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http://luttins.ouvaton.org/brochures/html/progres-1.0.html La technique en question Version 1.0, janvier 2004 « Être « contre la technique », c'est enfantin, c'est absurde. Aussi absurde que de dire qu'on est « contre les avalanches » ou « contre le cancer ». Mais ce qui n'est ni absurde ni enfantin, c'est de réfléchir à ce que représente l'univers technicien. » Jacques Ellul Dès que nous tendons la main, nous rencontrons un objet technique. Du stylo à la boîte de conserve, de l'ordinateur au vélo, notre relation à eux est permanente, évidente. Les outils que nous utilisons sont-ils neutres, utilisables à bon ou mauvais escient ? Nous rendent-ils plus libres ? Le progrès technique est-il réellement comme on l'entend proclamer souvent « au service de l'Homme » ? S'agit-il d'une idéologie ? Comment interroger toutes les conséquences humaines des innovations dont les médias se font régulièrement l'écho ? Autant de questionnements que nous allons tenter de méditer ou d'élucider à travers les analyses de Jacques Ellul*, Ivan Illich, Cornélius Castoriadis, Wolfgang Sachs ou encore François Brune. Fructueuse lecture. PLAN I. Le progrès, réalité ou idéologie ? II. La magie de la technique III. Le progrès, un appauvrissement global ? IV. L'illusion de puissance V. Morceaux choisis de Jacques Ellul, Cornélius Castoriadis et Ivan Illich * Toutes les synthèses de la pensée de Jacques Ellul sont librement inspirées d'un ouvrage de Jean-Luc Porquet : JacquesEllul, l'homme qui avait (presque) tout prévu (voir bibliographie).

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Page 1: Ellul, Castoriadis Et Illitch

http://luttins.ouvaton.org/brochures/html/progres-1.0.html

La technique en question

Version 1.0, janvier 2004

« Être « contre la technique », c'est enfantin, c'est absurde. Aussi absurde que de dire qu'on est « contre les avalanches » ou « contre le cancer ». Mais ce qui n'est ni absurde ni enfantin, c'est de réfléchir à ce que représente l'univers technicien. »

Jacques Ellul

Dès que nous tendons la main, nous rencontrons un objet technique. Du stylo à la boîte de conserve, de l'ordinateur au vélo, notre relation à eux est permanente, évidente.

Les outils que nous utilisons sont-ils neutres, utilisables à bon ou mauvais escient ? Nous rendent-ils plus libres ? Le progrès technique est-il réellement comme on l'entend proclamer souvent « au service de l'Homme » ? S'agit-il d'une idéologie ? Comment interroger toutes les conséquences humaines des innovations dont les médias se font régulièrement l'écho ?

Autant de questionnements que nous allons tenter de méditer ou d'élucider à travers les analyses de Jacques Ellul*, Ivan Illich, Cornélius Castoriadis, Wolfgang Sachs ou encore François Brune.

Fructueuse lecture.

PLAN

I. Le progrès, réalité ou idéologie ?

II. La magie de la technique

III. Le progrès, un appauvrissement global ?

IV. L'illusion de puissance

V. Morceaux choisis de Jacques Ellul, Cornélius Castoriadis et Ivan Illich

* Toutes les synthèses de la pensée de Jacques Ellul sont librement inspirées d'un ouvrage de Jean-Luc Porquet : JacquesEllul, l'homme qui avait (presque) tout prévu  (voir bibliographie).

  I   Le progrès : réalité ou idéologie ?

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Depuis plus d'un siècle, le développement des techniques est gigantesque. Les moyens de transport sont de plus en plus sophistiqués, les missiles sont de plus en plus puissants, les possibilités de la médecine sont de plus en plus étendues, etc. Si le mot progrès désigne cette évolution, alors il constitue indéniablement une réalité. S'agit-il aussi d'une idéologie, c'est-à-dire d'un ensemble de certitudes déformant notre perception de la réalité ?

   I.1   Une illusion de continuité historiqueDans les livres pour enfants, la technique semble savoir où elle va. Leurs auteurs énumèrent ses progrès comme s'ils étaient inéluctables, dès les débuts de l'humanité. Le silex ancêtre du couteau, le tam-tam précurseur du téléphone portable, le char antique germe du puissant 4x4 : vous avez sans doute lu des descriptions historiques d'une humanité progressant sans cesse vers des outils de plus en plus efficaces. Pour I.Illich, cette continuité historique que les modernes appliquent aux technologies est une illusion. Un stylo, une sagaie, une montre ou une machine à vapeur ne sont pas de la même famille. Ce sont des objets culturels incomparables, des modèles de civilisation. Ce regroupement des objets autour d'une évolution vers un mieux est une pure construction intellectuelle se présentant comme naturelle, ce qui est le propre d'uneidéologie.Pour C.Castoriadis, « Dans l'histoire de l'humanité, on constate une progression à certains égards : un mathématicien de la Silicon Valley, avec un ordinateur, peut faire un nombre d'additions extraordinaires par rapport à Lucy. Même chose pour l'efficacité des outils, vitesse, etc. On ne peut nier, à moins d'un scepticisme total, que l'astronomie, la chimie, la biologie, nous apprennent des choses que les hommes du Paléolithique ne pouvaient pas soupçonner. Mais, d'un autre côté, en considérant les masques des tribus archaïques ou des peintures rupestres (Lascaux), comparés avec la peinture européenne, il n'y a aucun sens à parler de progrès, ou du moins, c'est discutable. »

Le mot progrèsLe mot progrès suscite l'adhésion, sa connotation est positive. Il évoque le changement, l'efficacité, l'amélioration, la "marche en avant". Se prétendre contre le progrès, c'est risquer de se faire qualifier de rétrograde ou s'entendre répondre une phrase comme « Tu préférerais retourner à l'âge de pierre ? ». Car même si l'on conçoit que le progrès puisse être utilisé à mauvais escient, l'évolution technologique inspire en soi respect et fascination.

  I.2   Un impératifVous souvenez-vous de cette nouvelle alarmante parue dans les médias : " Par rapport aux autres nations industrielles, les ménages français sont en retard en matière d'équipement micro-informatique ! ". Pour le sémiologue F.Brune, le chantage du retard technologique, sans cesse cultivé par les médias, est une forme inversée de l'idéologie du progrès. Sa finalité est généralement occultée (fondamentalement, pourquoi s'équiper en micro-informatique ?). Selon J.Ellul, l'enthousiasme des médias et de la publicité à l'égard des évolutions technologiques s'inscrit dans une logique économique. Notre mode de développement ne peut continuer sa route si le public ne suit pas, c'est-à-dire n'achète pas un maximum d'ordinateurs, de magnétoscopes, de motos, de télévisions, de fours à micro-ondes, de DVD,

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etc. Imaginons la situation économique si les progrès techniques ne trouvaient aucun acheteur ! C'est tout le système industriel qui serait remis en question. Pour « être de son époque », il faut donc consommer les produits du progrès.

   I.3   La solution à tous nos problèmesDes millions d'humains meurent de faim ? Améliorons le rendement des céréales. Le stress ravage les occidentaux ? Développons de meilleurs antidépresseurs. L'insécurité rôde dans les villes ? Installons de la vidéosurveillance et augmentons l'effectif policier. Les rapports humains sont déplorables dans les entreprises ? Organisons des stages de dynamique de groupe. Les violences à la télévision choquent nos enfants ? Équipons nos téléviseurs de puces électroniques pour crypter les scènes traumatisantes. Tout se passe comme si, face à un problème, la réponse naturelle consistait à trouver la solution technique appropriée, non à interroger ses sources réelles. La famine est-elle réellement un problème de rendement des céréales ? D'où vient le stress ? Qui a développé le thème de l'insécurité et que témoigne-t-elle ? Pourquoi les rapports humains sont-ils déplorables dans les entreprises ? Que signifie l'augmentation de la violence et du sexe dans nos médias ? « Au fond,  peu importe, on finira bien par trouver une solution ! » En se concentrant sur le comment, en négligeant le pourquoi, la perspective du progrès agit comme un espoir, une certitude que la majeure partie des problèmes sociaux, environnementaux et intimes auxquels nous sommes confrontés trouvera tôt ou tard une réponse technique.

Prescription (il faut adhérer au progrès) , déformation de l'histoire (il faut croire à la vision d'une humanité cheminant vers le progrès depuis la nuit des temps), espoir aveugle (il faut croire que le progrès nous sauvera des pires situations tôt ou tard) : trois facettes caractéristiques d'une idéologie.

 II   La magie de la technique

Nous utilisons chaque jour une myriade d'objets techniques mais ne connaissons en général ni l'origine exacte des matières qui constituent ces objets, ni leurs processus de fabrication et de diffusion, ni le travail humain que cela représente, ni les tenants et aboutissants économiques et sociaux de cette production, ni son réel impactenvironnemental. Notre conscience ne se focalise que sur quelques conséquencesde l'utilisation des objets techniques, généralement celles qui sont directement visibles.

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« La réalité du commerce actuelle s'exprime ainsi : lorsqu'un produit arrive sur le marché, il a perdu tout souvenir des abus dont il est la conséquence, tant sur le plan humain que sur celui de la nature. »

Susan George, Le Rapport Lugano

La publicité est l'un des premiers vecteurs de cette occultation qui encourage et habitue le consommateur à ne connaître qu'une seule partie des conséquences de ses actes. F.Brune explique comment dans la publicité « tout est fait pour que chez le consommateur l'acte d'achat soit déconnecté de ses réelles conséquences humaines, environnementales et sociales. Pour jouir et gaspiller sans honte, il faut cacher les véritables coûts humains des produits, les lieux et modes de production, les impacts sociaux, etc. »

Pour W.Sachs, c'est la magie de la technique qui nous aveugle : « Dans la magie, l'effet et la cause appartiennent à deux sphères différentes : la sphère visible y est associée à la sphère invisible. Quiconque appuie sur l'accélérateur ou tourne un commutateur fait lui aussi appel à un monde lointain et invisible pour susciter un événement dans le quotidien immédiat et visible. Tout à coup devient accessible une force incroyable ou une rapidité dont les véritables causes demeurent cachées à l'expérience directe. Le feu d'artifice se joue pour ainsi dire à l'avant-scène, pendant que le gigantesque rouage qui le rend possible tourne à l'arrière-plan, imperceptible. La distance entre l'effet et la cause, cette invisibilité du système qui produit les prodiges techniques, expliquent l'effet hypnotique de la technologie sur tant d'esprit. La vitesse potentielle de l'automobile fascine précisément parce que ce qui la rend possible (pipelines, routes, chaînes de montage, etc.) et leurs conséquences (accidents, handicapés, mort, pollution, cancers, pénurie des ressources, crises écologiques) restent loin de la perspective aperçue du pare-brise. Le charme repose sur un gigantesque ajournement des coûts : la fatigue, la perte de temps et la réparation des conséquences sont transférées à l'arrière-plansocial. L'attrait de la civilisation technologique se fonde assez souvent surcette illusion d'optique. Comment résister à la puissance fascinante de latechnologie ? »

Néanmoins, J.Ellul remarque que « pour mesurer toutes les conséquences liées à l'utilisation d'un objet, il faudrait un super-homme. Il faudrait du temps, de vastes connaissances en économie, ingénierie, politique, sociologie pour comprendre toutes les conséquences invisibles ou éloignées dans le temps. Sans compter une bonne mémoire, une aptitude à la synthèse et un certain courage de caractère pour ne pas occulter les informations paraissant trop désespérantes. »

De même, C.Castoriadis s'interroge : « Pouvons-nous savoir tous les résultats de ce que nous faisons ? Les résultats de nos actes n'en finissent pas de se suivre. Nous n'avons la connaissance que du voisinage immédiat, déchiré et fragmentaire de nos actions. […] Nous agissons comme si le seul intervalle de temps significatif pour évaluer une technique était celui des quelques années à venir.» Par exemple, lorsque nous enterrons nos déchets nucléaires, nous ne pouvons prévoir leur devenir que dans un temps de 50 ans maximum. Au-delà, qui peut affirmer pouvoir réellement prévoir le devenir de ces déchets ? Comment pouvons nous assurer que dans 10 000 ans ces déchets ne créeront pas une catastrophe épouvantable ?

Mais, au fond, les occidentaux souhaitent-ils réellement interroger toutes les conséquences de leurs inventions techniques ? Ou sont-ils plutôt emportés par leur passion de puissance? (voir IV)

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 Les conséquences de nos actes

 III  Le progrès, un appauvrissement global ?

Pour J.Ellul, plusieurs constantes sont observables dans l'évolution du progrès :

· Chaque technique, en résolvant des problèmes, en soulève toujours de nouveaux que seule elle peut combattre, alimentant ainsi le progrès. Par exemple, les engrais améliorent laproductivité des cultures, mais ils polluent les sols et les ressources en eau.Il faut donc un traitement plus poussé pour rendre l'eau potable. Ce derniergénère des déchets supplémentaires difficiles à détruire, etc. Chacun de nouspeut s'exercer à construire des chaînes de raisonnement de ce type, enanalysant les avantages et effets secondaires néfastes de toute innovationtechnologique.

· Pour réparer ses « effets secondaires », chaque innovation nécessite de plus en plus de sophistication.

· Certains de ces effets sont irréversibles (le nuage de Tchernobyl, les résidus radioactifs dus aux essais atomiques atmosphériques, les pesticides persistants, etc.).

· D'autres ne sont connus que plusieurs années après (par exemple, pour lutter contre les dioxines produites par la combustion des déchets ménagers, des normes plus strictes ont été mises en place pour les incinérateurs. Il s'agit entre autres d'augmenter la température de combustion, ce qui limite la quantité de dioxines produites. Mais personne ne sait réellement quelles sont les nouvelles substances produites par ce nouveau mode d'incinération. Dans 10 ans, peut-être s'apercevra-t-on qu'il produit des substances encore inconnues -et donc actuellement non mesurées- dont l'impact sur la santé humaine est équivalente ou pire que les dioxines.)

· L'application effective des améliorations techniques est bien plus lente que les problèmes générés (par exemple, même si un moteur « propre » est inventé, le temps de renouveler le parc automobile prendra vraisemblablement des dizaines d'années.)

· « La solution apportée par une découverte technique est toujours fragmentée, localisée, concernant une question, alorsque le problème soulevé est généralement beaucoup plus vaste, indéterminéet n'apparaissant qu'après un certain délai.[…]Il faut prendre l'affaireécologique dans son entier, dans son ensemble, avec toutes les interactions,toutes les implications,

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sans réductionnisme, et l'on s'aperçoit alors que leproblème posé est maintenant un million de fois plus vaste et plus complexequ'aucun de ceux posés au XIXème et XXème siècles »

· Globalement, l'évolution technologique produit un appauvrissement global de la biosphère.

L'appauvrissement global de la biosphère

Notre mode de vie repose sur la consommation d'un capital non reproductible (énergies fossiles, minerais, eau pure, terres agricoles, atmosphère saine, etc.). En cherchant une augmentation constante de sa richessematérielle, notre système économique diminue les ressources naturelles de laplanète. La croissance économique infinie est insoutenable : elle conduit logiquement à la faillite par épuisement des ressources ou par l'accumulation de polluants à un niveau tel que la biosphère ne peut plus les absorber. Imaginons par exemple 6 milliards d'humains consommant chacun 200 grammes de viande et 300 litres d'eau par jour, rejetant 400 kilogrammes de déchets ménagers par an. Imaginons les rejets en gaz carbonique de 3 milliards d'automobiles. Imaginons 3 milliards de téléviseurs renouvelés tous les 5 ans. Sur le plan purement écologique, 6 milliards d'humains produisant et consommant autant que l'américain ou l'européen moyen signifierait la destruction de la biosphère.

Certes, ce raisonnement ne prend pas en compte d'éventuels futurs progrès technologiques qui pourraient permettre une moindre consommation d'énergie, la découverte de nouvelles ressources ou l'utilisation accrue d'énergies renouvelables. Mais de nombreux arguments tempèrent cette "foi" dans le progrès :

· Même si la croyance dans le progrès-qui-nous-sauvera-de-l'impasse est théoriquement acceptable, la réalité est autre. Force est de constater que la croissance des pays développés s'accompagne d'une augmentation guère moins rapide de la pollution et de la consommation.

· Les industries de dépollution, non seulement ne dépollueront jamais autant que la société pollue, mais de plus, polluent en dépolluant. Par exemple, une station de traitement des eaux usées produit des boues chargées en métaux lourds. Ces boues sont soit envoyées en décharge, soit épandues sur les terres agricoles, soit incinérées puis stockées en décharge. Il s'agit donc plutôt de déplacement de pollution.

· Paradoxalement, l'amélioration des procédés industriels (en terme d'efficacité écologique) se traduit bien souvent par une augmentation de la consommation matérielle. Par exemple, les utilisateurs occidentaux profitent des gains liées aux économies d'énergie pour voyager plus souvent, ils polluent donc davantage.

L'épuisement des ressources pétrolières

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De nombreux experts prévoient le déclin de la production de pétrole entre 2010 et 2030. Pendant cetemps, la demande de pétrole devrait continuer à augmenter. Les tensionsinternationales seront incroyables. Voici l'adresse de quelques sites sur cesujet :

www.manicore.com - http://dieoff.org - www.oilcrisis.com - www.hubbertpeak.com

* voir le rapport de l'OCDE, Les Perspectives de l'environnement de l'OCDE – in Le Monde du 27-28 mai 2001.

Depuis les années 90, des préoccupations nouvelles se sont ajoutées à la menace d'un inéluctable épuisement des ressources : les problèmes de santé publique liés à la pollution, le trou dans la couche d'ozone, le changement climatique, etc.

« L'humanité avec son développement actuel est comme dans un train qui roule à 100 km/h vers un mur. Nous ne voulons pas que ce train diminue sa vitesse à 90 km/h. Nous voulons changer de train ! »

Hubert ReevesTous ces constats sont ceux du sommet de Rio, en 1992, où a émergé le fameux concept de développement durable. 10 ansaprès, quels sont les changements ? A la proposition de Maurice Strong du4 avril 1992 : « Notre mode de développement, qui conduit àla destruction des ressources naturelles, n'est pas viable. Nous devons enchanger. » fait écho la déclaration de Georges Bush Senior en1997 : « Notre niveau de vie n'est pas négociable. ».Le développement durable est pourtant un concept à la mode. Il suscite l'adhésion de l'opinion. Tous les plus grands pollueurs de la planète et manitous de la politique se sont évidemment rués sur cette notion : Monsanto, TotalFinaElf, Monoprix, Renault, Shell, Areva, Suez, EDF, Casino, L'Oréal, Carrefour, BMW… Tout est affaire de communication !

« Le DEVELOPPEMENT DURABLE, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s'assurer que cela ne se fait pas au détriment de l'environnement. »

Monsieur Michel de Fabiani, président de BP France, compte rendu des travaux des 4èmes rencontres parlementaires sur l'énergie

en 2001.

« L'objectif affirmé de Porsche est de réduire au minimum les effets préjudiciables à l'environnement, et de soutenir également les efforts internationaux visant à résoudre les problèmes écologiques globaux. »

Site Internet de Porsche

Voici le nouveau Porsche 4 x 4 Cayenne :2 tonnes et demi , 450 Chevaux, 266 Km/h. *

* petite digression sur les mensonges à propos des pots catalytiques censés résoudre tous les problèmes de pollution : quel que soit le pot catalytique, un

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moteur à explosion rejette toujours la même quantité de gaz carbonique, principal gaz à effet de serre.

Notons également que les trusts tirent de nouveaux profits de la dépollution des pollutions qu'ils contribuent à générer. En France, le marché de la dépollution (eaux, déchets, etc.) a fait la fortune des groupes Suez, Vivendi (devenu Véolia), Bouygues, etc.

Pour C.Castoriadis, « l'énorme développement productif et économique des 150 dernières années a été conditionné par la destruction (consommation) irréversible de réserves naturelles ou accumulées dans la biosphère depuis des centaines de millions d'années. Cette destruction, au moment où vous lisez ces lignes, continue à grands pas. Chaque heure des espèces vivantes disparaissent définitivement. Les mesures prises ou envisagées pour arrêter cette destruction sont dérisoires. Cette domination de l'homme sur l'anthroposphère ne fait que reproduire la vieille illusion cartésienne-capitaliste-marxienne de l'homme maître et possesseur de la nature, alors que l'homme est plutôt comme un enfant se trouvant dans une maison dont les murs sont en chocolat et qui s'est mis à les manger, sans comprendre que bientôt le reste de la maison va lui tomber sur la tête. Or cette destruction est, pour l'instant au moins, nécessaire à la survie du système capitaliste. Ce régime d'oligarchie libérale, avec l'apathie et la privatisation des citoyens qui le rendent possible, présuppose que les gens passent effectivement leur temps dans les supermarchés et devant la télévision au lieu de se soucier des affaires communes. Les pays où les gens peuvent vivre ainsi représentent environ 800 millions de personnes sur un total de 5,5 milliards. Or, s'il y a effectivement une liaison entre l'avachissement politique selon lequel fonctionnent à peu près les sociétés riches et le niveau de vie au sens capitaliste du terme, l'universalisation de la "démocratie" que nous vivons exigerait que l'on porte le niveau de vie des pays pauvres à la hauteur de celui des pays riches. Il faudrait ainsi multiplier par environ 200 la production annuelle et donc le flux de pollution. De plus, comme nous exigeons une croissance de 2 à 3 % par an, il faudra doubler cette production tous les 30 ans. »Pour l'économiste F.Partant, « la destruction de la planète est une telle évidence qu'on a peine à comprendre qu'elle puisse susciter la moindre controverse. Mais y-a-t-il vraiment controverse ? Même pas ! Seulement le silence. Les questions fondamentales restent sans réponse, afin de pouvoir continuer à vivre et à agir comme si elles ne se posaient pas. Nous marchons les yeux fermés. »

 IV   L'illusion de puissance

Pour C.Castoriadis, l'idée de développer l'énergie nucléaire, d'améliorer la productivité d'une usine ou l'efficacité meurtrière d'un missile témoigne de l'imaginaire, de la culture et des aspirations d'une société : « Toutes nos folies techniques sont le produit et la réponse d'une pulsion au plus profond de notre imaginaire collectif. » Or quel est l'imaginaire dominant de notre société occidentale ? Pour C.Castoriadis, il s'agit de la puissance, qu'il définit comme la possibilité pour

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quelqu'un ou un groupe de faire ce qu'il veut lorsqu'il le veut. « L'humanitéoccidentale a vécu pendant des siècles sur le postulat implicite qu'il esttoujours possible et réalisable d'atteindre plus de puissance. Le fait que danscertains domaines on puisse faire "plus" (mathématiques, aviation,productivité, etc.) a donné l'impression que dans tout domaine on peut faireplus, qu'il n'y a aucune limite à l'extension de notre puissance. Derrièrecette idée de puissance se trouve le fantasme du contrôle total, volonté oudésir maîtrisant tout objet et toute circonstance. C'est un fantasme projetédepuis tout temps par l'homme dans ses créations (magie, religion, etc.). […]Que l'idée de contrôle total et de maîtrise absolue de nos outilset du monde soit absurde, tout le monde le reconnaît. Pourtant, c'est cetteidée qui est le moteur caché du développement technologique moderne. Car latechnique développe une illusion de puissance.»

Pourquoi la technique développe-t-elle une illusion de puissance?

  IV.1    Les outils nous influencent

« Les outils sont des objets neutres pouvant être utilisés à bon ou mauvais escient. Tout dépend de l'intention des humains. La technique peut être éventuellement mal utilisée par des humains aux bonnes intentions ou utilisée par des humains dont les intentions sont mauvaises. Mais elle reste un pur moyen dont la finalité est imposé par son utilisateur. » Cet axiome transparaît dans nombre de raisonnements contemporains. Par exemple, la cause du caractère polluant et aliénant de l'industrie moderne prendrait sa source dans l'absence de normes sociales ou environnementales strictement appliquées. De même, la voiture n'est pas en soi responsable de l'hécatombe routière, celle-ci s'explique par le manque de civisme des gens (alcool, vitesse, etc.). Ce type de raisonnement pourrait être transposé à de multiples exemples (nucléaire, armes, etc.).

Pour C.Castoriadis et J.Ellul, cette vision est fausse. Les humains ne sont pas en situation de choix délibéré, ne sont pas des sujets indépendants par rapport à un objet neutre :

· L'homme est incapable de vivre sans son immense appareillage technique, il est en relation de dépendance.

· La présence des outils influence ou conditionne nos désirs, induit un ensemble de conséquences sur notre comportement. Le fait d'utiliser une automobile modifie le conducteur. De nombreuses études psychologiques montrent que le type de comportement exigé dans les jeux vidéos façonne le psychisme des joueurs. C.Castoriadis souligne combien la puissance de pouvoir techniquement gazer un million d'humains a modifié la stratégie politique nazie. Il n'affirme pas que « la technique » est la cause des camps de concentration, mais elle a rendu possible l'horreur et conditionné la décision politique.

Plusgénéralement, J.Ellul souligne que « l'homme est psychiquement modifié par la consommation d'objets, par le travail technique, par les informations, par la télévision, etc. La technique crée de nouvelles valeurs, fabrique peu à peu une éthique du comportement.» Pour W.Sachs, l'irruption massive dela technologie a modifié les structures profondes de la perception humaine. « Qui n'a senti l'ivresse de l'accélération d'une voiture ? Un mouvement imperceptible du pied suffit à déchaîner des forces qui dépassent de très loin celles du conducteur. Cet important décalage entre la cause et l'effet,

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caractéristique de la technologie moderne, engendre les sentiments exaltants de puissance et de liberté qui accompagnent la marche triomphale de la technique. Comme témoignent l'automobile ou l'avion, le téléphone ou l'ordinateur, la grande force de la technologie moderne réside dans l'élimination d'une grande partie des limitations qui nous sont imposées par notre corps, l'espace, le temps et la société, en mettant souvent fin à l'épuisement, à l'éloignement, à la durée et à la dépendance sociale. Parallèlement à cela, non seulement les sentiments humains sont façonnés, mais une autre réalité s'impose […]La nature est perçue comme mue mécaniquement, l'espace comme géométriquement homogène et le temps comme linéaire. Bref, les êtres humains ne sont plus ce qu'ils étaient jusqu'à maintenant et se sentent moins en mesure de manier les technologies comme des outils, c'est à dire de pouvoir les remettre à leur place. »

  IV.2   Notre pouvoir s'accroît en même temps que notre impuissance

Pour C.Castoriadis, « s'il exerce un nombre grandissant de maîtrises ponctuelles, l'humain est moins puissant que jamais devant la totalité des effets de ses actions. Notre pouvoir s'accroît en même temps que notre impuissance. » :

· Plus le progrès technique croît, plus augmente la somme de ses effets imprévisibles.

· Aucune "conquête" technique majeure n'échappe à la possibilité d'être utilisée autrement qu'elle n'était visée à l'origine. J.Ellul note combien il n'est pas d'exemple de technique qui, aussitôt découverte, n'ait été, si ce n'est utilisée, du moins essayée : « Tout ce qui est technique, sans distinction de bien et de mal, s'utilise forcément quand on l'a en main. »  Ainsi, chaque invention contient le meilleur et le pire, et cela dans tous les domaines. Fabriquer des voitures capables de rouler à 180 km/h, c'est accepter la possibilité de créer des accidents mortels par excès de vitesse, et cela même si on "éduque" tous les automobilistes. Les recherches génétiques se concrétiseront tôt ou tard par le clonage d'êtres humains. Imaginer qu'il peut en être autrement, « c'est simplement faire abstraction de l'homme ». C'est ignorer son inflexible volonté de puissance et sa fascination pour les engins de mort : « Toute industrie, toute technique, quelque humaines que soient ses intentions, a une valeur militaire.[…] Il n'y a pas des techniques de paix et des techniques de guerre, en dépit de ce que pensent les bonnes gens. » C'est pourquoi on peut toujours rêver de domestiquer la technique par la morale, de supprimer son « mauvais côté » et garder le « bon », la mettre au service exclusif du Bien, du Beau, du Vrai, on se leurre : « c'est une entreprise enfantine de vouloir soumettre la machine à l'idéal et c'est peut-être aujourd'hui la pire des mystifications. […] Car l'un de ses caractères majeurs est d'être résolument indépendante de tout jugement moral. » L'argument selon lequel « ce n'est pas la technique qui est mauvaise mais l'usage que l'homme en fait » ne tient donc pas.

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 IV.3  Modifier un outil sans agir sur le système dans lequel il s'inscrit ?

Pour J.Ellul, « on se demande si on peut modifier l'usage de l'auto, ou bien si la TV a un effet néfaste, etc. Or ceci n'a aucune signification. Par exemple, la télévision n'existe qu'en fonction d'un univers technicien, en tant que distraction indispensable pour qui vit dans cet univers, en tant qu'expression de cet univers. Elle n'est pas "nocive" ou"culturelle" en elle-même parce que tout simplement elle n'existe pas en elle-même ! Elle est la télé plus tout le reste des actions techniques ! »

Un outil est une puissance culturelle

Synthèse de pensées de Wolfgang SachsLes publicitaires aiment particulièrement présenter les technologies modernes comme les héritières triomphantes des techniques primitives. Ainsi, le tambour de brousse sera présenté comme le précurseur du courrier informatique intercontinental. La quête de plantes officinales sera comparée à la synthèse d'antibiotiques. Le feu jaillissant de pierres que l'on frotte sera montré comme une forme primitive de désintégration de l'atome. Cette vision de la technologie moderne en tant qu'instrument simple bien que fort évolué est une pure fiction qui masque la vraie nature de la civilisation technique. Examinons par exemple un robot culinaire. Ronflant et vibrant légèrement, il extrait le jus de fruits fermes en un rien de temps. Un instrument merveilleux !…à ce qu'il semble. Pourtant un simple coup d'œil sur le fil et la prise révèle qu'il s'agit en même temps d'un terminal domestique d'une compagnie, d'un système mondial même : le courant arrive dans un réseau de câbles et de lignes à haute tension qui sont alimentés par des centrales électriques, lesquelles dépendent de la pression hydraulique, de pipe-lines ou de la cargaison de pétroliers qui, de leur côté, supposent des barrages, des plates-formes ou des tours de forage.Toutes cette chaîne garantit une livraison efficace et rapide à la condition expresse que se mettent à la disposition de tous ses maillons des légions d'ingénieurs, de planificateurs et de financiers qui, eux, peuvent recourir aux administrations, aux universités et à toutes les industries (parfois même aux militaires). Le robot culinaire, comme l'automobile, le comprimé, l'ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l'existence de vastes systèmes d'organisation et de production soudés les uns aux autres. Quiconque appuie surun interrupteur ne se sert pas uniquement d'un outil, mais se branche sur un raccordement du système. Entre l'utilisation de techniques simples et celle d'outils modernes se trouve la transformation d'une société tout entière.Malgré leur innocence apparente, les acquis modernes ne fonctionnent que lorsque de larges pans de la société agissent comme prévu et que l'entêtement et le hasard ont été purgés jusqu'à la limite de toute spontanéité. En fin de compte, on n'aurait pas soufflé mot de notre robot culinaire s'il n'avait été assuré que, tout au long de la chaîne du système, tout ce qui est nécessaire arrive au bon endroit, au bon moment et avec la qualité requise. La coordination, la programmation, l'entraînement et la planification, et pas uniquement l'énergie, sont l'élixir de vie de ces appareils si dociles. Alors qu'ils donnent l'impression d'être serviables et d'épargner du travail, ils exigent au contraire l'importante contribution d'un grand nombre de personnes dans des lieux éloignés : les outils fonctionnent dans la mesure où les personnes se transforment en outils.Chaque nouveauté technique est beaucoup plus qu'un moyen : elle est une puissance culturelle. Ses effets foudroyants réduisent à néant non seulement les résistances psychiques, mais aussi les aspirations et les modes de vie. Les technologies modèlent les sentiments et façonnent les conceptions du

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monde. Les traces spirituelles qu'elles laissent sont probablement plus profondes que les traces matérielles. 

 IV.4   L'impuissance politique des collectivités humaines

Qui actuellement décide du choix des recherches technologiques ? Sur quels critères ? Ou plutôt : qui dispose actuellement de moyens scientifiques et financiers suffisants pour mener des recherches sophistiquées ? Les entreprises et les États puissants. Leurs budgets sont-ils comparables ? Pour 2002, le budget total de la recherche publique française était de 8,7 milliardsd'euros, dont 30% consacré à la recherche militaire. Par comparaison, les budgets R&D de Ford et IBM atteignaient en 2001 respectivement 7,3et 6,6 milliards d'euros (selon Le Monde). Les critères de recherche des entreprises privées sont-ils philanthropiques ? Ne nous faisons guère d'illusion à ce sujet. Les laboratoires pharmaceutiques se sont par exemple suffisamment illustrés par leur politique d'abandon des secteurs "non rentables". Qu'en est-il de l'État ? Les "citoyens" ont-ils réellement un pouvoir de décision quant aux recherches engagées ? Force est de constater qu'ils se sentent dépassés et n'ont aucun contrôle réel. L'impuissance face aux évolutions des technologiesest avant tout le reflet de l'impuissance politique des communautés humaines. Notons également que la complexité des problématiques techniques actuelles paralyse les choix. Comment, en tant qu'humain, se positionner en toute connaissance de cause sur des sujets comme l'impact des OGM ou des lignes Haute Tension ? Pour J.Ellul, face à la complexité des problématiques techniques actuelles, « nous devrions avoir des dossiers complets, sérieux, fouillés et honnêtes sur des centaines de sujet pour se positionner en toute connaissance de cause. » Ce n'est pas le cas. Seule une minorité peut avoir accès à suffisamment d'informations et les comprendre. Ainsi, nos positionnements sur les bienfaits des progrès sont impossibles ! Nos convictions sont fortement influencées par des soi-disant spécialistes ou experts. Mais leurs avis divergent généralement, souvent eux-mêmes influencés par des critères politiques ou économiques. Car, comme le souligne C.Castoriadis, « L'expérienceprouve que les scientifiques, ingénieurs et techniciens ne sont ni meilleurs nipires que les autres humains, ni plus sages. Sortis de leur laboratoire et deleurs usines, ils sont autant vulnérables à l'ambition, au désir de pouvoir, àla flatterie, à la vanité, aux influences, aux préjugés, à la cupidité, auxerreurs de jugement et aux prises de position irréfléchies que n'importe qui.L'immense progrès du savoir positif et de ses applications s'est-il accompagnéd'un millimètre de progrès moral chez ses protagonistes et chez leurs concitoyens ?Les scientifiques et techniciens ne forment pas une caste. Ils servent desappareils de pouvoirs existants (ou en font partie). Ces appareils exploitentet oppriment presque tout le monde, mais ne dirigent vraiment rien. » Nous sommes par conséquent dansl'impossibilité de juger réellement les impacts du progrès, et nous nous fionsà nos convictions politiques, à nos intuitions, aux discours des experts ou desorganismes (association, partis, etc.) à qui nous accordons un crédit deconfiance. * L'État est un organisme colossal chargé d'opérations techniques énormes, dont certaines exigent des sommes inouïes et durent des années (Ariane, TGV, nucléaire, etc.). Une fois l'entreprise engagée, une fois les ingénieurs, technocrates, savants et sociétés privées lancées dans l'aventure, il ne

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saurait être question de faire marche arrière. Trop d'intérêts sont en jeu ! Vous trouverez dans la brochure « critique de l'idéologie publicitaire » un approfondissement de cette analyse.

Une société parfaitement démocratique serait-elle épargnée par la problématique technique ? C.Castoriadis, pourtant critique politique acerbe et ardent partisan de la démocratie*, s'interroge : « Hormis la faisabilité et certains cas de "demande sociale pressante" (cancers, etc.), un véritable choix de développement scientifique et technique exigerait l'établissement de critères et de priorités. Quels critères ? Quelles priorités ? Fixées par qui et à partir de quoi ? Prenons un exemple : qui a fait et qui pourrait faire, du point de vue de l'humanité, le calcul coûts/bénéfices entre les sommes consacrées à la recherche sur le cancer et celles qui seraient nécessaires pour venir en aide aux affamés du tiers-monde ? On nous dit que la recherche sur le cancer sert les intérêts permanents et universels de l'humanité car tout être humain pourrait être un jour atteint d'un cancer. Mais cette universalité est vide ! Une bonne partie de l'humanité n'a même pas la chance d'atteindre les âges d'incidence du cancer… » L'argent dépensé pour soigner les cancéreux est donc autant d'argent non dépensé pour sauver la majorité miséreuse de l'humanité. Il s'agit bien d'un choix des sociétés occidentales, même si ce choix n'est pas vécu comme tel par l'opinion. Mais a-t-il été fait en connaissance de cause ? Consciemment réfléchi ? Qui décide des finalités ? En vertu de quoi ? Qui, parmi les protagonistes de la techno-science contemporaine, sait vraiment où il veut aller, non pas du point de vue du pur savoir, mais quant au type de société qu'il souhaiterait et aux voies qui y mènent ? Chaque choix de développement technologique a des conséquences. Sont-elles pesées ? « On reste dans l'inconscience lorsque l'on prétend que les "bons' et les"mauvais' côtés de la science et de la technique contemporaine sont parfaitement séparables, et qu'il suffirait pour les séparer d'une plus grande attention, de quelques règles d'éthique techno scientifique, de l'élimination du profit capitaliste ou de la suppression de la bureaucratie gestionnaire. Toutes ces dispositions de surface seraient inutiles, et une société réellement démocratique rencontrerait les mêmes difficultés face à la technoscience [impossibilité de maîtriser toutes les conséquences, impossibilité de maîtriser l'usage des outils inventés, dégradation accélérée de la biosphère, effacement des valeurs humaines, etc.]. Ce qui est en jeu est un des noyaux de l'imaginaire occidental moderne : l'imaginaire d'une maîtrise "rationnelle" et absolue du monde. »

La dilution des responsabilitésPour J.Ellul, « Les opérations que nous avons à engager dans tous les domaines importants sont techniquement mille fois trop compliquées pour qu'il y ait un responsable, ou même dix. En cas d'accident nucléaire, qui sera responsable ? Rappelons la cause officielle de Tchernobyl : il y a eu une erreur humaine d'un des employés. […] Pourtant, des dizaines de ministres ont pris des décisions globales, des centaines d'administrateurs ont mis au point des dossiers, des centaines de techniciens et d'experts ont apporté chacun leur contribution sur des éléments précis. Qui, de tous ceux-là, est responsable ? A la complexité croissante des évènements devrait répondre un plus grand engagement de responsabilité. C'est l'inverse.»

* selon son analyse, les pseudo-démocraties occidentales sont en réalité des oligarchies libérales…lire à ce sujet la brochure Sommes-nous en démocratie ? (synthèse des analyses de C.Castoriadis)

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La puissance détruit l'humanismePour J.Ellul, « la croissance démesurée de la puissance réduit, efface les valeurs. L'histoire le prouve : quand un État devient tout-puissant, il n'y a plus de valeurs respectées. Il est illusoire de prétendre que l'on peut mettre la puissance au service de valeurs telles que la liberté ou l'humanisme. La puissance implique toujours plus, toujours plus outre. A quel moment faudrait-il s'arrêter ? On ne rencontre ni limite intérieure, ni limite objective. La puissance et la démoralisation vont ensemble. Ce que nous vivons dans le monde entier est exactement l'inverse du discours humaniste. »La recherche de responsabilité n'anime pas la frénésie technologique actuelle.A observer l'humanité, nous dirions plutôt que tout ce qui peut être faitest fait. Il n'y a actuellement aucune commune mesure entre la proclamationdes valeurs (justice, liberté, etc…) et l'orientation du développementtechnique. Il n'y a pas de lien entre les spécialistes des valeurs (théologiens, philosophes, etc…) et les spécialistes de la technique. La passion de puissance nous aveugle. Et cela est valable pour tout individu : rare sont ceux qui pèsent le pour et le contre de l'acquisition d'un véhicule. Rare sont ceux qui décident d'avoir ou non la télé. Au contraire, notre société et notre psychisme regorgent d'adiaphoras, c'est à dire de domaines où l'on ne se pose aucune question morale, où l'on agit par automatisme, par habitude, par pulsion, sans réfléchir. Le développement technique a pour caractéristique d'étendre les adiaphoras.

Par principe de précaution, ne plus rien faire ?

C.Castoriadis précise que « la notion de risque est omniprésente dans chacun de nos actes. Mais dans la vie quotidienne, nous en savons suffisamment pour que les résultats humainement prévisibles de nos actions dépendent suffisamment de ce que nous faisons et que donc soient possibles à la fois un agir raisonnable et un réquisit de responsabilité à l'égard de nos actes et de leurs conséquences. » Un humain qui appliquerait le principe de précaution à chaque instant de sa vie resterait immobile. Il est impossible de prévoir toutes les conséquences de ses actes. Mais au moins pouvons-nous y réfléchir, choisir, surtout lorsque des choix concernent toute la collectivité.

Au sujet de chaque technique, J.Ellul ne cesse par exemple de poser deux questions : quelle en est l'utilité humaine réelle   ? (par exemple, "gagner du temps' en allant plus vite n'a aucune utilité réelle si on ne fait rien de ce temps "gagné') Quel en est le coût réel   ? (pas en argent, mais en dangers humains, en mode de vie, en pertes culturelles, en effets écologiques, etc.).

 VI  En guise de conclusion : morceaux choisis

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Alice : - S'il vous plaît, pourriez-vous me dire quel chemin devrais-je prendre à partir d'ici ?Le chat : - Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller.Alice : - Cela m'importe peu.Le chat : - Alors il importe peu aussi de savoir quel chemin vous prenez.Alice : - Pourvu que j'arrive quelque part.>Le chat : - Oh, il est sûr que vous y parviendrez, si seulement vous marchez assez longtemps.Alice au pays des merveilles

Incapable de conclure cette brochure, conçue davantage comme une cascade de questionnements qu'un massif de certitudes, je vous propose en guise de conclusion quelques morceaux choisis librement inspirés de Cornélius Castoriadis, Jacques Ellul et Ivan Illich. A méditer et à débattre, en contrepoint de la réponse d'un patron d'une célèbre multinationale française interrogé sur la pollution générée par son entreprise : « Il faut bien laisser quelques problèmes à nos enfants.»…

   VI.1    Spicilège de Cornélius Castoriadis Extrait de la conclusion d'un texte consacré à latechnique :  « voie sans issue ? » les Carrefours du Labyrinthe« Savoir tout ce que nous venons de présenter, à quoi cela nous sert-il ? Comment cela peut-il nous aider ? Très peu et beaucoup.Très peu car la transformation de l'état présent de la société mondiale n'est évidemment pas une affaire de savoir, de théorie, de philosophie. Très peu car nous ne pouvons pas renoncer à la "Raison" et nous ne pouvons pas considérer la "Raison"comme un outil à affecter au meilleur usage, de la même manière que l'on ne peut considérer la culture comme un menu où l'on choisit ou néglige ce que l'on veut. La Raison est un Tout, au plus profond de notre psychisme. Il ne s'agit donc pas de rejeter la technique. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas renoncer à l'interrogation rationnelle, à la fouille du monde, de notre être, du mystère même faisant que nous sommes inlassablement poussés à chercher et à interroger. Arrêter la technique, interdire la science reviendrait à renoncer à la liberté. Or la création de la liberté, dans l'histoire gréco-occidentale, est indissociable de l'émergence de l'interrogation et de la recherche rationnelle. L'homme est un animal fou qui moyennant sa folie a inventé la« Raison ». Étant un animal fou, il a fait naturellement de son invention, la "Raison", l'instrument et l'expression la plus méthodique de sa folie. Et cela, nous pouvons le savoir car cela s'est produit dans l'histoire de l'Humanité.Beaucoup car ce savoir nous rend capable de dénoncer et de détruire l'idéologie rationaliste qui recherche l'efficacité sans questionner la finalité, l'illusion de l'omnipotence, la suprématie du "calcul économique", l'absurdité et l'incohérence de l'organisation "rationnelle" de la société, la nouvelle religion de la "science". Nous ne devons pas renoncer à penser et être responsables. L'avalanche de la technoscience contemporaine se nourrit non pas d'une simple tolérance, mais de l'appui actif des peuples. Nous ne sommes pas totalement innocents de ce qui nous arrive. Tout le monde –libéraux, marxistes, riches, pauvres, savants, analphabètes- a cru, a voulu croire, croit toujours et veut toujours croire que la technoscience est quasi-omnisciente, quasi-omnipotente, qu'elle serait aussi presque toujours

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bénéfique si des méchants ne la détournaient de ses objectifs authentiques. Or la question dépasse de loin toute dimension d'intérêts particuliers ou de manipulation. Ce qui est en jeu est notre imaginaire. Nous devons réfléchir aux conditions et aux fondements de l'activité scientifique. Cette préoccupation était celle de tous les grands philosophes et scientifiques. La science doit renouer avec l'interrogation philosophique. Nous devons créer partout où nous le pouvons un questionnement sur ce que nous sommes et ce que nous faisons. Ce que nous pouvons faire, c'est détruire les mythes, qui, plus que l'argent et les armes, constituent l'obstacle le plus formidable sur la voie d'une reconstruction de la société humaine. »

VI.2    Spicilège de Jacques Ellul

La pollution va se développer au même rythme que le progrès. Pour contrer l'évolution des techniques, des règles internationales seront inutiles. « Qui les ferait respecter? Qui surveillerait leur mise en œuvre ? Quelle sanction prendre contre un pays délinquant si ce pays est les États Unis. On a bien vu l'impuissance générale face à la prolifération atomique. » La mondialisation va continuer à séparer les peuples, accentuer les conflits de puissance. Pourtant, les occidentaux vont continuer à vouloir concilier les inconciliables   : avoir à la fois le beurre, l'argent du beurre et la crémerie : le réfrigérateur, l'auto, mais aussi la liberté, la vérité, la bonne conscience et tout le reste. Ce qui est « utopique, c'est de croire que notre monde occidental va pouvoir continuer sa vie de croissance, comme ça va. Ce qui est monstrueux, c'est de croire que l'écart de richesse et de pauvreté va pouvoir s'élargir incessamment. Ce qui est affolant, c'est la montée de la technique de plus en plus puissante et autonome. C'est cela qui est impossible. Cela, c'est-à-dire la croissance indéfinie de la richesse et du prolétariat, ensemble. »Et pendant ce temps-là, « que demande-t-on à l'homme occidental : bien faire son travail , soigneusement, ponctuellement, sagement, efficacement; papillonner autour des lampes brillantes du divertissement lorsqu'il n'est pas au travail, bien consommer pour améliorer la croissance, réagir sur les thèmes proposés quotidiennement par les médias et piocher ses opinions dans les idées proposées, ne pas chercher ailleurs d'autres sources de questionnement ; ne s'occuper en rien dans la collectivité, ne rien prendre en charge, laisser à chacun sa "compétence". Dégoûter les citoyens de la politique, c'est exactement ce que cherchent les classes dirigeantes : Jouez, jouez, nous nous occupons du reste. […] Tant que les citoyens seront cyniques et dégoûtés de la politique, tant qu'ils se refermeront sur leur sphère privée, tout ira bien pour le pouvoir. Tout sera fait pour que l'homme ne voit par lui-même ni sa propre vie, ni la réalité du monde dans lequel il se trouve. Les formes tragiques de l'existence (misère, famine, maladies…) lui sembleront lointaines, noyées dans un brouillard confus du petit écran et n'ayant d'autres causalités que celles de la fatalité. », ce qui constitue le rôle essentiel des médias actuels.« C'est l'époque de la bienheureuse ignorance. Paradoxalement, le divertissement est proclamé comme une liberté […] L'humain peut faire ce qu'il ne pouvait pas hier, n'est-ce pas la liberté ? Il a désormais cent objets à choisir pour satisfaire ses désirs, n'est-ce pas la liberté ? Il peut aller d'un bout à l'autre du monde, et son espérance de vie augmente, n'est-ce pas la liberté ? […] Dans une société donnée, plus on parle d'une vertu, plus c'est le signe de son absence. Ce n'est pas un hasard si le concept de Droitsde l'homme (qui, soit dit en passant, n'a aucun contenu juridique…) est apparu après la plus effroyable des guerres où explosaient les techniques. On en parle précisément parce que la réalité est inverse. Plus la réalité est

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sombre,plus le discours est lumineux. […] L'humain est un spécialiste pour parer d'un grand voile d'idéalisme, de grandeur et de sérieux toutes ses entreprises basses, viles et dangereuses. Ce qui n'est que pur divertissement est déclaré officiellement la liberté. Or c'est l'inverse : l'anti-réflexion et l'anti-conscience, ce sont l'anti-liberté ! C'est plutôt quand l'homme a appris à se limiter qu'il est capable d'être libre.[…] La vie occidentale actuelle vaut sans doute mieux que celle des opprimés des États totalitaires, que l'esclavage, mais cette apparente liberté cache des servitudes profondes. »« Mais les humains sont bien moins idiots qu'on ne le pense. Ils sentent bien que quelque chose ne tourne pas rond. […] Le mal de vivre moderne, le mal-être, la rébellion ou l'apathie des jeunes, les tendances suicidaires expriment le fait global que l'homme moderne souffre dans son être total de non-liberté, de contraintes croissantes. Mais il ne sait pas encore d'où lui vient cette oppression. […] Malgré tout, l'énergie de mécontentement des citoyens progresse. Conscient de cette angoisse, la sphère dominante la canalise vers de faux objectifs : les 35 heures, l'immigration, l'insécurité, le terrorisme, les retraites, la guerre en Irak… ce qui est la tâche majeure des systèmes de communication moderne. Une des voies choisies de plus en plus fréquemment, c'est celle de l'évasion : évasion dans le religieux, le mystique ou l'enfermement dans une passion. Fausse évasion, vrai repli sur soi, où la confusion entre bien et bien-être progresse. Et la responsabilité se dilue alors que nous devrions lutter ». Car « le conflictuel est une  valeur de survie pour l'ensemble de l'humanité. Mais il s'agit évidemment d'un conflictuel de négociation, maîtrisé, qui ne tend pas à la destruction pure et simple du groupe ni son éclatement, mais à sa réalisation et sa progression. »« Esclaves du progrès, vous n'avez qu'à regarder sous vos yeux s'avilir et se détruire ce qui fut l'une des plus hautes raisons de vivre de l'homme : l'amour »Rester hypnotisé par l'abominable Capitalisme, les multinationales tentaculaires et les Etats-Unis-Grand-Satan qui utilisent la technoscience à leur service, c'est s'interdire de comprendre vraiment ce qui meut notre monde. Les démocraties réelles rencontreraient le même problème : il faut interroger l'imaginaire humain. J.Ellul nous invite à pratiquer une éthique de non-puissance, condition pour la vie en collectivité, « accepter de ne pas faire tout ce que nous pouvons faire.Les concours, les jeux olympiques, la compétitivité sont des produits d'une culture d'efficacité, de puissance technicienne qui restreignent notre liberté et notre capacité à vivre ensemble. »« Mes livres seront sans doute rangés commodément dans les rayons de bibliothèques intéressantes et répertoriés dans des fichiers parmi les paisibles études d'intellectuels un peu déphasé, et nul ne songera qu'il sera peut-être temps un jour de modifier le cours des choses. »

   VI.3   Spicilège d'Ivan Illich

Face à la pollution croissante, faut-il nourrir un espoir dans l'action environnementale étatique ou supranationale classique ? Non : « A moins que la dégradation de la nature ne soit contrée par un changement fondamental dans l'orientation des sociétés modernes, l'action environnementale ne fera qu'engendrer un nouvel ensemble d'institutions tutélaires dont le personnel serait constitué d'un aréopage d'experts dans la surveillance et la gestion de la vie quotidienne. »La notion de responsabilité à l'égard de notre environnement est une illusion qui masque la nature de l'horreur qui nous menace. « Notre responsabilité proclamée à ce sujet est une dansede la pluie : c'est une manière de

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repousser le mal et, dans lemême temps, de le domestiquer en faisant comme s'il était au pouvoir du danseur. Or le mal n'est pas docile. Les armes nucléaires, la manipulation génétique, la transformation chimique des sols et de l'atmosphère par des poisons industriels ne sont pas des problèmes mais des maux. Nous pouvons souffrir de tels maux, nous pouvons être brisés par eux, mais nous ne pouvons pas leur donner un sens, nous ne pouvons pas nous en rendre maîtres. Aucun complexe de contrôles sera capable de nous protéger de l'inondations des radiations, des poisons, des biens et des services qui rendent humains et animaux plus malades qu'ils l'ont jamais été. […] Dans notre monde, être par exemple en bonne santé n'est pas de notre responsabilité : cela dépend d'une combinaison de techniques, de protection de l'environnement et de l'adaptation aux conséquences des techniques, trois conditions qui sont inévitablement des privilèges refusés à la majorité des humains. […] Ce sont les idéologues d'un développement "différent", les gens des partis verts par exemple, et les membres de toutes ces organisations qui cherchent des solutions de rechange pour sauvegarder la nature et préparer un autre avenir, qui sont les missionnaires de cette confusion. […] Aujourd'hui, la politique focalise presque inévitablement notre attention sur des buts intermédiaires et nous cache ce à quoi nous devons dire NON !…Comme il faut dire non, par exemple, à cette illusion qui consiste à croire que nous pouvons réellement intervenir dans certaines situations. »Il faut « fuir tous les modes de discours et d'action visant à déguiser notre impuissance », tout en concentrant son attention sur la dégradation de nos relations humaines. « On enfonce des idées irréalistes dans la tête des gens concernant leurs responsabilités vis-à-vis de la planète mais on leur dit beaucoup plus rarement que la technologie qui saccage la nature dégrade également les relations sociales.[…]Aujourd'hui, l'idée que la défense de l'environnement pourrait, en plus d'êtreune condition de survie, procéder d'une aspiration à la dignité de la naturehumaine est absente des discussions sur l'assainissement, la consommation prudente et le contrôle de l'environnement. » Or pour lui, la dégradation de la nature s'enracine dans « une altération de l'image que l'homme se fait de lui-même ». « La seule solution à la crise écologique serait que les gens partagent la conviction qu'ils seraient plus heureux s'ils travaillaient ensemble et prenaient soin les uns des autres. » De manière générale, I.Illich nous invite à observer les effets, sur la société, des outils utilisés plutôt que de se préoccuper des effets de l'utilisation des outils sur l'environnement.  Il s'agit de réintroduire le questionnement philosophique au sein des questions techniques. C'est l'un des principes de la notion d'outil convivial .

L'outil convivialDans La convivialité, I.Illich décrit le concept de contre productivité, sur lequel il base une grande partie de sa critique du progrès technique. Il faudrait une brochure entière pour tenter d'esquisser ses raisonnements nourris d'exemples. Voici cependant une des principales conclusions : passés certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs même qu'elles sont censées servir . Lorsque ce seuil est dépassé, la médecine corrompt la santé, l'école bêtifie, le transport immobilise, les communications diminuent notre capacité d'écoute et d'ouverture, les flux d'informations en détruisent le sens, le recours à l'énergie fossile qui réactualise le dynamisme de la vie passée menace de détruire toute vie future, l'alimentation industrielle se transforme en poison, etc. Certes, des améliorations à grande échelle de l'équipement sanitaire peuvent profiter à la santé publique, mais la médecine de pointe génère de son côté des coûts qui dépassent largement ses bienfaits. Les outils, quand

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ils prennent trop d'importance, ne sont plus des moyens mais des fins et contrecarrent dès lors toute possibilité de réaliser le but qu'ils sont censés servir.

En opposition à l'outil contre-productif, I.Illich tente de décrire l'outil convivial :« L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. L'usage que chacun en fait n'empiète pas sur la liberté d'autrui d'en faire autant. Personne n'a besoin d'un diplôme pour avoir le droit de s'en servir. Entre l'homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d'intentionnalité. »

Mais faut-il s'interroger sur les « pour » et les « contre » de toute technologie ? « Je ne peux pas méditer sur la bombe atomique sans que cela me terrasse. Réfléchir sur certaines situations que nous considérons comme allant de soi, c'est, à mon avis, accepter de s'autodétruire ou de se consumer le cœur. En plus de ces horreurs dont les gens parlent si facilement, ces horreurs qui ne peuvent être discutées mais qui doivent être exorcisées, comme la manipulation génétique ou la bombe atomique, il est d'autres réalités qui, une fois que l'on a admis qu'elles sont intolérables, se rapprochent très fort de ces mécanismes destructeurs. Presque tout ce qui se trame actuellement au nom de la prétendue bioéthique par exemple, appartient selon moi à cette agitation apocalyptique. Je tiens l'ouvrage de Lifton sur les médecins nazis* pour un travail important. Ce livre ne parle pas des horreurs nazies, il parle de l'extraordinaire faculté qu'avaient ces médecins de séparer l'expérimentation et l'administration de poisons mortels aux prisonniers de la tendre affection qu'ils prodiguaient à leur femme et à leurs enfants. Il existe une séparation du même type aujourd'hui. »Pour exprimer notre horreur face à l'évolution actuelle, « nous ne pouvons témoigner que par un silence horrifié. En observant un silence horrifié, la lavandière immigrante turque et le professeurs d'université font exactement la même déclaration, de bout l'un à côté de l'autre. Dès que l'on s'exprime, l'opposition redevient une affaire d'intellectuels et tombe dans la superficialité. Je refuse de participer à une conspiration de beaux parleurs sur la paix et revendique le privilège de garder un silence horrifié en certains circonstances – à condition de rendre mon horreur visible. Je comprends ceux qui vont encore plus loin et s'arrosent d'essence. Discuter, argumenter, c'est en quelque sorte faire du génocide le sujet d'une conversation. Pouvez-vous imaginer quelqu'un discutant, en 1943, des utilisations possibles des camps de concentration, ou de l'aménagement des camps d'extermination ? Que penseriez-vous d'une personne qui engagerait une discussion de principe sur l'éventualité de conserver intacts les camps de concentration à titre de menace ? »Enfin, I.Illich nous invite à s'abstenir de deux tentations :

· « la jouissance apocalyptique, expression inventée par Freimut Duve, un politicien allemand. Il s'agit de l'atmosphère qui peut naître très facilement quand des personnes très sérieuses et très responsables en sont à leur troisième whisky et que l'une d'entres elles, qui vient de dénoncer les Irakiens qui empoisonnent les Iraniens avec des gaz toxiques, s'entend répondre par une autre personne : j'en connais une meilleure : Savez-vous combien de gaz toxiques différents nous possédons ? A quoi une troisième ajoute : j'en connais une meilleure encore. Savez-vous quelle sorte de gaz ils sont en train de fabriquer ? »

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· « le romantisme sous toutes ses formes, afin d'être capables de regarder en face cette société dans laquelle nous vivons et que nous avons créée, et afin aussi d'être capables, tout juste capables, de supporter l'angoisse qui nous étreint quand on la contemple. »

* the Nazi   Doctors   : Medical Killing and the Psychology of Genocide , (1984) 

BIBLIOGRAPHIE

Jacques Ellul, l'homme qui avait (presque) tout prévu – J.L. Porquet - Le Cherche Midi, 2003

Le système technicien – Jacques Ellul - Calmann-Lévy 1977

Le Bluff technologique – Jacques Ellul - Hachette Littératures 1988

La Technique ou l'Enjeu du siècle – Jacques Ellul - Economica 1990

La convivialité – Ivan Illich – Seuil 1973

Énergie et équité – Ivan Illich – Seuil 1973

Entretiens avec Ivan Illich - David Cayley - Bellarmin 1996

Les carrefours du labyrinthe (6 tomes) – Cornélius Castoriadis – Seuil

Des ruines du développement – Wolfgang Sachs et Gustavo Esteva –écosociété 2003

De l'idéologie aujourd'hui – François Brune – Parangon, à paraître

« Je refuse de m'extasier sur la conquête de l'univers, sur les grandes aventures de l'espace, ou bien sur la magie de la nouvelle mathématique, tant qu'il y aura au monde un enfant aux yeux de peur, aux yeux de froid, aux yeux de soif…Un enfant qui s'en va sans avoir rien compris.

Quelque part un homme est mort par omission, et nous sommes tous des assassins. »