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Du travail à la société : Valeurs et représentations des cadres RESPONSABLES GUY GROUX & OLIVIER COUSIN Les cahiers du gdr CADRES Cadres, Dynamiques Représentations Entreprises Sociétés Actes de la journée du 15 décembre 2005 organisée par le CEVIPOF-CNRS au CEVIPOF 2005-10

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Du travail à la société : Valeurs et représentations des cadres

RESPONSABLES GUY GROUX & OLIVIER COUSIN

Les cahiersdu gdrCADRESCadres,DynamiquesReprésentations EntreprisesSociétés

Actes de la journée du 15 décembre 2005

organisée par le CEVIPOF-CNRS au CEVIPOF

2005-10

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Cahiers du GDR n°10

Le gdr CADRES CADRES, DYNAMIQUES, REPRESENTATIONS,

ENTREPRISES, SOCIETES Le Groupement De Recherches « CADRES » - Gdr n° 2334 - a été créé par le Département des Sciences de l’Homme du CNRS pour la période 2001-2004, et renouvelé pour la période 2004-2008. Il relève de deux sections d’évaluation, les 36 (Sociologie, Normes et Règles) et 40 (Pouvoir, Politique, et Organisation). Il est dirigé par Paul BOUFFARTIGUE, sociologue, Directeur de recherche au CNRS (LEST, Universités Aix-Marseille 1 et 2). Son comité scientifique est également composé de : - Olivier COUSIN, sociologue, CADIS, EHESS, Paris - Françoise DANY, gestionnaire, Professeur à l’Ecole de Management de Lyon - Patrick DIEUAIDE, économiste, MATISSE-ISYS, Paris 1 - Charles GADEA, sociologue, Professeur à l’Université de Rouen, CMH, Paris - Sarah GHAFFARI, sociologue, EMN / CENS, Nantes - André GRELON, historien, Directeur d’Etude à l’EHESS, CMH, Paris - Guy GROUX, sociologue et politologue, Directeur de Recherche au CNRS, CEVIPOF, Paris - Jacqueline LAUFER, sociologue, Professeur au Groupe HEC, Jouy-en-Josas - Gilles LAZUECH, sociologue, Maître de Conférences à l'Université de Nantes, CENS- Yves-Frédéric LIVIAN, gestionnaire, Professeur à l’IAE de Lyon - Frédérik MISPELBLOM, sociologue, Professeur de l’Université d’Evry, Centre Pierre Naville - Sophie POCHIC, sociologue, Chargée de Recherche au CNRS, CMH, Paris. Les laboratoires de recherches qui l’ont fondé sont : - Le LEST-CNRS (Aix-en-Provence), laboratoire support du GDR - Le CMH-CNRS, Centre Maurice Halbwachs, anciennement LASMAS (Paris-Caen) - Le CEVIPOF-CNRS (Paris) - L’Ecole de Management de Lyon - Le Groupe HEC. Le CENS (Centre Nantais de Sociologie) et le Centre Pierre Naville (Evry) ont depuis rejoint le Gdr. Le Gdr CADRES est né à la suite des « Journées d’études scientifiques sur les cadres » organisées à Aix-en-Provence en décembre 1999 et du livre qui en est issu : Cadres, la grande rupture, aux éditions La Découverte. Il fait vivre un réseau d’une centaine de chercheurs et de partenaires de la recherche (membres d’organisations syndicales et d’organismes paritaires et professionnels représentatifs des cadres, de la GRH, journalistes…) intéressés au développement des connaissances sur ce groupe social. Il comprend plusieurs membres exerçant dans d’autres pays européens. Son activité est principalement basée sur l’organisation de journées d’étude thématique, l’édition des Cahiers du Gdr CADRES en format papier et électronique, et l’animation d’un site internet ( http://gdr-cadres.cnrs.fr/ ).

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REMERCIEMENTS .................................................................................................... 3 DU TRAVAIL A LA SOCIETE : VALEURS ET REPRESENTATIONS DES CADRES. INTRODUCTION....................................................................................... 3 Guy Groux, Olivier Cousin ..................................................................................................... 3 ENTREPRISE, TRAVAIL ET REPRESENTATIONS INTRODUCTION A LA PREMIERE TABLE RONDE...................................................................................... 7 Anousheh Karvar ..................................................................................................................... 7 LES CADRES ET LES SENTIMENTS DE JUSTICE............................................... 11 François Dubet........................................................................................................................ 11 ENTRE SE SOUMETTRE OU SE DEMETTRE : COMMENT REPENSER LES ENJEUX DE LA LOYAUTE POUR LES INGENIEURS AUJOURD’HUI ?.............. 19 Christelle Didier ..................................................................................................................... 19 PLACE ET SENS DU TRAVAIL POUR LES CADRES ?........................................ 29 Olivier Cousin......................................................................................................................... 29 LES CADRES FRANÇAIS ONT-ILS BOULEVERSE LEUR MODELE DE CARRIERE ?............................................................................................................ 43 Loïc Cadin............................................................................................................................... 43 COMMENT PENSER LES NORMES COMPORTEMENTALES REQUISES CHEZ LES CADRES ? ....................................................................................................... 57 Valérie Brunel......................................................................................................................... 57 L’INDIVIDU, LA MOBILITE ET L’EUROPE. VERS DE NOUVEAUX REGISTRES DE REPRESENTATION ? INTRODUCTION A LA SECONDE TABLE RONDE .......... 69 Guy Groux .............................................................................................................................. 69 LES CADRES ET L’ACTION COLLECTIVE : UN RAPPORT AMBIVALENT ........ 74 Jean-Michel Denis .................................................................................................................. 74 LES CADRES ET LE MARCHE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS D'UNE RECHERCHE SUR LES REPRESENTATIONS TEMPORELLES .......................... 85 Jens Thoemmes....................................................................................................................... 85 LES VALEURS ET LES CULTURES SOCIOPOLITIQUES DES CADRES EN EUROPE .................................................................................................................. 97 Luc Rouban............................................................................................................................. 97 LES CADRES SUPERIEURS SONT- ILS EN TRAIN D’ECHAPPER AUX CONTRAINTES DES SOCIETES NATIONALES ? MOBILITE ET SEGREGATION SOCIALE DANS LES VILLES EUROPEENNES : UNE ENQUETE COMPARATIVE EXPLORATOIRE ................................................................................................... 115 Alberta Andreotti, Patrick Le Galès .................................................................................. 115

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REMERCIEMENTS Les « Actes » qui suivent reprennent les principales contributions présentées au cours d’une « Journée d’étude » organisée sur le thème des valeurs et des représentations des cadres par le GDR-Cadres du CNRS. Cette journée s’est tenue au CEVIPOF, le 15 décembre 2005. Elle n’aurait pu se tenir sans divers appuis et concours :

• Les auteurs des contributions qui ont accepté de répondre à l’invitation que nous leur avions faite ;

• Pascal Perrineau, directeur du CEVIPOF et les divers membres de ce laboratoire qui ont contribué à l’accueil et à l’organisation de la « Journée d’études » ;

• Anousheh Karvar qui a eu la gentillesse de bien vouloir accepter la présidence de deux des sessions de la « Journée » et qui est doublement concernée ici : d’une part comme « actrice sociale » et dirigeante syndicaliste ; de l’autre, comme chercheuse associée à un laboratoire du CNRS.

Nous leur adressons, à tous, nos chaleureux remerciements.

Les organisateurs de la « Journée d’études »

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DU TRAVAIL A LA SOCIETE : VALEURS ET REPRESENTATIONS DES CADRES. INTRODUCTION

GUY GROUX (CNRS, CEVIPOF), OLIVIER COUSIN (CNRS, CADIS)

Évoquer aujourd’hui le domaine des représentations et des valeurs des cadres mérite un retour en arrière, afin de voir quelles évolutions, voire quelles ruptures, ont marqué la sociologie des représentations et des valeurs qui, pour diverses raisons épistémiques, s’est plus particulièrement appliquée au groupe des cadres comparé à d’autres groupes sociaux,.

Dans l’histoire des connaissances concernant ce domaine, un trait ressort peut-être plus que d’autres. La sociologie des représentations appliquée au groupe des cadres renvoie pour l’essentiel à un travail théorique ou conceptuel qui visera, durant longtemps à mettre en relief un processus précis. À savoir, l’autonomisation des cadres par rapport à un ensemble historique bien défini : les classes moyennes en général – façonnées par l’agrégation des professions libérales, des professions indépendantes et de certaines catégories de salariés – et qui à divers titres, avaient servi de creuset à l’édification et à la production de certains des systèmes de valeurs importants portés durant longtemps par les cadres au sens strict. Cet effort théorique d’autonomisation du groupe des cadres par rapport aux anciennes classes moyennes a fait l’objet dans les années 1970 et 1980 de riches analyses de la part d’auteurs comme Boltanski1, Grunberg ou Mouriaux2 pour ne citer qu’eux.

Dans un premier temps, l’autonomisation des cadres face aux classes moyennes est l’objet de toute une série d’approches qui s’appuieront sur la sociologie du travail et la sociologie économique. Il s’agit de situer les cadres, en tant que groupe social dans la production, et en tant qu’occupant des positions précises au sein même des rapports sociaux qui traversent l’entreprise. On est en présence ici de toute une série d’apports, marxistes mais pas toujours, qui se questionnent sur l’appartenance de classe ou non des cadres et sur les effets de cette appartenance sur les modes de représentation et de conscience sociale du groupe. Les notions mobilisées ici renvoient fréquemment à des notions comme celles de « polarisation de classes », « d’alliances de classes », de « conscience de classe », de « nouvelles catégories productives », etc. En d’autres termes, même quand l’interrogation porte plus particulièrement sur leur travail et leur fonction au sein des entreprises, c’est bien souvent la question de leur positionnement de classe qui reste le fil conducteur de ces approches3.

À l’encontre de ces divers apports, une autre sociologie des représentations se dessine. Elle s’appuie sur une critique de ce que Boltanski à nommé en s’inspirant de Wittgenstein, le « substantialisme » et qui consiste notamment à aller chercher dans la substance apportée par « l’évolution technique et la division du travail » la définition des groupes sociaux mais aussi leurs modes de représentation.

Face à une sociologie des représentations, pour l’essentiel axée sur le monde du travail, se définit un autre type d’approche que l’on pourrait qualifier de « culturaliste » et qui couvre des champs extrêmement divers. Des notions telles que le « libéralisme culturel » (Grunberg et Schweisguth), de « culture du discours critique » (Gouldner), voire de 1. L. Boltanski, 1982, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Ed de Minuit. 2. G. Grunberg, R. Mouriaux, 1979, L’univers politiques et syndical des cadres, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques. 3. Sur certains de ces aspects voir le débat organisé par la « Revue française de sociologie » à la suite de la publication dans la même revue de l’article de D. Monjardet et de G. Benguigui, « L’utopie gestionnaire. Les couches moyennes entre l’Etat et les rapports de classe », (Revue française de sociologie, vol. XXIII, n° 4, 1982, p. 605-638).

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« postmatérialisme » (Inglehart), relèvent, à divers titres et sur des modes certes distincts de ce type d’approches purement « culturaliste » et qui tranchent d’avec une analyse des représentations découlant du travail, de la production ou de l’entreprise, une approche que l’on pourrait qualifier de « travailliste »4.

Travaillistes contre culturalistes ? L’opposition est plus que tentante et pourtant derrière les divergences de fond et de concept, ces approches ont eu pour fonction, chacune à leur façon, d’autonomiser l’univers des représentations et des systèmes de valeurs des cadres par rapport aux anciennes classes moyennes qui avaient tant influé sur la protohistoire du groupe.

La sociologie des représentations renvoie ainsi massivement à l’autonomie du groupe. Mais, et souvent pour mieux affirmer cette autonomie face aux anciennes classes moyennes, la sociologie des représentations s’est aussi longtemps fondée sur autre un principe : celui de l’homogénéité du groupe des cadres et celui de l’homogénéité des représentations et des valeurs qui le caractérisaient.

Certes, cette homogénéité restait à bien des égards problématique comme l’a bien montré Luc Boltanski. Elle n’excluait nullement le flou du groupe ni le caractère indéfini des modes d’affiliation de certains agents ou de certaines catégories à la population des cadres. Reste que l’homogénéité à la fois pratique et symbolique, et plus ou moins supposée du groupe des cadres, impliquait une affirmation identitaire nettement plus prégnante et, ce faisant, une puissance de modes de représentations et de valeurs bien spécifique.

Aujourd’hui, l’analyse des représentations et des valeurs des cadres répond-elle à des critères identiques ? Assurément, non. En l’occurrence, le sociologue – comme le politologue – est confronté à des problèmes et des mutations qui induisent de profonds questionnements quant à l’homogénéité du groupe et quant à la cohésion au moins formelle de ses représentations.

Il est notamment confronté à des processus de segmentation des activités sociales, qui ont eu des conséquences sur les divers statuts de cadres certes, mais peut-être et plus encore sur les modes de représentation, de valeurs et de reconnaissance. Ainsi, selon certains, les effets de clivage prendrait plus d’intensité au sein du groupe des cadres. En l’occurrence, les clivages passeraient moins, par exemple, par la coupure, bien connue depuis longtemps mais de moins en moins réelle, entre autodidactes et diplômés, diplômés de l’enseignement supérieur s’entend, mais souvent entre ces derniers. Joueraient ici, non seulement, des rapports au type de capital culturel détenu, aux trajectoires pratiques ou symboliques des uns et des autres mais aussi à leurs positions respectives dans des espaces qui deviennent de plus en plus séparés, qu’il s’agisse de l’entreprise, de la ville, des pratiques culturelles, etc. Espaces qui disposent de leurs propres codes et induisent, ou induiraient, des modes de représentations symboliques de plus en plus distincts les une par rapport aux autres5. La « démonétisation » des titres scolaires lézarderait encore un peu plus l’unité symbolique du groupe dont une partie semble se détourner du pôle de la « modernité », entendu ici au sens de la participation et de l’identification à la globalisation. La question du vote des cadres, par exemple, et d’une scission potentielle ou probable entre les plus diplômés et ceux qui n’ont poursuivis leurs études que deux ou trois années après le baccalauréat, semble se poser.

4. Concernant ce que nous nommons ici le courant culturaliste, cf entre autres : A. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, New York, Oxford University Press, 1982 ; R. Inglehart, The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton University Press, 1977 ; du même auteur, La transition culturelle dans les sociétés avancées, Paris, Économica, 1993 (traduction française) ; enfin sur le libéralisme culturel, voir notamment : G. Grunberg, E. Schweisguth, « Profession et vote : la poussée de la gauche », in coll., France de gauche, vote à droite, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1981. 5. Voir à ce sujet les études de L. Chauvel, 2006, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Le Seuil ; J. Donzelot, 2003, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris, Le Seuil.

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Qu’en est-il en réalité ? Naturellement, les « Actes » présents n’ont nullement la prétention de répondre à toutes les questions, des questions complexes, que soulèvent les mutations qui ont marqué depuis une quinzaine d’années le groupe des cadres. Ils s’attacheront plutôt à éclairer, à partir de tels ou tels registres définis, les évolutions concernées, que celles-ci interviennent au niveau du rapport des cadres à l’entreprise – un rapport marqué par le chômage qui les a touché durant la première moitié des années 1990 – ou dans des espaces qui se situent à l’extérieur du monde de la production. D’où l’intitulé de ces « Actes » : « Du travail à la société : valeurs et représentations des cadres ».

Comme la « Journée d’études » organisée par le GDR, le 15 décembre 2005 et à laquelle ils font suite, ces « Actes » se composent de deux parties. La première partie est consacrée à l’entreprise et se compose elle-même de deux volets. D’une part, Christelle Didier et François Dubet interviennent sur des registres qui concernent ce que l’on pourrait désigner par l’appellation de « grands principes » – la justice, l’équité, l’éthique ou la morale – des registres peu, voire pas étudiés, au cours des années 1960-1980. Il s’agit ici d’aborder le rapport des cadres à ces principes, ce rapport étant analysés par le biais d’enquêtes importantes ou d’observations s’étendant sur la longue durée mais aussi, c’est le cas pour Christelle Didier, sur plusieurs grands pays (USA, Québec, Allemagne, France).

Suivent d’autres interventions qui portent sur des terrains peut-être plus connus, déjà abordés de façon classique par la sociologie et lors de précédentes journées du GDR Cadres, mais qui assurément ont subi de profondes évolutions durant les vingt ou trente dernières années. Trois contributions sont ici concernées. Olivier Cousin interroge la place et les sens du travail pour les cadres, dans un contexte d’incertitude. Loïc Cadin revient sur les représentations découlant de la carrière, cette notion de carrière qui constitua longtemps l’un des traits du statut voire du modèle social du cadre Enfin, Valérie Brunel s’attache à l’analyse des cadres comme usagers et/ou consommateurs des valeurs et symboles proposés lors des formations managériales.

La seconde partie des « Actes » porte sur des contextes plus sociétaux même si certains d’entre eux renvoient, à divers titres, au monde du travail sans pour autant s’y confondre entièrement. Là encore, deux registres scindent les contributions concernées. D’un côté, il s’agit d’aborder avec Jean-Michel Denis le rapport des cadres à la radicalité et à l’action collective, un des domaines certainement les moins exploré jusqu’alors. Puis, avec Jens Thoemmes, c’est le rapport des cadres au marché qui est au centre de sa communication, le marché étant entendu ici non seulement sous ses aspects économiques mais aussi et peut-être surtout sous ses aspects symboliques.

Les deux derniers textes s’appliquent à d’autres univers que celui de l’entreprise, de l’action collective ou des rapports qui lient le paradigme du marché et les représentations symboliques de certains cadres. Sont tout d’abord concernés les positionnements des cadres face au « politique » et à certaines « valeurs sociétales ». C’est dans ce contexte que se situe l’analyse de Luc Rouban qui s’appuie sur une grande enquête européenne. Puis, Patrick Le Galès et Alberta Andreotti s’interrogent sur les représentations et les systèmes de valeurs liées au positionnement des cadres au sein de grands espaces urbains, des cités ou des métropoles, et ceci à partir là encore d’une enquête internationale et européenne actuellement en cours.

Représentations et valeurs liées au travail mais aussi à des registres sociétaux plus amples. On est là face à divers thèmes et questions qui seront traités ici, dans le contexte de ces « Actes », par le biais d’observations empiriques suffisamment importantes pour forger de réels résultats et interprétations, ou par le fait de la comparaison internationale tant il est vrai que l’évolution des représentations des cadres ne peut aujourd’hui se limiter au seul contexte français.

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ENTREPRISE, TRAVAIL ET REPRESENTATIONS INTRODUCTION A LA PREMIERE TABLE RONDE

ANOUSHEH KARVAR, OBSERVATOIRE DES CADRES

Les chercheurs réunis à cette première table ronde - sociologues, gestionnaires ou praticiens, confrontent leur lecture des valeurs et des représentations des cadres au travail, en s’appuyant sur des résultats d’enquêtes de terrain, en analysant la littérature managériale, ou encore par des modalités de recherche plus originales comme l’immersion dans le milieu professionnel des cadres et la participation à des formations réservées au développement personnel des managers. Leurs contributions s’articulent autour des deux sentiments de justice et de loyauté vécus au travail par les cadres, comme des deux thèmes d’autonomie au travail et d’attachement à la carrière, éléments clé de leur identité composite.

En effet, les cadres n’ont sans doute jamais formé une catégorie socio-professionnelle uniforme. On peut néanmoins remarquer que le modèle de carrière auquel le « statut » de cadre a pu renvoyer avant les années quatre-vingts s’apparentait à celui des marchés internes. La relation d’emploi entre l’entreprise et ses « salariés de confiance » s’articulait autour d’un engagement « explicite et durable »1. Cet engagement se concrétisait par la définition et l'application au sein des organisations des plans de carrière ascendants en direction des cadres mais aussi des employés : la part des « cadres maison » promus au cours de leur carrière était alors importante2. Les salaires étaient partiellement définis hors du marché externe. Les augmentations à l'ancienneté conféraient aux cadres fidèles un avantage certain et les encourageaient à rester dans l'entreprise3.

Aujourd’hui, les inégalités perçues comme injustes par les cadres semblent découler, en grande partie, des bouleversements dus à la crise du modèle des marchés internes. Conséquence du double phénomène de crise du marché du travail et de standardisation d'une partie de leur travail avec les nouvelles technologies, les cadres se trouvent de plus en plus dans des situations professionnelles où leur formation est en inadéquation avec l’emploi occupé. Ils en éprouvent alors un fort sentiment d’injustice.

Plus que d’autres catégories socio-professionnelles, les cadres resteraient-ils ainsi attachés au principe d’une justice distributive liée au mérite où « l’ordre juste produit par l’école » devrait être prolongé par celui de l’accès au travail. Il s’agirait, là, en amont des inégalités dues aux rapports hiérarchiques, de garantir l’« égalité des chances », égalité dans les conditions d’entrée dans la compétition pour les jeunes diplômés, égalité de l’accès tout court à la compétition lorsqu’il s’agit des femmes (F. Dubet).

Un second trait distinctif des cadres consisterait en leur rapport instrumental aux règles et conventions de travail. Là où employés et ouvriers seraient enclins à une plus forte dénonciation du non-respect des règles, les cadres viendraient à stigmatiser la faiblesse du pouvoir, à l’origine à leurs yeux de leurs carrières chaotiques et capricieuses. Alors que les organisations stables recherchaient des cadres au profil normé à qui ils offraient des parcours standardisés, les nouvelles normes managériales valorisent des talents originaux auxquels les organisations « apprenantes » proposent d’offrir des parcours singuliers (Loïc Cadin).

1. Bouffartigue, P. (dir. ) , Cadres : la grande rupture , Éditions La Découverte, coll. Recherche, 2001. 2. Gadéa, C. et Rezrazi, A., "Promotion et genre : une mosaïque de différence", in Les cadres au travail , les nouvelles règles du jeu , sous la direction de L. Rouban et A. Karvar, La Découverte,2004. 3. Berton, F. et Lallement, M., "Salaire, autonomie et disponibilité" in ibid.

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Mais si les cadres intègrent de plus en plus dans leur discours ces modèles alternatifs, la carrière hiérarchique verticale sur la base de la mobilité interne occupe une place dominante dans le comportement des cadres. De fait, l’anxiété de l’accident de carrière inhibe l’élaboration de modèles pluriels de carrière, notamment lorsque le discours managérial emprunte à la carrière sportive de haut niveau la symbolique de performance maximale et d’excitation permanente. Car si l’attachement conditionnel à l’entreprise se traduit par une veille permanente sur le marché du travail pour repérer les opportunités à saisir, ce constat ne doit pas occulter une stabilité accrue des cadres en contraste avec la déstabilisation grandissante des ouvriers non-qualifiés (Loïc Cadin).

Autrement dit, si la crainte du chômage constitue indiscutablement un des facteurs de désagrégation des solidarités organiques au travail, celle du déclassement accentue les réflexes individualistes chez les cadres. Le travail n’étant plus vécu comme un destin collectif, on assiste alors à la montée en puissance des questions liées à l’éthique professionnelle chez les ingénieurs, noyau historique de la catégorie des cadres en France. Les contradictions organisationnelles se déplacent au niveau de l’individu qui, en l’absence d’un cadre commun de résolution des conflits, est sommé de les vivre au niveau moral et psychique.

Lieutenants zélés de par leur position d’autorité, mais dépourvus de pouvoir du fait de leur absence des gouvernements d’entreprise, les cadres tentent de dégager leur responsabilité individuelle contre la discipline des organisations, en ayant recours à des mécanismes d’alerte professionnelle ou wistleblowing. La désobéissance organisationnelle, publique et individuelle, place les cadres au cœur d’un conflit de loyauté à l’égard de leur employeur. Dans le contexte culturel américain, l’évolution du cadre juridique a permis de replacer les dilemmes éthiques au service de l’organisation. La loi Sarbannes-Oxley votée en 2002, opère ainsi un glissement de sens en protégeant les informateurs, mais dans l’intérêt de l’organisation (Christelle Didier). Qu’en sera-t-il de sa transposition dans l’environnement culturel français ?

De même et pour répondre aux dilemmes des cadres, de nouvelles pratiques managériales émergent autour du développement personnel et au service de l’efficacité et du bien-être individuel et moral, ainsi qu’une nouvelle figure du pouvoir dans l’organisation : le manager pastoral qui guide les pas de son collaborateur sur le chemin du développement en s’appuyant sur ses motivations les plus subjectives (Valérie Brunel).

Trois grilles de lecture sont présentées pour appréhender cette grammaire interactionnelle spécifique aux cadres.

Une première proposée par J.-L. Beauvois dans un essai au titre évocateur de Traité de la servitude libérale, voit dans ces pratiques la forme générique de la gouvernance « démocratique et libérale » qui s’appuierait sur le sentiment d’implication librement consentie4. Elle chercherait à promouvoir les comportements utiles au système organisationnel. L’obéissance volontaire proviendrait, dans ce cas, d’un mode de pouvoir démocratique qui « énonce le libre choix des individus et les met en position de se sentir responsables de leur situation » (Valérie Brunel).

Un second courant, dominant dans la sociologie française contemporaine, dénonce les formations comportementales comme une nouvelle forme d’aliénation pour assurer l’implication des salariés5. Qualifiées d’entreprise de manipulation, ou encore de ruse du management, ces formations tenteraient de masquer les conflits et plonger l’homme dans son

4. J.-L. Beauvois, Traité de la servitude libérale, Dunod, 1994. 5. V. de Gaulejac, La Société malade de la gestion, Seuil, 2005.

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intériorité abstraite en le séparant du monde extérieur sensible, une manière, selon Marx, de « lui crever les yeux » (Valérie Brunel et Olivier Cousin).

Une troisième lecture, plus féconde, est suggérée par Olivier Cousin qui propose de dissocier le travail des cadres comme activité en soi des conditions et de l’organisation de travail. Dans cette optique, ce qui se jouerait dans le travail, les manières d’être et de faire, ne vient pas renverser l’ordre de la domination, mais ne s’y réduit pas complètement non plus. La morale expressive du travail perdure dans l’accomplissement du geste, avec l’idée du travail bien fait. Ainsi vécu comme une histoire personnelle davantage qu’un destin collectif, le travail perd de sa visibilité organisationnelle, ouvrant dès lors un plus large espace des possibles, espace où se loge la véritable autonomie des cadres et sur lequel repose leur satisfaction relativement plus élevée au travail. Le travail vécu pourrait donc être appréhendé, par opposition au travail prescrit et imposé, comme un moyen de résister à l’organisation du travail, comme l’autre versant des conditions de travail.

Pour jeter un pont entre le rapport subjectif au travail – son accomplissement – et les conditions objectives de sa réalisation, O. Cousin Emprunte à Axel Honneth le concept de reconnaissance sous ses trois formes, pour soi, celle des pairs et celle de l’organisation6. Les paradoxes que vivent aujourd’hui les cadres au travail s’expliquerait alors par les contradictions entre ce qu’ils doivent faire et ce que l’on retient de leur travail, entre ce qui est valorisé dans leur activité par l’organisation et ce qui les valorise. La combinaison entre les différentes formes de reconnaissance qualifierait ainsi les sentiments de fierté ou d’exclusion au travail, comme elle induirait des attitudes de retrait ou de carriérisme (Olivier Cousin).

Pour Honneth, c’est parce que nous vivons dans un ordre social où les individus peuvent développer une identité intacte grâce à l’attention affective, l’accès égal aux droits et enfin, l’estime sociale, qu’il semble approprié, au nom de l’autonomie individuelle, de faire des trois principes de reconnaissance qui y correspondent, le cœur normatif d’une conception de justice sociale7.

Les contributions à cette table ronde ont mis en évidence une certaine disjonction entre le sentiment d’injustice et le passage à l’action de ceux des salariés privés de ressources pour identifier les bonnes cibles8. Pour les cadres, salariés dotés de capital cognitif, la lutte pour la reconnaissance au travail pourrait-elle constituer un nouveau ressort d’engagement individuel et de mobilisation collective, l’autre versant de la servitude libérale ou volontaire ? Cette question ne manquera sans doute pas d’animer la réflexion politique et syndicale sur les relations de pouvoir au travail. Elle conduira, sans doute aussi, à reprendre à nouveau frais les rapports qu’entretiennent les cadres avec les autres catégories de salariés.

6. A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000. 7. A. Honneth, Reconnaissance et justice, Le Passant ordinaire, n°38, janvier-février 2002. 8. Voir aussi F. Dubet (dir.), Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006.

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Cahiers du GDR n°10

LES CADRES ET LES SENTIMENTS DE JUSTICE FRANÇOIS DUBET

CADIS, UNIVERSITE DE BORDEAUX 2, EHESS

Le matériau sur lequel je m’appuie est une enquête réalisée auprès de la population active, comportant 261 entretiens et 1150 questionnaires dans lesquels les cadres ne sont pas distingués de manière très précise, n’ayant isolé ni les cadres de direction, ni les cadres techniques, ni les commerciaux, ni les managers. C’est donc sur une catégorie grossière que s’appuiera mon raisonnement. Par ailleurs, j’ai réalisé deux longs entretiens de groupes auprès de cadres débutants sortis d’une école supérieure de commerce et auprès de petits cadres, des chefs de rayon de la grande distribution.

La question qui commandait cette recherche était celle des inégalités perçues comme injustes et plus largement, celle des sentiments d’injustice dans l’expérience de travail. Ce problème implique que l’on ne considère pas que les sentiments d’injustice éprouvés par les travailleurs soient le simple « reflet » de leurs positions sociales et de leurs conditions de travail. Elle suggère que les sentiments d’injustice se placent à la rencontre de contextes de travail « objectifs » et de principes de justice mobilisés par les individus. La force de ces principes se manifeste dans la capacité banale, et relativement indépendante du capital culturel des acteurs, d’argumenter et d’expliquer en quoi les injustices subies sont justement des injustices. Il ne peut donc y avoir de sentiments d’injustice sans que des principes de justice permettent à chacun de définir en quoi il est victime d’injustices.

Dans les sociétés démocratiques postulant l’égalité fondamentale des individus, trois grands principes de justice semblent commander l’expérience de travail.

Le premier est l’égalité. Alors que le travail est fatalement enserré dans une division hiérarchique des rôles et des positions, il importe que ces inégalités ne mettent pas en cause la conception commune de l’égalité sociale. Cette conception là n’est cependant pas purement égalitariste ; elle est plutôt définie comme l’ensemble des inégalités tolérables et acceptables car ne menaçant pas l’égalité fondamentale des individus. Ici le sentiment d’injustice se joue en termes de respect dû aux personnes et en termes de « frontières » séparant le monde des égaux de ceux qui sont excessivement inégaux, en « haut » par des revenus excessifs, et en « bas » par le chômage, l’exclusion et la misère. Le deuxième principe de justice est le mérite. Dans la mesure où le travail est un échange entre un effort, un coût, et une rétribution, l’équité de cet échange, généralement mesurée sur des comparaisons continues, fixe la juste sanction du mérite. Quand le déséquilibre est trop grand entre les contributions du salarié et ses rétributions, le principe de mérite peut laisser la place à un sentiment d’exploitation. Enfin, le travail est conçu comme une créativité personnelle engendrant un sentiment de réalisation de soi, une autonomie, ou, au contraire, un sentiment d’aliénation. Alors que l’égalité est fondée sur les critères culturels communs, et que le mérite procède de calculs plus ou moins implicites, l’autonomie est un principe proprement subjectif tenant au sentiment d’autoréalisation.

Il faut considérer que ces principes de justice sont interdépendants et plus encore, contradictoires entre eux. Par exemple, le mérite porte atteinte à l’égalité et de heurte à l’épanouissement de l’autonomie, alors que, de son côté, cette autonomie résiste à l’égalité qui ignore la singularité des individus et des travailleurs. Ainsi, ces trois principes de justice

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composent une syntaxe de jugements complexes définissant l’expérience morale des travailleurs qui construisent des jugements et sont toujours en mesure de les justifier.

Comment définir grossièrement l’activité normative des cadres, sachant que, comme tous les travailleurs, ils adhèrent à tous les principes de justice que nous venons d’esquisser ?

1. Un indice « moyen supérieur »

Quand on compare les cadres aux autres catégories de travailleurs, et en tenant compte des limites de notre enquête, il est difficile de les voir émerger comme un groupe singulier, à la différence des patrons et des ouvriers mal traités qui se présentent comme des « classes » ayant des sentiments d’injustice très contrastés. Mais, pour l’essentiel, les sentiments d’être victime des injustices au travail « suit » grossièrement la hiérarchie sociale et notons que les cadres sont bien plus proches des autres salariés qu’ils ne sont dirigeants. Toutefois cet indicateur synthétique rend mal compte de la composition même des sentiments d’injustice et du fait que les acteurs empruntent à plusieurs registres normatifs.

La concentration du sentiment d’injustice

Indice d'injustice global Agriculteur 5,69 Artisan/commerçant 4,41 Chef d'entreprise 2,58 Cadre, profession intellectuelle supérieure 4,25 Profession intermédiaire 5,26 Employé 5,02 Ouvrier 6,15 Ensemble 5,23 En gras : scores dont la différence avec la moyenne de l’échantillon est statistiquement significative (test t)

2. L’égalité

De manière générale, la dénonciation des injustices au travail en termes d’égalité se décline selon deux grands axes relativement opposés et profondément mêlés.

La première déclinaison est une critique des inégalités au travail en termes de castes et de distances sociales entre les diverses catégories de travailleurs. Les hiérarchies du travail seraient parasitées par des formes de mépris social réservées au sale boulot et aux travailleurs peu qualifiés. Au fond, c’est une critique tocquevilienne contre les distances aristocratiques qui subsistent dans un monde démocratique. Il semble que les cadres sont peu sensibles à ce thème alors qu’ils sont souvent violemment critiqués par les ouvriers et les employés peu qualifiés qui les accusent de ne pas les voir, de ne pas les respecter et de construire de minuscules privilèges (places de parking, remboursements de frais, brutalité des relations). En revanche, les cadres sont sensibles au fait que la hiérarchie des grandes écoles détermine des privilèges et des formes de mépris, des coteries. Surtout, ils sont plus sensibles que les autres à la dévaluation des diplômes scolaires faisant que l’ordre juste produit par l’école n’est pas toujours prolongé par celui du travail. De manière générale, les catégories sociales les plus diplômées sont beaucoup plus sensibles aux risques de déclassement et à la rupture d’une « adéquation » de la formation et de l’emploi. Des entretiens réalisés auprès de jeunes cadres montrent qu’ils sont assez sensibles à la dégradation de leur position par rapport à celle de leurs aînés dont le droit d’entrée dans la position a été sensiblement moins élevé en termes d’investissements scolaires.

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Pensez-vous être convenablement payé par rapport à votre diplôme ?

Non réponse Non Oui Sans diplôme 3,7 11,1 85,2 CAP/BEP 1,9 26,2 71,8 Bac 0,0 29,0 71,0 Bac+2 0,0 53,1 46,9 Bac+3 et plus 0,0 55,4 44,6 Ensemble 1,3 34,3 64,4

La seconde déclinaison du principe d’égalité concerne l’égalité libérale, celle qui porte sur l’égalité des chances située en amont des inégalités hiérarchiques, justes ou non, de l’organisation du travail. On critique moins les inégalités issues du travail que celles qui pervertissent l’accès à la compétition elle-même. Ce sont principalement les femmes qui portent cette conception anti-discriminatoire des inégalités. Les entretiens les plus violents à ce propos sont ceux de femmes cadres : compatibilité de la vie familiale et professionnelle, nécessité de démontrer plus de valeur, blocage des carrières, plafond de verre des salaires… Mais il y a aussi de très nombreux témoignages relatifs au harcèlement et au machisme. Pour les femmes, le monde des cadres reste un monde d’hommes et un monde relativement violent en raison des règles de secret et de discrétion qui y règnent. Dans la mesure où les cadres se perçoivent souvent comme étant en concurrence, ils semblent, plus que les autres catégories sociales, attachés à l’égalité des chances.

3. Le mérite

Plus que les autres catégories sociales, les cadres sont attachés au mérite comme principe de justice. Pour beaucoup d’entre eux, ce principe est juste à plusieurs titres. D’abord, il fixe la juste rémunération des efforts et participe d’un attachement à l’indépendance professionnelle perçue comme un accomplissement. Ensuite, le mérite paraît juste parce qu’il est censé produire une efficience collective puisque, en récompensant chacun, il créerait une richesse collective. Enfin, bien des cadres rencontrés parlent aussi du « bon stress » qu’il engendre sur le mode d’une compétition sportive.

En termes de revenus, les cadres se sentent exploités, comme les autres salariés, mais cela tient plus à leurs responsabilités et à leur charge de travail qu’à leurs revenus.

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Se trouvent mal payés :

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Agriculteur 8,3 70,8 72,2 50,0 19,4 54,2 23,6 15,3 11,1 9,7 72,2 Artisan/commerçant 20,7 51,7 48,3 37,9 17,2 37,9 27,6 6,9 3,4 3,4 55,2 Chef d'entreprise 58,3 29,2 20,8 20,8 12,5 20,8 16,7 12,5 4,2 8,3 29,2 Cadre, profession intellectuelle supérieure

19,1 42,0 26,8 28,0 37,6 54,1 28,0 22,3 12,7 36,9 59,2

Profession intermédiaire 12,9 57,4 41,6 43,6 51,5 63,4 32,7 22,8 9,9 44,6 56,4 Employé 12,9 54,8 42,3 26,6 37,6 43,8 34,7 21,5 13,4 46,2 50,2 Ouvrier 7,3 58,9 64,4 50,5 29,6 38,1 38,7 28,4 16,6 55,0 49,8 Ensemble 13,0 54,9 48,2 36,9 34,3 45,2 33,5 22,8 13,3 43,1 53,1

En même temps, cet attachement au mérite engendre une critique continue de la justesse des épreuves du mérite et du fait qu’il semble difficile à établir. Le mérite dépend des contextes de travail attribués à chacun. Il est toujours parasité par des relations personnelles, fayotage, passe-droit. Les jeunes cadres soulignent par exemple le rôle de l’exhibition du travail comme culture professionnelle ; il faut avoir l’air surchargé. Enfin, nous avons été surpris par la force du thème de l’exploitation, notamment chez les cadres mis en position de comparer assez précisément ce qu’ils rapportent à l’entreprise et ce qu’ils gagnent. Mais ils jouent le jeu tout en étant fort inquiets sur leur carrière.

En fait, les cadres rencontrés dans cette recherche croient dans le mérite et la compétition, mais ils ne sont pas des idéologues du capitalisme et, dans les entretiens, ils en dénoncent souvent les travers : exploitation, inégalités, poids des actionnaires… Dans une certaine mesure, ce sont des acteurs libéraux qui ne sont pas dupes de la cruauté du système dans lequel ils jouent.

4. Autonomie

Plus que les autres catégories professionnelles, les cadres valorisent l’autonomie, c’est-à-dire le sentiment de s’accomplir dans son activité professionnelle. C’est même au nom de cette autonomie qu’ils acceptent souvent de ne pas compter leurs heures de travail.

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Pour vous, qu’est-ce qui est le plus important dans le travail ?

Gagner de l’argent

Etre intégré et avoir une vie normale

Se réaliser dans son travail

Agriculteur 33,3 12,5 54,2

Artisan/commerçant 37,9 10,3 51,7

Chef d'entreprise 41,7 0,0 58,3

Cadre, profession intellectuelle supérieure

19,1 17,8 63,1

Profession intermédiaire 21,8 13,9 63,4

Employé 34,0 26,6 38,8

Ouvrier 53,8 22,7 23,3

Ensemble 36,8 21,1 41,6

Les raisons d’aimer et de ne pas aimer son travail :

Objets de satisfaction dans le travail

Varié

Il

y

a

des

initiatives

Il est utile

Les

relations

humaines

Il maintien une

bonne pression

On

voit

le

résultat

Ambiance

agréable

Les

responsabilités

Agriculteur 68,1 47,2 34,7 25,0 1,4 51,4 15,3 37,5 Artisan/commerçant 34,5 34,5 13,8 69,0 0,0 41,4 20,7 55,2 Chef entreprise 41,7 41,7 12,5 54,2 8,3 29,2 29,2 83,3 Cadre, profession intellect. supérieure

49,0 54,1 33,8 65,6 4,5 16,6 13,4 48,4

Prof. intermédiaire 57,4 47,5 37,6 75,2 5,9 10,9 16,8 37,6 Employé 42,8 30,6 24,2 64,6 4,8 15,8 35,4 33,0 Ouvrier 40,5 25,4 25,7 32,0 5,1 35,6 39,3 23,3 Ensemble 45,6 35,3 27,1 53,4 4,7 24,4 29,9 34,5

Objets d’insatisfaction dans le travail

Il

est

monotone

Pas

assez

d’initiative

Il

est

fatiguant

sale

Sans

relation

avec

les

autres

Ambiance

désagréable

Pas

de

responsabilité

Il

est

angoissant

Agriculteur 2,8 1,4 76,4 26,4 12,5 4,2 1,4 31,9 Artisan/commerçant 17,2 0,0 69,0 10,3 0,0 0,0 0,0 27,6 Chef d'entreprise 8,3 0,0 37,5 4,2 4,2 0,0 4,2 29,2 Cadre, profession intellect. supérieure

9,6 3,8 42,0 3,2 3,8 10,8 3,8 34,4

Prof. intermédiaire 8,9 8,9 49,5 5,0 1,0 11,9 7,9 42,6 Employé 28,0 14,4 41,1 9,6 5,3 16,3 14,6 19,4 Ouvrier 34,7 16,0 62,8 38,1 4,8 12,4 16,0 11,2 Ensemble 23,3 11,3 51,2 17,7 4,9 12,4 11,4 22,2

Mais, comme le mérite, cette forte valorisation de l’autonomie entraîne une critique singulière, l’idée latente selon laquelle la bonne pression peut se retourner en mauvais stress. Deux inquiétudes dominent. Celle de la carrière qui semble être la véritable promesse du métier, c’est en tous cas ce que disent les jeunes cadres, et celle de l’équilibre de la vie

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personnelle et familiale. Tout se passe comme si l’engagement non mesuré dans le travail était sans cesse placé sous cette double menace.

5. Règles, pouvoir reconnaissance

Les principes de justice premiers se déclinent en principes de second rang définis comme des médiations sociales susceptibles d’engendrer à leur tour des sentiments d’injustices moins stables mais plus directement présents à la conscience des acteurs.

A. On peut considérer que les règles, les conventions et le droit du travail mettent en relation l’égalité fondamentale des acteurs et les inégalités issues de la division du travail. De manière générale, tous les travailleurs dénoncent le non respect des règles, mais cette dénonciation est plus forte chez les moins qualifiés et les moins stables. Dans tous les cas, on peut dire qu’il n’y a pas véritablement de sentiment de justice procédurale au travail et moins encore chez les cadres qui ont un usage particulièrement instrumental de ces règles. La plainte et le procès devant les prud’hommes ne viennent pas du non respect des règles, mais du fait que s’installe un conflit, une rupture de confiance dont les individus vont chercher le terme devant le tribunal dont la fonction est plus d’éteindre la querelle que de rendre la justice.

B. La tension entre l’égalité et l’autonomie engendre un sentiment de non reconnaissance auquel les cadres semblent moins sensibles que les autres catégories de travailleurs.

C. Enfin, il y a une critique continue du pouvoir qui établit la médiation entre le mérite (la division du travail) et l’autonomie des acteurs. Bien que la critique du pouvoir soit continue, il semble que les cadres éprouvent aujourd’hui un sentiment d’injustice spécifique tenant à la critique de la faiblesse du pouvoir. Tout se passe comme si les cadres avaient le sentiment que le pouvoir est instable, incertain, voire absent. On est sans doute là dans une mutation générale des entreprises et du capitalisme faisant que le marché et l’organisation, le marché et la production se séparent progressivement alors que la société industrielle les avait fortement intégrés. La domination passe plus par l’incertitude que par le pouvoir proprement dit.

C’est sans doute sur ce point que les cadres se distinguent le plus des autres travailleurs. A priori définis par des positions de pouvoir et d’autorité, ils ont le sentiment que le pouvoir de dérobe et qu’ils sont considérés comme des acteurs responsables dépourvus de pouvoir. Trois registres déclinent ce thème : Les véritables lieux de pouvoir semblent incertains et flottants, tout en étant extrêmement brutaux. C’est pour cette raison que bien des cadres interrogés sont extrêmement sensibles à la critique radicale du libéralisme comme décomposition des lieux de pouvoir. Les dominés semblent, à leurs yeux, ne plus accepter le pouvoir comme légitime, ce qui les conduit à négocier sans cesse leur autorité selon les règles du « néo management » Enfin, avec le déclin des carrières automatiques, ils ont le sentiment que les formes de pouvoir qui régissent les avancements sont chaotiques et capricieuses.

6. Si l’on voulait caractériser les cadres

Comme les autres travailleurs, les cadres partagent une conception générale des inégalités acceptables, bien qu’ils en situent le seuil maximum plus haut que la moyenne des travailleurs (9000 euros mensuels, contre 6500 euros). Ils dénoncent avec la même force que

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les autres Français les inégalités excessives : la formation d’une élite hors du monde par ses revenus et la formation d’une sous classe précaire et pauvre. Ils définissent de la même manière que les autres le SMIC, le RMI et leur écart.

En termes de justice ils sont moins égalitaristes que les ouvriers et les employés et plus attachés au mérite scolaire. En revanche, ils sont moins portés à la condamnation morale des exclus et des pauvres que ne le sont les employés et les ouvriers. Il est vrai qu’ils votent avec leurs pieds et ne les fréquentent guère.

Attachés à l’égalité de base et aux égalités élémentaires, ils sont plus favorables aux inégalités issues du mérite et de l’autonomie, tout en étant plus favorables que les autres travailleurs aux transferts sociaux et aux transferts fiscaux qui garantissent en amont l’équité de la compétition du mérite.

De ce point de vue, ce sont des acteurs à la fois libéraux et sociaux, oscillant entre un social-libéralisme et une social-démocratie, et les entretiens montrent qu’ils se livrent à une critique aiguë du libéralisme économique qui leur semble être le principal danger menaçant la société. Ils ne sont pas solidaires de leurs maîtres mais jouent le jeu qu’ils leur proposent sur le mode d’une expérience sportive. Dès lors, leur angoisse est de savoir ce que deviendront les sportifs vieillissant.

Notons que dans les entretiens quelques-uns des cadres ont rompu, notamment des femmes, en se convertissant vers des métiers plus paisibles : commerce, enseignement.

7. En conclusion

La répartition sociale des sentiments d’injustice ne semble pas s’inscrire dans une représentation de la société en termes de classes sociales, à l’exception notable des chefs d’entreprise et des ouvriers les plus mal traités. Et il y a donc quelque chose de forcé dans la description des sentiments d’injustice d’une catégorie particulière pour trois grandes raisons.

1. Ce sont les conditions de travail elles-mêmes qui fondent les jugements de justice des acteurs : la pénibilité, les relations avec la hiérarchie, les collègues et les clients. Il n’apparaît de structuration de classe que dans le cas où toutes ces dimensions se coagulent dans une catégorie spécifique, celle des ouvriers mal payés, précaires, au travail épuisant…

2. Les sentiments d’injustice sont fortement déterminés par des variables situées en amont du travail lui-même : précarité des statuts, déclassement scolaire, sexe, appartenance ethnique.

3. Forgés au plus près des conditions de travail, les sentiments de justice des individus ne se transforment pas directement en représentations de la société, ces représentations se forgeant à partir d’affiliations politiques, de jugements moraux sur l’état de la société et de conceptions plus ou moins optimistes du changement social. Autrement dit, en ce domaine, la vision de la nation, de l’anomie ou de l’égoïsme pèsent plus que les conditions de travail elles-mêmes.

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Graphique 1. : Graphique 1 : Les représentations de la société

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ENTRE SE SOUMETTRE OU SE DEMETTRE : COMMENT REPENSER LES ENJEUX DE LA LOYAUTE POUR LES INGENIEURS AUJOURD’HUI ?

CHRISTELLE DIDIER

ENSEIGNANTE-CHERCHEURE AU DEPARTEMENT D’ETHIQUE DE L’INSTITUT CATHOLIQUE DE LILLE

CHERCHEUSE ASSOCIEE AU LASMAS-INSTITUT DU LONGITUDINAL

Résumé :

Mon article évoquera dans un premier temps l'émergence du questionnement éthique dans le groupe professionnel des ingénieurs aux Etats-Unis pour commencer, où des codes existent depuis longtemps puis en France, où le premier code a mois de dix ans d’existence. Ce recul historique donnera l’occasion de montrer comment la question de la loyauté des ingénieurs se révèle problématique, en particulier quand les obligations à l’égard de l’employeur semblent en opposition avec la responsabilité à l’égard de la société dans son ensemble. Il montrera comment le concept de Whistleblowing est apparu dans les débats depuis l'incident du train BART à San Francisco de 1973 et surtout l’explosion de la navette Challenger en 1986. Dans un second temps, je proposerai une réflexion sur les conditions de possibilité (concrètes) d'une alerte éthique pour les ingénieurs. Celle-ci commencera par une présentation de la tentative d' internaliser aux Etats-Unis le « signalement » des malversations de type financier depuis l’adoption en 2002 de la loi Sarbanes-Oxley, (votée suite aux scandales financiers Enron et de WorldCom). Je conclurai en interrogeant les limites éthiques d’une telle approche.

1. Une rhétorique éthique bien rodée : le cas des Etats-Unis

1. 1. La déontologie professionnelle au cœur de la professionnalisation des ingénieurs

Aux Etats-Unis, la profession d’ingénieur présente la particularité d’avoir formalisé très tôt un ethos, à travers la rédaction et la diffusion de codes. Les premières traces d’une déontologie y date de la fin du XIXe et s’associent au développement de la professionnalisation des ingénieurs. Selon l’historien Edwin T. Layton qui a analysé les discours prononcés dans le cadre des associations d’ingénieurs entre 1895 et 1920, leurs porte-parole « voyaient l’ingénieur comme l’agent du changement technique, et donc comme la force vitale du progrès humain et des lumières. (…) Ils dessinaient l’image de l’ingénieur comme le penseur logique désintéressé et donc apte à assumer le rôle de chef et d’arbitre entre les classes. (…) L’ingénieur avait une responsabilité sociale pour protéger le progrès et assurer que les changements techniques étaient mis au service de l’humanité » [LAYTON E., 1986, 57]. L’idéal technocratique affirmé dans ces discours n’est pas propre aux Etats-Unis. André Grelon rappelle à ce sujet les nombreuses déclarations faites dès 1851 à l’occasion des différentes expositions universelles dans lesquelles on retrouve « ce même esprit d’exaltation de la science, de la technique et de l’industrie, triade miraculeuse à qui l’on devrait le bonheur des hommes. Et au cœur de ce processus, (…) encore et toujours l’ingénieur ». [GRELON A., 1999, 89].

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L’American Society of Civil Engineers (ASCE) créée en 1852, est une des plus anciennes associations professionnelles d’ingénieurs civils (c’est-à-dire non militaires) et dans le monde aux Etats-Unis. Evoquant cet événement David Noble note que « presque immédiatement, [les ingénieurs américains] commencèrent à être confrontés aux contradictions inhérentes à la professionnalisation : se battre pour obtenir une autonomie professionnelle et définir des codes d’éthique et de responsabilité sociale dans le contexte d’une pratique professionnelle qui exige la soumission aux dirigeants des entreprises». [NOBLE D., 1979, 35-36].

1.2 Début du XXe siècle : les premiers codes d’éthique.

Bien que la « production » de codes d’éthique ait été précoce et importante aux Etats-Unis, c’est en Europe que le premier code de conduite professionnelle écrit par et pour des ingénieurs a été adopté : c’était en Grande Bretagne en 1910 au sein de la prestigieuse Institution of Civil Engineers (ICE). Le premier code américain suivit de près : publié par l'American Institute of Consulting Engineers (AICE) en 1911, il était fortement inspiré du texte de l’ICE. L'American Institute of Electrical Engineers (AIEE) qui avait voté en 1906 le principe de rédiger un code ne l’adopta qu’en 1912, l’American Institute of Chemical Engineers (AIChE) en 1912 quatre ans seulement après sa création. L’American Society of Civil Engineers (ASCE) en 1914, soixante deux ans après sa création. Enfin, l'American Society of Mechanical Engineers (ASME) qui tenta de faire adopter en 1913 un code qui réunisse toute la profession, reprit finalement en 1914 celui de l’AIEE auquel elle n’apporta que des modifications mineures [WISELEY, 1977, 31].

Malgré leur diversité, ces premiers textes étaient assez proches : ils insistaient particulièrement sur la nécessaire loyauté de l’ingénieur à l’égard de son employeur. Le code de l’AIEE, par exemple, précisait que l’ingénieur devait « considérer la protection des intérêts de son client ou de son employeur comme [sa] première obligation professionnelle et (…) éviter tout acte contraire à ce devoir »1. Celui de l’ASCE définissait l’ingénieur « comme un agent ou un salarié digne de confiance ». Paradoxalement, ces codes qui avaient été rédigés d’abord en vue de promouvoir le développement et le prestige de la profession d’ingénieur, eurent comme effet de miner plutôt que valoriser l’autonomie professionnelle, en mettant au même niveau la défense des intérêts du client (pour un professionnel indépendant ) et ceux de l’employeur d’un ingénieur salarié.

1.3 L’émergence d’une responsabilité sociale dans les codes : les années 70

Jusqu'au début des années 1970, les discussions sur l'éthique professionnelle des ingénieurs n’étaient concernées que par les normes de conduites professionnelles. Ils ne commencèrent à s’ouvrir à des préoccupations externes – à commencer par la responsabilité des ingénieurs à l'égard de la sécurité du public - qu’à partir du milieu du XXe siècle. Pourtant, dès 1922, l’ingénieur Morris Cooke, ardent défenseur des codes soulignait leur « échec à mentionner l'intérêt public comme un test - sinon même le test suprême de l'action ». [COOK M., 1922, 69] Certes, en 1926, l’American Association of Engineers (AAE) affirmait que « l’ingénieur devait considérer ses obligations à l’égard du bien public comme supérieures à toute autre obligation », mais cette association éphémère eut peu d’impact sur la profession. [HARRIS et alii, 1995, 133].

1. C’est moi qui souligne

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Les mouvements contre l’armement nucléaire et en faveur de l'environnement dans les années 1950-1960, puis les mouvements de consommateurs dans les années 1960-1970, les discussions critiques à l’égard de la technique dans les milieux intellectuels et enfin un intérêt renouvelé pour les valeurs démocratiques ont contribué à élargir les thèmes traités et à introduire des considérations « externes ». C’est d’abord la protection du public qui est apparue dans les codes avec la version de 1947 du code de l’Engineers' Council for Professional Developpment (ECPD) : celui-ci stipulait que les ingénieurs « prendront en compte (will have due regard for) la sécurité et la santé du public ». Le code de 1974 était plus clair encore puis qu’il attendait des ingénieurs qu’ils « [portent] au premier plan (hold paramount) la santé, la sécurité et le bien-être du public dans la réalisation de leurs obligations professionnelles ».

L’ECPD - connu aujourd’hui sous le nom d’American Board of Engineering and Technology (ABET) - fut créée en 1932 afin de promouvoir la formation des ingénieurs et de délivrer une accréditation aux programmes. Son code de 1974, constitué de trois niveaux adoptables séparément, est un des premiers ayant réussi à rassembler les associations professionnelles les plus importantes des Etats-Unis autour d’un texte commun. Deux ans après sa publication, les « principes fondamentaux » du code avaient été adoptés par huit de ses seize associations membres, les « canons fondamentaux » par six d’entre elles et les « lignes de conduite » par une d’entre elle. Seule l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE) particulièrement actif dans le domaine de la réflexion éthique et qui affirmait dès 1974 que « les responsabilités des ingénieurs à l’égard de leurs employeurs et de leurs clients étaient limitées par leur obligation à protéger la sécurité, la santé et le bien-être public » refusa ce code.

Le thème de la responsabilité des ingénieurs à l'égard de l'environnement est apparu plus tard, là encore avec une grande prudence. En 1977, le code de l'American Society of Civil Engineers (ASCE) fut le premier à citer ce thème : « les ingénieurs devraient (should) s'engager à améliorer l'environnement afin d'améliorer la qualité de la vie ». Mais, cette proposition utilisant « should » (devraient) plutôt que « shall » (doivent) rangeait cet article du côté de ceux qui ne peuvent pas faire l'objet d'une obligation. La formulation plus exigeante, proposée en 1983 selon laquelle « les ingénieurs doivent (shall) mener leur mission de telle sorte à ménager les ressources du monde et les environnements naturels et culturels pour le bénéfice des générations présentes et futures » a été rejetée et n'a jamais été reproposé à la discussion ensuite.

La version de 1990 du code de l’IEEE - encore en cours aujourd’hui - fut le premier texte américain à évoquer explicitement la responsabilité des ingénieurs à l’égard de l’environnement : « Nous, membres de l’association IEEE, reconnaissant l’influence des techniques que nous développons sur la qualité de la vie de tous, (…) acceptons de porter au premier plan la responsabilité de nos actions en prenant des décisions conformes à la sécurité, la santé et le bien public, et de divulguer rapidement tout facteur pouvant mettre en danger le public ou l’environnement». Le premier texte de l’AIEE de 1912 incitant les ingénieurs à éviter tout acte contraire au devoir de considérer la protection des intérêts de son client ou de son employeur comme la première obligation professionnelle, semble loin. Par ailleurs, ce n’est pas seulement le souci nouveau de l’environnement qui fait du texte de 1990 un texte assez original mais aussi l’évocation inédite jusqu’alors d’un « devoir de signalement ».

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1.4 Les premiers « Whisltblowing » dans les années 1970-1980

Deux événements historiques ont contribué à influencer, aux Etats-Unis, la prise de conscience par les ingénieurs de leur « responsabilité sociétale »2 : l'incident du BART (Bay Area Rapid Transit) en 1972 et l'explosion dramatique de la navette Challenger en 1986 que l'on trouve racontés et analysés dans la plupart des manuels américains d'engineering ethics et dans de nombreux articles publiés dans les revues spécialisées. L’histoire de BART est la suivante : trois ingénieurs constatent que certaines étapes de la fabrication de trains commandés par leur compagnie sont effectuées par des firmes ou des équipes incompétentes. Ils signalent le problème au Conseil d'administration qui ne donne pas suite à leur rapport. Un membre du CA alerte la presse. Les ingénieurs sont congédiés. Une enquête ultérieure démontre qu'ils avaient raison, ce qui est dramatiquement confirmé par le déraillement d'un train, en octobre 1972, à Frémont. [ANDERSEN et Alii, 1980] On trouve aussi une référence à ce cas dans l’essai sur le métier de l'ingénieur de Stephen H. Unger (1982). Ce quaker pacifiste était déjà à l’époque un militant actif dans le domaine de l’éthique professionnelle au sein de IEEE, dont étaient également membres des trois ingénieurs de BART. On peut signaler que IEEE a choisi de représenter en justice les trois ingénieurs et qu’en 1978, sa Société pour l’implication sociale des technologies – présidée par Unger - leur a remis le « Prix du service exceptionnel dans l’intérêt public » pour avoir « adhéré courageusement à la lettre et à l’esprit du code d’éthique de IEEE »3.

L’accident de Challenger a connu, par son aspect public et ses conséquences dramatiques, une publicité internationale d’une autre envergure. Mais si tout le monde a eu connaissance de l'explosion du matin du 28 février 1986 qui entraîna dans la mort sept astronautes, six militaires et une enseignante civile, après 73 secondes de vol, certains aspects de l'histoire sont moins connus. Plusieurs ingénieurs avaient demandés d’annuler le lancement de la navette, dont certains joints risquaient de céder du fait des températures extrêmement basse qui prévalaient dans la région. L'un d'eux, Roger Boisjoly, un ingénieur expérimenté de la société Morton Thiokol, l’entreprise ayant conçu les boosters qui ont explosé en vol, maintint son opposition jusqu'à la mise à feu. Il accepta même de témoigner devant la commission d’enquête. Rétrogradé par la suite, soumis à d’intenses pressions, il fut poussé à quitter l’entreprise pour maladie. Depuis lors, il n’a cessé de dénoncer, dans des articles et des conférences, le peu de cas que l'on fait, en pareilles circonstances, de l'avis des experts. A la suite de cet accident qui a été un choc pour l’opinion publique américaine, le Congrès a voté à l’unanimité le Whistleblower Protection Act en 1989 qui garantit une protection légale efficace aux whistleblowers qui travaillent au sein de l’Administration fédérale. Cette loi dont Roger Boisjoly n’aurait pas pu bénéficier marque un tournant dans la prise en compte de la nécessité de protéger certains types de divulgation d’information

Ces scandales publics ont surtout mis en évidence une réalité nouvelle : le « whistleblowing ». To blow the whistle signifie littéralement « le fait de souffler dans le sifflet » qu’on traduit souvent par « tirer la sonnette d'alarme ». En fait, whistleblowing trouve plusieurs traductions en français dont les connotations sont bien différentes : « donneur d’alerte », « dénonciateur »... Le québécois Louis Racine a proposé de mot « signalement », empruntant un terme utilisé couramment dans le cadre de la loi de protection de la jeunesse qui oblige tout citoyen à « signaler » à un organisme compétent un cas, par exemple, de mauvais traitements à des enfants.

2. L’emploi du néologisme « sociétal » plutôt que social permet de distinguer deux niveaux de responsabilité. « Social » renvoie à la question sociale, « sociétal » renvoie à la société dans son ensemble. 3 Ce prix qui s’appelle désormais le prix Carl Barus a été remis dans six autres occasions depuis.

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Si la question du whistleblowing concerne d’autres contextes professionnels, et si c’est surtout autour des cas de malversations financières qu’il a fait parler de lui de ce côté de l’Atlantique depuis peu, c’est un concept clé dans le champ de la déontologie des ingénieurs depuis un quart de siècle. En 1992, le philosophe des techniques Carl Mitcham écrivait que « si la question éthique la plus largement répandue dans les sciences est celle de la fraude dans les résultats, (…) dans l’ingénierie c’est le whistleblowing, c’est-à-dire le fait de révéler publiquement une information privée concernant une conception défectueuse » [MITCHAM, 1992, 16]. Le débat sur la légitimité et les limites de la « désobéissance organisationnelle » ont en effet renouvelé en profondeur la réflexion déontologique. On peut citer encore l’IEEE qui s’est distingué par son originalité encore une fois en publiant en 1996 un guide intitulé « Guidelines for Engineers Dissenting on Ethical Grounds ».

2. Ethique et ingénieurs en France

2.1 Deux siècles sans codes

En France, c'est plutôt l'absence, jusqu'à la fin du vingtième siècle, d’une production de discours sur les enjeux éthiques de la profession qui domine le milieu des ingénieurs. Les ingénieurs français ne sont pourtant pas moins touchés que leurs homologues américains par le dilemme entre l’obéissance à l’organisation qui les emploie et la responsabilité envers la société si clairement mis en exergue par les cas de whistleblowing. Si on ne peut plus parler aujourd’hui,comme pendant l’entre-deux-guerres, d’« une communauté invisible des ingénieurs, unis par une même foi en l’objectivité technicienne et dans l’amour du bel ouvrage et du progrès scientifique » [GRELON, 1986, 19], s’il n’y a plus de valeurs partagées de façon évidente, il reste que la plupart des ingénieurs sont confrontés à des questions éthiques similaires de part et d’autre de l’Atlantique, que ce soit au niveau individuel ou au niveau collectif. La littérature professionnelle et universitaire sur le sujet a été longtemps quasiment inexistante en France et le thème n'est abordé que depuis peu dans les associations professionnelles.

En France, le premier code a été approuvé par le Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France en 1997. Il s'agit d'une adaptation du « code des devoirs professionnels » de la Fédération européenne des associations nationales d'ingénieurs (FEANI) adopté quelques années plus tôt. La FEANI est une association qui regroupe 900 000 ingénieurs de 21 pays. Son code avait été rédigé à partir de textes adoptés dans une dizaine de pays principalement de culture anglo-saxonne (Etats-Unis, Canada, Australie...). Le premier « Code de déontologie de l'ingénieur du CNISF » était très proche de celui de la FEANI. Une nouvelle version très différente, intitulée « Charte éthique de l’ingénieur », a été adoptée en 2001. Le CNISF regroupait en 1999, 160 000 adhérents par l'intermédiaire d'associations, principalement des associations d’anciens élèves. Bien que la profession d’ingénieurs ait été organisée depuis longtemps à travers la Société centrale des ingénieurs civils (SCIC) et surtout les associations d’anciens élèves fédérées depuis 1929, il n’existe non seulement pas de codes d’éthique à comparer aux textes américains, mais pas non plus de traces d’un discours déontologique officiel. Il faut pour dessiner le contour de l’ethos des ingénieurs chercher dans d’autres lieux, comme dans l’univers syndical qui s’est révélé une source riche de discours éthiques.

Il convient de donner quelques repères historique et rappeler l’existence dans la première moitié du XXe siècle de l’Union sociale des ingénieurs catholiques (USIC), dont l’objectif était de diffuser la doctrine sociale de l’Eglise suite à la publication de l’encyclique

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Rerum Novarum, et de l’Union syndicale des ingénieurs français (USIF) proche de la CGT qui fédéra les premiers syndicats d’ingénieurs. Interdits par le régime de Vichy comme les autres, les syndicats d’ingénieurs ne sont jamais réapparus. Au lendemain de la Libération, un Comité d’action syndicale des ingénieurs et cadres (CASIC) se mit en place. Les cadres confédérés et non-confédérés tentèrent de s’accorder sur une structure commune : la tentative échoua et la CASIC devint la Confédération générale des cadres (CGC), aujourd’hui foyer principal du syndicalisme catégoriel des cadres. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la majorité des ingénieurs furent séduits par le discours de Vichy qui tendait à substituer à la lutte des classes l’entente corporative dont la Charte du travail dessinait le cadre juridique. Cette période réveilla les sentiments corporatistes au sein des professions en instituant des Ordres professionnels, comme celui des médecins en 1942, et fit rêver certains ingénieurs. Le projet d’un Ordre qui resurgit en 1942, butât sur l’impossible adhésion obligatoire de tous les ingénieurs, mais le mythe perdura un temps. Ainsi, l’historien Georges Ribell cite qu’au au Congrès national des ingénieurs de France, qui s’est tenu à Toulouse en 1949, « on n’a pas hésité à voter le vœu de la création d’un Ordre de la profession ».[RIBELL G., 1986, p.233].

2.2 Discours professionnels versus discours syndical

Les syndicats et les associations professionnelles ont des missions et des approches différentes, mais leurs adhérents sont confrontés à des questions communes. Ainsi, on trouve dans la « Charte éthique de l’ingénieur » adoptée par le CNISF en 2001 des préoccupations proches de celles développées dans la « Charte sur l’autonomie au travail des ingénieurs vis à vis de leur employeur » rédigée par l’UCC-CFDT – devenue depuis CDFT-Cadres - en 1992. Les deux documents trouvent leur origine dans la difficulté à concilier l’obligation de protection du public et celle d’obéissance à l’autorité, mais les approches demeurent bien différentes. La charte de l’UCC met l’accent sur l’obligation morale qu’ont les ingénieurs d’indiquer l’existence de dangers pour l’environnement ou la santé publique, ainsi que sur la difficulté à faire objection de conscience. Elle stipule que « les ingénieurs devraient pouvoir refuser pour des raisons de conscience ou informer quand nécessaire si des actions dangereuses sont entreprises, particulièrement quand ces décisions ne sont pas respectueuses de l’environnement ou de la sécurité publique ».

De son côté, le CNISF présente l’ingénieur comme quelqu’un qui « a conscience et fait prendre conscience de l’impact des réalisations techniques sur l’environnement » et qui « face à une situation imprévue, prend sans attendre les initiatives permettant d’y faire face dans les meilleurs conditions et en informe à bon escient les personnes appropriées ». En face du droit à l’« objection de conscience » évoqué par l’UCC, le CNISF insiste davantage sur le devoir d’informer et d’agir. Reconnaissant que des contradictions peuvent apparaître parfois entre les attentes d’un employeur et la conscience d’un ingénieur, la Charte du CNISF déclare qu’un « ingénieur ne saurait agir contrairement à sa conscience professionnelle » : face à un dilemme, l’ingénieur est supposé « [tirer] les conséquences des incompatibilités qui pourraient apparaître ». Ainsi, tandis que la charte de l’UCC défend un droit, pour l’ingénieur, à « l’objection de conscience » - voire à la « désobéissance organisationnelle » - celle du CNISF semble exclure la possibilité d’une autre alternative à la soumission que la démission.

En 2003, un « manifeste pour la responsabilité sociale des cadres » a été co-signé par plusieurs syndicats et organisations : Ingénieurs sans Frontières, l’Ugict-CGT (Union des ingénieurs et techniciens CGT), la CFDT-Cadres, la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, le centre des jeunes dirigeants et acteurs de l’économie sociale, le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise et l’Ecole du management de Paris. Parmi les objectifs affichés, on trouve le fait de « ne pas être amené à devoir assumer des choix contraires, entre la morale et le respect des ordres, entre la sécurité et l’efficacité, entre la

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conscience citoyenne, la prospérité de l’entreprise et l’avenir professionnel (…) obtenir que la citoyenneté soit reconnue sur leur lieu de travail par un droit d’intervention et d’initiative, pouvant aller jusqu’au droit de refus ou d’opposition, sans représailles ni sanctions. »

3 A quelles conditions une alerte éthique est-elle possible pour les ingénieurs ?

3.1 Une loi pour protéger les Whisletblowers aux Etats-Unis : la loi Sarbanes-Oxley

La production importante de codes de déontologie aux Etats-Unis permet de voir la façon dont les ingénieurs ont appréhendé au cours de leur histoire le dilemme central de leur profession entre l’obéissance à leur employeur et leur exigence professionnelle de répondre des conséquences environnementale et sociales de leurs choix. Les ingénieurs français ne sont pas portés comme leurs homologues américains par un discours sur leur métier en tant que « profession » (au sens de la loi Taft-Hartley de 1947), ce qui explique l’émergence plus tardive d’une rhétorique déontologique. C’est probablement la raison pour laquelle le débat sur le whistleblowing n’est pas entré en France par les questions techniques – ou par la médiatisation de dilemmes d’ingénieurs - mais par les problèmes d’éthique économique.

Pourtant, les occasions pour des ingénieurs de dénoncer des risques sanitaires ou sociaux ne manquent pas. C’est le cas de Francis Doussal, chef de fabrication à la Saria, premier équarrisseur français qui a tenté de 1991 à 2001 d'alerter sa hiérarchie sur les agissements illégaux de son entreprise. Son initiative l’a d’abord conduit à une mutation à 800 km de chez lui. La publication d’une lettre ouverte dans la presse de sa région l’a conduit ensuite au licenciement. La réalité des infractions commises par la Saria a été reconnue en justice, mais les prud'hommes n’ont rien voulu entendre : Francis Doussal a été condamné à payer 1000 euros à son entreprise pour « abus de liberté d'expression»

C’est également sur ce motif que l’entreprise publique EDF a licencié pour faute grave un de ses directeurs de centre de distribution en janvier 2004. Celui-ci qui avait alerté la Préfecture du mauvais état du réseau électrique dans son département et de la faiblesse du budget dont il disposait pur l’entretenir. Le tribunal a rendu un jugement balancé : « l’abus de liberté d’expression » a été retenu mais ne constitue par aux yeux des juges une faute grave. Ainsi donc, le code du travail ne prévoit pas la protection du salarié qui dénonce une fraude commise par son entreprise quel que soit le domaine : finances, sécurité publique, santé publique. Pourtant, les trois-quarts des cadres ayant répondu à l’enquête « Travail en Question » menée par la CFDT-Cadres en 2002 exprimaient avoir déjà ressenti le besoin de s’opposer à leur hiérarchie : 72% se déclarait favorable à la reconnaissance d’un « droit d’opposition » négocié par les syndicats (42%) ou inscrit dans la loi (30%).

La nécessité de protéger les whistleblowers n’est pas récente, comme en témoigne le Whistleblower Protection Act voté aux Etats-Unis en 1989, mais celui-ci ne concernait que les agents de l’Administration fédérale. L’opinion publique se montre de plus en plus favorable à ces héros des temps modernes aux points que trois « dénonciatrices » ont été élues « personnalité de l’année » par le Time magazine en 2002 : Cynthia Cooper, Coleen Rowley et Sherron Watkins travaillaient respectivement pour WorldCom, le FBI et Enron4. Le Congrès américain a décidé d’aller plus loin dans la protection des dénonciateurs, alerteurs ou signaleurs en votant en 2002 la loi Sarbanes-Oxley qui impose aux sociétés côtées à Wall 4 La Personnalité de l’année (Person of the Year) est un titre qui est décerné chaque année en décembre depuis 1927 par la rédaction de l’hebdomadaire américain Time Magazine à la personne qui a « marqué le plus l’année écoulée, pour le meilleur ou pour le pire ». Ce titre portait, jusqu’à 1998, le nom « d’Homme de l’année »

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Street se doter de procédures internes permettant aux salariés de faire remonter de façon anonyme tout soupçon comptable.

3.2 Une transférabilité problématique de la loi Sarbanes-Oxley en France

Selon Wim Vandekerckhove, l’émergence d’un besoin d’institutionnalisation du Whistleblowing à laquelle nous assistons correspond à un besoin né de l’évolution des organisations. Du fait de leur plus grande flexibilité, complexité et décentralisation, les entreprises ont un besoin accru de pouvoir compter sur une responsabilisation individuelle sans faille de leurs salariés. Ainsi, l’organisation est plus dépendante que jamais de la loyauté de ses salariés et principalement de ses « salariés de confiance ». Ces derniers étant de plus en plus autonomes dans leur travail, l’organisation a un besoin accru d’être informée sur ce qui est susceptible de lui nuire Ainsi, l’objectif de l’institutionnalisation du whistleblowing tel qu’il apparaît dans la loi Srabanes-Oxley consiste à créer un ensemble de procédures permettant les dénonciateurs potentiels de signaler les problèmes en interne avant de se constituer en Whistleblower au sens strict, c'est-à-dire de dévoiler le problème au public.

La loi Sarbanes-Oxley semble donc remplir un vide que tout le monde souhaiterait voir combler. Mais, il importe de garder à l’esprit que les entreprises songent aujourd’hui à protéger les « dénonciateurs » de malversations internes, ne sont pas animé exclusivement de scrupules moraux. Le contrôle par les employés pourrait devenir un moyen nécessaire de pallier aux faillites des systèmes traditionnels d'alerte. Audit interne, audit externe, commissaires aux comptes, déontologues : les scandales financiers de ces dernières années ont prouvé les déficiences de ces instances de régulation en place : l'affaire Enron en a été l'exemple phare avec le truquage des comptes par ses dirigeants, ses administrateurs qui laissent faire, ses commissaires aux comptes aveugles ou complices.

La loi française présente certainement un vide juridique en matière de protection des whistleblowers, les deux cas relatés plus haut suffisent à l’illustrer, mais la loi Sarbanes-Oxley est-elle une solution ? Certes, les entreprises françaises devront s’y mettre puisque d'ici à juillet 2005, tous les groupes étrangers côtés à New York devront respecter cette loi, mais son application stricte dans un contexte culturel différent n’est pas sans difficulté. En effet, pour des raisons culturelles autant qu’historiques, la pratique de la dénonciation n’a pas bonne presse en France. « Dans l'immédiat, les mentalités semblent hostiles au principe d'une délation institutionnalisée, comme le montre le sondage mené auprès des centraliens par Formitel : près de 55 % des personnes interrogées sont contre, le plus grand nombre d'opposants se recrutant dans les rangs des directeurs généraux ! »5 De plus, la loi américaine est a priori incompatible avec le système français de protection de la liberté tel qu’il est formulé dans les textes de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL). En effet, celle-ci a considéré lors de sa séance du 26 mai 2005 qu’un tel système pouvait « conduire à des système organisés de délation professionnelle » et relevé « que la possibilité de réaliser une « alerte éthique » de façon anonyme ne pouvait que renforcer le risque de dénonciation calomnieuse ».

Ainsi, il convient de prendre conscience que la définition du Wistleblowing telle qu’elle apparaît en particulier avec la loi Sarbanes-Oxley, et plus généralement dans le besoin émergent d’institutionnalisation du signalement, laisse entrevoir un glissement du sens depuis son apparition dans les années 1970. En effet, la définition originale du Whistleblowing désignait une situation de dévoilement public. En mettant en évidence un conflit entre les entreprises et la société, les lanceurs d’alerte répondaient à un besoin social. Leur démarche

5 Frédéric Brillet, in Le point 26/02/04 - N°1641 - Page 99

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supposait toujours un conflit de loyauté et renvoyait au besoin de protéger la responsabilité des individus contre la discipline des organisations. Aujourd’hui on parle de protéger les informateurs dans l’intérêt de l’organisation avec le risque de transformer les organisations en panoptiques. Références ANDERSON R M., PERRUCI R., SCHENDEL D E., Divided Loyalties. Whistleblowing at BART, Purdue

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PLACE ET SENS DU TRAVAIL POUR LES CADRES ? OLIVIER COUSIN

CADIS/EHESS/CNRS

Une quasi-unanimité règne dans les sciences sociales à propos des nouvelles formes

d’organisation du travail. Le nouveau modèle productif se caractérise par une tension entre des conditions de travail qui se durcissent et une autonomie dans l’exécution des tâches et des activités qui s’accroît. Il existe donc un paradoxe : la contrainte se renforce quand l’activité laisse plus de marge de manœuvre aux salariés. Le paradoxe se résout, le plus souvent, par la mise en exergue d’une nouvelle forme d’aliénation, dont la puissance repose sur le principe de l’engagement contraint et d’une ruse du management avec la notion du gagnant/gagnant. Pour les cadres, la contrainte ne s’exerce plus par la nécessité d’être le relais de la politique d’une entreprise et de veiller à son application, mais par une promesse, rarement tenue, d’exaltation de soi par un engagement sans fin dans le travail : en pensant travailler pour lui, pour sa réussite ou son plaisir, le salarié ne fait que travailler pour son entreprise et sa quête de profit.

Le paradoxe semble pouvoir être abordé et analysé sous un autre angle, à partir du travail lui-même, en tentant de comprendre le sens qu’il prend pour les cadres. Cette approche repose sur l’hypothèse de la nécessité de dissocier le travail, comme activité - ce que font les salariés - de l’organisation et des conditions de travail. Certes, le travail n’est pas en tant que tel autonome, il ne se déroule pas hors d’une organisation complexe. Il est nécessairement contraint dans la mesure où il est commandé par la division technique du travail. Cependant, si l’on se place du point de vue de la subjectivité des salariés, il a une existence en soi. Pour le dire plus simplement, les cadres ne disent pas nécessairement la même chose quand ils parlent de leur travail, de ce qu’ils font, et quand ils parlent de leur environnement de travail. Le travail n’est pas nécessairement et pas toujours intéressant, mais l’acte de travail se ne réduit pas exclusivement aux conditions de travail. Il y a un rapport dialectique entre ces deux aspects, permettant de saisir le paradoxe des nouvelles formes d’organisation du travail.

1. Quelques aspects du nouveau modèle productif

Le nouveau modèle productif1 s’impose depuis le début des années 1980, avec la mise en quarantaine, plus ou moins assumée et réelle, du fordisme2. Trois aspects au moins le caractérisent, affectant profondément l’organisation du travail et le travail.

1.1. Globalisation et flexibilité La globalisation suggère une économie en réseau qui se joue des frontières et de

l’espace national. Elle modifie les repères conduisant à un « brouillage des horizons et des territoires »3, conséquence de la déréglementation financière qui permet une extrême mobilité des capitaux et aboutit à remodeler sans cesse le pourtour des entreprises et des firmes. La globalisation consacre le marché au point, écrit A. Touraine, qu’elle entraîne la séparation de l’économie et de la société4. Le marché se développe hors de l’idée de société, il n’a plus 1. L’expression est empruntée à D. Segrestin, 2004, Les chantiers du manager. Paris, A. Colin. 2. Pour certains auteurs, nous sommes sortis du Taylorisme ou du Fordisme, pour d’autres nous sommes dans une métamorphose de ces modèles, pour d’autres encore ces modèles résistent et ne se sont transformés qu’en façade. A titre d’exemple, J-P. Durand, 2004, La chaîne invisible, Paris, Seuil ; T. Pillon, F. Vatin, 2003, Traité de sociologie du travail, Toulouse, Octares ; D. Linhart, 1991, Le torticolis de l’autruche, Paris, Seuil. 3. P. Veltz, 2000, Le nouveau monde industriel, Paris, Gallimard. 4. A. Touraine, 2005, Un nouveau paradigme, Paris, Fayard.

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besoin de celle-ci et ne prétend plus la forger, comme ce fut le cas avec la « civilisation industrielle »5. Il n’a besoin que de s’assurer de la fluidité des échanges. La globalisation impose l’idée d’adaptabilité, de réactivité et surtout de guerre économique. L’éphémère, l’aléatoire, la souplesse deviennent des mots d’ordre au nom du maintien dans une course plus ou moins fantasmée6. Pour y faire face, l’entreprise s’allège, externalise, sous-traite.

Sur un registre plus micro-économique, le nouveau modèle productif change les manières de travailler, de produire et d’innover. La productivité et la compétitivité dépendent de la capacité à gérer des informations fondées sur la connaissance7 et la performance résulte d’effet de système et de la pertinence et de la cohérence de chaînes de production situées en différents lieux. Pour les salariés de la « chaîne invisible », selon l’expression de J –P. Durand8, les nouveaux mots d’ordre sont adaptabilité, flexibilité, diversité, polyvalence et service au client. La logique du flux tendu bannit tout stock et inscrit chaque salarié dans une multitude de réseaux dont tous les membres deviennent dépendants. « La discipline est dans le flux »9 car pour répondre au client la chaîne ne peut s’arrêter, elle nécessite une attention et investissement de tous les instants. La flexibilité, des horaires, des contrats de travail, et des compétences, apparaît comme la réponse adéquate pour alimenter la chaîne et satisfaire l’offre10. Ainsi, le nouveau modèle productif se veut en rupture avec l’ancien, présenté dorénavant comme rigide et obsolète. « L’organisation planifiée », symbolisée par le taylorisme et la main mise du bureau des méthodes sur l’organisation du travail - un pilotage par l’amont - est supplantée par « l’organisation distribuée » qui, au contraire, vante la souplesse et la capacité d’adaptation11. Souplesse et adaptation exigées pour les salariés qui doivent être réactifs et polyvalents, gage de leur efficacité et de leur employabilité.

Le nouveau capitalisme ne garantit plus de protection comme le taylorisme a pu le faire avec le compromis social autour des grilles de qualifications et du plein emploi12. Au contraire, il valorise la prise de risque, la créativité, l’authenticité et l’hédonisme ainsi que l’individualisation des relations à l’emploi13. Les contrats précaires se substituent aux contrats à durée indéterminée, la stabilité de l’emploi devient une denrée rare et, surtout, le salarié doit veiller à son employabilité, en assurant sa polyvalence et en entretenant des réseaux suffisants pour anticiper sur le marché de l’emploi14. Les compétences communicationnelles et relationnelles deviennent primordiales et la gestion des parcours et des carrières repose sur la réalisation des objectifs et l’évaluation des compétences. La gestion des compétences, nouveau principe de management brandi par la gestion des ressources humaines comme gage de la modernité, se révèle dans la réalité extrêmement complexe et confuse15, englobant un large ensemble, tenant compte autant des manières de faire ou de réaliser une activité que des manières d’être des salariés16. Ce mode de gestion offre parfois l’espoir d’une prise en compte du travail réel ; plus généralement, il suscite des réserves du fait de la part importante laissée à l’appréciation subjective d’un individu par son supérieur hiérarchique. Derrière la mobilisation des compétences, pour les salariés, il y a surtout l’idée qu’ils doivent devenir 5. A Touraine et al., 1961, La civilisation industrielle, in L-H. Parias (dir.), Histoire générale du travail, Tome IV, Paris, Nouvelle Librairie de France. 6. R. Beaujolin, 1999, les vertiges de l’emploi, Paris, Grasset-Le Monde ; E. Cohen, 1996, La tentation hexagonale, Paris, Fayard ; P. R. Krugman, 1998, La mondialisation n’est pas coupable, Paris, La Découverte. 7. M. Castells, 1998, La société en réseaux. L’ère de l’information, Paris, Fayard ; D. Martin, J –L. Metzger, Ph Pierre, 2003, Les métamorphoses du monde, Paris, Seuil. 8. J –P. Durand, 2004, op. cit. 9. Ibid. 10. R. Beaujolin-Bellet (dir), 2004, Flexibilités et performances, Paris, La Découverte. 11. N. Dodier, 1995, Des hommes et des machines, Paris, Métailié. 12. J -D. Reynaud, 2001, « Le management par les compétences. Un essai d’analyse », Sociologie du travail, n°43, p. 7-31. 13. J-M. Menger, 2002, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil. 14. L. Boltanski, E. Chiapello, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. 15. D. Segrestin, 2004, op. cit, en particulier le chapitre 2. 16. Cf. Le numéro de Sociologie du travail, n° 43, 2001, consacré au thème de la compétence.

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acteurs de leur carrière en anticipant sur les évolutions du travail et de son organisation, en se rendant polyvalents et séduisants. La mobilisation des compétences est souvent moins un facteur de promotion qu’un moyen de se maintenir dans l’emploi.

1.2. Autonomie et enrôlement Historiquement, l’autonomie dans le travail est étroitement attachée au statut et à la

fonction des cadres. Elle relève d’une forme d’arrangement entre le gouvernement des entreprises et ses salariés où, en échange d’une promesse de fidélité et d’engagement, les cadres se voient accorder une autonomie dans l’organisation de leur travail et reconnaître ainsi la particularité de la maîtrise de leur savoir17. En ce sens, l’autonomie n’est pas une conquête récente et se matérialise sous deux aspects. La liberté d’organisation est une des premières caractéristiques du travail des cadres. A la différence des autres catégories socio professionnelles, qu’ils encadrent parfois, leur travail se singularise par l’absence de tâches prescrites. Pour l’essentiel, les cadres ont pour fonction de recueillir des informations, de les traiter et de les analyser, d’étudier des solutions et de fixer des orientations18. Ils doivent traduire en acte des demandes de leur direction et tenir compte des réalités de situations de travail19. Leur mission consiste donc à décrypter des situations, à interpréter des informations descendantes et montantes20. L’autonomie tient à ce travail de traduction, « un travail cognitif visant à décrypter le système et ce que l’on attend d’eux »21. La gestion du temps est l’autre versant de l’autonomie, et les cadres se singularisent par la liberté dont ils disposent pour organiser leur temps et parfois leurs horaires de travail. Ainsi, selon une enquête de l’INSEE sur le temps de travail des cadres, 25 % d’entre eux déterminent eux-mêmes leurs horaires, contre 6 % pour l’ensemble des salariés, et 25 % peuvent modifier leurs horaires de travail et estiment avoir « des horaires à la carte ». A contrario, moins de 15% est soumis à des contrôles horaires22. La liberté d’organisation pour les cadres se traduit dans les faits par un volume horaire important et longtemps ils ont été définis comme ceux dont on ne comptait pas les heures23. Encore aujourd’hui, la gestion du temps est probablement une des caractéristiques majeures de cette population, malgré les nombreuses différences et disparités au sein du groupe. Interrogés par la CFDT sur leur travail et ses conditions, 84% des cadres déclarent disposer d’une assez grande autonomie pour gérer leur temps de travail, et 82% estiment disposer d’une assez grande autonomie pour organiser leur travail24.

Cependant l’autonomie ne peut être que relative. Les cadres eux-mêmes le soulignent quand ils détaillent leur travail et son organisation. S’ils déclarent être autonome, ils révisent à la baisse leur jugement quand ils en fournissent le détail. Par exemple, dans l’enquête de la CFDT plus de la moitié des cadres estiment avoir une faible autonomie à l’égard des moyens dont ils disposent (65%), des objectifs (59%) et de leurs collaborateurs (57%)25. Plus généralement, l’autonomie apparaît aujourd’hui menacée face à la hausse des contraintes 17. P. Bouffartigue, 2001, Les Cadres. Fin d’une figure sociale, Paris, La Dispute ; G. Groux, 1983, Les Cadres, Paris, La Découverte. 18. G. Benguigui, A. Griset, D. Monjardet, 1978, La fonction d’encadrement, Paris, la Documentation française. 19. O. Balas, Ph. Sarnin, 2004, « Charges de travail et activités des cadres ingénieurs de bureaux d’études », in Ce que font les cadres, Y-F. Livian (dir.), Les cahiers du GDR-Cadres, 6, Journées du GDR-Cadres, 8 décembre 2003, Lyon ; G. Carbellade, A. Garrigou, 2001, « Derrière le stress, un travail sous contraintes », in P. Bouffartigue (dir.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte. 20. F. Mispelblom, 2004, « Encadrer, est-ce travailler », in Y-F. Livian (dir), op. cit ; F. Six, « Le travail des cadres : le point de vue de l’ergonomie », www.univ-lille2.fr/medtrav2000/ Lepointsurapprofondir/lepointsurapprofondir8.htm. 21. C. Falcoz, H. Laroche, L. Cadin, F. Frery, « Cet obscur objet du management », in Y-F. Livian (dir.), op. cit. 22. J-D. Fermanian, 1999, « Le temps de travail des cadres », INSEE Première, n°671, août. 23. P. Bouffartigue, 2001, op. cit. 24. O. Cousin, 2004, « Travail et autonomie », in A. Karvard, L. Rouban (dir.), Les cadres au travail, Paris, la Découverte. 25. Ibid. L’enquête à l’initiative de l’APEC donne un même ordre de grandeur concernant la définition des objectifs. A la question « qui fixe, en définitive, les objectifs en premiers », 27% répondent « moi même », 54% « la direction générale », 11% « le responsable de service ou d’équipe », APEC, 2000, « Cadroscope. Panel cadres » APEC/BVA.

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Sophie
Note
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pesant sur l’activité en particulier du fait de l’obligation de résultats et de la contraction du temps de travail26. Les enquêtes menées par la DARES comparant les conditions de travail sur une période de près de dix ans (1991/1998) mettent clairement en avant le durcissement des situations de travail. Les cadres, comme l’ensemble des salariés, subissent plus fortement la pression des délais et de la demande des clients27. L’obligation de résultat fait craindre les sanctions28, dont le chômage qui était pourtant une menace qui ne pesait que marginalement sur les cadres avant les années 199029. La réduction du temps de travail, qui pourtant a la plus profité aux cadres, entame une frange de leur autonomie puisque le raccourcissement du temps diminue fortement la possibilité de gérer le temps de travail. C’est pourquoi, les enquêtes soulignent toujours l’ambiguïté et les contradictions de l’autonomie. Elle n’est pas un moyen de réappropriation du travail par les salariés, elle n’est plus la reconnaissance d’un savoir théorique et pratique propre à l’univers des ingénieurs et des techniciens, elle n’est qu’un principe d’efficacité. L’encouragement à l’initiative et à la libre coopération, qui touche aujourd’hui l’ensemble des salariés, n’est toléré que parce qu’il répond aux objectifs de la direction des entreprises30.

L’autonomie prend alors une autre forme et comporte un coût important pour les salariés. L’initiative, la créativité, l’authenticité ou encore l’engagement relèvent d’un enrôlement de la subjectivité, selon l’expression d’Y. Clot31, car cette incitation revient à faire supporter aux salariés les aléas de la production. L’injonction à la responsabilité entraîne l’individu bien au-delà du respect des consignes et des procédures. Plus il est autonome, plus il devient responsable de la continuité du flux. Les cadres sont la cible privilégiée de ce nouveau mode d’engagement reposant sur une incitation permanente au dépassement, afin de trouver la bonne solution, pour faire mieux et plus, et donc un engagement de la personnalité qui ne va pas sans déstabiliser les individus. Avec la valorisation de l’autonomie, les objectifs sont infinis, la performance et l’excellence deviennent la norme32. Le stress, l’angoisse et l’incertitude dominent. Faire face aux risques devient le cadre normal des salariés, comme l’est l’incertitude dans un univers qui ne propose plus de limites réelles à l’engagement et à la promesse de réussite33. Dans ce contexte, l’autonomie devient suspecte puisqu’elle est potentiellement toujours détournée et détournable par l’organisation. Il en va ainsi des compétences relationnelles et communicationnelles, elles sont à la fois récupérées et standardisées, donc finalement contrôlées, par le biais des formations visant le développement personnel, pour être mises au service de la productivité et devenir une source d’efficacité34. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que de constater que l’appel et l’encouragement à l’initiative, butant sur les incohérences de l’organisation du travail, se transforment bien vite en conformisme35. Pour ne pas risquer d’être sanctionné ou plus simplement de commettre une erreur, le mieux étant encore de faire comme d’habitude et comme les autres, de se cacher et se conformer à la norme du groupe. Face à l’angoisse, générée par les incertitudes sur la finalité de l’action, l’individu est renvoyé essentiellement à lui-même, ce qui engendre dans bien des cas l’effet inverse de celui recherché : repli et conformisme. L’autonomie se révèle 26. M. Gollac, S. Volkoff, 2000, Les conditions de travail, Paris, La Découverte. 27. J. Bué, C. Rougerie, 1999, « L’organisation du travail : entre contrainte et initiative », DARES, Premières synthèses, août, n° 32.1. 28. M. Cézard, S. Hamon-Cholet, 1999, « Travail et charge mental », DARES, Premières synthèses, juillet, n°27.1. 29. S. Pochic, 2001, « Chômage des cadres, quelles déstabilisations ? », in P. Bouffartigue (dir.), op. cit. 30. D. Segrestin, 2004, op. cit. 31. Y. Clot, 1998, « Le sujet au travail », in J. Kergoat, J. Boutet, et al. (dir.), Le monde du travail, Paris, La Découverte. 32. N. Aubert, V. de Gaulejac, 1991, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil ; A. Ehrenberg, 1991, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy. 33. F. Osty, 2003, « Les tensions de l’engagement au travail », Communication IX journée de sociologie du travail, Paris, 27/28 novembre ; J. Palmade (dir.), 2003, L’incertitude comme norme, Paris, PUF. 34. V. Brunel, 2004, Les managers de l’âme, Paris, La Découverte. J. Boutet, 1998, « Quand le travail rationalise le langage », in J. Kergoat, J. Boutet et al., op. cit. 35. D. Courpasson, 2000, L’action contrainte, Paris, PUF.

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donc ambiguë, elle est moins au service des individus, leur permettant une reconquête de leur activité, qu’un moyen, contraint, de pallier les insuffisances de l’organisation du travail. En s’étiolant, elle participe de la perte de sens du travail, pour finalement être récupérée et « recyclée pour accroître la production, et améliorer la qualité et les processus »36.

1.3. Une nouvelle forme d’aliénation Puisque l’autonomie ne procède que d’une ruse du management pour s’assurer de

l’implication des salariés, le travail en définitive se révèle pour ce qu’il est : aliénant. Cependant, l’appréciation et les contours de l’aliénation changent. Dans son acception classique, l’aliénation traduit la distance de l’homme à son travail, il est aliéné lorsque son travail lui est étranger, quand il est coupé du fruit de son labeur. Il n’est plus l’expression de son individualité. C’est, entre autres, dans ces termes que G. Friedmann parle de dépersonnalisation et de déspiritualisation du travail car le milieu technique dépossède l’homme de son activité37.

Au regard des nouvelles formes d’organisation du travail, le sens de l’aliénation change sensiblement dans la mesure où l’emprise de l’organisation conduit à ce que l’acteur soit lui-même la cause de sa perte. Dans cette optique, « l’aliénation n’est pas la conscience de la privation, mais la privation de la conscience »38. L’enrôlement de la subjectivité, de sa personnalité, de sa créativité et de son être dans le travail engendre une implication telle que ce n’est plus l’organisation qui stimule l’individu, mais l’acteur lui-même qui s’y plonge au risque de s’y noyer. L’asservissement s’exerce, écrit A. Gorz, quand le travailleur doit être à la fois autonome, totalement impliqué dans sa tâche et accepter que la nature, le but et le sens de cette tâche soient imposés »39. Or l’imposition n’est plus formellement incarnée, elle ne transpire plus à travers la figure du chef, petit ou grand, elle est au contraire invisible et indicible. Comme le résume J.-P. Durand : « ce n’est pas la maîtrise qui fixe la cadence, mais le flux »40.

Parallèlement, la désinstitutionnalisation, c’est-à-dire l’affaiblissement des institutions comme support et repère pour les acteurs, place les individus face à eux-mêmes41. Sommé d’être performant, à la hauteur, d’être libre et responsable, l’individu devient sa propre norme de référence. Il est l’auteur de son parcours, de sa réussite, mais aussi, et en contrepartie, de ses échecs. L’injonction à être soi trouve toute sa place dans l’entreprise qui, depuis sa réhabilitation en France dans le milieu des années 1980, s’érige comme le lieu de l’épanouissement de soi et de la réussite. L’entreprise exploite « ce filon » par l’exaltation du succès, de la performance et de la prise de risque. Le « système managinaire » (management de l’imaginaire) transforme ainsi le rapport au travail : l’obligation n’est pas de travailler mais de réussir42. L’idéologie gestionnaire, écrit encore V. de Gaulejac, convertit l’énergie libidinale en force de travail. Il y a une forme d’addiction au travail puisque plus l’individu réussit, plus sa dépendance augmente. « On pourrait sans doute évoquer une “aliénation à la puissance deux” puisque c’est le sujet lui-même qui en devient le principal moteur »43. L’engagement, sans limites apparentes, repose sur la peur de perdre sa place, de ne pas être à la hauteur, de se décevoir et de décevoir l’organisation qui se présente comme le lieu

36. J.-P. Durand, 2004, op. cit. 37. G. Friedmann, 1963, Où va le travail humain, Paris, Gallimard. 38. A. Touraine, 1973, Production de la société, Paris, Seuil. 39. A. Gorz, 1997, Misère du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée. 40. J -P. Durand, 2004, op. cit, 41. F. Dubet, 2002, Le déclin des institutions, Paris, Seuil ; A.Ehrenberg, 1995, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy ; 1998, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob. 42. N. Aubert, V de Gaulejac, 1991, op. cit. 43. V. de Gaulejac, 2005, La société malade de sa gestion, Paris, Seuil.

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favorisant justement ce dépassement de soi44. Les contraintes, visibles et réelles, cherchent ainsi à être surmontées, elles changent de visage pour prendre des allures de défi. A en croire par exemple H. Weber, qui décrit l’univers des fast-foods, les salariés – les employés comme les cadres - qui entrent en concurrence avec les cadences ne le font pas pour s’aménager des espaces ou des temps de pause et de repos, comme le faisaient les ouvriers postés à la chaîne, mais cherchent « simplement » à dépasser la machine, à montrer qu’ils peuvent faire mieux et plus vite que ce l’organisation a mis en place45. Ce faisant, les salariés plongent dans une illusion : en travaillant « mieux et plus », ils croient exprimer leur subjectivité, mettre en avant leur valeur et leur personnalité alors que, en réalité, ils ne font que s’asservir à un système qui fait croire qu’il n’en demande pas tant. Il s’agit donc bien d’une « servitude volontaire »46.

2. Quelle place pour le travail ?

Ce rapide panorama des nouveaux modèles productifs résout le paradoxe auquel les salariés se confrontent en dévoilant l’assujettissement qui rend illusoire l’autonomie qui leur est concédée. Cependant, cette lecture laisse peu de place au travail en tant que tel et plus particulièrement au sens qu’il prend pour les salariés. Le travail se réduit-il à l’organisation du travail ? L’analyse et la description des conditions de travail englobent-t-elles dans leur totalité le travail, ce qu’il représente pour les salariés ? On peut faire l’hypothèse que ce qui se joue dans le travail, ce qu’il incarne pour les hommes et les femmes qui s’y engagent et s’y investissent, s’autonomise, même partiellement, au regard des contraintes qu’ils subissent. Pour cela, il faut élargir le spectre du travail et sortir de la division académique telle que le rapportent P. Bouffartigue et J. Bouteiller, pour qui l’analyse de l’activité revient aux ergonomes, l’expérience subjective du travail aux psychologues, et la division et l’organisation du travail aux sociologues47. Or, dans le cadre d’une sociologie qui cherche à comprendre comment les acteurs peuvent se construire comme individus et comme sujets dans le travail, cette division académique n’est pas souhaitable. Si l’on accepte que les acteurs ne sont plus réductibles à des rôles, qu’ils ne sont plus seulement des personnages, il semble alors nécessaire d’introduire la question du rapport au travail. L’enjeu est moins l’autonomie au sens strict, d’en mesurer sa réalité, que de comprendre ce qui se joue dans le travail, les manières de faire et d’être, qui certes ne renversent pas l’ordre de la domination, mais ne s’y réduisent pas complètement. Ces manières ne sont pas seulement des moyens d’échapper à la contrainte, elles sont aussi ce qui donne du sens au travail et ce qui en constitue son quotidien. Cette distinction entre le travail et ses conditions permet de saisir la part de plaisir qui existe dans l’accomplissement du travail, ce qui n’empêche pas qu’il demeure au service de l’accroissement de la productivité et de rentabilité des capitaux. Comme l’écrit G. de Terssac, « même si les actions et les décisions des acteurs se déroulent dans un contexte structuré, le poids des contraintes n’équivaut jamais à un déterminisme »48.

2.1. Une nécessaire distance entre le travail et ses conditions La distance entre le travail comme activité et l’organisation du travail est rarement

aussi bien affirmée que lorsque le travail disparaît. En effet, lorsque l’on se penche sur ceux qui viennent de perdre leur travail, ce sont moins les conditions de travail, les contraintes,

44. C. Dejours, 1998, Souffrance en France, Paris, Seuil. 45. H. Weber, 2005, Du ketchup dans les veines, Ramonville Saint-Agne, Eres. 46. E. de La Boetie (≈ 1550), 1983, Discours de la servitude volontaire, Paris, Gallimard. 47. P. Bouffartigue, J. Bouteiller, 2004, « Etudier le travail des cadres », in Y-F. Livian (dir.), op. cit. 48. G. de Terssac, 2003, « Vers une sociologie des activités professionnelles ? », Communication IX journée de sociologie du travail, Paris, 27/28 novembre.

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l’exploitation ou la domination subies qui ressortent que les différentes faces du travail et ce qu’elles engagent pour les individus. C’est le cas, par exemple, pour les salariés de l’entreprise Chausson que D. Linhart et son équipe rencontrent après la fermeture inique de l’entreprise. Les auteurs ne cherchent pas à gommer la réalité des conditions de travail, ils n’enjolivent pas une situation. Néanmoins, c’est tout ce qui est apparemment masqué, ce qui est nié, qui est mis ici en avant pour rappeler que la fermeture d’une usine ce n’est pas seulement une perte d’emploi, mais aussi une perte de soi, pour ceux qui la faisaient vivre49. En ce sens, ces retours a posteriori confirment que le travail ne se réduit pas aux modèles productifs.

Mettre de côté le travail, dans un premier temps, et tenter de l’analyser en tant que tel, c’est finalement réaffirmer sa dimension expressive. Le travail peut être confisqué, il n’empêche qu’il garde une part d’autonomie dans le sens où il demeure un des éléments de la construction des identités et pas uniquement parce qu’il procure un statut et des droits. Des enquêtes récentes menées par la DARES et l’INSEE sur la place du travail le montre nettement. Par exemple, 50%, des hommes et des femmes estiment que les motifs de satisfaction concernant leur travail l’emportent, ils ne sont que 6% à penser que les motifs d’insatisfaction dominent50, et le travail arrive en deuxième position lorsque les enquêtés choisissent un thème permettant de les définir51. Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus le travail est cité et plus le degré de satisfaction s’élève. Surtout, ces enquêtes, à l’inverse des travaux insistant sur les nouvelles formes d’aliénation, montrent qu’en définitive les salariés distinguent nettement le travail et leur condition de travail. Banalement, les salariés déclarent volontiers que le travail peut être difficile, contraignant et intéressant. La morale expressive52 du travail perdure avec l’idée du travail bien fait, de l’accomplissement du geste, alors même qu’il est de plus en plus cognitif et immatériel53. Mais il reste lié à ces notions comme une forme d’accomplissement de soi. Rendre compte des seules conditions de travail occulte ces aspects, induit une confusion entre rapport de travail et rapport au travail, entre organisation du processus et contenu du travail54, et risque de nier ce que les salariés retirent de leur travail. La mise en avant de la souffrance, avec la peur comme moteur, masque l’autre versant du travail, plus subjectif, mais qui se construit dans le rapport à soi, aux autres et à l’objet du travail et qui peut prendre diverses formes. Le travail est ambivalent et procure aussi du plaisir55.

L’autonomie du travail s’inscrit dans un contexte plus large où l’individu de la postmodernité n’est plus guidé par les institutions et par l’intériorisation de normes et de valeurs mais au contraire se vit comme responsable et maître de son destin. La vie, et le travail, ont longtemps été vécus comme un destin collectif, échappant en cela à la volonté de l’individu. Dorénavant, ils relèvent d’une histoire personnelle56. Alors même que le travail obéit à des logiques organisationnelles, il prend un autre aspect pour les salariés, qui le vivent comme une épreuve variant selon leurs propres ressources, leurs parcours, et les mondes sociaux auxquels ils se confrontent. Dans bien des cas, c’est moins le travail qui s’impose aux individus que ces derniers qui l’arrangent, l’aménagent et finalement construisent leur propre rapport au travail. Non pas parce que les salariés feraient ce qu’ils veulent, mais parce qu’ils 49. D. Linhart, B. Rist, E. Durand, 2002, Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Agne, Eres. 50. C. Baudelot, M. Gollac, M. Gurgand, 1999, « Hommes et femmes au travail : des satisfactions comparables en dépit de situations inégales », DARES, Premières synthèses, septembre, n°35.2. 51. H. Garner, D. Méda, Cl. Senik, 2005, « La place du travail dans l’identité », DARES, Documents d’études, janvier, n°92. 52. C. Lalive d’Epinay, 1998, « Signification et valeurs du travail, de la société industrielle à nos jours », in M. de Coster, F. Pichault, Traité de sociologie du travail, Bruxelles, de Boeck. 53. X. Baron, 2001, « Penser la productivité du travail immatériel et qualifié », in P. Bouffartigue (dir.), op. cit. 54. R. Castel, 1998, « Centralité du travail et cohésion sociale », in J. Kergoat, J. Boutet et al…, op. cit ; A. Gorz, 1988, Métamorphoses du travail. Quêtes de sens, Paris, Galilée. 55. J -P. Durand, 2000, « Combien y a-t-il de souffrances au travail ? », Sociologie du travail, 42, p. 313-322. 56. A. Ehrenberg, 1995, op. cit.

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ont un sentiment de liberté, résultant de l’incertitude de la situation, d’une part, et de la complexité de la détermination, d’autre part57. Le travail étant enchâssé dans un système de dépendance complexe, il perd certes en visibilité mais gagne en espace des possibles. La conscience des limites est plus obscure que réelle, bien que chacun sache que tout n’est pas possible58. Dans ce contexte, le sens du travail et sa réalité pour les salariés sont moins donnés par l’organisation qu’ils ne sont le fruit d’un travail des acteurs à travers l’expérience qu’ils ont de leur action. Expérience qui résulte de la combinaison des différentes faces ou dimensions du travail : le statut, la capacité des acteurs à intervenir dans la régulation de l’organisation, et la dignité éprouvée par l’accomplissement du travail59. Or ces différents aspects ne sont pas nécessairement liés comme l’a montré par exemple S. Paugam en confrontant deux de ces dimensions : le rapport à l’emploi et le rapport au travail60. Si l’ergonomie et la psychologie du travail insistent sur l’écart entre travail réel et travail prescrit - « le travail c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas donné par l’organisation prescrite du travail »61 - la sociologie peut, elle, s’attarder sur l’écart existant entre le travail perçu et vécu par les salariés et le travail imposé par l’organisation du travail.

2.2. Différentes faces du travail Evoquer la distance entre le travail et les conditions de travail, la relative autonomie

du travail au regard de son contexte, permet de résoudre en partie ce qui apparaît comme un paradoxe dans les nouveaux modèles productifs. En revanche, cela ne signifie pas que le travail n’est que plaisir, que l’activité procure du sens à celui qui l’exécute. Le travail reste, dans bien des cas, pénible, routinier, peu intéressant. Mais il est aussi rare qu’il ne soit que cela. Au plus fort du taylorisme, l’évocation de la fierté ouvrière laissait largement entendre que malgré l’absence quasi totale d’autonomie, en dehors du « freinage » et du « sabotage », l’ouvrier refusait de se soumettre à sa condition en affirmant que le travail ne pouvait se faire sans lui. Ces mêmes aspects perdurent et se renouvellent, ils ne cessent d’être présents quand bien même les conditions de travail se durcissent et que l’emprise de l’organisation devient plus totalisante.

Deux aspects, au moins, rappellent cette distance entre le travail et son contexte. Le premier se manifeste quand le travail se confond avec l’emploi. En effet, le travail procure un statut au salarié et l’inscrit dans la société, il lui procure une place et lui offre des droits. En ce sens, l’importance du travail demeure car il représente les supports sur lesquels l’individu s’appuie et forge son identité62. Si les cadres se sentent dorénavant moins protégés et peuvent avoir un sentiment de déclassement, il n’empêche que leur statut continuent d’en faire des salariés un peu à part, pas tout à fait comme les autres. Par exemple, dans l’enquête électoral du CEVIPOF en 2002, seuls 4% des cadres interrogés se définissent comme des salariés comme les autres. L’enjeu ne porte pas seulement sur le niveau de rémunération mais aussi sur l’estime de soi : ils sont quatre fois plus nombreux à se définir comme appartenant à la bourgeoisie et six sur dix estiment appartenir à une classe sociale, taux beaucoup plus important que dans d’autres couches sociales63.

57. B. Lahire, 1998, L’homme pluriel, Paris, Nathan. 58. D. Martuccelli, 2001, Dominations ordinaires, Paris, Balland. 59. F. Dubet, 1994, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil ; 2001, « Le travail et ses sociologies » in A. Pouchet, 40 ans de sociologie du travail, Paris, Elsevier. 60. S. Paugam, 2000, op. cit. 61. Ph. Davesies, « Eléments pour une clarification des fondements épistémologiques d’une sciences du travail », cité par Y. Clot, 1995, op. cit. 62. R. Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard. 63. CEVIPOF, 2002, Panel électoral français, cité par A. Karvar, L. Rouban, 2004, op. cit.

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L’autre aspect relève du travail réel, ce qui est mobilisé comme connaissances et savoir-faire par les salariés pour accomplir leurs tâches. Outre le fait que le travail mobilise l’intelligence des salariés pour devenir une réalité, il nécessite un travail de traduction et d’interprétation pour saisir ce qu’il y a à faire. L’importance des interactions et des actions cognitives oblige les salariés, à tous les bouts de la chaîne, à faire des choix, à décider des ordres de priorité, à combiner diverses exigences qui ne sont compatibles qu’en théorie. Les cadres sont ceux pour qui cette traduction est pratiquement l’essence même de leur travail, en particulier lorsqu’ils encadrent, ce qui est le cas pour au moins les 2/3 d’entre eux64. Ainsi, comme le suggère N. Dodier, le travail met en scène un ethos de la virtuosité, une dextérité qui n’appartient qu’à l’individu et qui lui permet de faire ce qu’il doit faire65. Le travail repose donc sur un engagement de soi, dont il ne faut jamais oublier qu’il sert l’entreprise mais aussi celui qui l’investit. Cet engagement casse la routine et permet de se libérer des contraintes les plus visibles. C’est sur la base de cet engagement de soi, par les mille et un détours ou ruses que les acteurs reprennent aussi partiellement la main sur le travail, en jouant dans et avec le système, en cherchant à détourner les règles écrites, à stabiliser des règles non écrites, ou à imposer des nouvelles règles66. C’est finalement dans l’accomplissement du travail, le plus souvent, que l’acteur fait preuve d’initiative au sens où il sort du cadre circonscrit par l’organisation du travail. L’initiative est donc la part irréductible que l’organisation du travail ne peut pas confisquer67. Elle donne peu de pouvoir au dominé, dans la mesure où elle ne renverse pas l’ordre des choses, elle n’agit et ne s’exprime qu’à la marge, et pourtant elle appartient en propre à celui qui la mobilise et requiert donc une importance capitale dans le rapport subjectif au travail. C’est grâce à elle qu’il parvient à faire ce qu’il fait et c’est surtout à travers elle que les salariés juge leur travail. De ce point de vue, le regard porté par les cadres sur leur travail ne laisse guère de place à l’ambiguïté : massivement ils se déclarent satisfaits et motivés par leur travail et cette impression n’a guère varié ces dix dernières années malgré le constat d’une dégradation de leur condition de travail68. Cette mobilisation de l’initiative alimente donc la dimension expressive du travail, où, malgré son caractère de plus en plus cognitif, l’image du travail bien fait perdure. Il reste un moyen de réalisation de soi, participant à la construction du sujet qui s’affirme beaucoup plus souvent par son travail que dans son travail. Le premier révèle sa singularité, le second tend au contraire au mieux à la nier, au pire à l’écraser. C’est pourquoi, et sans en appeler à un ré-enchantement du travail, le travail, comme activité, du point de vue des acteurs, peut être appréhendé comme un moyen de résister à l’organisation du travail, comme l’autre versant des conditions objectives de travail69.

3. La reconnaissance

Le sentiment de reconnaissance constitue le pont entre le travail et les conditions de travail. Il est le moyen de réconcilier, ou de constater l’improbable réconciliation, entre le rapport subjectif au travail et les conditions objectives dans lesquelles il se déroule. Le jeu entre travail et conditions de travail s’articule autour de ce sentiment. Trois formes de reconnaissance existent. Elles s’articulent de manière aléatoire puisqu’il est plus que probable

64. Concernant les cadres, les données sont toujours extrêmement imprécises puisque la catégorie en elle-même reste assez floue. L’enquête de l’APEC, qui ne porte que sur les cadres d’entreprise du secteur privé, estime que 83% d’entre eux encadrent au moins une personne. L’enquête de la CFDT qui comportait des cadres du secteur public, des administrations et du secteur associatif, ramène ce taux à 55%. APEC, 2000, op. cit. A. Karvar, L. Rouban, 2004, op. cit. 65. N. Dodier, 1995, op. cit. 66. J –D. Reynaud, 1997, Les règles du jeu, Paris, A. Colin ; G. de Terssac, 1992, op. cit 67. D. Martuccelli, 2001, op. cit. 68. APEC, 2000, op. cit ; « Les cadrotypes », 2005, APEC. 69. A. Touraine, M. Wieviorka, F. Dubet, 1984, Le mouvement ouvrier, Paris, Fayard

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que dans l’expérience des acteurs elles ne soient que très rarement présentes conjointement et parce que leur combinaison est instable dans le temps. Comme le rappelle A. Honneth, la reconnaissance n’est jamais définitive. Elle n’est ni trouvée, ni octroyée, mais conquise, elle fait l’objet d’une lutte70. La première forme correspond à la reconnaissance pour soi ; la deuxième engage le collectif de travail, c’est la reconnaissance des collègues, du groupe de pairs ; la troisième correspond à une reconnaissance plus formelle et institutionnelle, c’est celle qui est donnée par l’organisation du travail à travers l’évaluation hiérarchique71.

3.1. Le reconnaissance pour soi La reconnaissance pour soi renvoie directement au rapport immédiat et personnel au

travail. Il s’agit de l’appréciation subjective du travail à accomplir. Cette première forme de reconnaissance concerne le jugement porté par les salariés sur leur travail, leur activité et sur ce qu’ils ont à faire et fait. Le travail n’est évidemment pas toujours source de satisfaction, le plaisir n’est pas systématiquement au rendez-vous. A l’inverse, il n’est pas uniquement source de déplaisir. D’autant plus qu’on peut dissocier au moins deux moments : l’acte de travail et le regard sur le travail. L’acte de travail englobe le moment de travail, l’engagement physique et intellectuel du salarié. Le regard sur le travail concerne bien plus souvent le travail effectué. La reconnaissance pour soi s’éprouve donc de deux manières au moins. Dans l’acte de travail, elle renvoie à ce que le salarié mobilise pour réaliser son activité : son savoir, les ruses, les trucs et autres tours de main ou d’esprit. C’est là que se manifeste sa dextérité et sa virtuosité, sa capacité à dépasser les contraintes et les normes, à résoudre des problèmes ou plus simplement à faire en temps et en heure ce qu’il y a à faire. La reconnaissance pour soi ne s’éprouve pas uniquement par l’écart entre le travail réel et le travail prescrit, elle tient plus simplement au regard que portent les acteurs sur ce qu’ils ont à faire et sur les moyens qu’ils mobilisent pour le faire. Une fois le travail effectué, la reconnaissance pour soi renvoie assez largement à l’idée du devoir accompli, au respect d’un engagement contractuel et moral. Elle s’alimente de cette notion un peu désuète du travail bien fait et du beau travail, qui relève de la logique de l’honneur72. Ces notions sont en réalité encore très présentes quand bien même l’objet semble de plus en plus virtuel. Plusieurs combinaisons sont ainsi envisageables. Par exemple, l’acte en tant que tel n’est pas nécessairement intéressant, pourtant une fois terminé, le salarié éprouve une certaine satisfaction, soit tout simplement parce qu’il a fini, soit parce que le résultat lui convient et/ou répond aux objectifs. A l’inverse, le travail est intéressant, il a mobilisé des savoirs nouveaux, d’autres manières de faire, pourtant le résultat est peu satisfaisant ou incomplet… Bref, la valeur du travail est subjective et à ce titre n’appartient qu’à celui qui porte un jugement.

La reconnaissance pour soi du travail n’est pas toujours au rendez-vous. Toutes les activités ne sont pas intéressantes, toutes ne procurent pas du plaisir ou ne donnent pas satisfaction une fois terminées. La pénibilité du travail demeure et parfois il n’a aucun sens apparent. De même, tous les actes de travail ne sont pas réussis. Une partie du travail peut être bâclée, ou ratée, voire impossible, et engendrer de la frustration ou des sentiments d’impuissance. Cependant, les activités sont multiples et s’étirent dans le temps. Si la satisfaction n’est pas immédiate, elle peut s’éprouver à la fin du processus, quand un objet ou un dossier prend forme. Il n’est donc pas sûr que Le travail, soit l’ensemble des activités accomplies par un salarié, soit sous le signe de l’ennui, du non sens, ou de la seule contrainte.

70. A. Honneth, 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le cerf. 71. Ces trois formes de reconnaissance s’inspirent du travail d’A. Honneth, 2002, « Reconnaissance et justice », Le passant ordinaire, n°38, janvier-février ; G. Bajoit, 1999, « Notes sur la construction de l’identité personnelle », Recherches sociologiques, n°2, p. 69-84. 72. Ph. d’Iribarne, 1989, La logique de l’honneur, Paris, Seuil. Sur ce thème, voire aussi M. Lamont, 1992, La morale et l’argent. Les valeurs des cadres en France et aux Etats-Unis, Paris, Métailié.

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Si dans bien des cas il est extérieur à celui qui l’exerce, il ne lui est que très rarement complètement étranger. Dans la quête d’une reconnaissance pour soi, le risque d’aliénation provient en définitive plus probablement dans celui de se perdre dans son travail par un surinvestissement de soi et de sa personnalité73.

3.2. La reconnaissance des pairs Une autre forme de reconnaissance se joue au sein du collectif de travail. Elle est

probablement plus diffuse dans la mesure où elle se joue dans les multiples interactions en jeu dans le travail. La reconnaissance des pairs peut prendre des formes multiples, en fonction du statut du salarié, de son champ d’action, de la nature de son travail et de son insertion plus ou moins formelle dans un ensemble collectif. Elle peut se confondre avec la reconnaissance pour soi, dans la mesure où la reconnaissance par les pairs porte parfois sur les mêmes registres et mobilise les mêmes appréciations. Elle porte aussi sur la sociabilité de l’individu et renvoie à sa capacité d’insertion dans le groupe. Pour être reconnu, il ne suffit pas d’être habile, il faut aussi être un bon camarade. Le groupe de pairs élargit donc la première forme de reconnaissance, notamment parce que ce n’est pas l’acteur seul qui porte un regard sur son travail ou sur le résultat de son investissement, mais ses collègues. Ainsi, la reconnaissance par les pairs a nécessairement un caractère public, même s’il ne se joue que dans un face-à-face. Elle comporte donc un aspect subjectif que la parole rend objectif. Elle dépend de l’appréciation de l’autre, dans laquelle interviennent de multiples critères, dont la jalousie et la concurrence, mais s’objective par les catégories de jugement mobilisées.

Dans bien des cas, l’une et l’autre forme de reconnaissance se font écho et s’alimentent. Car si la reconnaissance par les pairs vient consolider la reconnaissance pour soi, l’absence de jugement positif par le groupe de travail peut à l’inverse remettre en cause la reconnaissance pour soi. Cependant, ces deux formes sont à appréhender comme indépendantes dans la mesure où elles se jouent à deux moments et dans des espaces différents. Si chacun recherche l’approbation de l’autre, l’absence de manifestation ou un jugement négatif, n’entame pas nécessairement le regard porté sur son travail. Par ailleurs, dans bien des cas, une part plus ou moins importante du travail échappe au regard de l’autre, c’est en particulier vrai pour les activités mobilisant pour l’essentiel des ressources cognitives. Leur particularité est de se matérialiser qu’une fois le travail terminé, lorsqu’il devient un document, un texte, une communication ou un acte de vente, par exemple. Tout le travail en amont reste en grande partie inaccessible aux autres. La reconnaissance par les autres portera donc plus probablement sur le travail réalisé que sur le déroulement de l’activité, en ce sens, elle ne recouvre que partiellement la reconnaissance pour soi. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un déni du travail réel car le problème tient moins à l’occultation de cet aspect de l’activité qu’à la difficulté d’en parler pour ceux qui font le travail. En effet, autant il est possible de partager les objectifs de travail, de les décrire et d’en dresser un bilan, autant il est plus difficile de dire comment on s’y est pris, et plus généralement encore de dire ce qui a été le contenu d’une journée de travail. Ce n’est donc pas par hasard si la focalisation sur le travail porte principalement sur les conditions de travail, ce sont là des domaines qu’il est plus facile de décrire, et de dénoncer, et où la reconnaissance des pairs s’exprime plus facilement, en particulier parce qu’ils partagent des expériences similaires.

3.3. La reconnaissance de l’organisation La reconnaissance de l’organisation, à travers l’évaluation du travail, constitue le point

de tension du travail et ce qui le relie à l’organisation du travail. Cette forme de

73. F. Dubet, 2002, op. cit.

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reconnaissance est a priori la moins subjective. Elle s’appuie sur des épreuves explicites et répond à des procédures codifiées et balisées. A la différence des deux autres formes, elle est au moins autant symbolique que réelle et se matérialise par les augmentations, les primes et les promotions. Elle sanctionne, en théorie au moins, le travail et ses résultats et fait donc l’objet d’attentes particulières de la part des salariés pour qui cette forme de reconnaissance a une valeur bien particulière, car elle incarne la reconnaissance officielle. Or, elle pose de nombreux problèmes et elle est en grande partie à l’origine des dénonciations concernant les conditions de travail. En effet, bien souvent elle n’est pas au rendez-vous ou à la hauteur pour au moins trois raisons. Le niveau de rémunération est toujours trop faible ; les efforts et les investissements nécessaires à l’accomplissement du travail ne sont pas assez pris en compte et valorisés ; les épreuves concernant les modes d’évaluation du travail deviennent floues74. L’évaluation engendre une grande confusion dans les entreprises et fait appel à des jugements subjectifs où, finalement, c’est bien plus souvent l’individu comme personne qui est évalué et son conformisme aux attentes de l’entreprise que ce qu’il a investi dans son travail. Le flou est encore plus grand quand il se conjugue avec l’incertitude concernant les attentes. L’injonction au dépassement de soi et à la performance rend par définition quasi impossible de préciser ce qu’on attend des salariés. Enfin, le caractère de moins en moins visible du travail rend improbable une évaluation du travail réel. Comme le montre les études en psychologie du travail, il y a bien dans ce cas un déni du travail réel, puisque tous les efforts pour parvenir à accomplir l’activité ne sont pas pris en compte. Pire, les échecs et les tâtonnements sont niés par les hiérarchies, et masqués par les salariés.

La reconnaissance de l’organisation pose aussi un autre type de problème, en ce sens qu’elle se trouve toujours inévitablement en décalage avec le travail. Si, formellement, l’évaluation porte sur l’obligation de résultats et se base sur les objectifs fixés par la ligne hiérarchique au moment des entretiens individuels, dans la réalité, le lien est ténu et aléatoire. Tenir les objectifs ne garantit pas une récompense, ne pas les tenir n’engendre pas systématiquement de sanctions75. La reconnaissance, quand elle existe, devient elle aussi opaque, et cela d’autant plus que le management par les objectifs côtoie et se télescope avec les anciennes formes d’évaluation du travail qui privilégient l’ancienneté. Ainsi, alors même que l’individualisation de la gestion des carrières devient la norme dans les entreprises privés et parfois publiques, il est courant que les cadres doivent attendre leur tour pour obtenir une promotion, par exemple, alors même que les résultats « sont là », parce qu’ils sont les derniers arrivés dans l’équipe. Enfin, et sans prétendre à l’exhaustivité, la reconnaissance de l’organisation n’est pas toujours lisible, elle peut exister mais prendre des formes confuses. La mobilité, par exemple, fortement encouragée par ailleurs, s’apparente à une forme de reconnaissance dont le caractère reste ambigu. Dans certains cas, elle relève de la récompense76, dans d’autres, elle n’en a que l’apparence, et dans d’autres encore, elle est une forme déguisée de sanction comme dans le cas de la placardisation77, dont le propre est de ne jamais être explicite. Comme le suggère R. Sennett, la mobilité est un processus souvent illisible78.

* * *

74. P. Bouffartigue, 2001, op. cit. ; T. Périlleux, 2001, Les tensions de la flexibilité, Paris, Desclée de Brouwer. 75. O. Cousin, 2004, Les cadres : grandeur et incertitude, Paris, L’Harmattan. 76. F. Berton, M. Lallement, 2004, « Salaire, autonomie et disponibilité », in A. Karvar, L. Rouban (dir.), op. cit. 77. D. L’huilier, 2002, Placardisés. Des exclus dans l’entreprise, Paris, Seuil. 78. R. Sennett, 2000, Le travail sans qualité, Paris, Albin Michel.

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L’harmonie entre ces trois formes de reconnaissance reste aléatoire, fragile et, dans bien des situations, exceptionnelle. En particulier parce que les acteurs se trouvent pris en tenaille entre ce qu’ils doivent faire et ce que l’on retient de leur travail, et entre ce qu’ils valorisent dans leur activité - ce qui est aussi ce qui les valorise - et ce que l’organisation privilégie. Cette tension entre ces formes de reconnaissance conduit-elle à la négation de l’individu et à la destruction du sujet ? On peut envisager plusieurs combinaisons.

Combinaison des différentes formes de reconnaissance Pour soi Par les pairs De l’organisation Sentiment + + + équilibre + - - fierté + - + compétitif + + - réputation - + + carriériste - - + instrumental - + - sympa - - - retrait

Ces combinaisons privilégient le rapport au travail, donc le sens subjectif accordé par

les individus à leur activité. Elles dépendent aussi étroitement du contexte, du secteur d’activité dans lequel les acteurs évoluent et de leur statut, ainsi que de leur trajectoire. Elles ne sauraient être figées et, dans bien des cas, rien n’indique qu’une situation apparemment favorable soit enviable et tenable très longtemps. On peut en effet faire l’hypothèse que chacune de ces combinaisons comporte une face sombre et une face plus brillante, renvoyant à la complexité du rapport au travail qui se combine avec la construction d’une vie privée. Ainsi, si le sentiment d’équilibre paraître la situation a priori idéale, il peut se retourner contre l’individu si « l’accomplissement » dans le travail se réalise au détriment d’une vie privée. Le sentiment de retrait paraît jouable si à côté l’acteur trouve d’autres sources de reconnaissance et d’investissement, il peut tourner au cauchemar si la situation perdure et déteint sur d’autres sphères de sa vie. Dans un autre registre, « être sympa » peut caractériser l’engagement dans le syndicalisme qui se fait alors au prix d’un déplacement de l’investissement dans le travail et d’une méfiance, au mieux, de l’organisation. Mais cette posture peut aussi caractériser une forme de dilettantisme et s’avérer très vite déstabilisante.

Il est très probable que les enquêtes sur le travail ne saisissent qu’un aspect de ces combinaisons et qu’elles ne puissent que très difficilement rendre compte du parcours et des évolutions que connaissent les salariés tout au long de leur carrière. Ce qui est vrai aujourd’hui ne le fût peut-être pas hier et ne le saura pas nécessairement demain. Il en va ainsi des salariés d’Hewlett-Packard, cadres pour la très grande majorité d’entre eux, qui ont longtemps eu le sentiment de pouvoir combiner harmonieusement leur travail et la reconnaissance de l’entreprise79. Or, en 2005, plusieurs milliers d’entre eux apprenaient que les principales usines implantées en France allaient fermer. Que dire de leur rapport au travail ? Ce qu’ils pensaient et éprouvaient jusqu’à cette date est-il anéanti et désavoué par la perspective du chômage et l’assurance d’avoir été lâchée et trahie par leur entreprise ? Après cette épreuve, que reste-t-il de leur travail, la reconnaissance pour soi résiste-t-elle ?

Ces combinaisons montrent deux aspects du travail. D’une part, c’est une lutte dans de nombreux cas pour les individus, car il s’agit de se faire reconnaître ou de ne pas se laisser envahir par le jugement extérieur afin de sauver l’estime de soi (situation illustrée par le sentiment de fierté). D’autre part, ces combinaisons soulignent la complexité même du rapport au travail dont rien ne dit qu’il existe un lien de hiérarchie entre ces trois dimensions.

79. Les salariés d’Hewlett-Packard incarnent, avec ceux d’EDF, l’intégration assurée qui conjuguent satisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi dans l’étude de S. Paugam, 2000, op. cit.

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Si la situation idéale est repérable, quelle est la plus pénible, la plus difficile à vivre, celle qui génère le plus de souffrance ? (Qu’engendre, au regard de l’estime de soi, un rapport purement instrumental au travail ?). Ces trois dimensions sont à la fois autonomes et, dans un rapport dialectique, il n’est pas sûr que l’une prenne systématiquement le pas sur les autres, comme il n’est pas sûr que l’une compense les autres. En distinguant le rapport au travail et les conditions de travail, en faisant l’hypothèse que le sens du travail est à appréhender en soi et pour soi et qu’il n’est pas que sous le joug des conditions de travail, il est alors possible de résoudre une partie du paradoxe au cœur des nouvelles formes d’organisation du travail. L’autonomie est l’enjeu d’une lutte dans le cadre de la construction des individualités, elle s’exprime et s’incarne principalement dans le rapport au travail, qui, lui-même, se situe dans un rapport social en tension constante avec les conditions de travail qui s’imposent au salarié. Dans cet espace étroit, l’individu échappe à son statut de dominé parce qu’une part de son travail, le sens qu’il lui donne et ce qu’il en retire, échappe à l’organisation du travail. « L’individu s’en détache sans pouvoir en sortir » écrit M. de Certeau80 et c’est en cela qu’il se protège de l’aliénation.

80. M. de Certeau, 1990, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard.

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LES CADRES FRANÇAIS ONT-ILS BOULEVERSE LEUR MODELE DE CARRIERE ?

LOÏC CADIN

ESCP-EAP, CESTA

CENTRE DE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ET DES ARTS

EHESS-CNRS UMR 8082

Au cours de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, le champ de la théorie

des carrières a donné lieu à un examen critique, qui a débouché sur la formulation d’un paradigme alternatif à celui de la carrière organisationnelle. Comment caractériser les représentations de la carrière des cadres français au regard des différents paradigmes de la carrière ?

Le chantier engagé par quelques théoriciens des carrières (Arthur, Rousseau 1996,; Hall 1996; Gunz, Evans, Jalland 1998; Peiperl, Arthur 2000; Peiperl, Arthur. 2002…) a consisté à mettre en évidence un décalage croissant entre le modèle sous-jacent de la majorité des travaux de recherche dans le domaine des carrières et les grandes évolutions de l’économie. Ces travaux privilégiaient les parcours professionnels dans les grandes organisations bureaucratiques. Ils s’inscrivaient dans un modèle implicite de la relation d’emploi durable, jalonné par une progression hiérarchique ou par des critères objectifs, tels le grade ou le niveau de rémunération. Même si la conjoncture était prise en compte, la toile de fond n’était pas fondamentalement remise en cause. Les conséquences des évolutions des organisations, des stratégies comme des environnements ne semblaient pas vraiment tirées.

Un nouveau paradigme fut élaboré (Boundaryless Careers, New careers, carrières nomades…). Il contraste les principales variables interagissant avec les carrières. Aux environnements prévisibles s’opposent des environnements ambigus, flous et turbulents. Face aux organisations pyramidales sont mises en avant des organisations en réseau, fonctionnant par projet et tournées vers l’innovation. Le contrat psychologique échangeant la loyauté contre la sécurité fait place à de nouveaux contrats basés sur l’échange d’une performance contre une promesse d’employabilité accrue.

Un nouveau modèle de carrière émerge, faisant intervenir d’autres acteurs, d’autres compétences et d’autres temporalités. La gestion de soi est mise en avant. Les repères objectifs de la carrière (effectif encadré, titre, grade) perdent, compte tenu des structures plates, leur signification au profit de repères plus subjectifs (le sens donné par chacun à son parcours). Les compétences ne sont plus réduites aux savoirs et savoirs faire, mais intègrent des dimensions relationnelles et identitaires. La perspective générale du déploiement de la carrière sur le cycle de la vie, selon des étapes plus ou moins finement analysées, est remise en question au profit de la possibilité d’une pluralité de cycles. Ainsi chacun pourrait être conduit à décliner plusieurs fois au cours de sa vie le cycle : exploration, développement, plateau.

Cette nouvelle vision de la carrière est souvent réduite à une activation de la mobilité. Il est vrai que dans sa dynamique de prise de distance avec la tradition de la carrière organisationnelle focalisée sur l’entreprise, les tenants du nouveau paradigme ont mis un point d’honneur à regarder les carrières de façon plus large en privilégiant le bassin d’emploi,

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l’industrie, la profession…Ce faisant ils se sont intéressés à des environnements particuliers dans lesquels innovation rimait avec turn-over élevé (les industries du logiciel), à des professions fonctionnant sur le mode de l’intermittence (cinéma, musique…) , les carrières multi-employeurs…Mais assez vite, ils ont constaté que les rythmes de mobilité de la biotechnologie, par exemple, étaient plus long que ceux de l’informatique. Les trajectoires collectées en Nouvelles Zélande, marché du travail supposé flexible (Arthur, Inkson et al. 1999) n’étaient pas considérablement plus mobiles que celles observées en France, marché réputé plus rigide, avec un échantillon comparable (Cadin, Bender , Saint-Giniez 2003).

Le nouveau paradigme de la carrière ne se réduit pas à une invitation à des trajectoires plus mobiles ni encore moins à la résignation à des parcours de type mercenaire. Plus que la notion de mobilité, c’est la notion d’idiosyncrasie qui est centrale dans cette vision alternative de la carrière. Cette notion est empruntée à l’un des théoriciens qui inspire le plus fortement ce courant : K.Weick (1979; 1989; 1995). Celui-ci s’efforce de rendre compte de l’action dans des environnements dits faibles : perturbés, difficiles à interpréter, instables. Ces environnements requièrent des organisations apprenantes, des talents originaux et des parcours singuliers. Ils s’opposent aux environnements forts, terre d’élection des bureaucraties, avec leurs parcours standardisés et leurs profils normés. Le contraste des paradigmes oppose, en quelque sorte, une réflexion sur la construction d’une figure de l’entrepreneur à une pensée de la production du manager sur la base d’une carrière hiérarchique classique.

Ce papier s’intéresse aux représentations de la carrière des cadres français comme à leurs comportements en matière de carrière. Il est organisé selon les deux dimensions qui nous semblent au cœur du débat autour des nouvelles carrières : la mobilité et l’idiosyncrasie ou pluralité des modèles de la carrière.

1. Le rapport à la mobilité

Il faut sans doute relativiser la centralité de la question de la mobilité dans les conceptualisations des nouvelles carrières, mais il est vrai que celles-ci mettent en scène une autre relation d’emploi que celle de l’emploi à vie et se focalisent sur un acteur soucieux de son employabilité. Comment les cadres français se situent-ils par rapport à la mobilité et quelles sont leurs pratiques ?

1.1. l’appropriation du modèle du cadre mobile Dans son tableau historique de l’évolution du contrat psychologique entre salariés et

entreprises au cours du 20ème siècle aux USA, Cappelli (1999) fait état d’une rupture forte intervenue au cours des années quatre vingt entraînant une évolution radicale vers une « market driven workforce ». Tirant les conclusions de la remise en cause du pacte loyauté contre sécurité par les entreprises, les salariés se seraient tournés vers le marché du travail pour négocier au mieux leurs compétences. L’évolution française est moins radicale, mais témoigne d’un glissement significatif du discours des cadres1. • La redéfinition de la relation avec l’entreprise

1 Nous avons rassemblé différentes enquêtes effectuées auprès des cadres français. La source qui offre le tableau le plus complet et le plus articulé, est celle fournie par O.Cousin (2004)

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O. Cousin intitule le chapitre qu’il consacre à la relation des cadres à l’entreprise : « de l’intégration au détachement ». Ce chapitre s’inscrit dans une démonstration de la mutation du modèle du cadre intégré (Boltanski) plutôt que de la crise de ce modèle. Une dissociation des trois grandes composantes du cadre (son rôle social, sa fonction et son intégration à l’entreprise) serait à l’œuvre. Le contenu du chapitre nuance son titre. Les autres éléments d’enquête disponibles militent aussi pour un tableau subtil. Il y a certes des facteurs de « détachement » importants : -les restructurations et leurs conséquences en termes de chômage. La multiplication des fusions acquisitions inquiète les cadres2. -la désincarnation de la direction qui substitue la figure de l’actionnaire à celle du patron -les niveaux de l’intégration vécue qui seraient à la fois plus locaux (l’équipe, l’unité) et qui dépasseraient l’entreprise (les réseaux, le marché du travail).

Mais un certain attachement n’aurait pas disparu. L’accès à des postes de responsabilité passerait toujours par un affectio societatis. Le délitement de la loyauté ne serait pas synonyme de déloyauté. La défection peut toujours intervenir. Pour les plus âgés, elle résulterait de la perte de la garantie de réciprocité, qui caractérisait le modèle intégré. Les jeunes cadres en feraient, quant à eux, un modèle de référence : « les gens qui ont l’intention de bouger ne rentrent pas dans une société avec l’idée de faire carrière, mais avec l’idée d’être une étape dans un plan de carrière » 3.

Il serait donc plutôt question d’attachement conditionnel des cadres avec leur entreprise : un attachement conditionnel compatible avec l’affichage d’une disponibilité vis-à-vis d’opportunités susceptibles de s’ouvrir. Non seulement le cadre se déclare mobile, mais il vérifie son attractivité sur le marché du travail. •Les cadres se disent mobiles

« 52 % des cadres interrogés estiment que pour réussir, il faut changer régulièrement d’entreprise. Et pour 70 % d’entre eux, ce changement relève d’une démarche volontariste. Ils sont même prêts à des sacrifices en cas de mobilité : en termes d’autonomie (61 %) et de qualité de la vie (59 %) (mensuel Enjeux , Sondage SOFRES, février 2001)4.

Selon TEQ-cadres 20025, ils sont prêts à changer d’entreprise, mais sous certaines conditions : -l’intérêt de la mission qui leur sera confiée 74 % -une augmentation conséquente de leur rémunération 73% -de meilleures possibilités d’évolution 67 % Ils sont prêts à rechercher une mobilité géographique là encore sous certaines conditions : -l’intérêt de la mission qui leur sera confiée 72 % -une augmentation conséquente de leur rémunération 69% -la qualité de l’environnement géographique 68 %

Un tiers d’entre eux envisage de changer d’entreprise dans un avenir proche selon l’enquête Apec 2004. Les cadres de moins de 35 ans sont les plus nombreux à avoir un tel projet (46%). 2 Les 3 motifs à l’origine de l’appréhension du chômage sont en lien avec les restructurations, les fusions, les acquisitions dans leur entreprise ou un secteur en récession (Apec 2004, échantillon de 3000 cadres) 3 O.Cousin, p. 82 4 cité par Bouffartigue, Pochic (2001) 5 Enquête auprès de 6500 cadres d’entreprises et d’administration réalisée par la CFDT

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C’est au bout de 4 à 5 années d’ancienneté dans l’entreprise qu’une envie de bouger s’empare le plus des cadres. Il est vrai que les cadres ayant plus de 20 ans d’ancienneté n’envisagent pas de changer d’entreprise dans un avenir proche. • ils veillent à leur employabilité

Selon La France des cadres actifs 20056, 42% se déclarent attentifs aux opportunités qui peuvent se présenter. D’après l’enquête Apec 2004, 50% des cadres ont consulté les offres d’emploi publiées par la presse, 30% ont refait leur CV et 15 % ont envoyé des lettres de candidature.

Les enquêtes disponibles ne donnent pas d’indication sur les consultations et les inscriptions sur des sites de recherche d’emploi tels monster.com. Cappelli (1999) soutient qu’aux USA, les outils internet avaient considérablement abaissé les coûts et temps de positionnement sur le marché du travail. Ces dispositifs supposent cependant une mobilisation personnelle non négligeable. • ils prennent en charge l’évolution de leur carrière

Dans une enquête Tns-Sofres 20037, 66 % considèrent que leur plan de carrière leur incombe personnellement et ils ne sont que 25% à déclarer que c’est à l’entreprise de s’en occuper.

Ils sont du reste critiques vis à vis de la gestion des carrières dans les entreprises qui les emploient, puisqu’ils la jugent inexistante ou insatisfaisante à 62 %. Ils ne sont que 23 % à la juger satisfaisante selon l’enquête Teq-Cadres 2002 de la CFDT.

Ils sont 50 % à avoir le sentiment de maîtriser leur carrière selon l’enquête Sofres-Enjeux 2001.

En bref, les cadres assurent une veille sur le marché du travail externe. Ils cherchent à repérer des opportunités et à s’assurer de leur employabilité. Ils n’attendent pas que leur emploi soit menacé pour activer cette veille et ils anticipent les revers voir les restructurations ou fusion-acquisitions. Cela débouche-t-il sur un accroissement de la mobilité ?

1.2. Une mobilité effective en retrait par rapport aux déclarations L’enquête Apec juin 2004 examine la situation professionnelle des cadres à travers

leur expérience de la mobilité externe au cours des 10 dernières années. Une majorité de cadres n’a pas changé d’entreprise entre 1994 et 2004.

6 Enquête Ipsos périodique aurpès de 5102 dirigeants et cadres et 1902 professions intermédiaires 7 Echantillon de 500 personnes exerçant un emploi ou au chômage interrogés sur l’idée d’une formation tout au long de la vie.

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Compte tenu de la période de référence (mobilité au cours des 10 dernières années), les cadres de moins de 35 ans sont ceux qui affichent le plus grand nombre de changements. La mobilité externe leur est d'autant plus facile que le marché du recrutement leur est plus ouvert. A l'opposé, les cadres de plus de 50 ans ont été les moins mobiles. En d'autres termes, à partir de l'âge de 40 ans, les cadres ont tendance à se sédentariser, tant le risque d'une mobilité est élevé. La mobilité externe est aussi corrélée au niveau de diplôme : moins ils sont diplômés, moins les cadres ont connu de changement. De même, la taille de l'entreprise influence la fréquence des changements. C'est dans les entreprises de plus de 2000 salariés que l'on trouve la plus forte proportion de cadres n'ayant jamais changé au cours des 10 dernières années. Il est vrai que les opportunités de changement interne y sont plus nombreuses.

La mobilité interne est en effet 2 à 3 fois plus forte que le changement d’entreprise :

Comme on peut le voir sur ce tableau les fluctuations de la mobilité externe sont plus

conjoncturelles que structurelles. Des travaux portant sur des séries de plusieurs décennies le confirment (Germe 2003). En 2004, 54 % seulement des changements d’entreprise sont à l’initiative des cadres eux-mêmes.

Enfin la stabilité des cadres est beaucoup plus forte que celle des autres catégories. Les cadres sont 4 fois plus nombreux à occuper leur emploi depuis le début de leur carrière, que les ouvriers non qualifiés. Ceux-ci sont trois fois plus nombreux à occuper leur emploi ou à être au chômage depuis moins d’un an que les cadres. La proportion de cadres stables a fortement augmenté : elle est passée de 30 à 40 % en moins de 20 ans8. En parallèle, la proportion d’ouvriers non qualifiés ayant été déstabilisée dans l’année écoulée a encore plus augmentée : elle est passée de 17 à 33 % en moins de 20 ans. D’après les travaux de T.Amossé la mobilité interne concerne d’abord les cadres. La probabilité de changer d’établissement est deux à trois fois plus élevée parmi les cadres que parmi les ouvriers. Elle est en moyenne de un point supérieur à celle des professions intermédiaires.

Les cadres constituent donc la catégorie professionnelle pour laquelle la probabilité de changer d’entreprise est la plus faible. Ils bénéficient plus que les autres des possibilités de mobilité interne. Ils changent d’entreprise en début de carrière puis se stabilisent. Les cadres de plus de 50 ans sont plus exposés au risque de perte d’emploi. (Pochic 2001). Plus le cadre est âgé et plus il connaît une période de chômage entre 2 emplois :

8 T.Amossé cité par Germe, p.56. Les dates prises en compte ne sont pas précisées.

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Il y a donc un décalage significatif entre les déclarations et les comportements. Il peut tenir au déficit d’opportunités : près de la moitié des cadres qui ont cherché à changer d’entreprises en 2003 n’en ont pas eu l’opportunité (Apec 2004). On sait que la mobilité inter entreprise varie selon la conjoncture. Sur la période 1993-2003 : elle fluctue du simple au triple ( 4 à 11%).

Mais elle reste toujours fortement inférieure à la mobilité interne. En 1998, lorsque 11% changent d’entreprise au cours de l’année, 18% connaissent un changement à l’intérieur de la même entreprise. Force est de constater que les marchés internes restent une réalité pour les cadres.

Les rendements de la mobilité externe sont meilleurs en début qu’en fin de carrière9. La rentabilité de la mobilité externe par rapport à la mobilité interne dépend aussi de la conjoncture10, mais si en début de carrière la mobilité externe est plus payante que la mobilité interne, ensuite la mobilité interne devient plus rentable que le changement d’entreprise11. Les barrières d’âge existent : les annonces pour les cadres de plus de 45 ans sont rares et les effets de discrimination jouent. Le marché interne constitue bien une sécurité croissante avec l’âge.

2. Le rapport à la pluralité des modèles de la carrière

Le paradigme de la carrière organisationnelle est structuré autour d’une promesse de carrière verticale, au moins en ce qui concerne les cadres. Le paradigme alternatif émet l’hypothèse d’une pluralité de modèles de carrière et explore des parcours singuliers. Les cadres français intègrent-ils cette pluralité dans leurs représentations de la carrière ?

2.1. Le modèle de la carrière verticale reste le référent L’enquête Cadroscope de 1998 a interrogé les cadres sur leur « autre métier

imaginé » : « Le 2ème métier envisagé est généralement celui qui correspond à une progression hiérarchique dans le cadre d’une évolution de carrière classique, de préférence dans la même entreprise »12.

L’enquête Apec 2004 confirme que les avantages les plus attendus du changement de fonction sont l’accroissement de la taille des équipes encadrées et l’augmentation de la rémunération13.

9 Germe, p. 57 10 Germe cite Amossé (2002) p. 107 11 F.Lainé cité par Germe en p.57 . 12 CADROSCOPE, Panel cadres, Edition 1999, APEC/BVA, p.36 13 Enquête Apec juin 2004, p. 15

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L’étude menée par O. Cousin (2004) permet de pousser l’analyse bien au-delà des

indicateurs fournis par les enquêtes quantitatives. Il a travaillé avec deux groupes de cadres : un groupe des plus jeunes (de moyenne d’âge 33 ans) et un groupe des plus anciens ( âge moyen : 51 ans). Chacun de ces sous-groupes comporte des cadres hiérarchiques et des experts. Il a confronté ces groupes à différents interlocuteurs (universitaires, DRH, syndicalistes…) et a donc pu les observer de façon fine s’exprimer sur des sujets divers.

Selon O. Cousin, c’est la carrière qui structure l’identité des cadres. De nombreux travaux soulignent l’augmentation des effectifs de cette catégorie et son hétérogénéité croissante. Néanmoins la catégorie résiste à l’effritement ou à l’éclatement. Même si on n’est pas toujours en mesure de formuler une définition claire, chacun sait ce qu’est un cadre et un non-cadre et sait s’il est cadre ou pas cadre. C’est la notion de carrière qui fait l’unité de la catégorie cadre, quelque soit la diversité des conditions objectives de ses membres.

Pour les cadres étudiés par O. Cousin la carrière dont il est question est la carrière hiérarchique verticale. C’est la carrière organisationnelle classique. Dans l’opposition paradigmatique évoquée en introduction, c’est bien la carrière objective dont les repères sont l’effectif encadré, le grade ou le titre. O. Cousin rappelle que dans ses groupes de travail, 18 sur 23 sont des encadrants et que dans la population française des cadres 84 % sont en position d’encadrement14. C’est bien en termes de promotion hiérarchique qu’il faut entendre la référence à la carrière : « Plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on a l’impression d’agir sur son environnement »15, « grimper dans la hiérarchie, c’est accepter de faire le deuil de son métier »16, «… ils continuent à adhérer et à alimenter l’univers symbolique au fondement de leur catégorie, c’est-à-dire à faire de la mobilité et de l’ascension, le principe même du groupe auquel ils s’identifient »17

Non seulement il est question d’un modèle de carrière tourné exclusivement vers

l’ascension hiérarchique, mais les représentations semblent même sous-tendues par l’injonction du up or out. Nous faisons ici référence à un type assez particulier de gestion de carrière le « up or out system » très répandu dans les firmes de services professionnels, tels les cabinets de conseil (Morris 2000). Cette gestion consiste à inviter à partir, tous ceux qui ne sont pas promus selon les rythmes standardisés de progression professionnelle.

Ce système n’est pas évoqué explicitement, mais on en retrouve l’esprit : « Tout au long de la recherche une métaphore est revenue comme une ritournelle. Les cadres sont des voyageurs embarqués dans un train qui avancerait à l’allure d’un tapis roulant. Leur objectif est double, d’une part tenter de remonter au maximum vers le wagon de tête, donc aller plus vite que le train, d’autre part ne pas se faire débarquer au croisement ou autres points de rencontre »18. Une autre déclinaison plus sportive de la même figure est cité un peu plus bas : « C’est une course au classement ATP. On ne peut pas arrêter de jouer, car on risque de tomber. (…). Il ne faut jamais se retrouver en bas. Et on dégringole vite. Et pour remonter, c’est dur.»19

14 L’enquête « Cadroscopie » élaborée par l’Apec auprès d’un échantillon de 3000 cadres salariés du secteur privé estime que 84 % d’entre eux exercent des fonctions d’encadrement. « Cadroscopie. Panel cadres », 2000, Apec-BVA cité par O.Cousin en note 27 de la p. 89. 15 O.Cousin, p. 195. 16 O.Cousin, p. 200. 17 O.Cousin, p. 196. 18 O.Cousin p.222 19 Idem

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Ces métaphores sont très parlantes et expriment sans ambiguïté le modèle de référence

des cadres français. On peut faire remarquer qu’il est assez restrictif, même au regard d’univers qui partagent le même étalon de la réussite. J.Kotter (1995) a suivi sur une vingtaine d’années 115 des 150 diplômés de la promotion 1974 de Harvard Business School (HBS). Il présente cette école, dans les années 70, comme un temple célébrant la carrière organisationnelle classique. Sans surprise, 70 % de la promotion s’oriente à l’obtention du diplôme vers les entreprises de plus de 100 salariés. En 1993 : 65 % sont dans des entreprises de moins de 1000 salariés et 40 % sont à la tête d’entreprises, qu’ils ont créées et dont ils sont propriétaires. « Those who succeed pursue career paths that are less linear, more dynamic, more unstable than mid-century norms ». Kotter en appelle à de nouvelle trajectoires, à un renouvellement des modèles de carrière « careers paths that were winners for most of this century are often no longer providing much success »20. On ne sent pas vraiment les cadres français tournés vers de telles préoccupations.

O. Cousin fait remarquer que « le conformisme est d’ailleurs autant imposé par l’entreprise que par les cadres eux-mêmes »21. Sans aller dans des alternatives radicales par rapport au modèle de la carrière verticale classique, les tentatives des entreprises pour établir une parité d’évolution entre différentes filières (telles que la filière projet et /ou la filière expertise) et la filière hiérarchique, n’ont connu qu’un succès très modéré. Il s’agit de bâtir des équivalences en termes de grade et de niveau de rémunération entre l’échelle hiérarchique et les échelles d’expertise ou de projet. Les salariés ne souhaitent pas être positionnés dans d’autres échelles que l’échelle hiérarchique, car ils craignent d’être stigmatisés comme inaptes aux responsabilités hiérarchiques et d’être disqualifiés dans la course aux postes d’encadrement. Est-ce un défaut de crédibilité des entreprises considérées comme tenant un double langage : celui de la parité dans les politiques et celui des actes témoignant d’une prééminence de la filière hiérarchique ? Est-ce la suprématie de la filière hiérarchique dans les représentations des cadres eux-mêmes qui discrédite les tentatives de concrétisation de modèles alternatifs de la carrière ?

Il n’est donc pas étonnant que la presse économique consacre plus d’articles à la détection et à la gestion des hauts potentiels qu’à l’illustration de parcours atypiques22. Or ceux-ci existent.

Mais sans pousser plus l’interrogation sur les interactions entre besoins des entreprises et représentations des cadres, peut-être convient-il de se demander si le modèle de la carrière verticale classique, si central pour les cadres français rend bien compte de ce qu’ils vivent.

2.2. Des alternatives qui n’ont pas vraiment droit de cité. Sans recourir à inventaire détaillé des typologies des carrières, on peut se contenter de

mettre à contribution R.M.Kanter (1989)qui en 1989 dans le chapitre final23 du Handbook of career theory distingue trois formes de carrière. Elle définit la forme de carrière comme un principe organisateur selon lequel se déploie une logique de carrière : incitations à la

20 J.Kotter, p.181 21 O.Cousin p. 231 22 Nous avons relevé quelques articles qui prennent le contre-pied du modèle dominant et donnent la parole à des parcours originaux. « Ces profils atypiques qui ont la cote ». Le Figaro Entreprises et Emploi du 03.10.2005. 23 Le chapitre est intitulé ; careers and the wealth of nations : a macro perspective on the structure and implications of career forms.

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poursuite de la carrière, types d’opportunités et parcours pour augmenter les rémunérations… Elle distingue ainsi les formes suivantes :

Formes de carrières Bureaucratique Professionnelle Entrepreneuriale Principe organisateur Avancement Réputation Développement d’un

territoire Ressource-clef Position

hiérarchique Expertise Capacité à créer de la

valeur Evaluation Hiérarchique Par les pairs Vote des clients

Essence Sécurité Développement de la compétence

Croissance

L’originalité de R.M.Kanter consiste à ne pas limiter la forme entrepreneuriale à la création d’entreprises, mais à en faire une forme susceptible de se développer au sein d’une organisation existante grande ou petite. Ainsi les commerciaux ont vocation à relever de cette forme de carrière, puisqu’ils « grandissent » en développant des marchés. R.M.Kanter pose deux questions : qu’est-ce que cela change à la performance organisationnelle que de faire varier les proportions de différentes formes de carrière ? Quelles sont les conséquences en termes de croissance économique des différents mix de formes de carrière au niveau d’un pays ? Ces questions ne sont pas innocentes de la part de celle qui observe le déclin d’un certain nombre d’éléphants bureaucratiques américains (Kanter 1989).

R.M.Kanter formule dès 1989 la même problématique que Kotter (1995). Faisons remarquer que les parcours analysés par Kotter portent sur la période 1975-1995 et renvoient à des mutations de long terme de l’économie américaine. Il ne s’agit pas de la bulle internet ou de la nouvelle économie de la fin du siècle dernier. Tous deux considèrent que les défis ou opportunités découlant des mutations de l’économie remettent en cause les conceptions de la carrière qui ont prévalu dans la période 1930-1970. La construction des compétences nécessaires pour créer de la valeur et de la croissance suppose d’autres parcours. Kotter cherche les nouvelles règles de production des élites pertinentes dans ce nouvel environnement.

Les bouleversements de l’économie et les adaptations qu’ils supposent sont tout à fait au cœur des préoccupations des cadres français. O.Cousin le montre de façon tout à fait convaincante dans le chapitre 2, où il fait un développement sur « un changement subi et assumé ». Les cadres français ont fait la critique de la bureaucratie. Ils valorisent la prise de risque et considèrent qu’il faut s’adapter, même si l’organisation planifiée et hiérarchisée résiste24. Ils en tirent diverses conséquences, notamment en matière de mobilité, mais pas en termes d’alternative à la carrière verticale. C’est là la principale divergence avec les théoriciens des nouvelles carrières pour lesquels « à nouveau contexte, nouveaux modèles de carrières ; à situations inédites ou nouvelles, carrières moins conformistes ».Kotter s’intéresse à la construction des élites. Ce n’est pas nécessairement la priorité de tous les chercheurs du domaine des carrières. Un certain nombre d’entre eux valorisent la singularité.

Ceci souligne le caractère monolithique de la représentation de la carrière du cadre français. Les parcours des cadres français sont de fait, bien plus divers que ne le laisse penser

24 O.Cousin, p. p.61-65

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leur modèle dominant. Admettons que les refus de promotion soient anecdotiques25. Les réorientations plus ou moins radicales, les transitions de carrière sont certainement difficiles à suivre statistiquement, mais occupent une place non négligeable dans les études empiriques basées sur des récits de vie (Ibarra 2003 ; Van Gaver 2004 ; Cadin, Bender,de Saint Giniez 2003 …). 25% des candidats au concours d’instituteur ont exercé des fonctions de cadre dans le privé26. DRH comme consultants en carrière connaissent bien les crises de milieu de vie.

Dans le cadre d’une étude qualitative auprès d’un échantillon de cadres et non-cadres nous avions ébauché une typologie des parcours professionnels. Les personnels relevant de la carrière organisationnelle classique étaient minoritaires. Les autres trajectoires analysées se distribuaient dans 4 autres modèles : les migrants (transitions importantes à l’intérieur d’un marché interne diversifié : grande entreprise ou fonction publique), les itinérants (la forme professionnelle de R.M.Kanter pour faire bref), les frontaliers (passages successifs par la position de salarié puis par l’auto-emploi ou la création d’entreprise), les sans frontières (transitions, interruptions, auto-emplois, redéfinitions identitaires…). Cet échantillon n’a pas vocation à être représentatif, mais chaque catégorie rassemblait de 10 à 25% de l’effectif interrogé. Il y avait donc une pluralité de trajectoires.

Près d’un cadre sur 10 ayant changé d’entreprise en 2003 a créé son entreprise27. L’Apec tempère dans son commentaire ce chiffre, qui serait symptomatique d’une période de dégradation de l’emploi et du soutien volontariste apporté par le gouvernement. En 2002 le taux était de 3 %. On sait que le taux de création d’entreprise en France est équivalent de celui des USA, si on prend en compte les différences de taille des deux pays. La différence tient au taux d’échec qui est beaucoup plus élevé en France qu’aux Etats-unis. Elle correspond aussi à une différence de profil des créateurs d’entreprise : jeunes aux USA, plus âgée en France. Le créateur d’entreprise français recourt à cette voie lorsque toutes les autres lui sont fermées. Le monolithisme du modèle de la carrière du cadre français n’est sans doute pas étranger à cette situation. La réception du nouveau paradigme des carrières hors de France n’est pas étranger à l’attractivité de la perspective de la création d’entreprise ou de l’auto-emploi (Pink 2002).

2.3. Quelques interprétations du décalage entre le modèle dominant et les parcours vécus.

O. Cousin signale que « le chômage n’est jamais pratiquement jamais évoqué, alors même que près d’une personne sur deux parmi les cadres ayant participé à la recherche a été au moins une fois dans cette situation »28. Pochic (2001) montre combien le spectre du chômage (notamment en deuxième partie de carrière) constitue depuis fort longtemps une source d’anxiété majeure pour les cadres. Ceci explique la forte dramatisation de la réapparition du chômage des cadres après plusieurs décennies de rémission, alors même qu’il reste très inférieur à celui des autres catégories. L’anxiété de l’accident de carrière inhibe peut-être l’élaboration de modèles pluriels de la carrière, par crainte de s’écarter du peloton.

Les modèles alternatifs à la carrière hiérarchique n’ont pas de nom, ni de héros incontestés (tels les fondateurs de Microsoft, Apple, Dell, Google…), ni de figure emblématique (celle de l’entrepreneur ou du free agent). Ce n’est pas certainement pas le souci principal du cadre français que de forger des catégories qui rendent compte de la diversité des parcours professionnels. Il a à sa disposition un modèle partagé et évident, celui

25 Ils ont refusé une promotion. Le Figaro Entreprises et emploi du 03.10.05 p.20 26 « Je ne veux plus être cadre ». Le Figaro Entreprises et emploi du 20.06.2005. 27 Apec 2004, p.9 28 O.Cousin, p. 66.

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de la carrière hiérarchique. Il l’a adapté pour tenir compte de l’évolution de la relation à l’entreprise. Mais il considère que l’étalon de la réussite qu’il représente reste d’actualité.

L’évolution des organisations a peut-être réduit le nombre de niveaux hiérarchiques, mais elle a aussi généralisé la coordination par les résultats pour reprendre l’expression de Mintzberg (1982). Celui-ci explique que la partie clef de l’organisation, qui privilégie la standardisation des résultats est la ligne hiérarchique. Son pouvoir et comme son prestige s’en trouve renforcé. La compétition pour ces postes n’a fait que s’intensifier et il n’est pas surprenant qu’elle polarise l’attention des cadres, qu’ils soient hiérarchiques ou experts.

Si les marchés internes ont été fortement ébranlés pour les autres catégories de personnel, ils demeurent une réalité pour les cadres même si les restructurations les menacent. Le risque que présentent les marchés internes reste inférieur à celui de la création d’entreprise. La compétition pour l’accès à ces marchés internes est engagée dès la formation initiale, d’autant plus âprement que la tyrannie du diplôme n’a pas cessé. Eymard Duvernay (2001) montre que les jeunes préfèrent allonger leur durée d’étude, quand ils le peuvent, plutôt que de prendre le risque d’une insertion chaotique. Qu’un système très hiérarchisé de diplôme débouche sur des visions exclusivement hiérarchiques de la carrière n’est pas complètement incohérent.

Arthur (1989) définit la carrière comme « the sequence of a person’s work experiences over time ». Cette définition se veut très large : c’est à dessein qu’elle ne fait pas référence à la carrière verticale et qu’elle s’adresse implicitement à toutes les catégories de personnel. Elle ne fait pas de la carrière l’apanage du cadre. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit d’emblée plus ouverte à une grande variété de trajectoires.

Conclusion

Il est important de connaître les représentations que les cadres se font de la carrière. Mais il est aussi utile de pouvoir mettre ces représentations en perspectives Ces représentations ont évolué en ce qui concerne la relation à l’entreprise et à la mobilité même si les comportements effectifs sont en retrait par rapport aux déclarations. Mais l’attachement à la carrière verticale reste intact. Il y a de bonnes raisons à cela, mais on peut se demander si c’est tout à fait sain.

Les entreprises veulent-elles vraiment des entrepreneurs en leur sein ? La France fait beaucoup d’efforts pour soutenir la création d’entreprise, pour valoriser les acquis de l’expérience, pour donner accès aux bilans de compétences et permettre une gestion de sa carrière par l’individu… mais il est vrai que les pratiques de recrutement, de gestion des carrières et de rémunérations confortent souvent le modèle de la carrière organisationnelle classique.

La recherche sur les carrières n’a pas su convaincre des enjeux organisationnels des parcours plus idiosyncrasiques qu’elle veut encourager, ni fournir des modèles alternatifs simples, incarnés et à portée suffisamment générale29. Les enjeux en termes de diversité (genre, âges, minorités visibles…) couplés avec ceux de la relève des générations relanceront peut-être la conceptualisation de modèles plus diversifiés de la carrière…des cadres.

29 La prochaine journée du groupe carrière de l’AGRH le 7 mars 2006 porte sur le thème « Réussite et carrières ».

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COMMENT PENSER LES NORMES COMPORTEMENTALES REQUISES CHEZ LES CADRES ?

VALERIE BRUNEL, SOCIOLOGUE,

INTERVENANTE – CHERCHEUSE EN ORGANISATION

LABORATOIRE DE CHANGEMENT SOCIAL, PARIS 7

Cette communication consiste à formuler une série d’hypothèses, pour discussion et controverse. En particulier, elle est centrée sur l’hypothèse qu’une grammaire interactionnelle spécifique est actuellement prescrite dans les organisations françaises, notamment pour les populations cadres, et que cette grammaire interactionnelle est porteuse d’une forme particulière de régulation dans l’organisation11. Elle vise à ouvrir un questionnement sur les valeurs et représentations portées sur ce phénomène.

Nous commencerons par décrire les comportements prescrits et proscrits – c’est-à-dire

aussi les valeurs portées - par l’ « esprit managérial » actuel (Boltanski et Chiapello, 1999), ainsi que des arguments managériaux qui justifient l’existence de ces normes.

Nous évoquerons ensuite quelques-uns des dispositifs (réflexifs) par lesquels ces comportements sont « inculqués » aux cadres. Ceci nous permettra de souligner la manière dont cette nouvelle grammaire interactionnelle sous-tend une forme de pouvoir organisationnel souple et intériorisée. A ce stade, nous nous interrogerons sur les représentations des cadres quant à ces normes comportementales : les cadres que nous avons rencontrés repèrent-ils les formes de pouvoir qui leurs sont associées ? Comment se positionnent-ils par rapport à celles-ci ? Pour nourrir ce questionnement, nous considèrerons quelques-uns des écarts entre les présupposés implicites sur l’organisation qui sous-tendent la pensée managériale, et les postulats de départ des chercheurs en sociologie du travail. Cette comparaison « interculturelle » nous permettra d’appréhender les divergences de représentations entre les uns et les autres.

Les observations et remarques qui suivent sont tirées de notre expérience d’intervenante et de chercheuse dans les organisations. Nos recherches (Brunel, 2004) nous ont en particulier amenée à nous intéresser à l’essor de la réflexivité centrée sur l’individu (coaching, développement personnel, 360°…), et sur les modèles de pouvoir liés à ce phénomène2.

1 Nous souhaitons ici remercier vivement Xavier Briffault, chercheur au laboratoire CESAMES - CNRS, pour les échanges stimulants et fructueux qui contribué à nourrir ce texte, en particulier l’idée d’une nouvelle grammaire interactionnelle. 2 Cette recherche, qui s’est étalée de 2000 à 2003, s’est notamment appuyée sur : - Une immersion professionnelle de plusieurs années dans le monde des consultants et l’apprentissage de différentes techniques liées au coaching. - L’analyse d’un corpus fait des ouvrages managériaux les plus représentatifs et/ou les plus « visibles » sur la période 1992-2002, complété par un ensemble de productions du champ, notamment pour objectiver les représentations concernant le « facteur humain » dans l’organisation. - Une quarantaine d’entretiens exploratoires avec des cadres de diverses entreprises, privées ou publiques, autour de leurs représentations sur les nouvelles méthodes de management. - L’analyse sémantique d’un corpus de formations au développement personnel, ainsi que l’analyse épistémologique des théories dont elles relèvent, pour identifier leurs représentations implicites sur le sujet, sur l’amélioration de soi et sur le lien individu-organisation. Une étude de terrain (20 entretiens + analyse des productions écrites) dans le bureau parisien d'une multinationale américaine du conseil en stratégie, que nous appellerons ici « Fair ». Cette multinationale valorise l’excellence et le « développement personnel » (à comprendre comme « progression professionnelle ») et intègre dans ses pratiques de gestion des dispositifs visant à modeler les comportements de ses cadres : formations comportementales, techniques d’interaction, coaching.

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1. De l’existence d’une nouvelle grammaire interactionnelle dans les organisations.

Les ouvrages de management comme les dispositifs RH effectivement mis en place dans les organisations montrent que les compétences demandées aux cadres et aux managers recouvrent un ensemble de qualités hétérogènes et parfois difficiles à concilier, comme, typiquement, les capacités à : - « analyser et à comprendre rapidement des problématiques complexes » - « prendre des initiatives et des décisions rapides et pertinentes » - « savoir diriger, donner des directives, organiser, coordonner, contrôler et suivre le travail de ses équipes » - « savoir mobiliser ses équipes pour atteindre les objectifs fixés » - « savoir organiser l’action, c’est-à-dire planifier et anticiper les événements et les activités qui leur incombent, les déléguer et répartir les tâches et suivre leur réalisation. » - « s’impliquer pour la réalisation des objectifs de l’entreprise » - « savoir communiquer clairement et avec persuasion » - Etc.

L’analyse des ouvrages managériaux récents et des grilles d’évaluation utilisées dans les organisations montre que parmi l’ensemble de ces compétences demandées aux cadres et plus spécifiquement aux encadrants, une catégorie se fait de plus en plus prégnante : celle des compétences intra- et intersubjectives, relatives au rapport à soi et à autrui. Parmi ces compétences, on pourra citer : - la capacité « à être attentif à son entourage et disponible pour lui, à accorder du temps aux autres, à inciter la parole d’autrui, » - la capacité « à se remettre en cause, à écouter autrui et à en tenir compte dans ses décisions » - la capacité « à s’adapter facilement aux changements et à rester flexible. » - la capacité « à savoir s’adapter à toutes sortes d’interlocuteurs et à entretenir un réseau relationnel » - la capacité « à travailler en équipe et à savoir créer des relations de confiance » - la capacité « à soutenir ses collaborateurs, à les accompagner dans leur développement ». - la capacité « à résister à la pression, à rester stable et optimiste en dépit des tensions, et à ne pas faire rejaillir son stress sur les autres. »

De la même manière, les grilles d’identification des cadres dits « à haut potentiel » comportent des items relatifs à l’usage de soi dans la relation3 : - Connaît ses principaux points forts et ses axes de progrès, et en tient compte - Relativise les situations et fait preuve de recul - Donne à ses interlocuteurs le sentiment d’être reconnus, personnalise les relations - Fait preuve d’affirmation, exprime ses idées avec conviction et calme, y compris en cas de désaccord

A contrario, les contre-indicateurs relèvent d'un rapport à soi et à autrui jugé inapproprié dans la grammaire relationnelle managériale : _ Réagit souvent de façon excessive (dramatisation, impulsivité …) _ A une image de lui même en fort décalage avec ce qui lui est renvoyé _ Connaît des variations d’humeur en période de forte charge de travail et/ou de forts enjeux _ Peut heurter ses interlocuteurs du fait de propos ou comportements non mesurés _ Se décentre rarement de lui même pour chercher à comprendre la logique des autres 3 Les items cités ici sont tirés d’une grille de repérage des hauts potentiels dans une organisation bancaire.

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_ Partage difficilement ses interrogations, doutes, difficultés _ S’arc-boute facilement sur des problématiques de « territoire » et est soucieux de préserver son « pré carré » _ A des difficultés à se positionner à parité dans une relation hiérarchique

2. La fonction organisationnelle des comportements classants

Ici s’énonce explicitement l’éventail des comportements utiles, c’est-à-dire des comportements les plus efficaces en termes de fonctionnement collectif, de coopération et de construction du consensus (de Bony, 2005), de motivation des équipes (dont on prévoit que les membres seront plus motivés s’ils constatent que leur avis est écouté par leur chef), et plus généralement en termes de corporate gouvernance.

Plus spécifiquement, ces compétences attendues des cadres décrivent les comportements jugés utiles dans un certain type d’organisation, érigé au rang d’idéal gestionnaire : cette organisation est pensée comme de plus en plus réticulaire et adhocratique, on y travaille par projet, on y gère avant tout du savoir, la coordination et la régulation y sont d’abord horizontales, le management est conçu comme un service rendu aux équipes… Cette organisation sera appelée « managériale », à la suite de Vincent de Gaulejac (1987). Le sociologue décrit le management comme ensemble de techniques visant à gérer les contradictions et à produire de la médiation entre les multiples logiques qui traversent l’organisation. Dans l’organisation managériale, les dispositifs de gestion tendent à déplacer les contradictions liées à la coexistence de ces différentes logiques au niveau des individus (voir aussi Pagès et al., 1979), c'est-à-dire à les faire gérer à un niveau psychologique. C'est pourquoi ces entreprises en viennent à faire appel à l'"esprit humain", à son "autonomie" et à sa "responsabilité". De fait, l’organisation managériale correspond aux principes présupposés universels de la bonne gestion des entreprises, et plus particulièrement à l’idéal managérial en vigueur depuis maintenant plus de 20 ans. On notera toutefois que ce schéma universel du juste management, censé s’appliquer quelle que soit la diversité des mœurs et des valeurs locales, est très majoritairement édicté par des auteurs américains4 et repris chez nous sans réelle traduction culturelle.

Dans cette organisation idéale, que l’on veut « adaptable », « flexible » ou « pro-active » pour faire face à un environnement toujours « complexe » et « mouvant », la production doit s’organiser de manière « souple » et « transverse », par projet ou par processus. Le modèle de coopération horizontale et informelle qui en découle requiert une nécessaire pacification des rapports sociaux et des relations (Salman, 2003), de sorte que le maximum d’information puisse être échangé et que les meilleures décisions puissent être prises grâce à un dialogue ouvert et constructif. On notera que les comportements jugés les plus utiles au fonctionnement du système organisationnel correspondent assez précisément aux comportements valorisés par la psychologie humaniste (Rogers, 1967) : empathie, ouverture à autrui, écoute, prise en compte de l’autre et de ses enjeux, capacité à se regarder et à se remettre en cause, non agressivité, « parler-vrai ».

4 Parmi les auteurs ayant marqué le monde du management ces 20 dernières années, on citera notamment Peter Drucker (The Price of Excellence, 1987, The Practise of Management, Managing for Results), Peter Senge (The Fifth Discipline: The Art & Practice of the Learning Organization, 1991), James Collis (Built to Last, avec Jerry Porras, HarperCollins Pub, 1994, Trad. Fr. Bâties pour durer éd. First, 1996 et Good to Great, Why Some Companies Make the Leap... and Others Don't. Harper Collins Pub, 2001)

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Parallèlement, dans une telle organisation, la capacité à créer, capitaliser, faire circuler et rendre accessibles à chacun des savoirs et des connaissances sur l’activité devient un facteur clé de succès. L’élaboration et le partage de ce savoir, ainsi que la professionnalisation qui en découle, requièrent des logiques collectives de dialogue plus ou moins formel entre pairs.

Ensuite, dans un marché où le rapport de force s’établit en faveur du consommateur, la capacité à soutenir une relation de service compréhensive et adaptée est également un facteur clé de succès. Savoir tenir une relation de service, c’est savoir entendre un client dans sa singularité et répondre à ses besoins spécifiques. Le modèle de la relation de service s’étend aux « clients » internes dans l’organisation. En particulier, il est aujourd’hui de mise dans les organisations de dire que le manager est au service de ses collaborateurs pour les aider à travailler (il a vis-à-vis d’eux une obligation de moyens), pour trouver chez eux les ressorts de leur appétence au travail, pour les aider à « se développer » professionnellement.

Cette figure du manager qui sait trouver les ressorts motivationnels éminemment subjectifs propres à chaque collaborateur, et qui sait le guider sur le chemin du développement professionnel, cette figure du manager « pastoral » (Brunel, 2004) donc, correspond à une nouvelle figure du pouvoir dans l’organisation. Il s’agit de susciter chez l’individu une identification à l’entreprise et à ses valeurs et de chercher à s’appuyer sur ses appétences, de sorte à engendrer chez lui le sentiment d’une implication librement choisie, laquelle se traduit par une intériorisation des normes, contraintes et objectifs de l’organisation (Beauvois & Joule, 1981), et finalement par un fort sentiment de responsabilité individuelle au travail.

Ce type de régulation organisationnel correspondrait, selon le psychologue social Jean- Léon Beauvois (1994) à la forme générique de la gouvernance démocratique et libérale. Celle-ci s’exercerait en démontrant à chacun la potentialité qu’il a chacun de répondre aux critères de performance du système, érigés en grandeurs socialement valorisées. Beauvois montre que l’exercice du pouvoir démocratique libéral repose sur la création d’une obéissance volontaire, issue de l’alliance entre : - d’une part, un mode de pouvoir démocratique, qui énonce le libre choix des individus et les met en position de se sentir responsables de leur situation ; - d’autre part, une « idéologie5 » dite libérale qui énonce la possibilité qu’a chacun de poursuivre des critères de performance (confiance en soi, autonomie, sens des responsabilités, ouverture à autrui, assertivité, performance, etc.) qui désignent un membre pleinement adapté et fonctionnel dans la société contemporaine. Ce faisant, cette idéologie tend à survaloriser les critères psychologiques dans les déterminants de la conduite et des situations.

Il est ici primordial que les comportements utiles au système organisationnel soient érigés en comportements socialement classants. En l’occurrence, sont ici classants les comportements témoignant d’un bon « développement6 » psychologique, d’une connaissance 5 Précisons que nous entendons ici par idéologie, non pas un discours faux et plus ou moins volontairement mystificateur, mais une orientation de la pensée en fonction d’une perspective particulière. Pour Althusser (1965), l’idéologie est un « système de représentations (images, mythes, idées, concepts…) » possédant sa logique et sa rigueur propre, doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée, et se distinguant de la science en ce que « sa fonction pratico-sociale l’emporte sur sa fonction théorique, ou fonction de connaissance ». Autrement dit, l’idéologie est un discours non scientifique qui vise d’abord à promouvoir un certain type d’action plus qu’il ne cherche à offrir une représentation juste de ce qu’il décrit. L’idéologie est une façon de penser, ni vraie ni fausse, mais pratique plus que scientifique, et dotée d’une fonction sociale. 6 Est-il utile de le rappeler, le concept de « développement » implique une progression vers un état jugé meilleur, donc l’existence de normes implicites sur ce qui est « développé » et ce qui est « non développé » ou « sous-développé ».

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de soi lucide, d’une solide maturité émotionnelle, d’une capacité à trouver la juste distance face aux situations et à faire preuve d’une bonne maîtrise de soi, y compris dans les situations de stress. Autrement dit, le modèle de l’homme managérial (efficace dans l’organisation) correspond d’assez près à l’individu psychologiquement « développé ». A contrario, est sous-développé l’individu dont les comportements (déclassants) témoignent d’un manque de lucidité sur soi, d’une propension à être agi par ses affects et à « passer à l’acte », d’un manque de distance et de recul sur les situations où l’on est impliqué… bref, d’un manque de réflexivité sur lui-même.

3. Comment obtenir des cadres et managers l’adoption des comportements utiles ?

Avant de s’interroger sur les représentations des cadres eu égard aux normes subjectives et comportementales requises chez eux, il convient de se demander comment s’y prennent les organisations managériales pour inculquer à leurs cadres les attitudes utiles attendues d’eux.

En tout premier lieu, il convient de les formuler, et de s’attacher à faire apprécier leur valeur et leur utilité. Ce peut être le rôle, par exemple, d’une charte des valeurs de l’entreprise et des comportements attendus des salariés. Pour plus d’efficacité, on prendra soin de la faire co-construire par les acteurs concernés, de sorte qu’ils se sentent davantage impliqués par sa mise en oeuvre et son respect (le rôle de la participation dans l’acceptation des changements, mis en évidence par les expériences de Lewin auprès des ménagères américaines en 1943 ou de Coch et French7 dans une usine textile, faisant désormais partie des évidences du management).

Encore faut-il que chacun ait les moyens d’agir comme il est attendu, c’est-à-dire : - premièrement, qu’il ait une image mentale de la manière dont il fonctionne présentement, ainsi que de l’écart entre celle-ci et les comportements cibles - deuxièmement, qu’il ait l’occasion d’apprendre comment se comporter différemment.

C’est pourquoi les organisations managériales intègrent des pratiques réflexives dans leurs dispositifs RH. Tout se passe comme si la capacité à adopter les justes normes comportementales s’obtenait par un travail sur « soi »8 dont le processus semble assez générique : il s'agit tout d'abord de « se » connaître, de connaître « ses points forts et ses faiblesses », et de « s'estimer » tel qu’on est. L'estime de soi est jugée fondamentale non seulement pour agir (Ehrenberg, 1998), mais aussi pour adopter une attitude non défensive qui facilite la coopération. Enfin, ce travail sur soi doit aussi permettre « l'autonomie psychique » et « l'affirmation de soi », comprises comme capacité à formuler et à soutenir ses choix et ses valeurs dans le respect d'autrui.

Parmi ces dispositifs RH réflexifs, on trouve souvent des formations dites « comportementales », dont les objectifs sont triples : - permettre à chacun de "mieux se connaître" en identifiant ses traits de personnalités, les modes de travail et d’interaction qu’il privilégie, les conditions de travail dans lesquelles il donnera le meilleur de lui-même, les meilleures méthodes pour le manager, etc. Ainsi, la

7 Overcoming resistance to change. Reading in soc-psych., Holt 1952. 8 Les guillemets indiquent que le « soi » n’est pas un donné psychologique «déjà-là », vers lequel il suffirait de se tourner, comme ces pratiques de réflexivité semblent l’indiquer, mais qu’il est en partie recréé par ce travail réflexif.

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connaissance de soi s'acquiert en termes de "forces et faiblesses" par rapport à un rôle professionnel, c'est-à-dire en termes de critères d’utilités dans le système organisationnel. - faire émerger les "besoins de développement" comportementaux sur lesquels chacun devra progresser. Le "moi" de chacun tend alors à devenir un objet qu'il convient d’évaluer et d’améliorer9. - apprendre à « mieux gérer les interactions » avec ses interlocuteurs : collaborateurs, collègues, clients ou autres.

Ces formations comportementales reposent en général sur des typologies de personnalités (Process Communication de Taibi Kahler, Myers-Briggs Test Indicator, dit MBTI, Ennéagramme) ou des théories de la personnalité (Analyse Transactionnelle) ou encore des technologies comportementales (Programmation Neuro-Linguistique) importées des Etats-Unis et orientées vers l’amélioration concrète et pragmatique de ses comportements dans les interactions.

L’acquisition des comportements utiles s’appuie aussi sur un contrôle social latéral. Dans l’organisation comme ailleurs, l’individu se socialise, et donc s’adapte au système, en respectant des normes, lesquelles s’adressent à lui sous la forme d’attentes émanant d’un autrui plus ou moins généralisé.

Toutefois, il n’est pas évident que l’individu contrevenant aux normes comportementales se le voie explicitement mentionné, notamment dans le contexte organisationnel français où il est de bon ton de se mêler de ses propres affaires. En théorie, ce serait principalement le rôle des responsables hiérarchiques (ou managers) des cadres de les accompagner dans leur développement professionnel et dans l’acquisition de comportements utiles. En pratique, ceux-ci n’ont pas toujours le temps, ou les informations nécessaires, ou la disposition d’esprit, pour prendre en charge ces fonctions.

Aussi, pour renforcer la socialisation des comportements, des dispositifs spécifiques pourront être mis en place, comme le « feed-back » ou le « 360° ».

Le feed-back est une forme de critique constructive portant sur la manière dont on perçoit le travail d’un collègue ou d’un collaborateur (voire d’un supérieur hiérarchique), et sur la manière dont on pense qu’il pourrait s’améliorer. Certaines entreprises, notamment d’origine américaine, incitent leurs salariés à fournir de tels feed-back à leurs collègues. Pour éviter les réactions défensives de celui qui reçoit le feed-back, chacun est formé à administrer celui-ci d’une manière codifiée, qui s’appuie sur des faits neutres et objectifs et proscrit tout ce qui ressemblerait à une interprétation, à un processus d’attribution ou à un jugement. Le feed-back est une façon de disqualifier un comportement précis sans que la personne concernée se sente disqualifiée dans son être. Le procédé vise à limiter la remise en cause personnelle et donc les comportements défensifs du destinataire. Issu de la culture managériale anglo-saxonne, il est un peu déstabilisant pour des individus culturellement peu enclins à la critique interpersonnelle. Toutefois, passée la période d’adaptation, les cadres français que nous avons pu interroger à ce sujet (dans une multinationale américaine du conseil) se disent dans d’excellentes dispositions à son égard en considérant les progrès que cela leur permet d’accomplir. Ils reprennent volontiers à leur compte le slogan proposé par l’entreprise : « Feed-back is a gift ! » (Le feed-back est un don !). On remarquera au passage que la transmutation du feed-back en don permet d’en masquer la fonction de contrôle social. Le critiqué devenant donataire, il se voit contraint de recevoir la 9 Voir Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Seuil, Paris, 2005

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critique avec diligence et reconnaissance. Ce mécanisme permet une intériorisation du contrôle, qui devient une maîtrise personnelle de soi et de son rapport à autrui. Transformer la critique en don, c’est annuler le pouvoir de la remettre en question en rendant taboue sa contrepartie symbolique – c’est-à-dire la demande d’obéissance –, comme l’est celle du don. Cette contrepartie, l’obéissance, ainsi méconnue, se trouve intériorisée, assimilée sous forme de gratitude et de surinvestissement vers les objectifs proposés.

Le 360° feed-back est un dispositif RH par lequel un cadre distribue à ses collaborateurs, à ses pairs et à son ou ses hiérarchiques (d’où l’appellation 360°) un questionnaire reprenant l’ensemble des compétences attendues des managers, de manière à ce qu’ils le notent sur chacun des items. Ces résultats seront restitués au cadre en présence d’un consultant chargé d’en interpréter avec lui la signification, de manière à définir ensemble les « objectifs de progrès » du manager. Le 360° étant relié à des points de progrès, et non pas à une évaluation-sanction, il est considéré comme un outil de développement et non pas d’évaluation – et ceci d’autant plus qu’il est fondé sur le volontariat.

Enfin, le coaching constitue un autre dispositif RH, individualisé cette fois-ci, où est délégué à un intervenant extérieur le rôle managérial qui consiste à explorer les compatibilités entre les motivations individuelles et les « attentes organisationnelles » à l’égard de l’individu (si l’on veut bien accepter momentanément l’hypothèse fonctionnaliste selon laquelle une organisation aurait un objectif et des attentes pour le remplir).

Le coaching fait partie de ces mots-valises et de ces concepts flous qui recouvrent des pratiques diverses. Selon sa formation et ses compétences, le coach pourra intervenir en donnant des conseils (d’organisation, de gestion du temps, de vie) ou en proposant au cadre un questionnement plus réflexif l’amenant à un travail sur ses représentations. Dans certains cas, le coaching s’apparente à une pratique parathérapeutique (Briffault, Champion, 2005) au service du « développement personnel » au travail. On peut considérer le coach comme le « passeur » de la « juste » manière d’être avec soi et avec autrui, cette manière étant « juste » à différents titres : - au titre de l’efficacité individuelle dans l’organisation, l’individu devant répondre de manière accrue aux critères de performance du système. - au titre du bien-être individuel (le postulat managérial étant que l’individu « bien dans ses baskets » sera plus efficace à long terme) - à titre moral, en tant que cette juste manière correspond aux grandeurs socialement valorisées (ouverture, autonomie, pleine responsabilité de soi, etc.) Il ne s’agit pas simplement d’adapter l’individu à un système d’action donné, mais de guider l’individu au long d’un processus de « développement » où dans l’idéal, il devra trouver la place la plus adéquate pour lui, quitte à changer de poste ou d’organisation.

4. Les représentations de quelques groupes de cadres sur ces nouvelles modalités du pouvoir.

Nous avons jusqu’ici décrit un modèle de régulation qui nous semble émerger dans certaines organisations que nous avons qualifiées de « managériales », et au sein desquelles nous avons souligné l’influence des théories américaines du management. Nous avons montré combien ces pratiques correspondaient à un nouveau mode de régulation organisationnel, qui selon Jean-Léon Beauvois serait typique de la gouvernementalité démocratique et libérale. Il convient à présent de s’interroger sur les représentations, à l’égard à ce modèle de régulation dans l’organisation, des cadres que nous avons interrogés dans nos recherches. Evidemment,

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nos hypothèses seront localisées et à prendre avec précaution, puisqu’il est pour le moins délicat de se prononcer sur les « représentations » d’autrui.

Le mode de pouvoir décrit ci-dessus repose sur une double croyance : - premièrement, la croyance que les comportements utiles au système (écoute, coopération, assertivité, pacification des rapports sociaux…) sont désirables dans l’absolu, et donc qu’il est souhaitable de se comporter ainsi (car cela est moralement bien, socialement reconnu, classant, source de distinction) - Deuxièmement, qu’il est possible pour chacun d’apprendre à se comporter de la sorte.

En ce qui concerne la première croyance, il faudrait être bien mauvais coucheur (ou chercheur en sociologie) pour remettre en cause les valeurs de l’écoute, du dialogue, de la coopération, de l’ouverture à autrui, de la connaissance de soi, de la capacité à se remettre en cause ou de l’assertivité. La désirabilité sociale des valeurs proposées est donc, à notre connaissance, rarement remise en cause. Les consultants de Fair nous l’ont clairement exprimé : ils tâchent de respecter les normes comportementales prescrites, non pas parce qu’ils sont évalués dessus, mais parce qu’ils pensent « que fondamentalement, c’est mieux », que cela fait d’eux des personnes « plus souples, plus flexibles, plus faciles à vivre pour autrui », « de meilleures personnes, professionnellement et personnellement». Ils valorisent fortement les techniques d'interaction apprises dans le travail et les exportent dans leur vie extra-professionnelle.

En ce qui concerne la seconde croyance, les cadres que nous avons rencontrés chez Fair croient que l’amélioration de soi selon les grandeurs du système est non seulement souhaitable, mais aussi possible. Toutefois, cette amélioration est jugée toujours partielle et relative, limitée par « la possibilité restreinte d’un individu à changer librement et significativement de comportement » (qualifiée par l’un d’entre eux d’aliénation à soimême), la pertinence relative des techniques de soi (par exemple, les typologies de la personnalité seront jugées trop simples pour être réellement opératoires) ainsi que leur maîtrise généralement imparfaite.

Ces deux croyances étant réunies, les dispositifs de régulation organisationnelle peuvent s’appuyer sur le désir des cadres de s’améliorer. Les pratiques managériales décrites plus haut sont estimées très peu coercitives, fondées sur le volontariat et l’appétence des individus et orientées vers leur « développement personnel ». De fait, dans leur grande majorité, les cadres que nous rencontrons se disent très intéressés par l’apprentissage sur eux qu’offrent ces pratiques, et volontaires pour les suivre. Toutefois, on notera qu’il est en pratique relativement difficile de refuser un 360° ou un coaching sans contrevenir de facto aux valeurs « classantes » que sont l’ouverture aux besoins d’autrui et la capacité à se remettre en cause. On le sait, avoir le sentiment d’accepter librement une pratique managériale à laquelle on est obligé de se soumettre, amène à trouver en soi de bonnes raisons d’avoir « choisi » cette action. C’est le principe de la « rationalisation a posteriori » de Beauvois et Joule (1981), qui montrent que nous mettons nos valeurs que nos mettons en cohérence avec nos actes, et non le contraire. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure l’appétence des cadres pour celles de ces pratiques les plus directement reliées à des évaluations est le résultat d’une rationalisation face à une « fausse » situation de choix.

Dans la mesure où ce mode de régulation repose sur sa désirabilité sociale et sur des processus subtil d’auto-engagement, il n’est pas sûr qu’il soit réellement identité comme pratique de pouvoir. Dans la mesure où il repose sur la faculté des individus à désirer

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librement se conformer aux buts assignés, la lisibilité de ce pouvoir est quelque peu restreinte. D’ailleurs, ne parle-t-on pas de « développement personnel » dans l’entreprise, plutôt que de progression professionnelle ?

En revanche, l’une des conséquences de ce modèle de régulation a parfois été soulignée par les cadres, à savoir « l’affaiblissement de la frontière entre le personnel et le professionnel », entre l’intime et le professionnel, l’authentique et le stratégique, l’acteur organisationnel et le sujet. Comme nous le disait un consultant dans un cabinet de conseil, rompu à l’exercice des pratiques réflexives au travail : « à force de devoir m’exprimer authentiquement et dire le fond de moi-même en réunion, je ne sais plus si je suis stratégiquement authentique, ou authentiquement stratégique. » Mais un autre d’ajouter : « Il y a un rapprochement du personnel et du professionnel, et c’est un bien, car le but, c’est que l’individu puisse être le plus intégré possible »

Pour un observateur français et sociologue, ces dispositifs peuvent s’apparenter à une vaste entreprise de manipulation, dans la mesure où ils sous-tendent une forme de pouvoir qui ne se montre pas comme tel. En effet, le modèle de régulation décrit ici repose implicitement sur des conceptions de l’organisation, du lien individu-organisation et enfin du développement individuel qui diffèrent largement des conceptions les plus répandues dans notre sociologie du travail de tradition française.

Dans l’optique managériale, la conception de l’organisation est fonctionnaliste. Le système organisationnel réunit des acteurs en vue de remplir un objectif commun et partagé. La nécessaire division du travail spécialise les acteurs et les amène à poursuivre des sous-objectifs souvent difficilement compatibles, voire carrément opposés. Par exemple, les spécialistes de la production, centrés sur la rationalisation des lignes de fabrication et la réduction des stocks, pourront rentrer en conflit avec les commerciaux, centrés sur la diversification des produits et sur la disponibilité immédiate de toute la gamme de produits. De plus, cette spécialisation produit des sous-cultures professionnelles qui peuvent avoir des difficultés à s’entendre et à se comprendre. Le commercial, centré sur la relation de service au client, pourra trouver l’industriel peut à l’écoute de ses besoins. Toutefois, dans la mesure où les acteurs partagent finalement un même objectif commun – le fameux « objectif de l’organisation »-, ces conflits peuvent toujours être réduits par un dialogue de qualité. En effet, ce dialogue, en élargissant les points de vue de chacun aux enjeux et contraintes des autres, débouchera sur l’élaboration de compromis durables dans les relations de coopération. C’est pourquoi les comportements doivent favoriser l’avènement de ce dialogue et l’élaboration de compromis : écoute et compréhension des enjeux de l’autre, capacité à verbaliser les difficultés dans la relation sans devenir agressif (= assertivité).

Dans une telle perspective, les conflits seront vus comme davantage liés aux personnes qu’aux situations. Pour reprendre la classification de Coser (1982), reprise par Scarlett Salman (2003), les conflits irréalistes se substituent aux conflits réalistes. Il n’y a plus de bonne raison objective de rentrer en conflit, il n’y a plus que des individus qui ne savent pas prendre du recul, comprendre les enjeux des autres, communiquer avec ouverture et assertivité. Les conflits sont liés à l’incapacité des acteurs à dialoguer de manière constructive et à se remettre en cause.

Pour le sociologue du travail français, ces conceptions peuvent relever d’un discours de pouvoir faisant passer la cartographie objective du pouvoir social à l’arrière-plan. Pour lui, l’organisation n’est pas un tout fonctionnaliste, mais un regroupement d’acteurs aux positions

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objectives et aux enjeux structurellement divergents. L’organisation n’a pas de but en soi, puisque chaque catégorie d’acteur nourrit un but spécifique, relatif à sa position sociale. La vie sociale est donc structurellement faite de conflit. Faire passer un conflit réaliste (lié à une raison objective de s’opposer) pour un conflit irréaliste (lié à une névrose individuelle), c’est substituer à la contrainte sociale ou au pouvoir d’autrui le sentiment d’un processus intérieur à la personne, c’est « substituer des chaînes réelles, objectives, existant en dehors de moi, en chaînes simplement […] subjectives, simplement intérieures à moi, et muer ainsi toutes les luttes extérieures et sensibles en pures luttes d’idées ». Dans cette optique, « séparer l’homme du monde extérieur sensible, le plonger dans son intériorité abstraite afin de l’améliorer », revient à « lui crever les yeux10 ». Bibliographie Amado, G., Laurent, A., Faucheux, C. « Changement organisationnel et réalités culturelles » in L'individu dans l'organisation : les dimensions oubliées, J.F. Chanlat (ed), Presses de l'Université de Laval, Editions Eska, 1990, pp. 629-662. Beauvois J-L., Joule, R-V., Soumission et idéologies : psychosociologie de la rationalisation, Paris, PUF, 1981. Beauvois, J-L., Traité de la servitude libérale, Paris, Dunod, 1994. Boltanski, L., Chiapello, È., Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. de Bony, J., La construction de consensus aux Pays-Bas : Etude du raccord entre l’autonomie individuelle et la coopération, La Revue Française de Gestion, 2006 (à paraître) Briffault, X., Champion, F., « Le coaching, « bâtard » du potentiel humain pour l’individu transformable d’aujourd’hui », in dossier Coaching et communication, revue Communication et Organisation, janvier 2006 (à paraître) Brunel, V., Les managers de l'âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, Editions La Découverte, collection Entreprise et Société, 2004. Brunel, V., « Le développement personnel au service de l’organisation », in dossier « Les nouvelles formes de domination au travail », Revue Sciences Humaines, mars 2005. A paraître dans le recueil Organisations, l’état des savoirs, Paris, Editions Sciences Humaines. Coser L., Les fonctions du conflit social, Paris, PUF, 1982, Dejours, C., Le Facteur humain, Paris, PUF, 1995. Ehrenberg, A., La fatigue d’être soi, dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998 Elias, N., La Société des individus, 1939, Paris, Fayard, 1991. Éraly, A., L’Usage de la psychologie dans le management : l’inflation de la réflexivité professionnelle. In Bouilloud, J.P. & B.P. Lécuyer (Eds.), L’invention de la gestion, L'Harmattan, Paris, 1994, pp. 119-134. Foucault, M., Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. Foucault, M., « Omnes et Singulatim". In : Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1981, pp. 134-161. Gaulejac de, V., « L'Organisation managériale". In : Organisation et management en question(s), Collectif Sciences Humaines Paris IX-Dauphine, Collection Logiques sociales, Paris, L'Harmattan, 1987. Gaulejac, V. de, Aubert, N., Le coût de l’excellence. Paris, Editions du Seuil, 1991 Mauss, M., Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne – celle de « moi », Sociologie et Anthropologie, 1938, PUF, 1950.

10 Karl MARX, Œuvres Philosophiques, Gallimard, Paris, 1982, p. 626, cité par Alain ERALY dans l’article «L’usage de la psychologie dans le management : l’inflation de la réflexivité professionnelle », in Jean-Philippe BOUILLOUD et Bernard-Pierre LECUYER (dir.), L’Invention de la gestion, op. cit, p. 154.

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Pages, M., Bonetti, M., Gaulejac De, V., Et Descendre, D., L’emprise de l’organisation, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, Réed. Desclée de Brouwer, 1998 Rogers, C., Le développement de la personne, Paris, Dunod, 1967 Salman, S. "Le coaching en entreprise, une nouvelle profession ?", mémoire de Maîtrise de Sociologie du travail, Université Paris X Nanterre, 2002

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L’INDIVIDU, LA MOBILITE ET L’EUROPE. VERS DE NOUVEAUX REGISTRES DE REPRESENTATION ? INTRODUCTION A LA SECONDE TABLE RONDE GUY GROUX, CEVIPOF-CNRS

Plusieurs caractéristiques communes marquent les contributions présentées ici. Elles s’appuient toutes sur des observations empiriques concernant la France ou plusieurs pays de l’Union européenne (U.E) : enquêtes de terrains, enquêtes d’opinions, analyses électorales, approches quantitatives ou documentaires. Comparées aux interventions de la première partie du Colloque, elles concernent en priorité des modes de représentations symboliques qui se situent hors du champ étroit de la production et ceci même lorsqu’elles renvoient parfois mais pas toujours à ce champ. Les mobilisations collectives, le marché, le registre des valeurs ou les processus de « gentrification » qui touchent certaines grandes villes européennes, forment ici autant de matrices ou de paradigmes qui façonnent avec plus ou moins de force les représentations concernées. Enfin, chacune à leur manière, elles posent une question centrale, celle du rapport des cadres à d’autres catégories sociales qu’il s’agisse des classes moyennes, des professions intermédiaires ou des salariés en général, et ceci dans des contextes économiques, locaux ou internationaux divers.

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de résumer en détail le contenu des communications concernées, ni d’en faire une présentation exhaustive. Il s’agit plutôt d’insister sur certains des traits et hypothèses évoquées et qui sont en mesure d’impliquer un renouvellement plus ou moins important des « questions de recherche » qu’implique le thème des représentations symboliques parmi le milieu des cadres.

D’emblée, un trait se dégage des arguments mobilisés par les divers auteurs concernés. Les interprétations holistes qui, des années soixante aux années quatre-vingt, avaient pu marquer certaines des analyses concernant les représentations symboliques des cadres, sont devenues caduques dans beaucoup de registres. Certes, certaines enquêtes importantes comme l’European Social Survey (ESS, 2003) montre que sur le terrain des valeurs existent de réelles convergences entre les cadres de divers pays de l’Union européenne et beaucoup de membres des professions intermédiaires. Pour autant, ces convergences qui s’inscrivent sur le registre des valeurs, n’impliquent pas l’émergence d’un acteur collectif plus présent et de modes d’engagements sociaux ou politiques plus manifestes comparés au passé. Et moins encore de représentations symboliques plus homogènes. En effet, au regard de certaines enquêtes de terrain présentées dans trois des quatre communications concernées, ce qui ressort clairement relève des conséquences dues aux processus d’individualisation sur les représentations et les modes d’engagement des cadres, aujourd’hui.

L’impact des processus d’individualisation sur le groupe des cadres est en effet manifeste mais dans le même temps ambigu, et en ce sens la notion d’individualisation mérite un débat. L’individualisation peut ainsi conduire classiquement à des modes de désengagement par rapport au champ traditionnel de l’action collective et de déni des représentations liées à celle-ci. Mais en parallèle, et le fait est moins paradoxal qu’il n’y paraît, elle conduit aussi et dans le même temps, à des formes de désengagement (des cadres) par rapport à l’entreprise. Comme l’explique Jean-Michel Denis dans son texte, on est bien désormais face à un processus de double affranchissement par rapport aux diverses formes institutionnelles présentes dans l’entreprise. D’un côté, les cadres de plus en plus tributaires de contextes d’individualisation, s’affranchissent du syndicat-institution ». Mais ils s’affranchissent aussi de « l’entreprise-institution », ce qui donne lieu à des modes de

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« sociation » (au sens wébérien du terme) assez inédits. En l’occurrence, entre le cadre et l’entreprise, les anciens sentiments d’appartenance du premier à la seconde laissent de plus en plus souvent la place à une relation marquée par une « culture de la contractualisation ».

L’individualisation des cadres, source de rupture non seulement par rapport aux mobilisations collectives traditionnelles mais aussi par rapport à l’entreprise ? Si l’on considère que le paradigme de l’entreprise rejoint celui du marché et que l’une comme l’autre entraînent des effets analogues sur les représentations symboliques des cadres, alors force est de reconnaître que pour certains auteurs comme Jens Thoemmes, cette hypothèse n’est pas forcément fondée.

Appuyant lui aussi sa démonstration sur la montée de l’individualisation dans les rapports sociaux d’entreprise, Jens Thoemmes constate l’influence importante du paradigme du marché sur les représentations symboliques des cadres. Se référant à une enquête sur des sites de haute technologie industrielle et auprès de cadres très qualifiés (notamment des ingénieurs), l’auteur lie la notion d’individualisation à celle de « bien-être personnel » qu’il définit selon une double relation : d’une part avec les structures de représentation et de négociation collectives de l’entreprise ; de l’autre, avec certains des attributs des marchés lié au produit (des sites concernés) ou à l’emploi et aux rétributions qu’il implique. Dans ce contexte, la négociation collective n’apparaît plus forcément comme étant à la source de modes de redistribution sociale et économique pouvant s’incarner dans la notion de bien-être personnel. Ce qui primait souvent hier dans des systèmes où la négociation collective restait très institutionnalisée, ne relève plus aujourd’hui, forcément, de l’évidence. C’est du moins ce que révèle l’analyse des entretiens d’enquêtes organisés dans les sites concernés. En l’occurrence, « la question des marchés des produits et des clients » apparaît de plus en plus comme un élément fondateur du discours des cadres. Le bien-être personnel (et donc les formes d’attentes individuelles qui en découlent) ne sont plus ici associés à la négociation collective. Désormais, c’est surtout le marché qui est perçu comme « la caractéristique la plus importante » qui les définit et les façonnent.

Effets conjoncturels dus au recul des modes d’engagement collectif que l’on constate souvent dans les sociétés industrielles ou postindustrielles développées ? En partie, certes mais en partie seulement. Par-delà les effets conjoncturels, c’est bien en des termes durables, s’inscrivant dans la longue durée que le marché est ici défini notamment sur le registre du temps, le registre temporel. Ce que Jens Thoemmes nomme le « temps des marchés » façonnerait ainsi, de plus en plus fréquemment, les représentations des cadres et donc leurs modes d’engagement (individuels) dans l’entreprise. Interprétation rejoignant les thèses de Kochan (et al.) à propos de la mise en cause des systèmes traditionnels de négociation collective face à la primauté de l’environnement de l’entreprise sur les rapports sociaux de l’entreprise1 ? À l’évidence et l’évidence est d’autant plus patente qu’au fond le lien entre l’individu et le marché que décrit Jens Thoemmes semble pouvoir incarner des tendances et des évolutions qui s’appliquent à d’autres types d’entreprise - et ceci malgré le caractère très spécifique des sites industriels abordés par l’auteur.

La mobilité joue aussi fréquemment sur les représentations sociales et symboliques des cadres2. Pour Jean-Michel Denis, elle devient un vecteur d’ajustement des cadres dans leur rapport à une entreprise à laquelle ils n’adhèrent plus comme par le passé. Reprenant Hirschmann, il évoque ici la primauté de l’exit sur la voice. La mobilité n’est pas seulement un trait constitutif des représentations et de l’existence du groupe des cadres. Elle n’est pas 1. Kochan T., Katz H., Mc Kerzie R., The Transformation of American Industrial Relations, New York, Basic Books, 1986. 2. Dans les passages qui suivent, la notion de mobilité des cadres se distingue de l’approche qu’en fait Loïc Cadin à propos de la carrière : cf. ici même, dans ces « Cahiers du GDR », « Les cadres français ont-ils bouleversé leur modèle de carrière ? », (première partie).

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non plus un simple palliatif à l’absence d’action et d’engagement collectif. En changeant d’entreprise, le cadre montre son faible attachement à celle qu’il quitte et renoue momentanément un lien de contractualisation avec un nouvel employeur mais en sachant que ce lien n’est jamais a priori appelé à devenir très durable. Face aux processus d’individualisation et au délitement du rapport des cadres à l’entreprise, la mobilité façonne en profondeur les pratiques professionnelles mais aussi les représentations de ces derniers.

La notion de mobilité n’implique pas exclusivement le contexte de l’entreprise. Elle imprègne d’autant plus les représentations des cadres qu’elle marque à sa manière les diverses pratiques d’organisation et d’implantation de certains cadres, notamment les cadres supérieurs qu’analysent le texte coordonné par Alberta Andreotti et Patrick Le Galès. Partant d’une enquête concernant à titre exploratoire plusieurs grandes métropoles urbaines européennes, l’étude des deux auteurs montrent que la mobilité constitue une ressource d’organisation et de représentation (sociale et symbolique) pour les cadres concernés surtout lorsqu’elle se situe à un niveau international ou européen. Elle ne va pas seulement de pair avec une individualisation renforcée. Elle constitue un instrument visant à affirmer le groupe non seulement du point de vue de ses pratiques sociales mais aussi dans ses choix résidentiels ou territoriaux. Elle est surtout une affirmation et peut constituer un outil de contestation face à des contextes nationaux plus ou moins étroits, face à « l’ordre social national existant ». L’ancrage ici ne renvoie plus forcément au cadre de « l’État-nation ». Dépassant les distinctions théoriques établies par Robert Merton entre les « cosmopolitans » et les « locals », les auteurs observent qu’il est à la fois international et européen -la mobilité de cities en cities- tout en s’inscrivant dans des territoires spécifiques et singuliers. En d’autres termes, l’intérêt des groupes de cadres les plus enclins à une mobilité poussée serait de « se désengager totalement ou partiellement des sociétés nationales et d’inscrire leurs trajectoires individuelle ou collective dans des réseaux professionnels mondialisés et des territoires particuliers, certaines villes, qui leur seraient favorables ». Dans ce contexte, la notion de mobilité n’influerait donc plus seulement sur les représentations liées aux espaces locaux d’implantation, aux espaces urbains et aux processus divers de « gentrification ». Elle concernerait aussi des stratégies impliquant -en creux ?- une certaine représentation concernant l’organisation des États politiques (et nationaux) traditionnels face à l’Union européenne, notamment.

L’Europe, un facteur éminent de formation de nouvelles assises et de nouvelles représentations pour les cadres en général ou seulement pour ceux qui constituent au sein du groupe une sorte d’élite professionnelle et/ou intellectuelle ? Poser ainsi la question, n’est-ce pas déjà y répondre ? Pour Luc Rouban, il est évident que les cadres (toutes catégories confondues) expriment un attachement à la constitution et à l’existence de l’Europe plus consistant que celui qui caractérise les autres catégories professionnelles et notamment celles qui sont le plus proches d’eux, comme les professions intermédiaires. Reste que cela ne suffit pas pour dire que l’Europe influe en profondeur sur les valeurs, les représentations et les opinions des cadres, du moins si l’on se réfère à l’enquête ESS, 2003. Pour l’auteur, en effet, l’internationalisation ou la construction de l’U.E. ne joue pas en l’occurrence un rôle majeur. La notion d’européanisation des cadres est incertaine, « même si ;les instruments de travail, c’est-à-dire les entreprises et les administrations partagent de plus en plus les mêmes normes managériales et les mêmes horizons stratégiques ». Leur comportement comme les systèmes de valeurs auxquels ils se référent sur le plan politique ou social, demeure encore largement déterminés par des modèles nationaux (auquel s’agrègent de façon plus ou moins importante le niveau de diplôme ou la religion).

À l’inverse, d’autres auteurs comme Alberta Andreotti et Patrick Le Galès tirent de leur enquête, des enseignements plus tranchés. Reprenant leur concept de mobilité en lien

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avec les sociétés urbaines, ils évoquent une autonomie de plus en plus affirmée de celles-ci face à l’État-nation. En d’autres termes, « les sociétés urbaines, quoiqu’enracinées dans des sociétés nationales sont désormais moins déterminées par l’État-nation, par les structures sociales nationales ». Liant le « local » et le « global », ils évoquent encore la dépréciation des États-nations : « Les réseaux transnationaux, les processus de mondialisation et d’européanisation, les demandes d’autonomie des villes et des régions remettent en cause le modèle de sociétés nationales (…) homogènes ». D’où l’insistance à considérer avec sérieux la formation d’une société mondiale et d’une société européenne qui par le biais de réseaux individuels et collectifs, d’une mobilité s’axant sur des choix résidentiels successifs et multiples, façonneraient avec force les représentations de certaines des fractions du groupe des cadres. Les processus de mondialisation et d’européanisation modifieraient ainsi en profondeur non seulement « les hiérarchies sociales nationales en termes de prestige, de rapport au politique, de revenus mais aussi de valeurs ».

En résumé, on le voit trois traits jouent selon certaines des hypothèses définies par la plupart des auteurs concernés, sur les représentations symboliques et les systèmes de valeurs des cadres : l’individualisation, la mobilité et les contextes internationaux qui s’établissent aux niveaux de la mondialisation ou de l’Union européenne. Si par rapport aux analyses concernant les cadres au travail, les interprétations théoriques restent aujourd’hui peu innovantes, ce n’est pas forcément le cas de celles qui abordent les représentations et les valeurs du groupe hors du champ de l’entreprise ou des registres habituels du salariat. Les aspects liés à la « gentrification » des grandes cités européennes, le temps des marchés et son lien au « bien-être personnel » impliquent une refonte en profondeur des systèmes de valeurs des cadres et des modes d’interprétation théorique qui les concernent du point de vue de l’analyse et des « questions de recherche ». Et il en est de même des nouvelles formes de subordination des cadres qu’évoque Jean-Michel Denis et qui ne s’inscrivent plus forcément dans le contexte de l’entreprise traditionnelle, de l’entreprise « fermée ». C’est en effet à juste titre que l’auteur insiste sur une tendance naissante mais de plus en plus manifeste : il s’agit de la redéfinition des rapports de subordination juridique de beaucoup de cadres et l’émergence de statuts flous aux confins du salariat « ordinaire ». Il s’agit de ce qu’Alain Supiot nomme les processus de « parasubordination »3 ou encore de l’essor de nouvelles pratiques de rétribution (actionnariat, intéressement,…). Ces nouveaux registres impliquant une profonde redéfinition des statuts de cadres sont-ils en mesure d’induire à terme de nouveaux systèmes de valeurs, de représentations voire d’engagement individuel ou collectif ? Là n’est pas l’une des moindres questions posées Jean-Michel Denis dans les dernières pages de son texte.

Ainsi, en-deçà des traits contextuels marquant les systèmes de valeurs et de représentations des cadres en général -l’individu, la mobilité et l’Europe-, d’autres registres interviennent et de façon parfois très importante. C’est le cas de la « gentrification » des villes européennes, du marché ou de la recomposition des relations de subordination spécifiant parfois les membres du groupe. Ils impliquent de nouveaux systèmes de valeurs mais à quelle échelle ? À l’échelle de certaines strates de cadres, les cadres supérieurs ? Ou de certains individus ou catégories minoritaires face au groupe ? En l’occurrence, ces catégories et strates ne représentent-elles qu’elles-mêmes et ce faisant un phénomène appelé à rester marginal ? Au contraire, ne constituent-elles pas des signes avant-coureurs de certains des systèmes de valeurs et de représentations des « cadres de demain » ? Ce sont de telles questions que posent les textes qui suivent. Souvent la recherche innove lorsqu’elle s’applique aux marges, aux tendances naissantes et qui restent un temps durant subsumées par les contextes traditionnels existants. Mais tout aussi souvent, la recherche en sciences sociales a pu donner lieu à des 3. Cf. bibliographie relative au texte de Jean-Michel Denis.

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« prophéties auto-réalisantes », notamment lorsqu’elle s’est consacrée aux cadres, un groupe incarnant plus que d’autres la notion de modernité propice à ce type de « prophétie ». Ce sont à de telles questions que renvoient les textes qui suivent.

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LES CADRES ET L’ACTION COLLECTIVE : UN RAPPORT AMBIVALENT

JEAN-MICHEL DENIS

CEE – CENTRE D’ETUDES DE L’EMPLOI

UNIVERSITE DE MARNE-LA-VALLEE

Parmi les nouvelles catégories concernées par le conflit et la mobilisation collective, il

est régulièrement question des cadres, pour la valeur symbolique de « la grande rupture » [Bouffartigue & al., 2001] qu’ils accomplissent en passant du camp des directions d’entreprise à celui des salariés, mais sans que l’on sache vraiment si cette transgression conduit à une véritable prise de conscience salariale de leur part, et à une adhésion à des pratiques et à des valeurs comme celle de la mobilisation collective. La thèse d’un rapprochement entre les cadres et l’action collective n’est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que le constat du déclin de la grève ouvrière ; elle lui est même corrélée, bien qu’il ait d’abord été plutôt question de l’engagement des ingénieurs et des techniciens avant celui des cadres. Depuis plus d’une trentaine d’années, elle a donné lieu à deux interrogations théoriques. La première a été de savoir si un tel engagement allait s’effectuer dans le cadre de l’entreprise et allait prendre une forme « industrielle » [Denis, 2005]. La seconde, s’il allait plutôt s’inscrire dans le cadre des actions « postmatérialistes » et du libéralisme culturel. Cette thèse a connu un regain d’actualité dans les années 90, le postulat d’une conversion de cette catégorie de salariés à des pratiques qui lui étaient jusqu’à lors étrangères prenant appui sur des facteurs aussi divers que la progression du chômage dans ce groupe social, la redéfinition de sa place et de son rôle à l’intérieur de l’entreprise, le déplacement du vote professionnel des cadres vers des syndicats intercatégoriels, le résultat de sondages d’opinion attestant d’un sentiment de rapprochement de ces derniers avec les autres salariés, etc.

Mais l’ensemble de ces éléments est teinté d’ambivalence au point que l’on vient à

douter de la réalité du changement de mentalités et d’attitudes des cadres à l’égard de l’action collective. Pour plusieurs raisons. D’une part, parce qu’une fournée encore plus récente d’analyses consacrées à la relation des cadres avec leur travail, leur entreprise, les autres catégories de salariés, etc., vient en partie contredire ou du moins relativiser les données précédentes. D’autre part, parce qu’il existe peu de données empiriques et peu d’enquêtes sociologiques sur le rapport réel entre cette population particulière et l’action collective. Dans ce contexte, notre objectif n’est pas de revenir sur la dimension historique de ce rapport problématique déjà analysé par d’autres (Groux, 1983). Il est de nature beaucoup plus modeste à la fois parce que nous allons nous intéresser à ses évolutions les plus récentes mais également parce que notre visée est surtout d’offrir des pistes de réflexion.

1. Quelques raisons à douter d’un engagement croissant des cadres

1.1 Les années quatre-vingt-dix : les signes d’un basculement en faveur de l’action collective

A partir de quels facteurs a-t-on postulé, à la fin des années 90, un changement dans le comportement politique et syndical des cadres ? A partir de plusieurs groupes d’éléments hétérogènes et contradictoires.

L’un des premiers éléments retenus a été la modification du vote électoral des cadres

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lors des élections prud’homales de 1997. Lors de ce scrutin, la CGC a enregistré une diminution spectaculaire du vote des cadres en sa faveur n’obtenant que 21,9% des voix dans le collège encadrement contre 41,4% en 1982. Dans le même temps, la CFDT est passée dans le même collège de 17,5% à 31,5%. Deux enseignements ont été tirés de ces résultats. Tout d’abord, la progressive mais irrémédiable décrue de la CGC, tant sur le plan de son audience que de ses effectifs (de 282.650 en 1984 à 186.397 en 1999). Ensuite, à partir du renversement des votes au profit de la CFDT, la volonté des cadres de sortir de la logique catégorielle qui les anime depuis la constitution sociale de leur groupe et de leur rapprochement avec les autres salariés. Autrement dit, les cadres se sentiraient progressivement des salariés comme les autres en même temps qu’ils prendraient de la distance vis-à-vis des directions d’entreprise, ce double mouvement mettant en évidence « les transformations d’un salariat de confiance » [Bouffartigue, 2001]. Deux autres facteurs auraient facilité ce rapprochement : le développement du chômage des cadres à partir de la fin des années quatre-vingt qui aurait brisé leur sentiment d’invulnérabilité et remis en cause leur place privilégiée dans les entreprises et la société ; les lois Auroux qui leur auraient donné la capacité de s’exprimer, les libérant d’une parole jusque là interdite du fait de leur proximité avec les centres de pouvoir et leur permettant l’échange avec les autres catégories de personnel. Le sondage CSA organisé en 2001 pour la CFDT-Cadres illustre cette mutation. Il montre que 63% des cadres interrogés se sentent proches des autres salariés contre 31% qui se déclarent plus proches de la direction de leur entreprise.

Ensuite, ce rapprochement ne s’effectuerait pas uniquement en direction des autres

salariés mais également vis-à-vis des syndicats et de la mobilisation collective. Le nombre de cadres syndiqués aurait ainsi singulièrement augmenté tout au long des années 70, passant de 4,1% en 1969 à une fourchette allant de 12,5 à 15,5% en 1981 [Groux, 1983]. Cette augmentation a été récemment confirmée par la DARES, officialisant en 2004 ce qui pourrait prendre la forme d’un retournement historique : « les cadres et professions intellectuelles supérieures adhèrent en effet trois fois plus souvent à un groupement syndical ou professionnel que les ouvriers ; plus de 500.000 d’entre eux se déclarent membres de telles organisations, contre moins de 400.000 ouvriers ». [Amosse, 2004] Au-delà du strict taux de syndicalisation, une étude menée par le CEVIPOF indique que de 1978 à 1997, la confiance accordée aux syndicats est passée chez les cadres du privé de 34% à 62% et chez les cadres du public de 46% à 67%. La même enquête montre qu’il s’agit d’un groupe social gagné par la combativité puisque le pourcentage de cadres qui considèrent que la grève est un moyen d’action efficace pour faire triompher une revendication est passé entre 1978 et 1997 pour les cadres du privé de 25% à 42% et pour les cadres du public de 32% à 64%. [Rouban, 2001].

Enfin, des éléments plus généraux concernant plus particulièrement la modification de l’action collective seront également mobilisés. Parmi eux, la transformation ou le déplacement des motifs des mobilisations sociales davantage centrés sur des valeurs dites "post-matérialistes". Ce déplacement serait lui-même lié à la modification de la composition sociologique des luttes sociales, celles-ci s’ouvrant davantage aux membres issus de la classe moyenne disposant d’un haut niveau culturel. Le niveau de formation plus élevé des cadres que celui de l’ensemble de la population, leur implantation essentiellement urbaine et la tertiarisation de leurs emplois qui tend à se généraliser ont ainsi logiquement conduit à penser leur plus grande implication et participation aux actions collectives contemporaines.

1.2. Des signes ambivalents voire contradictoires Les résultats les plus récents en matière d’élections professionnelles ne confirment pas

la tendance observée à la fin des années 90, notamment l’érosion de la CGC. Lors des

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élections prud’homales de 2002, celle-ci, dans un contexte de hausse du nombre d’abstentions, progresse de 5,9% à 7,1% (22,81% dans le collège encadrement). Aux élections pour les CE de 2003, alors que les trois premières confédérations perdent du terrain, la CGC gagne 0,5 point. Surtout, elle maintient sa première place dans le troisième collège (« Ingénieurs et cadres ») en progressant de 2,6 points (28,4% en 2003 contre 25,8% en 2001), devant la CFDT qui progresse néanmoins (20,4 en 2003 contre 19,5% en 2001) [Jacod, 2005].

En matière de syndicalisation, l’embellie signalée par la DARES qui avait estimé le taux de syndicalisation chez les cadres à 14,5%, dont 7,5% pour les seuls cadres du privé, s’est réduite singulièrement une fois constatée que les chiffres fournis ne distinguaient pas les adhérents syndicaux de ceux des associations professionnelles. Selon les estimations d’Eurocadres, le nombre de cadres syndiqués serait donc plus proche de 350 000 que de celui de 500 000.

Surtout, les différents signes qui alimentaient à la fin des années 90 l’idée d’une crise vécue par le groupe des cadres, à l’origine d’une césure entre ces derniers et l’entreprise, semblent, quelques années plus tard, moins patents. Au-delà du fait que leur situation en matière d’emploi est significativement plus favorable que le reste des actifs (situé autour de 4,8%, le taux de chômage des cadres se situe donc à peu près à la moitié de celui des autres actifs), leur désengagement n’est pas apparent. Une majorité de ceux-ci continuent de se considérer comme fortement motivé par rapport à leur travail, comme le montre une analyse de l’APEC à partir d’un panel de 3000 cadres interrogés : 53% d’entre eux ont répondu avoir une motivation forte, 35% une motivation moyenne et 12% une motivation faible. Cette motivation apparaît également dans le lien établi entre les cadres et leur entreprise. En 2005, 31% d’entre eux déclarent entretenir un lien fort avec elle, 55% une relation pragmatique et 14% être en situation de rupture [APEC, 2005]. Enfin, concernant leur rapprochement avec les autres salariés, qui était présenté comme l’un des révélateurs les plus manifestes du changement de leur identité socio-politique, il semble moins évident comme le montrent A. Karvar et L. Rouban suite à une enquête du CEVIPOF de 2002. D’une part, « les cadres n’ont pas rejoint les professions intermédiaires sur le terrain politique et ne se sont donc pas associés à des catégories socialement inférieures » ; d’autre part, « si l’on s’en tient ici au secteur privé, il apparaît clairement que l’univers politique des cadres n’a pas été bouleversé durant les vingt-cinq dernières années » [2004, p. 20]. Ceci nous conduit à penser que le constat récurrent depuis plusieurs années du « malaise » vécu par les cadres, lié à la mutation des entreprises, au changement de leur forme et rapports de pouvoir internes, à la re-définition de la place et du rôle des premiers à l’intérieur des secondes, etc., ne doit pas automatiquement conduire à postuler l’accroissement de leur engagement tant dans les organisations que dans les actions collectives.

1.3. Des salariés comme les autres ? L’un des éléments retenus pour expliquer la plus grande appétence des cadres à

l’égard des syndicats est qu’ils seraient devenus des salariés comme les autres. Le déplacement de leur position d’intermédiaire entre les directions d’entreprise et les salariés les conduiraient à se détacher des premiers et à se rapprocher des seconds, et par tant des syndicats. La banalisation de leur condition, la prise de distance tant pratique que symbolique vis-à-vis de leur propre hiérarchie les amèneraient à développer une relation ordinaire avec leur entreprise, aboutissant à la remise en question des frontières entre cadres et non cadres et au développement d’un processus fusionnel avec les autres catégories de salariés. Cette banalisation de leur relation d’emploi serait donc à considérer à la fois en termes de dégradation mais aussi de libération, leur permettant d’effectuer des rapprochements

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impensables jusqu’à présent, notamment en direction des syndicats.

Nous avons vu plus haut le caractère controversé de ces constatations, qu’il faudrait certainement encore appuyer davantage en rappelant l’extrême hétérogénéité de la catégorie, sur le plan des fonctions exercées, des diplômes obtenus, du niveau hiérarchique occupé, de la rémunération, du secteur d’activité, etc., cette diversité générant des opinions et des engagements différents de la part de ses membres. Mais là n’est pas vraiment notre propos. Il vise plutôt à mettre en doute l’inférence selon laquelle l’hypothétique rapprochement des cadres avec les autres salariés devrait les conduire à se rapprocher dans le même mouvement des syndicats. Car, compte tenu de l’état de la syndicalisation en France, si les cadres deviennent des salariés comme les autres, il semble nettement plus logique de penser qu’ils seront conduits de partager avec eux la même attitude à l’égard de la syndicalisation, largement teintée de désaffection et de distanciation. L’étude menée par le CEVIPOF témoignant d’un regain de confiance des cadres vis-à-vis des syndicats ne change pas grand chose à l’affaire. Il y a près de vingt ans, Pierre Rosanvallon montrait déjà que les salariés pouvaient majoritairement reconnaître l’utilité des syndicats sans pour autant franchir le pas de l’adhésion [1988]. D’autant que si la prise de distance des cadres vis-à-vis de leur entreprise était avérée et si celle-ci était liée au déclin d’un type de relation fondé sur l’appartenance désormais vécue comme une dépendance, leur réaction serait identique à l’égard des syndicats. La littérature sur la crise du syndicalisme, et plus largement sur l’évolution des formes d’engagement, montre en effet que la fracture entre les salariés et leurs organisations représentatives provient de la faillite de ce type de lien durable perçu comme un assujettissement, au profit de liens plus déliés. Si l’on assiste bien aujourd’hui à un processus d’affranchissement, celui-ci concerne toutes les formes institutionnelles, l’entreprise-institution comme le syndicat-institution.

Relier l’engagement collectif des cadres à la banalisation de leur relation d’emploi est source d’ambiguïtés et de contradictions. Pour que cette relation soit effective, il ne suffit pas que les cadres deviennent des salariés comme les autres, il est également nécessaire qu’ils s’intègrent dans des collectifs de travail communs, ceux-ci étant propices pour ne pas dire nécessaires à l’action collective. Autrement dit, il ne leur suffit pas de sortir du particularisme lié à leur ancienne position, il faut également qu’ils se reconnaissent dans des valeurs partagées avec d’autres. Est-ce ce que l’on constate actuellement dans les univers de travail ? On assiste plutôt à une désagrégation forte des collectifs de travail liés à des facteurs aussi divers que la multiplication des statuts d’emploi, la dissolution des entreprises dans des réseaux externalisés et internationaux, la transformation du modèle entrepreneurial de l’entreprise vers un modèle financier, l’adoption de dispositifs organisationnels et de procédures de gestion des personnels individualisés et individualisants, etc1. Dans ce contexte, la banalisation des relations d’emploi des cadres signifie plus certainement qu’ils sont soumis, comme les autres salariés, à cette logique d’individualisation qui constitue l’une des évolutions déterminantes des entreprises modernes ; ils en sont d’ailleurs en partie les maîtres d’œuvres à la fois pour eux-mêmes (dans leur grande majorité, ils sont ou restent favorables à la gestion individualisée de leur propre carrière et rémunération, même s’ils sont également une majorité à penser qu’elles devraient être encadrées par des règles collectives), et pour les autres salariés lorsqu’ils en appliquent les dispositifs. Et qu’ils sont également sous la contrainte de l’entreprise néo-libérale dans laquelle « ils se perçoivent comme une ressource au service du profit [et où] la stabilité de leur emploi n’est plus liée à leurs

1 On assiste également au développement de la négociation collective et surtout à sa décentralisation qui ne facilitent certainement pas l’intégration des cadres dans les collectifs de travail du fait qu’ils sont amenés à jouer un rôle croissant dans cette dynamique… mais du côté des directions.

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compétences et expérience, mais peut être menacée par une fusion ou un rachat» [APEC, 2005].

Au total, les cadres sont dans une situation singulière puisque les résultats des études récentes montrent non seulement qu’ils n’ont pas véritablement rejoint les autres catégories de personnel mais qu’ils ne constituent plus non plus véritablement un groupe tant leurs aspirations sont éclatées et leurs parcours individualisés. L’étude menée par Euro-RSCG auprès d’une centaine de « jeunes cadres » ne dit pas le contraire lorsqu’elle aboutit au constat qu’il s’agit d’hommes et de femmes qui se ressemblent sans avoir d’éléments constitutifs communs ; ils forment une somme de parcours individuels sans constituer une « génération » au sens intégré du terme, ce qui les différencie fortement de leurs aînés [Bacqué, 2005].

Se rapprocher des autres salariés et de leurs organisations représentatives sous-entendrait également que les cadres partagent les valeurs interprofessionnelles et donc universalistes portées par les syndicats. Cela, dans un contexte où l’interprofessionnel ne s’est jamais aussi mal porté, comme en témoigne par exemple, sur le plan des luttes sociales, l’effondrement des conflits généralisés au profit des conflits localisés, catégoriels et majoritairement défensifs. Autant d’éléments qui ne favorisent pas la création d’une solidarité des salariés à large échelle. Car, on sait que la solidarité n’est ni spontanée ni naturelle et que l’unification du salariat a historiquement toujours été une tâche ardue (les cadres le savent d’autant mieux que leur acceptation dans les centrales ouvrières a généré énormément de résistances), y compris d’ailleurs à l’intérieur d’une même entreprise (la réorganisation actuelle des firmes en business unit complique encore plus singulièrement la donne ; leurs caractéristiques est en effet d’être des entreprises dans l’entreprise et d’être jugées sur leurs résultats, d’où une situation de concurrence entre elles et donc entre leurs membres dirigeants et leurs salariés). Le passage aux trente-cinq heures fournit un exemple de ce rapport ambigu des cadres avec l’action collective et surtout avec sa dimension universaliste. Cette réforme et son application sont souvent mises en avant pour attester de la possibilité montrée par les cadres d’adopter une attitude combative. Sauf que leur mobilisation a été essentiellement catégorielle, les cadres ne rejoignant pas forcément les autres salariés dans la remise en cause de ses conséquences en matière de réorganisation et d’intensification du temps de travail pour la collectivité productive toute entière. Une des raisons est sans doute que le temps de travail, et le surinvestissement dans le travail, restent un critère distinctif du groupe cadres, revendiqué comme tel [Delteil, Génin, 2004]. Tous ces éléments conduisent forcément à se demander si l’éventuel rapprochement des cadres avec les syndicats s’effectuent sous le sceau des valeurs collectives qu’elles portent ou bien davantage en fonction de motivations utilitaires, délégataires voire consuméristes.

La venue des cadres dans les organisations syndicales peut-elle être le fait de la partie d’entre-eux en situation difficile voire conflictuelle avec leur entreprise, ceux dont la position, le pouvoir, la stabilité internes se seraient dégradés ? Là encore, cela semble peu probable. Ainsi, selon l’APEC, 14 % des cadres qui entretenaient un lien de distance ou de rupture avec leur entreprise en 2002 considèrent avoir un lien fort en 2005, cela grâce à des changements professionnels au cours de cette période. Autrement dit, pour une majeure partie des cadres, la mobilité paraît un moyen plus sûr ou tout du moins plus efficace pour dénouer ou améliorer leur situation. L’exit plutôt que la voice pour reprendre les catégories d’Hirshman [1995]. Pour au moins deux raisons. D’une part, parce que la mobilité est une valeur du groupe : « chacun croit en ses chances et l’existence même du groupe cadre repose sur l’idée de mobilité » [Cousin, 2004, p. 21]. Or, dans les représentations (et en grande partie dans les faits), le recours syndical, qu’il repose sur une adhésion ou non, apparaît comme une entrave à

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cette perspective de mobilité. Il s’agit d’un « obstacle structurel intériorisé » remarque Sophie Béroud à propos d’une autre population, celle des jeunes salariés [2004].

Cette première disposition est étayée par la dimension pragmatique de la relation entre les cadres et leur entreprise qui serait aujourd’hui fortement dominante (de 51% en 2002 à 55% en 2005). Par pragmatisme, il faut certainement entendre deux choses. Une « sociation » (au sens wéberien du terme) accrue de cette relation fondée sur la décrue effective du sentiment d’appartenance et la percée inverse de la culture de la contractualisation. Une dimension d’opportunité réciproque, qui peut être « sans état d’âme » pour les plus jeunes d’entre eux. L’état du marché étant moins favorable pour les cadres plus âgés, on peut également y voir un motif pour les décourager à entreprendre une démarche d’adhésion syndicale, celle-ci apparaissant du coup d’autant plus risquée (même si ces derniers s’avèrent plus syndiqués que leurs cadets : 60% d’entre eux sont dans la tranche d’âge des 40-55 ans).

2. Quelle action collective pour les cadres ?

2.1. Une action qui ne prend pas forcément la forme du « conflit industriel »

Tous les groupes sociaux, quels qu’ils soient, peuvent formuler à un moment ou à un autre de leur histoire un mécontentement, une protestation. Depuis Charles Tilly, on sait qu’ils ne l’expriment pas de la même façon, et que le(s) mode(s) d’action qu’ils choisissent dépend(ent) énormément de leurs particularités sociales, professionnelles, culturelles, historiques, etc.[1986]. Ceci posé, il est certainement vain d’attendre des cadres qu’ils rejoignent des modes d’action de type industriel, c'est-à-dire reposant à la fois sur l’adhésion syndicale et la mobilisation dans des actions collectives (du type grèves et manifestations). Essentiellement parce que dans le répertoire d’action qui s’offre à eux, l’action collective « classique » n’est pas la plus pertinente. Et elle ne l’est pas pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce qu’ils semblent considérer, selon un calcul coût/avantage, qu’en cas de désaccord ou d’insatisfaction, elle est moins efficace que le recours individuel (dans un tel cas, suite à un entretien professionnel ou d’évaluation, 49,1% ferait le choix de l’entretien avec un échelon hiérarchique supérieur, 20,9% d’une discussion avec des collègues, 11,6% avec un responsable RH, 9,9% avec un représentant ou délégué syndical, 2,6% d’un recours devant une commission paritaire) [TEQ-Cadres, 2002]. Ensuite, parce le choix d’un tel mode d’action n’entre pas dans leur habitus culturel, comme on l’a vu précédemment avec leur disposition à la mobilité, et comme on peut le voir également avec la prédilection accordée à la négociation comme pratique de résolution des conflits, celle-ci cadrant davantage avec leur position de responsabilité dans l’entreprise et leur posture de « forces de propositions ». Enfin, parce que l’on ne peut pas analyser le rapport entre les cadres et l’action collective sans prendre en compte l’état plus global de cette dernière, marquée, entre autres, par la difficulté de plus en plus croissante des syndicats de construire des rapports de force à l’intérieur des entreprises faute d’une implantation et d’une capacité de mobilisation suffisantes. Cet état des forces insuffisant est directement visible dans le champ des PME-PMI/TPE qualifié régulièrement de désert syndical, et il tend à le devenir dans les secteurs où la présence syndicale est plus forte, mais où les issues des mobilisations collectives s’avèrent de plus en plus incertaines, notamment en raison de la recrudescence des conflits liés à l’emploi.

Ceci ne signifie absolument pas que les cadres soient totalement absents des luttes collectives. Les exemples de leur participation sont réguliers : Myris en 1995, Elf-Aquitaine en 1999, Hewlett-Packard en 2005, pour ne citer que les plus récents et les plus connus. Mais à chaque fois, il s’agit d’un engagement de dernier recours, lié à une situation de perte

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d’emploi. D’où l’impression de relation utilitariste et individualiste à l’action collective, que l’on retrouve à l’égard des organisations syndicales, comme en témoigne également les chiffres donnés par la DARES qui constate un engagement dans ces dernières plus actif pour les employés et les ouvriers [Amossé, 2004]. Cette participation mesurée relativise, à notre avis, le commentaire effectué par la CFDT-Cadres suite à l’enquête qu’elle a mené en 2002 auprès des cadres. Elle y constate que « les cadres peuvent estimer que l’organisation syndicale peut être un lieu d’échanges et de propositions sur les choix sociaux, les choix d’organisation comme sur les choix économiques et financiers ». Certes, le syndicat est effectivement le lieu de l’interrogation comme de la critique des politiques mises en place par l’entreprise ; il porte publiquement les doutes et les réserves que le cadre ressent intérieurement ou émet dans un collectif restreint composé de pairs (rarement de subalternes). Pour autant, cette reconnaissance accordée au syndicat ne conduit pas à l’accréditation plus large de l’action syndicale ni à une adhésion ou à un engagement en son sein. Cela nous conduit à partager les conclusions d’Olivier Cousin qui voit dans l’attitude des cadres à l’égard des syndicats une méfiance qui se concrétise plus par des positions a-syndicales qu’anti-syndicales [2004, p. 95]. SUD-Renault : un contre-exemple radical ?

Le syndicat SUD-Renault a été créé en décembre 1999 à Guyancourt, au centre de recherche et d’ingénierie de Renault localisé également à Aubevoye dans l’Eure, par une soixantaine de militants provenant de la CFDT (il revendique 125 adhérents en 2000). Leur rupture avec la confédération est liée aux négociations sur les trente-cinq heures et fait suite à la signature de l’accord par le délégué syndical central contre l’avis d’une large part des sections syndicales d’établissements. Contestée par la direction, la représentativité de SUD-Renault sera reconnue par les tribunaux le 28 mars 2000. La naissance de ce nouveau syndicat SUD a doublement attiré l’attention. D’une part, en raison de son émergence dans une entreprise du secteur privé alors que les syndicats SUD avaient surtout essaimé jusqu’à lors dans le secteur public. D’autre part, en raison du profil de l’établissement où SUD s’est constitué, un technocentre, composé de 7240 salariés, essentiellement des employés, techniciens et cadres. A Guyancourt comme à Aubevoye (583 salariés), l’implantation de SUD sera confirmée aux élections de 2001. Dans le 1er site, il recueillera 16% des voix dans le deuxième collège, derrière la CGC 32%, la CGT 29% mais devant la CFDT 15%. Dans le second, 61% des voix devant la CGC 39%, la CGT et la CFDT ne présentant pas de candidats. Doit-on interpréter cette implantation réussie et cette audience électorale de SUD-Renault comme un basculement des cadres de cet établissement dans le « syndicalisme radical » ? Ce double résultat renvoie plutôt à notre avis à deux phénomènes. Le premier concerne la CFDT (et son évolution interne) qui a vu depuis la fin des années 80 un certain nombre d’équipes syndicales quitter la confédération pour des raisons de pratique syndicale mais surtout d’orientation politique. La création de SUD-Renault s’inscrit dans ce cadre. En, effet, comme pour les autres syndicats SUD, ses fondateurs ne sont pas « brusquement » tombés dans le syndicalisme ; il s’agit globalement des militants de longue date. La lecture du préambule des statuts de la nouvelle organisation convint également de son inscription dans « l’esprit des SUD », comme en témoigne l’appel à un syndicalisme « de transformation sociale dans la perspective du socialisme autogestionnaire » et à un syndicalisme de mobilisation et d’action, en préalable à la négociation. En outre, le fait que l’organisation se soit constituée, suite à des dissensions internes à la CFDT dans le cadre des négociations autour des 35 heures n’est pas non plus totalement original. SUD-Michelin a vu le jour en janvier 2001 dans des circonstances à peu près analogues. Enfin, le succès électoral de SUD-Renault ne peut pas être totalement séparé du contexte de dégradation des conditions de travail (montée des charges, raccourcissement des délais, recours accru à la sous-traitance,

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etc.) et du climat social internes à ces deux établissements, la jeune organisation syndicale « profitant » du ras-le bol ambiant et de la perte de repères ressentis par un nombre important de salariés, y compris dans les rangs de l’encadrement.

2.2. D’autres formes d’action ? Si l’on ne doit pas forcément attendre des cadres qu’ils calent leurs actions sur le

modèle de celles qui ont émaillé l’ère industrielle, quelles sont celles qu’ils peuvent éventuellement développer ? Quelques pistes peuvent être évoquées.

En premier lieu, sans qu’il s’agisse d’une action collective à proprement parler et pour

mentionner une forme relativement classique, on peut rappeler que les cadres peuvent utiliser leur vote lors des élections professionnelles pour formuler un mécontentement. Le vote « protestataire » n’est pas propre aux élections politiques et existe également en entreprise. En reportant leurs voix sur les syndicats qualifiés d’oppositionnels ou de contestataires (CGT et SUD), comme cela pu être le cas dans un certain nombre d’entreprises publiques ces dernières années, de la SNCF2 à EDF, les cadres expriment ainsi régulièrement leur doute ou leur méfiance à l’égard des politiques menées par leur entreprise, sans avoir à l’exposer trop ouvertement ni rompre la relation de « loyauté » qui les lient à leur propre hiérarchie.

Ensuite, leur répertoire d’action, même s’il se distingue en partie de celui des autres

salariés, prend tout de même en compte les éléments du contexte social, institutionnel, politique et législatif dont il fait partie intégrante. Sur le plan des luttes sociales, celui-ci est notamment marqué par un déplacement du conflit, de l’entreprise vers d’autres scènes sociales, mais aussi du collectif vers l’individuel. Cette individualisation du conflit prend elle-même deux formes : celle de l’intériorisation, marquée par les phénomènes de désengagement et de retrait par rapport au travail, liés à la montée de l’action contrainte et des situations de surexposition des personnes ; celle de la juridiciarisation des conflits, qui va de pair avec la juridiciarisation plus globale des relations sociales. Cette juridiciarisation des conflits s’illustre en partie par la croissance des litiges prud’homaux en croissance continue depuis plus d’une quinzaine d’années [Lepley, 2005]. Cette augmentation serait encore plus importante pour les cadres, « le nombre d’affaires traitées par les sections d’encadrement des conseils des prud’hommes [étant] passé de 14094 en 1982 à 25095 en 1994, soit une croissance supérieure à 52%, dix points au-delà de l’accroissement de la population concernée pendant la même période » [Livian, 2001, p. 52]. Ces contentieux ont essentiellement pour objet la rupture du contrat de travail et les licenciements (74%), et sont à corréler au développement de la pratique des départs négociés (le recours prud’homal venant exprimer l’échec de la négociation). Mais trois autre points doivent être soulignés : « les conditions courantes de la relation d’emploi, alors que le cadre continue à travailler dans l’entreprise, représentent quand même plus du quart de l’ensemble des recours » ; les licenciements pour faute grave arrivent en deuxième place (19%) dans la répartition par nature des litiges ; les contentieux concernent des secteurs d’activité de plus en plus variés [Livian, 2001, p. 53]. S’il informe de l’évolution de la relation des cadres avec leur employeur, l’accroissement du recours prud’homal chez ces derniers attestent également de la préoccupation qu’ils accordent au droit et à son respect. Cette importance prise par la question des droits, au-delà de la seule catégorie des cadres, est d’ailleurs une des tendances de la conflictualité contemporaine. Chez ces derniers néanmoins, et particulièrement chez les plus jeunes, elle pourrait constituer l’un des moteurs de l’engagement [Guillaume, 2004].

2 Lors des élections pour les DP et CE de la SNCF en mars 2004, la CGT a obtenu 47,14% des suffrages, soit 5 points de plus par rapport à 2002 et a progressé de 6,46% chez les cadres et de 7,42% chez les techniciens et agents de maîtrise.

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« Les transformations dans les entreprises engendrent une grande variété de types

d’entreprises qui définissent autant de nouveaux espaces de relations de travail » (Supiot & al., 1999, p. 161). Cette modification de la nature et de la forme de l’entreprise entraîne une modification parallèle du salariat dont les frontières deviennent de plus en plus difficiles à saisir, notamment en raison de l’élargissement et de la complexification du critère de la subordination juridique. Cette évolution n’a pas épargné les cadres, comme l’a constaté la CFDT il y a quelques années, qui a noté un accroissement du nombre des indépendants et des professionnels se situant dans les « frontières floues » du salariat [CFDT, 2001]. Cette double évolution n’est bien évidemment pas sans impacter la représentation collective de ces salariés, qui est rendue extrêmement difficile en raison de leurs statuts particuliers et leur situation d’isolement. Doit-on en conclure qu’en sortant des rets du salariat « traditionnel », ils se privent du même coup de ses formes d’action ? Alain Supiot répond par la négative à cette question qui constate la montée en puissance de l’action collective des travailleurs indépendants, ce qui le conduit à plaider la reconnaissance du « droit d’action collective à tous les travailleurs indépendants en situation de "parasubordination " » [2001, p. 696].

Selon une logique à peu près semblable, on s’est également interrogé sur les

conséquences sur l’action collective de la progression de l’intéressement et de l’actionnariat salarié dans les entreprises, celle-ci risquant de produire chez ces derniers une sorte de conflit d’intérêt préjudiciable à la mobilisation. Or, les conflits d’Elf-Aquitaine et de Hewlett-Packard ont appris deux choses à ce sujet. D’une part, que les salariés-actionnaires n’étaient pas à l’abri des licenciements. Mais d’autre part, qu’ils pouvaient également se mobiliser comme en a témoigné la fronde menée par plusieurs centaines de salariés actionnaires d’Elf-Aquitaine contre la politique menée par Philippe Jaffré. Ce type d’intervention est rendue possible par deux évolutions majeures. La première est subie et est liée à la financiarisation croissante des entreprises qui place les cadres dans une situation nettement plus incertaine que par le passé, ces derniers témoignant assez largement de leur perte de maîtrise sur les politiques et les décisions engageant leur entreprise. La seconde est nettement plus dynamique et est reliée au déplacement de leur loyauté à l’égard des directions d’entreprises vers le travail lui-même. Ce déplacement est important dans sa forme comme dans son contenu, parce qu’il rend possible la mise à distance et l’élaboration d’une parole critique reposant sur une dimension d’expertise qui privilégie la logique productive sur la logique spéculative.

Grands utilisateurs des NTIC, les cadres peuvent-ils se servir de ces outils lors

d’actions revendicatives ? Là encore, le conflit d’Elf-Aquitaine de 1999 permet de répondre par l’affirmative à cette question. Les grévistes paralyseront les systèmes de communication du groupe pendant près d’un mois et demi. De fait, il faut désormais compter sur l’extraordinaire capacité du réseau en matière de conflits collectifs de travail constate Jean-Emmanuel Ray qui détaille les possibilités offertes par les NTIC sur ce plan [2003]. Concernant les cadres, il semble qu’elles renforcent surtout les conflits individuels sous la forme des phénomènes de retrait, les outils de communication permettant certes la mise à disposition mais également la mise à distance. Cependant, il convient d’être prudent dans l’interprétation de ce retrait. Il permet tout autant « d’échapper à la surcharge de travail et à l’envahissement du professionnel sur la vie privée, que de s’extraire de la pression du court terme pour réaliser l’exigence de réflexion propre à toute position stratégique [Delteil, Génin, 2004]3.

3 A ce sujet, voir également la position ambivalente des cadres à l’égard du « droit à la déconnexion ».

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Enfin, des travaux récents mettent l’accent sur l’engagement des cadres sur le terrain des valeurs éthiques, civiles et sociétales. Selon Guy Groux, « les référentiels éthiques ou déontologiques risquent de façonner de plus en plus les modes divers de l’engagement des cadres dans la cité » [2001]. La question est de savoir si cet engagement peut avoir pour cadre l’entreprise et concerner des décisions ou des consignes prises à l’intérieur de cette dernière. Certains le pensent qui notent de la part des cadres un recours accru au droit d’opposition. On peut être moins optimiste en remarquant que ce droit relève davantage de la revendication que de la pratique réelle, et que les cadres estiment peser faiblement sur les choix économiques, financiers, sociaux, écologiques de leur entreprise. Dés lors, la question de l’engagement citoyen des cadres peut se poser d’une autre façon. Les études sur les nouvelles formes de militance insistent depuis quelques années sur le phénomène du multi-engagement, les acteurs pouvant combiner plusieurs registres d’affiliation et d’action. Dans ce contexte, les cadres ne peuvent-ils pas s’investir dans des formes d’engagement pluriels et en partie antinomiques, dans le travail à l’intérieur de l’entreprise, en faveur d’actions citoyennes à l’extérieur. Il ne s’agit pas de dessiner ici la figure d’un cadre schizophrène qui laisserait ses valeurs au vestiaire une fois entré dans son univers de travail. Il s’agit plutôt d’utiliser les apports des travaux sociologiques contemporains qui remarquent la fragmentation de la société actuelle en sphères diversifiées et en partie autonomes, l’acteur, au « moi dissocié », devant se partager entre toutes ces sphères et surtout « bricoler » afin de donner du sens à ses « pratiques au sein même de cette hétérogénéité » [Dubet, 1994]. Cette situation d’intermédiation qui donne lieu à un exercice permanent de conciliation ne forme-t-il pas le quotidien des cadres ?

La difficile analyse du rapport entre les cadres et l’action collective provient du fait

que l’on fait trop peu la différence entre aspiration et engagement. L’une relève de la représentation et l’autre de l’action. Pour importante qu’elle soit, la première ne remplace pas la seconde. Autrement dit, les cadres peuvent majoritairement se prononcer en faveur de l’action collective sans pour autant sauter le pas. Malgré les indications des sondages d’opinion, la présence des cadres dans les mobilisations contemporaines n’apparaît pas encore comme un phénomène totalement avéré. Ce constat ne concerne pas uniquement l’action collective traditionnelle. Quelle que soit la forme d’action envisagée, les cadres montrent une attitude incertaine pour ne pas dire ambiguë. Comme si le poids de la déstabilisation engendrée par une telle conversion demeurait trop forte au regard de leur place et de leur rôle dans les entreprises, et de l’idée qu’ils s’en font. Le durcissement constaté des relations de travail dans les entreprises, elles-mêmes en pleine mutation, changera-t-il la donne ? Références Amossé, T., « Mythes et réalités de la syndicalisation en France », Premières synthèses DARES, n° 44-2, 2004. APEC, « Les cadres en 2005 : quelles réalités ? », Dossier de presse, sept. 2005. Bacqué, R., « La nouvelle génération des cadres face à la société de défiance », Le Monde, 16 juin 2005. Béroud, S., Adhérer, participer, militer. Les jeunes salariés face au syndicalisme et à d’autres formes d’engagements collectifs, Enquête pour la CGT, janvier 2004. Bouffartigue, P. (dir), Cadres : la grande rupture, La Découverte, 2001. CFDT, Travail en questions : Cadres, Parlons-en !, 2002.

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Cousin, O., Les cadres : grandeur et incertitude, L’Harmattan, 2004. Delteil, V., Génin, E., « Les nouvelles frontières temporelles » in Karvar, A., Rouban, L. (dir), Les cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu, La Découverte, 2004. Denis, J-M., Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, La Dispute, 2005. Dubet, F., Sociologie de l’expérience, Seuil, 1994. Groux, G., Les cadres, Maspéro/La Découverte, 1983. Groux, G, Vers un renouveau du conflit social ?, Bayard, 1998. Groux, G., « Des classes moyennes aux nouvelles classes » in Bouffartigue, P., (dir), Cadres : la grande rupture, La Découverte, 2001. Groux, G., « Identités des cadres : nouvelles réalités, nouveaux contours » (débat collectif), Cadres CFDT, n° 396, juin 2001. Guillaume, C., « Les jeunes cadres. Une autre façon de s’engager », Cadres CFDT, n° 409, avril 2004. Hirshman, A. , Défection et prise de parole, Fayard, 1995. Jacod, O., « Les élections aux comités d’entreprise en 2003 », Premières Synthèses DARES, n° 37.1 septembre 2005. Karvar, A., Rouban, L. (dir), Les cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu, La Découverte, 2004. Lepley, B., « Gestion des conflits dans les petites entreprises » in Denis, J-M., Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, La Dispute, 2005. Livian, Y-F., « Une relation d’emploi ordinaire ? » in Bouffartigue, P., (dir), Cadres : la grande rupture, La Découverte, 2001. Ray, J-E., « De la grève interne aux actions collectives externalisées », Droit Social, n° 6, juin 2003. Rosanvallon, P., La question syndicale, Calmann-Lévy, 1988. Rouban, L., « Les cadres du privé et du public : des valeurs socio-politiques en évolution », Revue Française d’Administration Publique, n° 98, 2001. Supiot, A. (dir.), Au-delà de l’emploi, Flammarion, 1999. Supiot, A., « Revisiter les droits d’action collective », Droit Social, n°7/8, juil-aout, 2001. Tilly, C., La France conteste – De 1600 à nos jours, Fayard, 1986.

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LES CADRES ET LE MARCHE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS D'UNE RECHERCHE SUR LES REPRESENTATIONS TEMPORELLES1

JENS THOEMMES

CHARGE DE RECHERCHE AU CNRS, CERTOP, TOULOUSE

1. Le temps, le travail et le marché

Qu'est-ce qu'on peut dire des représentations des cadres-ingénieurs de leur temps et de leur travail consécutivement à la mise en place des 35 heures dans leurs entreprises ? Le problème de la durée du travail des cadres est maintenant connu, bien que relativement peu étudiée par la recherche en sciences sociales. La durée de travail incontrôlable, mais aussi les formes d'engagement au travail qui passe par la définition d’un rapport au temps, sont au centre des problèmes qui touchent ce groupe social aux contours peu stables, (Bouffartigue, 2001)2. Cette communication voudrait partir de l'hypothèse d’une spécificité des cadres qui concerne le rapport au temps, au travail, et au marché. Nous utilisons cette hypothèse générale pour interroger une situation très spécifique de deux entreprises de l'aéronautique. Par ailleurs, comme dans d'autres entreprises, la catégorie des cadres y apparaît comme peu généralisable. Elle regroupe des individus avec des positions, des fonctions et des activités très différentes. Cette hypothèse avance en particulier la piste de recherche selon laquelle les cadres-ingénieurs entretiennent des rapports ambiguës et complexes avec les marchés des produits et avec le marché du travail. L’objectif de cette communication consiste à mettre à jour ces rapports complexes à un moment où l’on redéfinit les normes temporelles dans l’entreprise.

Certains chercheurs ont observé des pratiques « étonnantes » des cadres qui consistent à aller pointer en fin de journée, sans quitter le lieu de travail pour dissimuler la durée du travail réel, donc pour ne pas laisser apparaître une durée du travail trop longue (Henni et Piotet, 2004)3 : la réduction de la durée du travail à 35 heures prend alors pour une bonne partie des cadres une forme particulière. Il s'agirait d'une réduction du nombre de jours travaillés, et plus exactement d'une augmentation substantielle du nombre de jours de repos, représentant une source de satisfaction à l'égard de la réduction des temps de travail (op. cité). Au-delà des usages du temps libéré, cette communication voudrait montrer que ce qui lie les cadres-ingénieurs aujourd'hui, concerne le rapport à leur activité professionnelle. Ce rapport à l'activité est caractérisé par un enchevêtrement des représentations du travail, du temps et des marchés. Nous voudrions commencer à nous intéresser à la structure des représentations des cadres, partant de l'idée qui s'agit là d'un espace à plusieurs dimensions. Nous mettons en avant l'existence d'une topique des représentations dans laquelle les individus rangent leurs images, issue d'un vécu, d'une situation et des pratiques temporelles qu'il s'agit de décortiquer. Quels sont les éléments structurants des représentations des cadres temporels ? Pour Grossin

1. Cette recherche est issue d'un programme plus vaste portant sur les usages du temps libéré. Elle a été financée par l’ACI « Travail du ministère de la recherche ». Les éléments de cette recherche que nous présentons, ont été obtenus avec la collaboration de Michel Escarboutel (ingénieur de recherche au CERTOP). Les conclusions n'engagent que l'auteur de cette communication. 2 Bouffartigue P. (2001), « La fonction d’encadrement » : de l’importance du travail dans l’étude cadres, Colloque « Autour des travaux de Georges Benguigui : Encadrer, surveiller, inventer ». Travail et Mobilités. Université de Paris X Nanterre, le 16 novembre 2001. 3 Henni A., Piotet F. (2004), Vous avez dit 35 heures ? in : Karvar, A. Rouban, L. (2004, sous la dir. de). Les cadres au travail: les nouvelles règles du jeu, Paris, La Découverte. pp. 57-72.

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(1996, 24)4 la notion de « cadre temporel » recourt à « l’espace pour fournir une image du temps, du moins, d'une portion des temps. (…). Il enferme quelque chose dans des limites définies ». L'important est la multiplicité et les configurations de ces cadres temporels : ils sont à la fois personnels et collectifs, naturels et construits, actifs et passifs. Plusieurs cadres temporels peuvent s'imbriquer et provoquer des situations antagonistes (op.cité, p. 36).

2. La méthodologie : l’analyse du discours sur les 35 heures affinée par l’analyse factorielle

Pour mettre en place notre méthodologie nous avons d’abord choisi comme terrain d’investigation deux entreprises : il s’agit de deux grandes entreprises du secteur de l’aéronautique qui emploient plusieurs milliers de salariés (environ 2000 chacune). Ces deux entreprises, que nous appelons « A » et « B », ont de nombreux points communs puisqu’elles emploient une forte proportion de cadres-ingénieurs (respectivement 65% et 80%), elles fabriquent des produits très comparables, elles ont un environnement commercial semblable et elles ont signé l’application de l’accord sur les 35 heures respectivement en 2000 et en 2001. Au sein de ces deux entreprises qu’est-ce qui structure les représentations temporelles : le métier, le statut, la situation familiale ? Pour répondre à ces questions nous avons enregistré le discours des salariés sur leur lieu de travail au cours d’une première recherche qui a duré 6 mois. La grille d'entretien avait concerné (1) la situation personnelle de l'individu, (2) son activité professionnelle et privée, (3) sont jugement sur les 35 heures, sur les résultats de la négociation, et (4) sur son avenir et ses projets personnels. Ensuite, nous avons soumis ces entretiens à un traitement par logiciel dont nous esquissons rapidement les contours. Sur une quarantaine d’entretiens effectués, retranscrits et référencés, nous en avons isolé vingt neuf qui sont répartis de façon égale au sein des deux entreprises5 puisque nous comptabilisons 14 personnes dans l’entreprise « A » et 15 dans l’entreprise « B ». La base de données sur laquelle nous avons travaillé est un corpus constitué par 6 femmes et 23 hommes. Ce matériau, de plusieurs centaines de pages d’entretiens, a été soumis à un traitement permettant de passer de l’analyse de données textuelles à l’analyse factorielle des représentations temporelles. Notre intention a été d’automatiser cette tâche en utilisant deux logiciels : « Tropes » qui est un logiciel d’analyse de contenu basé sur une logique d’intelligence artificielle qui permet de résoudre les ambiguïtés de la langue et de faire une analyse thématique, et « Spad » qui est un logiciel de statistiques multivariées qui permet de sélectionner parmi la population du départ, à la fois un effectif plus réduit d’individus et à la fois des mots clés qui présentent les plus fortes correspondances entre eux. Le « retour » au qualitatif permet ensuite d’extraire les phrases clés les plus significatives des textes initiaux, tout en gardant l’essentiel du sens global des interlocuteurs du corpus initial.

3. Interprétation des résultats : les trois dimensions des représentations des « 35 heures »

L’examen du contexte de la négociation nous indique une négociation mouvementée des 35 heures. Les discussions sur le temps de travail avaient bien commencé avant les 35 heures et celles-ci constituent une occasion de poser un certain nombre de problèmes, notamment sur la manière de réduire la durée du travail, mais touchant aussi à une variété d'aspects de l'activité professionnelle des cadres-ingénieurs. Pour y voir plus clair, nous 4 Grossin W. (1996).- Pour une science des temps, introduction à l'écologie temporelle, Octarès, Toulouse 5 Ces entreprises ont accepté d’accueillir deux stagiaires IUP pendant quatre mois en 2001 ; sans cette participation de Hichem Lazarek et d’Audrey Belliard et sans l’accord des directions des entreprises, nous n’aurions pas pu mener cette recherche ; qu’ils en soient remerciés.

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avions décidé de nous faire aider par deux types de logiciels dans l'interprétation des entretiens. D'abord l'analyse du discours autour de mots-clés nous permet à la fois la construction de variables, mais aussi un retour qualitatif aux extraits d'entretiens. Elle nous a permis de décortiquer les textes d'entretien. Ensuite l'analyse factorielle nous a fourni une représentation spatiale des principales dimensions qui structurent le discours. Le résultat du traitement informatique que nous venons de réaliser nous révèle ce que nous recherchions, c’est-à-dire pouvoir identifier les dimensions de l’espace des représentations temporelles des salariés des entreprises A et B. Dans cette partie nous souhaitons exposer notre interprétation de ces trois axes en nous rapportant directement à l’analyse des variables et à l’analyse des propos d’entretiens qu’ils recouvrent. Ainsi, les trois dimensions de l’espace des représentations temporelles que nous proposons dans notre analyse concernent : -la tension qui existe entre la négociation collective, d’une part, et le bien-être personnel, de l’autre, -le cadrage qui est assuré par les cultures temporelles locales opposant les deux entreprises, -l’antagonisme qui existe entre le temps de l’entreprise et la classification des individus.

3.1 Première dimension : entre le bien être personnel et la négociation collective À lui seul, ce premier axe explique plus de 20% des informations du départ. Nous

avons interprété notre premier résultat comme une opposition entre le bien-être personnel, d’une part, et la négociation collective, d’autre part. Les « organisations syndicales », les « compromis et négociations », et la « Direction de l’entreprise », apparaissent comme les principaux mots clés associés à la négociation collective. Cette coupure franche entre la négociation et l’individu, nous indique que le bien être personnel n’est pas vu comme associé à la négociation collective. Ces deux termes s’opposent, alors que la loi Aubry devait les réunir. Nous retrouvons ici la distinction qu'avait opérée Groux (2004) entre la difficulté de la construction de l'action collective sur des cadres-ingénieurs et des processus individualisation qui se sont mis en place dans les entreprises: le ralliement de beaucoup de cadres à l'individualisation des salaires contribue à une redéfinition des stratégies syndicales visant la promotion des actions collectives « cadre ». Dans l’enquête de 2002 par questionnaire, 53 % des cadres interrogés disent qu'il est nécessaire d'encadrer l'individualisation par des règles négociées avec les syndicats, seuls 5 % préfère l'individualisation déterminée par l'employeur (op. cité). Dans notre cas, il ne s'agit pas non plus d'un abandon de l'action collective, comme le montre bien l’histoire de la négociation, mais nous voyons une structuration des représentations en deux pôles bien opposés entre le bien-être personnel d'un côté et la négociation collective de l'autre. Alors que les 35 heures pouvaient être l'occasion de joindre les deux bouts, la première dimension de la structuration des représentations les sépare fortement, comme deux mondes différents.

De plus, la question des « marchés, des produits et des clients » apparaît comme un élément très structurant du discours des cadres. Contre toute attente il n’est pas de l’ordre de la négociation collective, mais « le marché » est vue comme la caractéristique la plus importante du bien être personnel. Nous aurions plutôt fait l’hypothèse que la catégorie des termes liés au marché, se trouve du côté de la négociation collective. Comment expliquer ce positionnement décalé de la catégorie « marché » dans les discours ? Les salariés auraient-ils intériorisés les contraintes du marché au point d’y soumettre l’ensemble de leurs aspirations personnelles ? C’est du moins ce qu’indiquent, les autres mots clés (si nous excluons « le marché et les produits ») qui sont plus en adéquation avec le sens commun attribué au bien être personnel puisqu’il s’agit des « conditions de travail favorables », de la « vie privée », du « travail en équipe » et de la « carrière professionnelle », (axe 1, Fig. 1).

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Fig. 1. Les variables actives qui contribuent à identifier l’axe 1.

NEGOCIATION COLLECTIVE

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1) Marché et produits

2) Organisations syndicales3) Conditions de travail favorables

4) Vie privée

5) Compromis négociation6) Travail en équipe

7) Carrière professionnelle

8) Direction d’entreprise

BIEN ETRE PERSONNEL

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3.1.1 Le bien être personnel

Pour mieux comprendre ce positionnement étonnant de la catégorie « marché » dans les entretiens, nous voudrions passer brièvement en revue les différentes variables qui nous ont aidés à lire le discours de nos interlocuteurs. Il s’agit par ordre d’importance, du « marché et des produits », des « conditions de travail favorables », de la « vie privée », du « travail en équipe » et de la « carrière professionnelle ». « Le marché et les produits » devait nous renvoyer aux termes qui décrivent le travail du point de vue des contraintes internes et externes de l’entreprise. En effet, ces contraintes sont ici liées aux « produits », au « carnet de commandes » et à la « disponibilité » de la main-d’œuvre. Voici l'ensemble des mots-clés composant cette catégorie « marché et produits » : Activité, affaire, client, concurrence, contrat, domaine, extérieur, marché, matériel, prix, production, productivité, produit. « L’activité », qui est le premier terme, apparaît d’abord pour désigner l’activité de travail dans l’entreprise. Le « client », en revanche, apparaît comme un élément fondamental de la production pour ce qui concerne la question de la planification des activités et pour sortir la production à temps. La référence à « l’extérieur » est, d’une part, abordée pour désigner le client, le fournisseur ou la sous-traitance et, d’autre part, pour montrer la dépendance de l’interne vis-à-vis de l’extérieur. « Je m’occupe de tout ce qui est organisation et processus dans l’optique de les améliorer pour réduire les coûts et les délais de notre activité ». (B5)7

« Il y a soit la planification suivant le type de mission, de travail dans l’organisation, le type de client le type de service que l’on rend ». (B1) « Etre au contact de l’extérieur, des fournisseurs, des clients et de beaucoup de gens en interne à l’entreprise, c’est une organisation matricielle». (B5)

Le terme de « marché », proprement dit, peut renvoyer à toutes ces expressions, mais on le trouve aussi pour désigner l’évaluation de la justesse du niveau du salaire ou du diplôme renvoyant donc directement au marché du travail. Si le marché est envisagée comme une contrainte de délai, pour sortir la production à temps, le marché est aussi une manière de situer les conditions de travail, le temps de travail et les salaires en particulier. Le marché donne un repère « objectivable » qui dépasse l'entreprise. Il situe l’entreprise dans un environnement permettant ainsi de juger des conditions de travail dans l’entreprise. « C’est pour ça que je précisais pour moi une bonne rémunération ça veut dire correct par rapport au prix du marché », (B2).

On constate que l’expression de « marché », dans ses multiples acceptions, est devenue une référence du discours. Il en est de même avec les termes associés de « matériel », de « productivité » et de « produit », qui semblent bien recouvrir ce sens commun. De plus, pour signaler que même si le « produit », dans certaines situations, pose problème, il reste néanmoins le lien le plus évident entre les différentes équipes de travail ; le travail s’organise autour du produit. Le « produit » renvoie au problème aigu du « délai » et à la « planification » des activités.

7 Les mots clés du traitement informatique sont mis en gras

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« Faire ce travail là, double ou triple les équipes parce qu’il y a un facteur commun : c’est le produit ». (B1) « Il y a toujours le problème de délai. Moi je suis toujours en début et en fin. Des fois il faut faire des contrôles, mais on a besoin du produit et donc ça bloque systématiquement chez nous ». (B7)

Cette revue des termes, qui renvoient au « marché et aux produits » montre la cohérence relative de la catégorie, constituée par des références croisées aux mots-clés. Après ce premier résultat d’une opposition entre la négociation collective et le bien être personnel, pensée par les salariés comme des réalités opposées, nous pouvons donc conclure sur ce second résultat qui est tout aussi surprenant (Fig.1). La catégorie de « marché » n’est pas associée au domaine de la négociation collective comme on aurait pu s’attendre autour de la négociation de l’annualisation par exemple, mais le « marché et les produits » sont considérés, suivant notre interprétation de l’analyse factorielle, comme la composante la plus importante du bien être personnel. Pour le dire autrement, la disponibilité du salarié pour la production de son entreprise et sa responsabilité face aux aléas de l’environnement, sont « totales » et conditionnent la vie personnelle : la position du « marché» du côté de la vie privée signifie, pour nous, que la flexibilité temporelle a été intériorisée par les individus et, mieux, qu’elle occupe la première place des valeurs citées. L’« éloignement » des discours ayant recours aux catégories du marché, de la négociation collective proprement dite, ouvre notre analyse vers une autre piste : n’est-ce pas l’indication que les contraintes des marchés (globalisées) sont aujourd’hui considérées par une partie des salariés, notamment des cadres, comme une donnée, et donc précisément comme non-négociable ? Le « temps des marchés » ne constituerait donc pas, dans les représentations, l’objet d’une négociation collective bien qu’il en fasse partie objectivement. Ce terme renverrait par son positionnement dans l'espace des représentations plus à une disposition de l’individu qui travaille, qu’à un dispositif négocié. Bien que ces deux acceptations du terme ne s’excluent pas dans la réalité sociale des 35 heures, il nous semblait important de soulever cette contradiction.

Les conditions de travail, la carrière professionnelle, le travail en équipe et la vie privée nous indiquent ce qui est associé par ailleurs au bien être personnel. Nous trouvons à la fois des termes relatifs à la vie au travail, mais aussi à la vie non-professionnelle. L’amélioration des conditions de travail est un vrai sujet de discussion, notamment avec le regard sur la « perte » en heures travaillées « à cause » des 35 heures. Cette perte est donc ressentie par certains comme une dégradation des conditions de travail. « Les gens viennent naturellement me parler de ce qui ne va pas, à quoi ils pensent en terme d’amélioration etc. et on m’a souvent dit qu’ils ne prenaient pas en compte le fait que, comme il y en avait moins [du temps], on ne réévaluait pas leurs objectifs, (…) ». (B5) L’autre manière de parler des équipes était de proposer aux ingénieurs une nouvelle organisation du travail en équipes successives : on observera la fin, dans cette entreprise, des « privilèges » en matière de travail posté pour les « cadres-ingénieurs ».

La solution proposée par la Direction de l’entreprise B pour réduire les risques de rupture du processus de production (c’est-à-dire réduire les délais de livraison, abaisser les coûts de production…), porte sur le dispositif « travail en équipe successives » : il s’agit soit de monter une équipe de week-end, soit de chercher à passer au travail posté en semaine (deux équipes successives). Cette discussion autour du bien-être du salarié, ingénieur ou mensualisé, a lieu avant tout dans l’entreprise.

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Cette hypothèse d’interprétation serait donc à contre-courant de la vision

« friedmanienne »8 sur l’avenir du travail humain, bien que limitée ici au cadres-ingénieurs : la crise de l’emploi et un attachement à l’activité de travail feraient que les salariés chercheraient le « bien être » non plus dans la famille et dans les loisirs, non plus dans les activités non professionnelles, mais bien sur leur lieu de travail.

L’individu B1 dit, qu’en amont, la « vie privée » d’un salarié employé dans l’entreprise B peut être considérée comme « épanouie » que si elle est totalement en « symbiose » avec son activité professionnelle qui doit être « enrichissante ». Il ajoute que lorsque la finalité « productive » sera atteinte, l’entreprise B accordera, en retour, une certaine « souplesse » dans l’exercice de son métier et dans le choix des horaires, c’est-à-dire dans le choix des jours de congés RTT, améliorant alors le bien être personnel et la conciliation avec la vie privée.

D’un côté, nous rencontrons une proportion de salariés qui sont prêts à travailler plus

longtemps dans la journée pour bénéficier, ainsi, d’un nombre de jours de congés RTT maximum par an, privilégiant plutôt la qualité de vie et les loisirs. De l’autre côté, nous trouvons aussi des salariés comprenant les mères et les pères de familles. Comme le souligne l’employé B2 (homme), les chargés de famille qui veulent travailler 35 heures par semaine, peuvent ainsi bénéficier d’une réduction du temps de travail hebdomadaire à prendre sous la forme d’un mercredi après-midi ou d’un vendredi après-midi.

3.1.2 La négociation collective

Le pôle opposé des représentations du bien-être personnel renvoie à la négociation collective, aux acteurs syndicaux et aux accords. La négociation se focalise d'abord sur les acteurs en charge de traduire les aspirations des salariés dans un processus collectif. Mais cette construction d’un processus collectif semble être considérée comme un travail difficile, comme l’indique ce cadre syndiqué : « On a fait une plate-forme syndicale de travail en commun avec la CGT, mais ça s'est limité à la CGT, et on ne l'a sorti qu'au bout de 3-4 mois parce que, à un moment donné, les salariés nous disaient : mais attendez, vous êtes contre, mais vous proposez quoi ? ». (A11)

La négociation collective renvoie aussi à la Direction de l’entreprise, notamment pour dire que la proposition de négocier a été retardée par la Direction, non signée par tous les syndicats, mais finalement porteuse d’une nouvelle règle temporelle. « Alors, en 2000, on a demandé de commencer les négociations. La Direction de l’entreprise ne voulait pas. Elle [la Direction] a voulu absolument terminer les négociations commencées sur les statuts en 1999. Fin 1999 et début 2000 elle a enfin ouvert les négociations sur la RTT, et enfin ça a commencé en février 2000. Ca s'est terminé en octobre 2000. Nous on a pas signé ». (A12) « Après, il faut se confronter à la négociation avec la Direction de l’entreprise, et à un moment donné, ce qui va en sortir, ce sera obligatoirement un compromis ». (A11)

8. Friedmann G (1950). - « Où va le travail humain ? » Gallimard, Paris

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Les acteurs de la négociation sont donc bien considérés comme des « adversaires » mais qui tentent, sous la pression de l’initiative légale, à se conformer à la nouvelle règle ; les acteurs posent, même si c’est en des termes conflictuels, la question de l’accord. Il n’est donc pas étonnant que les acteurs aient une idée sur le contenu et sur la validité du compromis : un des enjeux le plus serré concerne le nombre de jours de congés attribuable pour assurer le passage aux 35 heures. « Mathématiquement il aurait fallu 21 jours de congés RTT, la Direction en proposait 7. Donc on est tombé d’accord à 206 jours de travail, si on en déduit l’ancienneté ». (B14)

La négociation collective se rapporte donc, d’une part, à la question des « cadres-ingénieurs » et, d’autre part, aux caractéristiques formalisées des accords d’entreprises concernant le nombre de jours de congés RTT, les salaires, les heures supplémentaires et l’emploi. Il est à priori peu compréhensible que ces éléments soient « coupés » du bien être personnel. Le domaine de la négociation collective ne semble le toucher que marginalement. C’est davantage la situation de l’entreprise, mais aussi l’intérêt personnel porté à l’activité de travail qui semblent l’emporter du côté du bien-être personnel.

3.2. Deuxième dimension : les cultures temporelles locales A et B9

Cette seconde dimension des représentations des cadres met en valeur les lieux de la production des normes temporelles. Alors que l'observateur étranger aux accords 35 heures aurait pu conclure sur une problématique très similaire des deux entreprises (durée du travail des cadres, produits et production, taille, les caractéristiques la négociation collective, proportion élevée de cadres), il s'avère que dans les discours les deux entreprises apparaissent comme les deux pôles d'un discours. L'attachement à l'histoire de l'entreprise, de ces négociations et de ces conflits apparaît comme un facteur identitaire dans les discours des cadres. Afin de comprendre ce type d'identification, nous aborderons brièvement ces cultures temporelles locales dans les entreprises B et A.

3.2.1 La culture temporelle de l’entreprise B

Que nous disent les individus des histoires locales du temps travail ? L’employé B10 nous informe que les ingénieurs travaillent tous sur la base du régime du forfait sans référence horaire : ils entrent et sortent du site sans aucune contrainte d’horaire et ils sont payés de façon globalisée. Il ajoute que tout a basculé en 1996 lorsque l’Inspection du Travail a relevé certaines irrégularités en matière de dépassement du temps de travail légal. L’employé B12 dit, qu’on leur a imposé le pointage des heures de travail ainsi que le respect d’une référence horaire donnant droit, éventuellement, à des heures supplémentaires. L’individu B10 fait remarquer qu’en s’appuyant sur le texte de la loi Aubry, la Direction de l’entreprise pourrait imposer que son personnel ne fasse que 35 heures de travail par semaine, pouvant se traduire par une baisse du pouvoir d’achat. Cette discussion a eu comme enjeu emblématique la question de la pointeuse puisqu’il s’agit, pour certains, de limiter et de visibiliser les durées effectivement travaillées. L’individu B13 ajoute que, pour dissuader un groupe de cadres demeuré encore indécis entre le choix du forfait jour et le décompte de l’ensemble des heures du forfait mensuel, la Direction de l’entreprise à menacé de les faire pointer à chaque fois qu’ils iraient se « détendre », notamment lorsqu’ils iraient à la « machine à café ». Autour du temps passé à la « machine de café », l’enjeu semble être précisément la définition de ce qu’est un cadre 9 Rappelons que ce deuxième axe explique, à lui seul, près de 15% des informations du départ

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aujourd’hui. Si l’arrivée des 35 heures dans l’entreprise B n’a pas radicalement perturbé les habitudes en matière de pointage des heures travaillées, le fait d’imposer des limites horaires a obligé le personnel « non cadre » à organiser sa charge de travail dans le temps qui lui reste dans la semaine. La mise en application des 35 heures, suivie de la définition des nouvelles plages horaires, contraint la durée du travail de chaque individu mais elle contraint aussi l’entreprise. Comme le souligne le cadre B12, la Direction de l’entreprise B n’est pas du tout intervenue dans le domaine de l’organisation du travail, obligeant le personnel à s’organiser, en toute « autonomie », pour aménager la réduction du temps de travail. Il ajoute que la mise en place des accords sur les 35 heures, oblige l’entreprise B à avoir de la « réactivité », à ne pas faire de « faux pas » et à rechercher son « optimum » de façon à essayer d’être placée au « meilleur rang » dans la compétition internationale. Au final, l’employé B12 nous apprend que la négociation sur l’aménagement de la réduction du temps de travail n’a pas abouti, c’est parce que le personnel et les organisations syndicales sont convaincus qu’il faut d’abord organiser le travail individuel et qu’après, seulement, l’aménagement du temps de travail se négocierait dans les services, de manière très localisée. Nous retrouvons ici à la fois l’idée du « local », mais aussi la coupure précédente entre bien-être personnel et la négociation collective.

3.2.2 La culture temporelle de l’entreprise A

Que disent les salariés de l’entreprise A10 sur leur culture temporelle ? Le cadre féminin A6 nous explique longuement que depuis que l’Inspection du Travail a signalé à l’entreprise A l’absence d’un système de pointage destiné au personnel non cadre, la Direction de l’entreprise a aussitôt mis en place le système déclaratif d’horaires. En effet, A6 explique que la Direction de l’entreprise a proposé un système de travail sur la base de l’annualisation pour tout le personnel cadre et non cadre, en y ajoutant huit jours de congés de RTT. Cette proposition a été rejetée par l’ensemble du personnel et par les syndicats pour au moins deux raisons : la première est, qu’avant l’accord, le personnel bénéficiait déjà de six jours de congés offerts par la Direction de l’entreprise pour compenser les différents « ponts » accordés à l’occasion des jours fériés, la seconde raison, c’est que le principe de fonctionnement du système de travail basé sur l’annualisation est le « symbole » de la flexibilité. Face à ces propositions il y a eu une « très faible » mobilisation de l’ensemble du personnel de l’entreprise A, même lorsqu’il s’est agi de défendre le nombre de jours de congés de RTT, car pratiquement tous se sont faits à l’idée que, de toute façon, ils allaient se « faire avoir ».

Le cadre A6 ajoute que les ingénieurs de l’entreprise A ont pensé que l’accord sur la mise en place des 35 heures venait officialiser ce qui se passait déjà dans leur entreprise puisque, avant l’application des 35 heures, ils ne savaient pas vraiment quels étaient leurs horaires de travail. A cause de tout cela, ce sont « surtout les cadres-ingénieurs » qui ont fait grève à propos des 35 heures. Les enjeux sont donc similaires à ceux de l’entreprise A, mais les formes d’actions et le compromis diffèrent. L’employé A2 nous apprend que, globalement, le forfait jour convient parfaitement aux cadres de l’entreprise À qui sont tenus de travailler 214 jours par an. Il ajoute que, pour eux, ce qui a vraiment changé c’est le nombre de jours de congés supplémentaires obtenus mathématiquement, grâce à la réduction du temps de travail, par le passage de 39 à 35 heures de travail par semaine. Après la grève, ce sont 12 jours de congés supplémentaires qui ont été accordés par la Direction de l’entreprise, soit seulement 6 jours net de congés supplémentaires, car il faut soustraire les 6 jours qui 10 La culture temporelle de l’entreprise A apparaît autour d’un groupe de trois mots clés qui a contribué à la construction de cette seconde partie du deuxième axe. Il s’agit du « forfait jour », des « jours de congés RTT » et du « temps de travail de 39 heures ».

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étaient accordés, autrefois, à l’occasion des « ponts » au dessus des jours fériés. Pourquoi les cadres semblent-ils « insatisfaits » de l’accord qui a été signé ? D’après nos interlocuteurs, il y a essentiellement deux raisons au mécontentement des cadres de l’entreprise A. La première raison, c’est que l’application du forfait jour dans l’entreprise A s’est accompagnée de la suppression de tout garde fou en matière d’heures de travail hebdomadaire. En effet, l’employé A7 nous le confirme en déclarant qu’avec le forfait jour on ne mesure plus le temps de travail des cadres, puisqu’ils peuvent travailler sans aucune dérogation jusqu’à 42 heures par semaine et même ils peuvent travailler au-delà de 44 à 46 heures avec une dérogation. Leurs heures de travail ne sont plus considérées comme « illégales », même si elles sont excédentaires, puisque, dans le statut du forfait jour les dépassements d’heures sont normalement récupérés à un autre moment de l’année. Ainsi, pour conclure sur ce point, l’individu A2 déclare que depuis la signature de l’accord sur les 35 heures, l’Inspection du Travail ne peut plus rien reprocher à la Direction de l’entreprise en matière de dépassement des heures de travail de son personnel. La seconde raison du mécontentement des cadres est invoquée par l’employé A7 qui nous apprend que, depuis la mise en place de l’accord des 35 heures, les cadres ne peuvent plus percevoir d’heures supplémentaires. Seuls les employés qui pointent les heures peuvent dégager des heures supplémentaires qui leur sont rémunérées, en travaillant parfois la nuit et même le week-end.

Dans une situation qui est plutôt défavorable financièrement au personnel cadre de l’entreprise A, la Direction a créé une prime d’objectifs individuels, non pérenne dans le temps, puisqu’elle n’est garantie que pour l’année en cours. Cette prime peut être égale à 3% du salaire annuel du cadre mais elle n’est pas répartie uniformément auprès de tout le groupe des cadres comme auparavant, puisque certains peuvent ne pas en bénéficier. En fait, l’individu A6 nous confie que la prime est distribuée de façon globale au Service du Personnel, à charge pour lui de la redistribuer à sa guise. D’après l’employé A7, en moyenne le salaire des cadres a diminué du fait de la suppression de la prime globalisée accordée auparavant auprès de tous les cadres, même si le paiement de la prime d’objectifs individuels a fait son apparition, produisant une individualisation des salaires et un comportement des cadres aujourd’hui bien « moins collectif » qu’avant l’application des 35 heures. En résumé, les extraits liés à la « culture temporelle locale » montrent que la variabilité des représentations est liée au cadre spatio-historique du travail ; chaque entreprise et puls encore chaque site a son histoire et ses enjeux à propos des 35 heures. Il s’avère en effet que la définition même de « cadre-ingénieur » est bousculée par les discussions sur le cadre temporel. La catégorie de cadre est socialement construite et elle peut changer. Dans une entreprise où par l’évolution des embauches, par l’ancienneté, et par l’avantage comparatif que peut constituer la catégorie de cadres (absence de contrôle horaires), leur proportion atteint 70%, la Direction d’entreprise peut, en effet, se poser la question de l’unité de cette catégorie qui recouvre des situations très diversifiées.

4. Le marché et les cadres : entre aliénation et attachement au travail et à l’entreprise ?

Les représentations temporelles dans deux entreprises à dominante « cadre-ingénieur » consécutivement à l'application de l’accord sur les 35 heures, se présentent sous la forme d'une topique des représentations. Cette structure montre ce qu'il y a en commun dans les représentations de ces salariés, malgré leurs différences de statut et malgré la différence de leurs équations temporelles personnelles.

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Le premier niveau des représentations du cadre temporel est établi sur l'opposition entre le « bien-être personnel » et la « négociation collective » ; cette opposition confirme d'une part l'antagonisme entre l'équation temporelle personnelle (Grossin, 1996) et les temps négociés collectivement : les « cadres-ingénieurs » estiment que ces deux composantes du cadre temporel s'opposent. Si nous nous intéressons plus en détail aux indicateurs des deux composantes de ce premier élément, nous constatons que la question du « bien-être personnel », loin de ne s'intéresser qu'à la « vie privée », à la « famille », à la « maison », bref à la vie non-professionnelle, porte principalement sur la question des « marchés et des produits ». En revanche, la négociation collective est considérée comme autre chose, peut être aussi nécessaire, mais moins liée à la vie quotidienne.

Le second niveau des représentations fait référence à une culture temporelle locale, à savoir à l'entreprise dans laquelle l'individu travaille. Bien que nous ayons choisi pour cette recherche deux grandes entreprises d'un seul secteur ayant de fortes ressemblances au niveau des produits, au niveau de l'emploi, au niveau des qualifications, nous observons des différences structurantes dans les représentations relatives aux 35 heures. Ces différences sont liées à l'histoire des accords d'entreprise, à l'histoire des conflits, et à l'histoire des problèmes particuliers que ces entreprises ont eu dans le passé. La grève sur la mise en place de l’accord des 35 heures, dans l’une des deux entreprises, montre la différence de ces histoires locales, mais elle n'explique pas tout. Nous sommes, ici, en présence d'éléments identitaires des individus, inscrivant leur activité dans un environnement concret autour d’un travail enrichissant avec leurs collègues.

Le troisième niveau des représentations dont nous avons moins parlé, porte sur la tension entre les temps de l'entreprise et les classifications individuelles : comme pour le premier niveau, nous retrouvons ici l'opposition entre le collectif et l'individu. Cette fois, la différence est ramenée aux dispositifs négociés et aux classifications individuelles. Avec les classifications, nous sommes au coeur de la problématique des « cadres-ingénieurs » qui, avec les 35 heures, ont dû parfois redéfinir leurs équations temporelles personnelles. En effet, le choix personnel de la mesure du temps par heure, par jour, ou sur l’année, est révélateur du rapport que l'individu entretient avec son travail. Ce choix porte, soit sur la possibilité d'une équation temporelle plus « autonome », soit sur une mesure plus rigoureuse des durées de travail et protégeant l'individu. Comme le dispositif de la modulation annualisation, l'existence du forfait jour permet la variabilité de la durée du travail. Les représentations sociales qui se rattachent à ces dispositifs ne sont pas forcément favorables, indiquant par exemple un transfert de l'incertitude liée à la production sur le salarié. Ces représentations nous semblent indiquer un malaise vécu au sein de cette catégorie de salariés. Mais les résultats de cette recherche montrent, aussi, que cet effet n’est pas uniforme. Plusieurs éléments concordent sur l'intérêt que l’ingénieur porte à son travail. Ce qui paraît être une « aliénation », une intériorisation des contraintes du temps des marchés, pourrait traduire pour d’autres, un attachement positif aux « marchés » car, si ce n'est pas une identification avec l'entreprise, le marché permet au moins d'objectiver les conditions de travail. Par ailleurs, nous trouvons différentes formes d'identification autour de l'emploi, autour de l'activité professionnelle mais aussi concernant les produits et l'entreprise.

Ce résultat rejoint l'interprétation de l’attachement des cadres-ingénieurs à leur entreprise (Dany, al., 2004)11 : à l’opposé de l'image d'un « cadre stratège » qui calcule les avantages financiers est avancée celle d'un « cadre pragmatique » qui trouveraient dans son 11 Dany F., Chauchat J.-J., .(2004 )Les cadres sont-ils nomades ?in Karvar, A. Rouban, L. (2004, sous la dir de). Les cadres au travail: les nouvelles règles du jeu, Paris, La découverte.pp.89-110

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environnement local la motivation au travail, laissant plutôt de côté les opportunités offertes par des marchés de l'emploi. Se dégagerait alors l'image d'un cadre centré sur le contenu du travail et sur les relations avec le voisinage professionnel constituant les éléments les plus importants à la motivation (op ; cité). Nous pourrions y voir une prépondérance de la dimension relationnelle du travail (Lichtenberger, 1998)12.

Les trois dimensions des représentations que nous avons mises à jour, peuvent se lire comme un espace commun qui accompagne les pratiques. Cet espace des représentations entretient des relations avec les valeurs associées au marché à ces trois niveaux.

Le premier niveau montre le rangement des valeurs du marché du côté du bien être personnel, donc du côté des valeurs individuelles. Il montre à la fois des formes d'attachements au marché local de l'emploi, l'intériorisation des valeurs issues des marchés de produits, mais aussi un attachement lié à l'activité.

Le second niveau indique l’importance de la culture temporelle de l’entreprise, telle qu’elle ressort dans notre recherche, et à travers celle-ci l'attachement au marché interne de l'entreprise et à son histoire.

Le troisième niveau montre l'opposition entre les temps de l'entreprise, notamment leur variabilité de la durée du travail (induit par les marchés des produits et les délais) et les classifications des individus.

Cette intériorisation des représentations liées au marché n'est ni abstraite ni détachée des réalités locales. Au contraire cette intériorisation semble strictement liée à l'entreprise et au site, aux dispositifs négociés et à la place que l'individu occupe dans l'organisation. Néanmoins rappelons la spécificité du cas analysé. Il ne faudrait pas généraliser ces résultats à l'ensemble des secteurs d'activité. Nous sommes dans le secteur de l’aéronautique dans lequel la division du travail est relativement faible, comparée à d’autres secteurs d’activité. Néanmoins dans le contexte de conditions de travail (salariales) moins « bonnes » pour certains, la satisfaction proviendrait davantage du contenu de travail et de l'environnement professionnel. Dans l'ensemble, il s'agirait certes d'une acceptation et d’une légitimation des valeurs liées au marché et à la concurrence, mais davantage encore nous y voyons une « localisation » de ces valeurs, un attachement aux lieux et aux relations, véhiculées par ces valeurs « marchandes » dans les discours. La négociation collective n'y est pas totalement exclue. Malgré les conditions d'une individualisation de plus en plus poussée, les règles liées au marché sont différenciées selon d'une part des règles « non-négociables » relevant de l'imposition du marché mondial sur lequel l'entreprise se bat pour obtenir des commandes, et d'autre part les règles concernant notamment les conditions de travail, du temps, des salaires et de l'emploi qui restent une affaire des acteurs collectifs de l’entreprise. Le principal résultat qui pourrait être interrogée pour les recherches à venir, porterait sur ce rapport complexe et ambigu aux marchés qui constitueraient aujourd’hui une des caractéristiques principales des cadres-ingénieurs.

12 Lichtenberger Y.(1998).- Comprendre le travail pour questionner le syndicalisme, la revue de la CFDT, numéro 15, décembre, Paris

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LES VALEURS ET LES CULTURES SOCIOPOLITIQUES DES CADRES EN EUROPE

LUC ROUBAN

DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS

CEVIPOF – SCIENCES PO

Mais entendons-nous sur ce mot « les bourgeois » ! Ah ! si vous me parlez des chefs d’usine, des directeurs appointés, des ingénieurs, des chimistes, des artistes, bien ! Ceux-là sont des prolétaires de plus en plus exploités par le capitalisme ; ils sont déjà trop nombreux pour les places qui existent et, comme les simples ouvriers, ils vont humblement quémander du travail chez les puissants financiers ! Où est-il le temps où, à la porte des Écoles supérieures de physique et de chimie, des patrons de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne retenaient à l’avance les dix premiers élèves, leur promettant des 6 ou 700 francs d’appointements mensuels ? Aujourd’hui, ces mêmes élèves vont d’usine en usine : « Monsieur, vous n’avez pas besoin d’un chimiste, d’un ingénieur ? ». Moi, je connais un élève de l’École Polytechnique qui est chauffeur-mécanicien sur une locomotive de la Compagnie de Lyon ! Et plus nous irons, plus on ouvrira d’écoles, plus la science fera des progrès, plus s’augmentera le nombre de ces prolétaires instruits et bien armés qui seront amenés par leur intérêt à faire cause commune avec les ouvriers manuels. Jules Guesde in Jules Huret, Enquête sur la question sociale en Europe, Paris, Perrin, 1897, p. 359.

L’exploitation des résultats de l’enquête European Social Survey (ESS) 2003 permet de cerner l’univers de valeurs ainsi que le comportement des cadres salariés1 en Europe. On voudrait poser ici deux questions liées à la situation sociopolitique des cadres :

- en quoi les cadres sont-ils différents des membres des catégories intermédiaires (techniciens, agents de maîtrise, etc.) ? Peut-on soutenir la thèse d’un déclin social2 qui verrait les cadres partager les mêmes choix sociopolitiques et les mêmes valeurs que les membres des professions intermédiaires ? En d’autres termes, assiste-t-on à la constitution d’une vaste classe moyenne salariée, qui se distinguerait toujours, certes, des employés et des ouvriers mais qui réunirait des salariés au capital scolaire différent bien qu’également déqualifiés dans un mouvement de banalisation des diplômes universitaires et des formations d’ingénieurs ?

- on peut ensuite s’interroger sur la convergence ou la divergence des situations nationales en Europe. Beaucoup (trop) a été dit sur l’européanisation de la politique en Europe. Il reste à savoir si, au-delà de la convergence mécanique des procédures de décision et/ou de mise en œuvre liée à l’intégration européenne, les cadres des différents pays membres de l’Union partagent réellement une culture ou des expériences professionnelles communes. De la réponse à cette question dépend la possibilité ou non de voir apparaître une élite européenne au-delà du cercle étroit des élites dirigeantes constituées par les patrons de l’industrie et de la finance ou par les hauts fonctionnaires. Il faut donc mesurer également la distance qui sépare les cadres salariés des élites indépendantes.

1. Pour des informations sur cette enquête ainsi que sur les choix méthodologiques que l’on a retenus pour cette exploitation, je me permets de renvoyer à : Luc Rouban, Public/privé : la culture sociopolitique des salariés en Europe, Paris, Cahier du CEVIPOF, 40, 2005. 2. Sujet qui fait l’objet de nombreux débats. Voir notamment : Paul Bouffartigue, Les cadres, fin d’une figure sociale, Paris, La Dispute, 2001 ; Paul Bouffartigue (dir.), Cadres, la grande rupture, Paris, La Découverte ; Olivier Cousin, Les cadres. Grandeur et incertitudes, Paris, CADIS-APEC, 2002 ; Anousheh Karvar, Luc Rouban (dir.), Les cadres au travail, Paris, La Découverte, 2004.

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On ne peut pas évidemment tout faire dire à une enquête et celle-ci est limitée à son protocole interne. L’évolution des représentations et des comportements dépend de variables que l’on peut contrôler comme l’appartenance au secteur public ou au secteur privé ou bien comme le niveau de diplôme et de revenus par foyer. Cependant, il reste des zones d’ombre concernant des éléments pouvant jouer de manière sensible sur l’univers sociopolitique comme l’importance du patrimoine et la nature de celui-ci, l’environnement social (profession exercée par le beau-père, par les collatéraux ou les grands-parents, et même l’histoire de vie de la personne interrogée). L’enquête ne donne pas d’information sur ces facteurs qui peuvent jouer sur les trajectoires professionnelles ne serait-ce que par l’importance du capital social mobilisé. On ne doit pas non plus sous-estimer la part du mensonge social car tous les enquêtés ne donnent pas nécessairement une information objective, notamment en matière de xénophobie ou d’origines sociales.

Quelques précisions méthodologiques doivent être également données. Une première question concerne le repérage de la population des cadres salariés. On a pu l’effectuer grâce au recodage de la variable d’activité professionnelle très détaillée fournie par l’enquête venant préciser les fonctions de « managers » et autres spécialistes de rang supérieur. Cette même variable permet de distinguer sans trop de difficulté les cadres des membres des professions intermédiaires ou ces dernières des employés et des ouvriers3. On part donc ici d’une définition fonctionnelle des cadres sans tenir compte a priori de leur niveau de revenu (variant avec l’âge et la situation de famille) ou de leur diplôme (puisque l’on trouve évidemment des cadres maison peu ou pas diplômés). Pour le secteur public, le groupe des cadres exclut les enseignants. On dispose ainsi en tout de 1 990 cadres (dont 1 509 du secteur privé et 481 du secteur public)4 sur un échantillon total de 13 884 salariés actifs, au chômage ou à la retraite.

Une seconde question tient à l’échantillonnage. Les pays étudiés comprennent l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni et la Suède. Le sous-échantillon de cadres rapporté à l’ensemble de la population salariée présente dans chaque échantillon national est de l’ordre de 12 à 20% sauf pour l’Espagne et l’Italie où il est beaucoup plus bas, de l’ordre de 7%. On intègre ces deux derniers pays dans les calculs faits en moyenne5 afin de préserver une certaine diversité géographique mais le faible nombre de cadres présents dans ces deux échantillons nationaux (63 et 44) ne permet pas une analyse fiable au niveau national. Ils n’apparaissent donc pas dans les tableaux comparatifs.

Enfin, quelques vérifications montrent qu’il n’existe pas de déformations démographiques trop fortes des sous-échantillons qu’il s’agisse de la répartition des tranches d’âge ou de la position du salarié au moment de l’enquête. La proportion de retraités est la plus forte en Allemagne, en France et en Pologne (autour de 25%) et la plus faible aux Pays-Bas, au Danemark ou en Suède (autour de 15%). Néanmoins, on sélectionnera au cas par cas les seuls actifs. En moyenne, 20% des cadres du secteur privé travaillent dans des entreprises de 10 salariés au plus, 35% dans des entreprises entre 10 et 100 salariés et 46% dans des

3. On voudrait souligner ici que la population des « cadres » correspond au regroupement de fonctions précises de « managers » et « engineers » que l’on trouve dans les différents pays européens. La notion de « cadre » en tant que telle ne se retrouve évidemment pas partout et peut prêter à de nombreuses imprécisions voire à des confusions. C’est donc bien à partir d’un descriptif professionnel précis que l’on a constitué cet échantillon de cadres et non pas à partir d’une « catégorie cadres » que l’on aurait utilisée telle quelle dans les différents pays. 4. On a volontairement exclu les cadres travaillant dans les services publics en réseaux (“public utilities”) dont le statut juridique et professionnel varie trop d’un pays à l’autre même si une majorité appartient désormais au secteur privé. Les cadres du secteur public comprennent donc les fonctionnaires stricto sensu et les agents publics travaillant pour l’État, les collectivités locales ou leurs établissements publics. 5. Celle-ci est pondérée en fonction de la population respective de chaque pays.

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entreprises de plus de 100 salariés, sans qu’il y ait de distorsion particulière au niveau national, la variance étant seulement de quelques points.

1. La banalisation sociale des cadres

Les cadres ont-ils été absorbés au sein d’une vaste classe moyenne ? On peut tout d’abord tenter de brosser leur profil sociopolitique en termes moyens en les comparant notamment aux catégories intermédiaires. Il ressort clairement de l’enquête que la politisation ou bien la sociabilité ne sont guère différentes dans les deux groupes.

En ce qui concerne la politisation, on voit par exemple que 7% des cadres comme des techniciens participent activement à un parti politique contre 3% des ouvriers et des employés et 9% des membres des professions libérales et des patrons de l’industrie et du commerce (que l’on désignera par la suite sous le nom générique d’ « indépendants »). Si l’on crée un indice global de politisation6, on voit que les cadres salariés sont, comme les indépendants, fortement politisés (50%). La différence avec les professions intermédiaires est faible car celles-ci sont fortement politisées à hauteur de 44% contre 26% des ouvriers et des employés.

Par ailleurs, cadres et membres des professions intermédiaires partagent le même degré d’engagement civique. Sur la base d’un indice statistique7, on voit en effet que 34% des deux catégories ont un engagement réel contre 18% des ouvriers et des employés. La seule variation importante concerne le secteur d’appartenance : les cadres du public s’engagent à hauteur de 44% contre 30% des cadres du privé. On doit souligner le fait que l’engagement civique ou contestataire évolue en fonction du degré de satisfaction au travail. Plus de la moitié des cadres insatisfaits par leur travail font état au moins de 2 occurrences d’engagement ou de contestation contre le tiers seulement de leurs collègues s’estimant satisfaits.

D’une manière générale, l’intérêt pour la vie politique et la politisation dépendent du niveau de diplôme et du positionnement sur l’axe droite-gauche : plus les salariés sont diplômés et plus ils se situent à gauche et plus ils s’engagent activement dans la vie politique ou s’y intéressent. Comme, en moyenne, les cadres du secteur public sont plus diplômés et plus à gauche que les cadres du privé, il ressort naturellement que ces cadres s’investissent davantage en moyenne dans la vie politique. Cette distance, déjà observé pour la France, est confirmée dans la majorité des pays européens à l’exception de l’Allemagne et du Danemark.

La distribution nationale des résultats montre que les cadres sont surtout politisés en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, en Suède et sensiblement moins en Belgique, en France, au Royaume-Uni ou en Pologne. L’observation est valable pour le secteur privé comme pour le secteur public dont l’intérêt pour la politique en France est comparativement le plus modeste malgré tout ce que l’on a pu dire. Ce niveau moyen d’implication dans la vie politique ne fait que suivre le profil général que présentent les salariés dans chaque pays et que l’on a pu présenter ailleurs. La distance entre les cadres et les membres des professions intermédiaires est généralement réduite, plus élevée en Allemagne, au Royaume-Uni et dans une moindre mesure en France (7 points) mais nulle ou presque aux Pays-Bas ou en Suède. Les distances entre les cadres et les indépendants sont également faibles mais avec des

6. Celui-ci repose sur le jeu de trois variables : le fait d’exprimer un fort intérêt pour la politique, le fait de considérer que la politique est importante dans la vie et le fait de parler fréquemment de politique avec son entourage. On dispose ainsi d’un indice allant de 0 à 3 et l’on considère que la politisation est importante lorsque les enquêtés se situent sur les échelons 2 ou 3 de l’indice. 7. Cet indice permet de savoir si l’enquêté, au moins une fois depuis douze mois, a travaillé au sein d’une association, a participé à une campagne politique (port d’un badge, diffusion d’affiches), a signé une pétition, a participé à une manifestation ou bien encore a décidé de boycotter certains produits de consommation pour des raisons politiques, morales ou relevant de la défense de l’environnement.

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variations plus importantes : au Danemark et en Suède, les cadres salariés sont davantage politisés alors qu’ils le sont beaucoup moins en Pologne. Sur ce point, il faut rester prudent car des facteurs conjoncturels peuvent expliquer de tels écarts (comme l’intégration européenne qui peut davantage mobiliser les indépendants polonais) sans négliger évidemment les phénomènes structurels tel que l’engagement des salariés dans un mouvement syndical jouant effectivement la carte du dialogue politique. Une comparaison opérée à niveau de revenu par foyer égal donne les mêmes résultats à quelques points près, sauf là encore en Pologne où les indépendants ayant un niveau de revenu supérieur sont bien plus engagés dans la vie politique que les cadres de même niveau (50% contre 27%).

Tableau 1 – Indice de forte politisation (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 27 48 42 27 29 43 29 36 Ensemble des cadres 40 68 58 46 42 57 45 50 Cadres du privé 35 68 60 45 39 55 42 44 Cadres du public 57 68 53 50 48 66 55 67 Prof. intermédiaires 35 56 53 39 34 55 39 50 Indépendants 44 67 45 41 46 55 54 43

En ce qui concerne les autres facteurs de sociabilité, il apparaît qu’il n’existe pas de différence statistique significative, ou pas de différence du tout, entre les cadres et les membres des professions intermédiaires. Rien ne les distingue quant à l’importance accordée à la famille, aux loisirs, aux amis ou au travail. On peut tout juste repérer une légère différence dans l’importance accordée à la vie associative (19% des membres des catégories intermédiaires lui donnent une grande importance contre 15% des cadres). Mais la distribution de l’indice de participation à la vie associative est similaire dans les deux groupes (43% contre 42% participent à deux associations ou plus). Cadres et membres des professions intermédiaires se distinguent ici des membres des professions indépendantes qui sont très généralement beaucoup moins impliqués dans la vie associative.

La véritable différence intervient, là encore, entre les cadres du privé et ceux du public. Ces derniers sont toujours bien plus engagés dans la vie associative, qu’il s’agisse d’associations de défense du consommateur, d’associations à but humanitaire ou de protection de l’environnement. Même les résultats sur l’indice mesurant l’activité associative sont très différents : 39% seulement des cadres du privé participent à deux associations ou plus contre 53% des cadres du public. En la matière, les différences nationales concernant les cadres suivent les moyennes observables pour l’ensemble des salariés : les cadres français restent, avec leurs homologues polonais, ceux qui sont les moins engagés dans la vie associative, qu’elle qu’en soit l’acception, qu’il s’agisse de loisirs ou d’engagements plus militants.

Tableau 2 – Participation à 2 associations ou plus (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 38 35 40 25 37 46 4 49 Ensemble des cadres 54 44 56 35 56 59 10 62 Cadres du privé 50 41 52 32 53 53 6 59 Cadres du public 70 52 68 44 63 78 25 72 Prof. intermédiaires 53 45 51 36 56 58 7 64 Indépendants 38 54 36 28 53 57 3 66

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Les résultats obtenus chez les cadres et les membres des catégories intermédiaires sont

également très proches lorsqu’il s’agit d’évaluer les modes de vie. Par exemple, 22% des premiers contre 21% des seconds (mais 14% seulement des ouvriers et employés) considèrent qu’ils ont davantage de relations sociales que les autres personnes de leur âge. Et lorsqu’on leur demande dans quelle mesure ils s’estiment heureux dans la vie, sur la base d’une échelle d’appréciation, 59% des cadres comme des membres des catégories intermédiaires déclarent qu’ils se sentent très heureux (contre 52% des ouvriers et des employés).

Là encore, des variations nationales intéressantes apparaissent. On peut en particulier retenir que les cadres français arrivent en avant-dernière position juste avant leurs homologues polonais : dans le privé, ils sont seulement 52% à se sentir très heureux contre 59% au Royaume-Uni, 63% en Allemagne, plus de 70% aux Pays-Bas ou en Suède et 86% au Danemark. Par ailleurs, c’est également en France que le différentiel entre les cadres et les membres des professions intermédiaires est le plus important : 8 points de différence séparent les deux groupes, les membres des professions intermédiaires se sentant très heureux en moyenne à hauteur de 62% (64% dans le privé et 61% dans le public). Alors que les membres des professions intermédiaires sont partout ailleurs légèrement moins heureux que les cadres, c’est l’inverse qui prévaut en France.

Il en est de même en matière de valeurs culturelles. On n’enregistre pas de différence entre les cadres et les membres des professions intermédiaires en ce qui concerne, par exemple, le degré de xénophobie, mesuré par un indice calculé sur la base de cinq variables8. Dans les deux cas, 29% des enquêtés se positionnent sur l’échelon de forte xénophobie contre 41% des ouvriers et des employés. Cadres et techniciens acceptent de la même façon (75%) l’idée d’avoir un patron d’origine ethnique différente. Cela étant, ces moyennes recouvrent des variations nationales significatives :

- c’est en Suède et en France que les cadres sont les moins xénophobes (respectivement 14 et 21% de xénophobes) alors que c’est au Royaume-Uni et au Danemark qu’ils le sont le plus (respectivement 43 et 34% de xénophobes) ;

- dans tous les pays étudiés, les cadres du public sont moins xénophobes que les cadres du privé ;

- dans tous les pays, sauf la Pologne, les cadres sont moins xénophobes que les indépendants ;

- en général, les cadres sont moins xénophobes que les membres des catégories intermédiaires sauf au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni où c’est l’inverse qui prévaut. Au niveau de diplômes, qui commande effectivement le degré de xénophobie, s’ajoute l’appartenance religieuse, les protestants étant toujours plus xénophobes en moyenne que les catholiques.

8. Ces questions touchent à différentes dimensions de l’immigration permettant de savoir si les enquêtés pensent que celle-ci est bonne ou mauvaise pour leur économie nationale, appauvrit ou, au contraire, enrichit la culture nationale, amplifie ou non les problèmes de criminalité, est bonne ou mauvaise pour l’emploi et, enfin, si les immigrés consomment plus de taxes et de services sociaux qu’ils n’y contribuent. Ces questions sont fortement associées sur le plan statistique (alpha de Cronbach = 0,7).

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Tableau 3 – Forte xénophobie (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 42 43 35 34 47 34 38 22 Ensemble des cadres 25 28 34 21 43 29 26 14 Cadres du privé 25 31 37 24 46 32 26 16 Cadres du public 23 21 24 10 36 18 27 11 Prof. intermédiaires 35 34 27 24 35 25 32 17 Indépendants 44 31 34 33 45 40 22 16

Qu’en est-il alors de l’attachement à la construction européenne ? On doit rester

prudent dans l’utilisation des variables mesurant la propension à soutenir ou à rejeter la construction européenne. En effet, trop souvent, les questions portent de manière générale et indifférenciée sur l’Europe (« êtes-vous favorable ou non à l’intégration communautaire ? », etc.) ou bien se revêtent d’une dimension « internationaliste » qui paraît toujours évidemment valorisante et propice à la projection d’une image de soi flatteuse dès lors que l’on interroge les cadres sur leur « sentiment » d’être, par exemple, plus européen que Français, Britannique, etc. Il est certain que le milieu socioprofessionnel des cadres valorise les expériences internationales et la capacité de maîtriser d’autres langues. L’enquête ESS permet de contourner ce biais en posant des questions sur le niveau de décision préféré pour un ensemble de six politiques publiques précises9. Les enquêtés sont alors interrogés sur leur propension à préférer l’Europe à l’État ou au niveau régional ou local pour prendre les principales décisions concernant ces domaines d’intervention. On dispose ainsi d’un indice d’européanisation allant de 0 à 6 en fonction de la priorité donnée à l’Europe. Une fois recodé, cet indice permet de définir trois groupes : les anti-européens, les européens mitigés et les européanistes, c’est-à-dire ceux qui ont donné au moins trois fois sur six la priorité au niveau de décision européen. En moyenne pondérée, les cadres sont un peu plus européanistes que les membres des catégories intermédiaires (34% contre 28%), cette moyenne recouvrant des écarts nationaux et catégoriels importants. Les cadres du privé les plus européanistes se retrouvent en effet en Allemagne, en Belgique et en France, bien loin devant leurs homologues britanniques ou polonais. On peut remarquer en outre que les pays où les cadres s’estiment être les plus heureux, à savoir le Danemark, les Pays-Bas et la Suède, se situent à mi-chemin, entre 30 et 40% d’européanisme. La posture « européaniste » n’a donc guère de relation avec le degré de satisfaction au travail ou le degré d’autonomie professionnelle déclarés par les cadres. Les cadres français, particulièrement mécontents de leur sort, sont ainsi européanistes à hauteur de 46% contre 7% des cadres britanniques. Contrairement à ce que l’on soutient souvent, les cadres français du secteur public sont plus européanistes (54%) que leurs homologues du secteur privé. Il en est de même en Belgique (60% contre 51%) et au Royaume-Uni (14% contre 7%) mais pas dans les autres pays étudiés où les cadres du privé sont généralement plus orientés vers l’Europe que les cadres du public. En revanche, les membres des professions intermédiaires du secteur public sont toujours moins européanistes que leurs homologues du secteur privé. Il en résulte que les écarts au sein du secteur public sont particulièrement importants en Belgique (25 points) et en France (19 points) entre les cadres et les membres des professions intermédiaires, ce qui peut expliquer bien des conflits

9. La politique agricole, la politique de défense, la politique de protection de l’environnement, la politique de fixation des taux d’intérêt, la politique de protection sociale, la politique d’immigration.

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tant en ce qui concerne la réforme de l’État qu’en ce qui concerne l’effet de l’intégration européenne sur les métiers de ce secteur.

Sur d’autres points, les cadres ne se différencient pas des membres des professions intermédiaires. Il en est ainsi, par exemple, du degré de confiance interpersonnelle. Celui-ci est mesuré à partir d’une question formulée ainsi : « Dans la vie, pensez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ou bien que l’on est jamais assez prudent ? », cette question faisant là encore l’objet d’une échelle allant de 0 à 10. Les réponses données à cette question ont d’importantes conséquences organisationnelles car on peut penser qu’une défiance généralisée ne permet pas de développer des logiques contractuelles au sein des entreprises. Sur ce terrain, comme sur bien d’autres, les cadres français témoignent d’un haut degré de méfiance puisqu’en moyenne 39% d’entre eux font état d’une confiance interpersonnelle forte (37% dans le privé et 46% dans le public) contre 41% en Allemagne, 51% au Royaume-Uni mais 65% aux Pays-Bas, 78% en Suède et 85% au Danemark. Cette distribution d’ensemble des résultats se retrouve dans toutes les catégories de salariés et l’on ne peut pas observer de différence entre cadres et membres des professions intermédiaires. La seconde variable explicative, après l’appartenance nationale, tient, au sein du monde salarial, au niveau de revenus par foyer. Enfin, la nature du secteur joue également un rôle puisque les cadres du public sont toujours un peu plus confiants que les cadres du privé.

Comme on le voit, l’appartenance nationale joue toujours beaucoup plus que la place dans la hiérarchie sociale, du moins tant que l’on en reste au groupe un peu flou constituant les catégories moyennes. Peut-on alors spécifier le modèle culturel national des cadres ? Cet univers peut être appréhendé à travers l’échelle de Schwartz. La mise en œuvre technique de l’échelle de Schwartz dans l’enquête ESS consiste à offrir aux enquêtés une série de portraits d’individus qui se distinguent par des attitudes et des comportements spécifiques et à propos desquels les enquêtés doivent exprimer leur plus ou moins grande proximité. Ces valeurs s’organisent autour de dix types principaux dont l’universalité a été testée lors de nombreuses enquêtes empiriques menées dans différents pays10. Ces types sont : l’universalisme (la protection des faibles, l’écoute des autres), la bienveillance (aider les proches, être digne de confiance), la conformité (ne pas transgresser les normes sociales), la tradition (respect des religions, des traditions familiales), la sécurité (être prudent, protéger le pays des ennemis), le pouvoir (être riche, donner des ordres), l’accomplissement (réussir, se distinguer, montrer ses capacités), l’hédonisme (s’amuser, prendre du plaisir), la stimulation (prendre des risques, faire de nouvelles expériences) et l’autonomie (être créatif, ne pas dépendre des autres). Ces types de valeurs s’ordonnent en deux dimensions. La première oppose l’ouverture au changement à la continuité (l’autonomie et la stimulation s’opposent à la sécurité, à la conformité et à la tradition) et la seconde oppose l’affirmation de soi (pouvoir, accomplissement, hédonisme) au « dépassement de soi » (universalisme et bienveillance).

Dans l’enquête ESS, chaque type repose sur deux variables. Il est donc possible de calculer un indice puis une valeur moyenne dans chaque pays pour chaque catégorie de salarié. On peut ensuite faire des comparaisons en mesurant le poids relatif que prend chaque type de valeurs au sein de la distribution nationale.

Une première analyse montre que la hiérarchie générale des valeurs sur les dix pays étudiés ne change que légèrement lorsque l’on passe des cadres aux membres des professions intermédiaires. Chez les cadres, les types, par ordre décroissant de fréquence sont les suivants : l’universalisme, l’autonomie, la bienveillance, la sécurité, la tradition, l’hédonisme, la conformité, l’accomplissement, la stimulation et le pouvoir. Les membres des professions intermédiaires se distinguent par le fait que le type bienveillance passe avant le type autonomie. 10. Voir Monique Wach et Béatrice Hammer, La structure des valeurs est-elle universelle ?, Paris, L’Harmattan, 2003.

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Cette répartition moyenne n’est pas très éloignée de celle que l’on peut observer également en moyenne pour tous les salariés. Quels sont les facteurs qui jouent sur la répartition de ces valeurs ? La toute première variable explicative tient à l’appartenance nationale. Les analyses factorielles montrent que deux variables, en dehors de la nationalité, jouent sur la distribution des valeurs : l’âge et le niveau de diplôme. Les plus diplômés et les plus jeunes se retrouvent du côté des indices élevés des types autonomie, accomplissement mais aussi hédonisme et rejettent assez fortement les types sécurité, tradition et conformité, qui sont des types plus souvent évoqués par les ouvriers et les employés. On pourrait penser que la composition des échantillons nationaux explique la distribution différente des types de valeurs. Cependant, la répartition des tranches d’âge chez les cadres est très régulière et il n’existe pas non plus de déformations statistiques liées à la répartition secteur privé/secteur public ou liées au genre des cadres. On enregistre quelques variations dans le niveau de diplôme : 57% des cadres français ont un diplôme d’études supérieures contre 66% des cadres allemands, 68% des cadres suédois et 50% des cadres danois et britanniques.

Le véritable intérêt de l’échelle de Schwartz est de permettre des comparaisons en fonction du poids relatif que prend chaque type de valeur dans chaque pays pour une catégorie socioprofessionnelle déterminée et donc de connaître les priorités données à des univers de valeurs qui viendront irriguer les attitudes et les comportements au travail ou dans la vie politique. On limitera ici l’exercice à cinq pays, l’Allemagne, le Danemark, la France, le Royaume-Uni et la Suède. Pour chaque cas étudié, on a indiqué si les résultats déviaient entre 10% et 20% par des signes (+) et (-), entre 20% et 30% par des signes (++) et (--) et au-delà de 30% par des signes (+++) et (---).

Tableau 4 - Importance relative des types de valeurs par pays chez les cadres DE DK FR GB SE Bienveillance + - Universalisme -- - Autonomie + Sécurité --- - + --- Tradition --- - Conformité + + Hédonisme +++ ++ - Accomplissement ++ --- ++ Stimulation -- - + + Pouvoir +++ - +

Le tableau 4 montre qu’il existe bien des univers nationaux, toutes choses étant égales par ailleurs. Le type accomplissement, qui révèle l’ambition et le désir de réussite individuelle, est surtout présent chez les cadres danois et britanniques alors que les cadres français sont en très retrait par rapport à la moyenne, bien que plus diplômés. Les cadres français respectent également à hauteur de la moyenne d’ensemble le type universalisme alors que les cadres danois et britanniques le rejettent plus fréquemment. On remarque également que les cadres danois rejettent fortement les types sécurité et tradition, et valorisent fortement le type pouvoir, ce qui n'est pas le cas de leurs homologues français. La comparaison entre cadres français et cadres suédois est également éloquente et permet de relativiser toutes les espérances que l’on pourrait mettre dans un projet social-démocrate. Les cadres suédois, plus diplômés en moyenne que leurs homologues français, se révèlent en effet plus autonomes, plus ambitieux, plus respectueux des normes sociales, qui sont sans doute plus explicites en

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Suède qu’en France et beaucoup moins sensibles au sentiment d’insécurité. On peut donc penser que les cadres français sont assez frileux comparés à leurs homologues scandinaves et britanniques, qu’ils sont attirés par l’hédonisme et l’innovation mais qu’ils manquent d’ambition et sont repliés sur eux et le cercle de leurs intimes. La mauvaise qualité du rapport au travail n’est sans doute pas étrangère à cela, comme on le verra plus loin.

Pour mener la comparaison jusqu’au bout, on peut faire la même opération sur le groupe des catégories intermédiaires. Le tableau 5 montre que les types nationaux se retrouvent très exactement dans trois pays : l’Allemagne, le Danemark et la France, les seules différences jouant sur le niveau du type accomplissement ou du type pouvoir, ce qui correspond à un niveau de diplôme plus bas. On peut même, sans grand risque d’erreur, affirmer que c’est en France que les cadres ressemblent le plus aux membres des catégories intermédiaires, du moins en ce qui concerne leurs univers de valeurs. En revanche, des distances bien plus importantes séparent les cadres des membres des professions intermédiaires au Royaume-Uni et en Suède. Le type hédonisme y est bien plus développé dans les rangs des professions intermédiaires alors que le type accomplissement ou le type pouvoir sont clairement rejetés. On peut donc soutenir la thèse selon laquelle il existe une véritable fracture entre les deux groupes dans ces deux pays contrairement à la France où règne une grande homogénéité culturelle au sein de la « classe moyenne »11.

Tableau 5 - Importance relative des types de valeurs au sein des professions intermédiaires DE DK FR GB SE Bienveillance + - - + Universalisme - + Autonomie Sécurité --- --- Tradition + + -- Conformité --- Hédonisme +++ ++ ++ + Accomplissement - -- -- -- Stimulation - + + Pouvoir + - - ---

Doit-on voir dans ces résultats le signe d’un déclin des cadres ? Il est vraisemblable que les deux groupes se distinguaient davantage dans les années 1980 même si l’on ne dispose pas de données comparables pour cette époque. Néanmoins, on peut également penser que les modes de vie et les valeurs ont simultanément évolué chez les membres des professions intermédiaires, à mesure que s’élevait leur pouvoir d’achat et que grossissait leur

11. On peut noter que les origines sociales des cadres du privé et celles des membres des professions intermédiaires sont assez proches en France. Par exemple, 49% des premiers contre 43% des seconds ont un père exerçant ou ayant exercé une profession supérieure. Les résultats sont différents en Grande-Bretagne, où 37% des cadres de l’échantillon ont un père exerçant une profession supérieure contre 43% des membres des professions intermédiaires. En Suède, les chiffres sont encore différents puisque 37% des cadres et 27% des membres des catégories intermédiaires ont une origine sociale supérieure. On peut faire, à partir de ces données, plusieurs hypothèses, relatives notamment aux effets du déclassement social que peuvent subir les membres des catégories intermédiaires en Grande-Bretagne. De même, l’ouverture sociale plus grande de la catégorie des cadres pourrait expliquer leur attirance plus forte pour le type accomplissement. Il n’existe cependant pas de liaison logique transitive et linéaire entre les origines sociales et la distribution des types de valeurs. Par exemple, le fait que les professions intermédiaires en Suède soient d’origine modeste ne les empêche pas de rejeter les types tradition et conformité. Statistiquement, le jeu combiné de la nationalité (et donc du régime sociopolitique), de l’âge et du niveau de diplôme a bien plus d’importance que l’origine sociale.

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patrimoine, pour autant que cette hypothèse soit vérifiée partout et que l’on puisse prendre en compte les effets générationnels.

2. Les valeurs politiques et la spécificité des cadres

Que la sociabilité générale des cadres ne soit guère différente, dans l’ensemble, de celle des membres des professions intermédiaires, sauf à prendre évidemment en compte les effets d’un revenu moyen plus élevé, n’implique pas qu’ils effectuent les mêmes choix politiques.

On peut tout d’abord mesurer le degré de libéralisme économique à partir d’un indice basé sur deux variables, la première concernant le rôle positif ou négatif de l’interventionnisme gouvernemental sur la bonne santé de l’économie et la seconde concernant la nécessité d’une intervention publique afin d’égaliser les revenus. Bien que le niveau moyen de libéralisme économique, tel qu’il est conçu ici, soit relativement bas chez les salariés de tous les pays européens étudiés, des variations importantes apparaissent entre catégories socioprofessionnelles, les cadres s’avérant toujours plus libéraux que les membres des professions intermédiaires mais toujours moins que les indépendants. On voit clairement que les choix idéologiques ne sont pas liés à des modes de vie et reposent sur des intérêts patrimoniaux et stratégiques bien différenciés. Le brouillage des repères culturels fournis par les modes de vie (participation aux associations, loisirs, etc.), l’homogénéisation des systèmes de valeurs et donc, sans doute, la disparition des frontières de « classe objective » n’implique pas la disparition de « classes subjectives » et de choix politiques spécifiques. Il faut donc reconnaître que l’évocation de l’appartenance aux classes moyennes, très fréquente chez les cadres, ne doit pas induire en erreur car cette référence, au demeurant très floue, peut toujours recouvrir des stratégies individuelles (trajectoires de carrière, stratégies patrimoniales, etc.) qui n’ont aucun rapport avec un modèle ou un groupe quelconque d’appartenance.

Dans l’ensemble, comme le montre le tableau 6, les cadres sont assez peu libéraux, ou, plus exactement, ils le sont de manière modérée et ne souscrivent en aucune façon à un projet néolibéral ambitieux de retrait de l’État. Il existe donc bien un hiatus entre le discours des grandes entreprises ou des syndicats patronaux et l’univers culturel des cadres, étant entendu que l’on ne traite pas ici de cadres dirigeants appartenant aux gouvernements des entreprises.

La répartition statistique du degré fort de libéralisme révèle également que la différence entre cadres du privé et cadres du public n’est pas aussi mécanique qu’on pourrait le croire. Car si les cadres du privé s’avèrent plus libéraux en Allemagne, au Danemark (malgré le fait que les fonctionnaires danois soient sous contrats de droit privé !), en Pologne et au Royaume-Uni, le niveau de libéralisme est le même dans les deux catégories en Belgique, en France et aux Pays-Bas et s’inverse en Suède où les cadres fonctionnaires sont apparemment plus libéraux que leurs homologues du privé.

Tableau 6 – Indice de libéralisme économique fort (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 4 14 12 3 8 6 4 5 Ensemble des cadres 9 17 16 6 14 6 10 8 Cadres du privé 9 19 19 6 16 6 11 7 Cadres du public 10 8 3 6 7 8 7 11 Prof. intermédiaires 1 12 7 2 5 4 5 6 Indépendants 12 39 28 8 17 14 11 21

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Ces choix idéologiques se traduisent sur le plan électoral. En moyenne, les cadres se

positionnent toujours davantage à droite sur l’échelle gauche-droite que les membres des professions intermédiaires. L’écart est particulièrement important au Danemark (56% des cadres se positionnent à droite contre 37% des professions intermédiaires) et en Suède (52% contre 39%), ce qui démontre que l’homogénéité politique des classes moyennes est loin d’être acquise même au sein de régimes sociaux-démocrates.

La distribution des suffrages aux dernières élections nationales permet de mesurer d’une part le vote des cadres en faveur de la droite modérée et, d’autre part, leur propension à voter en faveur de l’extrême-droite. Les résultats présentés dans les tableaux 7 et 8, donnés ici en suffrages exprimés et sans tenir compte des « sans réponse », montrent que les cadres votent en moyenne beaucoup plus que les professions intermédiaires mais beaucoup moins que les membres des professions indépendantes en faveur de la droite modérée. Certes, le vote est un indicateur fragile car il constitue également le résultat de l’offre politique nationale (programmes des partis politiques, degré de libéralisme de la « gauche » au pouvoir, etc.) et du degré de satisfaction éprouvé à l’égard du gouvernement en place. A ce titre, on remarque que cette propension à voter davantage à droite n’est pas présente chez les cadres britanniques qui semblent bouder les conservateurs. On peut également observer que les cadres du secteur privé votent toujours plus à droite que les cadres du secteur public sauf en Allemagne, où les réactions de la fonction publique à l’égard des réformes menées par le gouvernement Schröder sont assez négatives. Néanmoins, il existe des distances électorales souvent appréciables entre les divers groupes socioprofessionnels. Le vote en faveur de la droite modérée distingue généralement les cadres du privé des cadres du public. L’écart entre les deux groupes est assez variable et l’on voit que c’est en France que cet écart est l’un des plus faibles. Rappelons que les enseignants ne figurent pas ici parmi les cadres du secteur public, ce qui vient changer les perspectives habituellement retenues pour opposer les deux secteurs dont la différenciation se joue davantage à l’extrême-gauche, les cadres du public votant bien plus souvent en sa faveur que leurs homologues du secteur privé. D’une manière générale, une analyse de régression logistique montre que le choix entre la droite modérée et la gauche modérée ne dépend pas en priorité ni du secteur ni du niveau de revenu ni du statut d’activité (actif, chômage, retraite) mais bien de l’appartenance et de la pratique religieuse.

Tableau 7 – Vote en faveur de la droite modérée (% de suffrages exprimés) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 53 42 43 35 29 47 28 39 Ensemble des cadres 60 38 59 47 30 47 39 52 Cadres du privé 62 36 63 47 32 48 39 54 Cadres du public 50 43 45 45 25 44 38 48 Prof. intermédiaires 48 30 38 35 34 48 30 45 Indépendants 71 56 77 48 42 61 44 69

Le vote en faveur de l’extrême-droite doit faire l’objet d’une lecture encore plus attentive. Tout d’abord, les données de l’enquête ESS paraissent assez souvent en retrait par rapport aux résultats réels observés dans la plupart des pays et notamment en France, où les cadres ont voté en faveur du Front national à hauteur de 17% lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Cela est largement dû, semble-t-il, au taux très variable de « sans réponse » obtenu dans les différents pays. Or, c’est en Belgique et en France qu’il est le plus important chez les cadres : 19% ne répondent pas contre 12% en Pologne, 10% en Allemagne, 7% en Grande-Bretagne, 3% en Suède et 1% seulement aux Pays-Bas, ce qui

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explique que le score de l’extrême-droite soit le plus élevé de notre sous-échantillon. Les résultats de l’enquête ESS confirment cependant des tendances observées déjà dans des enquêtes nationales. Jusque dans les années 2000, les analyses montraient régulièrement que le vote en faveur de l’extrême-droite augmentait en raison inverse du niveau de diplôme. On devait donc s’attendre à ce que les cadres votassent beaucoup moins pour l’extrême-droite que les membres des professions intermédiaires. Cela se vérifie effectivement en Belgique ou au Danemark mais pas aux Pays-Bas ni en France. Dans le premier cas, les cadres votent davantage que les membres des professions intermédiaires en faveur de l’extrême-droite alors que les résultats sont de même niveau dans les deux groupes en France, ce qui est par ailleurs confirmé par les résultats du panel 2002 du Cevipof.

Tableau 8 – Vote en faveur de l’extrême-droite (% de suffrages exprimés) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 7 1 8 9 0 15 5 0 Ensemble des cadres 1 0 3 4 0 14 3 0 Cadres du privé 1 0 3 5 0 16 3 0 Cadres du public 0 0 3 0 0 7 3 0 Prof. intermédiaires 5 1 6 5 0 9 5 0 Indépendants 7 0 2 5 0 15 0 0 Cette tendance nouvelle à voter plus fréquemment en faveur de l’extrême-droite est-elle corrélée à des profils particuliers ? On peut faire la comparaison entre les cadres votant pour la droite modérée et ceux votant en faveur de l’extrême-droite dans les deux pays où ils sont les plus nombreux, à savoir les Pays-Bas et la France. Pour les Pays-Bas, les données proviennent de l’ESS alors que pour la France elles proviennent du panel Cevipof 2002 car les cadres d’extrême-droite y sont plus nombreux. Quels sont alors les points communs et les dissemblances entre les deux pays ? Parmi les points communs, figurent tout d’abord le niveau de diplôme : aux Pays-Bas 60% des cadres d’extrême-droite n’ont pas dépassé le niveau des études secondaire ; en France, ils sont 48% à ne pas avoir dépassé ce niveau contre 29% des cadres votant pour la droite modérée. Un second point commun est constitué par l’âge : aux Pays-Bas, la proportion la plus importante de cadres électeurs de l’extrême-droite se retrouvent dans la tranche d’âge des 55-65 ans ; en France, 67% de ces mêmes cadres sont à la retraite. Corrélativement, un troisième point commun est le niveau globalement plus modeste des revenus, les cadres français votant à l’extrême-droite s’estimant en majorité faire partie des classes moyennes en général plutôt que du groupe des cadres en tant que tel. Un quatrième point commun tient au niveau plus élevé de libéralisme économique de ce groupe d’électeurs. Un cinquième point commun est leur niveau élevé de xénophobie : aux Pays-Bas, 54% des cadres électeurs de l’extrême-droite sont placés au sommet de l’indice de xénophobie (contre 27% des cadres votant pour la droite modérée) alors qu’en France ils sont 48% à dire qu’ils « approuvent tout à fait » (contre 6% chez les électeurs de la droite modérée) les analyses de Jean-Marie Le Pen sur les immigrés. Enfin, il semble que le vote d’extrême-droite soit corrélé avec le faible niveau de satisfaction ou d’autonomie au travail. Cela apparaît clairement aux Pays-Bas. En France, les données de l’enquête ESS confirment cette corrélation mais le nombre de cadres concernés est trop faible pour que l’on puisse s’appuyer sur ces résultats.

Il existe cependant des points de divergence entre les deux pays qui ne sont pas à négliger : alors qu’en France les proportions d’électeurs d’extrême-droite sont identiques chez les cadres du privé et les cadres du public, il n’en est pas de même aux Pays-Bas où les cadres

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du privé sont bien plus attirés par l’extrême-droite que les cadres du public. En France, les hommes sont plus attirés que les femmes par l’extrême-droite alors que c’est l’inverse qui prévaut aux Pays-Bas. On remarque également que les cadres votant pour l’extrême-droite aux Pays-Bas se déclarent être aux trois-quarts sans religion alors que la distribution des appartenances religieuses ne joue pas en France.

3. Le rapport au travail ou le poids des organisations

Le rapport au travail permet-il de distinguer les cadres des autres salariés ? Un premier indicateur est fourni par l’échelle de satisfaction au travail. Sur ce point, la situation est claire. En règle générale, les cadres sont plus satisfaits que les membres des professions intermédiaires de leur travail. Mais les écarts nationaux sont considérables. Les cadres français arrivent en dernière position : en moyenne, 44% d’entre eux s’estiment très satisfaits de leur travail contre 59% aux Pays-Bas ou en Suède et 69% au Danemark. Cette répartition nationale des résultats se retrouve dans les résultats du seul secteur privé. Dans le secteur public, en revanche, la situation est très diversifiée. Les résultats obtenus chez les cadres des deux secteurs sont identiques au Danemark et aux Pays-Bas, alors que les cadres du privé sont bien plus satisfaits de leur travail que les cadres du public en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. En Belgique, en Pologne et en Suède, c’est l’inverse qui prévaut avec des écarts considérables, sans doute dus à la mauvaise santé ou à l’instabilité du secteur privé dans ces trois pays.

La situation des cadres ne fait que refléter celle de la moyenne des salariés observés dans l’enquête et on remarquera à ce titre la très forte homogénéité sociale au Danemark ou aux Pays-Bas alors que la situation est bien plus diversifiée en Allemagne, en Belgique et en France. Paradoxalement, les membres des professions intermédiaires sont généralement (sauf en Pologne) moins satisfaits de leur travail que les employés et que les ouvriers, ainsi que le montre le tableau 9. A cet égard, la hiérarchie sociale au travail joue beaucoup moins que le modèle national.

Tableau 9 – Forte satisfaction au travail (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 60 55 64 41 49 56 47 54 Ensemble des cadres 68 61 69 44 53 59 52 59 Cadres du privé 65 64 69 48 55 59 49 52 Cadres du public 81 50 69 34 47 59 61 78 Prof. intermédiaires 57 52 64 38 47 52 53 55 Ouvriers, employés 62 56 63 39 48 58 41 51

L’autonomie professionnelle constitue une variable qui joue de manière décisive sur la satisfaction à l’égard du travail comme sur la propension à adopter une posture réformiste et à proposer des innovations sur les lieux de travail. L’autonomie professionnelle peut être étudiée à travers le jeu de plusieurs variables : l’influence que les salariés exercent sur l’organisation de leur journée de travail, sur leur environnement de travail, sur les décisions concernant l’orientation du travail et sur la définition des tâches. Ces quatre variables constituent bien une échelle statistique (alpha de Cronbach = 0,8) permettant de construire un indice d’autonomie au travail allant de 0 à 4. On ne retiendra ici que la distribution des salariés déclarant avoir une forte autonomie.

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De manière générale, les cadres bénéficient d’un plus grand degré d’autonomie et c’est en cela qu’ils se distinguent clairement des professions intermédiaires comme des ouvriers et des employés, sauf dans un pays, la France, où la proportion moyenne de cadres estimant disposer d’une forte autonomie est la plus basse de tous les pays européens étudiés12. En ce domaine, la différence entre secteur privé et secteur public ne joue que peu, l’autonomie étant presque toujours plus grande dans le secteur privé. Les variations nationales sont là encore considérables puisque les cadres danois, hollandais et suédois disposent de deux à trois fois plus d’autonomie que les cadres français. Il apparaît même que les ouvriers danois ou hollandais estiment disposer d’une plus grande autonomie que ne le font les cadres français.

Le degré d’autonomie joue de manière très sensible sur le degré de satisfaction générale à l’égard de la gestion des organisations dans lesquelles travaillent les salariés. La proportion de cadres très satisfaits est de 37% chez ceux qui ne disposent que d’une faible autonomie et monte à 66% chez ceux qui bénéficient d’une forte autonomie. De la même façon, plus les cadres sont autonomes et plus ils sont incités à proposer des améliorations ou des réformes puisque l’on passe, là encore, de 51% à 77% selon le degré d’autonomie

Tableau 10 – Les salariés disposant d’une forte autonomie professionnelle (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 19 11 34 14 21 26 8 30 Ensemble des cadres 44 25 57 22 43 44 32 56 Cadres du privé 44 26 56 22 45 46 31 56 Cadres du public 40 24 62 21 37 37 34 56 Prof. intermédiaires 27 20 51 24 35 34 21 46 Ouvriers, employés 18 10 32 13 15 25 5 25

L’importance stratégique de l’autonomie professionnelle se révèle également dans le fait qu’il existe une relation statistique régulière entre le fait d’être fortement autonome et le fait de s’impliquer davantage dans la vie sociopolitique. Les cadres disposant d’une forte autonomie professionnelle sont ainsi 44% en moyenne à s’impliquer fortement dans la vie sociopolitique, implication mesurée sur la base d’un indice (degré de politisation, degré d’engagement civique et fréquentation des associations), contre 35% de ceux qui ne disposent que d’une faible autonomie professionnelle. Cette relation statistique est vérifiée pour tous les pays étudiés : en France, on passe ainsi de 46% de forte implication sociopolitique chez les cadres autonomes à 39% chez ceux qui ne le sont pas et en Allemagne de 60% à 39%.

4. Syndicalisme ouvert et syndicalisme fermé

Il reste à savoir si cette autonomie joue sur la relation aux syndicats. Cette syndicalisation est extrêmement variable selon les pays étudiés, et particulièrement basse en France où, en moyenne, les cadres sont syndiqués à hauteur de 9%, ce qui correspond à peu près aux chiffres qui circulent par ailleurs13. La nature du secteur joue ici assez fortement car

12. Ce qui ne veut pas dire que les cadres français sont les plus nombreux à déclarer qu’ils disposent de l’autonomie la plus basse. La proportion de cadres français se retrouvant sur le degré 0 de l’indice d’autonomie professionnelle sont 47% contre 55% en Allemagne, 51% en Pologne, 45% en Belgique, 43% aux Pays-Bas, 38% en Grande-Bretagne, 29% au Danemark et 25% en Suède. L’autonomie professionnelle des cadres français est globalement « moyenne » à « basse », ce qui indique également une gestion relativement homogène des entreprises, contrairement à des pays comme le Danemark ou la Suède où coexistent des situations très contrastées. 13. On ne retient ici que les réponses des salariés affirmant être effectivement syndiqués au moment de l’enquête à l’exclusion des anciens syndiqués.

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les cadres du secteur public sont toujours bien plus syndiqués que ceux du secteur privé sauf, apparemment, en Belgique.

Tableau 11 – Taux de syndicalisation déclaré (%) BE DE DK FR GB NL PL SE Moyenne nationale 30 15 66 7 17 21 8 58 Ensemble des cadres 20 19 67 9 25 21 10 62 Cadres du privé 23 16 61 7 18 16 6 58 Cadres du public 10 27 85 19 45 32 23 74 Prof. intermédiaires 33 21 82 13 37 35 23 73 Ouvriers, employés 42 15 67 6 13 18 7 58

La syndicalisation, en moyenne, est assez fortement associée à l’autonomie professionnelle. Si l’on reprend l’indice d’autonomie professionnelle que l’on a calculé plus haut, on voit, en moyenne, que près de 30% des salariés faisant partie du groupe à forte autonomie sont syndiqués contre 11% de ceux qui appartiennent au groupe à faible autonomie. Chez les seuls cadres les mêmes proportions passent de 36% à 15%. On ne peut donc pas déduire de l’autonomie professionnelle une tendance à l’individualisation ou à l’isolement. Cette association s’explique bien entendu par les pratiques de certains pays (notamment le Danemark et la Suède) où une forte autonomie moyenne s’associe à un taux élevé de syndicalisation.

En soi, le fait d’être syndiqué ou non ne joue pas beaucoup sur la propension à proposer des améliorations dans le processus de travail ou dans l’organisation. Une analyse de régression montre que cette propension est avant tout liée à l’autonomie, puis à la nationalité des cadres et enfin à leur âge. Le « réformisme » est donc surtout lié aux conditions de travail existant dans chaque organisation et à la rencontre entre culture professionnelle et culture nationale en ce qu’elle peut définir des codes sociaux relatifs au respect de la hiérarchie ou à la solidarité vis-à-vis de ses collègues. Il faut également tenir compte du fonctionnement des syndicats et de leur efficacité intrinsèque.

A ce titre, les cadres, en moyenne et toutes catégories confondues, ne sont qu’une minorité à penser que les salariés peuvent avoir une réelle influence sur l’activité syndicale. Seuls le tiers des cadres belges, britanniques ou français contre près de la moitié des cadres allemands, danois ou suédois pensent ainsi pouvoir être écoutés des syndicats. Cette perception varie évidemment en fonction de l’adhésion ou non à un syndicat. Les sous-échantillons ne sont pas assez étoffés pour permettre une observation directe sur la population des cadres mais les résultats enregistrés sur l’ensemble des salariés montrent que seuls les syndiqués croient vraiment avoir une influence quelconque. La distance avec les non-syndiqués est particulièrement importante en France (25 points) et en Suède (31 points). Il en va de même en ce qui concerne le pouvoir réel que les cadres prêtent aux syndicats pour améliorer les conditions de travail. Le quart seulement des cadres britanniques, français, hollandais pensent ainsi que les syndicats ont un réel pouvoir, qui se décline évidemment selon une multitude de variables concernant le secteur d’activité ou la taille des organisations et que l’on ne peut traiter ici faute de représentativité statistique suffisante. Mais ce chiffre moyen baisse à 11% en Allemagne (ce qui traduit sans doutes les échecs syndicaux face aux réformes du gouvernement Schröder) et en Pologne et ne dépasse les 30% qu’en Belgique, au Danemark et en Suède. Là encore, c’est en France que l’écart moyen entre salariés syndiqués

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et non-syndiqués est l’un des plus importants (16 points), les premiers étant bien entendu plus souvent convaincus que les seconds de la portée réelle de l’action syndicale. On est renvoyé ici aux pratiques syndicales nationales, qui s’organisent globalement en deux groupes, celui où le syndicalisme est ouvert et celui où il reste fermé c’est-à-dire qu’il repose sur une interconnaissance forte et des codes d’accès sociaux ou politiques. Il clair que pour les cadres français, comme pour l’ensemble des salariés, l’action syndicale ne constitue pas une extension naturelle de la relation de travail et qu’elle relève toujours d’une logique de l’affrontement ou du conflit avec la hiérarchie, voire d’une initiation à l’action politique.

Conclusion

A l’image de l’ensemble des salariés, les cadres s’inscrivent donc dans des modèles sociopolitiques nationaux qui restent déterminants pour comprendre les comportements comme les systèmes de valeurs aussi bien sur le plan politique que dans le cadre de la relation de travail. On ne peut donc conclure à une forme quelconque d’européanisation des cadres, même si les instruments de travail, c’est-à-dire les entreprises et les administrations partagent de plus en plus les mêmes normes managériales ou les mêmes horizons stratégiques. Ce n’est pas parce que les cadres du privé comme du public sont appelés à utiliser les mêmes ressources organisationnelles qu’ils partagent un univers commun de valeurs et de représentations. Or il ne faut pas oublier que les instruments sont toujours interprétés et réinterprétés en fonction d’un environnement social particulier. On ne peut donc pas se contenter d’une sociologie des organisations ni d’un discours managérial didactique pour comprendre le monde des cadres en Europe. La relation qui existe entre les modes d’organisation et l’implication dans la vie sociopolitique, avec les conséquences que cela entraîne (notamment le degré de satisfaction à l’égard du travail ou la plus ou moins grande disponibilité des cadres à l’égard de certaines valeurs), montre bien que certains outils comme le management n’ont d’efficacité sociale réelle que placés dans le contexte social adéquat, à savoir, comme l’illustrent les exemples danois, hollandais ou suédois, un syndicalisme participatif, un accompagnement des salariés tout au long de leur carrière, une fluidité sociale plus grande des cursus à l’issue des études supérieures.

En France, les conditions sociales sont en revanche réunies pour faire du management un outil de pouvoir permettant d’augmenter la distance entre les cadres dirigeants et les cadres opérationnels, lesquels sont renvoyés à des tâches spécialisées et contrôlées. Ce sera sans doute l’un des effets les plus sensibles de la mise en œuvre de la LOLF dans les administrations françaises. Pour l’instant, la majorité des cadres français, du secteur privé comme du secteur public, subissent plus qu’ils ne maîtrisent la relation de travail et tendent à se réfugier dans le cercle familial, évitant l’investissement sociopolitique ou syndical. C’est tout le contraire que l’on observe au Danemark, aux Pays-Bas ou en Suède.

Une seconde conclusion tient au fait que le rapprochement sensible des modes de vie et de la sociabilité des cadres et des membres de professions intermédiaires n’a pas fait disparaître des stratégies et des choix politiques spécifiques. L’indifférenciation sociale apparente des deux groupes peut être interprétée comme un déclin de la catégorie des cadres ou bien comme l’application de normes plus générales impliquant une forme plus aiguë de dissimulation du capital social ou même du capital économique, sans doute liée à l’avènement de l’économie financière. On ne dispose pas de suffisamment d’informations sur les patrimoines et leur gestion pour creuser plus avant cette hypothèse mais on ne peut pas en tout état de cause conclure à l’absorption des cadres dans une classe moyenne élargie. Les cadres

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se distinguent toujours sur le plan sociopolitique et des professions intermédiaires et des professions indépendantes, encore plus libérales et attirées par le vote à droite.

Enfin, la distinction entre secteur privé et secteur public doit être maniée avec beaucoup de précaution. Sur bien des points, comme le degré de xénophobie, la confiance interpersonnelle, qui commande la propension à jouer la carte du contractualisme, ou bien le vote en faveur de la droite ou de la gauche modérées, le niveau de diplôme, le modèle national ou la religion priment l’appartenance à un secteur particulier. Cela est d’autant plus vrai que les frontières entre public et privé tendent à se dissoudre sur le plan organisationnel, comme l’illustre le cas des anciennes entreprises publiques françaises. Là encore, on mesure la force des valeurs sociopolitiques car il apparaît que les cadres du public, même dans les pays ayant souscrit largement et depuis longtemps au new public management, sont loin d’être convertis au libéralisme économique.

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Cahiers du GDR n°10

LES CADRES SUPERIEURS SONT- ILS EN TRAIN D’ECHAPPER AUX CONTRAINTES DES SOCIETES NATIONALES ? MOBILITE ET SEGREGATION SOCIALE DANS LES VILLES EUROPEENNES UNE ENQUETE COMPARATIVE EXPLORATOIRE

ALBERTA ANDREOTTI

MAITRE DE CONFERENCE, UNIVERSITE DE MILAN BICOCCA

PATRICK LE GALES

DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, CEVIPOF, SCIENCES PO

Avec la participation de Barbara da Roit (Université Bicocca Milan), Charlotte

Halpern (CEVIPOF Sciences Po) , François Bonnet (CEVIPOF Sciences Po et Columbia University) , Stefania Sabatinelli, (Centre d’Etudes Européennes de Sciences Po et Université Bicocca de Milan) Brigitte Fouilland, (Pôle ville Sciences Po), Javier Moreno (CISIS, Madrid), Julie Pollard (CEVIPOF, Sciences Po) Notre contribution à cette journée sur les cadres a pour objet la présentation d’une enquête en cours sur les cadres supérieurs dans plusieurs villes européennes : Paris, Madrid, Milan, Lyon, et soit Birmingham, soit Manchester. Précisons que nous ne sommes pas du tout des spécialistes des cadres à l’origine. Cet article propose un cadre d’analyse pour étudier la mobilité partielle, les stratégies d’exit des cadres supérieurs par rapport à la société nationale et dans les sociétés urbaines.

1. Mobilité, processus d’européanisation et d’érosion des sociétés nationales.

Notre travail n’a pas pour origine les travaux sur les cadres au sens français du terme (cf l’ouvrage fondamental de Boltanski, 1982, Groux, 1983, Bouffartigues, 2001, Cousin, 2004), qui ont essentiellement pour origine les cadres au travail. Notre intérêt pour les cadres supérieurs a pour point de départ nos travaux de sociologie urbaine dans des villes européennes (Bagnasco, Le Galès, 1997, Kazepov, 2004, Le Galès, 2003) notamment en Italie à Milan (Andreotti, 2006 à paraître), en France et en Grande-Bretagne; les travaux sur la ségrégation sociale et les processus de gentrification (Préteceille, 2002, Butler et Robson, 2001, Hamnett, 2004, et Savage et al., 2005) ainsi que les travaux sur les transformations des sociétés européennes (Crouch, 1999, Mendras, 1994, les publications de l’Observatoire du Changement Social en Europe).

Les sociétés européennes demeurent pour une large part des sociétés nationales construites pendant des périodes plus ou moins longues, structurées par des formes diverses d’Etat-nation depuis au moins le XIXème siècle. Les processus d’intégration, de différenciation sociale, de création des catégories et des hiérarchies se sont développés dans ce cadre. Pour différentes raisons qui ne sont pas évoquées ici, une partie de la littérature sociologique suggère que ce processus touche à sa fin. Alors que les études européennes étaient dominées par la question de l’intégration politique, une sociologie de l’intégration européenne est en train de se constituer qui nous paraît centrale pour analyser le changement social162.

162 Voir notamment les travaux en cours à paraître coordonnés par Adrian Favell et Virginie Guiraudon

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Notre argument de départ est le suivant : les processus de mondialisation et d’européanisation modifient les hiérarchies sociales nationales, en termes de prestige, de rapport au politique, de revenus mais aussi de valeurs.

Nous avons essayé de documenter et d’analyser par ailleurs les processus d’érosion des sociétés nationales. En effet, au sein de l’Europe occidentale, chaque société nationale a connu sa propre trajectoire, son propre développement en s’opposant les unes aux autres. Les différences de langues, de structures sociales, de cultures n’ont fait que se renforcer avec le développement de l’Etat-nation tout au long du XXème siècle. On retrouvait bien le processus Wébérien de double mouvement 1) de renforcement des frontières et de différenciation avec l’extérieur qui s’accompagne de l’organisation d’un ordre interne, et 2) d’homogénéisation progressive d’une société nationale…et ce, malgré les relations internationales ou le commerce international.

Pourtant, le processus de renforcement continu des sociétés nationales depuis plus d’un siècle touche peut-être à sa fin. Les réseaux transnationaux, les processus de mondialisation et d’européanisation, les demandes d’autonomie des villes et des régions remettent en cause le modèle de société nationale toujours plus homogène. Ces processus d’européanisation ou de globalisation sont contestés, variés, très inégalement avancés d’un secteur à l’autre, d’un endroit à l’autre, parfois déconnectés les uns des autres. Les sociétés, y compris les sociétés urbaines, s’organisent désormais dans l’interaction entre des échelles variées, enchevêtrées, parfois contradictoires. Cette modification des échelles s’analyse en partie en lien avec les transformations du capitalisme.

Un courant théorique interprète ces processus comme une transformation fondamentale des sociétés proposant de prendre au sérieux l’hypothèse de la formation d’une société mondiale, et en ce qui nous concerne éventuellement des éléments de société européenne. Autrement dit, la dynamique des flux, des interactions, des stratégies d’acteurs collectifs et individuels est telle que la société aujourd’hui serait en voie de recomposition à l’échelle mondiale à partir des processus de mondialisation. Des systèmes sociaux seraient en voie de constitution qui ne seraient plus articulés dans le cadre des Etats-nations. La culture, les représentations, les mouvements sociaux (y compris environnement et droits de l’homme), le capitalisme, c’est-à -dire les forces à l’avant garde de ces processus s’évadent des Etats-nations (exit). L’échelle mondiale serait ainsi le nouveau niveau de structuration des grands conflits (culturels et sociaux) des intérêts, et de leur régulation – par exemple pour les mouvements sociaux.

Ces dynamiques bouleversent les sociétés nationales et contribuent à une nouvelle répartition des inégalités. Pourtant, les Etats-nations ne disparaissent pas, ils deviendraient seulement moins pertinents dans la structuration des groupes sociaux, des conflits, des représentations, des répertoires d’action, des intérêts. Reprenant Weber et Hirschman, S.Bartolini, (1998) insistent sur le fait que la forme de l'Etat moderne "the case in which a strongly differentiated internal hierarchical order manages to control the external territorial and functional boundaries - and to correspondingly reduce exit options - so closely as to insulate domestic structuring processes from external influence....is simply the contingent historical result of specific configuration” (Bartolini, 1998, p. 9). Au-delà des cas d' “ exit ” les plus tranchés (par exemple sécession), des processus d’européanisation ou de mondialisation offre aux groupes sociaux les plus favorisés, ou les plus mobiles une capacité relative d'échapper aux contraintes des sociétés nationales soit, par l’exit soit, le plus souvent par des dynamiques d’exit partielles. Par hypothèse, presque mécaniquement, l'implication

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dans la contestation de cet ordre national risque de décroître pour les groupes qui disposent de ces capacités d’exit.

En d’autres termes, à condition de ne pas employer le modèle analytique d’Hirschman au sens le plus strict, plus les pressions extérieures existent et participent de la formation de la société, par exemple la société nationale, plus les opportunités existent pour des groupes, des organisations, des individus de jouer sur l’exit et moins sur « voice ».

Evidemment, ces capacités sont très inégalement réparties. Ceux qui ont le plus d'intérêt et de capacités à s’affranchir des contraintes du système constituent la plus grande menace potentielle soit pour la société nationale comprise dans ses interdépendances, soit pour l'autorité de l'Etat. Ces groupes peuvent obtenir des capacités supplémentaires d'influence pour faire évoluer le rapport de force et le système en leur faveur, par le simple fait de la possibilité “ d’exit ”. Ce processus produit donc une transformation importante pour les sociétés nationales et les sociétés urbaines. Partielle, limitée, la capacité d’exit, de sortie du système de ces individus et groupes fait peser des pressions fortes sur les sociétés nationales et réduit potentiellement les interdépendances entre groupes sociaux au sein d’une société nationale. Si comme le montrait E.Gellner, la société moderne nationale se caractérisait par le volontarisme des élites pour imposer une culture nationale et mobiliser l’ensemble de la société, condition nécessaire pour le développement économique et pour gagner des guerres, soit une interdépendance entre groupes sociaux, cette contrainte est désormais beaucoup moins forte. L’intérêt des groupes les plus mobiles pourrait être tout au contraire de se désengager totalement ou partiellement des sociétés nationales et d’inscrire leur trajectoire individuelle ou collective dans des réseaux professionnels mondialisés et des territoires particuliers, certaines villes, qui leur seraient favorables.

Par conséquent, des groupes sociaux, des individus, des organisations ont dans une certaine mesure une capacité d’évasion (exit) qui peut s’exercer soit à l’encontre de la ville, soit à l’encontre de la société nationale au sein de laquelle ils s’inscrivent. A l’inverse, d’autres groupes n’ont ni les ressources ni la possibilité d’échapper à leur ville, à leur quartier. Education, mobilité, voyages, réseaux professionnels, liens sociaux divers, donnent aux premiers, la possibilité de s’évader en partie (ou pour un temps) des contraintes sociales associées à une ville. La différenciation des espaces d’interaction ouvre le champ des possibles pour les individus, en termes d’appartenance et de négociation de leur inscription dans tel ou tel espace. Les individus peuvent, en principe, en partie choisir ou négocier leur appartenance territoriale, politique ou sociale, leur degré d’investissement et d’interaction. Mobilité et individualisation permettent des logiques de choix, d’elective belonging (Urry, 2005, Savage and al., 2005).

La société globale est pour l’instant largement virtuelle, des réseaux professionnels, des images, des gens mobiles, les flux contribuent à donner une image qui mobilise certains groupes.

Travailler sur les cadres supérieurs nécessite par conséquent de prendre en compte ces tensions : les réseaux transnationaux, les ancrages locaux, la comparaison des sociétés nationales et une société européenne en formation, les inégalités et les mobilités. Nous souhaitions apporter quelques éléments aux deux hypothèses générales suivantes :

Les recompositions des sociétés nationales (dont certains éléments viennent d’être esquissés) entraînent des processus nouveaux, approfondis ou renouvelés de différenciation sociale qui ne s’inscrivent pas seulement dans un cadre national.

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La mobilité internationale devient un élément déterminant de processus de différenciation sociale, un élément de distinction, de clivage entre différents groupes sociaux

2. Les cadres supérieurs (Upper middle classes) développent-ils des stratégies d’exit des sociétés nationales

2.1. Les cadres supérieurs et les opportunités offertes par les réseaux transnationaux La théorie sociologique nous a enseigné que des transformations sociales ou politiques

majeures, par exemple des changements d’échelle, conduisaient à des processus renouvelés de différenciation sociale. Historiquement, par exemple, la bourgeoisie de robe a renforcé ses positions avec le développement de l’Etat, les élites de gouvernement nationales se sont affirmées contre les bourgeoisies urbaines, les classes moyennes du secteur public ont connu une croissance et une influence politique forte avec le développement de l’Etat-providence.

Par conséquent, les groupes sociaux les plus concernés par les processus de mondialisation et qui ont l’opportunité d’en tirer avantage vont probablement voir leur situation se transformer en termes de statut, de prestige ou de revenu. Des ressources comme la mobilité peuvent être mobilisées par ces groupes afin de contester l’ordre social national existant, les hiérarchies de prestiges et de revenu ou bien pour s’engager dans des projets de modernisation, pour élaborer des formes nouvelles de l’intérêt général allant dans le sens de leur ambition. Ces processus, même limités, ont des répercussions importantes pour les groupes sociaux. Les groupes immobiles sont à l’écart. A l’inverse, les individus et groupes qui disposent des ressources pour jouer à l’échelle mondiale et qui développent des compétences, des expertises ou des produits particuliers voient s’ouvrir d’immenses opportunités.

Cela dit, dans tous ces processus, il est essentiel de raison garder et ne pas, pour l’instant, s’enthousiasmer trop rapidement pour les théories de la société liquide ou de la mobilité généralisée, des nomades qui circulent au-delà des frontières et des inscriptions nationales. Pour mémoire, on rappelle que malgré toute la politique européenne en faveur de la mobilité des biens et des personnes, seuls 1,5 à 2% des européens changent de pays, un chiffre à peu près stable dans le temps. D’après les chiffres du BIT, la moyenne est de 3% au niveau mondial. Ajoutons que seulement un peu plus de 7% des européens déménagent chaque année, (contre 16% aux Etats-Unis) et que dans la moitié des cas, ils restent dans la même région ou la même ville. L’Europe n’est pas une société de nomades « Europeans are born to stay, not born to run »163.

A propos de processus de différenciation sociale, J.Lagroye (1997, p.100) écrivait : « apparition de groupes sociaux disposant de ressources nouvelles, tendant de ce fait à s’organiser et à faire prévaloir leur intérêts propres, à affirmer leurs ambitions par rapport aux élites traditionnelles détentrices du pouvoir et pouvant ainsi servir de support et de stimulant à une action “ modernisatrice ” ».

Cette différenciation s’accentue avec le jeu imbriqué des échelles d’interaction pour les individus et les groupes, hiérarchies enchevêtrées et réseaux transnationaux au-delà des frontières. Ces terrains de jeu différenciés, par rapport à la société nationale, ouvre des marges de manœuvre pour les individus en termes de mobilité, de choix de résidence, de pratiques

163 Nous remercions Eloi Laurent de l’OFCE pour cette heureuse formule

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sociales, de formation d’identité, d’investissement de différentes ressources (dont le temps, le capital social) dans différents territoires. Savage et ses collègues (2005), à partir d’une enquête sur les cadres supérieurs à Manchester, affirment ce point avec vigueur : la mobilité va de pair avec l’individualisation renforcée, des logiques de choix territoriaux accentués pour les individus et les ménages, des stratégies d’investissement dans des quartiers et des villes, qu’il nomme « Elective belonging ».

Il nous semble également que ces mobilités partielles contribuent à complexifier ou à rendre plus floues les logiques nationales de stratifications, les hiérarchies de revenu et de prestige. Qui sont les cadres supérieurs ?

Dans les travaux français, il nous semble que les questions de ségrégation sociale ou scolaire sont surdéterminés par les stratégies et les choix des différentes sections des classes moyennes, et notamment les professions intermédiaires ou les professions intellectuelles supérieures. Ces couches moyennes notamment du secteur public ont animé les mouvements sociaux urbains liés aux équipements collectifs, aux écoles, au logement, ont joué un rôle majeur dans les transformations des sociétés urbaines dans les années 1970 et au début des années 1980. En revanche, sauf pour ce qui concerne les fractions les plus élitistes de la société (travaux des Pinçon-Charlot), il existe peu de travaux sur les cadres supérieurs, ou à tout le moins, au jour d’aujourd’hui nous n’en avons pas identifié beaucoup. A l’inverse, les travaux sur les cadres restent profondément ancrés dans des problématiques liées au travail comme on le voit par exemple dans l’enquête publiée par (Karvar, Rouban, 2004). Or la plupart de ces travaux soulignent avant tout la diversité des cadres et des cadres supérieurs. L’analyse inspirée de la théorie des classes ou des PCS est plutôt relayée en sociologie par des travaux plus précis de ce que Dubar appelle les « groupes professionnels » à savoir « un ensemble flou, segmenté, en constante évolution, regroupant des personnes exerçant une activité ayant le même nom doté d’une visibilité sociale et d’une légitimité politique suffisante, sur une période significative ……L’expression diffère de celle de « catégorie socio-professionnelle » par le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un classement administratif , mais de résultats de processus historiques souvent complexes, de longue durée, qui touche à la fois 1) à l’organisation sociale ; 2) au fonctionnement économique du marché du travail ; 3) aux significations objectives du travail (2003, p.51)

En relisant la littérature sur les cadres en France, nous avons été frappés par la relative faiblesse de travaux précis sur ces catégories de cadres supérieurs. Cette perspective féconde est difficile à croiser avec les questions qui nous intéressent, et ce d’autant plus que nous nous plaçons dans un cadre comparatif. Retenons de cette brève discussion que les cadres supérieurs constituent une catégorie peu précises, hétérogènes, sans doute marqués par des logiques de groupes et de réseaux professionnels.

L’intérêt pour les classes moyennes chez les sociologues remonte au développement de la bureaucratie dans les Etats-nation, puis au développement de l’Etat-Providence et à la « décommodification du marché du travail », qui profita notamment aux femmes (Esping Andersen, 1993). Les couches moyennes se sont massivement développées dans la période des « trente glorieuses », en lien avec le développement de l’intervention de l’Etat et des autorités locales dans un nombre croissant de domaine, notamment l’éducation et le social. La catégorie des « cadres », dans le débat français représente le pôle privé et division public/privé apparaît structurante dans de nombreuses enquêtes (de Singly, Thélot). Pendant

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cette période d’après guerre, que Jessop nomme « post war national keynesian welfare state », la réduction des inégalités a été régulière grâce au renforcement des politiques de redistribution.

L’intérêt pour les cadres supérieurs se justifie également par l’arrêt de la diminution des inégalités dans la plupart des sociétés européennes. En effet, différents travaux d’économistes sur la répartition des revenus suggèrent que les revenus des 5 à 10% les plus riches et ou les plus qualifiés ont tendance à croître à nouveau, une tendance très forte dans les pays où la redistribution est moins forte comme en Grande-Bretagne. Dans un pays comme la France, le travail désormais classique de Piketty (2001 p.180) a montré que la part du décile supérieur dans la répartition des salaires en France a été relativement stable tout au long du XXème siècle, entre 25 et 28% soit 2,5 fois le salaire moyen. Piketty montre également que le salaire moyen des couches supérieures a progressé en moyenne de manière parallèle au salaire moyen. Il met en évidence le fait que les salaires du décile supérieur ont plutôt légèrement décliné en part relative dans la période d’après-guerre mais qu’en revanche, depuis la fin des années 1980, ces salaires augmentent plus vite que les autres. Ces tendances s’observent dans différents pays, notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne de manière assez massive.

Pour rappel enfin, les dynamiques de l’emploi ont été très favorables aux cadres et cadres supérieurs depuis les années 1980. Si l’on prend la catégorie de l’INSEE « cadres et professions intellectuelles supérieures » le nombre est passé d’environ 2 millions en 1982 à 3,2 millions en 1999, soit 13% de la structure sociale. Enfin, si le salaire moyen des cadres était de 39.110 euros en 2005, de fortes dispersions existent puisque un petit pourcentage gagne plus de 80.000 Euros par an.

En général enfin, les cadres supérieurs en France se distinguent la plupart du temps par leur éducation et par le passage par une grande école, qui sont à l’avant-garde de l’internationalisation du système éducatif.

2.2. Des stratégies d’exit partiel dans une société globale virtuelle ou de renégociation au sein de la société nationale ?

Compte tenu de ce qui a été dit précédemment sur la crise des grands systèmes d’intégration nationaux, nous faisons l’hypothèse d’un lien entre processus de globalisation et différenciation des couches moyennes. Il nous semble, et nous reprenons différents auteurs sur ces points, par exemple L.Sklair pour la version néo-marxiste (2002), que les upper middle classes, ou cadres supérieurs, développent des stratégies particulières.

Nous faisons l’hypothèse qu’au-delà de ce que le sociologue Henri Mendras appelait « la constellation centrale », les classes moyennes, une fraction de cadres supérieurs accentue sa différenciation, son « exit partiel » de la société nationale.

Les cadres supérieurs sont parmi les populations les plus mobiles, leurs ressources propres, diplômes, réseaux professionnels et revenus leur permettent-ils de développer des stratégies d’exit partiel ? Il nous semble intéressant d’enquêter sur leurs modes de consommation, leurs pratiques culturelles, leurs réseaux amicaux, leurs investissements immobiliers afin de voir quelle est la part de stratégies transnationales. Les valeurs, les pratiques, la représentation de la société sont également susceptibles d’être différentes du reste de la société.

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L.Sklair (2001) analyse l’émergence d’une nouvelle classe sociale, une bourgeoisie mondiale mobile, capable de changer de pays, d’échapper aux contraintes des sociétés nationales qui comprendrait les élites nationales, les dirigeants d’entreprises, les hauts fonctionnaires, les principaux responsables politiques, les professions libérales, les élites de la culture, des médias, de la consommation, les consultants. Cette nouvelle bourgeoisie s’exprime en anglais, a appris les codes dans des entreprises, des universités et des cabinets de consultants anglo-saxons. Elle développe une culture mondialiste commune et des pratiques de consommation particulières. Cette société mondiale s’organiserait moins à partir de grands conflits et davantage à partir de réseaux professionnels, à partir des normes et des modèles d’excellence véhiculés au sein des professions (consultants, juristes, managers, universitaires, médecins, comptables, banquiers, publicitaires). La multiplication des réseaux professionnels transnationaux entraîne la multiplication des interactions, l’élaboration de modèles et de normes qui peuvent ensuite se diffuser. Les médias, par la comparaison, peuvent jouer efficacement le rôle de la mouche du coche tout comme les organismes internationaux (des associations professionnelles à la Banque mondiale) qui donnent leur label aux “ bonnes pratiques ” et décocher les mauvais points à ceux qui ne jouent pas avec les nouvelles règles. Le discours sur la mondialisation et ses bienfaits pour le bien commun est évidemment central pour la légitimation de ces processus et la domination du groupe social précité, pour établir en termes plus adéquat l’hégémonie de cette nouvelle classe sociale, une bourgeoisie principalement transatlantique.

Il nous semble par conséquent intéressant de regarder de près les cadres supérieurs qui sont, a priori, d’une part les individus les plus richement dotés en ressources (prestige, revenu, statut) et les plus actifs, les plus mobilisés dans les processus de mondialisation ou d’européanisation.

Si notre analyse du problème en termes d’exit partiel est pertinente, alors l’analyse des stratégies d’investissement de ressources à l’extérieur de la société nationale n’est qu’une des données. Il est aussi important de voir comment ces groupes parviennent à renégocier leur inscription nationale à partir de ressources mobilisées à l’extérieur. Sur ce point, différents travaux nous mettent sur la piste de transformations dans le cadre national, qui peuvent, si l’on arrive à préciser les mécanismes précisément, être liés à ces dynamiques à savoir :

Les pressions exercées sur l’école et le durcissement de la compétition scolaire, le développement d’une offre tournée vers les cadres supérieurs mobiles

Pour les grandes écoles, les stratégies d’internationalisation de leurs élèves et d’écart qui se creuse avec l’université sur cette dimension

Les mobilisations contre la pression fiscale pour les cadres supérieurs. Il n’est pas anodin de rappeler que l’impôt sur le revenu a diminué en moyenne de 15% dans les pays européens depuis vingt ans et que la concurrence fiscale et les menaces de départ qui y sont associées ne sont plus virtuelles pour ce qui concerne les grandes entreprises. Les capacités d’évasion fiscale pour les revenus des cadres supérieurs s’accroissent nécessairement lorsque les grandes entreprises développent des stratégies sophistiquées et systématiques d’évasion fiscale, qui peuvent être légales et qui contribuent à des rémunérations qui ne sont plus forcément accordées dans le cadre national.

Les premiers résultats des travaux de Préteceille sur la ségrégation en Ile-de-France (2006) mettent en évidence la différenciation croissante à Paris entre les stratégies des cadres ou cadres supérieurs du secteur privé qui semblent épouser le modèle de la « suburb » anglaise ou américaine à l’Ouest de Paris ou à Marne-la-Vallée et qui se

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distingue des cadres/cadres supérieurs du public, des professions intellectuelles concentrées par exemple dans plusieurs quartiers de Paris ou dans la première couronne. On observe l’inverse à Milan et à Manchester, Manchester où Savage suggère que l’on voit apparaître des sections de classes moyennes supérieures qui réinvestissent le centre-ville, et pas seulement en termes de gentrification.

Hypothèse 1) : Parce qu’ils ont des ressources importantes (revenu, prestige, statut), les cadres supérieurs sont les groupes qui sont le plus probablement concernés par ces logiques d’exit partiel ce qui leur permet de renégocier leur place dans la société nationale. Hypothèse 2) : hypothèse néo-marxiste, les dynamiques de globalisation du capitalisme conduisent à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie transnationale formée pour l’essentiel des cadres supérieurs résidant dans les grandes métropoles

3. Les cadres supérieurs dans les villes : la dimension cachée de la ségrégation « how people and places seek each other out »

Dans un article célèbre, critique des travaux de ‘l’école de « Nuffield College » sur la stratification sociale, Mike Savage (1988 puis 2005 et 2006) avait identifié la dimension spatiale manquante de ces travaux, à la suite des constats de Ray Pahl ou Herbert Gans. Dans le cas britannique, l’analyse de classe dans le cadre national ne permettait pas de voir ni la distinction rural/urbain, ni le rôle essentiel de Londres dans l’organisation de la mobilité sociale. Ceci n’est pas inconnu en France, on estime que les cadres supérieurs gagnent en moyenne 30% de moins lorsqu’ils ne résident pas dans la région parisienne. L’Ile-de-France est par ailleurs un territoire de concentration massive de cadres et de cadres supérieurs.

Les sociétés urbaines sont en partie structurées par des processus et des dynamiques qui s’inscrivent à l’échelle européenne ou mondiale. Les villes sont à l’avant-garde de ces transformations. Elles sont le centre de réseaux, le site privilégié d’interactions qui s’organisent au-delà de la société nationale ( Sassen, 1991, Storper, 1997, Veltz, 2005). Les populations des villes sont activement partie prenante des échanges commerciaux, culturels, de population qui s’organisent au-delà des frontières. Considérés à partir des villes et notamment les plus importantes d’entre elles, les processus d’européanisation et de mondialisation se renforcent d’ailleurs l’un l’autre. Les sociétés urbaines, quoiqu’enracinées dans des sociétés nationales sont désormais moins déterminées par l’Etat-nation, par les structures sociales nationales (Le Galès, 2003). Jusqu’à un certain point, la dynamique des groupes sociaux les plus mobiles et la différenciation sociale et culturelle en leur sein produit des effets de “désencastrement” par rapport aux sociétés nationales et parfois régionales. Ces dynamiques créent des pressions contradictoires de fragmentation mais aussi d’émergence de nouvelles demandes de régulation. Hypothèse 3) : les transformations en cours et les différenciations des couches moyennes au sens englobant du terme sont centrales pour l’organisation des grandes villes européennes, de leur centre-ville, des dynamiques de périurbanisation et des questions de mixité et de ségrégation.

La distinction classique du sociologue Robert Merton opposant les cosmopolitans au « locals » n’a plus de sens. Les agglomérations et les groupes sociaux qui les composent sont engagés dans des processus de globalisation divers et contradictoires. Ceci pose d’ailleurs un

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problème théorique et méthodologique majeur. Nous partons par conséquent du principe que les dynamiques sociales urbaines se comprennent dans des cadres locaux et nationaux en relation avec des dynamiques de globalisation.

En termes de prospective, il nous semble essentiel de prendre en compte le fait que les individus et les ménages n’ont plus le rapport un peu mécanique à la ville, au quartier, à l’agglomération qu’on leur prêtait. L’opposition entre les « locaux » et les « cosmopolitains » déterminait dans une certaine mesure l’investissement dans la vie de quartier ou dans la ville, une partie des rapports sociaux et des pratiques. Tout ceci était cohérent avec le sentiment d’appartenance.

Partant des travaux de Savage et d’autres sur l’elective belonging (idée d’appartenance choisie), nous faisons le constat que cela n’est plus forcément le cas aujourd’hui, que des différences existent entre sections des classes moyennes, entre villes, entre quartiers, entre pays. Comme l’avait montré la recherche de l’OCS dans les années 1970 et 1980 (cf l’ouvrage collectif L’esprit des lieux), les quartiers, les villes sont de plus en plus choisis par des groupes sociaux dans le cadre de stratégies familiales et professionnelles. Le fait d’être nouveau dans un quartier ou dans une ville ne détermine pas une attitude de retrait. Au contraire, certains groupes peuvent coloniser des espaces et des résidents historiques se retrouver en retrait. Des ménages nouvellement installés peuvent affirmer un très fort sentiment d’appartenance au quartier ou à l’agglomération, indépendamment des pratiques ou de l’enracinement.

Nous avons travaillé sur ces points en dialogue étroit avec les travaux, -très britanniques- de nos collègues Tim Butler, Chris Hamnett et Michael Savage. Résumant la problématique de Savage, Butler (2005) rappelle que :

« In constructing their argument about ‘elective belonging’, Savage and his colleagues note (following a long tradition in Sociology e.g. (Goldthorpe, Lockwood et al. 1969) that as societies become more complex and mobile, individuals become more privatised and that globalisation is leading to greater social differentiation. Within the differentiated social fields (work, leisure, residence, friendship) that their respondents operate across, they claim that ‘residential space is a key arena in which respondents define their social position’ (2007) – noting that it is the greatest fixity in relation to other fields in terms of defining one’s sense of ‘social location’ and allows access to other fields (work, culture and crucially education) I have proposed that gentrification and urban flight are concomitants of a tendency towards ‘mobile privatization’ which has accompanied deindustrialisation. We are no longer able to associate gentrification with class based theories of neighbourhood change in so far as they are based around existing notions of class and urban neighbourhood…Finally, Savage et al’s (Savage, Bagnall et al. 2005) study of four areas in and around the city of Manchester ….that based around a notion of ‘elective belonging’ in which as suggested by my own study of London, people seek out a specific habitus by choosing a place in which to live doing so through a differential deployment of cultural, economic and social capital. Savage however takes this further than the other two studies by proposing that it is this sense of ‘elective belonging’ by which people ‘manage’ the link between the forces of a global economy and the need for individual belonging at a time when the cultural associations of occupational class have all but disappeared for most of the population. »

Nous souhaitons donc travailler dans un premier temps sur les choix résidentiels et

leur représentation en relation avec la ville, l’agglomération, l’Europe et au-delà et sur les conflits entre différentes sections des cadres supérieurs. Les agglomérations de Londres,

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Milan ou Paris jouent notamment le rôle d’accélérateur d’ascension sociale pour des cadres supérieurs qui se distinguent des classes moyennes traditionnelles.

Nous faisons l’hypothèse que ce jeu des cadres supérieurs dans les quartiers et dans les villes va être structurant pour leur organisation. On retrouve ainsi des problématiques classiques de gentrification, ou de sécession urbaine de certains groupes. Nous souhaitons aller un peu au-delà et analyser finement les interactions en termes de rapport, de pratiques et de représentation du quartier, de l’agglomération, situées dans un contexte européen ou international. Leurs pratiques de loisirs ou professionnels révèlent un élargissement de leurs territoires de référence, une modification de leur espace de référence.

A l’inverse, contrairement à certaines affirmations sur les « nouveaux nomades » par exemple, nous pensons que les cadres supérieurs les plus cosmopolitains, ou globalisés de part leurs loisirs ou leur trajectoire professionnelle se bricolent aussi des investissements dans le quartier, la commune ou l’agglomération. Nous souhaitons analyser finement ces différentes interactions. Nous faisons l’hypothèse que les cadres supérieurs, ou une partie d’entre eux, est bien en train de prendre une certaine distance à l’égard du reste des classes moyennes ou de la société, mais pas forcément en termes de sécession. Ils se séparent dans certains domaines (éducation), moins dans d’autres. Nous essaierons de voir comment les individus des cadres supérieurs justifient leurs choix résidentiels en fonction de leur trajectoire, de leurs investissements dans le quartier, la ville.

Pour cela il nous faut explorer les interactions entre les perceptions du quartier, de la ville, les pratiques sociales, les trajectoires professionnelles, les stratégies de ménage, le capital social. Nous laissons volontairement de côté les questions d’école, pourtant centrale, car nos collègues Oberti, Préteceille et Van Zanten travaillent spécifiquement sur ce sujet et fournirons des données et des analyses complémentaires aux nôtres.

Tout ceci nous amène à analyser la place des cadres supérieurs dans les métropoles. Le débat français a été sur ce point structuré par la vision de la ville à trois vitesses présentée notamment par Jacques Donzelot contrastant d’une part la gentrification des classes supérieures, la périurbanisation des classes moyennes et la relégation des classes populaires. Dans le cadre du travail sur les processus de ségrégation dans la région parisienne du Pôle ville/métropolis/cosmopolis du Centre d’Etudes Européennes de Sciences Po164 nous avons tendance à rejeter cette tripartition de l’espace (cf Préteceille, 2006, pour une analyse extrêmement précise et précieuse des logiques de différenciation sociale au sein des communes de la région parisienne sur moyenne période). Pour ce qui concerne les classes supérieures, Cousin (2005) et Préteceille suggèrent de distinguer au moins trois dynamiques différentes pour les classes supérieures : une dynamique de gentrification (au sens étroit du terme définit par Hammett, voir aussi Butler 2005165), une dynamique d’embourgeoisement de quartiers anciens et une dynamique plus politique de refondation de quartiers par ce que

164 groupe animé par Edmond Préteceille, avec Patrick Simon, Marco Oberti, Bruno Cousin, François Bonnet et nous-mêmes. 165 En d’autres termes, comme le montre précisément Butler, l’importation du terme de « gentrification » pour les classes supérieures devrait être utilisé avec beaucoup plus de parcimonie car les processus sont plus divers. A l’origine, comme le rappelle cet auteur, le terme fut forgé par Ruth Glass : « One by one, many of the working class quarters of London have been invaded by the middle-class - upper and lower - shabby modest mews and cottages … have been taken over when their leases expired, and have become elegant, expensive residences. Larger Victorian houses, downgraded in an earlier or recent period - which were used as lodging houses or were otherwise in multiple occupation - have been upgraded once again … Once this process of ‘gentrification’ starts in a district it goes on rapidly until all or most of the working class occupiers are displaced and the whole social character of the district is changed.» (Glass 1964: xviii)

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Bruno Cousin appelle « arasement/refondation » proche des grands centres d’affaires à Londres, Milan ou Paris (Levallois-Perret par exemple).

Le terme de gentrification recouvre désormais des réalités fort différentes en géographie, où la littérature est considérable, et en sociologie. Dans les acceptions les plus récentes (Atkinson et Bridge, 2005, Butler 2005), le terme définit un chantier de recherche qui vise à établir des liens, les interactions entre les dynamiques des flux plus ou moins transnationaux et globalisés d’une part, et des logiques de localités, de dynamiques sociales localisées d’autre part. Ce qui nous intéresse ici est de comprendre ces médiations entre des processus et des pratiques en partie localisées, en partie globalisées. Hypothèse 4) : Au-delà de l’image facile des nomades, les cadres supérieurs sont à la fois des cosmopolitains et des locaux. Ils font des choix résidentiels qui ne sont pas seulement le reflet de structures existantes mais au-delà des logiques de gentrification ou de sécession, ils effectuent des choix résidentiels qui contribuent à la formation d’identités individuelles et collectives.

Exit transnational + - Urban exit/secession + Nomades Immobile Retreat from the city - Mobile and locally rooted Immobile and locally rooted Capital social et réseaux

Une autre façon de voir dans quelle mesure les cadres supérieurs tendent à s’extraire de leur cadre stato-national de référence est d’investiguer le capital social et les réseaux sociaux mobilisés par les individus. Dans cette enquête on va mettre en relation le concept de capital social et de réseaux individuels à la configuration du quartier. Différents types de réseaux peuvent entraîner un différent déploiement du capital social personnel mais, par extension, du quartier aussi (Butler, Robson, 2001). Cela signifie que les stratégies des couches moyennes ou des bourgeoisies salariées dans l’organisation des liens sociaux personnels, et de leur utilisation, peuvent avoir un effet important sur l’organisation du quartier et sur sa cohésion sociale.

Dans la majorité des études urbaines, le concept de capital social a été utilisé pour étudier les quartiers les plus défavorisés (Maloney et al., 1999), la problématique portant souvent sur l’importance de la participation horizontale des citoyens dans les communautés locales et de leurs interactions avec les institutions (typiquement le gouvernement local). Cela s’inscrit dans la tradition de Tocqueville et plus récemment de Putnam (1995, 2000) : participer à des associations formelles au niveau local crée les bases pour « une confiance généralisée, de la coopération et des réseaux ». La dynamique du capital social dans les études urbaines a donc été conçue en termes d’amélioration des situations des communautés économiquement désavantagées et socialement déstructurées. Cependant, dans cette tradition de recherche, la définition du capital social-risque est de faire disparaître l’acteur individuel et ses choix dans l’analyse concrète166. L’approche micro-sociologique, qui s’inspire principalement de Bourdieu (1980) et de Coleman (1988, 1990) et qui fait référence aux réseaux sociaux comme fondement du capital social, échappe à ce risque et se révèle plus 166 Pour une critique plus détaillée de cette approche on renvoie à : Andreotti , Barbieri, 2003.

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fructueuse. Considérer directement les réseaux personnels (et pas seulement la participation aux associations) nous permet de déplacer l’attention des quartiers pauvres à tous les milieux.

En suivant Bourdieu, on va définir le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter-connaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensembles d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes mais sont aussi unis par des liaisons permanentes (…) le volume du capital social que possède un individu dépend de l’étendue du réseau des liaisons qu’il peut mobiliser de façon effective ainsi que du volume du capital économique, culturel ou symbolique possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié ». (1980 : p. 2).

Une telle définition esquisse déjà le programme de recherche et impose aussi la méthodologie d’enquête des réseaux, qui doit tenir compte du nombre des personnes mentionnées, mais aussi de leurs ressources culturelles, matérielles, en matière d’informations et de compétences. Donc, l’analyse considérera l’interaction entre les différentes formes de capital possédées par les différents groupes de la bourgeoisie et leur déploiement en relation à l’espace urbain.

Partant des travaux de Savage (2004), on fait l’hypothèse 5 que la morphologie des réseaux et le type du capital social changent en fonction des différents groupes interviewés et de leur localisation dans l’agglomération. Par exemple, on peut s’attendre qu’il y ait des différences entre les cadres supérieurs du centre ville et ceux de la ceinture péri-urbaine, entre les cadres du public et ceux du privé, etc.. On va voir quels types de ressources les interviewés peuvent mobiliser (toujours en relation avec l’espace), et si on peut identifier le capital social encastré dans ces réseaux comme bridging ou bonding (Putnam, 2000) ; c’est-à-dire voir si les réseaux sont respectivement plutôt fermés (pas de liaisons avec d’autres groupes sociaux) ou bien ouverts (liaisons avec d’autres groupes sociaux), tout en sachant que la littérature sur l’argument nous prévient que les stratégies des middle classes sont plutôt de fermeture.

Enfin, on fait l’hypothèse que les stratégies de gentrification – qui ne sont pas les mêmes partout (Butler, 2001) – ont des résultats différents selon le type de capital social mobilisé par les habitants. On estime que la diffusion d’un capital social du type bridging entraînera un climat plus favorable dans le quartier ou les différents groupes sociaux se mêlent et ont des échanges fréquents. Ainsi, les personnes qui utilisent peu le quartier ou qui l’utilisent seulement de façon instrumentale y investissent moins et vont moins développer ce climat favorable.

4. Une enquête comparative par questionnaire dans des quartiers de grandes métropoles européennes.

Pour terminer, cette contribution présente brièvement les paramètres d’une enquête comparative en cours de réalisation à Paris, Milan, Madrid, Lyon et Manchester. Opérationnalisation de la catégorie « cadres supérieurs » : des managers et ingénieurs publics et privés

La recherche que nous avons commencée à mener est clairement exploratoire. Nous ne sommes pas capables d’identifier clairement des groupes parfaitement comparables de cadres supérieurs dans différents pays, ni de mobiliser des données quantitatives comparables de cadrage.

Nous avons effectué un premier choix d’opérationnalisation de la catégorie pour l’instant mal définie de « cadres supérieurs » ce qui correspond en gros dans le cas français à

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une partie de la PCS 3. Nous avons donc opéré à des choix pour effectuer cette recherche car malgré les difficultés inhérentes à ces définitions, la comparaison nous semble importante pour la problématique précisée.

Nous avons décidé de définir d’abord nos cadres supérieurs comme des salariés du public et du privé, ce qui écarte les chefs d’entreprise, les professions libérales, les professions intellectuelles supérieures, notamment toute l’éducation nationale et la recherche souvent trop présents dans les enquêtes. Pour ce qui concerne la France, les cadres supérieurs peuvent se définir ensuite à partir d’un niveau d’étude qui correspond à bac plus 5 (ex DESS, aujourd’hui Master) avec le plus souvent un passage par une grande école ou quelque chose d’approchant. Troisième élément de définition, repartant de la définition originale, nous considérons qu’un cadre doit « encadrer » c'est-à-dire qu’il ou elle ne travaille pas en solitaire et qu’il ou elle a la responsabilité d’une équipe, même si elle est de taille limitée. Enfin, nous avons cherché à identifier des catégories de cadres supérieurs qui ont le plus de chance de pouvoir être comparés. Nous sommes bien conscients des limites méthodologiques d’une comparaison dans ce cadre, l’un d’entre nous en a fait l’expérience difficile sur les couches moyennes167. Les catégories utilisées dans les grandes enquêtes quantitatives sont trop générales pour nous et présupposent des cohérences à un niveau trop élevé de généralité. Nous avons décidé de travailler sur les groupes « managers et ingénieurs ». Ces groupes ne sont pas aussi précis que l’on pourrait le souhaiter mais dans le contexte français cela nous donne un point d’entrée relativement bien déterminé. En termes comparatifs rien n’est simple et il est clair que le terme « ingénieur », un groupe professionnel au sens français du terme, n’a pas la même signification en Angleterre, en Espagne ou en Italie. Une partie de notre travail va consister, pour chacun des pays étudiés à préciser l’histoire et la signification des catégories « cadres supérieurs » mais aussi « managers et ingénieurs » dans des structures sociales différentes (rôle des dirigenti en Italie, analyse de la service class en Grande-Bretagne). Choix des villes : Des grandes métropoles européennes

Le choix des villes répond à nos hypothèses sur la globalisation. Nous voulons différencier des grandes villes européennes comme Lyon, Milan, Madrid et Manchester qui sont très comparables sur le plan de la taille, de la diversité économique, des deux grandes mégapoles européennes que sont Londres et Paris. Nous avons choisi de travailler d’abord sur Paris, Lyon, soit les deux plus grandes métropoles françaises qui concentrent les plus fortes proportions de cadres supérieurs. Le choix de Milan et de Madrid répond à la même logique. En Grande-Bretagne, nous allons étudier (sans doute Birmingham) tout en réutilisant les résultats des enquêtes menées par Tim Butler à Londres et à Manchester par Michael Savage et son équipe. Questionnaire en face à face

Notre recherche implique évidemment un travail de cadrage à partir de données quantitatives sur les cadres supérieurs. Il nous a semblé pourtant important d’élaborer un questionnaire pour obtenir des données originales correspondant à notre problématique. Comme il s’agit d’une enquête exploratoire, nous avons fait le choix d’un questionnaire assez long de 80 questions (1h30) administré en face à face et enregistré. Le questionnaire est joint en annexe. Il comprend des questions sur la trajectoire résidentielle et professionnelle de la personne interviewée, des questions sur les réseaux sociaux (tirés

167 cf Le Galès et Oberti, les couches moyennes en Europe.

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d’autres enquêtes classiques sur les réseaux sociaux), des questions sur les pratiques sociales et des questions sur les valeurs (tirées notamment des enquêtes CEVIPOF). Thèmes du questionnaire :

• Trajectoire résidentielle • Trajectoire professionnelle • Réseaux sociaux (pratiques, localisation) • Pratiques (déplacement, utilisation de services, ….) • Représentations et valeurs

Dans la mesure du possible nous nous sommes inspirés de questions posées par Butler à Londres, par Savage et son équipe à Manchester et par Adrian Favell qui a effectué une belle enquête comparative sur les cadres supérieurs étrangers résidant à Paris, Londres et Bruxelles168.

Le questionnaire comprend pour l’essentiel des questions fermées, afin de faciliter le traitement comparatif mais aussi quelques questions plus ouvertes qui feront l’objet d’un traitement qualitatif. En particulier pour ce qui concerne les réseaux, on utilise la méthode du ‘Name generator’ (Fisher, 1982), combinée à celle de ‘Ressources generator’ (Van der Gaag, Snijders, 2004; Lin, 2001). Dans la mesure où l’enquête porte sur les réseaux sociaux, il est important que les interviewés ne fassent pas partie des mêmes cercles, afin d’éviter une trop grande uniformité des données. On diversifie au maximum les filières de recrutement des interviewés (écoles, clubs, rubrique téléphonique, parcs jeux pour les enfants, etc.).

Enfin, s’agissant d’une enquête principalement qualitative, on n’a pas l’ambition d’établir une description exhaustive du quartier, mais de caractériser des pratiques et des réseaux similaires ou différents d’après les typologies de personnes interviewées. Choix des quartiers, choix des interviewés

Nous avons repris des méthodes d’échantillonnage et de représentations de quartiers expérimentées notamment par M. Savage à Manchester, et nos collègues M. Oberti et E. Préteceille à Sciences Po.

Pour effectuer une comparaison intra-urbaine et interurbaine contrôlée, les objets d’études doivent être correctement resitués dans l’espace social et dans des espaces urbains définis en fonction de la composition de leur population. Pour le choix des quartiers dans les cinq villes, on fera référence à des travaux déjà existants dans les différents pays. Pour la région parisienne, nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur les travaux remarquables d’Edmond Preteceille (2003) sur la ségrégation - mixité sociale et son analyse factorielle et typologique de l’Île-de-France. Cette source a été précieuse pour identifier nos quartiers. Pour Milan et son aire métropolitaine (qui correspond approximativement à la Provincia), on utilisera la carte de l’« indice de status » incluse dans l’Atlante dei bisogni delle periferie milanesi (Martinotti, Zajczyk, Boffi, 2000) mais aussi l’analyse de Préteceille et Cousin réalisée à partir des données de l’ISTAT. Pour Londres et Manchester, on utilisera les travaux de Tim Butler, Garry Robson et Mike Savage (1995; 2003) et les données statistiques du recensement. Même chose pour Madrid.

168 A paraître en 2006 chez Blackwell dans la série « Studies of urban and social change » sous le titre « Eurostars in Eurocities ».

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A Paris, nous avons fait le choix de six quartiers/communes (groupement d’IRIS) identifiés à partir de deux variables : 1) ville centre/banlieue) et 2) concentration de cadres supérieurs – un quartier de mixité sociale, un quartier de cadres supérieurs et cadres moyens, et un quartier comprenant essentiellement des cadres supérieurs (environ 70%). Pour Paris les quartiers retenus sont les IRIS suivants

• Beaugrenelle/Charles Michel, dans le 15ème arrondissement • Le 17ème nord (frontière avec Levallois Perret, nord Batignolles), • La partie du 10ème frontalière du 9ème arrondissement entre gare du nord et

Poissonnière Banlieue :

• Le Vésinet, • Savigny sur Orge • Fontenay sous Bois

Dans chacun des quartiers ou communes retenues, nous devons effectuer 50 entretiens.

Compte tenu du temps nécessaire et des moyens dont nous disposons, dans les autres cas, nous ne choisirons que quatre cas par métropole et nous effectuerons 30 entretiens par quartier.

La sélection des interviewés se fait par différents moyens : mobilisation de différents réseaux, consultation d’annuaires, de grandes écoles, parents d’élèves de lycées, associations.

L’important pour nous est de trouver nos interviewés et d’éviter les effets boule de neige puisque nous travaillons sur les réseaux sociaux. Interviewer plusieurs personnes d’un même immeuble a parfois constitué une bonne ressource. Nous n’avons pas le choix d’interviewer systématiquement les hommes et les femmes lorsqu’il s’agit d’un couple. Nous veillons à avoir des femmes dans notre échantillon. Cependant, lorsque c’est possible et même si le conjoint n’est pas un cadre supérieur, l’interview du conjoint s’avère particulièrement intéressant. La deuxième étape méthodologique est plus ethnographique. L’objectif est de repérer dans les quartiers les espaces et les services les plus importants pour la socialisation, comprendre les éléments de société locales dans les cas étudiés.

Les données construites au cours de ces entretiens seront soumises à une analyse classique fondée sur leur retranscription et leur relecture extensive. Ensuite (afin de valider ultérieurement les résultats obtenus et de procéder plus systématiquement à l’identification des pratiques qui caractérisent les habitants de chacun des quartiers étudiés) le corpus recueilli pourra être étudié avec le logiciel d’analyse Nudist ou Atlas, grâce auxquels il est possible de recenser de manière exhaustive l’ensemble des arguments mobilisés dans les entretiens. De plus, grâce à la richesse des données sur les réseaux, on sera capable de construire des index de capital social personnel (Van der Gaag, Snijders, 2004) et de voir si la base locale (enracinement dans le quartier en créant un climat favorable pour tous les habitants) existe encore. Une équipe pour la comparaison

Notre travail s’appuie sur une démarche comparative. Les recherches comparatives européennes sont en général de deux ordres : 1) des équipes de différents pays répondent ensemble, d’où des coûts élevés de coordination et de transaction et un investissement essentiellement en termes de coordination, et non pas de recherche originale169 ou 2) une

169 toute référence à des expériences de recherche dans le cadre des programmes cadres de l’Union européenne serait fortuite

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équipe nationale fait toutes les enquêtes dans les pays comparés, dans ce cas la cohérence est garantie mais la qualité des travaux empiriques souvent pauvres. Ces deux démarches souffrent de nombreux défauts et tendent à donner des résultats de recherche souvent décevants. Notre démarche est différente. Notre équipe réunit un groupe de chercheurs et de doctorants qui ont été formés depuis plusieurs années à la recherche urbaine comparative en Europe et notamment sur les trois pays que nous étudions ici, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. C’est un groupe de travail qui partage une culture théorique de sciences sociales européennes, une connaissance approfondie de plusieurs pays, une formation sérieuse et une expérience de comparaison inter-ville et internationale. Ce groupe a été formé depuis environ trois ans.

(voir notre site URBEUROPE http://www.urban-europe.net/the_project.htm et les différentes activités)

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