du mÊme auteur la pension des nonnes, roman, arléa, 1986

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DU MÊME AUTEUR La Pension desnonnes, roman, Arléa, 1986 Le Peuple du toro, essai (avec Véronique Fla- net), Hermé, 1986 Mari-Barbola, roman, Arléa, 1988 De l'esprit des vins, essai (ouvrage collectif), Adam Biro, 1988

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DU MÊME AUTEUR

La Pension des nonnes, roman, Arléa, 1986 Le Peuple du toro, essai (avec Véronique Fla-

net), Hermé, 1986 Mari-Barbola, roman, Arléa, 1988 De l'esprit des vins, essai (ouvrage collectif),

Adam Biro, 1988

Pierre VEILLETET

BORDS D'EAUX

arléa

IL A ÉTÉ TIRÉ DE L'ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE

VINGT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN ÉDITION BLANC NUMÉROTÉS DE 1 À 20

ET SEPT HORS COMMERCE NUMÉROTÉS À LA MAIN DE H.C. 1 A H.C. 7

ISBN 2-86959-046-6

Cet ouvrage, sixième de la collection « Lieux dits », reprend l'essen- tiel de deux textes Bordeaux images flottantes et Le Médoc presqu'île du vin qui ont fait l'objet d'une publication préalable en albums (respective- ment Chêne/Hachette, 1979 et ACE éditeur, 1982) aujourd'hui épui-

sés. Ils ont été remaniés et refondus pour la présente édition.

© Février 1989 - Arléa.

I

ÉLOGE DES ZONES HUMIDES

N ous découlons, voilà la vérité. Nous ne descendons pas de. Et, en

dépit de nos efforts, nous n aspirons guère à... Nous découlons... D'une source obscure et de ses ramifications. Nous sommes la rumeur des eaux ancestrales ; elles nous ont transmis la parole et elles nous la repren- dront sans violence, comme on fait taire un enfant d'un linge humide passé sur les tempes.

Ici même, nous sommes de toutes parts entourés par les eaux. Dans la forêt, les petites rivières qui vont à couvert, espiègles

et froides comme des filles de rien, expri- ment le commencement, l'initiation à la sau- vette. Leurs eaux ont des reflets de cuivre, des éclats rouges, comme si elles couraient sur des yatagans rouillés, des armures, des monnaies anciennes, tout un trésor d'enfance perdue. Elles donnent moins l'impression de chercher une issue que de la différer par un jeu incessant de feintes, de détours, d'écarts et de ruses, si bien que leur fréquentation pro- cure un sentiment de liesse clandestine.

A l'ouest, invisible et invincible, harmo- niquement lié aux petites rivières, d'abord parce qu'il en est le terme et aussi parce que le bruissement nocturne de la forêt, le vent dans la cime des pins (ainsi que le Prix Nobel de littérature 1952 nous le chuchotait) réper- cute à l'intérieur des terres son halètement marin, à l'ouest donc, l'Océan fait masse et tumulte, persuasion brutale.

Et toutes ces eaux, qu'elles soient maigres ou grasses, vives ou lentes, baptismales ou sépulcrales, toutes ces eaux dont nous décou-

Ions participent d'un même mouvement, y compris les eaux faussement inertes des lacs ; d'une même spirale à l'intérieur de laquelle nous nous trouvons et d'où nous parlons, assiégés comme un gardien de phare.

Au pays du vin glorieux, l'eau courante n'a pas bonne réputation, même s'il en faut (le moins possible) pour abreuver les vieux ceps et rafraîchir les rosiers du propriétaire. Plutôt que par le vignoble, fût-il louable et révéla- teur d'un art, le vin s'exprime dans la bou- teille. En d'autres circonstances, nous lui avons présenté nos devoirs, et nous en repar- lerons jusqu'à plus soif, puisque nul n'épuise semblable énigme. Cette fois, nous acquit- tons notre dette envers les sables et la forêt, envers les immensités liquides qui recou- vraient notre pays du Massif central à la Cas-

tille. Nés du déluge, il y a seulement vingt millions d'années, nous en conservons la mémoire. Nos lieux-dits sont des bords d'eaux, traces humides de notre ancienne condition. Nous aimons d'atavisme leurs contours flottants, leurs berges réflé- chissantes, cette panoplie de miroirs inter- calaires dont ils disposent pour berner les imbéciles et les oiseaux.

J'habite une contrée propice à la libre cir- culation des fluides, aux échanges entre la réalité mouvante et l'esprit qui se meut en elle.

Parce qu'ils possèdent le don de stimuler l'imagination, de gauchir en les nimbant d'étrangeté nos repères usuels, parce qu'ils sollicitent enfin cette adhésion à l'invisible qui fonde les premiers élans poétiques, les bords d'eaux sont à nos yeux les seuls pay- sages où la chimère triomphe du cadastre. Si bien qu'ils présentent l'avantage d'être trans-

posables. Il m'est souvent arrivé de les reconnaître loin de mes bases. Ainsi, dans ces arrière-pays de peintures, italienne et surtout hollandaise, où les sujets du premier plan - vierges aux paupières mi-closes, bourgeois emmaillotés de velours noirs - tournent le dos à mes terres d'enfance, enclos verdoyants où se dénoue dans la luzerne le ruisseau ombilical. Peu de matière : un morceau de pré piqué de crocus, avec un filet d'eau qui divise et l'ombre bleuâtre d'une forêt qui ras- semble, un ciel d'après-pluie où divaguent des nuages ébouriffés comme des agneaux en goguette. C'est le cas, me semble-t-il, de ce tableau de Gérard David que j'aime tant retrouver à Bruxelles. Une vierge peu éthérée y donne à son fils, avec beaucoup de naturel, non le sein qu'on espérait - connaissant la beauté de sa sœur du Prado - mais un robuste bol de soupe ou de laitage. La fenêtre sans volet montre (et dérobe à la fois) un arrière- plan d'eau et d'arbres, agrémenté d'une ou deux façades à pignons. Il représente à peine

un sixième de la surface peinte et cependant toute la paix qui baigne la scène vient de là.

Peu d'espace suffit donc à ces accalmies entrevues pour que nous les identifiions comme nôtres et que s'y ravivent les couleurs de l'enfance ; peu d'espace et peu d'éléments pour que nous nous y récapitulions notre vie durant, car il ne varie guère et il est petit l'univers sensible d'un homme.

La ville y a-t-elle sa place ? Sans doute, puisqu'au voyageur qui a longtemps erré, dit Calvino, vient « le désir d'une ville ». On en devine parfois l'enceinte dans un lointain embué. C'est peut-être une cité lacustre plan- tée dans le triangle où j'écris, entre Océan, Garonne et Landes. A moins qu'elle n'émane des Flandres comme une partie de ma famille, projection tremblée de Bruges, d'An- vers ou de l'exquise Veere dans le Zeeland, dont on rêve, sitôt qu'on l'a connue, de deve- nir bourgmestre. De toute façon, c'est un port. Moins à cause de la proximité de la mer que je n'aime guère sentir à quai, envahis-

sante comme une propriétaire, que pour la variété de ses combinaisons liquides, ses croi- sements louches, salé-saumâtre, doux-amer, ses confitures d'eaux moisies par l'attente, engourdies dans le clapot navrant du bassin de radoub. Roulant de nuit en voiture, on distingue dans la lueur des phares leurs reflets moirés qui tremblent, pareils à de vieilles plumes de paon jetés par-dessus bord.

Pour émigrer au sud, mes aïeux des polders ont traversé la France à grandes enjambées, laissant des flaques sous leurs pas, ainsi que font les enfants sortis du bain qui courent vers des serviettes chaudes. Je ne suis dépaysé ni dans le Cotentin ni dans le golfe du Mor- bihan, ni dans aucune de ces terres que l'eau gouverne en sous-main.

Sceptique en revanche sur les bienfaits de la sécheresse, je me méfie de ses zélateurs. Lorsqu'il fait très froid mais sec et qu'ils ébrouent leur enthousiasme et leur haleine

par les naseaux, je me dis que j'ai affaire à l'espèce redoutable des énergiques à idées fixes et simples, heureusement clairsemés dans les parages. La douceur humide et, plus encore, l'humidité chaude ne fouettent certes pas la volonté. Si leurs vertus atmosphé- riques sont discutables, c'est qu'elles sécrètent moins un climat qu'une matière complexe, une substance proprement litté- raire. Il m'a toujours semblé que la création supposait un état de liquéfaction. Le cours d'eau appelle l'écriture, il montre la voie en traçant sans effort la phrase que nous pour- suivons, ductile et transparente, celle qui s'étire, se reprend, paresse, sinue et fugue, semble se perdre mais ne s'interrompt jamais, idéale puisque nous ne connaissons ni son commencement ni sa fin, juste sa pente, juste sa mélodie. Les écrivains auxquels je m'adresse sans me lasser sont mes riverains. L'eau irrigue les œuvres si différentes de Novalis, de Poe, de Maupassant, de Rim- baud, de Nerval, de Melville, de Mac Orlan, d'Hardellet ou de Vialatte.

A propos du sud, son assimilation à l'ari- dité n'est pas recevable. Ici je me sens sudiste, et j'ai mes zones humides jusqu'au fond de l'Andalousie, dans la Marisma. La vache fla- mande ou médocaine y est remplacée par le taureau de combat, mais c'est le même terri- toire imbibé, que le soir enveloppe de vapeurs et de silence, le même horizon bas qui s'affale pour laisser toute la place au ciel dans le tableau. Un même air iodé vient de l'Atlantique et enivre les nuages. Rafaël Alberti de Cadix n'est pas un poète sec.

Chez nous on apprend de bonne heure à mesurer les rations d'eau. Il est rare que celle-ci vienne à manquer aussi cruellement qu'en Provence, mais elle conserve, en dépit des robinets et des lances d'arrosage, le carac- tère sacré qui fut longtemps le sien, et chaque enfant tire sa fierté de venir du ruisseau.

C'est là, entre les ajoncs et les aulnes, au pays des libellules, des tétards et des cra- pauds-martyrs qu'il apprivoise les sortilèges dont sa vie ne cessera d'être tributaire. Il res- pecte les coins de pêche qui ne sont pas de son clan ; il se trouble à l'approche du lavoir où les claquements et les rires de gorge recèlent un mystère de sensualité. En été, il guette avec gourmandise la pluie qui fait cré- piter le jardin. Et son grand-père approuve : « Il pleut de bon appétit. »

Dans sa chambre, le ruissellement est relayé par un gramophone où les 78 tours de Charles Trénet dispensent en alternance le soleil du Languedoc et des ondées mélanco- liques, scellant ainsi les termes du binôme existentiel : heureux/malheureux.

«Je marche au bord de l'eau en songeant à mes peines anciennes. »

Le troubadour des parents en guerre tient lieu de wanderer traquant son âme comme un gibier dans les sous-bois du Wienerwald, puis

revenant étancher sa soif à l'auberge : Franz Schubert, musicien du thème liquide, de l'averse dans l'arc-en-ciel et du méandre, mon préféré.

Il n'y a guère, les savants se sont chamail- lés autour d'une hypothèse plaisante à résu- mer : existe-t-il une mémoire de l'eau ? Celle-ci conserve-t-elle l'empreinte de subs- tances qui, après avoir séjourné en son sein, ont disparu ?

La malice soufflerait d'apporter à cette question physique et biologique une réponse plus philosophique en reprenant la formule du grand sourcier Gaston Bachelard : « Le même souvenir sort de toutes les fontaines. »

Nous savons qu'il n'est qu'à se promener le long d'une rivière inconnue pour que remontent à notre mémoire des émotions intimes. Tous les bords d'eaux du monde ont le pouvoir de nous rapatrier. Ils nous retrempent dans une innocence vécue ail-

leurs et portent à leur insu les lambeaux d'un bonheur qui coulait chez nos pères.

Pour autant, je n'envisage pas de renoncer aux charmes détrempés de mon pays, à ses dimanches après-midi de décembre où infusent doucement l'ennui et la pénombre. Les feuilles mortes répondent au vent d'ouest par des sarabandes voluptueuses dans les jar- dins sans public. Les pâtisseries allumées entrouvrent leurs portes et diffusent l'odeur provinciale et métaphysique du chocolat qui cuit. Bordeaux est à peu près déserte ; les familles rentrent enfin. Elles se ressemblent toutes : ce sont des entrailles de carrosseries. Les petits fiancés de Jean Eustache s'étreignent sous les néons en prenant l'air préoccupé des vieux couples. Là-bas, au vil- lage, je ne possède plus la moindre parcelle

de terre. Je suis ici un locataire de l'hiver qui attend l'été pour faire la cigale. Cependant quelque chose me ramènera toujours vers ces quais à l'abandon.

Les ouvrages de psychologie parlent peu de l'instinct d'appartenance géographique, c'est bien dommage, car j'y vois une passion non moins subjuguante que la passion sexuelle et non moins liée qu'elle à notre commerce avec la mort.

La consolation que je prétends recevoir de mes ruisseaux natals, leur pouvoir dissolvant, qui m'est aujourd'hui bénéfique, préfigurent la dissolution finale. Celui qui est apaisé par les eaux doit s'attendre à se perdre en elles. Songeait-il à autre chose le jour où, enfant, saisi d'une angoisse inexplicable, sa main logée dans celle de son grand-père, il guettait l'instant bouleversant où le bouchon de pêche s'enfonce d'un coup ?

Je ne prétends pas qu'aimer les bords d'eaux, c'est y exhiber en permanence, comme une sorte d'ophélisme, la perspective

de l'engloutissement. Mais pourquoi le nier, il existe une séduction de l'eau ainsi qu'il existe un appel du bûcher expiatoire et régé- nérateur, à la faveur desquels nous postulons qu'une métamorphose est possible dans la soumission de principe à l'élément primor- dial.

Adolescent, je lisais les lourds volumes cartonnés de la librairie Hachette, où Oné- sime Reclus décrit l'un après l'autre les fleuves et rivières de France avec leurs affluents. Cette navigation ne m'enchantait pas moins que les aventures sous-marines chez Jules Verne. Les soirs où la pluie chuin- tait aux carreaux, je croyais entendre se refer- mer mollement des eaux sans fond derrière mon lit-bateau. Je n'éprouvais pas de crainte, simplement l'effet d'un léger roulis qui ne tardait pas à m'endormir au beau milieu du Loing ou de l'Aveyron, car tout m'était navi- gable, y compris le rêve qui s'ensuivait.

Premiers titres :

André Fraigneau, Les Enfants de Venise Miguel Torga, Portugal Jacques Laurent, Le Regard trahi Jean-Claude Guillebaud, Le Voyage à Kéren François Mauriac, La Province

A paraître :

Régis Debray Denis Tillinac Sylvain Roumette Lucien Maillard Éric Sarner Marc-Edouard Nabe

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