioleur en ayant après la recette du jour et profitant de mon sommeil apparent. Ou pire, un psychopathe venu assouvir ses pulsions déviantes. J’étais tellement choquée que je marquai à nouveau une pause avant de réintégrer mon enveloppe corporelle, ce qui me permit de voir l’intrus se redresser un peu et… me cracher dessus.

Le retour de la conscience n’étant pas instantané, il se produit souvent une sorte de trou noir avant que le corps astral ne reprenne totalement possession du corps physique. Une interruption brusque, ou involontaire, de la sortie provoque des sensations particulièrement désagréables, comme je ne tardais pas à le constater.

Dès que j’eus repris conscience, mon corps fut secoué de soubresauts incontrôlables et douloureux, ma peau se recouvrit d’une sueur glacée. J’avais tellement peur que j’étais incapable de me ressaisir ; c’était la première fois que l’un de mes voyages se finissait aussi brutalement. Je me sentais également totalement perdue et désorientée. Mes membres semblaient paralysés, et mon esprit affolé se cognait contre les parois de la prison qu’était devenue ma chair. L’angoisse d’être désormais enfermée dans un corps presque mort ne fit qu’empirer les choses. Pourtant, réquisitionnant tout mon self-control, je finis par me raisonner, un peu, mais ne fus en mesure de réfléchir que lorsque le froid qui m’avait envahie se dissipa légèrement. Gardant les yeux fermés, je respirai très profondément, pour rester le plus calme possible. Inutile de provoquer ou d’énerver l’intrus – s’il était toujours là – par une crise de panique ou

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d’hystérie. Mon premier geste fut de toucher mon cou qui portait effectivement une blessure curieusement indolore. Mon sang ne s’en écoulait pas, ce qui me rassura. Oh, il y en avait bien un peu, mais il coagulait déjà, me laissant une impression poisseuse sur les doigts.

– Y a quelqu’un ? demandai-je finalement dans une sorte de coassement.

Je fus très surprise d’entendre une voix, masculine, assez grave, mais douce, sur ma gauche, me confirmer que je n’étais pas seule.

– Oui, me répondit laconiquement l’inconnu.Les yeux toujours clos, angoissée par ce que je risquais de voir, comme

si le fait d’être dans le noir ou de garder mes paupières closes, pouvait me protéger de la personne et de ses intentions, j’attendis. Au bout d’un moment, je posai une nouvelle question, résistant à la tentation de me montrer agressive.

– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ? La voix mit du temps à répondre cette fois-ci et me sembla un peu plus

lointaine.– Je vous ai mordue.Mordue ?Me faisant la réflexion qu’il y avait vraiment des malades sur cette terre,

j’étais occupée à me demander aussi ce que j’avais fait pour qu’un taré vienne me mordre dans mon arrière-boutique, lorsque la voix poursuivit :

– Je vous ai mordue, mais c’était absolument ignoble, j’ai tout recraché. Je ne comprends pas…

Il ne comprend pas ? À quoi d’autre pouvait-il s’attendre ?J’étais néanmoins ravie d’apprendre que j’avais un goût infect et qu’il

n’ait pas apprécié ce qu’il m’avait fait. Évidemment que c’était mauvais, il avait mordu de la peau humaine et goûté du sang !

Je me gardai cependant d’exprimer le fond de ma pensée qui aurait, sans nul doute, mis mon agresseur en colère et peut-être même incité cette personne à finir le travail, en me tuant au fond de ma boutique. Cela aurait été vraiment trop sordide !

Prenant mon courage à deux mains, j’ouvris enfin les yeux pour ne

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distinguer qu’une vague silhouette noire, tapie dans l’ombre au fond du local. L’homme devait s’être accroupi et adossé au mur du fond. Comme il semblait calme, je pris le risque de lui demander :

– Mais vous êtes quoi au juste ? Pourquoi vous m’avez attaquée ?Je sentis, plus que je ne vis, la forme bouger. Elle se tenait debout,

immobile, puis la seconde d’après n’était plus là. Pourtant, juste avant de disparaître comme par magie, elle avait répondu à mes deux questions, en quatre mots :

– Je suis un vampire. Je restais allongée, sans bouger, tentant de me remettre de l’agression et

de cette petite phrase. Qu’est-ce que ce fou venait de dire ? J’avais toujours adoré les vampires, mais dans les films et dans les

livres, même si je disais à mes amis, en plaisantant, regretter qu’ils ne soient que des créatures imaginaires. Je n’étais pas stupide et n’avais bien évidemment aucune envie d’en croiser un réellement, tous crocs dehors, prêt à me vider de mon sang. Ce qui m’attirait chez eux, c’était le côté romantique, la sensualité qu’ils dégageaient – et la morsure dans le cou qui m’avait toujours paru être le plus érotique des baisers. Mais ce dément, lui, apparemment se prenait réellement pour un vampire. C’était peut-être un de ces jeunes gothiques qui traînaient parfois dans le quartier et qui avaient pété un câble ?

Je parvins à m’asseoir, puis à me mettre debout, prenant soin d’y aller doucement et avec précaution pour éviter d’être prise de vertige. Après avoir vérifié que je tenais sur mes jambes, il me fallait vérifier, de visu, ce que ce mec m’avait réellement fait. J’allumai le plafonnier, clignai des yeux à cause de la lumière qui m’agressait et me regardai dans le miroir accroché à l’extérieur de la porte des toilettes. Effectivement, j’avais bien deux petites blessures, mais le sang ne s’écoulait pas. Je n’allais donc pas me vider et mourir. Je soupirai de soulagement.

– Il y a vraiment des tarés sur cette terre ! m’exclamai-je ensuite, sentant la colère prendre le pas sur la peur.

Je regardai à nouveau les deux petites plaies sur ma peau, et conclus que mon agresseur s’était fait poser des implants dentaires. Le bougre ne s’en sortirait pas comme ça. Je me promis d’aller porter plainte. Mais le lendemain, j’étais bien trop crevée et perturbée pour m’acquitter de cette

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corvée dans l’immédiat. Frigorifiée aussi. Je croisai mes bras contre ma poitrine. Mon chemisier trempé se colla sur ma peau, provoquant un nouveau frisson. Mes yeux se fixèrent sur le reflet que me renvoyait le miroir. Tout le devant de ce corsage, écru à l’origine, était désormais rouge sombre, imbibé de sang.

– Et en plus il m’a craché dessus ! murmurai-je avec dégoût.Je me souvins alors que la voix me l’avait effectivement précisé et que je

l’avais vu faire un peu plus tôt, de là où j’étais. Je lâchai un vigoureux :– Merde ! Qui, tout inutile qu’il fut, me soulagea un peu. Le chemisier je m’en

fichais, je pourrais en racheter un autre. De toute manière ce n’était qu’un uniforme. Pour travailler, j’avais effectivement adopté un style assez classique et sobre (pantalon droit ou jean, chemisier et talons hauts) afin de ne pas effrayer inutilement la partie de ma clientèle, qui bien que férue d’ésotérisme n’en étais pas gothique ou sataniste pour autant, loin s’en fallait. Imaginez que je sois allée travailler dans mes tenues favorites, pantalon moulant en cuir et NewRock, ou longue robe de velours noir ou rouge…. La tête des clients. Et ma réputation !

Attrapant mon gros gilet noir en laine accroché sur la porte de communication, je m’apprêtais à fermer celle des toilettes, lorsque je sentis un courant d’air froid. J’allumai le local et vis que la petite fenêtre était ouverte. C’était donc par là qu’il était passé ! Il devait bien connaître le coin ou habiter dans les environs, car l’arrière-cour n’était pas accessible par la rue, il fallait passer par une autre allée. Il y avait donc préméditation. Si les flics mettaient la main sur mon agresseur, son compte était bon !

Je refermai la fenêtre soigneusement. Il fallait que je sorte de là, et vite, pour respirer un autre air que celui de mon arrière-boutique qui m’oppressait. J’éteignis la veilleuse qui se consumait toujours, attrapai mon manteau que j’enfilai par-dessus mon gilet et récupérai mon sac à main. J’y prélevai mes clefs d’une main encore légèrement tremblante afin de pouvoir sortir de la boutique que j’avais fermée de l’intérieur. Machinalement, je regardai ma montre, il était presque vingt-trois heures. Heureusement que je n’habitais pas loin parce que je ne sais pas si je serais parvenue à rentrer sans aide sur un trajet plus long. À aucun moment l’idée

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d’appeler un taxi ne m’effleura, pas uniquement à cause de l’aspect financier de la chose ; je n’avais aucune envie que l’on me voie dans cet état, ni d’avoir à justifier ledit état. Juste celle de rester seule et d’oublier cette agression qui, somme toute, aurait pu se terminer plus mal.

Une fois dehors, j’inspirai profondément, gardant mes bras croisés contre ma poitrine. Je tremblais comme une feuille. Marchant tête baissée, je relevai cependant le nez de temps en temps afin de m’assurer que je n’allais percuter personne. Bien qu’il soit assez tard, nous étions samedi soir et les rues, sans être bondées, étaient encore relativement animées. Parvenue presque au bout de l’avenue, je croisai deux femmes arrêtées sur le trottoir, qui stoppèrent net leur discussion au moment où je passais à leur niveau. Elles me regardèrent bizarrement, me dévisagèrent en réalité. Je poursuivis ma route sans plus leur prêter attention, songeant que j’avais probablement l’air d’une folle, et une tête à faire peur. Pas suffisamment en tout cas pour leur inspirer une quelconque compassion ni leur donner l’idée de me venir en aide. Tournant sur ma droite, j’empruntai la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, traversai la Rue des Archives, et enfin, tournai à gauche pour déboucher dans la rue du Plâtre où se trouvait mon petit appartement.

Débloquant la porte de l’immeuble, je me dirigeai vers les escaliers et grimpai les trois étages d’un pas lourd. J’étais exténuée et priais pour qu’Axel soit rentré, qu’il serait là pour me réconforter, s’occuper de moi. J’avais besoin d’une épaule sur laquelle m’épancher. Une fois en sécurité chez moi, je lâchai mon sac qui tomba à mes pieds. Je tenais à peine sur mes jambes, mais pris quelques secondes pour écouter le silence. Axel n’était pas revenu. L’appartement était résolument silencieux, mais me retrouver enfin chez moi m’apaisa. Je retirai manteau et gilet, me dirigeant tel un zombie vers ma chambre, tout en déboutonnant mon chemisier. Arrivée sur le seuil, je l’ôtai, le laissant choir au sol, les yeux rivés sur mon lit accueillant où je m’effondrai.

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