du même auteur chez le même éditeur - fnac

20

Upload: others

Post on 16-Jun-2022

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2

Page 2: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 2

Du même auteur chez le même éditeur :

• Jacqueline Cazenave • Errances • Beau Bandit

Page 3: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 3

A Laurent, Léa, Nadia, Nawel et Odile

Page 4: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 4

Page 5: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 5

« En ce bordeau ou tenons nostre estat. »

François Villon

« … au bordel tu es plus près de la réalité qu’au couvent. »

Mario Vargas Llosa « Conversation à la cathédrale »

« A Marcelle et Jacky, mes putes bien-aimées. Que la paix soit avec elles. »

Invocation introductive à une homélie de Jacques Bénigne Bossuet (ou de son cousin)

Page 6: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 6

Page 7: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 7

I

J’y étais enfin arrivé au Pub XV ! Trois ans que j’avais quitté la France pour partir au loin dans le but de l’écrabouiller, elle, plus, et pour faire bonne mesure, ceux qui l’entouraient et celui qu’elle servait. Je n’avais rien écrabouillé du tout, mais ils avaient quand même tous sauté les fumiers : les révolutionnaires du cru s’étaient chargés de la besogne ! Elle est parfois bien jolie la Révolution !

J’avais atterri le matin même à Roissy et j’étais venu directement ici sans même passer par mon appartement.

J’avais téléphoné quelques temps auparavant à Joseph pour lui annoncer mon retour mais sans préciser la date. Il avait dû informer tout le monde de sorte que la surprise ne serait pas trop grande.

Je pouvais affirmer sans craindre la contradiction que je revenais de loin et pas seulement géographiquement. J’étais quasiment un miraculé, un ressuscité, un être de science-fiction : le fruit de l’alliance de l’électronique, de la salamandre et du cancer !

Page 8: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 8

Miraculé en sursis toutefois : ça pouvait se déglinguer à tout moment et me faire passer de vie à trépas l’espace de quelques jours, voire d’un éclair.

Il faut dire qu’avant l’explosion finale, on avait eu le temps de me mutiler sévère chez Akihel (1) : les piranhas s’étaient régalés de mes membres. Je n’avais rien senti grâce à un anesthésique conservé dans une fausse dent, si puissant qu’il aurait pu tout aussi bien me tuer. Mais tel n’a pas été le cas et ils ont accroché, pour l’exemple, l’homme-tronc agonisant que j’étais devenu à un lampadaire de la banlieue de Bogota. C’est dans un hôpital de cette ville qu’on m’a soigné et sauvé.

J’étais en convalescence quand des individus se sont présentés accompagnés du chirurgien qui s’était occupé de moi. Affichant des airs mystérieux ils m’ont fait comprendre qu’ils étaient quelque chose comme des agents secrets mais sans vouloir me préciser quels étaient leurs employeurs. Ils me proposaient de devenir un cobaye. Si je donnais mon accord on ferait en sorte que je puisse fonctionner pratiquement comme avant. On allait tester sur moi des trucs tout à fait nouveaux mais on ne m’a livré que le strict minimum d’informations sur eux. Ce que je comprenais c’est qu’on me proposait un traitement à base de cellules issues d’un animal appelé amblystome ou salamandre-tigre dont les membres ont la propriété de se régénérer lorsqu’ils sont sectionnés. Seraient également utilisées des cellules prélevées sur des ovaires atteints de cancer, présentant de ce fait la faculté de faire apparaître des appendices tels que poils, dents etc. sur les tumeurs dont ils sont affectés, ainsi que des cellules dites embryonnaires pluripotentes et d’autres (ou peut-être

Page 9: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 9

les mêmes, va savoir !) dont on avait provoqué la multiplication à partir de cellules de peau injectées dans des ovules débarrassés de leur noyau. Enfin on procéderait à diverses greffes en s’aidant de la nanotechnologie et on m’implanterait tout un réseau d’électrodes, broches, tiges, puces électroniques etc.

On m’a également indiqué que je pouvais laisser ma peau dans l’affaire : d’abord lors de l’opération, qui serait très délicate, et aussi après, parce que je pouvais à tout moment passer brutalement et de manière imprévisible, de vie à trépas. Je serais en perpétuel sursis.

Il y avait une autre menace. Sans qu’on veuille me dire pour quelles raisons, l’opération devait rester ultrasecrète. On me traiterait d’ailleurs dans un autre hôpital que celui-ci. Je serais, après ma sortie, régulièrement convoqué, en quelque endroit que je me trouve, pour des interventions absolument nécessaires au maintien du dispositif en bon ordre de fonctionnement. Si je ne tenais pas ma langue, on le saurait, ma-t-on dit, et alors on omettrait de procéder aux manipulations destinées à me permettre de rester en état de marche, autrement dit on me condamnerait à mort. J’avais ainsi le choix entre vivre, peut-être longtemps, mais en infirme impuissant, ou espérer retrouver une quasi-autonomie, mais avec le risque de ne pas beaucoup en profiter. J’ai opté pour la seconde branche de l’alternative conscient notamment de ce que, la médecine étant en perpétuel progrès, elle arriverait bien à diminuer les risques, et certain en même temps que le secret dont on voulait entourer les expérimentations réalisées sur ma personne était destiné, comme tout secret, à être révélé un jour, ce

Page 10: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 10

qui contribuerait à alléger une dépendance, que je jugeais très lourde, à l’égard de mes « bienfaiteurs ».

L’opération avait réussi. J’étais presque comme avant, avec toutefois quelques petites différences telles que, par exemple, certaines raideurs dans les mouvements. Il valait mieux également que j’évite de m’exhiber aux bords des piscines et sur les plages et que je revête un survêtement lors de mes exercices de musculation ou lors de mes séances d’entraînement à la boxe et autres sports de combat. De même j’avais désormais intérêt à ne m’ébattre sexuellement que dans le noir. Ça compliquait un peu les choses, notamment en restreignant les lieux et les moments, mais je m’en étais bien sorti jusqu’ici, moyennant cependant, en quelques occasions, l’organisation de pannes de courant accompagnées du sabotage des éclairages de secours. Il fallait toutefois que je prenne garde à être habillé avant l’aube, ne serait-ce que d’un peignoir, et d’empêcher bien sûr qu’on me l’enlevât.

En cas de maladie j’avais l’obligation de me faire soigner uniquement par les médecins spécialement dépêchés sur place après qu’on m’ait jugé suffisamment rétabli pour m’autoriser à revenir à Paris. Si mon état justifiait une hospitalisation, celle-ci serait organisée dans un pays autre que la France, mais sans que je sache lequel. On ne m’a pas dit, non plus, ce qui se passerait dans le cas où, victime par exemple d’un accident, quelqu’un d’autre que mon médecin attitré serait amené à m’examiner mais j’ai le sentiment qu’on n’hésiterait pas à utiliser les procédés les plus expéditifs afin d’éliminer les témoins indésirables, et éventuellement, aussi, ma propre personne.

Page 11: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 11

J’étais, bien sûr, curieux de connaître qui était derrière ces manifestations de sollicitude. Mais je verrais ça un peu plus tard. L’urgent était pour le moment de profiter au maximum de mon intégrité physique presque retrouvée.

* * *

Rien n’avait bien changé au Pub XV. Angel, le patron était derrière son comptoir. Il avait toujours sa tête de boxeur-pilier-de-rugby. Il avait pratiqué les deux sports et il paraît que sur les terrains il les avait toujours un peu confondus. Il est venu m’accueillir, son visage, tout de cicatrices et de cartilages écrasés, orné d’un sourire et, conformément à une coutume bien établie, il n’a pas posé de questions.

Une fois installé, j’ai commandé une fine à l’eau, allumé une cigarette et laissé le temps passer. Non loin de moi quelques rescapés d’une troisième mi-temps terminaient celle-ci au Ricard-croissant. La routine.

Finalement tout serait à peu près comme avant. J’allais reprendre mes activités de taxi et de conseiller juridique « marron », mes parties de poker, et aussi retrouver mes « douces », Nelly et Samantha (1). Elles étaient ignorantes de mes infortunes physiques, leur bruit n’étant pas parvenu jusqu’ici en raison notamment de leur caractère courant et banal là où elles m’avaient été infligées et parce que, aussi, j’avais demandé à mon ami Joseph Ankar, qui avait suivi de loin toute l’affaire, de garder le secret. Il n’allait pas manquer, lui, de me questionner sur le

Page 12: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 12

traitement qui m’avait permis de revenir entier, mais il en serait pour ses frais, du moins tant que je n’aurais pas décidé qu’il en soit autrement.

Angel avait, sans doute, dû prévenir les deux amazones de mon retour et je devais en être, en cette fin d’après-midi, à ma cinquième fine alors que la salle commençait à bien s’emplir de fumée et de bruit quand elles ont fait leur apparition, l’air conquérant, Nelly, à son habitude, toute cliquetante de bijoux, et Samantha l’œil brillant, en jupe courte dévoilant ses jambes musclées et bien proportionnées.

Elles se sont assises à ma table et sachant que leur curiosité ne serait pas satisfaite avant que j’en ai décidé, elles se sont mises à parler d’elles. A part peut-être un tout petit pli au coin de l’œil, rien n’avait changé chez Nelly et je retrouvais avec plaisir le léger strabisme convergent de ses grands yeux marron et la grâce si particulière de sa nuque. Quant à Samantha, c’est toujours avec autant de conviction qu’elle passait régulièrement sa langue sur ses lèvres. Je leur ai fait servir du champagne et j’ai continué avec mes fines et mes cigarettes. En dépit des langueurs qui commençaient à affecter mes neurones, je comprenais que leur dynamisme n’avait pas faibli pendant mon absence : ça fourmillait d’idées et de projets. Elles avaient créé une « CAS », une coopérative d’aide et de service qui leur permettait par exemple d’engager des actions de formation leur permettant de se conformer au mieux à leur devise : « Toujours au plus près du client », ou bien d’établir des roulements pendant les périodes de congé afin d’assurer la continuité du service aux habitués ou abonnés, mais aussi de pouvoir envoyer au bain d’éventuels candidats maquereaux. Et ne voulant pas courir le

Page 13: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 13

risque que leurs activités puissent être assimilées à celles de ces derniers, elles avaient prévu que les aides mutuellement apportées ne donneraient pas lieu à circulation monétaire.

Elles commençaient également à mettre en place des « BC », des « Bordels du Cœur » destinés, m’ont-elles dit, à soulager les « printemps difficiles ». Il s’agissait de venir en aide aux malheureux ou malheureuses qui vivent dans la misère sexuelle, à ceux et à celles qui sont dans le besoin parce que handicapés, trop laids et trop pauvres pour bénéficier de relations sexuelles à titre gratuit ou payant. Ces institutions fonctionneraient sur la base du bénévolat, grâce à des prostitués des deux sexes (ou des trois ?) qui prendraient sur leur temps de travail ou leurs loisirs pour offrir leurs services. L’ambition de mes amies ne s’arrêtait d’ailleurs pas au soulagement des seules misères hexagonales. Elles envisageaient une internationalisation de leur œuvre et allaient créer une organisation dont elles avaient déjà trouvé la dénomination : « Amour Sans Frontières ».

Elles ont continué à jacasser alors que je ne les écoutais plus et pendant un temps que je n’ai pu mesurer en raison de l’accumulation de fines. Je n’ai conservé que quelques images floues de mon retour à l’appartement. J’avais toutefois conservé assez de lucidité pour me rendre compte que l’insuffisance de celle-ci m’interdisait d’accepter l’offre faite par Nelly, qui m’avait accompagné, de partager ma nuit.

* * *

Page 14: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 14

Dès le lendemain j’ai repris mes activités de taxi. La nouvelle de mon retour s’étant par ailleurs rapidement répandue, les demandes en conseils d’ordre juridique, fiscal ou financier n’ont pas tardé à affluer.

Un soir, alors que je disputais un partie de poker au Pub XV, j’ai entendu une voix d’homme demander :

– Vous savez où je peux trouver Michel Lhautrec ? – Une minute, on va voir, a répondu Angel. Je tournais le dos au comptoir. J’ai continué de

jouer comme si de rien n’était pendant que, j’en étais sûr, Angel devait apporter le soin le plus extrême à l’essuyage des verres.

– Alors ? a-t-il été demandé au bout d’un moment. Le ton était devenu brutal. – Alors quoi ? Là, ça avait été carrément gueulé et avec une force

telle que les conversations s’étaient momentanément interrompues.

– J’ai pas dit une minute non ? a poursuivi Angel. Il lui en a fallu cinq bonnes pour qu’il se décide à

sortir de derrière son comptoir et à venir me taper discrètement sur l’épaule en murmurant « T’es demandé », information que je ne pouvais ignorer.

J’ai quant à moi poursuivi la partie pendant un quart d’heure, avant de quitter la table. Le type était jeune, grand et musclé, les cheveux noirs, brillants et collés. Il était vêtu d’un pantalon blanc bien coupé et d’une chemisette « Banana Republic » noire à la pochette de laquelle étaient accrochées, par une de leurs branches, des lunettes de soleil miroir qu’il ne

Page 15: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 15

devait pas manquer de se flanquer sur le nez à la moindre apparition d’un rayon de l’astre en question, autrement dit sans doute toute la journée, vu la canicule qui régnait en ce mois de juillet. Ses yeux noirs et petits avaient une expression de fureur teigneuse mais contenue (à mon avis, au repos, ce regard devait se borner à refléter la connerie à l’état pur). Il avait dû décider, où on lui avait demandé, de ne pas faire d’esclandre.

– Je suis Michel Lhautrec, lui ai-je annoncé. Il m’a toisé un moment, l’air dégoûté. Moi, j’avais

envie de lui envoyer une claque. – Y’a mon nouveau patron qui voudrait vous voir. Il tenait donc à me faire savoir qu’il avait un

patron et qu’il était nouveau. Va savoir pourquoi ? – Et qui c’est ce nouveau patron ? – Peux pas vous le dire, mais y’a beaucoup de fric

à la clé et puis il m’a dit aussi comme ça que vous aviez pas les moyens de refuser.

Il y a eu un éclair vicieux dans son regard. – Ah oui ? Ça veut dire quoi ça que j’ai pas les

moyens de refuser ? – Que vous pouvez pas refuser. Un petit ricanement a accompagné sa réponse.

Maintenant c’était mon poing en plein dans son nez qui me faisait envie.

– Alors Ducon, tu vas aller dire à ton nouveau patron que je l’emmerde, qu’il peut aller se faire mettre, et par toi au besoin. Tu m’as l’air doué pour.

L’autre est devenu tout pâle, il a été pris d’un léger tremblement, a serré les poings et ne pouvant tenir les résolutions (les siennes ou celles qu’on lui avait

Page 16: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 16

imposées) a levé l’un d’eux. Je l’ai arrêté au vol, lui ai tordu le bras derrière le dos, l’ai fait sortir et, m’étant assuré qu’en cette heure avancée de la nuit la rue était vide, j’ai envoyé, grâce à un coup de pied bien calculé, son visage faire connaissance avec le bitume encore chaud. Il s’est relevé avec peine et est parti sans se retourner, la démarche chancelante. Il devrait sûrement s’acheter une nouvelle paire de lunettes.

Quand je suis revenu dans le bar, tout était comme avant, rien ne s’était passé, aurait-on pu croire. Et c’était bien là l’essentiel !

* * *

Pendant les jours qui ont suivi la canicule s’est maintenue et les vieillards tombaient comme des mouches. J’ai effectué peu de courses et me suis essentiellement consacré à la remise à jour de mes connaissances juridiques, fiscales, financières et autres afin d’être en mesure de répondre aux demandes de ma clientèle ; non seulement ma longue absence avait été génératrice de trous dans ma mémoire mais il fallait aussi que je prenne connaissance des nouveautés apparues pendant cette période.

J’ai aussi fait l’amour avec Nelly, de nuit bien sûr. Grâce aux précautions que je prenais, elle ne s’est aperçue de rien concernant les modifications de mon anatomie. Mais elle était toutefois étonnée des fins de non-recevoir que j’opposais à ses propositions, formulées lorsque l’opportunité s’en présentait, de rencontres diurnes.

Page 17: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 17

Il devait être deux heures cette nuit-là quand, saturé de fines à l’eau et de nicotine, j’ai quitté le Pub XV pour regagner à pied mon logis. Je marchais lentement respirant l’air chaud qui montait du trottoir. La rue était déserte. J’ai entendu, sans y prêter attention, le ronronnement grossissant d’un moteur. Une voiture m’a dépassé puis s’est arrêtée. Deux types en sont descendus et se sont mis à discuter. Lorsque je suis arrivé à leur hauteur, et sans que j’aie eu le temps de réagir, ils m’ont prestement menotté puis précipité sur le siège arrière du véhicule qui a démarré en trombe.

– Be quiet, boy, a dit l’un de mes deux agresseurs. Il parlait fort et nasillait. J’ai subodoré un Etats-

unien. Il était vêtu d’un costume en lin noir, chiffonné à point, avait la carrure d’un joueur de football américain, un visage carré, des cheveux coupés court et il mâchouillait du chewing-gum. Son compère était habillé pratiquement de manière identique et paraissait sortir du même moule, en plus gras toutefois. Les deux hommes m’encadraient et j’avais donc peu de chances de m’échapper.

– Et où on va comme ça ?, ai-je demandé. – Be quiet, be quiet, a dit à nouveau mon voisin. Au même moment le chauffeur, regardant sur sa

droite m’a présenté son profil. J’ai reconnu le type que j’avais malmené l’autre nuit devant le Pub XV.

– Mais c’est Ducon ! Notre spécialiste de vues rapprochées du macadam !, l’ai-je interpellé.

L’autre n’a pas moufté. On avait dû le sermonner sérieusement.

– Be quiet, a pour la troisième fois, demandé mon voisin.

Page 18: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 18

J’ai cru déceler un léger sourire sur son visage. S’il n’avait pas compris la lettre de mon intervention, il en avait, je pense, saisi l’esprit. En tous cas j’en savais maintenant un tout petit peu plus. Celui que Ducon avait appelé son nouveau patron tenait véritablement à me rencontrer. J’ai pensé qu’il serait vain d’essayer pour l’instant d’en savoir plus. On verrait le moment venu mais ma curiosité était en éveil.

Nous sommes allés jusqu’à Vaucresson. La voiture a pénétré dans le garage d’une villa qui, de ce que j’avais pu en voir de l’extérieur, paraissait imposante et luxueuse.

On m’a fait descendre. – Faudrait m’enlever ça, ai-je demandé en levant

mes poignets pour montrer les menottes. – Be quiet ! m’a-t-on répondu toujours avec le

même souci d’économie dans le vocabulaire. Ducon est passé devant sans se retourner. Il nous a

précédés, gravissant un escalier qui donnait dans un couloir que nous avons parcouru jusqu’à ce que, arrivés devant une porte en chêne massif, il frappe, l’ouvre et s’efface pour nous laisser entrer. On était dans une sorte de petit vestibule fermé en face par une porte à double battant capitonnée devant laquelle se tenait un gardien bâti sur le gabarit de mes accompagnateurs.

Ducon étant resté dans le couloir, je l’ai apostrophé :

– Alors Duc’, tu nous suis pas ? T’es pas invité ? C’est vrai qu’à l’heure qu’il est il y a longtemps que tu devrais faire dodo !

Il a esquissé un pas en avant, puis s’est ravisé et a quitté les lieux. Malgré l’heure il portait des lunettes

Page 19: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 19

de soleil, certainement des nouvelles. J’ai regretté : j’avais raté le regard de rage impuissante qu’il avait dû me lancer.

Le préposé aux portes nous a ouvert et nous a introduits dans une grande pièce à l’autre bout de laquelle étaient disposés, côte à côte deux meubles imposants : un bureau et un fauteuil. Un homme se tenait debout derrière le premier et un autre était assis dans le second. On s’est rapproché et « Be Quiet » m’a ôté les menottes.

– Je vous remercie de votre si chaleureuse invitation mais malheureusement, je ne peux rester plus longtemps, ai-je alors annoncé aux deux hommes qui me faisaient face. Je suis littéralement débordé en ce moment. Téléphonez-moi et on essaiera de convenir d’un rendez-vous pour dans quelques mois, OK ?

Je me suis alors retourné mais comme je le craignais « Be Quiet » et son copain, jambes écartées et bras croisés, me barraient la route.

– Monsieur Lhautrec, je vous donne l’assurance que vous pourrez repartir absolument quand vous voudrez, ai-je entendu dans mon dos.

J’ai fait demi-tour. Celui qui me parlait était l’homme debout. Il avait un léger accent.

– Nous vous demandons simplement d’écouter ce que nous avons à vous dire. Après vous ferez ce que vous voudrez.

Mon interlocuteur en costume et parfaitement cravaté avait ce genre de look, ayant cours sous toutes latitudes, qu’illustrent à merveille les cadres fréquentant les tours de la Défense.

Page 20: Du même auteur chez le même éditeur - Fnac

2 20

Des bruits caverneux sont sortis de la bouche de l’individu assis. « … speak english… », ai-je cru saisir parmi eux.

– Parlez-vous anglais ? a traduit l’homme debout. – Non. Je mentais, mais quoi ! Le type enfoncé dans le fauteuil était corpulent, le

visage bouffi, le haut du crâne chauve. Ses mains velues étaient posées sur les accoudoirs. Il portait une chevalière en or à son auriculaire droit. Au-dessous de sourcils noirs et fournis, deux yeux, petits et noirs eux aussi, me fixaient, semblaient m’évaluer. C’était le regard à la fois indifférent et dur de quelqu’un habitué à commander, qui devait écarter de sa route et sans pitié quiconque le gênait un tant soit peu dans son avance.

J’avais par ailleurs la vague impression de l’avoir vu quelque part.

– Bien je traduirai. – Vous n’aurez rien à traduire puisque je m’en

vais. – Vous êtes têtu hein ? Nous nous excusons. Nous

avons été, comment dire… un peu cavaliers, je le reconnais bien volontiers. Mais encore une fois nous ne vous demandons qu’une chose : que vous nous écoutiez. Après vous ferez ce que vous voudrez. Alors s’il vous plaît, acceptez nos excuses et asseyez-vous.

Je me suis assis avec une mauvaise grâce feinte. En réalité je n’étais pas mécontent d’entendre ce qu’on avait de si important à me dire.