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Institut d'tudes politiques de Paris
ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO
Programme doctoral de sociologie
Centre de Sociologie des Organisations
Doctorat en Sociologie
Un capitalisme dingnieurs.
Construire un groupe aronautique aprs une fusion.
Hadrien Coutant
Thse dirige par Pierre-Eric Tixier, Professeur des Universits Emrite
lInstitut dEtudes Politiques de Paris.
soutenue le 28 novembre 2016
Composition du Jury :
Mme Alexandra Bidet, Charge de Recherche au CNRS, CMH, ENS
Mme Isabelle Ferreras, Chercheure qualifie du FNRS/UCL-CriDIS, Professeure
lUniversit de Louvain (rapporteure)
M. Pierre Franois, Directeur de Recherche au CNRS, CSO, Sciences Po
M. Philippe Monin, Professeur de Management Stratgique lemlyon business
school (rapporteur)
M. Tommaso Pardi, Charg de Recherche au CNRS, IDHES, ENS Cachan
M. Pierre-Eric Tixier, Professeur des Universits Emrite Sciences Po, CSO
(Directeur de la Thse)
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LInstitut dEtudes Politiques de Paris nentend donner aucune approbation ni improbation
aux opinions dveloppes dans cette thse : ces opinions doivent tre considres comme
propres son auteur et nengagent que sa seule responsabilit.
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A Barbara et Jacques,
bien plus que mes parents
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Remerciements.
Pierre-Eric Tixier ma offert lextraordinaire opportunit de mener une thse au CSO
aprs mavoir, par ses enseignements et son enqute collective, donn lenvie den faire une.
Il ma accompagn durant les errances de ce long parcours, se faisant tour tour rassurant et
exigeant. Pierre Franois a accept de suivre avec lui les dernires annes dcriture en
relecteur toujours stimulant de mes chapitres. Pierre et Pierre-Eric se sont avrs dune
remarquable complmentarit dans le regard quils portaient sur mon travail. Jamais
contradictoires, leurs deux lectures mont apport des perspectives qui ont donn plus
dampleur mes questionnements sur Safran Electronics. Je leur suis extrmement
reconnaissant pour la finesse de leur il critique et la confiance quils mont tmoign, en ne
cherchant jamais imposer leurs vues, seulement rendre mes intuitions plus fortes, plus
subtiles et plus sres.
Alexandra Bidet, Isabelle Ferreras, Philippe Monin et Tommaso Pardi mont fait le
grand honneur de constituer mon jury. Jespre vivement que mon travail les aura intresss.
Cette thse naurait pas eu lieu sans laccueil offert par Claude Mathieu, directeur des
ressources humaines de Sagem, et Jean-Louis Bonnin, Resource Manager de Safran
Electronics. En maccordant une entre exceptionnelle dans Safran, ils mont donn les
moyens dune plonge ethnographique dans un terrain passionnant et complexe, quil
maurait t impossible dapprhender autrement. Je suis heureux davoir pass trois annes
au sein de Sagem avec leur soutien. Je suis galement reconnaissant celles et ceux qui mont
permis de joindre au travail le plaisir de leur compagnie. Je pense notamment Cyrielle
Basset, Pauline Bister, Ccilia Cahuzac, Alain Cerutti et Jean-Marc Saxe, ainsi que toute
lquipe RH de Sagem. De nombreuses personnes mont ouvert des portes qui mont permis
de recueillir le matriau de cette thse, en particulier : Jean-Paul Herteman, que je remercie
trs chaleureusement, Francis Mer, Xavier Lagarde, Jean-Michel Hillion, directeur de Safran
Electronics, qui a toujours soutenu ma prsence, Jrme Guilbert, Wladimir Terzic et
Bertrand Carette. Laide quotidienne de Sylviane Nicolas et Elisabeth Gits me fut prcieuse.
Et surtout, ma gratitude est immense envers les cent soixante-six interviews qui ont aliment
ce travail de leurs rcits, de leur sincrit et aussi de leur humour.
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Remerciements
8 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Cest au Centre de Sociologie des Organisations que jai t socialis la recherche,
dans cet espace exigeant et stimulant, mais aussi et surtout amical. Je souhaite tout
doctorant davoir des compagnons de travail comme ceux qui mont rendu plus faciles ces
annes de thse. Je pense avant tout aux doctorants et chercheurs avec qui jai pass des
heures de bureau, de sminaires, de repas et de soires, en particulier Alain Abena-Tsoungui,
Sbastien Billows, Julie Blanck, Sylvain Brunier, Patrick Castel, Christophe Claisse, Denis
Colombi, Lise Cornilleau, Clmentine Gozlan, Lonie Hnaut, Lucile Hervouet, Glen Hyman,
Audrey Petit, Gwenale Rot et Alice Valiergue. Le soutien dOlivier Borraz, Sophie
Dubuisson-Quellier et Christine Musselin ma t essentiel. Plusieurs chercheurs du CSO ont
par ailleurs relu et discut des chapitres ou des papiers, ajoutant leur pierre ldifice de cette
thse : Denis Segrestin, toujours press mais qui a trouv le temps de me souffler certaines
ides que jai pris plaisir dvelopper, Claire Lemercier, qui a critiqu en historienne mon
premier chapitre, et Dima Youns, qui ma introduit dans des groupes de recherche et ma
soutenu plusieurs reprises. Je suis reconnaissant aux chercheurs qui ont pris le temps de
discuter mon travail ou de me conseiller, notamment Neil Fligstein, Andr Grelon, Michel
Lallement, Jrme Pelisse, Thomas Reverdy et Blanche Segrestin.
Je suis particulirement reconnaissant envers Erhard Friedberg dont les cours ont jou
un grand rle dans mon orientation vers la sociologie, et qui ma amen travailler deux mois
la SGPP-Indonesia de Jakarta. Ce temps que jai pass en Indonsie a t une rupture et une
respiration salutaires dans ma thse. Mes tudiants et collgues surtout, bien sr, Guillaume
Lurton et Rupinder Kaur runis sous la bienveillance dErhard ont t plus enrichissants
pour ma maturation intellectuelle que nombre de bibliothques.
Je naurai pu finir ma thse sans les postes dATER que jai obtenus lIUT A GEA de
lUniversit Lille 1 et au CNAM. Jaime enseigner et ces postes mont apport, au contact des
tudiants, une varit dexpriences trs prcieuse. Thomas Durand ma offert au CNAM,
avec Sakura Shimada, Benoit Tezenas du Montcel et Alexandra Carl, un environnement idal
pour achever ma thse tout en apprenant.
Parce que la recherche cest mieux plusieurs, surtout dans cette preuve solitaire
quest la thse, jai une pense affectueuse pour Hugo Bertillot, le gentleman thsard, Fabien
Foureault, mon co-auteur favori, et le duo des amis des entreprises publiques compos de Jean
Finez, lami lillois, et de Scott Viallet-Thvenin, compagnon de route de Pologne. Jai une
dette toute particulire envers lami Pascal Braun, qui a contribu mouvrir les portes de
Safran. Enfin, David Santana a t mon compre de thse : au 13U, au 84G, mais aussi
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Remerciements
9 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Jakarta, au CNAM et au bar du Tlgraphe. Scott et David ont pris le temps dtre mes
relecteurs, apportant chacun leur touche ces pages. Camille a t mes cts dans certains
des moments difficiles de cette thse, et elle a contribu, plus que tout autre, forger mon
jeune esprit sociologique.
Ceux qui me connaissent savent combien mes amis sont prsents et essentiels pour moi.
Ils ont soutenu ces six annes de thse, ont moqu mes travers et encourag mes inspirations,
et surtout mont fait penser autre chose que la sociologie. Eleonora, Joseph et Natacha sont,
plus que personne, ceux qui ont toujours t l, chaque semaine, chaque chapitre, chaque coup
de mou, chaque moment denthousiasme. Je ressens galement une immense reconnaissance
et surtout beaucoup daffection pour Henri, Julien et Darya, Jihane, Axel, Catherine, Franois
et Vassiliki, Emilie, Lo, Flavien et Chlo, Gabrielle, Jrmy et Fiorenza, et Pascal Vallat
mon ancien professeur de lettres devenu camarade de concert et de soires arroses. La troupe
de la Cuisine a t le lieu de rencontres et de dcouvertes thtrales qui ont ouvert lesprit du
doctorant que jtais. Je ne sais, enfin, comment remercier Estelle, qui a marqu plusieurs
annes de cette thse. De nombreux paragraphes ont t prpars au gr des coupures
dlectricit du quartier de Kinondoni, Dar es-Salaam.
Jacques et Barbara ont t les parents les plus inspirants que jaurais pu dsirer et les
soutiens les plus indfectibles au jeune chercheur que je suis devenu. Leur amour et leur
finesse me sont infiniment prcieux. Depuis que jai quitt ma Touraine, je ne vois plus non
plus suffisamment Jean-Louis et Erwan, prcieuse famille plus encore quamis fidles. Je dois
Erwan certains des traits dingnieur qui alimentent cette thse. Grard Emmanuel da Silva,
alias Manuel, par son rudition curieuse et ses critures, a nourri trs jeune mon got pour la
recherche et, tout en cohrence, a abrit de son appartement ma fin de thse. Mes grands-
parents Jacques et Christiane mont accueilli rgulirement avec leur douceur et leurs
attentions au Pays Basque. Quant Jean et Nicole Coutant, je sais quils auraient aim suivre
jusquau bout cette thse, malheureusement trop longue pour eux.
Nastassia, impitoyable et subtile relectrice des 500 pages qui suivent, ma apport, par
sa personnalit, son intelligence et son amour, la force psychologique et affective pour les
achever en bon tat. Je lui dois autant le fait davoir russi les crire que la clarification de
mon criture et de mes ides.
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Sommaire.
Remerciements. .......................................................................................................................... 7
Sommaire. ................................................................................................................................ 11
Liste des abrviations, sigles et glossaire. ................................................................................ 13
Introduction gnrale. ............................................................................................................... 17
PREMIERE PARTIE : Piloter et construire Safran. ................................................................ 53
Introduction de la premire partie. ........................................................................................... 55
Chapitre 1 : La fusion entre Snecma et Sagem : du conflit la pacification. .......................... 57
Chapitre 2 : Le motoriste rformateur : clture du champ et stratgie de croissance dans un
oligopole mondial. ........................................................................................................ 115
Chapitre 3 : Financiarisation de lEtat, enrlement des actionnaires. .................................... 161
SECONDE PARTIE : Construire un mtier, intgrer Safran. ............................................... 245
Introduction de la seconde partie. .......................................................................................... 247
Chapitre 4 : Safran Electronics ou comment construire un mtier. ....................................... 251
Chapitre 5 : Sept sites pour une division : variations sur le thme de la faiblesse du mtier .
...................................................................................................................................... 319
Chapitre 6 : Lost in the matrix : le mtier lpreuve dune organisation complexe. 367
Chapitre 7 : Conflits et imbrications techniques dans la relation client-fournisseur internes.423
Chapitre 8 : Le capitalisme dingnieurs, mode dintgration de la firme. ............................ 459
Conclusion gnrale. .............................................................................................................. 501
Bibliographie. ......................................................................................................................... 507
ANNEXES ............................................................................................................................. 527
Table des Matires. ................................................................................................................ 547
Tables des Figures, Encadrs et Tableaux. ............................................................................ 555
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Liste des abrviations, sigles et glossaire.
A400M : Avion de transport militaire dvelopp par Airbus
AASM : Armement Air-Sol Modulaire, bombe guide dveloppe par Sagem
AIS : Aircraft Information Systems
Analogique : lectronique non numrique
APE : Agence des Participations de lEtat
ARA : Acronyme des sites Sagem Argenteuil + Eragny
AS: Applicative Software ou Logiciel Applicatif
Avio : Motoriste italien
BAE : BAE Systems, groupe britannique et tatsunien daronautique et dfense
BE : Bureau dEtudes
Black Belt : Mthodologue du Lean Management
Cascade : Progiciel de suivi de projets
CdG : Contrle de Gestion
CE : Centre dExcellence ou Comit dEntreprise (selon contexte)
CEDL : Centre dExcellence Dveloppement Logiciel, partie de Safran Electronics
CEDP : Centre dExcellence Dveloppement Produits (lectronique), partie de Safran
Electronics
CEM : Compatibilit Electromagntique
CFDT : Confdration Franaise Dmocratique du Travail
CFE-CGC: Confdration Franaise de lEncadrement Confdration Gnrale des Cadres
CFM International : Filiale 50/50 entre le groupe Safran (Snecma) et General Electric qui
produit le moteur CFM 56
CFM56 : Moteur pour avions monocouloirs (A320/B737) produit par CFM International.
CFTC : Confdration Franaise des Travailleurs Chrtiens
CGT : Confdration Gnrale du Travail
CIFRE : Convention Industrielle de Formation par la Recherche
Code de la Route : Mthode de gestion de projets
Codiv : Comit de Division
Comex : Comit Excutif
CUD : Chef dUnit de Dveloppement, second niveau hirarchique
CURD : Chef dUnit de Recherche et Dveloppement, ancienne terminologie Sagem
Cycle en V : Processus de Dveloppement des produits (cf. chap. 6)
DAL A, B, C, D, E : Design Assurance Level, Degr de criticit dun quipement (c'est dire
de risque de perte matrielle importante voire humaine), A tant le plus critique, E le moins
DAV : Division Avionique de Sagem
DGA : Direction Gnrale de lArmement
DGAC : Direction Gnrale de lAviation Civile
DO-178 : Norme aronautique civile pour le dveloppement logiciel
DOD : Division Optronique et Dfense de Sagem
DRH : Direction des Ressources Humaines (ou Directeur des Ressources Humaines, selon le
contexte)
DSE : Division Safran Electronics de Sagem
EASA : European Aviation Safety Agency
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Liste des abrviations.
14 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
EBIT : Earnings Before Interest and Taxes, Rsultat avant intrts et impts
EBITDA : Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization
Elecma : Division lectronique de Snecma, Suresnes, ensuite intgre Hispano Suiza,
Rau, et dont lactivit est passe Safran Electronics, Massy
FAA: Federal Aviation Administration
Fab : Fabrication
FADEC : Full Authority Digital Engine Control, calculateur de rgulation du moteur
FCS : Flight Control Systems
FELIN : Fantassin Equipements et Liaisons Intgrs, modernisation du fantassin dveloppe
par Sagem
FO : Force Ouvrire (CGT-FO)
FPGA : Composant lectronique programmable
GADIRS : GPS Air Data Inertial Reference System, centrale de navigation pour lA400M
GE: General Electric
GPEC : Gestion Prvisionnelle des Emplois et des Comptences
GRH : Gestion des Ressources Humaines
Hardware : Electronique
HS ou Hispano : Hispano Suiza, socit du groupe Safran
IP : Ingnieur Produit
JV : Joint-Venture
Labinal : Socit de Safran spcialis dans les cblages lectriques embarqus
LBO : Leveraged Buy-Out
Leap : Nouvelle gnration de moteur dveloppe par CFM International
LEM : Logiciel Environnement et Mthodes, units du CEDL en charge de la mthodologie
de dveloppement logiciel
LGMS : Landing Gear Monitoring System
LMBO : Leveraged Management Buy-Out
LPF : Logiciel Plate-forme, synonyme dOS
M88 : Moteur de lavion de combat Rafale
MB : Messier Bugatti, socit du Safran spcialiste des freins de trains datterrissage,
fusionne en 2011 avec Messier Dowty
MBD : Messier Bugatti Dowty, socit de Safran, suite la fusion MB/MD en avril 2011
MBDA : groupe industriel europen de production de missiles
MCO : Maintien en Conditions Oprationnelles
MD : Messier Dowty, socit de Safran spcialiste des trains datterrissage, fusionne en 2011
avec Messier Bugatti
MORPHO : Socit du groupe Safran, anciennement partie de Sagem puis nomme Sagem
Scurit
MRO : Maintenance, Repair and Overhaul, activit de maintenance et rparation
aronautique
MTU Aero Engines : Motoriste allemand
NRC : Non Recurrent Costs, Cots non rcurrents
Numrique : lectronique dans laquelle linformation est code en 0 et 1
OBS : Organizational Breakdown Structure (structure organisationnelle)
OS : Operating System, systme dexploitation ou logiciel plate-forme
Presta : Prestataire
Prod : Production
PROMPT : Mthodologie de gestion de projet de Safran
R&D : Recherche et Dveloppement
R&T : Recherche et Technologie
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Liste des abrviations
15 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
RAO : Rponse Appel dOffre
RC : Recurrent Costs
RDP : Responsable de Projet
Rau : Etablissement de Rau, ferm en 2010, qui tait ltablissement Sagem, ex Hispano-
Suiza, au sein de ltablissement Snecma de Villaroche (77)
Rpar : Rparation
RES : Rachat de lEntreprise par ses Salaris
Reuse : Rutilisation dlments de dveloppements antrieurs
RL : Responsable de Lot
RLL : Responsable de Lot Logiciel
RM : Responsable Mtier, premier niveau hirarchique
RTE : Responsable Technique, au CEDL
SAT : Socit dapplications tlphoniques, socit absorbe par Sagem
SFIM : Socit de Fabrication dInstruments de Mesure, achete par Sagem en 1999
Silvercrest : moteurs pour avions daffaires et rgionaux dvelopps par Snecma
Snecma : Socit Nationale dEtude et de Construction de Moteurs dAviation, socit de
Safran
SNPE : Socit Nationale des Poudres et Explosifs
Socit : le groupe Safran est subdivis en socits juridiques, Sagem est souvent appele la
socit quand on parle de ce niveau de dcision, oppos aux niveaux groupe (au-dessus) et
division (en-dessous)
Softeux : Informaticien, dveloppeur de logiciel
Software ou Soft : logiciel, terme employ pour dsigner tout ce qui touche au logiciel
SOI : Stage Of Involvement (jalons de certification)
Spcs : Spcification
TM : Turbomca, socit du groupe Safran spcialis dans la conception et la production de
moteurs dhlicoptres et davions de tourisme
TP400 : Turbopropulseur de lA400M
TRL : Technology Readiness Level , chelle neuf niveaux de maturit des produits en
R&D
UD : Unit de Dveloppement
URD : Unit de Recherche et Dveloppement (organisation Sagem)
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Introduction gnrale.
Prologue : une journe Massy.
Un lundi matin de 2011, 8h30. Comme toutes les semaines, le comit de division de
Safran Electronics se rassemble dans une salle de runion au nom davion ou dhlicoptre du
site flambant neuf de Sagem Massy, dans le sud de Paris. Une douzaine de personnes en
cravate entre quarante et cinquante-cinq ans, dont une seule femme, autour dune grande
table. Tous ou presque sont ingnieurs de formation. Lhomognit sociale est vidente :
ge, genre, formation, catgorie socio-professionnelle. Ce sont les directeurs de la division
de mille personnes : directeur de la division, directeurs des diffrentes entits1, responsable
RH et contrle de gestion, quelques responsables fonctionnels (qualit, amlioration
continue ...). Les sujets prennent du temps, la runion ne durera pas loin de cinq heures,
comme dhabitude. Certains des participants, les plus priphriques, grommellent contre ce
temps perdu tout en rpondant leurs courriels. Appartenir au Comit de Division
( CoDiv ) est une marque de statut indniable, on ne my accepte que ponctuellement si le
thme ressources humaines qui doit tre abord lgitime ma prsence.
On ne dcide pas grand-chose, on sinforme des nouvelles des autres entits, on dbat
de la couleur dun indicateur, on prend rendez-vous pour des runions en petits comits sur
des sujets prcis. Les crises du moment sont abordes : lArme de lAir se fait pressante
sur des problmes rpts sur le calculateur dun moteur davion en service ; Messier Bugatti
ou Snecma, clients internes2 au groupe Safran, proteste sur un projet en cours de
dveloppement qui drive dangereusement en termes de dlais et de cots. On cherche des
responsables, on dsigne des ingnieurs ou des managers pour tcher de rsoudre les
problmes, on incrimine le client interne qui accepte le flou des responsabilits mais refuse de
payer. Le directeur semporte : il faut construire un mode normal de fonctionnement de
march avec les clients ! . Un retard sur un projet est le prtexte une digression technique
dune trentaine de minutes entre le directeur de la division et le directeur dun centre de
dveloppement. On discute du type de choix technique privilgi pour faire fonctionner un
1 Centres de dveloppement lectronique et logiciel, support et rparation, programmes.
2 Le client est, dans le cas de Safran Electronics, essentiellement un client interne cest--dire une autre entit
du groupe Safran.
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Introduction
18 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
calculateur de contrle dun train datterrissage. La discussion est technique et code. On
utilise une profusion dacronymes et de termes techniques. On dbat du mode de codage dun
logiciel ou du choix entre un FPGA (composant lectronique programmable) ou dun logiciel
pour assurer telle ou telle fonction. La discussion est close par une formule dordre gnral du
directeur ou de son adjoint : je note que cest un vrai sujet, et il faut quon ladresse
autrement !
Au djeuner, la cantine, les directeurs achvent des discussions en affirmant quil leur
faudrait tre plus prsents sur les sites de province, et se racontent des histoires de crashs
ariens en en dcortiquant les causes techniques. Ils retournent leurs runions de laprs-
midi : les revues des programmes en cours de dveloppement. Je pars interroger un ingnieur
de dveloppement, accueillant et professionnel, dans une salle de runion vitre attenante
lopen space au mur duquel est affiche une photo dAirbus A380. Il laisse son ordinateur
allum sur un tableur Excel. Il me tutoie, il me connat comme quelquun des ressources
humaines , on sest crois dans les couloirs.
Il me raconte sa carrire dingnieur chez un prestataire, chez Peugeot ou dans la
tlphonie mobile de Sagem. Il pense que la cration de Safran Electronics est une bonne ide
mais il tonne contre la complexit de lorganisation matricielle ou contre les clients aux
exigences instables. Je suis oblig de linterrompre parfois pour quil mexplique un point
technique ou le montage industriel complexe du projet dont il me parle. Je laisse passer des
points mineurs que je ne comprends pas. Il me parle parfois des anciens Hispano ou
anciens Messier pour appuyer sur les diffrentes faons de faire mais aimerait surtout que
la division fonctionne mieux. La suite ? Il ne sait pas, on verra bien, les discussions
dchanges dactivits avec Thals font peser une incertitude, il aime bien sa ligne de
produits , il veut rester dans laronautique, il est bien chez Safran, mais il voudrait avoir
plus de responsabilits en devenant ingnieur produit ou chef de projet.
Technicit, complexit organisationnelle et homognit sociale dune population
dingnieurs : ces trois lments sont les donnes ethnographiques frappantes qui fondent
cette thse portant sur lintgration et les transformations organisationnelles de Safran, groupe
industriel de laronautique n dune fusion en 2005. Ces dimensions clairent un modle de
capitalisme franais : un capitalisme dingnieurs marqu par une centralit de
limaginaire et de la profession dingnieurs comme mode dintgration et de dfinition de la
stratgie du Groupe.
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Introduction
19 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Introduction.
Cette thse est ne dune curiosit et dune insatisfaction. Ma curiosit portait, de
manire large, sur les transformations contemporaines des entreprises industrielles. Je voulais
mieux comprendre cette institution centrale du capitalisme, ce lieu de travail et de production
au cur de lconomie contemporaine quon la loue comme pourvoyeuse demploi et de
richesse ou quon la critique comme espace de lalination salariale. Linsatisfaction
thorique qui me poussait tait la contrepartie de cette curiosit. La littrature sociologique
sur les entreprises est certes vaste et plurielle mais elle me semblait la fois ne pas prendre
comme objet central ce type dorganisations spcifique quest la firme3 en elle-mme et non
le march, le champ organisationnel, le travail, les relations sociales, les professions, les outils
de gestion ou laction organise et par ailleurs annoncer un peu rapidement son dclin au
profit du pouvoir des financiers, du rseau, du projet ou du march.
Une plonge ethnographique dans une grande entreprise industrielle en transformation
suite une fusion est un mode dobservation mme den saisir les dimensions multiples, en
tension et contradictoires. Une approche inductive ma permis de dgager deux grandes
conclusions. La premire consiste en la permanence de la forme organisationnelle quest
lentreprise et sa capacit articuler en interne une multitude de logiques en tensions. Le
travail de la direction apparat comme un travail de construction de stratgie, de production
dintgration et de structuration organisationnelle toujours problmatique et instable. La
fusion est un moment particulirement conflictuel o sexpriment les tensions internes
lorganisation et o se fonde un nouvel ordre social dans la firme. Au niveau micro de
lorganisation, les salaris et les managers de terrain doivent leur tour travailler articuler
des logiques contradictoires entre elles. Ce jeu de tensions et ces stratgies dapaisement sont
laxe central de ce travail, explor sous diffrentes dimensions aux deux niveaux.
La seconde conclusion et thse centrale de ce travail tient dans le mode propre
dintgration organisationnelle de Safran, que je propose dappeler le capitalisme
dingnieurs . Le capitalisme dingnieurs est dabord le produit dune exprience
ethnographique : lobservation dune homognit sociale, dun imaginaire partag, dun
vocabulaire technique omniprsent. Cest aussi une faon darticuler entre elles
3 Cette affirmation est bien sr nuancer. Parmi les exceptions notables, il faut noter les travaux de sociologie de
lentreprise de R. Sainsaulieu et D. Segrestin dans les annes 1980, mais aussi ceux dI. Ferreras sur lordre
politique dans lentreprise.
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Introduction
20 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
techniquement, organisationnellement et idologiquement ces diffrents niveaux et logiques
en tension dans lorganisation en arrimant lentreprise limaginaire dun groupe
professionnel les ingnieurs et la trajectoire longue du capitalisme technocratique
franais. Le capitalisme dingnieurs est le moyen la fois structurel et idologique utilis
par la direction de Safran pour pacifier un groupe n dune fusion conflictuelle.
Lentreprise face ses logiques centrifuges.
Financiarisation, externalisation, individualisation : lentreprise4, institution centrale du
capitalisme au 20e sicle semble connatre une dsintgration profonde qui interroge jusqu
sa prennit comme entit intgre. Etudier la faon dont des dirigeants et des salaris
construisent une entreprise et articulent entre elles diffrentes logiques en tension permet de
discuter le caractre univoque de cette dsintgration.
1. Le capitalisme sans lentreprise ?
Les recherches en sciences sociales depuis les annes 1980 ont analys les volutions
du capitalisme comme une dilution progressive de lentreprise fordienne et managrialise5.
Un certain consensus sest tabli sur le dclin de lentreprise intgre, voire la clture dune
parenthse historique ouverte avec le dveloppement de la grande entreprise partir de la fin
du 19e sicle. Avec le retour de la relation marchande et des acteurs financiers au centre des
relations conomiques et de travail, se pose en effet la question dun retour au capitalisme
marchand davant le 19e sicle6 voire du 17e sicle (Tilly, 2003). La dconstruction de la
firme fordienne est telle que la question mme de lintgration dans lentreprise parat
anachronique. Les lments de ce dmantlement de lentreprise intgre sont essentiellement
de trois ordres : la financiarisation, lexternalisation et la dsintgration des relations
hirarchiques et salariales.
4 Cette thse porte sur un groupe industriel qui est formellement et juridiquement form de plusieurs socits.
Jemploierai nanmoins dans cette introduction le terme entreprise pour dsigner indiffremment ce qui est
formellement une socit ou un groupe de socits car les questions que pose lintgration sont similaires lorsque
ce groupe est pens comme une grande entreprise tout comme, inversement, une socit peut tre pense
comme un ensemble de business units trs autonomes. 5 Le managrialisme dsigne la domination des managers professionnels dans la firme, et non des
actionnaires propritaires. Le terme renvoie aux analyses des annes 1960 dA. Chandler (1989a, 1989b) et J.
Galbraith (1989). 6 Voir ce sujet les travaux en cours de P. Franois et C. Lemercier.
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Introduction
21 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Financiarisation : la direction et ses actionnaires.
La financiarisation de la firme oriente les objectifs de lentreprise vers la cration de
valeurs pour les actionnaires, ou valeur actionnariale. Cette volution du capitalisme est
largement documente par la littrature en sciences sociales (pour des synthses: Froud,
Leaver et Williams, 2007 ; Krippner, 2005 ; Zwan, 2014), en conomie (Epstein, 2006 ;
Gomez, 2013), ainsi quen sciences de gestion (par exemple: Armstrong, 1985). Ce
mouvement trouve ses origines dans les transformations structurelles du capitalisme partir
des annes 1970 : libralisation des marchs financiers, globalisation et apparition dacteurs
financiers de grande taille (fonds de pension, fonds dinvestissement).
Ces transformations sont associes, au niveau intellectuel, une thorie critique du
managrialisme des firmes, porte notamment par les thoriciens de lagence en conomie
(Fama et Jensen, 1983 ; Jensen, 1986, 2010 ; Jensen et Meckling, 1976). Ces thoriciens
reprennent et prolongent lide dune divergence fondamentale dobjectifs entre dirigeants et
actionnaires (Berle et Means, 1991 [1932]) selon eux prjudiciable lactionnaire auquel un
droit de proprit7 donnerait le droit de dfinir lorientation de la stratgie de lentreprise vers
la seule production de profit pour lactionnaire. Ces critiques appellent inciter les dirigeants
crer de la valeur pour lactionnaire, quitte en faire leur unique responsabilit sociale ,
pour reprendre la formule fameuse de M. Friedman (1970).
La financiarisation de la firme sincarne dans un certain nombre doutils supposs
assurer la cration de valeur pour lactionnaire (rmunration des dirigeants indexs sur le
cours de laction, adoption doutils financiers telle lEVA (Economic Value Added) (Lordon,
2000)), de faire crotre le cours de laction (politiques de rachat daction) ou permettant de
satisfaire les attentes actionnariales (recentrage sur le cur de mtier (Zuckerman, 2000)).
Cette remise en cause de la position des dirigeants et laffirmation du pouvoir actionnarial a
profondment transform les capitalismes occidentaux, commencer par les Etats-Unis
(Useem, 1999).
Les travaux sur la financiarisation ont montr les effets ngatifs quelle pouvait avoir
sur la situation des salaris, les relations sociales (Ezzamel, Willmott et Worthington, 2004),
le travail (Gomez, 2013) voire sur la sant conomique des firmes (par exemple: Benquet et
Durand, 2016). A lintrieur de la firme, la financiarisation est gnralement apprhende au
7 Lide que lentreprise appartiendrait ses actionnaires et ses implications en termes de rpartition du profit et
de relations de pouvoir est critique par plusieurs travaux rcents, en droit, en histoire ou en sciences de gestion
(Ciepley, 2013 ; Segrestin et Hatchuel, 2012).
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Introduction
22 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
travers de la monte des acteurs financiers directeurs financiers, contrleurs de gestion
(Fligstein, 1987 ; Fligstein et Shin, 2007 ; Zorn, 2004) notamment lors de luttes entre ces
professions et dautres tels les ingnieurs, la fois pour les postes de pouvoir et pour la
dfinition des orientations de la firme (Armstrong, 1985 ; Kdtler et Sperling, 2002 ; Morales
et Pezet, 2010).
La financiarisation comme affirmation du pouvoir actionnarial sur la firme (Davis et
Thompson, 1994) tend en principe faire chapper le pouvoir de dcision des mains dun
dirigeant devenant lagent des investisseurs institutionnels. Lentreprise rduite au rang dactif
financier valu par des analystes financiers et manipul par des investisseurs institutionnels
naurait alors plus de consistance durable. Le jeu du capitalisme se jouerait hors de la firme.
Ainsi, la firme confronte la financiarisation naurait dautre choix que dorienter sa
stratgie et sa structure vers la production de valeur pour les actionnaires, les dirigeants tant
soumis une valuation prcise et menaante (Davis et Stout, 1992) des actionnaires
directement pour les investisseurs institutionnels, ou indirectement via le cours de laction sur
les marchs financiers. Lalternative serait uniquement entre une soumission univoque ou une
rsistance plus ou moins voue terme lchec.
La diffusion des principes et outils de la financiarisation nest cependant pas univoque
et donne lieu de multiples arrangements, la fois au sein de la firme (Froud et al., 2000 ;
Lordon, 2000) et au sein de chaque forme nationale de capitalisme. Des travaux ont montr
des formes de rsistances et dcouplages face une financiarisation originaire des Etats-Unis
(Fiss et Zajac, 2004 ; Westphal et Zajac, 1998), ou les spcificits dune financiarisation la
franaise insre dans le temps long du capitalisme franais (Foureault, 2014 ; Franois et
Lemercier, 2014). Plusieurs travaux ont par ailleurs profondment discut lide
dune victoire actionnariale aux dpens des dirigeants, que ce soit en notant leur adoption
trs partielle et leur profit des prceptes de la valeur actionnariale (Dobbin et Jung, 2010) ou
en suggrant une transformation ou une conversion des lites managriale plutt quune
dfaite (Franois, Lemercier et Reverdy, 2015).
Externalisation et entreprise-rseau : abolition des frontires de lentreprise.
Le fait que les frontires de lorganisation soient par dfinition poreuses nest pas une
ide nouvelle (Crozier et Friedberg, 1977) : P. Selznick (2011 [1949]) montrait les
mcanismes de cooptations entre lorganisation et son environnement dans lAmrique du
New Deal. Les transformations de lconomie depuis les annes 1970 ont cependant
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Introduction
23 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
radicalement modifi la question des frontires de la firme par une externalisation forte de
nombreuses activits, la fois annexes mais aussi centrales dans le processus de production.
Lexternalisation est un phnomne largement document. Elle peut prendre la forme de la
sous-traitance dactivits logistiques diverses, mais aussi dune dsintgration verticale (Piore
et Sabel, 1989) par la cession dactivits amont ou aval dans la chane de valeur, ou encore la
dsintgration des formes conglomrales dentreprises diversifies. Ce phnomne est la
fois issu de recherches de flexibilisation de lactivit, de rduction des cots (conomies
dchelle, rduction des salaires rels et des avantages des salaris par lexternalisation)
mais aussi de pressions des analystes financiers pour simplifier la gestion de portefeuilles
dactifs (Fligstein et Shin, 2007 ; Zuckerman, 2000). Cette externalisation se prolonge
jusquaux activits de recherche et dveloppement sous la forme de sous-traitance dtude8 et
prend une dimension de dsintgration territoriale par la sous-traitance internationale (Berger,
2006).
Les relations de sous-traitance et de partenariat, horizontales ou verticales, se sont
dveloppes et complexifies. Les structures en rseau dentreprises et le mode dorganisation
et de relations que cela implique ont t largement tudies (DiMaggio, 2003 ; Mariotti,
2005 ; Podolny et Page, 1998 ; Powell, 1989), de mme que des formes intermdiaires, semi-
intgres, comme le groupement daffaire (Granovetter, 1994) ou des modes de
cooptition entre firmes la fois rivales et partenaires (Brandenburger et Nalebuff, 1997 ;
Lazega, 2009 ; Roy, Yami et Koenig, 2010). Cette dsintgration de lentreprise, qui fait
cho, nous rappelle P. Franois, la dconstruction thorique de lorganisation en action
organise par E. Friedberg (Franois, 2008a ; Friedberg, 1993), laisse penser la disparition
de la firme institution au profit de modes dorganisation plus souples, plus flexibles, plus
dcentraliss entre des entits plus petites et spcialises. Une vision idale de ces
transformations peut tre trouve chez P. Veltz (2008, p. 253) :
Si lon pousse lextrme la logique de lexternalisation des tches et de leur
intgration au sein de rseaux ouverts, la forme entreprise elle-mme finit par se
dissoudre. Une nouvelle forme se profile : celle dune nbuleuse de contributeurs,
stables ou phmres, qui ajoutent leur pierre un difice commun en
saffranchissant des contraintes traditionnelles despace, de temps et
dorganisation.
8 Cela fait par ailleurs passer ces activits de R&D de lindustrie aux services, participant un peu artificiellement
dune transformation macro-conomique largement commente : le passage une conomie de service.
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Introduction
24 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Dun point de vue technique, ces transformations sexpriment sous la forme dune
modularisation croissante des produits, cest--dire leur dcoupage en fonctions les plus
indpendantes possibles entre lesquelles sont dfinies des interfaces stables et qui peuvent par
consquent voluer sparment au sein de diffrentes entreprises industrielles (Ulrich, 1995).
La littrature sur la modularisation pose la question du sens lui donner (Frigant, 2005) :
mode de gouvernement organisationnel et technique de systmes rticulaires relativement
stabiliss (Mariotti, 2005) ou march gnralis comme mode dorganisation industriel
mergent ? Dans tous les cas, la modularisation pose la question de la dsintgration de la
firme intgre. La position des entreprises sous-traitantes, notamment celle des plus grands
quipementiers, sen trouve elle-mme modifie, dans des chanes de sous-traitances qui en
positionnent certaines des position de pivots dans les rseaux productifs (Kechidi et Talbot,
2014 ; Mazaud, 2006).
Quon la prenne comme la victoire de la forme marchande sur la forme hirarchique,
pour reprendre la dichotomie dO. Williamson (1975) ou, plus finement, comme lmergence
ou plutt le dveloppement de multiples formes hybrides tournant autour de la notion de
rseau (Powell, 1989), cette transformation des systmes productifs tend dissoudre la
firme dans son environnement. Ainsi, la question de lintgration interne de lentreprise
deviendrait caduque puisque lenjeu central des organisations industrielles serait avant tout de
savoir coordonner des activits dans des rseaux mouvants et au moins partiellement
marchands.
Dcentralisation et individualisation : lentreprise dsintgre.
La troisime grande transformation des firmes se situe lintrieur, par une
dcentralisation et une individualisation accrues qui limitent les possibilits dintgration
sociale en leur sein. Lindividualisation des carrires par les dispositifs de gestion des
ressources humaines a t largement renseign, critiqu et nuanc par la littrature (par
exemple: Courpasson, 2000 ; Hatzfeld, 2004). Le passage de la notion de qualification
ngocie et objective celle de comptences individualises et difficiles valuer a
notamment t analyse comme une ambition de transformation des relations de travail en
entreprise (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ; Lichtenberger, 2011 ; Paradeise et
Lichtenberger, 2001 ; Reynaud, 2001). Il en va de mme pour la transformation des modes de
rmunration vers plus de part variable, ou encore des valuations et modes de slection
individualiss (Braun, paratre). Ces processus dindividualisation induisent un
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Introduction
25 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
affaiblissement des possibilits daction collective des salaris et dexprience subjective
partage. Tous ces changements dans le mode de gestion des hommes dans les entreprises
conjoints avec un clatement de lespace physique de travail dans lentreprise touchent tant
les entreprises prives que les entreprises publiques, qui utilisent largement le vocabulaire de
la modernisation (Linhart, 2010 ; Tixier, 2002).
Cet ensemble de transformations des dispositifs de gestion des ressources humaines
sest accompagn dun affaiblissement des partenaires sociaux et dune remise en cause du
compromis fordien avec la valorisation du contrat comme espace de ngociation aux dpens
de la ngociation collective (Lallement, 2006). La combinaison de cette remise en question du
salariat et dune forme trs pousse dentreprise rseau prend la forme dentreprises
construites comme des rseaux de travailleurs indpendants en fait trs contraints, sur le
modle de lentreprise de transport de personnes Uber. Ces transformations interrogent
lavenir de la socit salariale (Castel, 1999) dont la forme grande entreprise est une
institution centrale.
Outre cette individualisation des ressources humaines, la structure organisationnelle des
grandes entreprises elle-mme a connu de profondes transformations qui entendent
dcentraliser et autonomiser des groupes de travail et contractualis lactivit des salaris. Le
dveloppement des organisations par projets ou matricielles (Ford et Randolph, 1992),
lautonomisation des salaris ou la rduction du nombre de niveaux hirarchiques sont ainsi
des faons de dmanteler des formes dintgration et de centralisation des entreprises
fordiennes. Leur but est la fois daccrotre linnovation, de contrler les cots et de rduire
les demandes d'arbitrage la ligne hirarchique (Galbraith, 1971, 1973 ; Garel, 2011 ; Midler,
2004). Dans la fabrication, ces transformations ont pris la forme du toyotisme ou du lean
management (Ohno, 1988 ; Ughetto, 2012 ; Womack, Jones et Roos, 2007).
Lampleur des changements est discutable, que ce soit du fait de leur dimension
discursive et des multiples adaptations auxquelles le toyotisme donne lieu (Jullien et Pardi,
2015 ; Pardi, 2005, 2007) ou aux dynamiques de bureaucratisation de la gestion par projets
(Burlet, 2008). Ces diffrentes transformations tendent cependant atomiser lorganisation en
cellules plus ou moins autonomes et finies dans le temps de salaris circulant dun projet
lautre. Elles entendent par ailleurs faire entrer le client dans lorganisation pour en faire un
prescripteur et rgulateur direct de lactivit de travail au travers dune dimension de service
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Introduction
26 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
gnralise (Ferreras, 2007) La comptabilit analytique, pas sa capacit contrler les cots
et bnfices jusqu un grain trs fin de lorganisation participe de ce phnomne.
Une littrature sociologique clate.
Comme en rponse cette situation, la littrature sociologique sur lentreprise est
singulirement clate. Ce niveau mso danalyse, entre capitalisme et atelier, est souvent
problmatique. Les annes 1980 ont vu la tentative de R. Sainsaulieu et D. Segrestin
(Sainsaulieu, 1992 ; Sainsaulieu et Segrestin, 1986) de construire une sociologie de
lentreprise comme institution et lieu de socialisation, tentative rendue problmatique par ces
transformations brutales des firmes (financiarisation, individualisation, prcarisation de
lemploi, externalisation) et par sa relative euphmisation des rapports de pouvoir en leur sein.
Depuis lors la firme est aborde de manire fragmentaire par la sociologie qui semble mme
parfois avoir externalis cet objet aux sciences de gestion.
Lentreprise est souvent traite de manire latrale ou partielle. La sociologie du travail
analyse les transformations de lactivit de travail dans lentreprise contemporaine (par
exemple: Bidet, 2011 ; Ferreras, 2007 ; Lallement, 2007). La sociologie du travail, qui
alimente ce travail de thse, notamment pour comprendre comment volue le travail des
ingnieurs de dveloppement dans des organisations complexes et changeantes, tend
prendre une chelle plus micro que lentreprise, quitte larticuler des changements macro
du salariat ou du capitalisme, plus larges que lentreprise elle-mme. La sociologie des
professions (Abbott, 1988 ; Champy, 2012 ; Demazires et Gada, 2009), prenant comme
objet une forme conomique par dfinition distincte de lentreprise et rsolument transversale
aux organisations, ne sintresse que marginalement lentreprise et la faon dont elle peut
sarticuler un groupe professionnel, mme lorsquelle sintresse spcifiquement la
profession dingnieurs, pourtant rsolument ancre dans les entreprises au contraire de
certaines professions librales (Bouffartigue et Gada, 1997 ; Duprez, Grelon et Marry, 1991 ;
Grelon, 1993).
De son ct, la sociologie conomique se focalise sur les dispositifs marchands et sur la
construction sociale des marchs (Steiner et Vatin, 2013), tendant suivre le tropisme
conomique faisant de la firme ou de ses salaris un agent ou un acteur sur un march plus
quun objet de recherche en soi. La sociologie noinstitutionnaliste dorigine nord-amricaine
(DiMaggio et Powell, 1983 ; Fligstein, 1990 ; Thornton et Ocasio, 2008) prend elle aussi
comme objet un espace plus large que lentreprise le champ organisationnel et les
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Introduction
27 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
institutions qui sy diffusent. Elle permet de prendre en compte la varit des logiques
institutionnelles qui se diffusent dans le champ organisationnel dont fait partie lentreprise.
Cependant, mme lorsquelle montre comment une mme institution est diffremment
adapte dans des contextes locaux diffrents (Lounsbury, 2007), elle ne prend pas les logiques
internes lentreprise comme objet de recherche.
La sociologie des organisations de son ct, aprs une dconstruction radicale de
lorganisation formelle (Friedberg, 1993), a peu cherch rcemment prendre lentreprise et
ses mcanismes dintgration et de rgulation internes comme objet de recherche. Par ailleurs,
la sociologie des organisations tudie peu la trajectoire et la stratgie des firmes, se
concentrant plus sur les mcanismes de pouvoir et de ngociation interne (Crozier et
Friedberg, 1977). Les travaux sur les lites patronales (Comet et Finez, 2010 ; Dudouet et
Joly, 2010), de leur ct, sils permettent de mieux comprendre les trajectoires et
caractristiques sociales de dirigeants, nentrent pas rellement dans ce que cela fait aux
entreprises que ces individus dirigent, mme lorsquils sattachent le lier aux
transformations profondes du capitalisme (Franois et Lemercier, 2014).
Lorsquil sagit de regarder les mcanismes dorganisation internes de lentreprise, ce
qui y intgre et rgule lactivit et fait le lien entre un mode de dcision stratgique et
lorganisation concrte du travail, la sociologie de la gestion a tudi trs finement le mode de
construction, lappropriation et lutilisation doutils de gestion (Berry, 1983 ; Boussard, 2008 ;
Chiapello et Gilbert, 2013 ; Dujarier, 2015) et la sociologie des relations professionnelles
comment se reconfigurent les syndicats et la conflictualit dans les entreprises (Bevort et
Jobert, 2011). Cependant, en se focalisant sur des dispositifs gestionnaires ou sur la
ngociation collective, ces travaux ne rendent pas tout fait compte de dynamiques
organisationnelles qui ne sincarnent que partiellement dans des outils et dans les relations
sociales institutionnalises.
2. La sociologie dune entreprise.
La littrature propose donc une vision trs clate de lentreprise en mme temps que la
perspective dune dsintgration profonde de cette forme conomique9. On observe un triple
mouvement de dsintgration des firmes : dcision stratgique accapare par des acteurs
9 Cette thse se positionne ainsi dans une perspective morphologique (Franois, 2008a) : la firme est une
forme conomique, distincte du march ou de la profession, tudier en soi, au travers de ses modalits
dintgration et de coordination centralise.
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Introduction
28 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
financiers, dcisions oprationnelles dcentralises au plus bas dune entreprise sans unit
daction et de commandement, frontires de la firme rendues rsolument mouvantes par
lexternalisation et la recomposition permanente dune entreprise rduite un agrgat dactifs
financiers. Or, comme J.-C. Thoenig (1998) le notait dans une critique de la dconstruction de
lorganisation formelle comme objet par E. Friedberg, lorganisation a une dynamique propre
du fait de son intgration et de ses mcanismes dautorit et de rgulation plus forts que
dautres formes sociales. Avant de conclure la mort clinique de cette institution centrale du
capitalisme du 20e sicle, loue pour sa rationalit par M. Weber ou A. Chandler, cette thse
entend tudier la manire dont, dans un tel contexte, des dirigeants, des managers et des
salaris produisent et actualisent lintgration dans une entreprise.
Interroger la dialectique intgration/fragmentation plusieurs niveaux de lentreprise.
Non seulement la grande entreprise na pas disparu du champ conomique, mais elle a
d se transformer en rponse ces volutions profondes de son environnement et des logiques
institutionnelles qui la traversent. En admettant la persistance de lentreprise comme
institution conomique, ses transformations contemporaines amnent se poser la question de
ses fondements institutionnels et politiques10
. Comment sy prennent des dirigeants pour
intgrer une entreprise confronte de multiples forces centrifuges ? Comment construisent-
ils un ordre social dans une firme traverse par de violents conflits ? Comment construisent-
ils sa stratgie, ses frontires et son unit interne ? Et comment cette intgration est-elle
ensuite mise en uvre dans lorganisation et le travail ? Comment est-elle approprie ou non
par les salaris ?
Pour tudier la mtamorphose dun gant (Tixier et al., 2004), je propose dans cette
thse un regard micro deux niveaux, centr sur les structures et dynamiques
organisationnelles, qui permet dinterroger les dynamiques dintgration et de transformation
des entreprises. Fonde essentiellement sur une approche de sociologie des organisations et de
sociologie conomique, elle emprunte dautres champs de littrature : sociologie du travail
et sociologie de la gestion. En sappuyant sur ces diffrentes littratures, elle regarde
comment diffrents niveaux de lorganisation sarticulent des logiques la fois endognes et
10
Plusieurs recherches rcentes posent cette question dans une perspective programmatique et normative : les
propositions dI. Ferreras (2012) sur le bicamralisme en entreprise ou les travaux du collge des Bernardins et
du Centre de Gestion Scientifique de lEcole des Mines (Segrestin et al., 2014 ; Segrestin et Hatchuel, 2012).
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Introduction
29 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
exognes, et comment ces diffrents niveaux sarticulent entre eux11
. Elle cherche articuler
dans un cas monographique ltude de la stratgie des firmes avec ltude des transformations
du travail et des organisations.
Le premier niveau danalyse est celui de la direction : comment est construite une
entreprise par les dirigeants, en tension entre organisation interne de lentreprise, champ
organisationnel marchand, Etat et marchs financiers ? Comment les dirigeants produisent-ils
de lintgration dans une entreprise ne dune fusion conflictuelle ? Le second niveau
danalyse est celui dune entit lintrieur de lentreprise : comment ce travail
organisationnel pour intgrer une entreprise est mis en uvre et appropri au sein de
lorganisation et dans le travail des salaris ? Comment est-il nouveau mis en tension avec
ces autres transformations organisationnelles entreprise rseau, organisation par projets,
contrle renforc des cots ?
Par cette approche, cette thse prend le gouvernement de la firme comme objet
danalyse, et non comme une donne exogne dans ltude du travail. Comme le notaient M.
Bauer et E. Cohen (1981, p. 29) en appelant tudier la spcificit du groupe industriel
comme acteur conomique mais aussi sociopolitique :
Nul ne peut contester quune entreprise soit une machine faire du profit : les
dirigeants eux-mmes sen vantent. Mais la nature des choix oprs, souvent
irrversibles, pse aussi dun poids considrable sur la transformation de notre
socit. Enfermer le dbat sur le groupe industriel, quil ait pour nom entreprise
multinationale, monopole ou conglomrat, dans une problmatique de profit, ou pire
encore daccumulation de largent, cest participer un effort de dissimulation des
ressorts du pouvoir et de la puissance du groupe industriel
En interrogeant les dynamiques dintgration organisationnelles deux niveaux la
direction et une division oprationnelle cette recherche ambitionne de proposer la sociologie
dune entreprise. Le propos nest pas alors daffirmer une cohrence, une logique unifie ou
dominante, ou une culture dentreprise au sein de la firme mais plutt de regarder
comment sy prennent des dirigeants, des managers et des salaris pour intgrer la firme par
des moyens organisationnels et idologiques. Ce travail dintgration est en permanente
tension car ces diffrents acteurs affrontent et cherchent construire dautres logiques, parfois
11
Cette approche plusieurs niveaux est rare dans la littrature, hors sociologie de la gestion. On peut
nanmoins citer le travail de M. Benquet (2013 ; Benquet et Durand, 2016) sur la grande distribution, cependant
centr sur le travail des caissiers et les syndicats et une critique de lincarnation de la financiarisation.
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Introduction
30 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
absolument orthogonales avec une possible intgration de la firme (entreprise-rseau,
organisation par projets, tendance la financiarisation). Ces tensions en soit sont un objet
danalyse que cette thse propose dtudier.
La notion dintgration, ici applique au cas de la firme, est au cur de la rflexion
sociologique. E. Durkheim (2013a [1893], 2013b [1897]) en a fait un des fondements du
social, tout en indiquant que la division du travail produit de lintgration sociale par une
solidarit organique . A une chelle plus modeste, dans une organisation, la question de la
division du travail et de la faon dont elle produit de lintgration ou de la fragmentation est
une interrogation transversale cette thse sur la construction dune entreprise. E. Ben Rafal
(2005, p. 363) propose une dfinition parcimonieuse de lide dintgration en sociologie :
La notion dintgration dsigne les processus contrle formel ou informel,
socialisation et rites publics par lesquels les individus aussi bien que les institutions
dune mme entit sociale sont amens se comporter de manire convergente.
Il loppose ensuite un certain nombre dantonymes : incohrence, exclusion,
fragmentation et parpillement. A lchelle dune entit sociale quest lentreprise, je vais
chercher comprendre comment, confronts des forces centrifuges et des logiques multiples
qui poussent la fragmentation et lincohrence les acteurs dirigeants, managers,
salaris produisent et sappuient sur des structures et des reprsentations partages pour
intgrer lorganisation. Intgrer signifie donc faire converger les diffrentes entits et acteurs
dans lorganisation, que ce soit en stabilisant des frontires, en produisant de
linterdpendance, en alimentant des imaginaires partags. Lintgration y merge par la
rencontre dune stratgie dacteurs et de structures et reprsentations potentiellement
intgratives.
La fusion, moment de crise entre conflit et intgration.
Pour tudier comment des dirigeants construisent une entreprise, et comment cette
construction est au cur de tensions entre diffrentes logiques, une fusion dentreprises est un
moment rvlateur o se pose la question de lintgration sociale et du pilotage des
organisations. Une fusion permet dobserver la fois comment des dirigeants construisent et
intgrent la firme partir dlments disparates, au sommet et dans lorganisation, et
comment se construisent diffrents niveaux des frontires et un verrouillage de ces
frontires. Assurer lintgration, la coopration et la coordination du travail dans une
organisation ne du regroupement dentreprises aux trajectoires, aux contraintes, aux
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Introduction
31 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
structures organisationnelles diffrentes implique de mettre en uvre des stratgies de
transformation et des processus sociaux qui questionnent en profondeur le fonctionnement des
firmes. Une fusion non seulement implique des transformations mais elle est aussi loccasion
de mettre au jour et de comparer des fonctionnements organisationnels, des reprsentations
plus ou moins partages. Cest donc une forme de laboratoire de lintgration
organisationnelle.
Cependant, au-del de sa dimension dobservatoire privilgi de lintgration, la fusion
a son conomie propre. La fusion qui a donn naissance Safran a ouvert une priode
minemment conflictuelle (cf. chapitre 1), que laction de la direction a ensuite cherch
dpasser. La fusion enclenche une dynamique qui sapparente une crise politique lchelle
de la firme. Cest un moment de construction conflictuelle dun ordre social. Cette dynamique
de transformations et de luttes loccasion des crises politiques est appele par M. Dobry
(2009) une conjonctures fluides . Ce sont des moments de remise en cause de lordre
ancien et dincertitude structurelle profonde. Dobry explique comment les priodes de crises
politiques expriment la plasticit des systmes complexes que sont les grandes structures
politiques. A lchelle de la firme, la fusion est un moment politique, qui institue un nouvel
ordre social. Des options et stratgies divergentes ainsi que des ambitions personnelles
sexpriment et entrent en lutte lors de la construction de ce nouvel ordre, de cette nouvelle
structure dintgration. Comment des dirigeants parviennent-ils intgrer une entreprise aprs
de pareils conflits ?
La littrature en sciences de gestion est trs abondante sur les fusions. Parmi les travaux
classiques, on peut citer le modle de D. Jemison et P. Haspeslagh (1991) centr sur le
processus de fusion, avec un modle par tapes depuis lide de la fusion, puis sa justification
et lintgration. Ce modle abstrait et thorique tend ignorer les ttonnements et itrations au
cur du travail dintgration. Lautre grand type danalyse sur les fusions plus compatible
avec une thse en sociologie est celui de A. Nahavandi et A. Malekzadeh (1988) qui se
concentre sur la manire dont les organisations fusionnent partir de lide
dacculturation 12
. Nonobstant son attachement au terme sociologiquement problmatique
de culture (cf. chapitre 8), leur modle propose une typologie dintgrations en fonction de
lintrt des synergies exploitables dans la fusion et de limportance de maintenir une relative
autonomie pour les parties du nouvel ensemble. Ce type dinterrogation renvoie aux travaux
12
Pour une revue de littrature sur la question de la socialisation post-fusion en sciences de gestions, voir par
exemple (Leroy, 2001).
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Introduction
32 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
sur la contingence structurelle des organisations, notamment le livre classique de P. Lawrence
et J. Lorsch (1994 [1967]) qui affirme un ncessaire arbitrage entre intgration et
diffrenciation au sein des entreprises en fonction du type denvironnement auquel elles sont
confrontes.
Cette littrature trs prolifique tend prsupposer lobjet entreprise mais surtout
peu y interroger les conflits et sadresser implicitement aux dirigeants dans une perspective
rationaliste. Parler de types dintgration en fonction dun certain nombre de contraintes
objectives tend ignorer la fois les luttes internes et externes pour la dfinition de
lentreprise, de sa stratgie et de ses frontires, mais aussi la varit des logiques
conomiques, organisationnelles et politiques qui sarticulent dans la firme.
Les travaux de P. Monin et E. Vaara proposent, partir dtudes empiriques riches, une
analyse fine des jeux politiques des directions dans les fusions (Monin et al., 2013 ; Monin et
Vaara, 2005, 2008 ; Vaara, 2002). Ils montrent notamment limportance de la gestion de
rythmes complexes dans les processus de fusion, des dimensions discursives et de
sensegiving et limportance des enjeux de justice procdurale dans les fusions. Ils
critiquent par ailleurs lusage des synergies comme justification conomique des fusions
en montrant leur usage politique et discursif. Outre leur plonge fine dans des fusions
complexes, ces travaux montrent limportance des dimensions sociologiques et politiques
dans les fusions, en plus des enjeux conomiques de cration de valeur , de synergies ou
defficacit. Dans une perspective proche, E. Rigaud (2009) montre une dialectique, une
oscillation interminable entre mutualisation et autonomie des marques aprs la fusion entre
Peugeot et Citron, bien loigne de la proposition simple dun processus fini dans le temps.
3. Safran et Safran Electronics.
Pour observer les dynamiques dintgration et de fragmentation de lentreprise,
lapproche retenue dans cette thse repose sur la monographie dun groupe industriel dans sa
priode dintgration post-fusion. Le groupe Safran, quipementier aronautique et de
dfense, est tudi au niveau de sa direction et dune division de recherche et dveloppement
sur une dizaine dannes suivant sa cration par fusion de Sagem et Snecma en 2005.
Russite inespre dune fusion, excellents rsultats financiers, succs technologiques
et commerciaux, recrutements et ouvertures dusines y compris en France : lhistoire rcente
du groupe Safran apparat comme une success story industrielle atypique dans un paysage
industriel franais dprim. Safran est un groupe industriel daronautique et de dfense du
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Introduction
33 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
CAC40, n en 2005 de la fusion du groupe public Snecma et de la socit Sagem13
.
Lindustrie aronautique est le premier poste dexcdent commercial de la France14
,
reprsentant 39 Md de chiffre daffaire consolid dont 32 Md lexport en 2014. Elle
reprsente 180 000 salaris en France en 2014 dont 43% dingnieurs et cadres15
. Un ditorial
du magazine conomique lUsine Nouvelle parle mme des devoirs d'une industrie leader
(4 avril 2012) propos de laronautique, remplaant lautomobile comme modle de
lindustrie en France. Outre Airbus Group et Dassault, Safran, Thals et Zodiac sont des
quipementiers majeurs, tandis que tout un ensemble de PME travaillent pour ces firmes
donneuses dordre, notamment en Ile-de-France, Midi Pyrnes et Aquitaine.
Cest donc une industrie majeure en France, la fois importante en volume de chiffre
daffaire, en nombre de salaris et pour la place quelle a pris au sein des reprsentations
conomiques dans un contexte de politique conomique et discours patronaux mettant
laccent sur linnovation. Le groupe Safran, avec 15 Md de chiffre daffaire et 69 000
salaris dans la monde est un des gros acteurs du secteur en France, aprs Airbus Group,
devant Thals ou Zodiac. Le Groupe produit divers quipements et systmes aronautiques,
mais aussi de dfense et de scurit : moteurs davions et dhlicoptres, trains datterrissages
et freins, lectronique embarque, cblages, nacelles de moteurs, drones, systmes de
navigation, quipements biomtriques et de dtection
Safran est n dune fusion aux motivations avant tout politiques et financires. En effet,
le Ministre de lEconomie et des Finances a soutenu le projet, propos par les dirigeants des
deux entreprises, qui impliquait la privatisation dun groupe public Snecma par la fusion
avec une socit prive Sagem car il permettait de protger ces deux entreprises
stratgiques et de haute technologie, mais de taille moyenne, dun potentiel rachat. Cette
fusion a t abondamment commente comme voue lchec16
et les deux premires annes
dexistence du Groupe ont t marques par de violents conflits qui ont t suivis, partir de
2008 par une suite dannes de croissance que ce soit en croissance du chiffre daffaires, des
rsultats nets, des commandes ou des effectifs. La priode 2007-2015 a t marque par ces
succs sous la direction dun PDG issu de Snecma et du corps de larmement, Jean-Paul
Herteman. Safran est aujourdhui largement considr, la fois par les acteurs politiques,
13
Lhistoire de ces deux entits et de leur fusion est dtaille au chapitre 1. 14
Les chiffres du commerce extrieur, anne 2015 , Ministre des Finances et des Comptes Publics. 15
Chiffres du GIFAS (Groupement des Industries Aronautiques et Spatiales). Le CA consolid exclut le
chiffre daffaires ralis entre entreprises de lindustrie aronautique franaise. 16
Lexpression mariage de la carpe et du lapin a alors t largement utilise dans la presse conomique.
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Introduction
34 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
financiers et en interne comme un succs conomique et industriel. Cest cette trajectoire que
je propose danalyser, avec une tude prcise au niveau dune division de recherche et
dveloppement en lectronique, Safran Electronics, cre en 2009. Cette division est la
concrtisation par une logique industrielle et technologique de lintgration du Groupe par
une stratgie technologique et innovante centre sur lavion plus lectrique , cest--dire la
gnralisation de systmes de contrle et de commande lectriques sur les avions. Cette
division de sept cents personnes17
regroupe au sein de Sagem des quipes dlectroniciens et
dinformaticiens issus de plusieurs socits du Groupe, offrant ainsi une mise en abyme de
lintgration du Groupe en mme temps quelle en est un des premiers dispositifs
organisationnels dimportance.
Mthode : faire merger largument par la densit monographique.
Largument de cette thse, lintgration dune firme par un capitalisme dingnieurs en
tension avec la complexit de logiques centrifuges, conflictuelles et htrognes, est
directement issu du mode denqute utilis. En dpit des classiques limites notamment en
termes de gnralisation et de monte en thorie de ltude de cas, la description dense
dune monographie permet de donner voir non pas une logique simple mais des logiques en
tension dans un mme espace social. Comme largumente de manire image E. Le Roy
Ladurie dans sa magistrale tude dun village occitan au dbut du 14e sicle :
Les analyses monographiques parviennent discerner ce phnomne, infime quant
lchelle, capital quant aux structures fines de la socit. Montaillou nest quune
goutte deau, dans une flaque plutt nausabonde. Grce lusage dune
documentation grossissante, cette goutte deau devient, pour lhistoire, un petit
univers : au microscope, on y voit nager les infusoires. (Le Roy Ladurie, 1982,
p. 418)
La combinaison dentretiens et dethnographie longue a permis de mettre au jour deux
donnes fondamentales du fonctionnement de Safran : la centralit et lomniprsence de la
technique et de limaginaire dingnieurs ; et la radicale complexit de lorganisation.
17
La division a dabord compt un peu plus de 1000 personnes dont une partie de fabrication, puis, suite une
rorganisation deux ans plus tard, environ 700 de R&D et rparation.
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Introduction
35 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
1. Une monographie de lintrieur.
Comment entrer dans lentreprise, le laboratoire secret de la production, sur la porte
duquel il est crit : No admittance except on business , selon la formule de K. Marx18
? Les
grandes entreprises restent des lieux relativement clos, dont laccs est difficile a fortiori
quand elles travaillent, entre autres, dans le domaine de la dfense19
. Une prsence de longue
dure, avec un regard endogne, permet daccder au fonctionnement interne et une certaine
ralit sociale, y compris vcue subjectivement par lethnographie. Une entre interne
lentreprise est, par la proximit au terrain quelle permet, le seul moyen de voir et mme
dprouver un certain nombre de dynamiques et didologies partages.
Une approche monographique et ethnographique.
Le dispositif CIFRE20
offre un moyen ingalable dentrer dans le cur dune entreprise
dans une dmarche rsolument ethnographique et monographique. Grce au Directeur des
Ressources Humaines de Sagem (voir encadr), jai pu passer trois ans dans lorganisation
mme de Safran Electronics et accumuler un matriau riche parfois trop riche pour tre
pleinement exploit dentretiens, observations, documents internes. Jai pu dvelopper une
intimit au terrain et exprimenter quotidiennement les enjeux dintgration du groupe Safran
et de Safran Electronics. Cette thse en dcoule, par sa dimension ethnographique et les rcits
la premire personne (Favret-Saada, 1985, p. 43). Elle prend plusieurs reprises la forme
dune description dense ( thick description (Geertz, 1977)) dvnements et de parties de
lorganisation dans lesquelles jai travaill avec la double tiquette de doctorant en sociologie
et de charg de projets en ressources humaines.
Encadr 1 : Le dispositif de la thse CIFRE chez Sagem.
Cette thse a t construite grce mon recrutement en CIFRE au sein de la direction des
ressources humaines de Sagem par le directeur des ressources humaines, Claude Mathieu, et
son adjoint, responsable spcifiquement de Safran Electronics ( Resource Manager ), Jean-
Louis Bonnin. Le projet de thse a t construit au cours de lhiver 2009-2010 pour un
recrutement de trois ans chez Sagem de 2010 2013. La thse telle quelle a alors t
construite portait spcifiquement sur lintgration de la division Safran Electronics autour
18
Livre 1, section 2, chapitre 6 (Marx, 2009). 19
Safran et Safran Electronics produisent des quipements classifis confidentiel dfense . 20
CIFRE : Convention Industrielle de Formation par la Recherche : thse cofinance par lEtat via lANRT
(Agence Nationale de la Recherche et de la Technologie) et une organisation, ici Sagem, qui salarie le doctorant.
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Introduction
36 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
dune culture de mtier propre. Ce point dentre sest avr la fois trs riche et trop
restreint. Riche car jai eu rapidement accs la hirarchie et aux salaris de Safran
Electronics, sa vie interne, ses sminaires et groupes de travail. Safran Electronics tait un
espace complexe, en tension et en mme temps tonnamment homogne. Cest cette double
dimension qui a aliment ma rflexion. Mais cet espace sest avr trop troit, mon sens,
pour embrasser les problmatiques que jy percevais et ma amen dpasser largement ce
cadre de dpart en llargissant la question de lintgration du groupe Safran en allant
confronter ce matriau fin que javais accumul des entretiens au niveau de la direction.
Dans le cadre de ma CIFRE, jtais charg de deux ensembles dactivits. Jassurais de faon
autonome mes recherches (entretiens, participations des sminaires, etc.) avec un accs au
terrain rengocier au cas par cas avec les directeurs des diffrentes entits, mais
gnralement rendu ais par la connaissance que javais de lensemble du management de la
division. Jai ce titre fourni mes interlocuteurs plusieurs restitutions et rapports.
Par ailleurs, jai assur, surtout pendant les 18 premiers mois de mon contrat, des activits de
gestion de ressources humaines21
, ce qui me permettait dtre prsent lessentiel des
runions RH sur Safran Electronics. Jai particip la construction et la mise en uvre
dun plan de monte en comptences des quipes de dveloppement logiciel, ainsi qu un
projet de matrise des cots de structure de Sagem. Je remplissais mensuellement des
indicateurs de gestion RH de la division. Jtais reprsentant de la direction des ressources
humaines un groupe de travail rflchissant aux volutions de lorganisation de la division
(cf. chap. 6). Jai t charg, avec une consultante, dun projet de pacification des relations
de Safran Electronics avec un de ses clients internes (cf. chap. 7). Ce ddoublement
dactivits moffrait une vision plus riche du terrain et me permettait des accs qui, sinon,
auraient t plus difficiles puisque jtais identifi comme collgue par les managers de la
division. Cela sest cependant avr chronophage.
A laide dune posture rflexive, jentends tudier le cas de Safran pour clairer les
transformations contemporaines du capitalisme franais, en appliquant un principe d tude
de cas largi propos notamment par M. Burawoy (2003). Safran est un cas (Passeron et
Revel, 2005) de tensions internes une entreprise en intgration et un cas de capitalisme
dingnieurs. Ces dimensions sont venues du terrain dans une dmarche radicalement
21
Je suis titulaire dun master en gestion des ressources humaines.
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Introduction
37 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
inductive (Glaser et Strauss, 2010). Jtais chaque jour Safran, dans la Direction des
Ressources Humaines (DRH) du sige de Sagem dans le 15e arrondissement de Paris o
javais mon bureau ou dans les sites de Safran Electronics22
. Je participais plusieurs fois par
mois des runions du comit de direction de la division23
, mais aussi des runions avec les
syndicats (Comits dEntreprise, notamment), des sminaires runissant les responsables de
la division, et des runions spcifiques sur diffrents sujets auxquels je participais en tant
que RH. Je recevais par ailleurs toute la communication interne, ainsi que lensemble des
tracts syndicaux et des faits marquants hebdomadaires de la division24
.
Cette dimension ethnographique nest quune partie de mon terrain, bien que la plus
essentielle pour produire des intuitions de recherche. Jai par ailleurs fait cent soixante six
entretiens semi-directifs auprs de techniciens, ingnieurs et responsables de Safran
Electronics, par grappes hirarchiques, ainsi quauprs de dirigeants du Groupe et de
fonctionnaires en charge du suivi de Safran aux Ministres des Finances (APE), des
Transports (DGAC) et de la Dfense (DGA) (voir annexe). Ces entretiens, mens selon une
approche danalyse stratgique des organisations (Friedberg, 1999), portaient sur le travail, les
relations de travail, la carrire et la faon dont les interviews voyaient la cration et
lvolution de Safran et Safran Electronics. Jai enfin fait des revues de presses systmatiques
sur Safran et lindustrie aronautique en France, littrature grise laquelle jai ajout les
documents de rfrence et communiqus du Groupe ainsi que des rapports produits par les
administrations.
Dans une telle approche ethnographique et dobservation participante, la relation du
chercheur son terrain, son implication dans les jeux quil observe est une donne la fois
riche et problmatique. Elle est faite dimplication et dun ncessaire dtachement, mais aussi
parfois de tensions avec ceux qui mont recrut et esprent un retour un rythme peu
compatible avec le temps long de la recherche. Comme lanalyse longuement J. Favret-Saada
(1985), limplication de lethnographe sur son terrain fait que ses actes et ses paroles finissent
par faire partie de son corpus, permettant datteindre une ralit qui sinon se drobe
lobservateur.
22
Je me rendais notamment une deux fois par semaine sur le site de Massy. 23
Sur lobservation et lanalyse fine de comits de direction voir N. Flamant (2002). 24
Rcapitulatif des vnements de la semaine destination des managers de la division.
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Introduction
38 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Le positionnement du doctorant en sociologie dans un service RH.
Lanthropologie se pose la question du positionnement de lethnographe de manire
extrmement pertinente, notamment en sinterrogeant sur le rle assign par le groupe
indigne observ (Devereux, 2012 [1980] ; Favret-Saada, 1985 ; Malinowski, 1985), en
loccurrence des ingnieurs en entreprise (Kunda, 2006). Un point mrite dtre fait sur un
retour subjectif sur mon exprience de thse. Si la recherche-intervention a fait lobjet
dinterrogations dj anciennes (par exemple: Uhalde, 2001), la position la fois de salari
donc subordonn juridiquement et dapprenti chercheur donc matrisant moins de
ressources quun chercheur confirm du doctorant CIFRE offre une configuration trs
spcifique, et souvent difficile, de recherche en organisation (Hellec, 2014 ; Perrin-Joly,
2010).
Embaucher un doctorant CIFRE travaillant sur les dynamiques sociologiques et
organisationnelles luvre dans la cration de Safran Electronics tait pour la direction des
ressources humaines un moyen de rendre plus efficace cette fusion. Outre cet enjeu explicite,
mon recrutement sinscrivait aussi dans des luttes de lgitimit et dans les objectifs de
Recherche et Technologie du Groupe. En effet, une thse CIFRE en sociologie des
organisations offrait pour la direction des ressources humaines la perspective dacqurir et de
donner voir une expertise scientifique en sciences sociales dans une industrie domine par
des ingnieurs et les sciences physiques. Elle participait aussi de leffort en encadrement de
thse dun Groupe aux objectifs de recherche et dinnovation trs affirms.
Cest ds le point de dpart de la thse que se loge la tension entre les attentes et le
rle assigns au doctorant par ses commanditaires et son ambition de recherche
potentiellement critique attendue notamment par son directeur de thse et son laboratoire de
rattachement. En de mme de lenjeu dune approche critique, la dimension simplement
analytique du travail de chercheur en sciences sociales tait un sujet de tension avec
lentreprise financeur. Le rle qui mtait assign comme doctorant en sociologie des
organisations mest vite apparu comme un rle dexpertise en organisation. Mes
interlocuteurs projetaient sur moi limage du consultant. Charge moi de les aider faire
fonctionner le changement dorganisation, danticiper les risques et de proposer des solutions.
Si mes interlocuteurs avaient conscience du fait que je devais produire un travail universitaire
et ne cherchaient pas interfrer dans cette dimension, la dissonance entre rgles de la
recherche et rgles de lentreprise tait trs nette (Perrin-Joly, 2010).
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Introduction
39 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
Le problme pos par ma position dans lorganisation na pas tant t un problme li
une divergence entre la demande et ma production quun problme de temporalits. La
temporalit relativement courte du changement dorganisation tait dsynchronise avec le
temps long de la thse et de limprgnation ethnographique dun terrain complexe. L o je
cherchais comprendre, mintgrer dans un monde social complexe en ethnographe
industriel, mes interlocuteurs attendaient de moi un retour et une aide la dcision immdiate
et quelques ides simples et percutantes pour mettre en scne une expertise en sciences
sociales. Quand bien mme jeusse produit une expertise valorisable dans lorganisation, je
naurais pu la produire quen un temps bien plus long que les quelques mois au bout desquels
on attendait de moi des rponses aux questions que mes interlocuteurs se posaient. La trs
grande complexit de ce terrain, quil sagisse de la structure organisationnelle, du langage
indigne, des produits dvelopps ou de lactivit de travail, impliquait un temps long
amplifi par les ncessaires itrations permettant une prise de distance peu compatible avec
les exigences immdiates dune hirarchie oprationnelle dentreprise.
2. La technique et la complexit
Si cette thse doit une chose lethnographie, cest la prise en compte de deux
dimensions qui me sont apparues comme une vidence durable : la complexit de cet espace
et la technicit des objets et du vocabulaire. Cette complexit pourra apparatre certains
moments de la thse comme une entrave la comprhension mais il ma sembl que
simplifier lextrme lorganisation ou les produits serait leur enlever une dimension
essentielle. En tant que salari, jai volu dans une organisation confuse, touffue, faite
dlments contradictoires et dacronymes obscurs. Les ingnieurs autour de moi, avec qui je
travaillais ou que jinterrogeais taient eux-mmes confronts cette complexit25
. Les
rcriminations contre cet tat complexe de lorganisation sont courantes :
On a bti la division Safran Electronics sur la grande ide de communaliser mais
ds que cest sign cest chacun pour soi. [] On est trs nombreux avec une
organisation segmente. Cest une organisation matricielle sur une organisation trs
grosse, avec des difficults darbitrage. Quand un programme va mal, les autres en
chane vont mal parce que les ressources sont mises sur celui qui va mal. [] Peu de
gens ont une vision globale de ce qui se passe. Ce qui fonctionne cest parce que des
individus font que a marche. Les clients sen plaignent, on ne sait pas qui aller voir.
25
La complexit est au demeurant largement thorise en sciences de lingnieur (voir par exemple: Eden et
al., 2000)
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Introduction
40 Hadrien Coutant Un capitalisme dingnieurs Thse IEP de Paris 2016
De leur point de vue, cest indmerdable. Cest une grosse machine de guerre, a
fonctionne pas bien. (Manager, Massy, Safran Electronics)
Cette complexit a t le point de dpart dune analyse en termes de contradictions et
tensions entre diffrentes logiques.
Lautre dimension de cette exprience subjective est la technicit des discussions et
des objets techniques. Au lieu de lvacuer comme ntant pas mon sujet, je me suis attach
non seulement chercher comprendre du mieux que je pouvais les enjeux techniques de mes
enquts mais aussi prendre cette centralit de la technique comme objet, dans une
dmarche comparable celle de B. Latour dans la Vie