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En quoi la Théorie de l’Acteur Réseau peut intéresser les chercheurs en
Marketing
Anne KRUPICKA*,
Maître de Conférences
IAE de Poitiers - Laboratoire CEREGE EA 1722
*IAE de Poitiers 20 rue Guillaume VII le Troubadour 86 000 Poitiers,
e-mail : [email protected], tel : 05 49 45 44 99,
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En quoi la Théorie de l’Acteur Réseau peut intéresser les chercheurs en
Marketing
Résumé
L’objet cette communication est de présenter la Théorie de l’Acteur Réseau qui est aux
origines de la sociologie des innovations. Au-delà d’une simple présentation, il s’agit de
montrer en quoi la recherche en Marketing pourrait s’enrichir d’une telle théorie.
Mots-clés : Théorie de l’Acteur-Réseau, Ethno-Marketing, Approche épistémologique,
Sociologie.
Why the Actor Network Theory may interest researchers in Marketing
Abstract
The topic of this communication is to present the Actor Network Theory at the origins of the
sociology of innovations. Beyond a simple introducing, we try to demonstrate the contribution
of the ANT for Marketing.
Key-words : Actor Network Theory, Ethno-Marketing, Epistemological approach, Sociology.
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En quoi la Théorie de l’Acteur Réseau peut intéresser les chercheurs en
Marketing
Introduction
C’est en cherchant à comprendre comment les pionniers parvenaient à développer un
avantage concurrentiel sur les marchés qu’est née cette réflexion sur les apports de la Théorie
de l’Acteur Réseau1 (que nous appellerons par la suite l’ANT pour l’Actor-Network Theory,
son terme anglo-saxon) aux travaux de recherche en marketing. Si cette théorie a fait de
nombreux émules dans d’autres disciplines des Sciences de Gestion, elle demeure
étonnamment absente des travaux de recherche en Marketing. Or, les évolutions des pratiques
et des connaissances théoriques du marketing rendent la mobilisation de l’ANT tout à fait
pertinente.
Une première partie est consacrée à la présentation de l’ANT, aux raisons qui nous poussent à
nous y intéresser. Une seconde partie est dédiée à la mobilisation de l’ANT en Sciences de
Gestion, et tout particulièrement en quoi le Marketing pourrait s’enrichir d’une telle théorie.
1. L’ANT: l’analyse des processus en train de se faire
Cette première partie est consacrée à la présentation de cette Théorie très répandue dans
diverses disciplines des Sciences de Gestion.
1.1. L’ANT : une approche systémique
La théorie de l’Acteur Réseau a été développée au cours des années 80 par un groupe de
sociologues autour de Michel Callon et Bruno Latour au Centre de Sociologie des Innovations
de l’école des Mines de Paris. L’ANT étudie principalement la naissance et le développement
1 La Théorie de l’Acteur Réseau aussi communément appelée Théorie de la Traduction (Callon et Latour, 1990),
sociologie des innovations ou encore plus récemment, sociologie des associations.
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de sphères d’influence et des jeux de pouvoir2. Cette théorie s’est attachée à l’étude de la
création des connaissances scientifiques et du développement des innovations ; des
entreprises ; de la recherche médicale ; de la politique et plus récemment de la création des
marchés.
L’acteur, ou plutôt « l’actant » est un élément essentiel de l’ANT : il s’agit de toutes les
entités susceptibles de connecter entre eux des textes, des êtres humains, de la monnaie, etc
afin de construire un univers, commun avec d’autres entités possédant leur propre histoire,
leur identité et leurs relations (Callon, 1991). Il est question d’ « Actants », car acteurs et
actants non-humains font l’objet d’un même traitement, un principe de symétrie revendiqué
abolissant les cloisonnements de toutes sortes et rejeter les dualismes classique entre
« humains » et « non-humains », « nature »/ « social » (Latour, 1991). L’originalité de l’ANT
provient donc de l’élévation des objets (qui sont multiples dans toute action) au rang d’acteurs
à part entière (Latour, 2006) dans la mesure où ils façonnent autant le social qu’ils en sont le
réceptacle : ils sont « socio-techniques » (Akrich, Callon et Latour, 1988). Les non-humains
participent au social en connectant entre eux des actants.
Dans l’un des textes fondateurs de la théorie, Callon (1986) en décrit le cadre d’analyse
suivant quatre étapes :
1. La problématisation : un acteur analyse une situation, définit le problème et propose une
solution.
2. L’intéressement : d’autres acteurs deviennent intéressés par la solution proposée. Ils
modifient leur affiliation à un certain groupe en faveur du nouvel acteur.
3. L’enrôlement : la solution est communément acceptée en tant que nouveau concept. Un
nouveau réseau d’intérêts est ainsi créé.
2 L’ANT développe notamment l’idée machiavélique du pouvoir stratégique.
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4. La mobilisation : le nouveau réseau débute son action en vue de la réalisation de la
solution proposée.
Pour parvenir à une relation stable et à l’atteinte de l’objectif fixé, les actants doivent viser un
« point de passage obligé » afin de canaliser les divers intérêts dans une seule et même
direction. Cela va aboutir à la création d’une « boîte noire » dans laquelle les processus de
traduction vont agir automatiquement sans être renégociés au cas par cas.
1.2. L’ANT : une approche centrée sur les dynamiques
Une autre grande qualité de cette démarche réside dans sa capacité à rendre compte des
dynamiques d’action et du caractère relativement ouvert, et non déterminé, de l’action
collective.
La production d’une innovation ou d’un changement est un processus itératif composé d’une
succession d’épreuves et de transformations non prévisibles dans laquelle une série d’acteurs,
c’est à dire le réseau, se trouve en relation (Callon, 1986). Akrich, Callon et Latour (1988)
montrent que le compromis est le fruit d’une élaboration collective et d’un intéressement de
plus en plus large permettant l’adaptation mais aussi l’appropriation de l’innovation par le
réseau sous l’impulsion de « porte-paroles ». L’adoption résulterait d’un mouvement
tourbillonnaire d’adaptations, d’intéressements et d’enrôlements successifs d’acteurs et
d’actants. Ce dont les chercheurs de l’ANT rendent compte, c’est essentiellement comment
les acteurs humains passent des alliances pour réaliser leur projet, en y mobilisant les actants
non-humains et en les faisant évoluer (Callon, 1986).
On peut enfin souligner l’importance qui est accordée aux médiations entre acteurs dans cette
dynamique d’accompagnement de l’innovation. La question de la médiation a d’ailleurs été
plus approfondie, notamment en sociologie des marchés (Callon et Muniesa, 2003), ou dans le
développement de la sociologie des attachements (Hennion, 2004).
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2. Quelle est la pertinence de la mobilisation de l’ANT en Marketing ?
Bien qu’elle puisse soulever quelques réticences de la part d’un chercheur en gestion, l’ANT
constitue une véritable source d’apports à la recherche en Marketing.
2.1. La pertinence de l’ANT en Marketing
Le Marketing est une discipline qui pourrait être considérée comme « hybride » dans la
mesure où elle s’est co-construite entre pratiques professionnelles et académie (Joffre, 2009).
L’ANT s’est développée en étudiant les dynamiques de décision et de création dans des
environnements fluctuants et incertains, et son cadre d’analyse permettrait de replacer les
pratiques et les connaissances des professionnels au cœur de la recherche en Marketing. Ce
cadre d’analyse encourage le chercheur à suivre les acteurs dans leur travail de définition des
situations qu’ils rencontrent, à observer la manière dont ils construisent le monde actuel et les
controverses qu’ils soulèvent pour élaborer celui dans lequel ils voudraient vivre (Latour,
2006).
Un autre élément de l’ANT qui semble très intéressant pour la recherche en Marketing, est sa
capacité à analyser les processus d’appropriation des innovations3. Certains auteurs, tels que
Akrich (1998) ce sont intéressés au processus d’appropriation d’une innovation en étudiant la
manière dont les consommateurs étaient intégrés à son processus de conception, partant de la
simple représentation à l’intégration de lead-users, en passant par la réinterprétation à partir
des usages des consommateurs. Le cas du lait UHT analysé par François Bobrie a permis de
mettre en évidence la pertinence de la démarche historique pour comprendre les évolutions
fondamentales de ce marché. Le cadre d’analyse de l’ANT nous permet de requalifier les
actants et d’identifier la stérilisation UHT combinée à la brique tétraédrique comme le point
3 C’est l’une des raisons pour laquelle l’ANT est largement mobilisée en Sciences de Gestion pour étudier les
processus d’appropriation des outils de gestion.
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de passage obligé faisant converger les intérêts des producteurs laitiers, des coopératives et de
la grande distribution (Annexe 1.). Chacun des actants s’est développé grâce aux autres
(Annexe 2).
2.2. Quelles réticences peut soulever l’ANT en Sciences de Gestion et en Marketing ?
La première réserve que l’on pourrait émettre à l’encontre de l’ANT est son ancrage
disciplinaire sociologique. Bien que cette question demeure, les travaux en sociologie des
marchés et leur attachement à la littérature en marketing montrent combien ces deux
disciplines sont liées (Cochoy, 1999).
Un autre élément qui pourrait expliquer l’absence relative de cette théorie dans la littérature
en marketing est la surabondance des travaux publiés sur l’ANT. Michel Callon et Bruno
Latour, les fondateurs de la théorie totalisent chacun plus de 150 publications auxquelles
s’ajoutent toutes celles de leurs collaborateurs du CSI (Centre de Sociologie de l’Innovation)
de l’école des Mines. Le chercheur qui voudrait s’initier à cette théorie va inévitablement se
heurter au choix de quelques articles fondateurs de la théorie, la rendant ainsi moins abordable
aux Sciences de Gestion.
De plus, les domaines de recherche des auteurs de sociologie pénètrent largement la sphère
des entreprises, des marchés, le management public et des cultures de consommation, qui sont
les domaines de prédilection des Sciences de Gestion. C’est justement parce que nombre de
ses mises en application se font sur des terrains propres aux gestionnaires que l’ANT devrait
être plus largement mobilisée en Marketing.
L’approche épistémologique de l’ANT est clairement constructiviste4, de même d’un point de
vue méthodologique, l’ANT requiert des méthodologies de collecte d’informations de type
ethnographique ou des démarches historiques, la plupart du temps. Or ces approches sont de
4 Bien que les chercheurs mobilisant l’ANT critiquent le constructivisme radical, leur théorie relève de cette
approche épistémologique.
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plus en plus répandues en Marketing, notamment au travers de l’ethno-marketing ou de
travaux issus du courant de la Consumer Culture Theory, entre autres.
Conclusion
Depuis ses débuts, la pensée Marketing s’est enrichie des connaissances et techniques issues
des sciences sociales telles que la sociologie, l’ethnographie ou l’anthropologie ; et bien que
l’ethno-marketing ait développé un certain nombre de méthodes ethnographiques, la Théorie
de l’Acteur Réseau demeure assez peu mobilisée dans notre discipline. Or, le dialogue avec
les sciences sociales a marqué si fortement certaines étapes historiques de la constitution du
Marketing comme science (Cochoy, 1999), qu’il serait tout à fait cohérent de mobiliser une de
ses innovations théoriques et épistémologiques dans l’étude des pratiques Marketing. Il serait
même légitime que l’étude des pratiques Marketing et de ses impacts ne soit plus
essentiellement l’apanage des sociologues, mais revienne dans le champ de la recherche en
Marketing.
Depuis le début des années 2000, un nouveau courant de recherche appelé « stakeholder
marketing » a fait son apparition. Ce courant mobilise la théorie des Parties Prenantes et
considère que l’entreprise est engagée dans un certain nombre de relations contractuelles avec
différents acteurs tels que les actionnaires, les clients, les concurrents, les distributeurs, les
fournisseurs, les salariés, les média etc. Ces acteurs sont en interactions et peuvent affecter, ou
être affectés par la réalisation des objectifs de l’entreprise. Non seulement l’ANT est en
cohérence totale avec le postulat de base de la théorie des Parties Prenantes, mais elle permet
aussi de s’affranchir d’une des principales critiques faite à l’encontre de cette dernière qui est
son caractère statique.
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Bibliopgraphie
Akrich M. (1998), « Les utilisateurs : acteurs de l’innovation », Education permanente, 134,
79-89.
Akrich M., Callon M. et Latour B. (1988a), « A quoi tient le succès des innovations. Premier
épisode: L'art de l'intéressement », Gérer et Comprendre Annales des mines, 11, 4-17.
Akrich M., Callon M. et Latour B. (1988b), « A quoi tient le succès des innovations.
Deuxième épisode: L'art de choisir les bon porte-parole », Gérer et Comprendre Annales des
mines, 12, 14-29.
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Badot O., Carrier C., Cova B., Desjeux D., Filser M. (2009), « L’ethnomarketing : un
élargissement de la recherche en comportement du consommateur à l’ethnologie », Recherche
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Callon, M. (1986), « Eléments pour une sociologie de la traduction – La domestication des
coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs en baies de Saint-Brieuc », L’Année
Sociologique, 36, 169-208.
Bobrie F. (2010), « Braudel reloaded : Pour une contribution de l’histoire aux études des
cultures de consommation », Actes des 15èmes Journées de Recherche de Bourgogne, Dijon.
Callon M. et Muniesa F. (2003), « Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de
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Cazal D. (2007), « Traductions de la traduction et acteur-réseau : sciences, sciences sociales et
sciences de gestion ? », Document de Travail du LEM, Lille Ecole de Management.
Cochoy F. (1999), Une histoire du marketing - Discipliner l’économie de marché, Paris, La
Découverte.
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PUF
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entre fertilisation croisée et purification scientifique », UTINAM, 21-22, 111-147.
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definition and conceptual framework », Amarican Marketing Science Review, 1, 44-65.
Joffre P. (2009), « Préface », in Badot O. et Cova B., Le Néo-Marketing (Reloaded), Paris,
EMS.
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Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique,
Paris, La Découverte.
Weppe X. (2010), « Dépasser les controverses dans la littérature sur la connaissance
organisationnelle. Apports de la théorie de l’acteur-réseau », Actes de la XIXeme conférence
de l’AIMS, Luxembourg.
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Annexes
Annexe 1. Cadre d’analyse du marché du lait dans les années 70’S
Associations de
coopératives laitières (ULN ;
Sodima
La grande
distribution
Tetrapack
Point de passage
obligé : Lait stérilisé
UHT conditionné en
brique tétraédrique
Augmenter les
volumes de ventes
Proposer du lait en
libre-service et
élargir l’offre
Imposer son
conditionnement
Actants
Objectifs
des
Actants
Consommateurs
Recherche d’un produit
plus hygiénique et de
plaisirs gustatifs
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Annexe 2. Processus d’intéressement et d’enrôlement
Associations de
coopératives laitières
(ULN ; Sodima
La grande distribution Tetrapack
Création de marques
régionales et
nationales
Augmenter les
volumes de ventes
Proposer du lait en
libre-service et élargir
l’offre
Imposer son
conditionnement
Consommateurs
Recherche d’un produit
plus hygiénique et de
plaisirs gustatifs
Investissement en R &
D
Développement d’un
discours de plus en
plus hédoniste
Guerre des linéaires
Concentration de
l’offre
Meilleure gestion des
stocks
Meilleure gestion des
linéaires
Développement des
préoccupations
concernant l’hygiène
et la praticité
Développement de la
consommation
responsable
Emballage de forme
cubique
Le packaging capable de différencier
l’offre et support du discours narratif et
sémiotique des marques