du mÊme auteur un oursin dans le caviar

25

Upload: others

Post on 12-Jan-2022

7 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR
Page 2: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Né le 6 décembre 1929 à Coulommiers (Seine-et-Marne). Etudes aux lycées Condorcet et Rollin. Ecole supérieure de journalisme. Directeur de la page parisienne du Figaro depuis 1962 et directeur des services parisiens de ce quotidien depuis 1971. Producteur- présentateur de l'émission Samedi-Soir depuis 1967. Animateur à Radio-Luxembourg de l'émission Non-Stop depuis 1968. Rédacteur en chef à France-Soir depuis le 1 avril 1973. Ouvrages publiés : Les Passions du dimanche, Carnets mondains (Table Ronde) ; Madame n'est pas servie (Pensée Moderne), Ultra-Guide de Deau- ville, Paris la nuit, Petit Précis de sociologie parisienne (Grasset) ; Lettre ouverte aux marchands du Temple (Albin Michel) ; Comment devenir animateur de radio sans se fatiguer (Pensée Moderne) ; Un Qursin dans le caviar (Stock, 1973) ; La Cuisse de Jupiter (Stock, 1974) ; Un Oursin sur les tapis verts (Stock, 1975) ; Du vinaigre sur les huiles (Stock, 1976). Prix : Chronique Parisienne 1959 ; Talle- mant des Réaux 1967 ; Grand Prix de l'Humour 1962; Triomphe de la Radio 1969, 1970, 1971 ; Prix Scarron 1973. Membre du Rotary Club de Paris.

Lucien Dieu, directeur du plus puissant quotidien français : Midi- Presse, meurt en quelques mois à l'âge de 56 ans. Obsèques gran- dioses, où se presse tout ce que Paris compte de célébrités : ministres, artistes, femmes du monde — et du demi-monde —, auteurs célèbres, mélangés. Funérailles éminemment parisiennes. Mais qui est donc Lucien Dieu ? Et qui aurait jamais pu le savoir si le narrateur — un journaliste — n'était, après la cérémonie, revenu dans l'appartement du défunt où un hasard heureux lui fit trouver son journal intime ? Etrange personnage. A travers ses confidences, cet homme aussi puissant — sinon plus — que n'importe lequel des représentants du pouvoir, cet homme respecté et craint nous livre un étrange récit de sa vie. L'argent, certes, l'intéresse, mais il en a au-delà du désirable. L'influence ? Il peut, à son gré, mettre en vedette un nom ou, au contraire, faire en sorte que le public l'ignore. Non, tout cela, en trente ans de journalisme, Lucien Dieu en a fait le tour. Ce qui le passionne, ce sont les femmes, toutes les femmes, de la dactylo à l'épouse du P.-D. G., de la serveuse de restaurant à la compagne des ministres. Il les adore toutes. Trop, sans doute, car ce sont elles qui vont lui créer le grand drame de sa carrière. Il se rend souvent chez un de ses amis qui organise pour ses invités d'étranges « fêtes » que la morale réprouve. La police s'en mêle... Lucien Dieu, si son nom ne paraît pas encore dans la presse, se voit toutefois interrogé plusieurs fois par semaine au Quai des Orfèvres, par le commissaire Larue. Des témoins — plus ou moins manipulés — se succèdent pour l'accabler. L'inculpation, et la ruine morale, semblent inévitables... Seulement voilà, Lucien Dieu est journaliste. Il sait ce que sont les hommes, il n'en connaît point sans défaillances. Alors commence, menée par lui, la contre-enquête : son objet, ce sera le commissaire Larue lui-même: comment donc Lucien Dieu pourra-t-il s'en sortir ?

Page 3: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

DU MÊME AUTEUR

Dans Le Livre de Poche :

UN OURSIN DANS LE CAVIAR.

Page 4: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

P H I L I P P E / B O U V A R D

La cuisse de Jupiter

S T O C K

Page 5: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

© Éditions Stock, 1974.

Tous droits réservés pour tous pays

Page 6: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Si Dieu nous a faits à son image Nous le lui avons bien rendu.

VOLTAIRE.

Page 7: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR
Page 8: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

AVERTISSEMENT AU LECTEUR...

La cuisse de Jupiter n'est pas vraiment un roman à clés. C'est plutôt un livre en forme de trou de serrure. Certains traits de caractère sont vrais, d'autres sont inventés. De toute façon, aucun personnage ne correspond à la réalité brute.

Il m'a fallu emprunter à six hommes pour construire mon héros. Encore y ai-je ajouté assez largement des rêveries personnelles. Aujourd'hui, d'ailleurs, je serais bien incapable de démêler ce qui s'est vraiment passé de ce qui aurait pu se passer et de ce que j'aurais aimé voir se passer.

Peut-être tout est-il vrai. Peut-être tout est-il faux. Mais tout est possible...

Ph. B.

Page 9: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR
Page 10: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

PREMIÈRE PARTIE

Page 11: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR
Page 12: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

LA tête de Louis, le valet de chambre, apparut, encadrée de noir, dans l'embrasure de la porte. Un vrai faire-part :

« Dieu est mort!... » Dieu, Lucien Dieu, mon patron, mon directeur, agonisait

depuis trois mois. Mais jamais plus de quatre heures par jour. Le reste du temps, il était bien trop occupé à diriger ses journaux, ses affaires, son empire de presse.

Les conseils d'administration se tenaient autour de son lit. Une secrétaire lui tendait tour à tour les trois télépho- nes, s'évertuant à ne pas se télescoper avec l'infirmière chargée des potions.

Le spectacle de ce moribond accroché désespérément à sa puissance terrestre était dérisoire, gênant, pathétique et grandiose. Certes, il continuait à tirer les ficelles, mais, à l'autre bout, les pantins remuaient moins vite et ne fai- saient plus toujours les gestes escomptés.

Lucien Dieu se vidait peu à peu de son pouvoir comme certains accidentés de la route de leur sang. On lui obéis- sait plus comme à un malade que comme à un directeur. Il exprimait moins des ordres que des dernières volontés.

La chambre sentait la pharmacie. Les morasses traî- naient un peu partout. Courtois, le médecin qui depuis le début soignait Dieu, m'avait raconté que l'encre d'impri- merie semblait agir sur le malade avec la force des sels les plus violents.

Page 13: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Deux fois par jour, lorsque Tropman, dit Trop', le secré- taire, apportait les éditions si fraîches qu'elles maculaient aussitôt les draps et le pyjama du patron, Dieu émergeait miraculeusement de sa torpeur. Ses narines remuaient d'abord, preuve du processus olfactif, avant que sa main, amaigrie, tremblante, pût ramper en direction du papier.

Paradoxalement, il souffrait surtout de ne plus être con- tredit comme avant. Certes, il n'avait jamais beaucoup apprécié qu'on ne fût pas de la même opinion que lui et que l'on s'insurgeât contre des avis qu'il n'avait de cesse qu'ils ne fussent transformés en décisions.

Mais, pour sa bonne conscience, pour son confort intel- lectuel, et aussi pour ce qu'il nommait, avec un demi- sourire, « l'équilibre d'une rédaction », il s'arrangeait pour qu'un de ses collaborateurs tînt lieu de leader de l'opposi- tion. Ainsi se donnait-il l'illusion du libéralisme. On pou- vait d'autant plus tout lui dire qu'il n'en t e n a i t aucun compte.

A Midi-Presse, c'était Jonathan qui remplissait ce rôle. Sa musculature puissante, son passé de parachutiste et son mauvais caractère le prédisposaient à jouer les trou- ble-fête.

Or, depuis que Dieu était alité, Jonathan venait à son chevet comme les autres, mais semblait avoir renoncé à toute agressivité, même les jours où, professionnellement, Dieu délirait.

La semaine qui avait précédé sa mort, j'avais assisté à une réunion auprès de son lit. Un Boeing d'une compagnie française s'était écrasé deux heures plus tôt sur une tour de contrôle en Grèce. Visibilité excellente. Conditions météorologiques parfaites. Un accident inexplicable, si l'on excluait la défaillance humaine.

Dieu avait écouté nos comptes rendus, et puis il s'était un peu soulevé, tandis qu'on le calait avec des oreillers. Il avait fait un signe vers le meuble Louis XIII qui lui ser- vait de bureau. Trop' avait compris et, en s'arc-boutant, il avait légèrement déplacé l'autre secrétaire (lui n'était pas de bois, il s'en fallait...), son concurrent le plus direct auquel Dieu confiait bien plus de secrets.

Page 14: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

La porte d'un coffre-fort scellé dans le mur était appa- rue. Du coffre, en froissant d'innombrables papiers, Trop' avait extirpé un dossier rouge et l'avait déposé devant Dieu. Tache sanglante sur le drap du lit.

Et Dieu avait pris la parole pour nous expliquer que, dans ce dossier arrivé mystérieusement jusqu'à lui, se trouvaient les preuves de la baisse de conscience profes- sionnelle du personnel navigant.

Un informateur, que l'on pouvait supposer être licencié de la compagnie à la technicité de ses renseignements et à son désir non dissimulé de nuire, révélait de bien curieu- ses pratiques : les pilotes se soustrayaient une fois sur deux aux visites médicales; en vol, ils buvaient d'autant plus volontiers que les consommations étaient gratuites; ils s'occupaient beaucoup plus des hôtesses que des com- mandes et se livraient de moins en moins à des contrôles qu'ils estimaient trop routiniers.

Suivait une statistique sur la croissance vertigineuse des catastrophes aériennes, dont les trois quarts, précisait le rapport, n'avaient jamais été (ou ne pouvaient être) expliquées.

Encore une fois, Dieu voyait plus loin que l'événement. Il passait du particulier au général. Certes, ce dossier allait faire scandale, mais le public, dont on prenait impli- citement la défense, serait avec nous.

Chacun approuva en évitant de regarder son voisin. C'était une excellente idée! On allait vendre trois cent mille « papiers » de plus! Il fallait rompre le mur du silence! Faire mordre la poussière aux spécialistes et pro- téger le consommateur!

Sur le palier, cependant, les mines se renfrognèrent. Dieu était fou. Son dossier ne tenait pas debout. La com- pagnie ferait un procès. Sans compter qu'elle retirerait sûrement sa clientèle publicitaire, qui devait se chiffrer à plusieurs milliards pour l'année. Alors, que faire? Pou- vait-on refuser cette ultime satisfaction à Dieu? Toujours à l'unanimité, il fut décidé qu'on écrirait l'article qu'il avait souhaité, qu'on l'imprimerait, mais qu'il serait le seul à le lire.

Page 15: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Toutes les précautions furent prises pour éviter une fuite malveillante qui nous aurait valu les pires ennuis. Je me chargeai de trousser l'enquête. Un typographe de con- fiance (on l'avait choisi parce qu'il était un des rares « syndicalistes de droite ») composa la copie. La nuit, lors- que les derniers rotativistes furent partis, on substitua cette fausse première page à la vraie et l'on en tira douze exemplaires : un pour Dieu et les autres pour nos archi- ves. Puis, à l'heure habituelle, on fit porter le journal chez le patron. Il exultait :

« C'est le meilleur numéro que nous ayons sorti depuis longtemps... »

Les heures qui suivirent furent pénibles. Il demandait sans cesse des nouvelles de l'« affaire ». Avions-nous déjà reçu du « papier bleu »? Comment les confrères avaient-ils réagi? Pourquoi les radios et la télévision ne citaient-elles pas cette enquête exclusive?

Nous inventions péniblement des réponses. Peut-être un jour nous aurait-il fallu passer aux aveux en dévoilant cette pieuse supercherie, si très vite, un lundi matin de décembre, Dieu n'avait rendu son âme à l'Autre.

Le dernier soupir de Dieu ne provoqua pas le grand chambardement auquel la plupart d'entre nous s'atten- daient. Les capitalistes et les penseurs du groupe demeu- rèrent en apparence sans autre réflexe que celui qui con- sistait à renifler publiquement assez fort pour témoigner de leur chagrin, et de façon que l'on ne pût attribuer ce spasme nasal au rhume. En fait, chacun avait pris ses dis- positions depuis longtemps.

Le fameux reflux noté par Saint-Simon, et qui portait les courtisans de la chambre du roi mort vers les apparte- ments du régent vivant, ne s'était pas produit. Bien au contraire, puisque, durant les trois jours qui précédèrent l'enterrement, Dieu vit (façon de parler) affluer encore plus de monde à son chevet qu'il n'en avait jamais eu à sa table.

Trop' les introduisait un à un avec des mines chafoui- nes et feutrées d'ordonnateur des pompes funèbres. Selon l'importance du personnage et son degré d'intimité avec

Page 16: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Dieu, il laissait s 'écouler un temps plus ou moins long avant de reparaître comme un geôlier chargé d'abréger les visites du dimanche au parloir.

La porte de la chambre n'était jamais complètement fermée. Trop' surveillait le comportement des visiteurs comme si son patron avait eu encore quelque chose à redouter. Certains restaient debout longuement, sans pou- voir détacher leur regard de ce visage si pâle et enfin apaisé. D'autres, passée la minute de méditation liminaire, faisaient du regard le tour du propriétaire. On les sentait démangés par l'envie d'ouvrir les tiroirs. L'archevêque de Paris eut un réflexe professionnel : il se mit à genoux.

Le premier après-midi, trois ministres se succédèrent, cravatés et gantés de noir. Faute d'apercevoir la veuve de Dieu, ils secouaient la main de Trop' comme s'il avait été l'unique héritier, et lui confiaient le trop-plein de leurs condoléances. Puis, contents de s 'être débarrassés, ils se déridaient avant même de se retrouver sur le palier.

Les plus émouvants furent deux jeunes stagiaires que le chef des informations avait envoyés pour bien montrer que toutes les catégories professionnelles et toutes les générations de Midi-Presse prenaient part au deuil. C'était leur premier contact avec le patron, qu'ils n'avaient jamais vu vivant. On leur présentait ainsi à la même minute, ce qu'il y avait de plus puissant — un directeur de journal — et de plus dérisoire — un mort.

Longus, le chef du service Etranger, avait eu l'idée sau- grenue et touchante de venir rendre son ultime hommage en apportant les morasses du jour. Si Tropman l'avait laissé faire, il aurait délicatement placé l'épreuve de la dernière page entre les mains du mourant, comme un cru- cifix ou un chapelet, en guise de viatique pour la vie éter- nelle.

Tout le monde, dans la corporation à Midi-Presse, évi- demment, mais aussi chez les confrères, avaient bien fait les choses. Les nécrologies étaient d'autant plus complètes et illustrées que la longue agonie de Dieu avait permis de les préparer sans se presser.

Chacun y était allé de son coup de chapeau et de son

Page 17: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

souven i r , avec l ' a r r iè re -pensée plus ou moins diss imulée d ' é t a l e r ses b o n n e s re la t ions profess ionnel les avec Dieu. C h a c u n lui devai t que lque chose. A tous il avait appr i s leur mét ier . A Midi-Presse, p o u r t a n t et bien que les deux pages spécia les e n c a d r é e s de no i r fussent prê tes depuis longtemps , on avai t fr isé la c a t a s t r o p h e : le papier d 'ad ieu , qui deva i t f igurer à la place de l 'éditorial, avait été écri t p a r un a c a d é m i c i e n ami, de la maison, mais décédé lu i -même dix j o u r s plus tôt. On ne pouvai t décem- m e n t faire é v o q u e r la m é m o i r e d 'un mor t p a r que lqu 'un qui l 'avait devancé a u c imet iè re .

E n ple ine nui t , il fal lut ba t t re , pa r téléphone, le rappel des bonnes volontés . Tout ce que Paris compta i t de g r a n d s l i t t é r a t e u r s apo l i t iques fut ainsi prié de se met t re à l 'ouvrage. S a n s résul ta t . Le p remie r avait t rop de cha- g r in p o u r p r e n d r e la p lume. Le second avait moins connu Dieu qu 'on ne le pensai t . Le t ro is ième demanda i t quaran- te-huit heu res p o u r l ivrer l 'art icle. Le q u a t r i è m e s'inquié- tai t du prix. En désespo i r de cause, les r édac teurs en chef t r o u s s è r e n t un « adieu » collect if que l 'on signa M.-P., c 'est-à-dire des ini t ia les du journa l .

P e n d a n t ce temps-là , T r o p m a n cherchai t le tes tament . Il f init p a r le d é n i c h e r au fond de la table de nuit . Quat re lignes t rès s èches ind iqua ien t que l ' en te r rement aura i t lieu d a n s l ' i n t imi té , sans fleurs, sans d iscours et sans cou- ronnes . Au-dessous de la s ignature , f igurait cet te ment ion plus t empore l l e : « Je lègue tout ce que j 'ai à m a femme et à mes enfan t s . »

Sa f e m m e ? Dieu l 'avait t ou jou r s tenue à l 'écart de sa vie profess ionnel le . Lorsqu ' i l sor ta i t , il exhibait , selon l'oc- casion, une ac t r i ce (pour le théâtre) , une a r i s toc ra te (pour la chasse), ou u n e jol ie fille inconnue (pour les dîners plus int imes) , mais d o n t la pho tograph ie ne t a rda i t guère ensui te à ven i r fa i re r i se t te aux lecteurs de Midi-Presse.

Les vé té rans , ceux qui é ta ien t au journa l depuis la fin de la de rn i è r e guerre , a s su ra i en t que, en t r en te ans, Mme Dieu n ' ava i t j a m a i s mis les pieds dans le bu reau de son mar i . L'eût-elle fait qu 'e l le serai t ressor t ie assez horri- fiée : le c a n a p é i m m e n s e et déon to log iquement surpre-

Page 18: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

nant, l ' a rmoi re a u x l iqueurs , et su r tou t la pet i te salle de bain a t t enan te , ne c o m p o s a i e n t pas l ' image labor ieuse a t t endue .

Les vis i teuses se succéda ien t dans ce bu reau -chambre à coucher à une a l lu re effrénée. Quelques-unes ressor ta ien t dignes et g raves a u bou t de cinq minutes ; d ' au t res , géné- ra lement a p p a r t e n a n t à l ' indus t r ie d u spectacle, n 'émer- geaient q u ' u n e demi-heure plus ta rd , ébour i f fées et les p o m m e t t e s en feu.

Qu'il ait eu avec elles une conversa t ion phi losophique ou des r a p p o r t s sexuels, Dieu les reconduisa i t t ou te s avec le même, a i r c é r é m o n i e u x j u s q u ' à la po r t e de l 'ascenseur. Il tenai t à cet i n t e r m è d e sans lequel sa légende n ' aura i t pas été complè te .

Personne n ' ava i t j a m a i s su si ce c o m p o r t e m e n t boulimi- que à l 'égard des p e r s o n n e s d u sexe opposé sat isfa isai t les exigences de son t e m p é r a m e n t ou les besoins de son stan- ding. Peut-être les deux, a p r è s tout. J u s q u ' à sa cinquan- taine, Dieu n 'avai t reçu d a n s son sanc tua i re d u sixième étage que les filles t rès j e u n e s ou les f emmes t rès con- nues. Les plus p ruden te s , celles qui se faisaient accompa- gner d ' un père , d ' u n mar i o u d 'un ami , ne faisaient pas long feu.

Et puis, p lus t a rd , les huiss iers d u pa t ron avaient enre- gistré le défi lé d u tout -venant : encore des act r ices , évi- d e m m e n t , mais auss i des a rpe t tes , des secré ta i res , des mine t tes que Dieu avait r e m a r q u é e s d a n s des bou t iques ou au r e s t au ran t .

Ces tête-à-tête ava ient le don de m e t t r e en joie une par t ie de la rédac t ion , qui s ' a r rangea i t p o u r déléguer a u sixième étage un o b s e r v a t e u r dont le r e tou r s 'accompa- gnait de q u e l q u e s n o m s p rop re s et de que lques his to i res lestes.

Mais les r é d a c t e u r s en chef, l 'é ta t -major , les « saints » de Dieu, c o m m e on les appela i t , enragea ien t de t rouver por te close à des heu res o ù il semblai t que les p rob lèmes de l 'édit ion e u s s e n t d û passe r avant l ' inst inct reproduc- teur. Tassés s u r des b a n q u e t t e s dans l ' an t i chambre direc- toriale, ils pa t i en ta ien t . J o n a t h a n appela i t cela, mi-figue,

Page 19: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

mi-raisin, « les séances de pied de grue ». Et quand la dame ressortait enfin, ils la suivaient avec un regard sans aménité, la rangeant à jamais dans la catégorie haïe des croqueuses de santé patronale.

L'enterrement ne déçut personne. Il fut grandiose et simple, comme Dieu l'avait voulu. Tous les gens auxquels le disparu avait rendu service étaient venus. Cela formait un énorme fromage de têtes. Des milliers de visages de circonstance. Des afflictions réelles, des tristesses feintes, des allures compassées, des mines qu'on ne prend que de temps à autre dans un cimetière, parce que, en regardant descendre le cercueil dans la fosse, chacun a l'impression de contempler sa propre mort.

Tout ce monde se connaissait, s'était vu la veille à un dîner, se retrouverait aujourd'hui ou demain à l'heure du déjeuner chez Maxim's. C'était à qui serrerait le plus grand nombre de mains, afin de faire la preuve publique de ses immenses relations.

Il n'y avait guère que la petite délégation d'anciens combattants (Dieu avait fait, assurait-on, une « belle guerre ») qui resta isolée, toute bête, figée, sous ses bérets basques et derrière ses brochettes, autour de son porte- drapeau.

Les ministres présents — on devait en dénombrer une bonne quinzaine — avaient l'air sincèrement peinés. Sans doute réalisaient-ils qu'ils perdaient non seulement un ami, mais aussi un défenseur habile et un conseiller avisé, qui ne se privait pas de leur faire donner par ses journa- listes des petites leçons, tout en leur épargnant, il est vrai, les grandes.

De la veuve n'apparaissait qu'un nez rouge sous un voile noir. On lui secouait les mains, on l'embrassait, mais sans conviction. Elle avait perdu son mari pour la pre- mière fois depuis bien longtemps, et beaucoup n'étaient pas loin de penser que cette disparition allait lui permet- tre de savoir où il était chaque soir.

Et puis, loin, très loin, derrière l'état-major qui s'était spontanément formé en petits clans comme à l'intérieur du journal, Sophie et Marc, les deux enfants de Dieu, se

Page 20: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

faisaient r e m a r q u e r sans le vouloir p a r leur c o m p o r t e m e n t modeste . Marc, vingt ans, poursu iva i t des é tudes d'écono- mie. Sophie, son aînée de q u a t r e ans, t ravai l la i t c o m m e rédact r ice à la r u b r i q u e des spectac les de Midi-Presse.

Dieu, qui a i m a i t ses en fan t s , les voyait peu. D 'abord parce qu'il é t a i t r a r e m e n t chez lui, ensui te parce que cha- cun mena i t sa vie de son côté , enf in pa rce qu' i l cons idéra i t qu ' i ls n ' é ta ien t p a s encore tou t à fait adu l t es et que la con- versat ion ne p o u r r a i t s ' engager en t re eux et lui que lors- qu'i ls au ra i en t a t t e i n t un ce r t a in s tade profess ionnel .

Au milieu des allées, les p h o t o g r a p h e s du j o u r n a l mitrail- laient tout ce qu i passa i t à por tée d 'object i f . Quelques r epor t e r s mi t eux nota ien t des n o m s s u r des morceaux de pap ie r tachés p a r la pluie. Derr ière une pet i te chapelle, Longus d ic ta i t à sa secré ta i re un p lan de batai l le : les t i t res qu 'on t rouvera i t le l endemain à la « une » de Midi-Presse et dans les pages in t é r i eu res où sera i t re la té - l ' en te r rement . Le p rob lème le p lus dél icat é ta i t celui des c i ta t ions. On ne pouvait , f au te de place, i m p r i m e r tous les noms. On s 'en sor t i ra i t en é l i m i n a n t les r édac teu r s d u g roupe (désignés g lobalement) et les « che r s conf rè res » (auxquels on n 'avai t pas à faire de publici té) .

A côté de moi , il y avai t une pet i te b londe c h a r m a n t e que j 'avais dé j à r e m a r q u é e p lus ieurs fois dans l 'ascenseur. A ce qu 'on m 'ava i t dit, elle t ravai l la i t au service des abon- nements . Nous n 'av ions j a m a i s été plus loin que b o n j o u r ou bonsoir . Or là, ne t r ouvan t sans dou te que m o n visage c o m m e figure de conna i ssance , elle s 'é ta i t accrochée à moi. Je l 'avais r ega rdée avec su rpr i se : elle avai t d û pleu- re r tou te la nui t , et elle con t inua i t doucemen t , paisible- ment , r égu l i è rement , s ans renif ler , c o m m e une pe t i te fon- taine. De t e m p s en t emps , c o m m e si elle avai t eu honte de ce gros chagr in qu i n 'é ta i t pas prévu p a r les convent ions collectives, elle se cachai t d a n s ses mains.

Personne ne fa isai t a t t e n t i o n à elle. Allez donc distin- guer, sous une pluie b a t t a n t e et p a r m i dix mille personnes une vraie pe ine d ' u n faux chagrin! Et puis ces yeux-là, tout gonflés, ne d isa ient r ien à personne. Elle étai t aussi anonyme que les b a d a u d s o u les « fidèles lecteurs »

Page 21: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

venus p o u r c o m p o s e r l ' inévi table f igura t ion intelligente. J e sen ta i s s u r m o n b ra s les c r i spa t ions de sa main. Je la r ega rda i s d u co in de l'œil. Quel âge pouvait-elle avoir? T r e n t e ans à t o u t casser , ma i s t rès fraîche, pulpeuse, sans maqui l l age et s ans art if ice.

Qu'y avait-il e u en t r e elle et Dieu? Beaucoup plus qu 'un con tac t r ap ide d a n s le b u r e a u directorial , si j ' en jugeais p a r ses l a rmes . Une l iaison prolongée sans doute, et la pe t i te n ' en ava i t t i ré a u c u n bénéfice, ca r je n 'avais pas e n t e n d u di re qu 'e l l e eû t r eçu le moindre avancement . Dieu é ta i t a insi : il s édu i sa i t p a r sa toute-puissance et voulait ensui te ê t r e a i m é p o u r lui-même. Cela ne marcha i t pas tou jours . S u r t o u t avec les ac t r i ces qui en tenda ien t que la plus pe t i te p r i v a u t é fût payée d 'une g rande photographie . Mais avec les humble s , les « mignonnes », c o m m e il disait, il avai t tô t fai t de leur expl iquer que, p o u r que leur a m o u r fût p u r et dés in té ressé , il fallait qu'il res tâ t secret et ne s ' a c c o m p a g n â t pas de faveurs publiques.

Il n 'y avai t p a s eu de c é r é m o n i e religieuse. Dieu étai t né ju i f et é ta i t d e v e n u su r la fin de sa vie athée. D'ailleurs, c o m m e ses r e l a t ions é ta ien t aussi bonnes avec le nonce

apos to l ique qu ' avec le g r a n d rabbin, l ' iman de la mosquée de Par is ou les pas t eu r s , il n 'avai t voulu donne r à aucun cul te la p ré fé rence , de p e u r de faire de la peine à un ami. Il é ta i t midi q u a n d j 'a i qu i t t é le c imet ière avec la petite t o u j o u r s a c c r o c h é e à m o n bras . Nous avons reflué lente- men t , p récédés p a r deux ac t r ices qui sanglotaient chaque fois qu 'e l les ape rceva i en t un photographe. J 'ai installé la pet i te d a n s u n taxi a p r è s l 'avoir embrassée su r les deux joues .

Avec la vo i tu r e d u journa l , je suis revenu chez Dieu. La p o r t e é ta i t e n t r o u v e r t e et l ' appa r t emen t déser t , à l'excep- t ion d ' une f e m m e de ménage espagnole, t rop récemment engagée p o u r avo i r été au tor i sée — ou p o u r avoir eu envie — de su iv re les funérail les. Les trois salons — les deux g r a n d s et le pet i t — para issa ien t encore plus vastes a u r ega rd des q u e l q u e s cen t imè t res de m a r b r e sous les- quels Dieu a l la i t a t t e n d r e le jugement dernier . La cham- bre m o r t u a i r e ava i t été aérée. Rien ne subsis ta i t dé jà plus

Page 22: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

sur les meubles des innombrables photographies et objets-souvenirs dont Dieu aimait à s'entourer. On sem- blait avoir enterré le passé avec l'homme.

Comment je suis allé jusqu'au secrétaire qui me fasci- nait depuis longtemps; comment je l'ai ouvert; comment j'ai fait basculer la petite trappe dont je connaissais l'existence et comment je me suis emparé de la grosse enveloppe sur laquelle j'avais entrevu une seule fois, en lettres énormes, la mention « journal intime » — je ne le sais pas encore aujourd'hui. Je suppose que j'ai agi dans une espèce d'état second et que les critères habituels de délicatesse ou d'honnêteté ne sauraient m'être appliqués en ce cas précis.

Beaucoup considéreront qu'il s'agit là d'un vol. Peut- être. Mais j'ai des circonstances atténuantes. J'aimais Dieu, inconsciemment. Pendant les dix années que j'ai passées à côté de lui, il m'a caché le reste de l'humanité. J'admirais tout : sa réussite, son aisance, sa fortune, son caractère, ses costumes, ses voitures, ses femmes mêmes. Un mot tombé de sa bouche pouvait me transporter de joie ou me plonger dans un désespoir total.

Peut-être ne s'est-il jamais rendu compte de cet amour-là. D'autant que je n'étais pas seul à l'éprouver. Certes, il n'ignorait pas le pouvoir qu'il possédait sur les êtres, mais il lui suffisait de l'exercer, sans recourir à l'analyse.

Mon amour pour Dieu a été si fort que, s'il avait été — ce qu'à Dieu ne plaise — homosexuel, il m'aurait sans doute fait basculer avec lui, moi qui ai d'habitude tant de répulsion pour ce sport. M'avait-il vraiment remar- qué? Etais-je à ses yeux autre chose qu'un des pions qu'il poussait d'un doigt négligent sur l'échiquier du journal? C'est surtout pour en avoir le cœur net que j'ai dérobé cette liasse.

La nuit suivante, je l'ai passée à déchiffrer ces notes. En deux cents pages, je n'ai trouvé qu'une seule fois mon nom. En revanche, j'ai appris une foule de choses sur les événements et les hommes. Des situations jusque-là ambi- guës se sont éclairées.

Page 23: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Que faire du manuscrit? Le reporter avenue de Mes- sine? L'enfouir de nouveau dans le secrétaire de la cham- bre? Je n'en aurais jamais eu le courage. Avais-je le droit de garder pour moi ces confidences qui ne m'étaient pas destinées? Dieu n'avait laissé aucune instruction à ce sujet. Mais pourquoi aurait-il refusé, au moins après sa mort, qu'on fît paraître le seul journal auquel personne d'autre que lui n'avait collaboré? Publier ces pages ne constitue-t-il pas le premier acte du culte que, jusqu'à ma propre mort, je vais vouer à la mémoire de mon patron disparu?

J'ai porté le manuscrit à Ricard, l'éditeur, qui fut pen- dant vingt ans l'ami de Dieu. Il a été de mon avis. Mais peut-être pour des raisons moins affectives et plus com- merciales. Il m'a seulement demandé de remplacer cer- tains noms par des pseudonymes et d'expliquer certaines péripéties un peu obscures par des notes placées au bas des pages. Enfin, il a exigé de moi ce premier chapitre que vous venez de lire, pour qu'on ne pense pas qu'il s'agisse d'un document apocryphe ou d'un acte de malveil- lance. Voici venu le moment de me retirer sur la pointe des pieds. Comme je le faisais, chaque fois que me trou- vant dans le bureau directorial, on introduisait un person- nage important, sans se soucier le moins du monde de ma présence. Ce n'est que justice. Pour certains êtres excep- tionnels la mort ne doit pas effacer les préséances.

Page 24: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Compos i t ion réalisée par C.M.L. Paris .

IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN 7, bd Romain-Rol land - Mont rouge - Usine de La Flèche.

LE LIVRE DE POCHE - 22, avenue Pier re 1 de Serb ie - Paris.

ISBN : 2 - 253 - 01161 - 4

Page 25: DU MÊME AUTEUR UN OURSIN DANS LE CAVIAR

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.