dubet, les inégalités multipliées

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Fiche de lecture: F. DUBET, Les inégalités multipliées , l'Aube, Seuil, 2000. De nos jours le principe d'égalité semble être appliqué dans la plupart des sociétés post- industrielles. Pourtant, après une période pendant laquelle les inégalités ont paru se réduire, ces dernières connaissent un regain d'importance quel que soit le pays observé, son système politique ou sa situation économique. Contrairement aux idées reçues, le capitalisme et la mondialisation n'en sont pas les seules causes. Il faut en effet non seulement prendre en cause les variations et spécificités nationales, mais également l'évolution des inégalités à travers les différents registres de celles-ci: les pays partagent les mêmes « lois » du capitalisme, ce qui les distingue est la façon dont les acteurs et systèmes politiques se comportent ensuite; de plus, au sein d'une même nation la seule prise en compte du revenu ne suffit plus à établir une échelle d'inégalité tangible, il faut considérer plusieurs critères d'inégalités et la situation des individus. Les sociétés modernes sont confrontées à une tension engendrée par la co-existence d'un système économique capitaliste et d'un système politique démocratique qui prône l'égalité entre les personnes. Dans un modèle de démocratie parfaite, les inégalités subies par un individu ne peuvent être basées sur sa naissance, ni sur la tradition, mais proviennent de son activité et de son succès par rapport aux autres acteurs, autrement dit de l'acquisition des statuts individuels. L'égalité de base et l'égalité des chances permettent de différencier les inégalités justes et injustes. La rencontre de l'égalité démocratique et des inégalités engendrées par le système capitaliste est à l'origine des politiques sociales de l'Etat-providence durant les « Trente Glorieuses » qui ont permis de réduire certaines inégalités, mais d'autres ont subsisté, voire se sont accrues. La « crise » de ces vingt-cinq dernières années présente une rupture face au modèle idéalisé de cette période. Les inégalités n'ont en rien disparu, elles ont changé de domaine et ne sont plus visibles avec les mêmes indicateurs qu'auparavant. Les barrières ont été remplacées par des niveaux. Malgré la démocratisation des biens et des genres de vie, il reste des marques de distinction plus nuancées et des niveaux de vie distincts. L'offre scolaire, des biens de consommation, des soins, du logement, etc, s'est largement élargie. Cette démocratisation, certes incontestable, est d'un autre côté ségrégative: la reproduction sociale demeure. Par exemple, les longues études sont devenues fréquentes mais les filières sont clairement plus hiérarchisées. Cette crise se caractérise également par une fragmentation du marché du travail: il y a celui des carrières stables et correctement rémunérées, celui des emplois précaires et instables, des micro-marchés qui leur sont intermédiaires avec les sphères de sous-traitances, d'intérims, de stages, etc. La variabilité des statuts au sein d'une même activité est très étendue, en fonction des caractéristiques de la main-d'oeuvre et de l'entreprise. Le sexe, l'âge, la formation et l'origine sont autant de critères de différentiation sociale mise en évidence par la segmentation du marché du travail: les inégalités sont éprouvées en premier lieu par des individus socialement « typés ». L'analyse structurelle de la société ne se limite plus aux clivages entre détenteurs des moyens de production et salariés. La question sociale tourne aujourd'hui autour de la fracture sociale qui oppose les nantis aux exclus, la ville à la banlieue. Au-delà des classes, il faut distinguer plusieurs ensembles au sein desquels se jouent des rapports particuliers: les compétitifs performants sur le plan international, les protégés indispensables au bon fonctionnement des institutions, le secteur précaire, et les exclus survivant grâce aux différentes politiques sociales et à l'économie souterraine. Chacun vit donc dans un double registre d'inégalités définit par la hiérarchie interne au groupe et par la hiérarchie entre ces groupes. Les rapports de domination ne sont plus le fait des classes mais se manifestent plus ou moins selon les individus et les domaines évoqués. La disparition des barrières a donné naissance à de nouveaux mouvements sociaux qui revendiquent encore plus d'égalité: cela s'explique par la conscience qu'il subsiste des niveaux alors que les individus sont pourtant reconnus comme fondamentalement égaux. L'exemple des femmes est probant: si elles ont accès au marché du travail, elles sont sujettes à de nouvelles inégalités, telles que les écarts de salaires, le cantonnement à certains domaines d'emplois, le surcroît de travail dû aux tâches ménagères qui leur incombent encore, etc. En termes d'origine ethnique, les inégalités n'ont pas diminué non plus mais sont ressenties comme étant plus fortes par la génération des enfants d'immigrés: quand leurs parents ne rêvaient que de retourner au pays, les

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Un excellent essai d'inspiration bourdieusienne sur le système scolaire, la (prétendue) méritocratie et l'intégration de l'échec.

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Page 1: DUBET, Les Inégalités multipliées

Fiche de lecture: F. DUBET, Les inégalités multipliées, l'Aube, Seuil, 2000.

De nos jours le principe d'égalité semble être appliqué dans la plupart des sociétés post-industrielles. Pourtant, après une période pendant laquelle les inégalités ont paru se réduire, ces dernières connaissent un regain d'importance quel que soit le pays observé, son système politique ou sa situation économique. Contrairement aux idées reçues, le capitalisme et la mondialisation n'en sont pas les seules causes. Il faut en effet non seulement prendre en cause les variations et spécificités nationales, mais également l'évolution des inégalités à travers les différents registres de celles-ci: les pays partagent les mêmes « lois » du capitalisme, ce qui les distingue est la façon dont les acteurs et systèmes politiques se comportent ensuite; de plus, au sein d'une même nation la seule prise en compte du revenu ne suffit plus à établir une échelle d'inégalité tangible, il faut considérer plusieurs critères d'inégalités et la situation des individus.

Les sociétés modernes sont confrontées à une tension engendrée par la co-existence d'un système économique capitaliste et d'un système politique démocratique qui prône l'égalité entre les personnes. Dans un modèle de démocratie parfaite, les inégalités subies par un individu ne peuvent être basées sur sa naissance, ni sur la tradition, mais proviennent de son activité et de son succès par rapport aux autres acteurs, autrement dit de l'acquisition des statuts individuels. L'égalité de base et l'égalité des chances permettent de différencier les inégalités justes et injustes. La rencontre de l'égalité démocratique et des inégalités engendrées par le système capitaliste est à l'origine des politiques sociales de l'Etat-providence durant les « Trente Glorieuses » qui ont permis de réduire certaines inégalités, mais d'autres ont subsisté, voire se sont accrues.

La « crise » de ces vingt-cinq dernières années présente une rupture face au modèle idéalisé de cette période. Les inégalités n'ont en rien disparu, elles ont changé de domaine et ne sont plus visibles avec les mêmes indicateurs qu'auparavant. Les barrières ont été remplacées par des niveaux. Malgré la démocratisation des biens et des genres de vie, il reste des marques de distinction plus nuancées et des niveaux de vie distincts. L'offre scolaire, des biens de consommation, des soins, du logement, etc, s'est largement élargie. Cette démocratisation, certes incontestable, est d'un autre côté ségrégative: la reproduction sociale demeure. Par exemple, les longues études sont devenues fréquentes mais les filières sont clairement plus hiérarchisées.

Cette crise se caractérise également par une fragmentation du marché du travail: il y a celui des carrières stables et correctement rémunérées, celui des emplois précaires et instables, des micro-marchés qui leur sont intermédiaires avec les sphères de sous-traitances, d'intérims, de stages, etc. La variabilité des statuts au sein d'une même activité est très étendue, en fonction des caractéristiques de la main-d'oeuvre et de l'entreprise. Le sexe, l'âge, la formation et l'origine sont autant de critères de différentiation sociale mise en évidence par la segmentation du marché du travail: les inégalités sont éprouvées en premier lieu par des individus socialement « typés ». L'analyse structurelle de la société ne se limite plus aux clivages entre détenteurs des moyens de production et salariés. La question sociale tourne aujourd'hui autour de la fracture sociale qui oppose les nantis aux exclus, la ville à la banlieue. Au-delà des classes, il faut distinguer plusieurs ensembles au sein desquels se jouent des rapports particuliers: les compétitifs performants sur le plan international, les protégés indispensables au bon fonctionnement des institutions, le secteur précaire, et les exclus survivant grâce aux différentes politiques sociales et à l'économie souterraine. Chacun vit donc dans un double registre d'inégalités définit par la hiérarchie interne au groupe et par la hiérarchie entre ces groupes. Les rapports de domination ne sont plus le fait des classes mais se manifestent plus ou moins selon les individus et les domaines évoqués.

La disparition des barrières a donné naissance à de nouveaux mouvements sociaux qui revendiquent encore plus d'égalité: cela s'explique par la conscience qu'il subsiste des niveaux alors que les individus sont pourtant reconnus comme fondamentalement égaux. L'exemple des femmes est probant: si elles ont accès au marché du travail, elles sont sujettes à de nouvelles inégalités, telles que les écarts de salaires, le cantonnement à certains domaines d'emplois, le surcroît de travail dû aux tâches ménagères qui leur incombent encore, etc. En termes d'origine ethnique, les inégalités n'ont pas diminué non plus mais sont ressenties comme étant plus fortes par la génération des enfants d'immigrés: quand leurs parents ne rêvaient que de retourner au pays, les

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descendants sont assimilés économiquement sans l'être culturellement et deviennent alors une minorité mise à l'écart dans le regard de celui qui les réduit à leur origine et les stigmatise. L'âge est également un facteur discriminant: les jeunes sont nettement plus touchés par le chômage que leurs aînés, ce qui n'était pas le cas au cours des « Trente Glorieuses ». La dévaluation des diplômes et la hausse du coût d'entrée dans la vie d'adulte creusent encore les inégalités. La localisation géographique entre également en ligne de compte dans l'observation des inégalités: on constate par exemple de sévères disparités d'accès aux services publics entre les régions.

Juridiquement ces inégalités ne sont donc plus issues de la naissance ni de l'appartenance à une classe, elles sont le produit de multiples facteurs; eux-mêmes résultant parfois des conséquences perverses de politiques sociales qui avaient à l'origine pour but de réduire les inégalités. Ainsi les principaux bénéficiaires des politiques sociales de santé ou d'éducation ne sont pas les plus défavorisés, mais les classes moyennes. L'école produit elle aussi ses propres inégalités, à travers son offre inégale et son souci d'égalité quand l'équité serait plus appropriée.

Selon l'organisation webérienne de la société, la classe, le statut et le pouvoir sont trois caractéristiques à analyser séparément, permettant l'évaluation de la position sociale d'un individu. On peut donc en conclure qu'au sein d'un groupe social, les individus sont hiérarchisés d'une manière particulière en fonction de la variable prise en compte. D'autres critères peuvent également être susceptibles d'établir une autre approche de la position dans le groupe: âge, emploi, sexe, origine ethnique, formation... L'identité de chacun est moins donnée que construite et revendiquée par un individu, suivant le rôle et l'appartenance qu'il souhaite mettre en avant. Dans une société égalitaire, la domination se manifeste par le fait d'empêcher les individus d'un groupe de se construire une identité socialement acceptable. Les plus défavorisés sont ainsi définis par leurs problèmes, ce qui est largement repris par les médias, sans tenir compte des spécificités propres à des sous-groupes cachés derrière des étiquettes généralisantes et correspondantes à leurs difficultés prises en charge par les politiques sociales , « les chômeurs » ou « les immigrés », qui ne forment pas en soi des communautés populaires homogènes. Ces personnes cherchent à se définir comme appartenant aux classes moyennes, afin de se rapprocher d'une norme. Cependant en raison de leur pauvreté ils ne peuvent tout à fait s'identifier comme tels, et finissent par intérioriser leur « handicap » imposés. Ils sont de plus démunis la plupart du temps de moyen de protestation, à part la violence des jeunes.

Entre l'affirmation de l'égalité entre tous et les myriades d'inégalités qui divisent les situations et les rapports sociaux, le choc est rude. La liberté est un principe indissociable de l'égalité démocratique . C'est aussi la condition sine qua non de l'égalité des chances qui seule peut permettre la mise en place d'inégalités légitimes puisque résultantes d'une compétition où chacun est théoriquement capable de se distinguer. Depuis les Temps Modernes, la philosophie n'a cessé de construire un individu « héroïque » qui a son propre destin en main et en est responsable parce que libre et en situation d'égalité avec les autres. Le mérite et le travail, notions capitalistes, sont donc cautionnées par l'égalité et la liberté démocratiques. Ces dernières exposent les personnes à des épreuves qui peuvent être destructrices, étant donné que l'individu est directement impliqué et responsable du résultat.

Avec la démocratie, les grands systèmes religieux et politiques de 'consolation' ne justifient plus les inégalités jusqu'alors indépendantes des actions des individus. Ces derniers sont désormais responsables de leurs échecs et sont envahis par la conscience malheureuse parce qu'ils ne peuvent plus blâmer le système inégalitaire et non démocratique, bien que les systèmes actuels ne soient pas non plus véritablement égalitaires: ils masquent les enjeux collectifs derrière une série d'épreuves individuelles. L'exemple de l'école est cruel: les élèves ne sont plus sélectionnés en amont des études mais doivent à priori gagner leur propre mérite et tenter leur chance. Du point de vue individuel, l'échec est devenu beaucoup plus douloureux puisque l'individu a la possibilité de concourir et qu'il ne s'aperçoit pas que l'issue de la compétition est déjà pratiquement arrêtée par le biais des inégalités sociales. Il ne voit que le fait qu'il aurait été jugé selon ses performances et son travail et qu'il a échoué, donc son estime de lui s'en trouve affaiblie. Cela s'étend sur plusieurs aspects: l'individu est responsable de sa vie professionnelle, de son corps, de sa vie amoureuse, de l'éducation de ses enfants, parce qu'il peut et doit maîtriser toutes les techniques pour arriver à la meilleure situation possible pour chacun de ses aspects.

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Chaque individu est ainsi responsable de sa vie, il s'attire le mépris lorsqu'il n'est pas reconnu comme digne de la liberté et de l'égalité offertes. Le désir d'égalité entraîne le désir de reconnaissance, non satisfait lorsque la personne est réduite à son statut et au regard de l'autre. Chez certains individus, quand la conscience malheureuse se conjugue au mépris de la part d'autrui, se retirer d'un jeu dont ils finiront de toutes façon perdants permet de préserver l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes. La violence contre ce jeu est une autre solution pour d'autres de réparer l'image négative que le jeu leur a renvoyé: ce sont eux qui croient le plus à ce jeu. La violence sauve leur dignité, les grandit aux yeux de son groupe d'égaux, et s'explique par la volonté de reconnaissance qui les anime.

Face à une affirmation toujours plus soutenue de l'égalité démocratique et l'extension du règne du marché et du mérite, les individus sentent leur dignité et leur valeur constamment dépréciée puisqu'ils sont tenus pour responsables de leur inégalité. Le facteur aggravant est que les épreuves sociales se suivent sans annuler les précédentes, et se transmettent même de façon intergénérationnelle. Les individus confrontés à la combinaison de l'égalité et du mérite sont considérés comme étant dotés d'une même « capabilité » face au travail notamment, ce qui n'est pas vrai, chacun ayant ses propres compétences et défaillances: l'égalité sociale radicale annulerait toute variation individuelle. Les nouvelles revendications égalitaires devraient donc offrir à tous le respect et la reconnaissance: les inégalités de mérite et de performance ne devraient pas porter atteinte à la dignité des personnes afin de garder intacte leur capacité à construire des projets. De nouveaux mouvements sociaux, anti-mondialisation ou féministes, cherchent à associer les principes d'égalité et de mérite de cette manière et remettent en cause les formes et les moyens de domination qui empêchent l'accès à la reconnaissance au nom de la compétition « pure » et de la responsabilité de chacun.

L'égalité est un principe inattaquable, les inégalités dues au mérite sont aussi de nature légitime, même si la compétition est truquée, car elles demeurent justes et objectives selon le dogme de l'égalité des chances. En revanche, le respect est une notion qui fait appel à la reconnaissance de spécificités individuelles. C'est pour cela que de nombreux mouvements sociaux égalitaires demandent la prise en compte de leurs particularités. La reconnaissance n'est valable que dans le cadre d'aspirations démocratiques, en acceptant l'existence et les droits des autres. Elle exige aussi, contrairement à l'égalité et au mérite, un effort conscient de justice, pour améliorer les capacités d'action d'un individu et non pour diminuer l'égalité entre tous et l'équité de la compétition. Il est très difficile de départager les inégalités justes des inégalités injustes, de même la liberté de tous ne doit pas nuire au bien-être et à la dignité des plus défavorisés.

Explication du titre:L'auteur parle d'inégalités multipliées parce que les épreuves sociales rencontrées et

éventuellement perdues se superposent, les principes démocratiques et capitalistes en imputant la seule responsabilité à l'individu, risquant ainsi de lui faire perdre toute estime de soi quand en réalité son destin social est en quelque sorte déjà inscrit de par son appartenance à un milieu social plus ou moins favorisé. Les épreuves rencontrées ne peuvent alors que conforter ce statut social, voire l'abaisser. De plus, la mobilité sociale n'est pas réellement de mise. Ainsi, une personne qui ne peut avoir accès à un enseignement de qualité ou qui part avec un « handicap » comme une langue maternelle étrangère ou une origine sociale très modeste ne pourra pas obtenir un niveau de diplôme élevé et par suite ne pourra viser un emploi et un statut social valorisés: les inégalités s'accumulent et se multiplient entre elles.