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TROISIÈME SECTION AFFAIRE VILANOVA GOTERRIS ET LLOP GARCIA c. ESPAGNE (Requêtes n os 5606/09 et 17516/09) ARRÊT STRASBOURG 27 novembre 2012

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Page 1: ECHR · Web view40. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE VILANOVA GOTERRIS ET LLOP GARCIA c. ESPAGNE

(Requêtes nos 5606/09 et 17516/09)

ARRÊT

STRASBOURG

27 novembre 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

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ARRÊT VILANOVA GOTERRIS ET LLOP GARCIA c. ESPAGNE 1

En l’affaire Vilanova Goterris et Llop Garcia c. Espagne,La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant

en un comité composé de :Ján Šikuta, président,Luis López Guerra,Nona Tsotsoria, juges,

et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2012,Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

11.  A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 5606/09 et 17516/09) dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants de cet État, MM. M. Vilanova Goterris (ci-après « le premier requérant ») et P. T. Llop García (« ci-après le second requérant »), ont saisi la Cour les 14 janvier 2009 et 24 mars 2009 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

1.  Le premier requérant est représenté par Me M. Ollé Sesé, avocat à Madrid. Le second requérant est représenté par Me J.A. Mata Manzano, avocat à Castellón. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Irurzun Montoro, avocat de l’État.

2.  Le 16 décembre 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE3.  Les requérants sont des ressortissants espagnols résidant à Vila-real.4.  Le premier requérant était le maire de Vila-real et le second requérant

le représentant de la société R. qui produisait des carreaux de faïence et avait son siège social dans la même ville.

5.  Estimant les nuisances sonores subies à l’intérieur de leur domicile trop élevées, A.F.R. et C.C.P. portèrent plainte contre les requérants. Par un jugement du 25 septembre 2005, rendu après la tenue d’une audience publique en présence des requérants, l’Audiencia Provincial de Castellón acquitta le premier requérant de deux délits de forfaiture environnementale et de refus de porter secours, et le second requérant d’un délit contre l’environnement (nuisances sonores).

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6.  L’Audiencia Provincial nota d’emblée qu’avant l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal le 24 de novembre de 1995, les nuisances sonores n’étaient pas constitutives d’un délit contre l’environnement, condition préalable pour la constatation d’un délit de forfaiture environnementale. Par conséquent, le tribunal estima que les nuisances dénoncées à partir d’août 1991 jusqu’à la date d’entrée en vigueur du Code pénal de 1995 ne pouvaient être considérées comme étant constitutives d’un délit.

7.  S’agissant des nuisances dénoncées après l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, l’Audiencia Provincial considéra que les preuves analysées n’étaient pas suffisantes pour conclure à l’existence d’un lien de causalité entre le bruit perçu par la partie accusatrice et l’activité de la société R. A cet égard, l’Audiencia Provincial nota que celle-ci se trouvait dans une zone industrielle dans laquelle existaient d’autres sociétés dont l’activité générait aussi du bruit et considéra qu’il était difficile de démontrer la prédominance d’un centre émetteur de bruit dans un fond sonore. Par ailleurs, l’Audiencia Provincial estima que les conclusions des rapports d’expertise étaient d’une fiabilité insuffisante pour déterminer le vrai taux de bruit émis par la société R. En effet, les sonomètres utilisés n’avaient pas été homologués, leur calibrage n’avait toujours pas été vérifié et les résultats des expertises étaient parfois contradictoires, les niveaux sonores constatés à l’intérieur du domicile de la partie accusatrice étant supérieurs à ceux constatés à l’extérieur.

8.  Compte tenu de l’impossibilité de déterminer l’intensité des nuisances sonores émises par la société R., l’Audiencia Provincial considéra qu’il n’était pas possible de conclure qu’elles représentaient un risque potentiellement grave pour la santé des plaignants. Au demeurant, le tribunal nota que les expertises médicale et psychiatrique, réalisées plusieurs années après le déménagement de la partie accusatrice et l’arrêt de l’activité de la société R., ne déterminaient pas les dommages provoqués. Il conclut donc que les faits dénoncés ne remplissaient pas les éléments constitutifs d’un délit contre l’environnement.

9.  En ce qui concerne le délit de forfaiture environnementale, l’Audiencia Provincial considéra que le premier requérant n’avait pas totalement manqué à ses obligations en tant que maire. En effet, suite aux plaintes pour bruits déposées par les habitants, le premier requérant ordonna l’ouverture d’un dossier administratif contre la société R., accorda la réalisation d’expertises sono-métriques et rendit une décision ordonnant l’arrêt des activités de la société qui n’avaient pas de permis, à savoir la fabrication de pavés en céramique émaillée et de carreaux de grès et l’installation d’une centrale de cogénération. L’Audiencia Provincial estima que même si l’efficacité et la rapidité des décisions adoptées par le premier requérant pouvaient être mises en question, elle ne pouvait pas conclure à ce que sa conduite avait été arbitraire et contraire à l’ordre juridique et à l’intérêt qui devait être protégé.

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10.  Pour ce qui est du délit de refus de porter secours, l’Audiencia Provincial estima que même si la conduite du premier requérant aurait pu être plus diligente, il ne s’était pas abstenu de porter secours sans un motif justifié, comme l’exigeait le code pénal pour considérer sa conduite constitutive d’un tel délit. Au contraire, le requérant avait pris des décisions afin de résoudre le problème dans le cadre du dossier ouvert contre la société R. pour les nuisances sonores. Au demeurant, l’Audiencia Provincial nota que les preuves analysées n’étaient pas suffisantes pour connaître les indices de bruit émis, ni le dommage causé par la contamination acoustique à la partie accusatrice ou à d’autres personnes, comme les travailleurs de la société R.

11.  La partie accusatrice se pourvut en cassation sur le fondement des articles 849 §§ 1 et 2 du code de procédure pénale. Par un arrêt du 19 octobre 2006, rendu sans qu’une audience publique eût été tenue, le Tribunal suprême infirma le jugement attaqué et condamna les requérants aux peines suivantes :

- le premier requérant à une peine d’un an et six mois de prison avec l’interdiction d’assumer des fonctions publiques pendant huit ans pour un délit de forfaiture environnementale ;

- le second requérant à une peine de deux ans de prison et au paiement d’une amende pour un délit contre l’environnement.

12.  Le Tribunal suprême estima que dans les affaires comme celle de l’espèce, les indices existants ne pouvaient pas être écartés en se réfugiant derrière le manque d’homologation des sonomètres. Il considéra que ces indices, à savoir les résultats obtenus par ces appareils, qui faisaient état d’un dépassement des niveaux de bruit autorisés, constituaient une base valable sur laquelle il était possible d’effectuer une appréciation des nuisances sonores différente de celle effectuée par le tribunal a quo. Le Tribunal suprême estima que de la lecture des faits estimés prouvés n’importe quel lecteur pouvait déduire, en combinant les données scientifiques avec les éléments réels issus de l’existence du bruit lui-même, que les nuisances émises par la société R. étaient devenues un problème d’une importance notoire et publique ayant donné lieu à plusieurs plaintes des personnes affectées et des associations. Sur la base des plans sur l’aménagement du territoire de la municipalité, le Tribunal suprême souligna par ailleurs que lorsque le premier requérant était le maire de Vila-real, la société R. avait installé une centrale de cogénération sans attendre l’octroi du permis municipal qu’elle avait préalablement sollicité pour réaliser cette activité. Face à cette irrégularité et au cumul de plaintes, le Tribunal suprême estima incompréhensible le manque de réaction du maire qui s’était limité à envoyer des agents de la police locale avec des sonomètres inutiles pour laisser après l’affaire « sur la table ». Le Tribunal suprême considéra par conséquent que l’élément subjectif requis pour considérer les faits comme étant constitutifs d’un délit de forfaiture

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environnementale était rempli en l’espèce, le premier requérant ayant agi en connaissance de cause, méprisant la législation en la matière et ses obligations en tant que maire.

13.  En ce qui concerne le délit contre l’environnement, le Tribunal suprême considéra que le second requérant, en tant que représentant légal de la société R., n’avait pas adopté les mesures d’isolation nécessaires imposées par l’Agence de l’Environnement, ignorant la norme administrative et les nombreux rapports signalant sa responsabilité directe dans l’émission des nuisances sonores. A cet égard, le Tribunal suprême nota que le jugement de première instance avait omis de constater que les nuisances sonores et les plaintes s’étaient arrêtées après la fermeture du co-générateur de la société R. Au demeurant, le Tribunal constata que la société apparaissait dans la liste d’entreprises exerçant des activités dangereuses élaborée par la municipalité.

14.  En décembre 2006, chaque requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Ils invoquèrent les articles 24 (droit à un procès équitable) et 25 (principe de légalité pénale) de la Constitution.

15.  Par des décisions notifiées le 16 juillet 2008 et 30 septembre 2008 respectivement, le Tribunal constitutionnel déclara irrecevables les recours d’amparo des requérants, au motif que leurs prétentions étaient dépourvues de contenu constitutionnel justifiant une décision sur le fond.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Constitution

Article 24

« 1.  Toute personne a le droit d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer ses droits et ses intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle ne soit mise dans l’impossibilité de se défendre.

2.  De même, toute personne a droit à un juge de droit commun déterminé préalablement par la loi, à se défendre et à se faire assister par un avocat, à être informée de l’accusation portée contre elle, à avoir un procès public sans délais indus et dans le respect de toutes les garanties, à utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense, à ne pas s’incriminer soi-même, à ne pas s’avouer coupable et à être présumée innocente (...) ».

Article 25

« 1.  Nul ne peut être condamné ou sanctionné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un délit, une contravention ou une infraction administrative au moment où elles ont été commises, conformément à la législation en vigueur au moment des faits ».

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B.  Code pénal en vigueur au moment où le jugement de l’Audiencia Provincial fut rendu

Article 325 § 2

« Sera puni (...) d’une peine de prison de deux à quatre ans celui qui, intentionnellement, libère, émette ou introduise des rayonnements ionisants ou d’autres substances dans l’air, la terre ou les eaux maritimes (...) en quantité en quantité qui produit la mort ou maladie (...) ».

Article 326

« La commission de l’un quelconque des faits décrits dans l’article précédent sera punie d’une peine d’un degré supérieur lorsqu’elle s’accompagne :

a.  du fonctionnement clandestin d’une industrie ou d’une activité dont les installations n’ont pas reçu l’autorisation administrative ou l’agrément nécessaires ; ou

b.  de la désobéissance à un ordre exprès de l’autorité administrative visant à remédier ou à mettre fin aux activités incriminées dans l’article précédent.

(...) »

Article 329 § 1

« L’autorité ou fonctionnaire public qui, intentionnellement, se prononce en faveur de la concession de permis manifestement illégaux qui autorise le fonctionnement des industries ou activités polluantes mentionnées dans les articles précédents, ou qui, lors de ses inspections, ait omis de signaler l’infraction de la réglementation, sera puni avec la peine prévue à l’article 404 de ce code ainsi qu’à une peine de prison de six mois à trois ans ou d’une amende de huit à vingt-quatre mois ».

Article 404

« Sera puni avec une peine d’interdiction d’exercer un emploi public pour une durée d’entre sept et dix ans  l’autorité ou fonctionnaire publique qui, consciemment, rende une décision arbitraire (...)».

Article 412 § 3

« Sera puni avec une amende de dix-huit à vingt-quatre mois et d’une interdiction d’exercer un emploi public pour une durée d’entre trois et six ans  l’autorité ou fonctionnaire public qui, requiert pour un particulier à porter secours tel son poste l’y oblige afin d’éviter un délit contre la vie des personnes, s’abstiendrait de ce faire ».

C.  Code de procédure pénale

Article 849

« La loi sera considérée comme violée aux fins d’un pourvoi en cassation :

1.  lorsque, au vu des faits déclarés prouvés par l’arrêt attaqué, une disposition pénale de fond ou toute autre norme juridique de même caractère à observer dans l’application de la loi pénale a été enfreinte ;

2.  lorsqu’une erreur s’est produite dans l’appréciation d’une preuve. [L’erreur doit être] établie sur la base des documents figurant dans le dossier, qui démontrent que le

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juge s’est trompé, sans que ces documents soient contredits par d’autres éléments probatoires. »

Article 882 bis

« Dans leurs écrits [d’introduction ou opposition au pourvoi en cassation], le requérant en cassation et les autres parties pourront demander la tenue d’une audience ».

Article 893 bis a

« La Chambre pourra décider du fond du recours sans la tenue d’une audience publique (...) sauf si les parties en sollicitent la célébration et que la durée de la peine imposée ou qui pourrait être imposée est supérieure à six ans, ou lors que le Tribunal, d’office ou à la demande des parties, considère que l’audience est nécessaire.

(...) ».

EN DROIT

I.  JONCTION DES REQUÊTES16.  Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux

questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

17.  Les requérants allèguent que l’absence d’audience publique devant le Tribunal suprême les a empêchés de bénéficier du droit à un procès équitable, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A.  Sur la recevabilité18.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au

sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

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B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le Gouvernement

19.  Le Gouvernement estime que la nature des questions examinées dans le pourvoi en cassation n’exigeait pas la tenue d’une audience publique et constate qu’en tout état de cause les requérants ont eu la possibilité de présenter leurs allégations par écrit devant le Tribunal suprême.

20.  En particulier, le Gouvernement note que le Tribunal suprême n’a ni modifié les faits déclarés prouvés par l’Audiencia Provincial, ni procédé à une nouvelle appréciation des moyens de preuve. Il s’est tout simplement limité à effectuer une nouvelle qualification juridique des faits et à interpréter différemment la définition donnée par le code pénal des délits dont les requérants étaient accusés.

21.  Le Gouvernement observe en outre que conformément à l’article 882 bis du code de procédure pénale en vigueur au moment où le pourvoi en cassation fut formé, les requérants auraient pu solliciter la tenue d’une audience devant la juridiction de cassation, possibilité qu’ils n’ont pas utilisée.

22.  Finalement, le Gouvernement considère applicable en l’espèce la jurisprudence de la Cour établie dans l’affaire Bazo González c. Espagne (no 30643/04, 16 décembre 2008), où la Cour conclut à la non-violation de la Convention.

b)  Les requérants

23.  Le premier requérant considère que le Tribunal suprême aurait dû l’entendre préalablement dans la mesure où, à ses yeux, ce tribunal a effectué une nouvelle appréciation des faits examinés par l’Audiencia Provincial et a procédé à une analyse du fond de l’affaire sur la base des mêmes preuves documentaires appréciées par la juridiction a quo. A cet égard, il se réfère à l’affaire Marcos Barrios c. Espagne (no 17122/07, 21 septembre 2010), dans laquelle la Cour considéra que le manque d’audience publique avait constitué une atteinte au droit du requérant à bénéficier d’un procès équitable.

24.  Contrairement au Gouvernement, le second requérant est d’avis que le Tribunal suprême a modifié les faits sur une question ne possédant pas un caractère exclusivement juridique et impliquant des éléments de fait tant objectifs que subjectifs. Il estime en outre que la juridiction de cassation a effectué une nouvelle appréciation des preuves administrées devant l’Audiencia Provincial en dépassant ainsi ses compétences. En particulier, il attire l’attention sur l’une des preuves examinées par la juridiction a quo, à savoir un rapport d’expertise, et considère que, dans la mesure où elle exprimait l’avis d’un expert, elle ne pouvait être considérée comme à

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caractère documentaire et, de ce fait, son examen par le Tribunal suprême aurait dû être soumis au principe d’immédiateté.

25.  S’agissant de l’argument du Gouvernement tiré du fait que les requérants n’ont pas demandé la tenue d’une audience publique, le second requérant ne l’estime pas pertinent, et rétorque qu’en tout état de cause la loi permettait au Tribunal suprême de convoquer d’office la tenue d’une audience (article 893 bis a) du code de procédure pénale ci-dessus). Au demeurant, le second requérant note que, dans la mesure où il avait était acquitté en première instance, il n’avait pas d’intérêt à demander la tenue d’une audience.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

26.  En ce qui concerne les principes généraux pertinents en l’espèce, la Cour renvoie aux paragraphes 36 à 38 de l’arrêt Lacadena Calero c. Es-pagne (no 23002/07, 22 novembre 2011).

b)  Application de ces principes en l’espèce

27.  La Cour souligne d’emblée que les présentes affaires reposent sur la même problématique que celle exposée dans les arrêts Lacadena Calero précité, et Serrano Contreras c. Espagne (no 49183/08, 20 mars 2012).

28.  S’agissant premièrement de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants n’ont pas demandé la tenue d’une audience publique, la Cour note que si celle-ci avait eu lieu les requérants n’auraient pas été entendus, une telle opportunité étant inexistante dans la procédure en cassation.

29.  En ce qui concerne le fondement du pourvoi en cassation en l’espèce, la Cour rappelle qu’en droit espagnol, selon les termes de l’article 849 §§ 1 et 2 du code de procédure pénale, sur la base duquel le Tribunal suprême a statué en l’espèce, l’objet d’un pourvoi en cassation se limite, d’une part, à l’existence ou non d’une violation d’une disposition pénale de fond ou de toute autre norme juridique de même nature et, d’autre part, à la réparation d’une erreur dans l’appréciation d’une preuve à caractère documentaire.

30.  Il n’est pas contesté en l’espèce que le Tribunal suprême s’est livré à une nouvelle appréciation juridique, distincte de celle opérée par l’Audiencia Provincial, du rôle des accusés dans la procédure interne relative aux nuisances sonores, qui a débouché sur la condamnation des intéressés pour les délits de forfaiture environnementale pour le premier et contre l’environnement pour le second.

31.  Dans son arrêt de condamnation, le Tribunal suprême a dit à plusieurs reprises qu’il y avait lieu de s’en tenir aux faits déclarés prouvés par l’Audiencia. Cependant, contrairement au tribunal a quo, il conclut à

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l’existence d’un niveau insupportable de bruit provoquant des nuisances qui représenteraient un risque suffisamment grave pour la santé des plaignants. Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal suprême s’est fondé sur plusieurs éléments, à savoir premièrement des indices qu’il considéra indument ignorés par l’Audiencia Provincial sous l’excuse du manque d’homologation des sonomètres (paragraphe 13 ci-dessus). Deuxièmement, la juridiction de cassation différa des conclusions dérivées des témoignages et expertises exposés au cours de l’audience publique tenue devant l’Audiencia Provincial et, invoquant la science et les maximes de l’expérience, parvint à la conclusion opposée. En particulier, le Tribunal suprême s’est référé à la nécessité de concerter les données scientifiques évoquées dans le jugement de première instance avec des éléments faisant partie de la réalité du conflit en question, tels que l’existence tangible du bruit. Finalement, le Tribunal suprême a procédé à une appréciation d’éléments qu’il estima oubliés à tort par l’Audiencia, en particulier la disparition des nuisances et des plaintes à compter de l’arrêt du co-générateur (paragraphe 14 ci-dessus).

32.  Les arguments ci-dessus permettent à la Cour d’observer que le Tribunal suprême a fondé sa conclusion sur une nouvelle appréciation des éléments de preuve administrés au cours de l’audience publique devant l’Audiencia Provincial et sur lesquels les parties avaient pu présenter leurs allégations. Le Tribunal suprême a procédé à cette nouvelle appréciation sans avoir eu un contacte directe avec elles et surtout sans avoir permis aux parties d’exposer leurs arguments à l’encontre des conclusions exposées (voir Serrano Contreras, précité, § 36). Ainsi, sur la base d’indices qu’elle estime découlant de « la science et les maximes de l’expérience », la juridiction de cassation a réinterprété les faits déclarés prouvés (à savoir, l’existence d’un niveau insupportable de bruit et d’un risque suffisamment grave pour la santé des plaignants) et en a effectué une nouvelle qualification juridique, sans respecter les exigences du principe d’immédiateté (voir a contrario, Bazo González, précité, § 36).

33.  A cet égard, il convient de rappeler que l’article 849 § 2 du code de procédure pénale n’accorde pas au Tribunal suprême la capacité pour effectuer une réappréciation de preuves à caractère non documentaire. Par conséquent, dans la présente affaire, il n’avait pas compétence pour revenir sur les faits déclarés prouvés, la tâche du juge de cassation étant de se prononcer sur les règles applicables à un cas d’espèce ainsi que sur leur interprétation, y compris, comme dans la présente affaire, sur la qualification juridique du comportement des accusés.

34.  Au demeurant, pour ce qui est en particulier du premier requérant, le Tribunal suprême nota que, du fait de sa fonction de maire, celui-ci ne pouvait prétendre ignorer l’ensemble des rapports d’expertise constatant des valeurs au-dessus des limites autorisées, ni le non-respect des exigences qui avaient été imposées à l’entreprise R. par le service technique de la

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municipalité ou l’Agence de l’Environnement, à savoir l’obligation d’effectuer des travaux d’isolation dans les locaux du co-générateur. En particulier, le Tribunal suprême nota que le premier requérant ne pouvait ignorer que l’entreprise avait commencé à fonctionner alors que l’autorisation administrative ne lui avait pas encore été délivrée. Son comportement face à ces éléments de preuve s’était limité à envoyer plusieurs agents de police sur les lieux. De ce fait, le Tribunal suprême conclut que par ses actions et omissions le premier requérant avait délibérément permis le fonctionnement d’une entreprise alors même qu’il savait que celle-ci enfreignait les règles applicables, sans prendre de mesures appropriées à ce sujet. Ces affirmations permettent à la Cour de conclure que, s’agissant du premier requérant, le Tribunal suprême s’est prononcé sur des circonstances subjectives le concernant (voir Lacadena Calero, précité, § 39), en particulier, sa connaissance des irrégularités et des plaintes existantes à l’encontre de la société R. et de son comportement à cet égard. Par conséquent, la Cour considère que les questions devant être examinées par le Tribunal Suprême nécessitaient l’appréciation directe du témoignage de l’accusé, ou encore des autres témoins (voir Lacadena Calero, § 46, et Serrano Contreras, § 39, précités).

35.  S’agissant du second requérant, le Tribunal suprême a pris en compte les mêmes valeurs de bruit déclarés prouvés par l’Audiencia Provincial, écartant ainsi l’argument du tribunal a quo sur le manque de fiabilité des sonomètres utilisés ou des résultats des rapports d’expertise. Ces valeurs permettaient de constater un dépassement des niveaux administratifs tolérés, face auxquels le second requérant n’a jamais adopté les mesures correctrices qui lui ont été imposées. Finalement, le Tribunal suprême s’exprima sur l’argument de l’Audiencia Provincial selon lequel il n’aurait pas été prouvé que les bruits avaient constitué une nuisance grave pour la santé physique et psychique des individus et nota que tant les sources scientifiques (rapports de l’Organisation Mondiale de la Santé) que les règles de l’expérience permettaient de parvenir à la conclusion opposée. Au demeurant, il considéra révélateur le fait que les plaintes des voisins avaient cessé à compter de l’arrêt du co-générateur.

36.  A la vue de l’ensemble des circonstances du procès, la Cour conclut que les requérants ont été privés de leur droit à se défendre dans le cadre d’un débat contradictoire. Par conséquent, il y a eu violation du droit à un procès équitable reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

37.   Invoquant l’article 6 § 2, les requérants estiment que dans la mesure où ils ont été reconnus coupables sans avoir été entendus personnellement devant le Tribunal suprême, leur condamnation a reposé sur des preuves

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insuffisantes et a dès lors porté atteinte au droit à la présomption innocence, tel que prévu à l’article 6 § 2 de la Convention :

« 2.  Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

38.   Le Gouvernement conteste cette thèse.

A.  Sur la recevabilité39.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au

sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond40.  La Cour est d’avis que les prétentions des requérants ont en fait trait

au grief principal portant sur le défaut d’audience publique devant le Tribunal suprême et sur le fait que ce Tribunal a apprécié des moyens de preuve sans les avoir entendu préalablement. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour est d’avis qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 6 § 2.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

41.  Les requérants se plaignent que les éléments constitutifs des délits contre l’environnement pour lesquels ils ont été condamnés n’étaient pas remplis en l’espèce. Ils invoquent l’article 7 de la Convention, dont le premier alinéa dispose :

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. »

42.  Cependant, compte tenu des arguments utilisés, la Cour estime que les prétentions des requérants doivent être analysées sous l’angle de l’article 6 de la Convention (voir Lacadena Calero, précité, § 57).

Sur la recevabilité43.  Dans la mesure où les requérants semblent alléguer qu’ils ont été

condamnés à tort, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes (voir, mutatis mutandis, Alves Costa c. Portugal (déc.), no 65297/01, 25 mars 2004). Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit

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prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I).

44.  Tel n’étant manifestement pas le cas en l’espèce, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION45.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage46.  Le premier requérant réclame 61 737,20 euros (EUR) au titre du

préjudice matériel qu’il aurait subi, en raison des 8 années passées sans pouvoir exercer en tant que maire et les salaires qu’il n’aurait donc pas perçus. Par ailleurs, il réclame 3 000 EUR pour l’atteinte à sa réputation provoquée par la condamnation.

47.  Pour ce qui est du second requérant, il réclame 288 000 EUR au titre du préjudice matériel subi, équivalent au montant de l’amende qu’il a été condamné à payer. En outre, il réclame 200 EUR par jour, à compter de la date de notification de l’arrêt de condamnation, soit le 24 novembre 2006, au titre du dommage moral, en raison des préjudices causés à sa réputation.

48.  Le Gouvernement estime, en ce qui concerne le premier requérant, que les montants réclamés sont excessifs dans la mesure où, indépendamment de la condamnation intervenue à son encontre, il n’avait pas la certitude d’être réélu maire au cours des huit ans prochains.

49.  En ce qui concerne le second requérant, le Gouvernement considère que sa demande n’est pas suffisamment précisée et qu’en tout état de cause elle est excessive.

50.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et les dommages matériaux allégués et rejette les demandes présentées à ce titre. En revanche, elle estime que les requérants ont subi un préjudice moral certain. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant sur une base équitable, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’octroyer à chaque requérant la somme de 3 000 EUR au titre du dommage moral subi.

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B.  Frais et dépens51.  Justificatifs à l’appui, le premier requérant demande également

7 574,12 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et le second requérant réclame 31 309,99 EUR au même titre.

52.  Le Gouvernement considère les demandes excessives.53.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le

remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 7 500 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l’accorde à chacun des requérants.

C.  Intérêts moratoires54.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur

le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Décide de joindre les requêtes ;

2.  Déclare les requêtes recevables quant aux griefs soulevés par les requérants au titre de l’article 6 et irrecevables pour le surplus ;

3  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention ;

5.  Dita)  que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, les sommes suivantes :

i)  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;ii)  7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

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6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena Tsirli Ján ŠikutaGreffière adjointe Président