education et utopie

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Jacques Baillé Utopie et éducation In: Quaderni. N. 40, Hiver 1999-2000. Utopie I : la fabrique de l'utopie. pp. 125-143. Citer ce document / Cite this document : Baillé Jacques. Utopie et éducation. In: Quaderni. N. 40, Hiver 1999-2000. Utopie I : la fabrique de l'utopie. pp. 125-143. doi : 10.3406/quad.1999.1432 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1999_num_40_1_1432

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Education Et Utopie

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Jacques Baillé

Utopie et éducationIn: Quaderni. N. 40, Hiver 1999-2000. Utopie I : la fabrique de l'utopie. pp. 125-143.

Citer ce document / Cite this document :

Baillé Jacques. Utopie et éducation. In: Quaderni. N. 40, Hiver 1999-2000. Utopie I : la fabrique de l'utopie. pp. 125-143.

doi : 10.3406/quad.1999.1432

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1999_num_40_1_1432

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dossier

utopie et

éducation

Jacques

Baillé

Professeur à l'Université Pierre Mendès France

de Grenoble Directeur du Laboratoire

des sciences de l'éducation

Utopie et utopies

Justice, paix, bonheur, s'incrustent au fronton imaginaire de l'utopie. Ces valeurs, quel éducateur hésiterait à les faire siennes ? Les dispositifs, prescriptions et règles qu'elles inspirent, participent de cet humanisme optimiste qui, ayant déserté un monde injuste, violent et malheureux, reprend force et vigueur à chaque répétition du rêve touchant à l'établissement d'une société parfaite. Dans son De optimo reipublicae statu deque nova isola Utopia publié (par les soins d'Qresme) en 1516, Thomas More, après avoir dénoncé les traditions de justice en Angleterre, notamment l'iniquité des décisions dans l'affaire des enclosures et la vanité de peines disproportionnées aux délits (livre premier), décrit une société juste et paisible, établie sur des configurations urbanistiques, des techniques de production, des règles de droit, d'éducation et d'hygiène alors inconnues (livre second). Fort peu stoïciens, liant la vertu au plaisir, les habitants d'Utopie doivent l'essentiel de leur bonheur à cette absence d'inquiétude qu'entretient la prospérité collective.

Le tableau est cependant moins idyllique qu'il n'y paraît et sous le bonheur apparent de la paisible cité pointent quelques traits qui annoncent les horreurs orwelliennes1 .

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Plus occupé à mettre à jour le rapport ancien et complexe qu'entretient la notion d'utopie avec l'éducation qu'à dénoncer l'usage irréfléchi du mot utopie, fixons d'emblée ce à quoi renvoie chacun des deux termes. En assimilant, sans autre précaution, l'éducation aux seules formes de l'action pédagogique, le débat risque de tourner court, aussi bien en raison de l'imprécision des dénotations pédagogiques dans le récit utopique, que du caractère marginal des pédagogies auxquelles on accorde, souvent en surestimant leurs effets, un dessein utopique. L'intention d'éduquer se manifeste à travers les textes organiques et leurs commentaires, l'architecture, les techniques de surveillance, d'enseignement, d'apprentissage et d'étude, à travers les programmes et les manuels. Nous posons que tous ces objets et dispositifs sont susceptibles d'être redevables à l'utopie. Bien entendu, dans l'espace de cet article nous ne nous assurerons du bien-fondé de cette pétition, et encore trop rapidement, qu'à propos de certains d'entre eux.

Concernant l'utopie, selon qu'on traite du terme au singulier, au pluriel, comme substantif ou sous la forme adjective d'utopique, les referents et les significations changent. Au singulier et en son sens strict, le nom utopie désigne un récit qui dévoile

l'ordinaire de la vie collective au sein d'une cité extraordinaire, située dans un lieu "de nulle part" (u-topos). Un luxe de détails sur l'organisation sociale, l'habitat et les murs confèrent toute sa plausibilité à un récit axiologiquement saturé. Le récit utopique a ceci de commun avec le discours pédagogique : le bien y tient lieu de vrai.

Au pluriel, les utopies renvoient à une périodisation indexée sur quelques uvres majeures. On parle des utopies de la Renaissance, des utopies des Lumières, des utopies socialistes. Ces ensembles recoupent des périodes "chaudes" de tension et de ruptures institutionnelles dans la sphère idéo-éducative (collèges et universités non scolastiques, Encyclopédie, écoles d'ingénieurs, école publique, sociologie et psychologie de l'éducation, etc.). Que certains récits préfigurent ou annoncent ces ruptures, ne signifie en aucun cas que celles-ci résultent d'une conversion institutionnelle des utopies2 .

Quant à l'adjectif utopique, il a définitivement pris un tour péjoratif depuis que Marx et Engels ont accusé le socialisme utopique de n'être qu'une dangereuse rêverie irénique détournant le prolétariat de la juste lutte que seul légitime le socialisme scientifique (le Manifeste et Engels sur l'utopie de Cabet). Utopique

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désigne donc l'aimable fantaisie que l'utopiste prétend ériger en programme d'action.

On peut aborder l'étude des relations éducation-utopie de trois manières : la première s'attache au recensement des références éducatives dans les textes des utopies ; la deuxième consiste en un repérage, dans le discours éducatif et/ou dans les pratiques effectives, des catégories constitutives de l'utopie ; la troisième consiste à identifier, dans les contextes où naissent les utopies, les conflits entre des elaborations savantes et culturelles stabilisées depuis longtemps et de nouvelles combinaisons rationnelles. Notre esquisse combinera les trois, tout en accordant à la dernière un intérêt plus soutenu, car elle s'autorise d'une mise en tension de l'utopie comme perfection déjà réalisée avec des programmes émancipateurs qui, eux, s'inscrivent dans une temporalité dynamique qui est aussi celle des luttes politiques.

Dès qu'on a répété, avec la plupart des spécialistes, que toutes les utopies confèrent à l'éducation une place éminente, on a dit l'essentiel et, en réalité, on n'a rien dit tant le texte des utopies reste avare de détails pédagogiques ou didactiques3 . La question de l'utopie n'agite le monde de la formation

qu'à l'occasion des débats que ne manque jamais de provoquer l'apposition du déni de scientificité, sinon de rationalité, à une pédagogie. En ce cas "utopie " s'apparie à chimérique. Au sens strict, les utopies pédagogiques sont peu nombreuses et les traces d'utopie qu'on trouve dans les doctrines éducatives délimitent la place que l'eschatologie du progrès accorde au plaisir et au bonheur. Place réduite pour le Jésuite qui substitue la joie au bonheur et l'effort au plaisir, centrale chez Neill qui en mit le moteur de l'éducation.

L'évolution de l'écrit a aussi son importance. Aux traités généraux, à forte tonalité prescriptive, se sont substitués de courts ouvrages d'experts "autour", "à propos" ou "sur " l'éducation dont l'adhocisme méthodologique ne refuse pas, à l'occasion, la protection du dernier "totalisme" à la mode, le marxisme et la psychanalyse hier, le cognitivisme aujourd'hui. Ainsi peut-on interpréter le pédocentrisme actuel comme la "traduction" du constructivisme cognitif en préceptes pédagogiques voués à la célébration du culte de l'autonomie de l'élève et au discrédit des disciplines académiques.

Une autre raison tient à l'urgence et corrélativement à l'impossibilité de trouver

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des solutions pratiques susceptibles de ramener la paix dans des établissements malmenés. Dans la crise actuelle se joue la survie d'un système submergé par une masse toujours plus hétérogène d'élèves. Les multiples spécialistes (psychologues, sociologues de l'éducation, didactitiens, juristes, etc.) et les acteurs (enseignants, éducateurs, personnels administratifs, assistants sociaux, etc.) s'engagent dans d'infinis débats que concluent des compromis peu efficaces.

Or, le problème de la violence a été réglé en utopie par la combinaison de trois moyens : les techniques de la surveillance, les instruments institutionnels qui suppriment les frustrations relatives et la réglementation minutieuse de l'activité sous toutes ses formes, du travail aux loisirs, sans oublier les cérémonies et fêtes religieuses. Dans les premiers temps de l'enseignement public obligatoire, comme dans l'utopie, l'ensemble du dispositif, dans tous ses aspects matériels et didactiques, concourait à la normalisation des conduites. Dans nos systèmes modernes d'éducation, l'urgence pousse à un empilement de mesures ponctuelles, baptisées innovations, dont la seule fin est de conserver l'essentiel - la finalité reproductrice du système à travers la compétition -tout en donnant le change en réformant à la marge (et en

continu) les programmes. Dans un système d'enseignement en expansion, lier l'abaissement des tensions scolaires à l'abaissement des exigences académiques, comme les États-Unis l'ont fait au cours de la première moitié du siècle et comme nous le pratiquons désormais en France, ne rétablit pas forcément la paix dans les établissements. En revanche, il est à peu près assuré que la réduction de l'incidence, déjà faible, de l'école sur la mobilité sociale en sera une conséquence directe (cf. Bulle, 1999).

Les grandes utopies naquirent dans un monde violent ; le monde moderne ne l'est pas moins et on n'écrit plus d'utopie. Certes la disparition du genre littéraire ne conduit pas nécessairement à la disparition de l'idée. Mais alors, dans quelles pratiques et sous quelles formes se manifeste-telle désormais ? S'incarne-t-elle en de petites communautés isolées, en des sectes millénaristes, en de grands réseaux d'échanges financiers ou d'informations, en Disneyland ? Se cache-t-elle dans quelque fantasme managerial, dans quelque nouvelle pédagogie ? Sans doute en retrouve-t-on la trace dans tout cela. Mais, il est pour le moins paradoxal que les composants de l'utopie se dissipent dans la marginalité ou dans les grands mécanismes de l'affairisme mondialiste, se

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dissimulent sous le discours oraculaire, se convertissent en procédures d'infanti- lisation, alors qu'à l'origine, elle se voulait le monde de l'hypertrophie du visible.

L'architecture du visible

Utopie naît d'une décision radicale : la transformation de la presqu'île en île. L'acte d'Utopus établit d'un coup la frontière de l'espace utopique ; espace isolé que protège aussi sa difficile localisation sur la carte. Cet acte s'inscrit comme fondateur d'une architectonique dans laquelle l'espace, les villes et les institutions s'articulent selon un plan explicite pour tous les habitants qui auront reçu la même éducation. Tous, cela signifie, comme chez Platon, la même éducation pour les filles et les garçons (dont la mise en uvre effective prendra quatre siècles)4. Justifiant par là l'inutilité du détail pédagogique, More trace le plan de la cité éducative totale. Puisque c'est l'institution de la cité qui par essence est éducative, la description minutieuse de l'architecture et des rituels d'auto- célébration ou de "maintenance " sera toujours plus importante que l'inventaire des techniques d'enseignement.

Dans le même esprit, Rabelais détaille rarchitecture de Thélème. Antithétique des abbayes traditionnelles, par sa forme

hexagonale, le bâtiment suggère une clôture géométrique alors que ses nombreuses fenêtres et loggias accueillent la lumière. Espace ludique où bruissent ces joyeuses volées de filles et de garçons, l'abbaye est un établissement intelligemment sécuritaire (on sort des guerres pichrocholines). Sans ces enceintes qui ailleurs suscitent "envies, murmures et conspirations réciproques ", en ce lieu où la mixité est requise et où "le fay ce que vouldras " tient lieu de règle, tous les pensionnaires, déjà fort bien éduqués (on l'oublie trop souvent), s'habillent de même manière et, surtout, font spontanément au même moment la même chose. Peut-être devrait-on s'alarmer qu'un tel clonage, qu'une telle prédictibilité des comportements et qu'un tel enfermement sans barrière aient pu passer pour l'archétype de l'éducation humaniste. On ne devrait certainement pas s'en étonner.

L'utopie donne à voir. Pour Ozouf (1984) ce caractère de visibilité atteste l'utopie dans les fêtes de la Révolution et, en une autre manière, dans les projets architecturaux d'un Ledoux. Elle nous rappelle que la Révolution ne procède de l'utopie par aucune déduction ; "il ne s 'agit pas de la descente d'un modèle intellectuel vers l'organisation politique, mais d'un constant échange entre le stock d'images utopiennes et l 'activisme révolutionnaire "

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(Ozouf, id., p. 320). Ainsi va s'élaborer progressivement une exemplarité politique mêlant les inventions techniques et urbanistiques, les préoccupations hygiénistes, du présent aux vertueuses images d'utopie. Ce privilège pédagogique de l'image à travers sa dualité allégorique et fonctionnelle se trouve porté au plus haut chez Ledoux lorsqu'il dessine et décrit sa cité-jardin de Chaux. Même s'il faut admettre, à la suite d'Ozouf, le caractère non prophétique d'un urbanisme insensible à un avenir industriel, déjà plus qu'esquissé en Angleterre, nous devons accorder à Ledoux une visée éducative originale.

Fondée sur une pédagogie de la contagion, l'éducation de la vertu commence lorsque l'il rencontre des formes géométriques parfaites comme le carré, le cercle, le cube, la sphère. Sur un plan d'ensemble elliptique (comme l'orbite de la terre), l'architecte procède à un étiquetage géométrique de la destination des bâtiments : le carré désigne la bourse, la maison de l'éducation est cruciforme, le cimetière sphérique. Ledoux dédie d'autres édifices à l'éducation dont l'architecture, fortement inspirée des temples antiques, marie salubrité et dépouillement. Il ne s'agit pas d'amollir les esprits par des surcharges ornementales (on pense à l'heureux effet sur l'apprentissage qu'Alain imputait à

l'austérité décorative). Mieux vaut inciter les habitants à aller en procession de temple en temple célébrer des cérémonies d'inspiration maçonnique. Comme Thélème, la ville est dépourvue de murailles. La vue est un bonheur, la circulation de l'air et de la lumière une nécessité pour la santé. Il s'agit de prévenir cette corruption urbaine que dénonçait Rousseau.

Dans l'utopie, le bonheur se paie de la perte du secret et de l'intimité. Leroux admet le besoin de s'isoler, mais refuse que ce soit pour se cacher, pour préserver un secret. La publicité des conduites reste une constante de l'utopie. Même pour Fourier, l'hédonisme le plus libéré doit rester public. La scène publique reste l' image-force d'une exhibition de sentiments d'adhésion et d'appartenance. Longtemps, les fêtes des écoles - kermesses et homologues laïques - contribuèrent à l'extériorisation des liens qui structurent une communauté éducative. C'est la répétition à l'identique des fêtes et rituels scolaires (rentrées solennelles, cérémonies de remise des prix ainsi que toutes les formes publiques de sanction) qui rend visible la pérennité de l'institution. Procédures symboliques, les fêtes et rites scolaires n'incorporent de l'utopie que les images propres à conforter l'esprit communautaire, images que l'utopie a elle-

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même empruntées au répertoire des rites sociaux actuels ou anciens. On est ici dans un système d'échange iconique circulaire.

Un des traits qui caractérisent les pédagogies qui pourraient être dites utopistes, sans que le qualificatif prenne un tour péjoratif, est leur intérêt pour les enfants en difficulté. Cela résulte d'un choix délibéré face à l'inaptitude, présumée ou réelle, de l'école publique traditionnelle à l'accueil des enfants handicapés physiques ou sociaux. Or, cette école s'est développée au siècle précédent pour que tous les enfants, en particulier ceux de milieux socialement défavorisés, soient accueillis. Pour ces enfants, l'école devait être un milieu isolé, à la fois protégé et protecteur, comme la cité utopique de Ledoux ou le Panopticon de Jérémie Bentham. Le Panopticon se présente comme le prototype de l'instrument du pouvoir efficace5. Il comprend un bâtiment construit en anneau, divisé en cellules percées de deux fenêtres, l'une sur sa façade extérieure, l'autre sur l'intérieure, avec, au centre, une tour ouvrant sur toute la façade intérieure et permettant d'observer sans être vu chacune des cellules. Cette technologie de la surveillance permanente est d'une autre envergure technologique que l'imposant bâtiment scolaire de Chaux censé permettre, lui aussi, une surveillance

constante.

L'évolution de l'architecture scolaire des siècles passés, si elle s'ajuste en priorité à l'accroissement de la population d'élèves, lui-même effet de l'évolution industrielle, atteste aussi que les préoccupations d'un Bentham ou d'un Leroux n'étaient pas extravagantes. Le bien-être exige surveillance. La protection des enfants les plus menacés par les dangers de la société ou la guérison de ceux qu'un défaut d'éducation familiale a pervertis requiert un effort de surveillance. Il s'agit d'en mire des travailleurs sains et disciplinés. Dans le bilan que dresse Bouille (1988), les préoccupations hygiénistes dominent dans l'implantation et l'organisation de la salle d'asile puis de l'école maternelle et enfin de l'école primaire. Les façades seront sans ostentation car si "/ 'école apprend à obéir, elle doit aussi apprendre à vivre simplement ; elle présentera toujours une forme épurée, simplifiée" (Bouille, id., p. 56). Les préaux et les lieux d'aisance seront dès les lois de 1850 soumis au principe de visibilité. Depuis sa chaire (panop- tique du magistère), le maître doit être en mesure de surveiller non seulement sa classe, mais aussi les latrines. Les préaux qui assurent simultanément protection et aération sont aussi lieux de surveillance et d'observation psychologique. Les infinis

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détails concernant les aménagements extérieurs et intérieurs, ainsi que les règlements apparentent les textes officiels à des textes d'utopie. Songeons à la précision obsessionnelle de Cabet à propos du mobilier standard dUcarie. Comme les murs de la Cité du Soleil de Campanella, les murs des classes primaires, couverts de lettres, de mots, de maximes, de formules, de cartes, instruisaient.

Parmi les pédagogues modernes, peu se sont intéressés à l'architecture. Sauf chez Oury, les allusions à l'inhumanité des architectures de "l'école caserne" ne vont jamais au-delà d'une évidence partagée par des gens simplement raisonnables. Pour l'un des fondateurs de la pédagogie institutionnelle, dénoncer le gigantisme des écoles de banlieue c'est surtout dénoncer ce qu'il représente et induit comme pouvoirs, réglementations et violences normalisatrices (Oury & Pain, 1972). Le silence sur l'architecture tient au fait que la plupart des pédagogies nouvelles, à l'image de la colonie Gorki de Makarenko, s'organisent en petites communautés isolées, sur le mode des utopies insulaires. Souvent situées à la campagne (le Land- Erziehungsheime de Lietz, l'école de Bar- sur-Loup de Freinet), elles ne connaissent pas les maux urbains que l'architecture réglée des cités d'utopie devait tenir à

distance.

Architectures de l'invisible

Il en va pour l'utopie comme de l'intention humaine, la meilleure peut virer au désastre. La visibilité totale, la clôture, la replication sans fin qu'exige l'imposition du bonheur à une communauté anhistorique, sont aussi des conséquences du désir d'utopie. Tout se passe comme si les belles valeurs fondatrices s'étaient converties en procédures d'aliénation. On peut certes considérer que cette conversion participe de l'essence même de l'utopie. On peut aussi penser qu'elle résulte, à l'image des oligarques de l'Atlantide perdant insensiblement leur sagesse divine, d'un insidieux processus d'altération, d'un passage à l'histoire.

Partons de l'intention des Lumières. On sait ce qu'il est advenu de la république savante rêvée par Condorcet à la suite de Bacon. Elle est devenue mercantile. À la régulation ascétique du partage communautaire des anciennes utopies, on va opposer le plantureux banquet planétaire de la république des marchands. Doit-on voir dans la diffusion du savoir scientifique et technique, dans les luttes pour les Droits de l'homme, la source de l'utopie marchande planétaire dont on peut

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désormais apprécier concrètement les effets à défaut d'en contrôler les secrets mécanismes ?

La question de l'échange nous intéresse ici à proportion de l'intérêt que Condorcet et Lakanal ont porté à l'uvre d'Adam Smith. Consacrant, de différentes manières, leurs soins à l'éducation, l'enthousiasme des deux est grand pour cette conception qui considère l'échange comme un trait de nature chez l'homme. Dans un rapport de février 1795 à la Convention Lakanal justifie avec VEssai l'introduction des enseignements d'agriculture, de commerce et d'arts et métiers dans les écoles d'ingénieurs.

C'est dans les écoles d'ingénieurs d'État que s'installe l'utopie des Lumières. À l'école des Ponts et Chaussées, Prony va dresser les plans analytiques des enseignements sur le modèle que l'Idéologie emprunte à Condillac et qui prolongent la vision pyramidale du savoir d'un Condorcet (cf. Picon, 1992). Monge va mettre en ordre la géométrie descriptive et, sur l'initiative de Lagrange, on s'efforcera de plier la réalité physique à des équations. "Les figures de continu- discontinu, du réseau et du nud, du flux et du processus, seront réinterprétées en des termes plus immédiatement liés

à l'univers mathématique" (Picon, id., p. 291). Magnifique enumeration des termes qui composent le lexique des parangons de la modernité médiatique. Progressivement les ingénieurs formés aux sciences vont prendre la place de ceux qui n'ont reçu qu'une formation empirique et le goût pour le monumental va se déplacer vers les techniques du transport, voies et machines.

La formation des ingénieurs repose sur une conception de l'enseignement qui va orienter l'organisation de l'enseignement durant pratiquement deux siècles. De l'école primaire qui dispense l'instruction nécessaire et suffisante au futur citoyen- travailleur manuel jusqu'à Polytechnique et ses écoles d'applications, le système scolaire va disposer les élèves selon la figure d'une relation réciproque entre les étages du savoir et les paliers de l'entendement- intelligence (de la sensation aux idées abstraites).

Coutel (1998) rappelle que l'idée de perfectibilité humaine se compose chez Condorcet avec un humanisme exigeant, avec l'obligation de se projeter dans des institutions éducatives et juridiques. Conciliant Bacon et Platon, renouvellement et fondation, le projet suppose des moyens de diffusion du savoir adaptés au plus grand nombre. L'instrument en charge de cette

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tâche sera donc le manuel. Médium de l'unité nationale, dès les premiers instants de la commission formée par la Convention et présidée par Lakanal, le manuel scolaire va mire l'objet de rudes débats et de basses manuvres6. Pareils débats se justifient si l'on sait que l'objet didactique recouvre un puissant instrument de cohésion sociale. Accusé de favoriser la mémoire plutôt que l'intelligence (quand les travaux sur la cognition retiennent, sinon le primat de la première, au moins l'interdépendance des deux), l'exercice plutôt que la réflexion, l'imitation plutôt que la recherche, le manuel subsiste, moins du fait d'améliorations ergonomiques et iconiques non négligeables que des insuffisances des outils (électroniques et autres) de substitution.

Le subjectivisme, l'individualisme, le relativisme culturel qui pénètrent l'école, relayés par des prêches psychologisants, signent-ils la fin d'un système qui, à l'image des dispositifs décrits dans les utopies, participe pour l'essentiel, et de façon non explicite, à la production- reproduction de castes ? Rien n'est moins sûr. En regardant du côté des pédagogies qui se sont délibérément construites en s'opposant à lui, on peut mesurer la force d'un tel système.

Alors qu'en utopie la cité heureuse combine

quadrillage coercitif et marquage individuel, les pédagogies libertaires implantées à lasnaïa Poliana (propriété de Tolstoï), à Hambourg ou près de Londres (Summerhill) subordonnent le bonheur à l'exercice de la plus grande liberté possible. L'utopie n'aime pas le désordre, or le mot d'ordre à Hambourg est d'aller jusqu'au bout du chaos "mut zum chaos ! ". Alors que l'oisiveté est proscrite en utopie, l'élève est libre d'aller ou non en classe à Summerhill. Tout semble opposer utopie et pédagogie libertaire. Sans doute, peut-on rapprocher les efforts deNeill pour intégrer la sexualité à la pédagogie de ces utopies qui prônaient le libéralisme sexuel. Dans les deux cas, obéissant au principe de réalité, il s'agit de détourner à des fins positives les pulsions (comme chez les Jésuites !) et de supprimer la faute en supprimant la sanction. Neill, qui, contrairement aux maîtres-camarades de Hambourg, accueillait des enfants de milieux plutôt bien éduqués (comme les pensionnaires de Thélème), sera contraint d'interrompre son expérience, du moins sur ce plan.

Que l'école officielle soit plus proche des rêves d'utopie, que ne peuvent l'être les pédagogies libertaires n'est qu'un paradoxe apparent. En dehors des News from Nowhere de Morris, où l'éducation est

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totalement permissive, il n'existe pas d'utopies strictement libertaires. Même Fourier, qui accorde aux passions d'être le premier moteur de la vie sociale, établit le phalanstère sur des règles de symétrie et une diversité bien calculée.

C'est sur un autre plan que les pédagogies libertaires et l'utopie se rencontrent. Celui du mode de contestation des pouvoirs. Certes ces courants n'ont pas produit de textes ni entrepris leurs expériences sur le mode de la dérision ou de l'absurde à la manière d'un Swift7 ou d'un Buttler, qui dans Erewhon or over the Range, préconise que des enseignements d'Hypothétique (art de se comporter dans des situations invraisemblables), d'Inconséquence, de Subterfuge, de Sagesse mondaine soient donnés dans des collèges de Déraison. Les pédagogues libertaires sont plus convenables.

Comme la plupart des utopies, la pédagogie autogestionnaire et la pédagogie institutionnelle sont de puissants "analyseurs" de dispositifs de pouvoir (pouvoir de l'adulte sur l'enfant, pouvoirs liés au savoir, à la position sociale, au sexe, etc.). Ces "analyseurs" s'éprouvent concrètement dans l'élaboration continue d'une institution autonome (non nécessairement indépendante de l'état

moderne). Comme dans le récit de l'utopie, la critique des pouvoirs procède de la quotidienneté des actes qui tissent le vivre ensemble. En ce cas on devrait parler de critique praxéologique. C'est le perfectionnement en cours, l'exercice concret des droits démocratiques dans le procès de la formation qui en règlent les fins et non l'inverse comme chez Rousseau (cf. Boumard & Cohn-Bendit, 1999).

L'éducation d'Emile doit en faire le bon mari, le citoyen obéissant, heureux et sans désir (sans frustration) d'une cité bien régulée par le Contrat et le dévot de la religion civile (cf. Chateau, 1969). Calée sur le Contrat (livres IV et V de Y Emile, le dernier en contenant un résumé), la procédure éducative participe d'une régulation faussement majorante puisqu'elle s'ajuste à la seule vocation citoyenne d'Emile. La constante et discrète action du gouverneur (jusque sur les sentiments amoureux), apparentent l'éducation d'Emile à un conditionnement plus répondant qu'opérant (plus pavlovien que skinnérien).

À l'une des extrémités du fil qui a guidé ce bref itinéraire, l'éducation officielle partage avec l'utopie l'effacement des intentions premières dans les protocoles du bonheur octroyé. La conversion de l'émancipateur

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Nuovo Organum en pouvoir aristocratique bensalemmite, est du même ordre que celle qui convertit Y Encyclopédie ou l'Esquisse en ces codes et disciplines qui font la distinction du clergé laïque des sociétés savantes, des comités d'experts, des bien nommés "Grands Corps" ou des corporations de techniciens. Les justifications des castes à l'endroit du bien commun relèvent toujours de l'idéologie de la Chevalerie.

À l'opposé, la pédagogie libertaire reste trop marginale. Elle est désormais hors échelle dans la cité planétaire pour incarner une utopie vivante, ce dont ses défenseurs ne semblent pas se plaindre. Elle reste toutefois ouverte pour l'épreuve expérimentale et son combat contre l'invisible architecture des pouvoirs la rapproche des utopies insulaires.

Technologisation

Des contingences de renforcement jusqu'aux artefacts électroniques, la technologisation de la formation témoigne du poids sans cesse croissant des architectures (et des architectes) de l'invisible. Dans Walden Two (1948), Skinner décrit une société utopique dont l'organisation repose sur les principes du béhaviorisme (de l'époque). Aujourd'hui,

la communauté mexicaine de Los Horcones organisée selon les principes du "béhaviorisme radical" prolonge en quelque sorte l'utopie skinnérienne et se présente comme une communauté éducative (Los Horcones, 1999).

Pour l'auteur de la Révolution scientifique de l'enseignement (1968) qui est aussi le promoteur de l'enseignement programmé et des "machines à enseigner", la covariation des renforcements produits par un environnement et des réponses d'un sujet décrit de façon satisfaisante un apprentissage. Cette conception, en assujettissant le learning au training, ouvrait la possibilité d'un contrôle expérimental en continu du procès d'apprentissage. Après un rapide essor, elle a cédé sous les coups d'un psychologisme cognitisant moins contrôlable en ce qu'il associe divers formalismes à un empirisme non expérimental. La distinction opérée par le béhaviorisme entre déterminisme et prédétermination le rapproche de l'éducation en utopie en ce qu'elle repose sur l'intention de réduire les effets du hasard.

Les critiques portées à Skinner ont été sévères. Entre autres, furent dénoncés le caractère insidieusement liberticide de procédures de renforcements, la

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segmentation excessive du savoir dans l'enseignement programmé et le simplisme de sa conception du langage. Il reste cependant l'un des tous premiers instigateurs de la technologisation de l'enseignement (cf. Bruillard, 1997). Longtemps les écritures de didacticiels en EAO se sont inspirées des principes de programmation édictés par l'auteur de Walden Two. On leur préfère d'autres conceptions présumées plus proches de la cognition humaine. Rien n'est moins sûr que le passage de la technologie comportementale aux technologies de l'esprit s'accompagne, sur le plan de l'éducation, d'un gain de visibilité.

Les technologies de l'information et de la communication pour l'éducation (TICE) constituent le dernier avatar religieux. Dans un horizon qui dépasse de beaucoup cet article, il s'agit pour nous de comprendre comment s'élabore cette nouvelle utopie planétaire, comment "les pasteurs de la religion technoglobale " imaginent un jour rhabiller cette "grande famille humainne ", ce reste d'une lointaine chrétienté, "pour conduire le troupeau de fidèles vers l'eldorado numérique d'une nouvelle démocratie athénienne" (Mattelart, 1999, p. 8). Le Net et l'Agora, on connaît la morale avant d'entendre la fable. Elle inspire aux décideurs de tous rangs de

belliqueux propos empreints d'un darwinisme simpliste. La société change, on ne peut résister à l'évidence du monde nouveau. Les maux actuels de l'école et de la société exigent une mobilisation générale en faveur de ces technologies qui n'en finissent pas d'être nouvelles et ceux qui rejoindront le juste combat seront sauvés (de quoi grand Dieu !). Malheur à ceux qui "résistent au changement" ! À partir de quoi, les grands prêtres et les industriels (ce sont parfois les mêmes) peuvent disserter gravement sur l'avenir de l'éducation.

Les sciences cognitives vont fournir à la technologie de l'éducation un ensemble de justifications incommensurables au déterminisme béhavioriste des premières machines à enseigner. Les conséquences de l'utopie prométhéenne de la machine- esprit, qui suppose enfin conciliées computation et représentation, ne devaient pas manquer de retentir sur la sphère éducative. Toutefois celle-ci résiste dit-on. Son impréparation à la culture ordinatique, dénoncée par les marchands et les gouvernants, témoigne-t-elle d'un archaïsme rédhibitoire ? Quand on découvre avec Sfez (1992) les enjeux philosophiques, épistémologiques et politiques que recouvre la "technologie de l'esprit ", on ne peut que trouver sain le

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scepticisme de nombreux éducateurs face à des modèles dont la prégnance obéit toujours à une inversion du schéma de signification. Ainsi, les modélisations cognitives sociétales du type de celle que propose Minsky (1988), par leur redoutable simplicité (efficacité) métaphorique, renversent l'ordre des choses et, posant les modèles comme faits de nature, s'autojustifient de façon imparable. L'histoire montre que les utopies technologiques concernant l'âme et l'esprit ne sont pas nouvelles. Nous les avons déjà rencontrées dans d'anciennes "machineries sémiotiques" dédiées à la quête de la langue universelle (Baillé & Raby, 1999) et, plus près de nous, dans d'étranges projets comme celui de la pédagogie cybernétique (Frank, 1967).

Dans la plupart des utopies, le déni d'histoire, l'après-coup d'une perfection déjà réalisée, l'évitement des tensions entre individus, aboutissent à une relation communautaire plus monadologique qu'intersubjective. En ira-t-il autrement sur les grands réseaux, en va-t-il autrement sur Internet ? L'idéologie de la communication s'accommode de l'horizontal quand la multiplication de points sur la Toile est présentée comme la préfiguration d'une fin prochaine des modes traditionnels (verticaux) d'enseigner.

L'efficacité des divers procédés machiniques (tutoriels, micromondes, hypertextes) ne présuppose aucune supériorité du communiquer sur l'enseigner. Simplement, le volume des tâches annexes liées à l'établissement et au maintien des connexions s'accroît en sorte que l'enseignant se transforme tout naturellement en gestionnaire-guide dans le monde répétitif des échanges procé- duraux. Le bien enseigner ne sera plus qu'une question de convivialité, de réglages d'interactions et d'interfaces, de "guidance", d'aide et. . . de surveillance. En considérant les réglages homéostatiques de l'utopie, nous ne pouvons qu'exprimer la plus grande circonspection devant tous les simulacres que les technologies dites nouvelles portent au rang de valeur, comme, par exemple, les valeurs égalitaires et démocratiques affichées par l'interactivité que fortifie l'idéalisation du réseau en nouvelle agora. En fait de comportements démocratiques, ce type de technologisation stimule plutôt le "tautisme", selon le mot qu'a formé Sfez en contractant tautologie et autisme.

Dans les utopies modernes, comme dans la société, le pouvoir est aux mains d'experts qu'on aurait tort de confondre avec les inventeurs et chercheurs de la Maison de Salomon. Celer dans l'excès même de la

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parole technique confère à l'expert l'aura du mage, alors que la réserve du savant de la Maison de Salomon l'institue, certes de façon discutable, éducateur-protecteur de la société. Dans Modem Utopia, ce sont les Samouraïs, sortes de Templiers, qui dirigent la cité. Même si l'ordre est non héréditaire et en principe accessible à tous, son poids témoigne de la permanence dans l'esprit élitiste de Wells des images totalitaires de la République. La même image s'impose pour la société de l'information et de la communication. Il est à craindre que le futur ne s'ordonne sous l'ombrageuse technicité de ces sortes d'informaticiens-moines, maîtres du Novlangue, qui se nomment hackers.

Du fétichisme excessif de l'éducation à l'instauration d'un système totalitaire, il n'y a qu'un pas que bien des utopies franchissent sans qu'il y paraisse. Qu'un monde clos, symétrique, propre, bien régulé, place l'éducation au plus haut nous fonde à stigmatiser le rôle de celle-ci dans la conservation d'un ordre social présumé insensible aux aléas de l'histoire. Dans les utopies, la perfection du déjà-là (peu racontent comme chez Morris la transition de l'ancien monde vers le nouveau) est source de confusion entre éducation et maintenance sociale. La plupart, peu préoccupées de régénération, en appellent

d'emblée à une génération entièrement nouvelle. L'envoi aux champs de l'ancienne génération dans la République répond à ce souci de renouvellement complet. Les Chinois en connaissent le prix. Déduire de la perfection utopique une croyance en la perfectibilité humaine c'est courir le risque de limiter l'éducation à la propagande et au conditionnement. Les brillants et athlétiques étudiants d'un Wells qui voyait en l'éducation le gouvernement de l'utopie, feront place aux pauvres être conditionnés et soumis (Huxley).

À juste titre, Kateb (1963) rappelle que certaines critiques adressées à l'utopie visent en fait des traits du monde contemporain. La violence des moyens pour parvenir à l'harmonie, la coercition pour maintenir l'idéal, la destruction des idéaux concurrents ne sont pas que des figures d'utopie. C'est ce danger bien réel qui fonde notre vigilance à l'endroit des doctrines éducatives. Nous alertent les traits insulaires de certaines pédagogies, l'usage délibéré des techniques du conditionnement, les subtiles coercitions inspirées du rousseauisme, la technologisation de l'enseignement. De l'ostension poiètique jusqu'aux secrètes déterminations des praxis, l'utopie pré-figure dans une large mesure les mécanismes des systèmes éducatifs. En cela elle est le passé de

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l'éducation et souhaiter, avec Ruyer, qu'elle fasse l'objet d'un enseignement universitaire... au moins pour les futurs enseignants.

REFERENCES

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1. 1984 n'est jamais loin des cités heureuses. Le texte de More nous livre déjà ces quelques imperfections : absence du débat contradictoire dans les procès, primauté du droit patriarcal, maintien de l'esclavage. 2. Le pluriel autorise d'autres partages du genre. Ainsi, Mumford (1966) distinguera les utopies de fuite des utopies de reconstruction et Ruyer (1988), les utopies juridiques et constitutionnelles des anticipations scientistes modernes dans lesquelles les institutions dérivent de modèles biologiques et cybernétiques. On peut aussi séparer l'utopie passéiste, fondée sur le mythe de la cité engloutie (Platon) de l'utopie futuriste d'un Wells. En ajoutant les récits qui s'inscrivent comme anti-utopies (Swift, Huxley, Orwell), on comprendra que l'espace dévolu à cet article ne favorise pas l'étude des variations historiques d'un genre littéraire et de sa conversion en notion ou concept. 3. Les utopies présentent souvent l'orientation générale du système de formation et donnent quelques précisions comme l'âge d'entrée en formation : enfants âgés d'un an dans la Cité du Soleil de Campanella, qui entament une formation polytechnique ; même formation polytechnique en Icarie, alors que chez Morris, bien que livrés à eux-mêmes, les enfants apprennent à lire dès quatre ans.

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4. Dans l'île, seuls quelques enfants s'adonnent exclusivement à l'étude. Les autres pratiquent ce que notre modernité pédagogique nomme éducation par alternance. Les habitants s'instruisent tout au long de leur vie, dans le temps que leur laisse une journée de travail de six heures (à une époque où la durée quotidienne de travail pouvait atteindre quatorze heures). 5. "Le Panopticon ne doit pas être compris comme un édifice onirique, c'est une figure de technologie politique qu 'on peut et qu 'on doit détacher de tout usage spécifique". (Foucault, 1978, p. 207). En 1792, l'Assemblé accordera la nationalité française à Bentham et commandera la traduction du Panopticon. 6. La douloureuse histoire du manuel de mathématique (avec un opuscule pour le maître) que Condorcet rédigea, juste avant sa mort, pour l'école élémentaire est à cet égard exemplaire (cf. Schubring, 1988). Notons la durée des débats (les premiers manuels retenus ne sortiront que sous le Directoire) pour la réalisation d'un instrument qui ne soit surtout pas un abrégé. 7. Swift, dans ses voyages utopiques, manifeste toute sa défiance à rencontre de l'homme. Dans la société des Houyhnhnms, les hommes sont d'immondes bêtes, les Yahoo, esclaves de chevaux philosophes, poètes et vertueux. La conduite des habitants de Laputa, l'île qui vole, nous fonde à nous interroger sur une éducation exclusivement savante. Ils mathématisent tout au point de ne plus savoir tailler de vêtements

ou juger du beau sans se référer à la géométrie théorique. Leur pathobgie scientiste, qui retentit sur leur morphologie, est contagieuse au point d'inspirer la création d'une invraisemblable Académie qui, sur la terre ferme, va inventer de nouvelles et savantes industries de beaux modèles agronomiques qui s'achèveront en désastres et famines. En confrontant l'inventivité jargonnante et l'ésotérique technicité de nos experts à la qualité de leurs prédictions et actions, nous sommes en droit de nous demander si nous ne vivons pas désormais sur une "île volante".

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