ecrits et paroles - morton feldman.pdf

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  • ECRITS ET PAROLES Textes runis par Jean-Yves Bosseur et Danielle Cohen-Levinas prcds d'une Monographie par Jean-Yves Bosseur Publier les crits d'un compositeur tel que Morton Feldman relve d'une gageure laquelle nous avons rsist avec bonheur et enthousiasme. Figure la fois insolite et singulire de la cration musicale contemporaine, il nous a sembl ncessaire de publier des textes qui reprsentent, non seulement un lieu de confrontations entre notamment la musique et les arts plastiques, mais une forme de soliloque dans laquelle on peroit des proccupations que plusieurs gnrations d'artistes ont partages. Compositeur marginal ? D'aucuns ont en effet apprhend l'oeuvre et la personnalit de Morton Feldman comme essentiellement marques par une originalit qui ne pouvait en aucune manire faire cole. Or, et c'est bien l la pertinence de ces crits, Morton Feldman fut un de ceux qui ont fustig les querelles pigonales et dfendu, non pas des principes d'originalit au nom d'une libert cratrice, mais des principes axs sur des ncessits individuelles, pouvant le cas chant entrer en rsonance avec notre monde environnant. Aussi, cette figure solitaire et paradigmatique aura-t-elle, peut-tre mme son insu, rpandu autour d'elle, non pas une mthode de composition, ou un comportement thorique, encore moins des rgles esthtiques, mais ce que l'on pourrait appeler une thique personnelle : la conviction qu'en art en gnral, et en musique en particulier, chaque projet, chaque initiative est creuser, la condition de mettre en oeuvre une exigence sans compromis idologique. La monographie que propose Jean-Yves Bosseur est aujourd'hui la seule qui tienne compte des multiples entres par lesquelles on peut lire les crits du compositeur, en les reliant l'volution parfois chahute de son oeuvre. Danielle Cohen-Levinas Morton Feldman (1926-1987) occupe une situation tout fait singulire dans la cration musicale contemporaine amricaine. Dlibrment l'cart des modes et systmes d'criture dvelopps partir des annes cinquante, il se fraye un chemin qui le conduit sonder toujours plus en profondeur la dimension contemplative de l'coute et apprhender la fluidit temporelle inhrente au phnomne musical. La permanence de certaines proccupations compositionnelles, depuis ses premires partitions graphiques, fait que son oeuvre peut apparatre monolithique, un peu comme, en littrature, celle de Samuel Beckett, avec qui Feldman entretiendra vers la fin de sa vie une relation d'change privilgie. Pourtant, lorsque l'on y regarde de plus prs, on s'aperoit que chaque partition reprsente une manire chaque fois lgrement diffrente de poser des questions sur ce qui constitue le fondement de toute pense musicale, savoir le temps.

  • A l'instar des tapis turcs, que Feldman se plaisait collectionner, son oeuvre devient ainsi une impressionnante variation sur quelques uns des principes qui n'ont cess de hanter l'imaginaire des compositeurs depuis bien des gnrations ; des principes qu'il dploie dans une rigoureuse conomie de moyens, dans une quasi nudit. Pour ce, Feldman exprimente plusieurs modes de notation qui permettent de transgresser l'aspect mcaniste de la codification conventionnelle. Au tout dbut des annes cinquante, il est ainsi l'origine des premires partitions graphiques, qui proposent l'attention de l'interprte une sorte de stratgie de jeu. Plus tard, Feldman reviendra une criture apparemment plus traditionnelle, sans que sa dmarche s'en trouve essentiellement modifie. Solitaire, Feldman entretient nanmoins des relations suivies avec certains des compositeurs les plus marquants de son poque, John Cage, Earle Brown, Christian Wolff, sans oublier son intrt pour les grands prcurseurs, Webern, Varse. Mais en voyageant par del les frontires du monde musical, Feldman montre galement dans quelle mesure les autres disciplines artistiques sont susceptibles de devenir des catalyseurs pour la pense musicale, capables de l'amener rvler des consquences partiellement inexplores. A cet gard, ses textes et entretiens, qui contiennent autant, si ce n'est plus, d'lments de rflexion sur les arts visuels que sur la musique, sont particulirement riches d'enseignements, car ils tmoignent de l'authentique complicit qui peut unir plasticiens et musiciens, dans l'intimit de leur qute cratrice. Ses notes sur Mondrian, Rothko, Pollock, Guston par exemple, constituent galement des jalons qui nous permettent d'approcher sous un jour original le fonctionnement, certes encore trs mystrieux, de sa dmarche de compositeur. En quelques traits incisifs, Andr Boucourechliev esquisse une manire de portrait : Avec son front d'un pouce, sa corpulence de gant et son accent de Brooklyn trs marqu, Morty avait l'air d'un simple d'esprit. Erreur ! Il tait fin, rus, "quelque part" hypersensible, et pote ses heures. Sa musique lui ressemblait (Programme du Festival d'Automne Paris, 1994). Morton Feldman est n le 12 janvier 1926 New York ; il tudie le piano avec Mme Maurina-Press, lve de Busoni et amie de Scriabine, le contrepoint avec Wallingford Riegger (pionnier du dodcaphonisme schnbergien aux Etats-Unis) et la composition avec Stefan Wolpe, qui l'initie l'art de Webern, et lui fait rencontrer Varse. [...] Webern tait une rvlation pour beaucoup d'entre nous lorsque nous avons entendu pour la premire fois sa musique dans les annes cinquante [...] mais techniquement [...] cela nous paraissait vague. Je pense que nous tions beaucoup plus concerns par l'esprit de la musique, en dehors de sa dialectique]. Cage et moi sommes les fils illgitimes de Webern 2 proclamera-t-il volontiers. Mais de son propre aveu, face au poids d'un hritage qui pse peuttre encore plus lourdement sur la musique que sur les autres arts, Feldman se considre aussi en partie comme un dilettante, l'image de certains grands pionniers de la musique amricaine, tel Charles Ives. Jusqu' la fin des annes des quarante, Feldman travaille dans la boutique de son pre, qui tait tailleur. Son indpendance d'esprit s'veille trs tt. A l'poque, Lukas Foss lui propose une bourse qui lui permettrait de se consacrer exclusivement la composition. Or,

  • vraisemblablement pour prserver son indpendance, Feldman refuse. Simultanment, il tudie galement la peinture. C'est en 1949 que Feldman rencontre John Cage ; au cours des deux annes prcdentes, il avait notamment compos Journey to the End of the Night d'aprs un texte de Cline, pour soprano, flte, clari nette, clarinette basse et basson, Only, sur un pome de Rilke, pour voix ; dans le cycle de quatre mlodies Journey to the End of the Night, seule partition de cette priode tre publie, on observe dj de frquents changements de mtrique. Le premier chant est indiqu rapide, froid et prcis , ce qui n'est pas vritablement symptomatique de ses options ultrieures. Cage reprsente un catalyseur exceptionnel pour ses facults cratrices, dans la mesure o il lui donne confiance en ses instincts. A partir de l, ce rle de l'instinct demeurera prgnant dans son itinraire de musicien, alors qu'il inspirait une forme de mfiance un peu mprisante la plupart des compositeurs de cette poque. L'accord avec Cage est incontestable : La musique de Feldman est trs belle et elle change chaque nouvelle pice. Parmi les compositeurs ici, il est devenu mon meilleur ami 3. Mais un peu comme Cage lui-mme, Feldman demeure rserv sur l'ide d'influence : En ce qui concerne les influences des peintres ou de Cage, dclarera Feldman Thomas Moore en 1983, je prfre un mot comme "permission" celui d"`influence". Il y avait ainsi un feu vert extraordinaire. Jusque l, le feu rouge rgnait sur tout. Quand je me suis trouv impliqu dans ce monde, tout est pass au vert 4. Au tout dbut des annes cinquante, si l'on en juge par les partitions crites en notation conventionnelle, la dmarche de Feldman pourrait s'apparenter au srialisme, mais le statut accord au silence et l'conomie des moyens utiliss donnent sa conception un aspect dj tout fait personnel. Curieusement, les oeuvres de cette priode sonnent de manire post-webernienne, mais sans le recours aux mthodes de composition dont s'emparaient alors avec avidit les compositeurs europens. A cet gard, Feldman se dira d'ailleurs profondment choqu par la remarque de Boulez, selon laquelle il se disait moins intress par la manire dont une oeuvre sonnait que par par la faon dont elle tait compose : Nous devenons beaucoup plus concerns par l'aspect physique du son, ses caractres infinis d'audibilit, sa ralit ultime 5. Feldman se pose donc avant tout comme un observateur du matriau sonore. On pourrait mme appeler cela un quilibre prcaire entre le matriau et sa manipulation. Et je pense que c'est sur cette sorte d'oscillation qu'une oeuvre est accomplie 6. Et il estime que les musiciens professionnels ne peuvent pas comprendre la nature de l'acte de produire une pice de musique sans accepter une telle dialectique. Cette concentration sur la matire sonore, d'o se dduit ncessairement toute cration compositionnelle, l'amne prendre ses distances vis--vis d'attitudes pseudo-littraires qui ne sont en dfinitive que des faux-fuyants par rapport aux questions inhrentes la pense musicale proprement dite : La musique en majorit est mtaphore, mais pas celle de Christian Wolff. La mienne non plus. Peut-tre une parabole. Celle de Cage est un sermon 7. L'coute du son, en tant qu'organisme possdant son mode de dveloppement propre devient l'acte prlable toute tentative ultrieure d'organisation : Je pense que nous devrions laisser les choses assumer leur propre forme, leur propre mtaphore potique, en fait .

  • Dans ce sens, Varse reste un des compositeurs qui ale plus compt pour lui : Il est trs important de comprendre que, pour John Cage et moi, Varse fut comme Schoenberg pour Boulez et Leibowitz. Varse n'est pas un formaliste. C'est un empirique. Cet empirisme est une tradition chez nous. Moi non plus, comme Cage, je ne suis pas un "formaliste", je n'ai pas de conception prtablie de la forme s. [...] Varse possdait d'abord le son. Moi aussi. Et la posie 9. Les premires partitions de Feldman prennent un aspect pointilliste, mais trs diffrent de ce qui transparat travers la premire tape du srialisme intgral. Il s'loigne de ce type de dmarche ds les Structures pour quatuor cordes, de 1951, o l'on entend des motifs rpts annonant les principes coupls de reprise et de variation qui gagneront en prsence au cours de sa dernire priode cratrice. La dernire mesure (toute la partition est note en 3/8 et la valeur mtronomique de la croche est 184) est une mesure de silence, comme cela se reproduira frquemment dans ses partitions ultrieures. Le silence s'inscrit donc ici comme un facteur actif en devenant l'authentique fin de l'ouvrage qui se rsoud ainsi en lui. L'influence des oeuvres de Cage de la priode des Sonates et Interludes est nettement perceptible, notamment en ce qui concerne l'articulation des formules rythmiques, les rapports organiques entre micro et macro-structures et une tendance gnrale une musique de nature tranquille et contemplative, sans effets dramatiques. C'est en particulier partir de ce dernier aspect que la personnalit de Feldman s'affirmera trs tt dans son originalit. Feldman rencontre alors le pianiste David Tudor, qu'il prsente ses collgues, ainsi que le compositeur Earle Brown ; Feldman avait dj crit, en 1949, pour David Tudor, une srie de pices d'inspiration webernienne, Illusions. Tous trois se runissent pour organiser des concerts de nouvelle musique, raliser les premires musiques sur bande magntique ; peu aprs, Christian Wolff les rejoint ; mais ils admettent parler plus volontiers de peinture que de musique. Feldman estime que le fondement de sa relation avec les peintres expressionnistes abstraits tait une question de temprament. Beaucoup de gens n'ont en vrit jamais compris la nature de leur oeuvre, ni de la mienne. Ils pensaient que c'tait de l'anti-art, de l'anti-histoire - et ce n'est pas vrai. Lorsque vous rendiez visite Pollock, vous trouviez chez lui un nombre incalculable d'ouvrages sur Michel Ange [...] Rothko se rendait sans cesse au Metropolitan pour regarder les Rembrandt ou d'autres tableaux. Tous ces gens, pendant des annes, n'ont jamais parl sur la modernit ; tout ce qu'ils ont fait tait de parler du pass [...]. Ce qui n'tait pas, dans une acception proustienne, une manire de le retrouver. C'tait un pass sans nostalgie. En un sens, j'ai toujours pens que les Amricains avaient un sentiment plus vrai, meilleur, plus vivant en ce qui concerne le pass que les gens qui en avaient hrit. Ils n'avaient pas un intrt matriel ni une attitude morale son propos. C'tait en ralit plutt une extase qu'une morale 10. Les changes se multiplient avec des artistes comme Mark Rothko, Willem De Kooning, Jasper Johns, Franz Kline, Joan Mitchell, Jackson Pollock, Philip Guston. La situation, dans le monde des arts visuels apparat Feldman beaucoup plus diversifie, beaucoup plus implique dans le monde rel que ce qui se passe dans le milieu musical, trop domin, selon lui, par l'alternative Schnberg /Stravinsky. N'importe qui aurait frquent les peintres du dbut des annes cinquante, aurait rapidement compris qu'ils exploraient leur sensibilit travers un langage plastique des plus personnel, conservant une complte indpendance vis--vis des autres arts et possdant ce sentiment de

  • scurit qu'offre un travail connu d'eux seuls. Je pense que Cage, E. Brown, Ch. Wolff et moi tions dans cet tat d'esprit particulier 11. Ainsi se constitue, de manire toute informelle et sans prtention dogmatique, ce que l'on a appel la New York School . Feldman, Brown, Cage et Wolff, dont les vises esthtiques sont d'emble fortement individualises, ont en commun la volont d'exister hors des normes stylistiques en vigueur l'poque, marques d'un ct par les consquences du no-classicisme, d'un autre par une soumission aux principes de l'Ecole de Vienne. Une admiration mutuelle les relie, ainsi qu'une aspiration l'invention et la dcouverte, en marge des garde-fous scolastiques. Feldman estime pour sa part qu'un groupe donne un sens de la permission, un sentiment de ne pas avoir se battre contre un standard accept, parce que d' autres travaillent galement en dehors de lui. Le terme qui lui parat correspondre assez prcisment l'tat d'esprit de cette gnration est celui d'ambivalence. Et ce mot semble s'appliquer de manire particulirement juste sa propre personnalit car, malgr ses complicits avec Cage, Brown et Wolff, Feldman restera toujours un solitaire. Je crois que c'est Paul Valry qui disait que ce qui est beau relve du tragique. J'en retiens pour moi que ce qui est beau est fait dans l'isolement. Dans un sens, l'aspect tragique est une sorte de saveur psychique inhrente cette solitude 12. Par del tout dualisme schmatique, cette qualit d'ambivalence imprgne profondment ses prises de position propos des rapports complexes entre le pass et le prsent, les acquis et la cration personnelle, l'implication au sein d'un milieu artistique et la dmarche individuelle, mme si Feldman sera parfois amen adopter une attitude apparemment radicale, dclarant par exemple un jour un de ses tudiants : Vous savez, il n'y a pas une seule chose que j'ai apprise dans le pass et que je pourrais en fait appliquer ma musique. Personne ne m'a jamais aid. Aucun aperu que j'ai pu avoir du pass ne se reflte en quoi que ce soit sur ce que j'essaie de faire. Je ne me sers pas de modles. Ce que je dois utiliser est une autre tradition : comment noter 13. L'cole de New York est donc une dnomination propos de laquelle il convient de rester trs prudent et, dans ses propos, Feldman ne cessera d'ailleurs d'insister sur ce qui distingue son projet artistique de celui de Cage. Il en sera de mme en ce qui concerne Earle Brown, ce qui transparat de faon manifeste dans la discussion entre les deux compositeurs et le musicologue Heinz-Klaus Metzger14. Feldman entreprend la srie des Intermissions en 1950 ; dans la premire de ces pices, Iwo Intermissions pour piano, on trouve une seule indication dynamique, very soft.... La premire pice est constitue de 32 mesures (la croche est 69), nombre qui permet de multiples subdivisions ; une fragmentation en quatre sections gales est notamment rendue perceptible par des mesures de silence, la segmentation temporelle se faisant de plus en plus plus fine mesure que l'on s'achemine vers la fin de la partition. On dcouvre une parent avec la mthode dite de la racine carre chez Cage. Le principe consistait ce que l'oeuvre se divise en parties gales, elles-mmes groupes en sections ingales ; chaque partie tait scinde en sous-parties prsentant les mmes types de groupement. Par exemple, Imaginary Landscape n 3 de Cage comprend douze parties de douze mesures ; les parties sont successivement groupes en sections de 3, 2, 4 et 3. Et dans les groupements, l'intrieur des mesures, on retrouve la mme succession numrique. Une mthode assez voisine est commune aux Extensions I III et aux Structures pour quatuor. Toutes ces oeuvres reposent sur un mme type de mesure s'apparentant un 3/8.

  • Feldman compare volontiers la structure globale d'une oeuvre une toile de temps et dcrit comment il travaille sur cette toile avec cette image de temps prsente de manire prioritaire l'esprit. Parce que, aprs tout, c'est avec le temps que nous travaillons [...] C'est encore le dernier lien, je crois, avec la civilisation europenne, en ce qui concerne la musique en tout cas 15. La Piece for Violin and Piano (dcembre 1950) est crite en notation traditionnelle ; elle comporte 48 mesures quivalant chacune 3 croches ; la croche reste 84 tout au long de la partition ; la dynamique est trs faible, le plus souvent ppp, avec quelques clats f, qui prcdent un retour au ppp. Le violon joue avec sourdine. A plusieurs reprises interviennent des mesures de silence pour les deux musiciens. Notons que le plus long silence intervient juste aprs le premier accord de 6 sons jous ensemble par le violon et le piano, tandis que le son le plus long apparat la toute fin, sous la forme d'un son en harmonique par le violon, le seul de l'ouvrage, au sein duquel vient s'inscrire un cluster de 4 notes au piano, galement le seul de la partition. Cette pice peut dj tre ressentie comme une sorte d'pure o l'attention est invite se porter sur le microscopique. Pourra-t-on voir par ailleurs quelque rapport entre une telle attitude et l'extrme myopie de Feldman, qui ne fera que s'amplifier au fil des ans, l'obligeant toujours se tenir au plus prs de la page lorsqu'il crivait, traant chaque signe comme s'il s'agissait de l'opration la plus dlicate qui soit ? C'est la fin de l'anne 1950 que Feldman labore ses premires partitions graphiques sur papier millimtr, amorant notamment la srie des Projections. Projection I pour violoncelle devient ainsi une des toutes premires partitions graphiques de la musique contemporaine et reprsente sa premire exprience d'une pense musicale capable de s'manciper des modles prexistants : Mon dsir n'tait pas de composer, mais de projeter des sons dans le temps, libres de toute rhtorique compositionnelle qui n'aurait eu aucune place ici 16. Christian Wolff dcrit sa manire de raliser une telle partition : Il fixait au mur des feuilles de papier millimtr et travaillait dessus comme s'il s'agissait de peintures. Lentement, ses notations s'accumulaient et, de temps en temps, il se reculait pour juger de l'effet visuel global. Pour lui, cela n'avait pas tant faire avec une croyance dans le hasard ; c'tait davantage fonctionnel qu'autre chose 17. Selon Feldman, ce type d'organisation pr-compositionnelle donnait la musique une sorte de bordure, comme on parle de bords propos de l'espace d'une toile. Je n'y pensais pas, mais j'crivais, remplissant une zone puis une autre [ ...] 18. C'est galement une des leons qu'il tire de l'oeuvre de Guston : 11 y a un espace tout autour du bord de ses peintures. Mais un compositeur ne peut pas faire cela, car il fait en sorte que la fte continue 19. L'valuation relative des hauteurs s'organise selon trois ranges de petites cases ; les limites des registres peuvent tre librement choisies par l'interprte. A la diffren ce des Projections suivantes, on ne trouve pas de chiffres correspondant des nombres de sons inscrire l'intrieur du temps de chaque case, ni aucune prescription concernant la dynamique ; la dure dpend de l'espace occup par un carr ou rectangle l'intrieur d'un espace correspondant 4 battues, chaque battue quivalant un tempo mtronomique de 72. Se superposent verticalement dans la page trois ranges de trois cases associes des qualits de timbre (harmonique, pizzicato, arco). On remarquera que la part du silence est plus importante que celle attribue au son, l'intrieur de chacune des trois catgories de timbre auxquelles correspondent les lignes de cases. Dans son analyse de la partition20, John P. Welsh souligne la nature statistique de sa structure globale, tout en discernant, tout au long des six sections de l'ouvrage, certaines prdominances relatives quant aux caractres principaux.

  • - Pour la section I : insistance sur les harmoniques dans le registre aigu, secondairement sur les pizzicati dans le registre moyen ; - pour la section II : insistance sur les pizzicati dans le registre grave, secondairement sur les harmoniques dans le registre moyen ; - pour la section III : insistance sur les pizzicati dans le registre aigu, secondairement sur les pizzicati dans le registre grave ; - pour la section IV : insistance sur les harmoniques dans le registre moyen, sur des sons jous arco dans le registre moyen ; - pour la section V : insistance sur les pizzicati dans les registres aigu et grave, secondairement sur les pizzicati dans le registre moyen et sons arco dans le registre grave ; - pour la section VI : insistance sur les pizzicati dans les registre. aigu et grave ; pas de caractre secondaire. On peut ainsi dj pressentir chez Feldman une tendance allier parpillement du matriau sonore et regroupements partiels, qui ne sont pas saisissables en tant que tels d'emble, mais permettent de canaliser une impression gnralise, par trop unilatrale, de dispersion et d'entropie. Les dterminations concernent en priorit le tempo, le timbre et la densit des vnements sonores, tandis que les rapports temporels entre sons et silence apparaissent comme flexibles et que la hauteur, l'intrieur des trois registres principaux, n'est pas spcifie. On peut donc observer une sorte de renversement des normes de la notation traditionnelle occidentale qui, jusqu' une poque rcente, a toujours tendu privilgier la fixation de la hauteur et du rythme, demeurant plus approximative en ce qui concerne le choix des timbres. Projection II (janvier 1951) est crite pour flte, trompette, violon, violoncelle et piano. Peter Dickinson dcrit la rptition de cette oeuvre, avec des tudiants d'un collge britannique : Tout d'abord, Feldman demanda que le son soit produit avec un minimum d'attaque, comme si sa source devait tre gomme, et rclama une perfection du son une fois que la note choisie avait t atteinte. Il n'avait rien contre le fait que les musiciens travaillent leurs parties l'avance, mais insistait sur l'coute au moment de la rptition. Le pianiste se vit reprocher un accord mineur dans le regitre moyen, bien que, de toute vidence, aucune instruction crite ne le signale 21. Dans les Projections, seuls le registre, les dures et les dynamiques - toujours trs faibles, ce qui deviendra une des constantes de sa musique - sont gnralement dfinis. Le choix des hauteurs revient par contre l'interprte. A l'exception de la Projection I, les autres partitions de la srie comportent une ou deux parties de piano. Pour Projection III (janvier 1951) pour deux pianos, chaque instrumentiste dispose d'un long rectangle divis en deux parties horizontales par une ligne. La section infrieure correspond des touches qui doivent tre enfonces sur le clavier, mais pas attaques. La partie suprieure correspond aux notes effectivement joues, qui entreront en interfrence avec les rsonances sympathiques des notes enfonces. Tout comme la suite de jeux d'ombre et de lumire, un phnomne sert de rvlateur l'autre.

  • La pratique mme de la musique, celle de Feldman par excellence, exalte le fait que nous ne possdons rien crira Cage dans son Discours sur quelque chose 22. La partition de Projection IV (janvier 1951), pour violon et piano comprend 8 feuilles sur lesquelles sont galement inscrites des ranges de rectangles et de carrs ; la dure dpend de l'tendue des figures graphiques, chaque case quivalant approximativement une pulsation de 72. Des prescriptions de timbre (sons harmoniques, pizzicati...) sont donnes au violoniste. Projection V (janvier 1951) est crite pour 3 fltes, trompette, 3 violoncelles et 2 pianos ; on y trouve un mme systme de cases pour chaque partie instrumentale en ce qui concerne les registres ; des lignes pointilles verticales correspondent 4 battues (chaque battue quivaut un tempo d'environ 72) ; selon leur longueur, les cases, carres ou rectangulaires correspondent un nombre de battues ; les dynamiques doivent tre trs faibles, les trompettes et violoncelles jouant avec sourdine ; le trompettiste projette les sons l'intrieur de la caisse de rsonance d'un des deux pianos. Chaque pianiste lit deux parties (c'est--dire deux systmes de trois cases verticales) simultanment ; la partie infrieure indique des nombres de touches enfoncer, mais non pas jouer, de manire faire du piano une source de rsonance sympathique. Si les 4 Extensions crites entre novembre 1951 et avril 1953 et les 6 Intermissions, entre 1950 et 1953 sont crites en notation traditionnelle, les 5 Projections, de 1951, et les 4 Intersections, entre 1951 et 1953, font appel la notation graphique. Extensions I pour violon et piano n'utilisait comme dynamiques que le fort et le doux, une poque o tout le monde autour de moi srialisait les intensits. Ce type de chose est mieux adapt aux moyens lectroniques. Quel est l'intrt si vous ne pouvez pas excuter cela 23. Intersection # 1 et Marginal Intersections sont toutes deux crites pour orchestre. Un procd semblable aux Projections et aux Intersections pour instruments solistes est fourni aux interprtes quant au choix des hauteurs et aux dfinitions des registres, dures. Les entres successives sont partiellement dtermines au moment du jeu. Ddie John Cage, Intersection # 1 (fvrier 1951) est conue pour bois, cuivres, violons, altos, violoncelles et contrebasse, avec des indications relatives de registre, mais sans chiffre l'intrieur des cases ; des repres au moyen de lignes pointilles verticales correspondent des groupes de 4 battues (tempo autour de 72) ; les dynamiques sont librement dtermines par les instrumentistes, mais une fois tablie, chacune doit tre conserve telle quelle jusqu' la fin d'un laps de temps donn ; les sons doivent tre produits avec un minimum -de vibrato tout au long de la pice. En avril 1951, la suite d'un refus de Cage, qui ne se sentait aucune affinit avec la personnalit de Jackson Pollock, Feldman est amen composer une musique pour le film documentaire de Hans Namuth et Paul Falkenberg sur et avec le peintre, en change d'un de ses dessins l'encre. Dans une lettre date du 7 juin 1951 reproduite dans le catalogue de l'exposition du Centre Pompidou consacre son oeuvre, Pollock crit : On passe le film au Muse d'Art Moderne jeudi prochain - tout le monde New York a t invit [s'ils viennent]. J'ai hte de le voir et d'entendre la musique du jeune Feldman [un ami de John Cage] - a peut tre trs bien - je parle dans le film, ce qui ne m'enchante gure - enfin, nous verrons . Le choix de Morton Feldman (qui crira vingt ans plus tard une oeuvre pour la Rothko Chapel) est d'autant plus

  • tonnant - et d'autant plus intressant - que sa musique demeure la plus pure et intriorise qui soit, et que le contraste avec ce qui est montr l'image est donc des plus saisissant. Marginal Intersections (juillet 1951) est conue pour un vaste effectif orchestral comprenant instruments vent (bois et cuivres), percussions (au moins 6 percussionnistes munis d'instruments de mtal, verre et bois), guitare lectrique, piano, xylophone, vibraphone, un enregistrement des sons d'une riveteuse, instruments cordes et 2 oscillateurs ; les musiciens d'une mme famille instrumentale se rfrent une mme zone graphique ; exceptionnellement sont spcifis certains instruments ; les interprtes sont libres de faire intervenir les hauteurs de son de leur choix par rapport la grille temporelle qui leur est fournie ; dans quelques cases se trouvent inscrites les lettres L (loud : fort) - par trois fois - et S (soft : doux) ; par ailleurs, deux oscillateurs lectriques produisent, l'un des sons trs graves, l'autre trs aigus, peine audibles, qui s'introduisent subrepticement parmi les sons instrumentaux. Ce sera l une des incursions exceptionnelles de Feldman dans le monde des sons synthtiques. Les sons enregistrs et ceux de l'oscillateur aigu terminent la pice ; dans le premier cas, il est indiqu begin early, and gradually fade out , ce qui constitue l'unique diminuendo de l'ouvrage. Pierre Boulez adopte d'emble une attitude trs rserve vis--vis de la tentative de Feldman : Je te dirai tout de suite que je n'ai pas beaucoup apprci les essais de Feldman en carrs blancs. C'est beaucoup trop imprcis et trop simple 24. Ce quoi Cage rplique : Feldman, qui accepte avec difficult le fait que tu n'aimes pas sa pice pour piano, va t'envoyer une nouvelle Intersection on Graph pour piano [il s'agit d'Intersection II]. Il est aussi d'une certaine manire mortifi que tu n'aimes pas Mondrian. La diffrence d'opinion m'apparat plus comme une diffrence de distance : trop prs ou trop loin. [De trop loin, la terre entire ne semble qu'un point]. De plus, si tu parles Feldman, je suis certain que tu reconnatras ses qualits. Son oeuvre n'est pas tant admire pour ses caractristiques intel lectuelles que pour sa capacit laisser les sons tre et se dvelopper. J'admire tes critiques [via Christian Wolff] du rythme dans ses Intersections, savoir que les fins des sons doivent tre galement libres [ la discrtion de l'interprte] tout comme les dbuts. Mais j'admire galement la rponse de Feldman lorsqu'il a entendu ta critique : Ce serait une autre pice 25. Dans une lettre crite quelques mois plus tard, Pierre Boulez dveloppe son point de vue par rapport au type de notation utilis par Feldman : Je suis dsol de ne pas avoir beaucoup aim les Intersections, ce n'est pas la direction que prennent ces oeuvres que je mets en question. Au contraire, je trouve cette direction excellente. Mais la ralisation ne me semble pas la hauteur. Car elle tmoigne d'une rgression par rapport tout ce qui a t fait jusqu' prsent. Loin de reprsenter un progrs, un enrichissement, on n'y trouve rien de l'ensemble des techniques prcdemment acquises. En premier lieu, le fait que les indications de tempo soient dfinies par une chelle de secondes signifie qu'on a affaire une unit mtrique constante qui est 60, et cela pour toutes les pices. Je prfrerais qu'on ait des units mtriques qui puissent tre des multiples ou des divisions de 60 [...] . Un peu plus loin, Boulez revient sur les limitations que suppose, selon lui, la notation graphique du temps, par rapport la notation classique plus efficace dans ce cas que la notation graphique avec les secondes en abscisse. Ce n'est pas que je sois contre la notation du temps selon l'abscisse [tu verras plus loin que je l'utilise pour mes expriences lectro-acoustiques], mais je suis contre son utilisation inefficace. Car ainsi, on obtient une musique plus sommaire que ce qu'on avait antrieurement. Ce que je ne tolre aucun prix. Quand on change de mthodologie, c'est parce que la nouvelle qu'on adopte est apte produire des phnomnes - ici les phnomnes rythmiques - dont la vieille n'est plus capable. Ici, ce n'est srement pas le cas. C'tait

  • certainement le cas au dbut. La recherche d'une rigueur plus grande, mais on a obtenu le rsultat contraire. Une des consquences, c'est le manque total de contrle des frquences. crire une bande de frquences, c'est clairement la non-dfinition du son, et a va contre la nature de la mthode mathmatique des approximations successives, c'est ici une mthode inverse, celle des non dfinitions successives ! Il est trs vident que je ne peux pas admettre le rle si vague donn la tessiture. J'admets aisment, et trouve trs remarquable chez toi, cette mthode des sons complexes, des complexes de sons. C'est dire que je n' admets pas le son sous le simple aspect de la pure frquence, mais aussi comme une relation de frquences. Mais je prtends tout simplement que ces frquences devraient faire l'objet d'un contrle rigoureux dans la construction, et si on ne peut pas tablir la valeur absolue de chacune d'elles, on ne devrait pas tablir la valeur relative de leur interdpendance. Ou alors, si on dsire quitter les complexes de frquences disponibles, a demande une improbable virtuosit d'criture. Et nouveau ces complexes seraient trs restreints, conditionns par les relations trs strictes des divers droulements et de leurs valeurs relatives chaque moment du droulement. On pourrait presque comparer cela, dans le contrepoint classique, au fait qu'on puisse remplacer chaque ligne contrapuntique par son renversement, son rtrograde et le renversement de son rtrograde ! Dans le cas du contrepoint trois voix, a donnerait 4 x 4 x 4 = 64 ventuelles possibilits pour chaque note ! Ici, nous avons presque la meilleure relation ! Je ne crois pas que l'utilisation des complexes de frquences, dans les Intersections, corresponde un contrle aussi rigoureux. Et puisque ce qu'on peut obtenir, c'est un son unique rpt quatre octaves, un accord parfait ou les douze sons, a m'ennuie normment. De plus, supposer que les interprtes aient de l'imagination, alors ils deviendraient compositeurs [...]. C'est le cercle vicieux. Et puis, ce pointci, je n'ai pas la nostalgie de l'instant. Finalement, le fait que ce soit l'intrieur d'une unit de temps qu'on puisse commencer le son - paralllement la bande de frquences - je pense que cela requiert aussi un contrle trs rigoureux. Pour rsumer, je crois que ces Intersections sont certainement sur une voie qui est juste, mais elles s'abandonnent dangereusement la sduction du seul graphisme. En effet, nous sommes des musiciens et non des peintres, et les tableaux ne sont pas faits pour tre interprts. C'est bien volontiers que je demanderais Feldman - et c'est avec une grande amiti que je me permets cette remarque - d'tre plus exigeant avec lui-mme, et non pas de se satisfaire de la sduction d'un aspect extrieur 26. Il est intressant cet gard de faire remarquer quel point la position de Feldman est singulire, la fois, bien sr, par rapport aux idaux de Boulez, mais aussi de Cage, qui interprte ses intentions d'une manire qui semble pour une grande part chapper Feldman lui-mme. La situation est d'autant plus embrouille que, cette poque, Cage n'avait pas encore explor le domaine des notations dites graphiques ni appliqu le concept de l'indtermination l'excution proprement dite, ce qui fait dire Feldman : Je n'ai jamais t sous l'influence de Cage ! Alors que, aprs tout, lui-mme a t sous mon influence. Disons plutt : il y avait une sorte d'exprience commune lorsque nous avons fait connaissance. John Cage n'avait pas d'cole, la diffrence de Schnberg, Webern et Berg. Lorsque je dis que j'ai influenc Cage, c'est seulement au niveau le plus superficiel ; il s'agissait de l'invention d'une notation qui a plus ou moins transform la fonction de la musique. Lorsque j'ai cr mes premires musiques graphiques, la musique tait toujours libre au cours de l'excution ; chaque fois qu'elle tait joue, elle tait diffrente jusqu' un certain degr. Un an plus tard, John Cage inventa une notation qui tait libre en ce qui concerne la composition mais, ce moment-l, en utilisant la mthode I Ching, la composition devenait dtermine. En d'autres termes, les pices de Cage du dbut des annes cinquante, une fois acheves, taient toujours fixes. Il y a donc une diffrence trs dramatique : Cage se proccupait alors d'utiliser ces nouvelles dcouvertes comme un aspect de la composition, tandis que, pour ma part, je les employais d'une manire qui faisait que la diffrence entre la composition et son excution n'tait pas claire. On ne

  • savait pas ce qu'tait l'excution et ce qu'tait la composition. J'tais pour ma part plus "anti-composition", tandis que lui-mme utilisait tout cela de manire compositionnelle ; je crois qu'il s'est, jusqu' aujourd'hui, davantage intress aux concepts des processus compositionnels que moi 27. John Cage prend a priori une grande dcision avant de commencer une pice. Je prends mes dcisions intellectuelles pendant que je compose la pice28. Un autre type d'ambigut me parat par ailleurs rsulter de l'utilisation de l'expression notation graphique . En effet, ce que Feldman met en place dans de telles partitions, ce sont davantage des diagrammes - ce que sous-entend le mot anglais graph - que des graphismes, comme le fera E. Brown peu de temps aprs, dans des oeuvres comme les Folio Pieces, November et December 52. Si les notations graphiques de Brown, puis un peu plus tard encore celles de Cage, sont dlibrment nigmatiques et en appellent au pouvoir d'imagination ou d'invention de l'interprte, il n'en est pas vraiment ainsi chez Feldman. On pourrait plutt assimiler ce type de partition quelque plan, ou patron . Les chiffres garantissent un niveau d'abstraction en ce qui concerne certains aspects du contenu des sons - leur hauteur et leur dure individuelle. La notation n'est rellement graphique que dans la mesure o le compositeur s'carte des signes symboliques traditionnellement utiliss pour la notation des dures et instaure un principe d'analogie entre le droulement du temps et la mesure d'espace qui lui correspond. Au tout dbut des annes cinquante, travers les partitions graphiques, l'attitude de Feldman se rvle en dfinitive plus proche du principe de l'indtermination que celle de Cage qui, l'poque, demeure attentif aux questions du matriau. Toutefois, si l'indtermination se rapporte, dans certains cas, au phnomne de l'interprtation, Feldman ne la fait pas intervenir dans l'acte compositionnel proprement dit, en ayant recours, comme Cage, des mthodes de hasard. Pour Feldman, l'attitude de Cage demeure somme toute trop volontariste quant sa manire, paradoxale, de faire rgner l'absence de volont ou d'intention. Mme dans le cas des partitions dont le rsultat est partiellement imprvisible, en tout cas en ce qui concerne certaines proprits du son, Feldman vise toujours une ralit acoustique au lieu de rester dpendant d'un processus compositionnel pralable. Dans Intersection II pour piano (aot 1951), chaque case quivaut une valeur mtronomique qui peut aller de 158 276, donc trs rapide. Des nombres indiquent la quantit de sons produire dans les registres grave, mdium et aigu. Le chiffre 12 implique de jouer n'importe quel nombre de sons, 12 ou davantage. Selon le voeu de Feldman, les accords ne devraient pas tre arpgs ni briss, mais plaqus ( avec le coude, pas briss indique-t-il dans une des pages de la partition), sans aucun doute afin d'viter tout effet mlodique, ce qui implique pour le pianiste, dans le cas de nombres importants de sons, toutes sortes de mouvements du poignet ou de l'avant-bras. A la diffrence de la plupart des partitions de cette priode, les Intersections II et III impliquent une densit importante d'vnements et rclament une agilit des plus grande de la part de l'interprte. A la mme poque, Feldman conoit une Intersection pour bande magntique 8 pistes, selon un mme principe de notation que les autres Intersections, galement base sur une forte densit de sons, mais le projet sera finalement abandonn. Sous l'impulsion d'Heinz-Klaus Metzger, le studio de sonologie d'Utrecht reprendra plusieurs annes plus tard le projet, mais cela n'aboutira pas davantage, l'entreprise tant juge irralisable malgr les progrs technologiques.

  • A propos des Four Songs Io e. e. cummings (1951), Laurent Feneyrou crit : Les deux chants extrmes se droulent sur un mme schma mtrique de dix-huit mesures, dans un tempo immuable. Traverss de silences, la simplicit des figures et le dpouillement instrumental la fin de ces chants ruinent l'illusion des tessitures carteles et des diffrents modes de jeu du violoncelle. Une symbolique numrique parcourt les deux chants intermdiaires : le deuxime de onze mesures, le troisime de trente-trois. Et si les murmures de la voix, un moment esseule sur quatre notes, perforent la surface plane du troisime chant, les forte isolent parfois un geste, notamment la fin du quatrime chant, o l'ensemble s'extrait violemment de la nuance qui tait la sienne depuis le commencement 29. Intermission V (1952) pour piano prsente des affinits avec la Pice for violon and piano : 96 mesures de 3 croches chacune (ou l'quivalent) ; sa rythmique en est simple, la diffrence de la plus grande partie du rpertoire pianistique de l'poque, marqu par le postsrialisme, qui se plait multiplier valeurs irrationnelles et ruptures de temps ; ici, le tempo mtronomique n'est pas mme fix, l'unique indication cet gard tant slow. Il est demand au pianiste de maintenir enfonces les pdales d'touffement et de rsonance tout au long de la pice. A quatre reprises, des accords JJf sont suivis de notes ppp, cette intensit tant conserve jusqu'au prochain clat . De par l'intervention de la pdale de rsonance, il est manifeste que les sons jous trs doucement aprs les attaques fff seront entendus comme dans le halo des accords en question, en particulier lorsque que ceux-ci sont particulirement denses, alors que les notes les plus faibles sont gnralement isoles. Autour de la deuxime moiti de la pice, aprs un dernier effet de contraste dynamique, des lments rpts commencent faire leur apparition, jusqu'aux neuf reprises identiques d'un mme motif de deux mesures sur lesquelles s' achve la partition ; cet effet de rptition est amen par le plus long silence de l'oeuvre, correspondant 4 mesures. Feldman insiste alors sur la ncessit de vivre pleinement l'exprience du matriau ; c'est partir de cette imprgnation, de cette implication que l'oeuvre se dveloppe ; non qu'il s'agisse de rechercher une quelconque vrit dans le matriau sonore, ce qui impliquerait une dmarche d'essence religieuse et consisterait, une fois de plus, le poser comme un phnomne extrieur nous, ou comme transcendant. Le son devrait plutt tre ressenti dans son immanence. Pour Feldman, ce sont nos vrits personnelles que nous apportons dans notre apprhension du son. Et cette apprhension s'opre par l'intermdiaire de l'instrument, pas ncessairement de l'criture ; c'est pourquoi l'oeuvre nat de l'instrument, du rapport physique que le compositeur entretient avec lui. Le son est dj forme en lui-mme. Tout le reste n'est qu'une question de proportions, d'chelles. Au cours des annes cinquante, Feldman pratique en fait simultanment plusieurs modes de notation ; ainsi la Piano Piece (1952) estelle note de manire conventionnelle, malgr l'absence de barre de mesure ; d'une simplicit et d'un dpouillement extrmes, la pice consiste en une alternance de notes uniques d'une valeur de dure invariable (la noire pointe), joues la main droite et la main gauche ; en tte de la partition, Feldman note : lentement et tranquillement, avec toutes les battues gales . Intermission VI (1953) pour un ou deux pianos, est une partition trs particulire dans la production de Feldman, puisqu'elle pourrait s'apparenter au qualificatif de forme mobile ; 15 accords ou sons isols sont disperss dans l'espace d'une page que l'interprte parcourt son gr ; au verso de la feuille sont donnes les indications suivantes : La pice commence avec n'importe quel son, puis continue avec n'importe quel autre. Chaque son doit tre produit avec un minimum d'attaque, de manire tre peine audible. Les sons nots ne doivent pas

  • tre jous trop rapidement . Dans le cas d'une version pour deux pianos, les deux musiciens peuvent parcourir indpendamment la page. Les notes sont parfois prcdes d'un signe de silence ou d'un point d'orgue, qui constituent une manire de signaler un moment de suspens, d'une intervention (quelle qu'elle soit) la suivante. Ce mobile prcde de quatre annes les premires partitions variables de K. Stockhausen (le Klavierstck XI) ou de P. Boulez (la Troisime Sonate), toutes deux galement pour le piano mais, dans ce cas, il s'agit d'un processus infiniment plus simple, qui ne cherche pas multiplier les rgles de fonctionnement. Intersection III, compose en avril 1953, est une des partitions envisage par Cage dans l'article Indeterminacy 30. Chacune des quatre feuilles de la partition est constitue d'une suite de petites cases de 1,76 cm de ct. Le tempo est valu 176. Trois ranges de cases sont disposes verticalement ; elles concernent les registres : aigu, moyen, grave. Les nombres inscrits dans les cases prcisent le nombre de sons qui doivent tre produits. Le pianiste peut entrer n'importe quel moment partir du dbut qui lui est indiqu par une case. Lorsque deux nombres sont indiqus pour un mme registre, n'importe quelle partie du registre peut tre utilise. Une fois jous, les sons doivent se prolonger jusqu' la fin de la dure indique. Dans Indeterminacy , Cage souligne, propos de cette pice, l'interpntration des notions de dtermination (la forme globale, le timbre propre l'instrument), et d'indtermination (la mthode, les jeux d'intensit, le choix des hauteurs), ce qui permet d'engendrer une situation essentiellement non dualiste : une multiplicit de centres en tat de non-obstruction et d'interpntration [...J Comment l'interprte excutera-t-il Intersection III ? poursuit Cage. Il peut le faire d'une manire organise susceptible d'tre soumise avec succs une analyse. Ou bien il peut assumer sa fonction comme un photographe, d'une manire qui n'est pas consciemment organise (et donc, non assujettie l'analyse), ou mme de faon arbitraire, en sentant sa propre voie, et en suivant les dictats de son ego ; ou bien, plus ou moins sans le savoir, en y pntrant, en rfrence une structure mentale s'apparentant au rve, suivant, comme dans l'criture automatique, les dictats de son subconscient ; ou encore, selon la psychologie jungienne de l'inconscient collectif, suivant les inclinations des espces et produisant quelque chose d'un intrt plus ou moins universel pour les tres humains ; ou bien, en accord avec le "sommeil profond" de la pratique mentale hindoue - le fondement de Matre Eckhart - ne s'identifiant avec rien d'autre que l'ventualit ... Le projet de Feldman va ainsi dans le sens d'une nouvelle forme d'exploration de la dimension spatiale propre la notation musicale. Il parle alors de la partition comme d'un repre spatio-temporel . Cette partition tmoigne, comme le souligne Cage, d'une imbrication effective d'aspects dtermins et indtermins, sans que l'on puisse parler de tentative dlibre de conciliation entre les deux. L'criture est en quelque sorte assimile un geste, capt dans son mouvement ; celui-ci est gard dans son unicit, non prpar, non rsolu, en suspension, sans tre immobilis pour autant ; la composition toute entire est comme un discours de ce geste. Dans Intersection III, les dterminations concernent l'instrument pour lequel a t conu le processus, le piano, la forme dans laquelle se dploie le processus, qui se prsente visuellement sous la forme d'une succession de petites cases accompagne d'une prescription concernant la vitesse de lecture pour le jeu tout entier. Pour l'interprte, la situation est donc donne une fois pour toutes : elle ne subit ni changement, ni volution ; la diffrence des partitions mobiles de P. Boulez ou de K Stockhausen, aucune opration conceptuelle ne s'interpose entre la lecture de la partition et le jeu instrumental qui conduirait scinder la procdure d'excution en une srie de dcisions successives prendre et relier les unes aux autres. Ici, unit de temps, sens et tempo de lecture, codification, demeurent

  • inaltrs, affirmant l'identit du projet et favorisant l'identification de l'interprte avec lui ; la partition agit donc bien comme un filet - pour reprendre l'expression de Cage - destin conjointement faire produire et percevoir des phnomnes sonores en de de tout critre de choix stylistique ou esthtique ; on peut y dceler une manire de constituer une grille temporelle, tout comme comme le peintre tend sa toile. O rside alors la volont du compositeur ? Dans les rgles de base du processus ainsi dclench, qui ne laissent rien supposer du rsultat qualitatif de l'excution, de l'intention subjective du compositeur ; ne fournissant que des signes quantitatifs (les chiffres inscrits dans les cases correspondant des densits de sons), une approximation quant au lieu de l'action (rgions grave, moyenne ou aigu de l'instrument) et les limites temporelles l'intrieur desquelles doivent s'inscrire les actions, la partition tend vers une certaine objectivit. C'est d'ailleurs bien ce que Feldman reprochera plus tard ce type de partition : prendre l'aspect d'un objet. Pourtant, dans le mme temps, la partition voit se dissoudre son caractre chosique car, de par la multiplicit des rsultats que l'on peut obtenir partir de ses notations trs gnrales, elle n'en garantit pas la reconnaissance en tant que telle ; elle intervient plutt comme condition d'une manifestation sonore, provoque l'entre dans le concret du jeu, capte la matrialit physique d'un instrument en particulier, rvle le toucher d'un musicien en particulier, la manire d'une tablature ouverte. Il serait vain de chercher, partir de la succession de chiffres inscrits dans les cases, des rapports numriques rpondant un quelconque symbolisme numrique. Les quelques propositions exposes d'emble par Feldman restent constantes ; elles ne subissent aucune transformation voulue, et ne sont pas dialectises d'une manire ou d'une autre : par exemple, l'unit de temps demeure inchange (ce qui, comme nous l'avons constat, ne manquera pas d'embarrasser P. Boulez) et la situation pour l'interprte ne varie aucunement. Il s'agit l d'une notation capable de favoriser une fluidit naturelle , selon l'expression de Feldman lui-mme, en ce qui concerne le cours des vnements sonores. La proprit de la hauteur perd sa prdominance sur les autres composantes du son (la dure, l'intensit, le timbre) ; la situation s'carte de ce fait de l'hritage de plusieurs sicles de musique, marqu par l'hgmonie de l'harmonie. Les partitions graphiques de Feldman rclament une extrme attention de la part de l'interprte, de par ses exigences en ce qui concerne les modes d'attaque, gnralement aussi peu affirms que possible, d'entretien, sans changement, de par galement son insistance sur la puret des sons produits, qui restera un des traits de son style d'criture. Dans la plupart des partitions de Feldman, l'intensit doit demeurer des plus faibles ; toutefois, dans le cas des Intersections II et III, la dynamique reste libre. En 1969, la suite d'une suggestion de Feldman, Gerd Zacher ralisera une version d' Intersection 111 pour orgue, o les trois zones indiques dans la partition sont rparties entre la main droite, la main gauche et le pdalier. Entre 1953 et 1958, Feldman abandonne ce type d'criture et de processus ; il sent en effet que si les moyens doivent tre imprcis, le rsultat ne doit pas moins en rester clair . Feldman considre a posteriori les procds d'indtermination trop conceptuels. En dfinitive, la potique de l'indtermination n'est pas son problme, en tout cas pas un but en elle-mme. J'ai dit un jour Cage : John, la diffrence entre nous, c'est que toi, tu a ouvert la porte et attrap une pneumonie, tandis que moi, j'ai entreball la fentre et attrap un rhume 31. Et

  • Feldman de revenir, non sans quelque scepticisme sur les commentaires de Cage sur ses partitions graphiques : Souvenez-vous de la trs belle ide qu'il inventa propos d'un appareil de photo qui permet aux gens de prendre n'importe quelle photo32 ; en un sens cette ide indique exactement sa propre conscience globale de ce qu'impliquent de tels processus. Je ne suis pas du tout l dedans. Je ne sais pas du tout ce que j'ai bien pu inventer. Je crois que la diffrence la plus importante n'est pas que je me glorifie moi-mme, ce qui pourrait tre une critique adresse par Cage Varse, par exemple ; je pense que j'en ai fini avec les moyens et ne me suis jamais proccup de l'environnement social 33. Dans une enqute sur la question Le compositeur est-il anonyme ? , publie par la revue Source34, Larry Austin cite une prise de position de Feldman : Au dbut des annes cinquante, Cage, Brown et moi dcouvrions tant de choses passionnantes ; il m'tait trs difficile de laisser de ct mon ego de compositeur. C'tait pnible. Il me fallait me retirer pour constater combien la musique tait belle. Certains gosses qui crivent de la musique aujourd'hui voient seulement le geste. Ils n'coutent pas la musique. Pour moi, c'est le matriau qui est le hro, pas le compositeur. Les gosses adoptent une attitude d'anti-hro, portent une cape et dclarent : "je ne suis pas compositeur", geste dramatique. Pour eux, John Cage, en tant que personne, est devenu un hro, pas sa musique. Lorsque John et moi travaillions ensemble, il n'y avait pas ce sentiment-l. Nous supprimions nos egos en faveur de la musique . Afin de revenir au plus prs du matriau, il renvisage un systme de notation plus dtermin, notamment dans Extensions IV (1952-53) pour trois pianos, mme s'il jugera en dfinitive cette mthode trop unidimensionnelle . En dpit de la pluralit des mthodes de notation, on ne trouve pourtant pas de divergences fondamentales entre les diffrentes familles de partition ; et c'est bien ce qui fait dire Cage : La musique conventionnellement note de Feldman, c'est lui-mme jouant sa musique graphique . Malgr son apparente discontinuit et hormis certains principes de rptition qui apparaissent ds les premires partitions, on dcouvre dans sa musique certains points de repre structurels qui inflchissent la saisie de l'oeuvre, canalisent tout risque de dispersion excessive ; par exemple, dans Extensions III (1952), des clusters, les seuls dans l'oeuvre, interviennent quasiment au milieu de la partition ; auparavant, on a entendu essentiellement des notes de valeurs longues tandis que, aprs eux, le vocabulaire musical est principalement constitu de notes ornementales, de sons brefs ainsi que de squences rptes. Ce qui compte essentiellement pour lui, c'est de prserver une sorte de souplesse, d'lasticit dans l'articulation des vnements sonores, quels que soient les moyens pour transmettre une telle conception du temps. Le projet revient articuler dans le temps des entits sonores qui constituent autant de poids spcifiques, dotes de qualits de timbre individuelles. Chaque note, chaque accord acquiert en effet un poids qui lui appartient en propre, chacun tant compos puis entendu comme un lment part entire, sans qu'un principe de hirarchie ne vienne s'instaurer entre les uns et les autres. Je produis un son, puis je vais au suivant dclare Feldman ; pas de principe de dveloppement, mais des processus de mtamorphose appliqus de faon non mcanique. On pourrait galement parler cet gard de processus d'extension.

  • Il en est de mme en ce qui concerne les intervalles harmoniques et leur identit respective. Certes, dans les oeuvres des annes cinquante, on peut observer une prdominance d'intervalles jugs dissonants (secondes mineures, tritons, septimes et neuvimes...) ; mais, la diffrence de ce qui se passe dans le srialisme post-webernien, o l'on constate des polarits harmoniques somme toute assez voisines, cela n'exclut pas pour autant l'affirmation d'une quinte juste, ou d'une octave qui vient parfois redoubler ou plutt, colorer diffremment une note. Beaucoup plus tard, propos de For Bunita Marcus, Feldman insistera sur un saut d'octave qui intervient la fin de la partition : Il s'entend de manire extraordinaire. Comment se fait-il que les gens aient l'ide qu'un mi b. dans le mdium sonne comme un mi b. une octave au-dessus ? D'o cela est-il venu ? Je sais beaucoup de choses, mais je ne sais toujours pas d'o cela est venu 35. Un problme dont on ne parle pas dans la musique d'aujourd'hui est l'intervalle. Un jeune compositeur s'adressa moi, trs proccup par la question des intervalles dans sa musique. La fonction de l'intervalle est juste d'tendre la composition. Quand je lui eus dit cela, il part si soulag. Il pensait que les intervalles venaient du ciel 36. A l'ore du silence, empreinte de cette fragilit fondamentale engendre par l'aspect fugitif de la course du temps, la musique de Feldman rflchit trs prcisment le statut qu'il accorde la pratique artistique. Trs dpouilles, les Three Pieces for piano (1954), prsentent des notes brves isoles, des accords aux registres trs carts, entrecoups de frquents silences (environ le tiers des 48 mesures de la deuxime pice est occup par le silence). Il en est de mme avec les 7tvo Pieces pour deux pianos (1954), sortes de miniatures, constitues chacune de 32 mesures 3/16 (le mouvement mtronomique de la double croche tourne autour de 122), avec de nombreuses mesures individuelles de silence et quelques silences des deux musiciens ; merge de cette oeuvre une impression d'parpillement du matriau sonore, d'un registre extrme l'autre des instruments ; les interventions sont de tendance ponctuelle, discontinue, avec quelques appogiatures isoles ; noter, l'utilisation de la troisime pdale : sont indiques des touches enfoncer, sans faire entendre les sons, qui permettent certaines harmoniques de rsonner. Cette qute de l'pure se poursuit dans les 7ivo Pieces for six instruments (juin-septembre 1956) pour flte, flte alto, cor, trompette, violon et violoncelle, o les instruments ne jouent qu'une note par mesure (toujours 3/16), de manire irrgulire, chaque note apparaissant comme baigne dans des silences de dures diversifies ; on constate des silences gnraux d'une ou deux mesures ; le tempo reste inchang (la double croche 88). Tout au long des annes, on remarque une prdilection persistante pour certains instruments, en particulier le piano, instrument contemporain par excellence , cause de la manire relle dont le son du piano rsonne et s'teint progressivement, mtaphore de l'extinction des valeurs de ce monde . Le piano est la fois un instrument central dans la production de cette poque et, plus intimement encore, le miroir de ses proccupations compositionnelles : Une des raisons pour lesquelles je travaille au piano est qu'il m'oblige ralentir ; d'autre part, le temps, la ralit acoustique devient beaucoup plus audible 37. Feldman constate en effet que

  • si un compositeur travaille la table, il tend instaurer un systme, s'loigner de la ralit acoustique. Entre 1954 et 1957, des dix oeuvres qu'il ralise, Feldman n'en compose pas moins de huit pour un ou deux pianos ; il s'agit pourtant d'une priode de transition o il compose peu (deux partitions en 1954, une en 1955) - la rarfaction touchant aussi bien son criture que sa production proprement dite. 1957 peut tre considre comme une anne charnire qui l'amnera explorer nouveau les notations graphiques et envisager diffremment l'exprience du temps et du son dans leur flexibilit. Compose cette anne-l, Piano Three Hands est la premire partition faire intervenir une notation sans valeur de dure fixe, bien que Feldman prcise que le tempo doive tre trs lent (les sons aussi doux que possible), et que tous les temps doivent tre presque gaux. Des notes uniques (parfois surmontes d'un point d'orgue, lorsqu'elles sont isoles), en ronde, avec des lignes pointilles pour les accords jous simultanment par les deux musiciens sont rparties sur trois portes (deux pour un pianiste, une seule pour l'autre). Les notations blanches de Piano Three Hands paraissent souligner la lenteur du temps de lecture. Dans cette oeuvre comme dans Piano Four Hands, galement compose en 1957, chaque main a rarement plus d'une note jouer. Piano Three Hands est probablement la pice la plus frquemment joue de Feldman dclare Cornelius Cardew dans une introduction un programme Feldman pour la BBC en 1966. Peut-tre parce qu'elle a t joue tant de fois, elle a acquis une qualit vnrable. Les notes elles-mmes ont un air d'immuabilit, comme si elles avaient t prdtermines dans quelque sphre non humaine, rendues possibles par l'instrument pour lequel elles ont t crites. Parmi les raisons qui le conduisent s'carter des notations indtermines, les questions de l'coute de l'interprte et du silence sont dcisives : Les musiciens taient sensibles la manire de produire les sons, mais n'coutaient pas. Et ils n'taient pas sensibles aux silences que j'indiquais. Donc, la raison pour laquelle ma musique est note est que je voulais garder le contrle du silence X38. Deux notions prdominent alors dans son criture, la clart et la plasticit. La surface lui apparat comme un sujet dterminant pour sa musique, comme il l'crit dans l'article entre catgories . Feldman recourt deux systmes de notation pour obtenir un tel rsultat ; l'un pourrait tre qualifi de notation rythmiquement libre ; c'est ce qui apparat par exemple dans Piano Three Hands ou dans Last Pieces (1959), pour piano, o la dure des accords demeure flexible, par rapport des battues plus ou moins mesures, de tempo trs lent. Feldman exprimente une mthode de notation diffrente dans Piece for Four Pianos et 71vo Pianos, composes toutes deux en 1957. Dans ce cas, un mme matriau est fourni aux interprtes, ce qui engendre comme une succession d'effets de rverbration, partir d'une source sonore unique. Les interprtes sont ainsi amens assurer eux-mmes la plasticit du mouvement. Le toucher propre chaque musicien est comme mis en relief de manire extrmement subtile. Dans son introduction au programme Feldman, C. Cardew dclare au sujet d'une des ralisations de la Piece for Four Pianos : Les sons se suivent en une chane lente, lastique. Il n'y a pas de sons forts. Tous les pianistes ont la mme squence de sons

  • jouer, mais en les jouant, ils se laissent aller. Chacun prend son propre temps, si bien que les chos d'un mme son aux quatre pianos sont souvent longuement spars dans le temps. Mais, en ayant quelquefois le mme son rpt plusieurs fois par chaque pianiste individuellement, Feldman fait en sorte de crer des surfaces unies o les quatre pianos jouent de nouveau ensemble ou, du moins, sont capables de se dcouvrir distance . De telles pices dvoilent le sens du temps que possde chaque musicien, ce qui se manifeste travers les dcalages qui ne peuvent manquer de se produire quant leur apprhension du matriau. Le rsultat, crit Feldman, est comme une srie de rverbrations partir d'une source sonore identique... Les notes rptes ne sont pas du pointillisme, comme chez Webern, mais elles sont l comme lorsque l'attention demeure sur une image - le dbut de la pice est comme une reconnaissance, pas un motif mais, par la vertu des rptitions, met en condition pour couter39. Les trois oeuvres pour piano que Feldman compose entre dcembre 1957 et avril 1958 prsentent de nombreuses affinits ; Iwo Pianos reprend le principe de Piece for Four Pianos, une mme succession d'accords tant fournie aux deux musiciens dont les temps de lecture se dcalent insensiblement. De par la transparence de l'criture, chacun a la possibilit d'valuer sa situation par rapport son partenaire et, en consquence, d'agir sur le temps de dcalage. J'ai reu de Frederic Rzewski une lettre qui disait : pouvez-vous m'envoyer cette pice pour deux pianos - vous savez, celle qui est un canon ? En fait, je n'avais pas dans l'ide que c'tait un canon. Voyezvous, les deux pianistes s'opposent partir de la mme partition ; les dures sont libres, et chacun joue selon son propre sentiment du temps l'intrieur du caractre gnral de lenteur indiqu. Alors j'ai regard la partition. Je n'tais pas trop ennuy mais... Feldman raconte alors une anecdote propos de De Kooning quelqu'un lui rend visite et, regardant une de ses toiles, lui fait remarquer qu'il y dcouvre la forme d'un chat ; ce quoi De Kooning rplique : N'est-ce pas merveilleux, vous avez non seulement une peinture, mais galement un chat en plus . Et Feldman de poursuivre que c'est bien le sentiment qu'il avait propos du canon40. Dans Las! Pieces # 3 (1959) pour piano, des accords de 2 6 sons sont rgulirement disposs dans l'espace de chaque page, certains tant dots de points d'orgue. Pour chaque pice, des indications trs gnrales d'coulement de la dure et de dynamique sont donnes : lent, doux, les dures sont libres pour la premire ; rapide, doux, les dures sont libres pour la seconde ; trs lent, doux, les dures sont libres pour la troisime ; trs rapide, aussi doux que possible, les dures sont libres pour chaque main pour la quatrime. Les deux pices associes un dbit rapide constituent une des rares incursions de la musique de Feldman hors du caractre de lenteur dont elle est le plus souvent imprgne. Au cours de la dernire pice apparaissent quelques accords arpgs et des notes rptes, ainsi qu'un nombre plus important de notes ornementales: La qualit verticale est pourtant ce qui domine le plus largement dans l'oeuvre. De mme que l'on a pu constater, dans les oeuvres antrieures, que l'apparente dispersion statistique des caractres sonores n'excluait pas l'mergence de zones plus ou moins explicitement polarises sur une ou deux proprits spcifiques, de mme l'analyse que Thomas DeLio propose des Last Pieces # 341 permet de mettre en vidence la prdominance

  • accorde, selon les cas, un intervalle en particulier (par exemple l'intervalle de tierce mineure au dbut de l'oeuvre), tandis que, un peu plus tard, l'ventail des couleurs harmoniques tendra vers la diversification, chaque couple de notes prsentant un intervalle diffrent, de la seconde mineure au triton, l'exception, cette fois, de la tierce mineure. Dans le premier cas, Th. DeLio note que, alors que le dbut de l'oeuvre parat constitu d'une srie de sons isols, spars, graduellement mergent des similarits sous-jacentes et une hirarchie simple s'tablit dans laquelle l'intervalle de tierce exerce une manire de suprmatie sur toutes les structures verticales 42. Toutefois, on ne dcouvrira l rien de systmatique, et les relations entre les notes, tant sur les plans horizontal que vertical, semblent plutt se dduire les unes des autres en fonction d'une exprience de l'coute, que dpendre d'un plan compositionnel abstrait pos a priai. Exposs dans une nudit dlibre, ces intervalles changeront d'ailleurs sans cesse de coloration harmonique, selon le jeu de registration auquel ils sont soumis tout au long de la partition, et qui les fait apparatre dans l'ambitus le plus tendu de l'instrument. Cette discontinuit quasi permanente dans l'exploration des registres permet Feldman de n'liminer a fortiori aucun intervalle, des plus consonants (l'octave ou la quinte) aux plus dissonants, ce qui se confirmera en particulier partir de la fin des annes soixante-dix ; chaque intervalle peut en effet tre entendu pour lui-mme, en fonction de ses proprits acoustiques spcifiques, au lieu de se voir rattach quelque rminiscence stylistique prtablie dpendant, par exemple, du langage tonal. Certes, comme le dmontre Th. DeLio, de multiples affinits relient les accords les uns aux autres, mais elles ne dirigent pas l'coute dans une voie unique ; un couple de notes ou un accord ne se rsoud pas dans celui qui lui succde ; chacun est pourvu d'une identit qui lui est propre ; nul ne peut tre considr comme d'importance secondaire ; ds lors, l'auditeur est invit se frayer son propre chemin travers ces vnements dont les rsonances, parfois, se chevauchent ou s'entremlent et, par l mme, s'inventer des connections, compte tenu de l'intensit de son coute. Plus globalement, Feldman tente alors de mettre au point une criture plus prcise qui favorise une plus grande clart du rsultat sonore tout en lui garantissant un certain degr d'ambiguit. Ce retour une criture quasi traditionnelle ne correspond certes pas, chez lui, une quelconque rgression ; de mme, lorsque, partir des annes soixante-dix, il rintgre des lments mlodiques ou harmoniques qui sous-entendent des allusions tonales ou modales, il ne le fait jamais d'une manire aussi radicale que les compositeurs dits rptitifs ou minimalistes, comme Terry Riley, Steve Reich ou Philip Glass. Feldman semble en effet assumer la complexit du phnomne musical comme irrductible aux exclusions et aux dualits que vhicule la conception traditionnelle, indpendamment de l'opposition apparente entre la fixit de l'criture et l'instantanit du phnomne sonore. Frank O'Hara crit propos de la musique conventionnellement note de Feldman : La notation n'est pas tant l'exclusion rigide du hasard, mais reprsente le moyen d'empcher la structure de devenir une image, et une indication de la prfrence personnelle du compositeur pour o l'imprvisibilit devrait oprer 43. Feldman estimait par ailleurs que, au dbut des annes cinquante, l'exprience du son - la conscience de la ralit acoustique, qui n'avait cess de se dvelopper et de se ramifier au cours des dcennies prcdentes - tait devenue trop forte pour tre contenue ; d'o l'mergence, notamment aux Etats-Unis, avec Cage, E. Brown et lui-mme, de systmes de notation qui ne cherchaient pas cerner les sons de la manire la plus contrle, fixer toutes

  • leurs proprits, comme cela se passait au moment du srialisme intgral, mais taient capables de conserver une large part de mobilit et d'ouverture. Feldman retourne une nouvelle fois aux notations graphiques dans Ixion (1958) pour dix instruments (Merce Cunningham se servira de cette musique, en 1966, pour son ballet Summerspace) et dans deux oeuvres pour orchestre, Atlantis (1959) et ...Out of Last Pieces (1961), ainsi que dans The Straits of Magellan (1961) pour flte, cor trompette, guitare lectrique, harpe, piano et contrebasse, jouant de plus en plus sur des structures de nature verticale. Dans The Straits of Magellan, des flches indiquent les registres aigu et grave, mais de nombreux sons doivent tre choisis par les instrurr,entistes dans n'importe quel registre. On remarquera en outre des indications, peu frquentes chez Feldman, de glissandi ascendants ou descendants, de doubles sons pour les instruments vent, ainsi que des notes rptes (toujours 6 ou 7 fois). Pour le piano, est prescrite plusieurs reprises l'utilisation de la troisime pdale ; les lettres B (black), et W (white) se rapportent au choix de touches noires ou blanches, dans n'importe quel registre. La partition comporte en tout 422 cases (la valeur mtronomique tourne autour 88), dont les deux dernires correspondent des temps de silence. Feldman poursuivra ce type de notation graphique jusqu'en 1967 dans In Search of an Orchestration. Toutefois, dans ce cas, la notation conventionnelle est plus prsente que, par exemple, dans ...Out of Last Pieces , certains sons tant plus prcisment dtermins quant leur dure et leur situation vis--vis des autres ; sont spcifis diffrents types de notes ornementales, des sons tenus sur les battues du chef d'orchestre ou dcals par rapport elles, des sons brefs inscrire l'intrieur de la dure globale correspondant une case. Pour ...Out of Last Pieces , Feldman donne les indications suivantes : Chaque case quivaut au mouvement mtronomique 80. Les nombres dsignent la quantit de sons jouer pendant ou l'intrieur de la dure de chaque case. Des lignes brises indiquent les sons prolonger. S'il y a plus d'un son, c'est le dernier son qui doit tre tenu jusqu' la fin de la ligne brise. A l'exception des sections dans lesquelles des sons graves sont indiqus, tous les sons choisis doivent tre jous dans les registres aigus de l'instrument, sauf pour la guitare lectrique, la harpe, le clesta, le vibraphone et le xylophone, qui peuvent choisir des sons dans n'importe quel registre. Les chiffres romains dsignent la quantit de sons jouer simultanment. Quand les sons simultans sont arpgs, le symbole standard est utilis. Les violoncelles et contrebasses jouent en pizzicato, sauf dans le cas des sons en harmonique. L'attaque de chaque son ne devrait jamais tre accentue, et, tout au long de la pice, les intensits devraient rester trs douces . Dans la dernire page de ...Out of Lest Pieces , qui correspond une dure d'environ une minute, les hauteurs des accords et sons isols du piano sont prcisment fixes, alors que le reste de la partition est not graphiquement. Cette section rutilise certains matriaux de Last Pieces pour piano. Dans une note de programme propos de ...Out of K Last Pieces , Feldman revient sur son cheminement depuis ses premires partitions graphiques: La fonction admise du progrs compositionnel est de rendre possible une musique o le son reprsente uniquement une des nombreuses composantes. La dcouverte que le son peut tre

  • en lui-mme un phnomne qui se dveloppe de toutes sortes de manires, possde sa propre forme, son propre projet et sa propre mtaphore potique, m'a conduit l'ide d'baucher un nouveau systme de notation graphique - une structure "indtermine", qui tient compte de l'expression immdiate du son, indpendamment d'une rhtorique compositionnelle. A la diffrence de l'improvisation, qui se fie au choix des exemples les plus empiriques et artificiels reposant totalement sur la mmoire d'un style ou plusieurs styles, la notation graphique a pour but d'carter la mmoire aussi bien que la virtuosit - tout effacer, l'exception de l'action directe dans le cadre du son lui-mme. La premire partition graphique [Projection I, pour violoncelle seul] a t crite en 1950. Les registres [aigu, moyen, grave], le tempo et la dynamique [la plupart du temps trs tranquille] taient prdtermins. Les hauteurs effectives l'intrieur des registres indiqus pouvaient tre librement choisies par l'interprte. L'anne suivante [19511, deux pices pour orchestre [Intersection I et Marginal Intersection] utilisaient des chelles sonores beaucoup plus tendues. Non seulement les hauteurs effectives l'intrieur des registres, mais galement la dynamique et les entres au sein d'une structure temporelle donne restaient livres au libre choix des interprtes. Ces premires oeuvres taient encore organises comme une srie horizontale d'vnements, dans laquelle la configuration temporelle tait applique de manire conventionnelle. En travaillant dans une continuit horizontale, on dpend encore de la diffrenciation - dans mon cas, de l'alignement des registres. Quand on se reprsente le son dans un espace total, c'est enfin en permanence un espace se subdivisant l'infini. Il se toujours produit toujours ce qui, dans tous les cas, est invitable pour le son. Celui-ci est plus lastique, mais n'est pas encore devenu plus plastique. La prochaine tape consistait explorer le son en profondeur, c'est--dire verticalement. Quand la srie horizontale se brise, l'exprience verticale [intemporelle] apparat. La diffrenciation, qui est intgre au processus horizontal, devient superflue dornavant. On se rapproche d'un monde sonore plus homogne. La sparation des couches sonores n'existe plus. C'est comme si l'on travaillait l'intrieur d'un unique champ sonore. Les intervalles temporels ne donnent plus la musique sa configuration et ses contours. Ce n'est pas la mesure du temps qui faonne le son : le son modle la mesure du temps. ...Out of Last Pieces [ 1961 ] a t crite sur du papier quadrill, o chaque carreau avait une largeur de huit millimtres. La quantit de sons, qui doivent tre jous l'intrieur de chaque case, est dtermine, tandis que l'interprte peut intervenir au commencement ou bien en cours de route, pour chacune des cases. Pendant toute la dure de la pice, la dynamique demeure trs calme. La guitare lectrique, la harpe, le clesta, le vibraphone et le xylophone peuvent choisir des sons dans n'importe quel registre. Les autres instruments produisent leurs sons dans les registres aigus, sauf pendant de courtes sections, o des sons graves sont indiqus en particulier 44. Au cours des annes soixante, Feldman explore un mode notation qu'il qualifie de race-course (littralement, l'expression signifie champ de courses ). Les diffrentes parties instrumentales ou vocales sont prcisment dfinies en ce qui concerne la hauteur, les modes d'attaque et les dynamiques, mais les dures et la coordination verticale demeurent relativement libre. Feldman applique tout d'abord ce type de notation dans des pices pour deux interprtes (Piano Four Hands, et Two Instruments, pour cor et violoncelle, de 1958), avant de l'envisager pour des effectifs plus importants.

  • The swallows of Salangan (1960) pour choeur mixte et un effectif orchestral exceptionnellement important de 23 instruments (7 violoncelles, 4 fltes, flte alto, 5 trompettes, 2 tubas, 2 vibraphones et 2 pia nos), d'aprs Sauf Conduit, de Boris Pasternak, consiste par exemple en une longue srie d'accords, non coordonns par un chef, la diffrence de Christian Wolff in Cambridge (1963). On peut observer un principe relativement similaire dans les Durations (1960-61), suite de cinq pices pour diffrentes combinaisons instrumentales ; dans chacune, les instrumentistes commencent simultanment, puis dterminent la dure de leurs interventions l'intrieur d'un temps gnral fix. Dans chaque partie sont explores des qualits trs diversifies de timbre (cf. les indications de pizzicato : pour les instruments cordes, il est prescrit que, pour un son jou sur une mme corde, au lieu de le rarticuler en pizzicato, il faudrait laisser tomber le doigt fermement pour excuter le son du premier pizzicato, ce que l'on trouvera dans des partitions ultrieures (For Franz Kline). Dans Durations 1 [pour flte, piano, violon et violoncelle], je parviens un style plus complexe dans lequel chaque instrument passe sa vie personnelle dans son propre monde sonore. Dans chaque pice, les instruments commencent simultanment, puis sont libres de choisir leurs propres dures l'intrieur d'un tempo gnral donn. Les sons eux-mmes sont fixs45. Dans Durations I, la qualit d'ensemble des instruments particuliers suggre un kalidoscope sonore prcisment crit. Pour raliser cela, j'ai not chaque voix individuellement, choisissant des intervalles qui semblent gommer ou annuler chaque son aussitt que nous entendons le suivant. Dans les Durations III, avec le tuba, la force des trois instruments utiliss m'a amen les traiter comme s'il s'agissait d'un seul instrument. J'ai crit tous les sons simultanment, sachant qu'aucun instrument ne serait jamais trop loin derrire ou devant l'autre. En clairsemant ou en paississant mes sons, j'ai gard l'image intacte. Durations IV est une combinaisons des deux. Dans ce cas, j'ai choisi d'tre plus prcis en donnant des indications mtronomiques. J'ai aussi permis aux instruments d'avoir une couleur individuelle propre, de manire plus prononce que dans les autres [Durations]. Dans Durations 111(1961) pour violon, tuba et piano, aprs un premier accord jou simultanment par les trois instrumentistes, la dure de chaque son suivant est laisse l'apprciation de chacun. Des nombres placs entre les sons indiquent des temps de silence. On peut observer l'intrieur de la section III un procd qui pourrait tre compar un procd de tissage, et que l'on retrouvera dans la notion de pattern . Au cours des quinze premiers accords, trois hauteurs de son (fa#, sol, la b.), dans des registres diffrents, sont tour tour comme changes par les musiciens, ce qui provoque la fois une impression de statisme (souligne par les rptitions de chaque son) et de subtile modulation apporte par les changements de registre et de timbre. Cette pice diffre notamment des autres Durations par le fait qu'elle comprend plusieurs mouvements, le dernier tant indiqu rapide , ce qui demeure toujours inhabituel chez Feldman. Durations IV est la seule pice de la srie comporter une indication mtronomique (la noire entre 76 et 92), ainsi que des prescriptions concernant des modes d'attaque et d'entretien du son (vibrato, sul ponticello) pour les cordes. On y observe par ailleurs une progression, depuis des notes brves (croches et doubles croches du vibraphone) jusqu'aux valeurs longues de la fin.

  • La difficult d'appliquer un tel mode de notation pour un effectif aussi vaste l'amne rarfier la densit des vnements dans Structures for Orchestra (1960-62), o il dit avoir cherch fixer avec une notation prcise ce qui se serait pass si l'oeuvre utilisait des lments indtermins. Toujours selon les principes de la race-course notation, Feldman compose en 1961 7lvo Pieces for clarinet and string quarteit et Intervals pour baryton-basse, violoncelle, trombone, vibraphone et percussion (notamment un jeu de cloches et des cymbales antiques) ; dans cette oeuvre, la voix ne dispose le plus souvent d'aucun texte, l'exception du vocable Ahava , occasionnellement rpt. Dans For Franz Kline (1962) pour cor, soprano, piano, jeu de cloches, violon et violoncelle, il est galement indiqu que le premier son commence avec tous les instruments ; par la suite, la dure de chaque son, jou avec un minimum d'attaque, est dtermine par chaque musicien. Les battues doivent tre ressenties comme lentes ; quelques ornements interviennent par rapport aux notes principales, mais ils ne devraient pas tre jous trop rapidement. Des nombres inscrits entre les sons indiquent des battues en silence. On observe l un mlange de prcision et d'approximation qui, loin d'tre deux principes appliqus de manire dualiste, voient leurs apports se complter ; toujours cette dimension de l'entre-deux chez Feldman, qui n'implique aucunement compromis ou synthse, mais position en quilibre instable. Feldman a crit propos de Rauschenberg que, dans son oeuvre, celui-ci ne recherchait ni la vie ni l'art, mais quelque chose entre les deux . De mme, Feldman souhaitait que son oeuvre elle-mme soit tout la fois parfaitement intelligible et parfaitement inexplicable . Ce got pour l'ambiguit se retrouve dans son art de l'instrumentation ; Feldman n'exploite pas les instruments hors de leurs limites, comme de nombreux compositeurs ont pu le faire au cours des annes soixante et soixante-dix. Il ne les dtourne pas, mais s'attache les rvler dans des combinaisons de timbre non conventionnelles, ce qui engendre des qualits globales uniques. En ce sens, il rejoint l'extrme raffinement dont font preuve, dans l'art de l'instrumentation, Varse ou Stravinsky. Ses alliages instrumentaux sont souvent originaux, (violon, piano et tuba dans les Durations III, violon violoncelle et vibraphone dans les Durations IV, soprano, violon, tuba, percussion et clesta dans les Vertical Thoughts V), donnant ainsi chaque pice une couleur spcifique. On notera pourtant une prdilection pour certains instruments, flte, clarinette basse, tuba, vibraphone (sans moteur), cordes, vraisemblablement cause de leur capacit produire des sons avec un minimum d'attaque et dans un registre dynamique trs faible. Feldman dclare avoir notamment appris de Varse, qu'il rencontra pour la premire fois quand il avait 17 ans, que l'on ne doit pas confondre les rythmes avec une structure rythmique. Savez-vous qu'il avait besoin d'un audiophone [sonotone] pour communiquer ? Mais quand il assista la premire audition des Durations 1-IV, il entendit tout. Et ce sont pourtant des pices plutt douces. Il me dit : "Les gens ne comprennent pas combien de temps cela prend un son pour s'exprimer". Et il fut qualifi d'empirique ! Encore une fois, n'importe quel compositeur avec quatre sous de thorie est trait srieusement et analys. Et moi aussi, on me qualifie d'empirique. Qu'est-ce qui est empirique au sujet du son ? On ne peut pas crire un article l dessus dans Die Reihe, c'est sr. Et comment enseigner cela ? Aprs tout, mon dentiste m'a dit qu'il ne pouvait pas enseigner la dentisterie46.

  • Feldman est assurment un pragmatique. Aucune des ides que j'ai eues n'a t conceptuelle ou simplement technique. Les ides sont toutes venues des excutions. Je n'ai jamais t un rveur. Et Feldman d'ajouter : J'ai dit un jour un homme de loi : "La lgalit est la ralit". a lui a plu. Il en est de mme avec la ralit musicale 47. A la diffrence de For Franz Kline, qui ne comportait pas de texte, un pome de Frank O'Hara, Wind, est utilis pour The O'Hara Song ; le premier et le troisime chant sont bass sur le pome entier, tandis que le chant central ne comprend qu'un vers ; celui-ci est bas sur une succession descendante de six notes rptes cinq fois, dont l'accompagnement du piano et des cloches semble s'immobiliser lors des deux dernires reprises de la phrase chante. On peut observer des reprises de matriau mlodique entre les chant 1 et 3 ; le premier vers du chant 3 reprend la mme formule que celle du chant 1, un demi-ton au-dessous ; par rapport la mlodie associe au deuxime vers, la transposition se fait un demi-ton au-dessus ; pour le troisime, la transposition est tout d'abord d'un demi-ton au-dessous, puis pouse la courbure mlodique initiale sans rester fidle aux intervalles d'origine, procd qui se poursuit jusqu'au dernier tiers environ du pome o les notes de la dernire ligne mlodique apparaissent identiques, avant que ne s'impose une alternance de deux notes, r et do, avec une incursion, pour l'avant-dernire note, d'un r b. Si les lignes chantes en 1 et 3 prsentent de nombreuses affinits, les interventions instrumentales qui les entrecroisent sont pour leur part tout fait distinctes. D'ailleurs, chaque chant est dot d'un accompagnement instrumental diffrent (violon et violoncelle pour le premier, jeu de cloches et piano pour le deuxime, alto pour le dernier), l'alto intervenant pour la premire fois au sein d'un effectif de musique de chambre. Selon Peter Niklas Wilson, il ne s'agit pas tant de trois mlodies que de trois perspectives d'une seule et mme mise en musique d'un pome . Frank O'Hara ressent pour sa part une profonde complicit avec la dmarche cratrice du compositeur : Feldman a cr une oeuvre qui existe sans rfrence extrieure elle-mme.[...] J'interprte ce "lieu mtaphysique", ce territoire o vivent les oeuvres de Feldman, comme la surface o le dveloppement spirituel de l'oeuvre peut avoir lieu, o la forme d'une oeuvre peut dvelopper son originalit propre et o le sens personnel du compositeur peut devenir explicite. Dans un sens plus littral, c'est l'espace qui peut tre dblay afin que la sensibilit ait la possibilit d'exprimer sa prfrence individuelle pour le son et d'explorer le sens de cette prfrence . Comme Feldman tend le montrer ds ses premires oeuvres, la complexit rside d'ores et dj dans le son lui-mme ; et elle est assumer dans l'exprience proprement dite de la perception aussi bien que dans l'acte de cration, en intime relation avec une apprhension concrte, physique du fait acoustique. On ne rend pas ncessairement plus complexe l'exprience musicale par une surdtermination de ses lments constitutifs, en traitant le son comme un objet extrieur ; c'est l une conception mcaniste et scientiste qui refuse de tenir compte compte de ces facteurs essentiels que reprsentent la saisie subjective du temps et la relativit de toute perception de nature musicale. C'est peut-tre pourquoi aussi sa dmarche compositionnelle dfie toute logique par trop apparente. Le son tait et est toujours le protagoniste principal dans mon travail. Je crois que je me mets au service de mes sons, que je les coute, que je fais ce qu'eux me disent, et non pas ce que moi je leur dis. C'est que je leur dois ma vie, vous comprenez ? Ils m'ont procur une vie4S.

  • Quant au silence, il n'est pas vcu comme une interruption par rapport au son, mais comme son prolongement naturel, existant part entire dans le corps mme de la partition. Ce rle, actif, du silence se manifeste tout particulirement dans Piano Piece (To Philip Guston), compose en 1963, premier hommage un des peintres dont il se sent le plus proche. Tout se passe comme si Feldman, en jouant sur des jeux raffins d'interpntration entre silence et son, crait des effets de rflexion entre ombre et lumire, obscurit et clart. Feldman dit un jour qu'on devrait approcher sa musique comme si l'on n'coutait pas, mais que l'on regardait quelque chose dans la nature. On notera galement un intrt de plus en plus prononc pour les relations harmoniques l'intrieur de chaque vnement et d'un vnement un autre ; cela transparat, par exemple, ds les Durations III, mais plus explicitement encore dans la srie des Vertical Thoughts (1963). Dans deux des Vertical Thoughts intervient une voix chante de soprano, sur un mme vers : Life is a passing shadow (La vie est une ombre qui passe) ; Feldman estimait que cette phrase caractrisait parfaitement ce qu'il ressentait propos de l'art. Dans cette srie, des lignes brises indiquent une sorte de relai instrumental, chaque instrument entrant quand le son qui prcde commence disparatre. A plusieurs reprises, les relais aboutissent des silences, signals sous forme de points d'orgue, qui impliquent des temps de suspens avant la prochaine intervention. Des lignes verticales impliquent des sons jous simultanment. Vertical Thoughts I est crite pour deux pianos ; des mes