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Maisonneuve & Larose Entre le symbolique et l'historique: Khadir im-mémorial Author(s): Hassan Elboudrari Source: Studia Islamica, No. 76 (1992), pp. 25-39 Published by: Maisonneuve & Larose Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1595658 Accessed: 21/02/2010 04:50 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=mal. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Maisonneuve & Larose is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Studia Islamica. http://www.jstor.org

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Page 1: Elboudrari.entre Symbolique Et Histoire, Khidr

Maisonneuve & Larose

Entre le symbolique et l'historique: Khadir im-mémorialAuthor(s): Hassan ElboudrariSource: Studia Islamica, No. 76 (1992), pp. 25-39Published by: Maisonneuve & LaroseStable URL: http://www.jstor.org/stable/1595658Accessed: 21/02/2010 04:50

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Maisonneuve & Larose is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Studia Islamica.

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ENTRE LE SYMBOLIQUE ET L'HISTORIQUE:

KHADIR IM-MEMORIAL(*)

<Parce que Dieu m'a accorde ce bienfait que d'etre tris savant en matiire de loi religieuse (...) je ne pus que constater les grandes divergences [entre musulmans en la matiire] et resolus de rechercher l'adequation, convaincu que tous les docteurs de l'islam sont guides par Dieu, mais je n'y parvins point. J'interrogeai alors tous les savants que je pouvais trou- ver en lgypte ainsi que ses mystiques, seulement aucun d'entre eux ne put me reveler un moyen d'accorder entre elles [les opinions divergentes]. Je

(*) Les deux textes qui suivent, celui-ci ainsi que celui de H. Touati, ont fait l'objet de communication a une Table Ronde: Memoire en partage, m6moire en pieces : transmission et representations du passe dans l'Islam mediterraneen, reunie a Paris les 18 et 19 d6cembre 1989.

On nous permettra d'expliciter en quelques lignes la thematique commune aux deux articles publies ici ensemble a dessein.

Par deux biais differents et bien que partiellement, ces deux textes tentent d'aborder une problematique fondamentale de la culture religieuse islamique, plus pr6cisement certains des problemes que la saintet6 pose a la memoire et a l'imagi- naire collectifs et la maniere dont ceux-ci recoivent des solutions.

Dans un contexte religieux culturellement regi, comme on le sait, par la puis- sante legitimit6 du spr6ecdent, ou, mieux, de l'F originel , les saints sont constamment a la recherche de ce qui fonde leur pretention implicite : tre les mediateurs efficients entre le divin et le monde. On peut tenir pour historiquement atteste que cette recherche s'effectue le plus souvent dans la culture islamique sous les especes d'une recherche de filiation spirituelle qui puisse Atre donnee a voir. Inutile d'ajouter que celle-ci fonctionne toujours a la fois comme titre de legitimit6 et comme inscription dans un ordre symbolique, celui de la mediation.

Precisement, les deux articles presentes ici exposent certains des moyens que les saints de l'Islam (du moins la plupart d'entre eux) d6ploient pour repondre a cette exigence culturelle bien plus que simplement technique : tantot la proclamation d'une memoire de leurs #origines), et de leurs apparentements, c'est-a-dire de leur filiation; tant6t la fabrication d'un substitut symbolique original a cette necessaire filiation.

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HASSAN ELBOUDRARI

me dirigeai alors vers Dieu et Lui demandai de me r6unir a quelqu'un qui eut suffisamment de science pour cela. Dieu daigna r6pondre a ma requete et m'accorda cela en me r6unissant a notre seigneur Abi al-'Abbas al- Khadir; cela en l'an 931 [1524-1525 J.-C.] sur la terrasse de la mosquee al-Ghumri ou j'habitais alors. Je me plaignis a lui de [ma perplexit6] et lui dis : Je veux, 0 prophete de Dieu, que tu m'apprennes une <balance> (mizan) dans laquelle j'accorderais les doctrines des docteurs et de leurs imitateurs en les ramenant toutes a la shari'a). II me dit: Ecoute et ouvre ton cceur, (...) (Sha'rani)(1).

De nombreuses differences existent entre les prodiges des saints et les 6tats d6moniaques qui s'en rapprochent en apparence. [Parmi ces 6tats diaboliques :] lorsque Satan prend forme et apparait a certains leur d6cla- rant : ((Je suis al-Khadir#, peut-etre meme leur communiquant des choses et les aidant dans certaines de leurs entreprises, comme cela est arrive a plus d'un parmi les musulmans, les juifs et les chr6tiens ainsi que parmi les paiens, en Orient comme en Occident)> (Ibn Taymiyya)(2).

Ces deux longues citations illustrent, bien que partiellement, les donnees d'une tension, voire d'une opposition structurelle dans la culture religieuse islamique dont l'objet revelateur ici est un per- sonnage mythique, nomm6ment d6signe par les deux auteurs : al-

Khadir(3), et dont l'enjeu est le statut et les fonctions a imputer a ce personnage, autrement dit ses modes de presence dans la memoire et l'imaginaire collectifs islamiques.

Les deux textes (l'un commencant la ou l'autre s'arrete en quelque sorte) tentent d'exposer de quelle maniere ces operations qu'on pourrait voir comme des brico- lages s'accomplissent. Dans beaucoup de cas le mat6riau privilegie de ces operations est constitu6 d'une matiere hislorique (ou voulue telle) : les sanad-s spirituels et leurs frequentes incoh6rences qu'il est capital de surmonter d'une maniere ou d'une autre (H. Touati). Dans certains autres, il s'agit d'une matiere myihologique : un person- nage mythique et arch6typique de la ( direction spirituelle, qui delivre de la servi- tude a un (maitre> humain (H. Elboudrari). Dans les deux cas cela donne lieu a de vastes constructions de sens et d'asservissement de celui-ci a un but qui est somme toute ici et 1a identique : doter de legitimit6 - et peut-etre plus encore de sens une entreprise, la saintet6, qui sans cela ressortirait fatalement a la simple aventure individuelle ou serait tout simplement impensable.

On le voit, la m6moire collective ne proc6de pas toujours, et ici en mati6re de saintet6, par souci de coherence et de continuit6 historiques mais puise souvent dans les ressources de son inventivit6 quand ce n'est pas de son imaginaire. C'est cela meme que les deux textes, l'un et l'autre a sa maniere, tentent de montrer.

(1) Sha'rani, Mizdn al-Khadiriyya, Le Caire, 1276 hg, pp. 6-7. (2) Ibn Taymiyya, al-Furqdn bayn awliyd'ar-rahmdn wa awliyd'ash-shaytdn, Le

Caire, s.d. (1981), p. 125. (3) Point de d6part de toute bibliographie sur Khadir, ou plutot tr6s utile repre-

rage des sources islamiques (arabes et persanes) of il est question de ce personnage ainsi que des sources d'inspiration du theme mythologique qu'il incarne : l'impor- tant article de A. J. Wensinck, #(Al-Khadir ,, Encyclopedie de l'Islam, 2e ed., vol. 4, pp. 935-938.

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ENTRE LE SYMBOLIQUE ET L'HISTORIQUE

II est commode, malgre l'artifice d'un tel choix que dementirait aisement une enquete historique, de consid6rer que ce personnage doit au Coran son entree dans l'histoire (et dans l'imaginaire) de l'Islam. Quoi qu'il en soit, le court recit coranique dans lequel ce personnage fait son apparition - sans toutefois y etre nomme constitue la matrice fondamentale a partir de laquelle ont opere toutes les entreprises de realisation du sens et d'identification des fonctions dont ce mythe est porteur. II est donc utile de commen- cer par examiner ce recit et son contexte discursif, avant d'analy- ser certaines des operations concurrentes d'interpretation et d'inte- gration dans la memoire collective qui l'ont eu pour objet.

Ce recit se trouve dans la sourate de al-Kahf (0la Caverne*), numero 18 dans le classement de la vulgate (versets : 59-81), et 70e dans le reclassement de l'exegese orientaliste (deuxieme pe- riode mekkoise). Comme la plupart des chapitres du Coran, celui-ci n'a pas d'unite textuelle formelle; il est plutot une juxta- position de sequences dont l'inspiration (ou les sources), la forme et les dates different. Cela n'empeche pas une unite thematique. Louis Massignon(4), qui a 6tudie de pres deux des thematiques principales de cette sourate, definit cette unite comme ( apocalyp- tique > et < eschatologique >. Pour le premier et le dernier themes au moins, la port6e de ce chapitre coranique dans l'imaginaire islamique lui donne raison. Une tradition du Prophete, reputee <(authentique>, affirme que la lecture de cette sourate, tous les vendredis, protege de 1'Antechrist (al-Dajjal) attendu comme pro- logue a la fin du monde(5).

Les trois recits qui composent cette sourate sont, dans l'ordre, les suivants:

- theme des (Dormants de la caverne* (versets 1-30), suivi d'une parabole dite des (deux jardins* sur la vanit6 du monde (versets 31-58);

le recit qui nous interesse, celui de la rencontre de Moise et du mysterieux (serviteur de Dieu # (versets 59-81)(6);

(4) L. Massignon, ((Elie et son r61e transhistorique, Khadiriya, en Islam?, pp. 142-161 in : Opera Minora, Paris, t. 1; et , Les " Sept Dormants", apocalypse de l'Islam>, id., t. 3, pp. 104-117.

(5) Sur les (vertuss (fadl) de ce chapitre et de sa lecture cf. par exemple: al- Bukhari, Sahih, Le Caire, 1313 hg, vol. 6, p. 232.

(6) Le Coran, trad. R. Blachere, Paris, 1980; sourate XVIII, #La caverne*, pp. 317-328. Pour la comprehension de ce qui suit, il convient de lire, au prealable, ce recit-versets: 59-81.

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enfin, le theme du (Bicornu - Alexandre (Dhu-l-qarnayn) et de Gog et Magog (versets 82-98);

On passe sans transition du premier theme au deuxieme et de celui-ci au dernier. Cette coupure n'est toutefois qu'apparente; la rhetorique ici n'est pas la rhetorique classique et une heterogeneite narrative n'exclut pas 1'homogeneite de la thematique spirituelle qui unit les trois sequences d'un meme ensemble.

La critique orientaliste a relativement bien d6compose cet ensemble narratif et reconstitu6 ses sources d'inspiration. L'ana- lyse le fait ainsi apparaitre comme un amalgame de 16gendes proche-orientales archaiques (6pop6e assyro-babylonienne de Gil- gamesh; versions r6gionales du Roman d'Alexandre de Pseudo- Callisthene) et de traditions jud6o-chretiennes, bibliques et apo- cryphes (Aggada et Talmud de Babylone; legendes sur le prophete 1lie; homelies syriaques des IVe, Ve et vIe siecles). Une analyse for- melle comparative mettrait assurement au jour les enjeux symbo- liques communs qui se focalisent sur ce terreau mythologique proche-oriental (on devine ais6ment des themes universels tels que : la predestination, la connaissance vraie comme superieure a la connaissance sensible, l'initiation, etc.). Bien entendu tel n'est pas mon propos ici et cette entreprise d6passerait mes compe- tences.

Mon propos est plutot d'expliciter quelques uns de ces enjeux pour la culture islamique -plus precis6ment, pour certaines ten- dances de la pens6e islamique -, et les procedes concurrents selon lesquels on a tente de donner sens au personnage mythique de Khadir.

Nous avons donc un r6cit coranique qui se presente de maniere brute, elliptique, achronique, non situ6 g6ographiquement, avec des personnages dont certains sont mysterieux et commettent des actes 6nigmatiques. Ce recit charrie pourtant un #message) qui possede une voire plusieurs significations et que les destinataires du texte, les croyants, voudront ou devront saisir et, d'une maniere ou d'une autre, les mobiliser dans leur vie. Donner acces a ce message est la tache de divers modes de savoir qui se donnent pour fonction de doter la tradition sacr6e d'un sens (ou d'un surcroit de sens) qui permette de l'integrer a la pens6e et a l'existence des croyants.

Ces modes de savoir, dont on montrera qu'ils suivent ici des voies divergentes, r6velatrices d'une certaine tension, operent neanmoins a partir d'une sorte de base commune : le hadith, qui repr6sente lorsqu'il s'agit de saisir le sens du texte coranique le

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ENTRE LE SYMBOLIQUE ET L'HISTORIQUE

point de depart de toute exegese. Les actes et surtout les dires du Prophete fournissent bien souvent aux ex6getes et aux historio- graphes les materiaux narratifs ou didactiques complementaires qui permettent d'ancrer tel ou tel recit dans la realite historique en le situant dans le temps et dans l'espace, en donnant consistance a ses acteurs et sens aux actions qu'il met en scene.

Pour le recit qui nous concerne, on trouve dans deux des recueils ((Authentiques) de Traditions du Prophete, Bukhari et Muslim, plusieurs versions d'un hadith commentant et explicitant le recit de la rencontre de Moise avec le personnage du ((serviteur (de Dieu)#). Comme on l'a dit, cette tradition, sur laquelle s'appuieront tous les developpements ulterieurs concernant Khadir, fournit au recit de base un materiel historique-mythique complementaire:

- Moise est identifie comme etant le prophete des Hebreux (Musa ibn 'Imran);

- le personnage mysterieux est nomme : al-Khadir (variante al-Khidr), ce qui est a vrai dire une epithete qui signifie : le Ver- doyant (ou encore le Glauque)(7);

- enfin, plusieurs versions d'un recit complementaire viennent doter le texte coranique d'une finalite en meme temps que d'une cle d'interpretation. En voici la plus recurrente:

s(...) Moise, a qui, pendant un sermon aux Benou-Israel, on demandait quel etait l'homme le plus savant, repondit que c'etait lui. Dieu le blama a ce sujet de n'avoir pas report6 toute science au Seigneur et lui dit: (?Certes, au confluent des deux mers j'ai un serviteur qui est plus savant que toi.- Seigneur, s'ecria Moise, (...) et comment le rencontrerai-je? - Prends un poisson, r6pondit Dieu, mets-le dans un panier; la of tu perdras le poisson, la sera cet homme.> (Bukhari)(8).

Cette tradition, qui fournit la reponse a deux questions cru- ciales : (quels sont les protagonistes du recit? quelle signification minimale donner a celui-ci ?), fournit la base sur laquelle se fondent

(7) Malgr6 l'6troite similitude entre Khadir et le prophete biblique Elie, la tradi- tion musulmane les d6double pour cette raison vraisemblable qu'Elie est identifie, dans le Coran, sous le nom d'Ilyas. L'exegese et l'historiographie musulmanes connaissent a son sujet ce qu'en disent la Bible et les traditions juives; cf. A. J. Wensinck, ( Ilyas)), Encyclopedie de l'Islam, 2e ed., vol. 3; Y. Moubarac, (Le Prophete lPlie dans le Coran #, pp. 157-175 in : Penialogie islamo-chretienne, t. 3: Le Coran et la critique occidentale, Beyrouth, 1972-73.

(8) El-Bokhari, Les Traditions islamiques, trad. Houdas-Marcais, Paris, 1906, t. 2, p. 498; texte arabe in: edition du Caire, 1313 hg, t. 1, pp. 28-30; cf. aussi t. 6, pp. 110-117. Plusieurs versions-variantes de cette ( tradition , existent et sont citees par les ex6egtes et traditionnistes. J'ai retenu ici celle qui parait emporter l'adhe- sion, c'est-a-dire celle qui revient le plus souvent.

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tous les commentateurs et ex6ge'tes du Coran, meme Si c'est pour en interpreter et pour en d6velopper, chacun A sa mani~re, I'apport semantique.

Deux de ces #manieres?, qu'illustreront ici, d'un cote, l'ex6g6se traditionaliste, de l'autre, le siMfisme, sont r6v6latrices de deux types de d6marches, d'attitudes fondamentales meme et dont l'op- position d6passe largement et les deux exemples choisis et les disci- plines de pense'e dans lesquels ils ont W choisis.

La premiere tendance, que Ion pourrait qualifier de traditiona- liste, en r6fe'ence A cette 6cole d'#exegese)) dite e al-Iafsir bi- ema'Ihuir), ou historico-mythique, est bien illustr6e par Tabari (m.

923 J.-C.) aussi bien comme exegite que comme historien. Son monumental Tafsir (30 volumes) (9), refifrence classique en mati~re de commentaire coranique, de meme que son Tdrikh, 6voquent longuement le personnage de Khadir. Les deux textes s'interpe'- nUtrent et se nourrissent l'un de I'autre en beaucoup d'endroits, 1I ofl les memes sources de (<(information>) (akhbadr) sont mobilis6es et les memes methodes employ6es. Pour la caract6riser en quelques mots, cette d6marche maintenant bien connue axe ses commen- taires essentiellement sur les aspects philologiques (grammaire, lexicographie) et historiques du r6cit comment6. Ajoutons cepen- dant que, sous r6serve bien entendu des diff6rences stylistiques et des nuances qu'une analyse approfondie r6ve'lerait, cette tendance de pens6e pourrait tout aussi bien etre illustr6e, en ce qu'elle a de

gMntrique dans le traitement de la proble'matique de Khadir, par d'autres auteurs : des exe'g6tes plus tardifs comme Qurtubi(10) ou Bay awi(11), ou un autre ex6gUte-historien comme Ibn IKathir(12), par exemple('3).

(9) Tabari, Tafsir, la nouvelle edition, par M. M. ChAkir, Le Caire, 1954 sq., 16 volumes parus, etant encore inachev6e, le commentaire de la sourate 18 se trouve dans la vieille edition : B0lAq, 1905, t. 15, pp. 162-172 et t. 16, pp. 2-6.

(10) Al-Qurtubi, al-Jdmi' li-ahkdm aI-qur'dn (ou Tafsfr al-Qurtubt), 3e ed., Le Caire, 1967, 20 vol; cf. t. 10 et II.

(II) Al-Bayqhwi, Anwtdr at-lanzil wa asrtr at-ta'uil, Le Caire, 1330 hg, 5 vol; cf. t. 3.

(12) Ibn Kathir, Tafsir aI-qur'dn al-haim, Beyrouth, 1969, 4 vol; cf. t. 3. (13) Voir le travail de M. Arkoun, #(Lecture de la sourate 18)>, pp. 69-86 in

Lectures du Goran, Paris, 1982. A partir de perspectives 16g&rement diff6rentes, mes conclusions sur la lecture de Tabari sont proches des siennes. Voir, en outre sa brive mise en paralkde de Tabari et de RAzi.

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ENTRE LE SYMBOLIQUE ET L'HISTORIQUE

S'appuyant sur de nombreuses sources d'information comple- mentaires (traditions orales, notamment juives), Tabari se contente le plus souvent de citer successivement toutes les versions de tous les akhbdr(14) disponibles, avec leurs diverses chaines de transmet- teurs, sans critique textuelle ni interpretation veritable du fond. Son intervention personnelle ne consiste souvent qu'en une explici- tation linguistique du texte et en tentatives de concilier les dif- ferentes versions des recits complementaires lorsque leur caution n'est pas suspecte. I1 aboutit ainsi a un appareil factuel encadrant le recit initial sans commune mesure avec celui-ci : les lieux, le moment, les protagonistes et leurs actes sont identifi6s et decrits avec une foison impressionnante de details concrets. La motivation manifeste de ces operations est l'inscription des donnees narratives et didactiques du texte coranique dans le reel historique et dans une certaine rationalite immediatement accessible. Cela donne un commentaire long, narratif, extremement realiste, dans lequel les metaphores initiales, le discours elliptique sont aplatis et la signifi- cation globale banalisee en un sens univoque.

Une seconde tendance, dont les premisses et la demarche sont en opposition fondamentale avec celle qui vient d'etre rapidement exposee, peut etre illustree, par exemple et pour rester dans le seul domaine de l'exegese coranique, par le Tafsir de Qushayri (m. 1074)(15), c'est-a-dire un commentaire ou plutot une mobilisa- tion mystique du r6cit coranique.

Qushayri ne laisse pas de place au commentaire philologique et ne s'interesse que peu a la consistance historique des acteurs du recit. La structure de son discours, qui est incomparablement plus dense que celui de Tabari, n'est plus celle des akhbdr mais celle d'une interpretation hyperbolique d'ensemble dont la seule moti- vation est de percer les symboles, les allegories, le sens cache, pour tout dire, du texte sacr6. Plus precisement, celui-ci, loin d'imposer ses donnees linguistiques et historiques imm6diates a 1'interpreta- tion, lui sert bien plutot de point de depart pour une expansion des themes symboliques et arch6typiques qui sont son veritable objet.

Comparer theme a theme, c'est-a-dire verset par verset, les deux commentaires, celui de Tabari et celui de Qushayri, serait fasti-

(14) Ces #informations,, sont d'ordre soit lexicographique, soit factuel (histo- rique, g6ographique, causal).

(15) Qushayri, Lati'if al-ishdrdi, ed. par I. Basyuni, Le Caire, s.d.; le commen- taire qui nous int6resse se trouve dans le t. 4, pp. 78-84.

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dieux mais significatif, ne serait-ce que pour le contraste imme- diatement perceptible; en voici quelques exemples:

1. Premisses: l'un et l'autre s'appuient sur le ((recit cadres)(16) fourni par le hadith rappele ci-dessus. Seulement quand Qushayri le fait implicitement sans en discuter la validite, Tabari s'attarde longuement sur ses diff6rentes versions et place 1'enjeu de son commentaire sur le terrain proprement historique.

2. Moment et lieux : la encore contraste imm6diat : Qushayri ne fait mention ni de l'un ni des autres, tandis que Tabari discute de la duree du periple (la notion de < haqb,>, v. 59) et identifie tous les lieux (le ((Confluent des Deux Mers)), v. 59, le <(Rocher>, v. 62, la # Cite ), v. 76) en enum6rant les localisations proposees par les dif- ferentes traditions recueillies.

3. Mais c'est surtout le traitement des protagonistes du r6cit qui est significatif : pour Tabari il s'agit de les identifier et ce faisant de les enraciner dans la realite historique, alors que Qushayri en fait un usage infiniment plus complexe (notamment, on le verra ci- dessous, du personnage de Khadir) et les deploie dans une herme- neutique globale et cohesive. Davantage que leur identite, ce sont leurs attributs et partant leur fonction symbolique qui lui importent(17) :

-Moise (v. 59) : l'inverse de Tabari (s'agit-il du prophete Moise ? et quelles preuves en a-t-on ?), Qushayri ne discute aucunement son identit6; en revanche, il propose une combinatoire d'attributs qui vaut d6volution d'une fonction symbolique pr6cise au personnage de Moise dans l'ensemble narratif coranique; un exemple:

-la #fatigues (v. 61) :

#<au cours de son p6riple, Moise devait endurer, parce que son voyage 6tait un voyage d'initiation et de peine et qu'il etait parti pour accroitre (son) savoir. Comme l'6tat (normal) correspondant a la quete de science ('ilm) est itat d'6ducation et moment d'endurance et de peine, il eut faim ).

eValet, (fada, v. 59) : quand Tabari en donne l'identit6 historique, conforme a la tradition (il s'agit de Josu6 fils de Nun (18)), C'est une specifi- cation spirituelle que Qushayri propose: fata d6signe un authentique

(16) J'emprunte cette expression a M. Arkoun, op. cii., pour designer les r6cits complementaires qui encadrent l'6nonce coranique.

(17) Dans ce qui suit, sauf mention contraire, les citations coraniques sont celles de la traduction de R. Blachere, op. cit., suivies du numero du ou des versets concern6s; c'est moi qui traduis les citations de Tabari et de Qushayri.

(18) Comparer avec la legende aggadique d'Elie et de Josu6 b. Levi, source par- tielle probable du r6cit coranique; cf. D. Sidersky, Les origines des legendes musul- manes dans le Coran et dans la vie des Prophetes, Paris, 1933, pp. 92-95.

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ENTRE LE SYMBOLIQUE ET L'HISTORIQUE

< compagnon (spirituel)? et non plus un < valet, comme le definit la tradi- tion dominante.

- Poisson # (v. 60) : plutot qu'un comparse animal, Qushayri le difi- nit comme un moyen d'action divine : (un surcroit de prodige* relayant 1'< oubli*, (de Moise et de son compagnon) pour placer le cours de l'histoire (loin du libre arbitre des creatures>.

- Serviteur# (de Dieu) (v. 64) ou Khadir : tandis que le discours r6a- liste de Tabari le maintient dans une lin6arite narrative (19), c'est evidem- ment sur ce personnage et sur ses attributs symboliques que porte l'essen- tiel du traitement allegorique de Qushayri. Les fonctions de ce personnage sont mises en place dis lors que son attribut essentiel est d6sign : la ((science (6manant de Dieu),) (v. 64), laquelle deviendra une notion fonda- mentale du lexique et de la pensee sufis ('ilm lliduni). Voici comment Qushayri la d6finit :

< La science emanant de Dieu est ce qui s'obtient par inspiration (divine) sans que l'on s'occupe de son acquisition (...) : [cette science est 6galement] ce que Dieu fait connaitre aux proches de parmi Ses creatures (...), ce qu'Il fait connaitre a Ses saints (awliyd') et qui comporte le bien de Ses crea- tures ,; et surtout : ((cette science) est ce que ne peut aucunement contes- ter celui qui la possede (...), de telle sorte qu'interrog6 sur les preuves (de cette science), il n'en peut trouver aucune, car les plus puissantes des sciences sont aussi celles qui sont le plus eloignees des preuves,*.

Si l'examen contrastif, quoique partiel et peu approfondi, de deux types de demarches exegetiques, l'une historicisante et tradi- tionaliste (Tabari), l'autre allegorique et symbolique (Qushayri), nous suggere comment un personnage mythique < entre > de maniere differentielle dans la memoire et dans l'imaginaire de la culture islamique, cet examen ne nous dit encore rien sur les deve- loppements de ce theme, sur la realisation de ses significations et sur les enjeux culturels qui s'y sont greffes.

C'est le Iasawwuf, comme mode spirituel de pens6e et d'action, qui, s'emparant du personnage de Khadir et l'arrachant en quelque sorte a l'histoire, en propose la vision la plus complexe et la plus revelatrice de certains aspects de la pensee religieuse en Islam. Khadir apparait ainsi, a travers les developpements qui lui sont consacres dans les ceuvres spirituelles de differentes natures (exe- geses et traites mystiques, hagiographies, etc.) comme un arche- type, une matrice ofu prennent naissance des representations qui

(19) Le rabattant sur une simple fonction morale, a peine suggeree : ne pas se fier aux apparences. Tabari est plus fidele encore a sa methode dans son ,Histoire,) (Tdrikh) oi il s'attarde plus longuement sur l'idendite historique de Khadir: il enumere ses genealogies possibles, cite ses contemporains et donne les differentes theses sur son statut - prophete ou saint? - et sur l'etendue de sa longevite, cf. Tdrikh al-Tabari, 6d. M. A. F. Ibrahim, Le Caire, 1960, t. 1, pp. 365-376.

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participent a l'encadrement de 1'experience religieuse (individuelle et collective) islamique.

On peut envisager ces representations sous trois rapports diffe- rents mais solidaires : l'identite de Khadir, ses fonctions et son mode de presence dans l'imaginaire.

Identile.

Quand l'exegese traditionaliste et l'historiographie s'occupent de la condition humaine-historique de Khadir et des attributs qui l'y enracinent, la pensee sufie se preoccupe a la limite de ce qui en lui transcende cette condition pour atteindre a une supra-humanite et une trans-historicite dans lesquelles on peut voir une solution archetypique originale a la problematique de la saintete. Pour les sufis, cependant, s'occuper de la realite spirituelle de Khadir davantage que de sa realite historique ne signifie pas que son histo- ricit6 est d6niee. I1 s'agit plutot d'etablir le statut particulier de ce personnage dans la condition humaine qui est incontestablement la sienne. Ainsi, la premiere question qui surgit le plus souvent dans les textes mystiques est la suivante : face au Moise-proph6te ( du recit coranique), Khadir est-il un saint (waly), un prophete (naby) ou un < prophete avec mission legislatrice > (rasul) ? Si l'on garde a l'esprit ce qui s'attache, en islam, au statut prophetique (infaillibi- lite, double rapport privilegii au divin et a l'humanit6), on pressent immediatement l'enjeu d'une telle question (que les sufis ne sont cependant pas les seuls a se poser) : celui du rapport de pr6cellence entre prophetie (nubuwwa) et saintete (waldya). Pour l'illustrer, il suffit d'indiquer qu'il s'est trouv6 des traditionnistes pour faire circuler un hadith, par ailleurs repute faible, selon lequel le Moise du recit coranique n'est pas le prophete des Hebreux, ce qui est une maniere de sauver le statut proph6tique de la position d'inferiorite que le recit lui assigne. C'est pour 6chapper a ce conflit symbolique virtuel que la plupart des auteurs sufis sunnites(20) adoptent une solution m6diane originale : celle de reconnaitre a Khadir un double statut saint et prophitique mais digag6 de la contrainte

(20) Certains auteurs persans, par exemple Suhrawardi (m. 1191), Baqli (m. 1209), Shirazi (m. 1640), sont moins nuances et tranchent, sur des bases doctri- nales et philosophiques sp6cifiques, pour la superiorite de la waldya sur la nubuwwa, c'est-a-dire celle de Khadir sur Moise; cf. H. Corbin, En Islam iranien, Paris, 1971-72, t. 1, p. 250; t. 4, pp. 342, 357; on peut en trouver un exemple dans H. Corbin, Sohrawardi. L'Archange empourpre. Quinze traitBs el recits mystiques, Paris, 1976, texte IV : <Partaw Nameh>, chap. 10, p. 136 sq.

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legislatrice (risdla). Ce qui met Moise a egalite de statut avec Kha- dir et surtout transporte leur diff6rence, et par consequent la ques- tion de la precellence, sur un autre registre : celui du type differen- tiel de connaissance ('ilm) accessible a l'un ou ' lautre et de leurs fonctions spirituelles respectives. Cette solution, proche en appa- rence de la these ?orthodoxe> de certains fuqaha, est a peu pres celle de la majorite des sufis sunnites : Sarraj (m. 988), Ibn'Atiyya al-Makki (m. 996), Ibn 'Arabi (m. 1240), Shadhili (m. 1258) et Ibn 'Ata' Allah (m. 1309)(21).

Il s'agit donc, pour les mystiques, d'un enjeu davantage qu'his- torique; il revele le rapport entre deux modes d'experience du sacr6 et de la connaissance qui s'opposent virtuellement dans tout systeme religieux basi sur une r6velation, et ce en d6pit de la syn- these rationaliste qui tente souvent de concilier ces deux modes en affirmant leur complementarite (22). Comme on le sait, on designe en Islam de plusieurs manieres les termes de cette opposition vir- tuelle: Loi/verit6; science de l'externe/science de l'interne; science (scripturale) / connaissance (gnostique); acquis / donne; etc.

Dans cette serie d'oppositions, Moise se trouve virtuellement du fait de son statut de prophete legislateur, aux premiers termes; alors que Khadir, degage de cette contrainte, est, lui, rattach6 aux seconds. La <science?) qu'il detient est plus sp6cifiquement desi- gnee, selon l'expression coranique, comme e emanant de Dieu ) (ilm lldduni). Son trait principal qui nous interesse ici est que, par opposition a la science intellectuellement acquise, la <connais- sance> dont il est ditenteur ne peut faire l'objet que d'un pur don divin, aboutissement, non oblige au demeurant, d'un long et complexe processus spirituel irreductible a l'apprentissage dis- cursif :

(Qushayri: (on dit que la science qui a ete octroyie a Khadir, il ne l'a apprise d'aucun maitre ni de personne. Comment done peut-il enseigner a d'autres ce qu'il n'a appris de personne ? (Lata'if, op. cit.).

(21) A titre d'exemple, cf. as-Sarraj, (Kilab) al-Luma' Le Caire, 1960, pp. 535- 537, ou Ibn 'Ata' Allah, Lata'if al-minan, Le Caire, 1972, pp. 59-62. Sur la position d'Ibn 'Arabi, cf. M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, Paris, 1986, pp. 118-119, 134 et passim.

(22) Le judaisme comme le christianisme ont connu cette meme problematique. Plus sp6cifiquement, Ellie joue, dans le monachisme chretien primitif et dans la Kabbale, un r6le symbolique analogue a celui de Khadir. Cf. par exemple : Diclion- naire de spiritualite ascetique et mystique, Paris, 1932, (Elie*, t. 4, pp. 565-572, et G. Scholem, Les Origines de la Kabbale, Paris, 1966, pp. 44-46.

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Pour les sufis, ce 'ilm est metaphoriquement l'immersion totale dans le mystere divin (ghayb) et Sohrawardi, par exemple, associe de maniere allegorique connaissance vraie (gnostique), identifica- tion a Khadir et un autre genre d'immersion : dans la Source de vie qui confere l' immortalite) et a laquelle Khadir est repute avoir lui-meme bu(23).

Fonctions.

Saint et/ou prophete, detenteur de cette science divine, Khadir cumule avec la fonction d'archetype cognitif une autre fonction: celle de prototype d'initiateur et de directeur spirituel. Elle decoule de la symbolique du recit coranique tel que la commentent les mystiques et tels qu'ils en integrent les donnees a leur pensee et a leur pratique. C'est en effet l'un des aspects les plus documentes il est frequent, dans les recits hagiographiques, de voir Khadir apparaitre et intervenir dans la vie des mystiques, des saints et fondateurs de tariqa-s(24).

C'est que Khadir, aussi mythique puisse-t-il nous paraitre, offre une solution originale et concrete au probleme du parcours spiri- tuel et de l'obligation (quelquefois d'ordre aussi bien social que culturel) de confier sa destinee a un < maitre > qui balise, conduise et legitime ce parcours. La solution d'invoquer Khadir comme maitre spirituel presente un double avantage: preserver de la solitude <(errante,) (jadhb) et en meme temps liberer de l'asservissement direct et exclusif a un ( maitre >, autrement dit a un savoir humain, donc etre 6pargn6 par les contraintes sociales et institutionnelles de l'acquisition spirituelle traditionnelle, ce qu'Ibn 'Arabi, par exemple, appelle les de'sagrements de l'acquisition) (kudurdt al- kasb).

A quoi donc Khadir initie-t-il? Precisement au i'lm lldduni dont la metaphore parfaite est le ( Nom supreme de Dieu ou ces <(invo- cations >, que Khadir devoile a certains, et qui fonctionnent comme des moyens d'action quasi-magique sur le monde(25). L'action de

(23) Sohrawardi, texte VI, pp. 200-213 in H. Corbin, op. cit. De nombreux pas- sages de L. Massignon, La passion de Hallij, Paris, 2e edition, montrent Khadir en

((participant de la science divine,, cf. notamment le t. 3, passim. (24) On peut se contenter de citer le texte, vivant et meme savoureux par

endroits, de Sha'rani, Mizan, op. cit., ou il enumere tous les personnages qui ont a sa connaissance rencontr6 Khadir, /a 1'etat de veille,) ou <a 1'6tat de sommeil*,.

(25) Parmi de tres nombreux exemples de ces (,devoilements, : cf. Sulami, Tabaqdt as-sifiyya, ed. N. Shuriba, Le Caire, 1953, pp. 29-35. Voir pour cet aspect, L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 2e ed., 1954, pp. 131 sq.

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Khadir est en si etroite connexion avec le divin qu'elle est elle- meme un don pur: Khadir n'a pas de disciples a proprement par- ler, il assiste spirituellement ceux que Dieu a choisis et, plus gene- ralement, il # recherche la compagnie des saints (veritables) elus de Dieu ) (Tirmidhi). Ce don peut etre renu de lui soit directement, soit indirectement, c'est-a-dire de qui l'a regu de lui selon des chaines de transmission dont on conserve la memoire(26).

Enfin, autour de cette fonction d'initiateur supra-humain attri- buee a Khadir, s'est elaboree toute une ethique du noviciat qui apparait comme le type-ideal de la morale sufie. Elle est decelable, notamment, dans les conditions, que certains auteurs enumerent et

analysent, de l'apparition de Khadir et de son intervention dans un

parcours spirituel personnel. En reference directe au dernier epi- sode du recit coranique (v. 76), le trait principal de cette ethique est le complet et parfait renoncement au # monde )(27):

(Qushayri): (?Tant que Moise interrogeait Khadir en ayant a l'esprit l'int6ret d'autrui [ref. aux v. 70 et 73] Khadir ne se s6para pas de lui; mais des qu'il mit en avant son propre int6ret materiel [ref. au v. 76], il fut 6prouve par la s6paration (d'avec Khadir).

On voit que cette ethique est aussi celle de la remise totale a Dieu et de l'obeissance absolue a l'initiateur qui apparait presque comme en etant le mandataire.

- Modes de presence.

Khadir est davantage qu'une entite metaphysique ou qu'une categorie des speculations mystiques. En de nombreuses parts du monde musulman, il a une existence r r6elle) dans l'imaginaire col- lectif. Bien que ce soit la l'aspect le moins documente, sa fonction

d'archetype de la saintete parfaite est particulierement evidente dans les attributs qu'on lui prete dans les croyances populaires et dans les litteratures orales.

Son premier mode de presence est la trans-historicite et l'ubi-

quite. Ayant bu a la ((source de vie #, il est depuis des temps imme- moriaux et jusqu'a la fin du monde, present corporellement dans le

(26) II est significatif qu'Ibn 'Arabi close son cycle spirituel, a l'age de quarante ans, par une investiture de la khirqa mystique des mains memes de Khadir, ? pres de la Ka' ba ; cf. H. Corbin, L'imagination crealrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, 2e 6d., 1977, pp. 55-59.

(27) Sha'rani, Mizdn, op. cit., ou Sarraj, Luma, id., donnent des variantes de ces conditions.

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monde mais degage de toute contrainte charnelle. Cette thema- tique est a la fois une thematique sufie(28) et une croyance popu- laire assortie de rites specifiques d'invocation et de propitiation (29). Par ailleurs, il est supposi etre present, au moins cycliquement, dans tous les lieux et a tous les moments symboliques de l'islam (Mecque et J6rusalem, et de nombreux maqdm-s ou il <fait sta- tion )).

Enfin, le second mode est, comme on l'a suggere plus haut, par- tiellement apocalyptique : Khadir, qui vivra jusqu'a l'arriv6e de l'Ante-christ, joue un role de protecteur du monde contre la menace dimoniaque (contre Gog et Magog notamment). Plus sp6ci- fiquement, il a une fonction <(apotrop6enne ) (Massignon) puisqu'il est repute etre a la tete des abdal, concile de saints intercesseurs et repartisseurs des destinies humaines (arzdq)(30).

Circulant tel un esignifiant flottant > entre plusieurs statuts humains par ailleurs strictement definis (< laic / saint/ prophe- tique), voisinant meme avec le divin puisque participant de cer- tains de ses attributs, il est normal qu'un personnage comme Kha- dir fut historiquement l'objet de ce qui est davantage que de simples controverses doctrinales. On a tent6 ici de sugg6rer qu'il fut surtout l'objet d'operations divergentes d'interpr6tation et d'inclusion dans la culture religieuse islamique. Quand les mys- tiques et certaines formes de pens6e populaire s'emparent de Kha- dir pour en faire l'incarnateur de tout ce qui dipasse l'humain dans le monde d'ici-bas, le constituant ainsi en saint parfait, initiateur spirituel, mediateur absolu et protecteur par excellence, autant dire en quasi-archetype de la saintet6, les fuqahd' et les historiens tentent eux de l'enraciner dans une rationalit6 historique ou son statut dogmatique et ses attributs spirituels se trouvent rigoureu- sement d6finis et controles.

Cette derniere preoccupation theologique, limitative, ne faisant que repondre a une aspiration theurgique, allegorique et expansive, qui investit un personnage humain-mythique de cette mission sub- versive a plus d'un egard : tre ce qui comble au plus profond la

(28) Elaboree par exemple par Ibn 'Arabi, Ibn 'Ata' Allah, etc. (29) En Syrie-Palestine, en Irak, en Turquie, en Iran, en Inde. La documenta-

tion, rare concernant cet aspect est en cours de reunion. (30) Massignon a beaucoup d6brouille la litt6rature relative a cet aspect, non

toujours directement liee a Khadir. Cf. notamment Passion, op. cit., t. 2, passim, et Essai, id., pp. 38, 132-133.

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solution de continuite entre l'humain et le divin, on peut des lors avancer l'hypothese que Khadir est en definitive un revelateur capital de cette tension propre aux monotheismes qui justifie et explique que les saints existent.

Hassan ELBOUDRARI

(E.H.E.S.S., Paris)