essais sur l'expérience libératrice - roger godel
TRANSCRIPT
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Roger Godel
Essais sur lexprience libratrice
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Aprs avoir recueilli lenseignement de la sagesse millnaire indienne auprs de Ramana Maharshi et Krishna Menon, Roger Godel a rassembl dans ses Essais sur lexprience libratrice (parus en 1952) les conclusions dune recherche gnrale sur lveil. Son approche de lveil se veut dabord radicalement et volontairement scientifique. Lexprience transcendante est aux yeux de Godel une terra incognita que les scientifiques, et en particulier les psychologues, doivent prendre comme objet dtudes faute de quoi ils sexposent ne jamais atteindre la vrit ultime.
Mais Roger Godel ne fait pas oeuvre dintellectuel en cherchant dcrire lveil ; il ne regarde pas lveil comme un objet lointain et inconnu ; il crit, au contraire, en
puisant dans sa propre exprience spirituelle. Godel nest pas seulement un philosophe en qute de sagesse, mais un
sage, un homme accompli. Il montre dans ses Essais que
les mystiques dOrient comme dOccident conduisent toutes une mme exprience spirituelle et quil est temps pour lhomme de sveiller sa propre dimension intrieure de divinit.
Roger Godel (1898-1961) fut crivain, philosophe,
mystique, hellniste mais aussi mdecin et minent
cardiologue. Il a notamment exerc au Liban et en
Egypte. Passionn par la pense indienne et la philosophie
grecque, il a consacr plusieurs livres leur tude, tels
que Une Grce Secrte et Socrate et le Sage Indien (Les
Belles Lettres).
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Sommaire
Avant-propos la troisime dition
Prface
Avant-propos
Avertissement
1 Le champ mtaphysique
2 Lhomme libr-vivant (Jivan-Mukta)
3 De la position relative de la conscience
4 Psychobiologie de la dualit
5 Dualit et impersonnalit de la conscience
6 Saffranchir de la tyrannie des formes
7 Recherche du principe dintgration dans lunit
8 La Queste du Graal
9 Encore une descente aux abmes
10 Pouvoir attractif du centre dans le rve veill
11 Lamour
12 Les maladies du cur
13 Le numineux et le profane sur la montagne
14 Entretien avec un psychologue indien
15 Laube du rveil
pilogue
Du mme auteur
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AVANT-PROPOS
LA TROISIME DITION
Les Essais sur lexprience libratrice de Roger Godel (1898-1961) furent publis aux Editions Gallimard en 1952
pour la premire fois avec une prface de Mircea Eliade,
reproduite ici, puis en 1976 aux Editions Prsence dans
une collection dirige par Marie-Magdeleine Davy. Depuis
longtemps, cet ouvrage tait puis et introuvable sauf
chez certains bouquinistes. Cest donc une heureuse dcision des Editions Almora de rendre nouveau
accessible au public ce livre important, et qui, bien des
gards que nous voudrions rappeler en avant-propos, a t
et reste encore novateur.
Ce livre traite de lexprience de lveil. Godel se rendit en Inde Tiruvanamalai auprs de Ramana Maharshi et
Trivandrum auprs de Krishna Menon pour recueillir de la
bouche mme de ces matres clbres, de ces
jivan-muktas, lenseignement de la sagesse millnaire de lInde. Il put observer ces hommes dans leur quotidien, mesurer leur dtachement, vrifier lintensit de leur prsence. Enquter auprs deux, crit Godel, cest donc explorer le centre dun laboratoire consacr la mtaphysique depuis plus de deux millnaires . On
trouvera dans ce livre maints chos de la prsence de ces
sages.
Ce livre rassemble les conclusions dune recherche gnrale sur lexprience libratrice travers de multiples essais : des rflexions mtaphysiques et psychologiques,
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des interprtations de mythes, des enqutes sur les
maladies du cur, des rcits descalades en haute montagne. Ces essais, qui pourraient paratre disjoints,
sont en ralit autant de perspectives sur une mme ralit
transcendante lveil dont Godel cherche le secret en ltudiant de diffrentes manires, comme on observe un diamant par ses diffrentes faces en le faisant tourner.
Sur ce point, le livre tmoigne dj dune puissante audace de pense car rares sont les ouvrages sur ce thme
dans les annes 50. Aujourdhui, il ne manque sans doute pas dans nos librairies de livres sur lveil mais les analyses de Godel sont particulirement profondes et novatrices
pour lpoque. Certaines de ces pages sont admirables, miraculeuses mme, empreintes dune force et dune posie inspirantes qui ont la puissance non seulement de
nous faire penser mais aussi dveiller la source de notre tre.
Car Godel ne fait pas uvre dintellectuel seulement ; il ne regarde pas lveil comme un objet lointain et inconnu ; il crit, au contraire, en puisant dans sa propre exprience
spirituelle ; il plonge sa plume dans la source de son tre. Il
ne cherche pas seulement chez les sages quil visite une clart sur labsolu ; quand il traite de lveil, il parle de ce quil vit ; il demeure sa propre autorit. Godel nest pas seulement un philosophe en qute de sagesse, mais un
sage, un homme accompli, tabli dans ltre et de tels hommes ne sont pas si nombreux. Ces pages o lont sent paratre, dans des mots magnifiques, lexprience de lveil manifestent linvisible comme une hirophanie. Roger Godel se montre aussi pionnier en affirmant
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luniversalit de lexprience de lveil. Les mystiques dOrient et dOccident tmoignent tous dune exprience identique mais exprime diffremment selon les lieux et les
traditions. Dans un de ses livres, Godel crit ceci :
Nombreuses et varies sont les voies dcoulement par o la sagesse soffre aux hommes. Sur chaque civilisation elle dbouche la manire dune fontaine par un masque conforme au gnie de son temps et de son lieu. Elle se fait
hellnique par Socrate, indienne avec Shankarsharya,
chinoise avec Lao Tseu ou Chouang-Sen, chrtienne avec
Matre Eckhart. Leau jaillissante par tant de figurines en apparences diverses provient pourtant dune source identique (Socrate et Diotime). Cette reconnaissance de
luniversalit de lveil rsonne aujourdhui chez les chercheurs spirituels qui refusent les chapelles et les
limites dans lesquelles certains esprits troits voudraient
enfermer la spiritualit. Leau coule dans diffrentes rivires mais il sagit bien de la mme eau ; celle qui vivifie, libre et apaise.
Godel est crivain, philosophe, mystique, hellniste
mais aussi mdecin et minent cardiologue mme (il fut
mdecin au Liban puis en Egypte). Son approche de lveil se veut radicalement et volontairement scientifique. Il
apparat proche ici dun Bergson qui dans Les deux sources de la morale et de la religion exigeait lui aussi que la
science et la philosophie prennent au srieux les
expriences mystiques auxquelles Bergson accordait une
valeur immense pour la dcouverte des fondements et de
lhomme et du rel. Lexprience transcendante est aux yeux de Godel une
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terra incognita que les scientifiques, et en particulier les
psychologues, doivent prendre comme objet dtudes faute de quoi ils sexposent ne jamais atteindre la vrit ultime. Mais pour esprer explorer cet tat dveil, hors du temps et de lespace, le psychologue doit oprer une vritable rvolution pistmologique identique celle que les
physiciens ont accomplie au XXe sicle pour pntrer dans
les secrets de la matire.
En rclamant une approche scientifique du phnomne
spirituel, Godel ne prtend pourtant pas que la science
puisse progresser jusqu lessence ultime de lhomme ; seul un saut effectu par une intuition unifiante permet de
connatre parfaitement la vraie nature de lhomme, le Tmoin absolu. Ni lintellect, crit-il, ni le sentiment ne peuvent passer cette frontire de la dualit. Ils devraient,
pour cela, se dpouiller des attributs inhrents leur
fonction renoncer saffirmer dans laffrontement du sujet et de lobjet. Litinraire prend fin sur cette falaise abrupte o sachvent le temps et lespace. Mais la pense cessant dtre pense, lintuition transcendante jaillit en clair de sa nue. Si la science ne peut nous conduire
jusquau centre, pense Godel, elle doit inclure lveil dans sa comprhension globale de lhomme. Certes, certaines rfrences de Godel dans ce livre ont
vieilli : il sappuie sur les travaux des chercheurs des annes 40 ; mais llan de son projet reste neuf. Les sciences et la philosophie ont-elles poursuivi le chantier
ouvert par Godel ?
Il faut reconnatre que rares sont les philosophes
occidentaux, et en particulier en France, penser que
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lexprience mystique nest pas autre chose quun aimable drglement des sens1 ; peu lui prtent limportance quelle mrite. En revanche quelques neuroscientifiques ont
commenc se pencher sur les expriences libratrices et
sur ltat de conscience pure comme Dominique Laplane en France 2 . Dautres biologistes comme Francisco J. Varela 3 ou des psychologues ont chang avec le
Dala-Lama et des moines tibtains sur les rapports entre
spiritualit, psychologie et cerveau. Mais ces
rapprochements restent peu frquents dans un contexte
hypermatrialiste et le champ de recherches inities par
Godel est encore largement inexplor.
Pour toutes ces raisons et dautres encore que Mircea Eliade avance dans sa prface, ce livre est de haute valeur.
JOS LE ROY,
Ingnieur et agrg de philosophie.
1 Voir sur loubli de lveil dans la philosophie occidentale, mon livre : veil et philosophie, Originel-Accarias, 2006. 2 Dominique Laplane, Penser, cest--dire ? Enqute neurophilosophique, Armand Colin, 2005. 3 Dormir, rver, mourir, Explorer la conscience avec le Dala-Lama, sous la direction de Francisco J.Varela, Nil Editions, 1998.
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PRFACE
Le terme d exprience libratrice ne manquera pas dtonner nombre de lecteurs occidentaux. Depuis le XIXe sicle, la pense scientifique europenne a poursuivi
plutt un but oppos : dcouvrir et prciser les
mcanismes qui conditionnent lexprience humaine. Chaque grande dcouverte scientifique, et surtout les
vogues culturelles qui sen suivaient, mettaient en vedette un nouveau conditionnement , appel mainte fois
expliquer lhomme en sa totalit. Les gnrations volutionnistes ont connu lhomme conditionn par ses instincts et partant expliqu la lumire de son
hritage zoologique. Dautres gnrations ont connu lhomme conditionn par son systme nerveux, ou par ses glandes scrtion interne, ou par ses complexes
psychiques infantiles. ct de la biologie, de la
physiologie et de la psychologie, deux autres jeunes
disciplines, lanthropologie et la sociologie, ont prsent leurs propres explications de lhomme ; mais ctait toujours sur la base de conditionnement : ctait la socit, la culture, lhistoire. Dernirement, on vient de dcouvrir limportance de lHistoire : lhomme est un tre historique, un tre conditionn par lHistoire et surtout par sa propre histoire. Dcouverte dune importance considrable et qui constitue dailleurs le problme majeur de la pense contemporaine. Mais dcouverte qui
est loin dtre assimile ; cest dire quelle nest pas encore intgre et, par ce fait mme, dpasse.
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Rectifis et intgrs, tous les systmes de
conditionnements dcouverts depuis plus dun sicle, continuent tre vrais. Lhomme est, en effet, un tre conditionn par son hritage zoologique, par ses glandes
scrtion interne, par son psychisme infantile, par sa
situation historique (conditionnements conomique,
sociologique, culturel etc.). Mais le problme reste
toujours ouvert : est-ce que ltre humain est vraiment puis par ces conditionnements ? Le jivan mukta indien,
le dlivr dans la vie , affirme quil connat une exprience non-conditionne, une parfaite spontanit
cratrice. Une telle prtention a incit le Dr Godel se
rendre aux Indes et observer de prs deux de ces jivan
muktas. Les Essais quil publie aujourdhui sont en grande partie le rsultat de ses mditations et de ses recherches
entreprises la suite de ces rencontres.
Mdecin, psychologue, passionn par les mthodes de
la pense scientifique contemporaine, le Dr Godel a trs
justement choisi lInde comme champ de ses observations. En dpit des idologies et des situations historiques
diffrentes, une certaine analogie existe entre, dune part, les mtaphysiques et les techniques indiennes de
mditation, et, dautre part, les dcouvertes scientifiques europennes du dernier sicle : savoir, lintrt montr, aussi bien dans lInde que par les lites scientifiques europennes, lgard des conditionnements de ltre humain. Avec cette diffrence, qui est considrable : les
sages et les contemplatifs indiens sefforaient de dcouvrir la nature et le mcanisme des
conditionnements pour mieux apprendre chapper
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leur emprise et non pas pour trouver une explication de lhomme . En elle-mme et pour elle-mme, cette explication ne les intressait pas. Ltre humain, en tant que conditionn , faisait partie du devenir cosmique et
partant ne pouvait pas constituer lobjet de la connaissance suprme . Leffort de la pense indienne sest concentr, au contraire, distinguer ce qui tait conditionn dans ltre humain de ce qui ne ltait pas, de son vritable Etre.
Depuis des millnaires, la pense indienne sest applique dmasquer les fausses identifications de
lhomme avec son corps, sa vie psycho-mentale, sa personnalit ou son histoire ; en dernire instance avec
tout ce qui, aux yeux dun Occidental, le conditionnait et parfois mme le dfinissait en tant qutre humain. Neti, neti scrie le sage des Upanishads : Tu nes pas ceci ; cest--dire, tu nes pas ton corps, ni ton systme psycho-mental, ni ton ego, ni ton histoire . On
rencontre un message similaire dans la prdication de
Bouddha. Tout ce qui est conditionn nest pas rel, rpte infatigablement le Bouddha ; mais il noublie jamais dajouter : ceci nest pas moi (na me so att). Car lui, le Bouddha, est identique au Dhamma, la vrit
universelle et non conditionne, et par consquent il est
atemporel (kaliko). Pour ces raisons, lessentiel de toute technique indienne de mditation porte sur lanalyse et, partant, sur la destruction de lego : le but ultime est la conqute dune situation impersonnelle ,
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non-conditionne, parfaitement spontane (sahaja)4.
Devant le jivan mukta qui lui parlait de la ncessit
dintgrer spontanment une situation impersonnelle , le Dr Godel sest rappel que le physicien moderne a dploy un effort semblable afin de penser la matire
dune manire plus adquate. Une certaine parent de lesprit, crit-il, rapproche le physicien moderne, le mystique occidental et le Sage hindou. Et cette homologie
tend de plus en plus forcer lattention des philosophes de notre temps. Le dnominateur commun qui les unit dans
une mme famille cest la position impersonnelle de leur conscience . Le Dr Godel attend que le psychologue
moderne imite lexemple de son collgue, le physicien. Si le psychologue devait appliquer rationnellement les
donnes acquises par les sciences exactes, il soumettrait
ses propres structures crbrales lanalyse impitoyable qui volatilise toute matire . Un tel effort le rapprochera
en bien des points du sage indien en qute de la conscience
transpersonnelle.
De mme que le physicien doit vaincre linertie et la viscosit de lesprit, se dlivre, hroquement de lui-mme, afin de pouvoir forger sans entraves de nouvelles formes
4 On sait que toutes les mystiques poursuivent un but semblable. LOccident a connu, et connat encore, la destruction successive des conditionnements mais cest la voie mystique qui aboutit la saintet. LOrient, bien quil nignore nullement la mystique et la saintet, a dvelopp encore une voie qui lui est propre : celle du jivan mukta. Cest surtout cette mthode indienne, certains gards trs proche de la mystique, mais qui ne se confond pas avec elle, qui a retenu lattention du Dr Godel.
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de pense, lhomme en qute dun tat de conscience libre soumettra le mcanisme de ses fonctions
mentales, le jeu de ses images intrieures un travail de
correction. Il exprimentera non pas dialectiquement, mais dans une prise de conscience effective la relativit de lego [...] Echapper lemprise des phnomnes perturbateurs en les neutralisant leur source, tel est
lavantage primordial qui sattache ltat de conscience-Tmoin . Ceci a dj t fait, et depuis trs
longtemps par les rishis indiens. Tandis que lOccident vient peine de dcouvrir limportance du subconscient, la structure et le dynamisme des vasanas constituent,
depuis des millnaires, le but des recherches attentives des
yogis. Il nest pas sans intrt de remarquer combien la pense indienne a anticip, sur ce point prcis, les
dcouvertes rcentes de la psychologie occidentale
portant sur les complexes qui conditionnent en
profondeur le dynamisme de la psych.
Saisi par les analogies quil venait de dcouvrir entre la situation mthodologique du physicien moderne et
celle du jivan mukta, le Dr Godel sest efforc de tirer toutes les consquences qui lui semblaient lgitimes dune telle rencontre. On lira avec intrt ses pntrantes
analyses concernant le moi et le principe rgulateur ,
inn en tout tre vivant et dont le moi a fini par usurper
la place . Pour rendre comprhensible la situation
impersonnelle du jivan mukta, lauteur fait surtout tat de deux principes de la recherche moderne : le principe de
complmentarit, et la notion de centre dintgration. Daprs Oppenheimer, en vertu du principe de
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complmentarit on reconnat que diverses faons de
rendre compte dune exprience physique peuvent avoir chacune leur validit, chacune tre ncessaire pour une
description adquate du monde, tout en sopposant rciproquement dans un apport de contradictions
mutuelles . Quant au centre dintgration , cette notion sest impose lauteur par des considrations biologiques : elle dcoule des recherches opres par
Gesell et ses collaborateurs, ainsi que par Burr Northrop,
sur le champ lectrodynamique et sur le droulement
prdtermin de ltre vivant travers ses phases de maturation .
Nous navons aucune comptence pour juger la validit de tels rapprochements avec la mthode et les rsultats de
la science moderne. Mais pour un historien des religions,
le principe de complmentarit et le centre veillent des
rsonances familires. Il se rappelle que des symboles et
des mythes du monde archaque essaient de reprsenter la
ralit ultime par des images du Centre et de la
coincidentia oppositorum. Si la physique contemporaine
utilise le principe de complmentarit pour obtenir une
description adquate du monde, les innombrables mythes
et symboles de la coincidentia oppositorum, de la bi-unit
et de la rintgration poursuivent un but similaire, bien
que sur un tout autre niveau : ils sefforcent dexprimer la totalit du rel, la ralit ultime. Quant au symbolisme du
Centre et son rle dans les multiples ruptures de
niveau que ncessite lexprience spirituelle des peuples archaques, nous lui avons ddi tout un livre : le
symbolisme du Centre nous semble dune importance
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capitale pour la comprhension de la mentalit primitive
et traditionnelle.
Nous nous gardons bien de tirer aucune conclusion de
cette rencontre entre les mthodes de la science
contemporaine et les mythes et les symboles du monde
archaque. Mais elle ne manque pas de signification. Pour
rendre compte de la ralit ultime, lesprit archaque sefforce, sur le plan qui lui est propre, de dpasser les positions conditionnes et de rejoindre une situation
impersonnelle . Que cette nostalgie de labsolu, exprime travers les mythes et les symboles du monde archaque,
correspond une ncessit profonde de ltre humain, le prouvent, chacun sa manire, aussi bien le jivan mukta
que le physicien moderne : lun s installe dans une telle situation impersonnelle, lautre lutilise pour mieux comprendre et dcrire le monde.
Il aurait suffi de ce double clairage de la situation
impersonnelle et de la conscience-Tmoin pour faire
un livre passionnant et hautement instructif. Mais les
Essais qui suivent sont encore plus riches en vues
nouvelles et en comparaisons fcondes : nous laissons au
lecteur le plaisir de les dcouvrir tout seul.
MIRCEA ELIADE
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Alice Godel
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Knowledge is of surfaces, the Heart is deep.
Where knowledge goes deep, unwittingly
it takes the Heart as its companion.
SRI ATMANANDA
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AVANT-PROPOS
mesure que les dcouvertes des physiciens, depuis
cinquante ans, lvent et largissent le champ de
linvestigation scientifique, les notions familires sur lesquelles se fondait le sens commun ont d subir de
srieuses rvisions. la lumire des recherches rcentes,
combien profondment se sont transforms les concepts
de matire et dnergie, de temps, despace, de causalit et de loi.
Le micro-physicien quil sadonne au travail exprimental dans son laboratoire, ou quil procde sur le tableau au dveloppement doprations mathmatiques se comporte en philosophe. Ncessairement il doit faire
entrer dans ses spculations des donnes relatives au
temps et lespace ; et ces notions, de mme que celles de causalit, de dterminisme, de probabilit subissent au
cours des oprations mentales auxquelles il se livre
damples transformations. Son affranchissement lgard des routines de la pense ne connat pas de limites. Dtape en tape, il est conduit par la fonction investigatrice,
oprant travers lui, rectifier sa vision du monde. Cest l une exigence premire de la discipline mentale qui prside
ses dcouvertes. Sa pense se recristallise, chaque
phase, en des formes sans cesse renouveles.
On est en droit desprer aujourdhui que les savants dont les travaux sappliquent la connaissance de lhomme les biologistes, les mdecins et surtout les psychologues suivront la voie ouverte par leurs collgues, les
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physiciens.
Ceux-ci, par leffet dun prodigieux labeur soutenu pendant plus dun demi-sicle, ont mis dcouvert la structure intime de latome ; le champ de force central, qui en dtermine la configuration, les proprits et le
dynamisme, nous apparat dans son axe le noyau. Mais pour acqurir une vision adquate de ce plan
nuclaire, le savant a d faire subir sa pense une
vritable transmutation ; sa conscience sest hausse des niveaux de spculation encore inconnus de lhomme pensant jusqu ce jour. Sans doute un semblable effort est exig du psychologue
dpouillement, affranchissement lgard des routines de lesprit et des modes classiques de penser, exaltation du niveau de conscience.
ce prix seulement, il lui sera donn de dcouvrir la
structure entire de la psych et laxe de gravitation autour duquel elle sordonne. Une singulire analogie rattache en effet,
symtriquement, lordre qui rgit la matire et celui qui prside aux dynamismes psychiques. Lassimilation de ces deux rgnes sur un schma peut tre pousse fort loin.
De mme que les fonctions lectro-chimiques de latome relvent exclusivement du champ nuclaire, ainsi toutes
nos dterminations procdent de laxe de notre tre. Cest en ce point que rside la vritable nature de lhomme et non pas sur les orbites extrieurs o gravitent, telles des
lectrons, les forces drives.
Le physicien, dsireux dobtenir une reprsentation mentale aussi exacte que possible du noyau atomique,
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conforme son esprit lobjet de sa recherche ; il abandonne les notions courantes de substance, despace, de temps, de causalit. Pareille discipline simpose au psychologue dans sa recherche du centre dterminatif de la psych. La
conscience ne se situera dans cet axe que si les expriences
relatives la dure, lespace, laction, la forme se trouvent, par elle, dissoutes et transcendes. Une telle
entreprise nest pas une chimre. La psych, dans certaines conditions dexprience, peut saffranchir des relations de temps et despace ; cest l un fait incontestable que les parapsychologistes ont
rcemment tabli sur des recherches rigoureusement
scientifiques.
Ainsi, avec lavnement de cette technique dinvestigation quon nomme la parapsychologie, des plans de conscience nouveaux se rvlent lexplorateur de la psych. Certaines fonctions mentales la prcognition, la cryptaesthsie dmontrent que lhomme peut tablir, par voie de perception ultra-sensorielle, un contact avec
des vnements venir, et aussi avec des phnomnes
localiss de lointaines distances. Ces faits ont t dment
constats et tudis en laboratoire par des observateurs
qualifis. Ils nous obligent rviser entirement notre
conception du temps et de lespace et celle du moi individuel ; une fonction perceptive existe en nous ltat potentiel qui peut sorienter dans toutes les directions du continuum espace-temps.
Cette dcouverte apparatra sans doute dconcertante.
Elle simpose pourtant lattention depuis quelle a t
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tablie par dinnombrables travaux. Un biologiste aussi minent que Julian Huxley admet
sans conteste la valeur dmonstrative de ces faits :
lautre extrmit de lchelle biologique, crit-il, nous avons les phnomnes qui ne peuvent encore tre
expliqus en fonction daucune de nos connaissances tablies, ni classs dans un cadre gnral de thorie
scientifique ; nous voulons parler de la tlpathie,
clairvoyance, prcognition ou connaissance de ce qui ne
sest pas encore accompli, et ainsi de suite. Ces faits sont encore entirement inexpliqus, mais au cours de ces vingt
dernires annes leur authenticit a t pleinement
tablie.
Quune certaine fonction perceptive de lesprit puisse oprer dans toutes les directions du volume espace-temps,
cest donc un fait qui repose fermement sur des bases exprimentales.
Mais aussitt de pressantes questions nous assaillent.
Dans quelle mesure et jusqu quel niveau hirarchique de sa psych, lhomme est-il soumis au dterminisme temporel et spatial ? Peut-il dpasser le niveau o se
manifestent les fonctions parapsychologiques et, les
abandonnant derrire lui, accder un plan ultime de la
conscience ? Au-del du temps, de lespace et de la forme, quadviendrait-il de lui sil stablissait, par lexprience transcendante, en ce centre absolu la source de son tre ? Il disposerait son gr des nergies et des
possibilits de transmutations inhrentes au champ
nuclaire ; se situant par-del toute limitation de
personnalit il serait tout instant le crateur de sa
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personne.
Sil est permis dadmettre lauthenticit de cet tat de suprmatie, une extraordinaire dcouverte soffre nos rflexions ici saffirmerait dans labsolu de sa nature sans ombres, une ralit que le phnomne de la dgradation
temporo-spatiale ne peut atteindre et altrer, une position
de la conscience affranchie des limites quimpose lhomme son gocentrisme. Au niveau ultra-mental considr, la mort perdrait toute
signification car elle se situe sur le plan de la dure.
Lexprience libratrice a serait-elle en vrit une connaissance de lintemporel en nous ? Sil en tait ainsi, lternit se rvlerait dans cette transcendante intuition. Mais connatre et raliser lintemporel, nest-ce pas situer la conscience son origine, par-del le flux du
devenir et limpermanence des choses ? dire vrai, ce serait une exprience dimmortalit.
Un mdecin exerant sa profession au milieu du XXe
sicle, un homme convaincu de la valeur ralisatrice
inhrente aux sciences biologiques et mdicales, poursuit
nanmoins travers diverses disciplines scientifiques une
plus haute synthse. Depuis plus de trente ans se pose lui
une question fondamentale, une question qui lui semble
dpasser en importance toutes les autres et les inclure
toutes : les fonctions psycho-mentales, dont fait usage
lhomo sapiens de notre culture dans sa recherche de la connaissance, reprsentent-elles rellement le terme
ultime des possibilits humaines ? Lhomme atteindra-t-il jamais, par lassouplissement et lapprofondissement des
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mcanismes mentaux dont il dispose virtuellement les
promesses impliques dans sa nature ? Certes, on serait en
droit de lesprer en voyant slargir au-del de toutes prvisions les cadres entre lesquels la logique classique
tait enclose. Des principes pistmologiques nouveaux
inspirent la philosophie des sciences contemporaines. Ils
conduisent une ralisation du rationnel, dun rationnel sans cesse renouvel, dans lexprience technique. On assiste labsorption de la pense gomtrique dans une pangomtrie dbordant les limites euclidiennes, un
dpassement de la physique maxwellienne et de la
mcanique de Newton.
Des modes intensifs de pntration dans le substrat des
choses souvrent lhomme. Dautre part, la psychologie en est ses premiers balbutiements. Que tient-elle en rserve pour les jours
venir ? Les fonctions de la mmoire, de lattention, du discernement dans le temps et dans lespace, danalyse et de synthse peuvent tre portes un degr dacuit insouponnable.
Sans aucun doute, lhomme se meut encore aujourdhui dans les brumes dune semi-lthargie. Quelles voies doit-il emprunter pour sortir de ltat larvaire et sveiller la pleine conscience de sa nature comme de la ralit ? Les
rapides succs obtenus dans le domaine des sciences
appliques par les modernes psychotechniques lincitent perfectionner ce merveilleux outil lintellect lexalter, le rnover, le parfaire. Pourquoi pas !
Il se pourrait, toutefois, que lesprit dinvestigation en se conditionnant de la sorte tourne dans le labyrinthe dun
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mme tage, sans jamais slever selon la verticale. Il se condamnerait une ronde illimite, mais close la surface
de son hypersphre.
Le lieu du parfait veil se situerait-il au-del ? Faut-il
que soient transgresses les dmarches les plus subtiles de
la psych ? Une lumire entirement inconnue dans nos
valles pleines dombres rayonne peut-tre sur cette cime mergeant hors des brumes.
Pour celui qui a rdig ces lignes, le problme de la vie
tait ainsi pos avec une harcelante acuit. De srieux
motifs lincitaient croire quil peut tre donn lhomme daccder une conscience du rel, dans une absolue transcendance de la pense.
Bien plus, il lui apparut vident, exprimentalement
vident, quen ce foyer rside la nature relle de lhumain. Parce que la tradition indienne a constitu la
mtaphysique en une recherche exprimentale transmise
sans hiatus depuis prs de 3 000 ans de gnration en
gnration, nous avons voulu approcher les dpositaires de
cette longue chane dexprience. Dans le Sage indien ou jivan-mukta se manifeste lhritage millnaire de la connaissance pratique. Sa sagesse pourrait se comparer
celle dun homme qui aurait mdit et ralis en lui-mme durant 2 800 ans le problme fondamental. Car son
exprience est identique celle de ses prdcesseurs ; elle
lui a t, par eux, intgralement transmise bien quil la vive au travers dexpressions diffrentes. Enquter auprs deux cest donc explorer le centre dun laboratoire consacr la mtaphysique depuis plus de
deux millnaires.
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Lhomme libr demeure un homme et ne dsire nullement poser pour un dieu5. Il nmet aucun dogme, nimpose aucun commandement impratif. Cest dans sa nature dhomme (sahaja) quil est tabli, immuablement.
Au dire des Sages que nous avons consults pour notre
enqute, il y eut des hommes librs tant en Occident quen Orient, au sein des diffrentes glises ou parmi les
philosophes, potes, artistes ou les trs simples amants
illettrs de la vrit.
Les jivan-muktas approchs par nous tenaient en haute
estime sainte Thrse dAvila, saint Jean de la Croix et se plaisaient citer des passages de leurs crits, de mme que
certains textes remarquables de lIslam et du Bouddhisme. Un savant indianiste et philosophe catholique a pu dire
de lexprience du jivan-mukta quelle appartient la mystique naturelle. Lexpression parat extrmement heureuse.
Quon veuille bien voir dans ce livre trs prcisment ce quil propose, sans plus les conclusions dune recherche gnrale sur lexprience libratrice rien dautre.
5 Des visiteurs occidentaux auprs de Ramana Maharshi ont pu, il est vrai, ressentir un certain malaise en voyant lencens briller autour du Sage et les attitudes de respect son gard dpasser lordinaire rituel accord la condition humaine. Adoration ? Idoltrie ? Noublions pas que lhindou se comporte, en vertu dusages traditionnels, dans ces conditions tout autrement que nous. Dans le Maharshi, il voit un homme totalement clair par le Sacr, pleinement rceptif, ralisation impersonnelle de lexprience libratrice, un tre livr en tmoignage de ltat Naturel (sahaja) par le Suprme.
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En consultant sa plus intime conviction, celui qui a
rdig les termes de cet ouvrage souhaite quaucun esprit religieux ny trouve matire scandale. Il lui semble que nulle ralit essentielle, promue en vrit par les religions
ou mystiques, ne sy trouve refuse. Cest aujourdhui lhomme de science de concilier les disciplines imposes par sa profession avec le Rel qui les dpasse, sans verser
jamais dans les navets dune iconographie infantile.
Des sages que jai consults, jobtins de longs et profonds claircissements sur des problmes que chacun
de nous considre, tt ou tard, avec une suprme gravit la
nature de lhomme et du monde, lamour, la mort. Et cet enseignement semble pouvoir tre transpos et traduit,
sans trahison, dans le langage quimposent les sciences contemporaines.
Les Essais sur lexprience libratrice sont issus dune tentative entreprise dans ce sens. Celui qui les a crits sefforce de rendre justice aux disciplines scientifiques de lpoque et se soumet leurs lois, les rejeter serait absurde ; mais il estime que la position o le
Sage est tabli, claire et transcende toute technique, sans
se commettre avec aucune.
Les questions se pressent en abondance dans lesprit de lhomme mis en prsence dun libr vivant . Beaucoup dentre elles sont vaines, elles disparaissent delles-mmes au cours des entretiens ; mais il en est qui ont trait de
graves problmes : quest-ce que lexprience libratrice et quels avantages pratiques offre-t-elle ? Confre-t-elle une
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clairvoyance suprieure ? ou simplement la srnit, la
paix intime ? Par quelles mthodes est-il possible de
lapprocher ? Est-elle accessible tout le monde ou requiert-elle des dispositions particulires ?
Ce travail rsulte dune persvrante recherche engage dans la direction de lexprience libratrice. Diverses voies dapproche sont empruntes tour tour, au travers de la biologie, de la psychologie, des sciences physiques, de
lhistoire compare des religions, de la mythologie. Cest le rcit dun voyageur, qui sest efforc de poursuivre avec le secours dun Sage, des itinraires difficiles dans un monde intrieur auquel peu dattention a t accorde jusquici par lhomme de science. Dans le cours de cette exploration, litinrant ne sest jamais trouv contraint de rpudier aucune des valeurs de
lesprit sur lesquelles le savant de nos jours fonde ses recherches. Mais il lui est apparu avec vidence que le
voyage exige, pour atteindre son terme, un clairage que la
seule pense scientifique ne peut fournir. Les dmarches
les plus subtiles de lintellect le plus acr et le plus affranchi se heurtent, pour finir, contre un mur
infranchissable. Cette frontire interdite vole en clats sous
le regard de la Sagesse. ltape finale de litinraire, quels que soient les modes dapproche emprunts et le dernier obstacle barrant la route, cest la sagesse seule quil appartient damorcer la dflagration dcisive abattant toutes les barrires.
Sans doute cette explosion clatant dans un champ de
conscience limit, dont les limites tout coup
svanouissent, pourrait se comparer la ralisation
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deffets catalytiques6. Catalyse au sein de la psych ainsi ponctue de lumire rayonnante.
vrai dire, lexprience est irrductible toute comparaison. Parlant un astronome, on serait tent
dvoquer dans son esprit limage dune supernova dont la dflagration illumine en quelques minutes lunivers de ses torrents dnergie rayonnante. Mais il est vident que cette analogie est tout fait imparfaite.
Quest-ce quun jivan-mukta ? Nesprons pas pouvoir donner de cet homme une dfinition exhaustive ni mme
adquate. Ouvrons seulement sur lui une perspective
certain aspect se laisse dceler. Vis--vis de nous, cest un vocateur deffets catalytiques et de transmutations. part 6 Cet emprunt terminologique la chimie ne doit pas nous induire en erreur. Daucune manire il ne justifierait une identification de lexprience libratrice avec un processus catalytique. Une telle assimilation serait contraire la vrit. Le lecteur est pri de ne jamais considrer une image analogique voque par le rdacteur de ces Essais comme un principe dexplication ni comme une tentative scientifique de rapprocher des faits irrductibles.Puisquil nexiste point de langage qui puisse rendre compte de la ralit mtaphysique sans en trahir la nature, la ncessit simpose davoir recours des procds dvocation inadquats. Les auteurs des anciens manuels dlectricit ne procdaient-ils pas de mme lorsquils comparaient la diffrence du potentiel lectrique la dnivellation de deux rservoirs deau : comparaison que nous savons aujourdhui tre tout fait impropre.Pareille est limproprit des images tout au long de ces Essais. Et Langevin avait raison de dire : Le Calcul Tensoriel sait mieux la physique que le Physicien lui-mme . On pourrait le paraphraser sur un mode suprieur en dclarant : LExprience Libratrice en sait plus long que le libr lui-mme , ce qui traduit ladage indien et chinois : Celui qui en parle ne le connat pas Celui qui le connat nen parle pas.
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cela, selon les apparences, un homme semblable nous.
Peut-tre aussi, un tre bnfique au travers duquel nous
pouvons interroger notre plus profonde intriorit, miroir
de vrit secrte.
Le terme de vrit pourrait prter confusion car il
ne sapplique pas ici la ralit dun objet extrieur ; contrairement lacception usuelle, il se rfre une exprience intime une vidence vcue au cur de ltre conscient.
Aussitt, un doute nous vient. Cette vrit dont le sujet,
lui-mme sexprimentant, est lunique tmoin et garant, repose sur des donnes bien incertaines. Que vaut
laffirmation dune vidence subjective devant lesprit critique dun savant ? Rejoint-elle lacte de foi de tant de pseudo-mystiques mystifis par lauto-suggestion ? Le dsir dun homme a tt fait de simposer pour une ralit. Quant au philosophe il sait quoi sen tenir sur les entranements de limagination ; il lui suffit de rcapituler lhistoire de la philosophie et de ses doctrines riges en dogmes Le mot de vrit lui inspire une saine mfiance.
Son scepticisme est justifi.
Encore faut-il que la prudence ne soit pas pousse
jusqu lextrme ngativisme. Rejeter sans examen une exprience subjective sous le fallacieux prtexte quelle chappe au contrle objectif, ce serait faire preuve de
mdiocrit mentale et non pas desprit scientifique. Le tmoignage du jivan-mukta mrite bien des titres
dinspirer confiance au psychologue. Son tmoignage est simple, aussi simple et vident en soi que peut ltre notre propre certitude lmentaire dexister. Un homme normal
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doute-t-il jamais un seul instant de sa propre existence ?
Exige-t-elle quelle lui soit dmontre ? Pareille vidence intrieure simpose sans preuves. Tous, nous avons conscience dexister ; mais pour le jivan-mukta, la conscience ne se rfre pas au sentiment
psycho-physique de vivre corporellement ; cette certitude
slve au-del du cadre o se meut lobscure perception coenesthsique de la vie, jusqu la source et au foyer mme de la conscience. Elle rside dans lintemporel, dit-il, et la dualit des rgulations somatiques et
psychiques ne laffecte pas. Exprience indescriptible, mais absolument simple,
immuable dans son unit, vidente en soi et pour soi.
Nous croirons difficilement une imposture de la part
de ces hommes qui ont prodigu durant des annes les
preuves indubitables de leur parfaite sincrit. Et lacuit exceptionnelle de leur intelligence nous est une garantie
lgard de linterprtation transcendante quils donnent de lexprience, impersonnellement connue deux. Il est loisible lhomme rationnel de la dclarer invrifiable. Mais il se condamne ignorer, en sen dtournant, bien des faits dun intrt considrable. 1. Lextraordinaire batitude inhrente la nature du jivan-mukta est accessible aux investigations du biologiste
elle pose un problme qui nest pas ngligeable. 2. Quant la clairvoyance mtaphysique, si manifeste
dans lhomme libr, ainsi que le pouvoir bnfique qui en mane, cela aussi justifierait une longue tude.
Cest prsent au mdecin psychologue daffronter la question. Quil ose prendre ses responsabilits au risque de
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passer pour dupe. Lexprience libratrice sera son champ dobservation extrieur autant quintrieur. Et si lauthenticit lui en parat tablie, au cours dune tude impartiale, sur un fort coefficient de probabilit, la voie
sera ouverte pour de nouvelles explorations.
Ces Essais appellent une suite leur coup de sonde. Sils excitent assez dintrt parmi leurs lecteurs pour en orienter quelques-uns vers cette voie de recherche, le but
de ce travail aura t atteint. Un grand et persvrant
labeur est requis des quipes venir. Ces groupes devront
associer, autour dun programme commun, des psychologues, des biologistes, des historiens des religions,
des physiciens et mathmaticiens, des philosophes sans
prjugs.
La grandeur du champ dtudes leur promet de belles moissons, mais elle demande aussi, comme toute
entreprise scientifique, quon sy prpare. Lexprimentation en mtaphysique ne souvre pas tout venant et sans entranement pralable. Lesprit de ltudiant doit tre aussi souple quacr, vigil sans tension ni effort.
Conscient au maximum du principe de complmentarit
qui domine la phnomnologie, conscient de laspect relativiste de toute position prise dans la psych. Libre
autant que possible de lemprise des formules, affranchi de dogmatisme.
Surtout capable de se laisser absorber et assimiler en
totalit, linstant propice, par la puret de lexprience, tout en demeurant pleinement lucide.
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Une remarque dimportance capitale simpose ici. Lexprience mtaphysique, pour tre ralise dans son authenticit, ne doit tre ni cherche en des
reprsentations mentales par limagination, ni convoite. Les efforts de lintellect, comme le dsir, se rattachent aux conditionnements de la psych dont, prcisment, il
importe dtre affranchi pour que la place soit nette. Ces obstacles, dresss par lavidit gocentrique, svanouissent lorsque le zle intempestif qui leur a donn naissance cesse enfin de les voquer.
Mais aussi longtemps quils persistent, ft-ce (comme dans certaines concentrations aigus du yoga) ltat de traces, lexprience obtenue est un produit mental du dsir une illusion.
En fait, lorsque sveille dans sa spontanit lexprience relle, la psych capitule delle-mme et se rsout en conscience. Aucun effort nest intervenu. La conscience rgne ltat pur. En consquence et on ne saurait trop le redire il ne peut exister de psychotechnique particulire qui conduise
lultime ralisation moksha. Donner pour valables une mthode, un procd, ce serait introduire des nergies
parasites dans un champ do, ncessairement, elles doivent tre expurges.
Dans ces Essais, il ne sera donc point propos de
psychotechnique.
Toutefois, sil est vrai que lexprience libratrice est donne comme un fait autonome et indpendant de tout
effort de tension individuel, cependant elle exige pour se
raliser une maturation pralable de lesprit, une inlassable
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persvrance7.
Cette recherche persvrante de litinraire vers le centre na quune valeur prparatrice. La psych se rend permable linfiltration en elle de la vrit ; elle sapprte intgrer lirruption spontane de lvidence intime. Un jivan-mukta dispose cet effet dun pouvoir singulier lgard des tres qui souvrent son influence et demeurent rceptifs. Il semble induire un champ dnergie en eux, qui oriente tous les dynamismes vers le centre.
Ltudiant rsolu explorer lexprience libratrice trouvera dans les nombreux problmes offerts sa
recherche un intrt immdiat celui que pose tout dabord la batitude.
Lhomme libr, dit-on, est tabli dans une paix inaltrable ; aucun conflit ne se droule en lui.
Mais lobservateur impartial est en droit de se demander si cette paix suprme transcende rellement le cadre
temporel de la psych. Les visionnaires ou extatiques
connaissent peut-tre des tats deuphorie fort plaisants. Cela sacquiert par htro-suggestion ou par auto-suggestion.
Nous nous heurtons, particulirement ici, aux difficults
que soulve le caractre subjectif et incontrlable de
lexprience batifique.
7 Cette recherche persvrante comporte, dans bien des cas, une alternance de phases positives et ngatives davances et de chutes, dattraction et de rpulsion. Les unes savrent, en fait, aussi fcondes que les autres en dpit des apparences, car le recul contient en potentiel le bond venir.
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Procdons mthodiquement.
Premire ventualit cette prtention tre tabli dans
la paix suprme serait une imposture ; cette hypothse ne
peut tre srieusement soutenue en raison de la droiture,
du dsintressement et du respect pour la vrit dont les
Sages font preuve dans la conduite de leur vie.
Il nous reste examiner une seconde ventualit, celle
dune suggestion. Elle parat trs vraisemblable, car depuis plus de 2 600
ans un leitmotiv retentit dans lInde, de gnration en gnration : Je suis Brahman Je suis lAbsolu . Comment un esprit traditionaliste form la lecture des
Upanishads et des commentateurs (mtaphysiciens et
philosophes) parviendrait-il chapper aux fascinations de
ce slogan ?
Une suggestion auto-hypnotique pourrait donc fort bien
engendrer une euphorie si profonde quelle en imposerait pour cette paix transcendante dont le jivan-mukta parle
ses disciples. Si lon interroge avec soin sur la batitude un homme ralis, les conclusions suivantes rsultent de
lenqute La batitude lorsquelle se rvle, surprend lhomme comme une fulguration, incomparable tout tat
pralablement imagin ; par nature elle savre irrductible une impression affective. Aucun processus mental ne
peut limiter. Ni jouissance, ni dlectation ne laccompagnent, car elle est tablie ailleurs que dans la sphre sensible.
Elle peut mme coexister, sans jamais flchir, avec les
souffrances atroces dun cancer. Permanente,
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inconditionne, elle demeure inaltre en prsence des
douleurs physiques ou morales, des changements
apparents dhumeur. Le Sage met en garde ses disciples contre le dsir quils pourraient avoir dimaginer ou dvoquer la batitude. On ne peut donc le souponner dagir sur eux par suggestion. Rien, par lui, nest suggr. La paix lorsquelle jaillit nest pas le fruit illusoire dune vocation longuement entretenue. Sa source rside en elle-mme et semble bien
appartenir un niveau suprieur de conscience.
Enfin cette flicit, au dire du jivan-mukta, est
absolument incomparable, par essence, aux descriptions
quen donnent les crits et la tradition orale. Nous avons observ de prs un jivan-mukta que
torturait un sarcome extensif issu de la gaine dun nerf. Lexpression de sa face refltait, par moments, une terrifiante douleur quil ne cherchait pas dissimuler. Mais en mme temps, saffirmait dans son regard la batitude dont tout homme libr est le vivant tmoignage.
Nimporte lequel dentre nous, lorsquil souffre intensment nest plus alors que douleur, sa substance entire sen trouve imprgne. Un jivan-mukta laisse la souffrance rverbrer selon ses lois propres dans le
domaine qui lui revient (les circuits thalamocorticaux).
Quant lui-mme il se situe sur un niveau de
transcendance quaucun phnomne naffecte. Sa nature essentielle nest pas modifie. Sans doute admet-il quil convient par nature, la souffrance de faire souffrir. Il ne la rejette pas plus quil ne la sollicite.
-
Ne sindignant pas contre le cours des choses, il en accueille le flux et le rsorbe mesure que cela se prsente.
Lorsque la tumeur, au grand dsespoir des mdecins,
stendait de plus en plus loin de sa base de dpart, le jivan-mukta auquel jai fait allusion, stonnait du dsarroi des hommes de science. Vivement intress
lui-mme par ce processus denvahissement, il en suivait les tapes : cest la loi dun cancer, disait-il, que de crotre et de stendre . Bien quil et subir les douleurs atroces que comportent lcrasement et linfiltration du plexus brachial, il supporta cette agonie sans morphine jusquau dernier jour. Une telle endurance sereine et silencieuse dpasse les limites normales de la tolrance humaine. Contrairement certains fakirs, yogins ou asctes qui se
glorifient davoir limin de leur corps et de leur esprit la douleur, lhomme libr place plus haut sa libration. Le spectacle quil offre est celui dun tre libre, ralisant sans jeu doppositions la loi cosmique. Dans le sud de lInde demeure un jivan-mukta qui, pour avoir assidment pratiqu le yoga durant des annes,
obtint un contrle absolu de son corps et dautres pouvoirs yogiques plus extraordinaires nos yeux.
Bien que cette puissance lui soit toujours accessible et il a prouv ce fait loccasion il refuse den faire usage sans ncessit.
Parce que sa vie est un enseignement autant que sa
parole, il accepte la loi commune aux hommes et les
assimile ainsi. Avec eux il agre la simplicit de la
souffrance quand elle vient, mais aussi avec eux il lloigne
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sil est possible et lgitime de le faire laide des diverses thrapeutiques en usage. Contre un mal de tte, il absorbe
au su de son entourage le banal cachet daspirine. De cette attitude naturelle dcoulent dintressantes consquences. Les symptmes morbides, chez lui,
disparaissent lorsque cde le drglement qui les a fait
natre. Ils svanouissent aussitt que le message davertissement ayant t dlivr, lordre est rtabli. La douleur ou un malaise dyspeptique, par exemple,
nassument jamais le caractre dune obsession. Aucune proccupation psychopathique ou anxieuse ne se
surimpose la maladie pour lentretenir, laggraver ou en provoquer la rcidive. Aussi, la thrapeutique exerce-t-elle
une action rapidement efficace car elle ne rencontre pas
dobstacle dordre mental. Dans la maladie comme dans ltat de sant un jivan-mukta se montre pleinement humain. Lun deux, semblable en cela aux Rishis des anciens temps, accomplit
ses fonctions sociales et professionnelles de manire
exemplaire. Il est mari, aucun commandement desprit asctique ne lui enjoint de quitter sa femme, ses enfants et
petits-enfants pour mener une vie de solitaire dans la
jungle. Au contraire, ce fut dlibrment et sur linjonction de son Matre quil assuma toutes les charges inhrentes ltat dhomme. Et il sait les remplir avec une naturelle perfection8.
Par une curieuse concidence, il se comporte en diverses
8 Voir la note Complmentaire la fin de ce volume sur les problmes sociaux et la connaissance de lhomme .
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occasions la manire de Socrate. En lui, comme en
Socrate, on assiste une mme trange conciliation des
opposs dans le domaine de lthique sociale ; bien quil accepte de prendre place dans le cadre des coutumes en
usage, il semble en dautres circonstances dfier la plus sacre des traditions.
Regarder vivre dans lintimit et en public le jivan-mukta est un spectacle fascinant, fascinant et
droutant ! Il se prsente dailleurs sous une multitude dapparences diverses. Lexprience libratrice, en effet, loin dexclure lhomme de son humanit, ly confirme en la ralisant. Elle ltablit dans ce quil est. Ses amis et voisins le voient toujours identique lui-mme : magistrat, brahman ou paria,
soldat, commerant, yogin, vagabond, prince ou balayeur.
Un jivan-mukta ressemble donc sous beaucoup de
rapports ses frres, les hommes de toutes conditions. Ses
pouvoirs ne sont point exhibs sur la place publique. En
possde-t-il ? On en douterait. Le fakir du coin de la rue
fait plus de miracles que lui
Quelle dconvenue pour certains esprits dOccident qui ont cru lomnipotence et lomniscience de lhomme libr ! Ceux-l se demandent pourquoi le Maharshi
na-t-il pas guri lui-mme son cancer ? Serait-il moins puissant que des gurisseurs de chez nous qui on a cru
pouvoir attribuer ce haut fait ?
cette question le Sage rpond par une flche si
percutante quil en rsulte un clair dans la conscience endormie. Il devient alors vident que les penses sur
lomnipotence et lomniscience familires tout homme
-
proviennent de ses rves infantiles. Ces chres survivances
datent des annes lointaines o Papa et Maman rgnaient
comme des dieux sur lUnivers. Lomniscience et lomnipotence sont parmi les vaines questions qui fondent sous le regard du Sage. Cest lui de les transmuer de brume en lumire.
Belle promesse ! rplique le sceptique, mais en
attendant la venue de cette lumire qui pourrait tarder,
dites-nous quels avantages pratiques on retire de
lexprience libratrice. Avant de rpondre cette imprieuse question,
demandons linterlocuteur ce quimplique pour lui, exactement, la notion d avantage pratique . Celui qui souhaite dagir son avantage en toutes choses ne trouve-t-il pas profit se comporter avec clairvoyance ?
Sans doute il aspire tre lucide.
En dissipant la lthargie qui embrume leur regard, le
Sage incite les hommes dcouvrir le bien le plus prcieux
lexprience de la vrit connaissance pratique.
-
AVERTISSEMENT
Les deux lettres suivantes, qui prennent place ici
comme premiers chapitres, ont t crites au retour dun voyage dtude aux Indes auprs d hommes librs ou jivan-muktas. Elles ntaient pas primitivement destines figurer dans ces Essais. Comme elles contribuent,
cependant, situer les problmes envisags dans leur
contexte biologique, psychologique et philosophique il a
t jug opportun, avec lassentiment de leur destinataire, de les publier. Bien entendu les notes en renvoi au bas des
pages ne faisaient pas partie de cette correspondance.
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1
Premire lettre Julian Huxley
LE CHAMP MTAPHYSIQUE :
UNE DIMENSION EXPLORER
Cher Professeur Huxley et ami,
Avant de vous dire limpression profonde que ma laisse la lecture de votre beau livre : Evolution and
Ethics , dont lenvoi et la ddicace nous ont infiniment touchs ma femme et moi jai voulu longuement le relire et le comparer quelques-uns de vos autres crits.
Votre vivante exprience de biologiste apporte
lhomme de notre temps des bases solides pour une philosophie et une thique de lexistence. Nous avions grand besoin de vos synthses. La recherche dune foi dune foi multiple et diversifie en ses apparences, mais rellement une quant la perspective quelle nous ouvre, essentiellement une quant lorientation quelle impose notre tre savre aujourdhui une trs pressante ncessit.
La pratique de la mdecine, envisage dans ses aspects
somatiques et psychiques simultanment, me dmontre
chaque jour quaucun individu nchappe langoisse de cette imprieuse recherche. Lhomme engage un enjeu capital dans la poursuite (souvent inconsciente) dune
-
certaine vrit cet enjeu nest rien moins que son quilibre physique et mental. Quelques individus consument ou
dissipent leur vie dans cette lutte, dautres tentent de sen vader, mais sembourbent, stagnent dans une nvrose ou se dshumanisent.
Cest dire toute limportance que jattache cette grande contribution apporte par vous, biologiste, notre
Weltanschauung.
Vous avez parcouru un vaste horizon. Tout le long de
votre chemin vous faites rebondir, avec la hardiesse et le
pouvoir de discrimination que lon attendait de vous, le problme du bien et du mal, la notion de relativit et
dvolution en thique, la notion de vrit, la notion de libert. Votre conclusion nous amne, au-del mme de
lexprience thique, devant la plus prilleuse nigme quun homme de science ose affronter, celle du monde transcendant . Ayant cit un beau texte de Matre Eckhart
sur lexprience mtaphysique, vous crivez : Ici se trouve nonc un fait dexprience, une section de haute valeur dans la connaissance. Il importe que nous mettions
cette connaissance en application. Sil en est ainsi, nous devons entreprendre ltude de ce que nous pourrions appeler des psychotechniques. Il semble que vous ayez
foul ici, la limite extrme de la sphre dactivit mentale, un sommet de votre prgrination. Mais alors o vous
situez-vous en prenant pied sur cette cime ? Et vers quel
territoire encore inexplor uncharted region devons-nous maintenant nous diriger ?
Si nous devons admettre comme une hypothse de
travail scientifique et fconde la ralit de lexprience
-
transcendante, une tche difficile nous attend. En effet,
jusqu ce jour lexprience mtaphysique a chapp toute analyse. Sans doute sa nature mme exclut-elle les
mthodes psychologiques dapproche dont nous disposons ; jadmettrais volontiers quelle saccomplt dans un plan de conscience o les notions de forme, despace, de temps, de logique, cessent dtre applicables. Mais ce plan de conscience transcendant auquel notre exprience
sensorielle et intellectuelle commune na pas accs, existe-t-il ? Est-ce autre chose quune affirmation fervente du sentiment religieux ? Autre chose quun jeu dsespr de limagination en qute dvasion ? La question est souvent pose ainsi et ainsi pose elle est vaine et strile.
En dcourageant a priori toute tentative de recherche
elle ferme la porte linvestigation. Cest malheureusement une tendance naturelle beaucoup desprits sans culture que de barrer la voie au nom du sens commun ltude des phnomnes encore inexplors ; lhabitude des routines intellectuelles, un conformisme paresseux les
loigne de laventure ; et par principe, ils nient toutes les possibilits qui dpassent leurs prsentes capacits
mentales.
Bien diffrente est lattitude du chercheur affranchi de prjugs ngatifs. la plus grande prudence dans ses
dmarches il joint une certaine hardiesse. Lexistence dune terra incognita essentiellement autre que le monde de lexprience familire, constitue ses yeux une hypothse plausible, une hypothse quil se propose de vrifier et de soumettre lexprience. Toutefois, son entreprise ne peut savrer fconde que
-
sil tient compte des exigences propres lobjet de sa recherche. Cette terre explorer o nous introduit
lexprience mtaphysique ou transcendante est encore une inconnue pour la science. Et sans doute
comporte-t-elle ses lois, trs spciales. Quelles sont les
conditions que lexprience mtaphysique exige pour se produire ? Possdons-nous dj des critres dauthenticit, qui permettent lhomme de science de distinguer limposture, limitation inconsciente, la fantaisie pathologique, de la vritable exprience ralise dans son
tat pur ?
Si lon veut tudier ces problmes avec la rigueur dsirable, il faut renouveler entirement les mthodes de
recherche en usage et dcouvrir de nouvelles techniques.
On se demande comment le savant pourra pntrer
dans le champ mtaphysique9, cette dimension nouvelle.
Nouvelle pour lui, seulement, car elle est depuis longtemps
familire, peut-tre, des tres entrans certaines
ascses traditionnelles.
La fonction transcendante exigerait-elle pour spanouir dans la plnitude de lultime exprience, le silence et lextinction de toutes les activits psycho-sensorielles, affectives, mentales nuit obscure des sens et de lintellect
9 Il faut entendre ici par le terme dexprience mtaphysique ou de champ mtaphysique non pas lultime exprience, seule libratrice qui est une ralit autonome et donne, laquelle nul naccde par leffort individuel mais les divers niveaux profonds dnergie de la psych susceptibles de subir et de confrer une maturation prparatrice. (Voir Introduction.)
-
disent les Occidentaux, dissolution de lego, ralisation du vide (shnyat) selon la tradition indienne ? En cela, cette
fonction suprieure de la conscience se conformerait la
loi des hirarchies qui requiert pour stablir, la subordination et une inhibition rciproque des niveaux
dintgration sous-jacents. Lexprience mtaphysique, en raison de son caractre subjectif et incommunicable (cest ltat de Conscience surgissant de sa Source originelle) ne peut fournir la preuve absolue de sa validit qu celui qui la exprimente en lui-mme. Lexprimentateur doit donc constituer son champ de recherches dans les profondeurs
de sa propre psych. Au pralable, il lui faut accomplir un
indispensable et hroque travail de dpouillement. Bien
entendu, il aura rejet, avant tout, son habituel
quipement scientifique, ses instruments de mesure
inappropris, ses prjugs de toutes sortes, ses modes de
penser familiers. Que lui restera-t-il aprs une telle ascse
prliminaire ? Par cette transformation il sera devenu un
tre diffrent sans cesser dtre essentiellement soi une conscience, en principe inconditionne . Pareille
exprience parat bien difficile raliser. Et pourtant il
importe quelle soit scientifiquement tente. Je ne me dissimule pas les difficults de lentreprise. Lexprimentateur, manuvrant avec souplesse les commandes de ses propres fonctions psychiques sera
simultanment :
Un observateur et tmoin impartial
Un instrument de recherche
-
Le terrain dobservation.
Au terme de lpreuve, linstrument de la- recherche et le terrain dobservation se rsorbent en totalit dans le Tmoin qui demeure seul, au-del des catgories de
lespace, du temps et de la causalit. Cest, je crois, la position du jivan-mukta hindou, libr vivant. Position
singulire o la Conscience rompant, en quelque sorte,
avec le plan de ses activits familires, se situe hors du
monde phnomnal. Une telle ralisation est-elle
possible ? Quelle valeur dauthenticit lhomme de science doit-il accorder lexprience du Jivan mukta ? Cest l un des plus graves problmes qui se posent nous ; il peut
dominer par ses consquences toute notre conception de la
vie. Existe-t-il chez lhomme une fonction de transcendance, latente ou manifeste, capable de le
conduire par-del le domaine temporo-spatial de la
connaissance relative, jusquau cur du territoire inconnu ? Cette supposition ne parait pas du tout
invraisemblable du point de vue biologique. Nos fonctions
neuro-psychologiques stagent hirarchiquement, de niveau en niveau de contrle et dintgration, jusquaux plans suprieurs de la conscience. Dun tage lautre, depuis les rflexes mdullaires jusqu lactivit prfrontothalamique, elles diffrent profondment de
caractre. la limite suprieure, nos oprations mentales
dpassent et interprtent linformation sensorielle. Et les spculations efficaces des physiciens-mathmaticiens de
nos jours, stablissent dans un monde dabstraction pure et de relativisme. Peut-tre pouvons-nous pousser plus
-
loin encore lexercice de la conscience, au-del des relations despace et de temps. Un univers nouveau souvrirait alors devant nous ; videmment il se rvlerait trs diffrent du monde cr par lexprience sensori-motrice et peut-tre sans aucun rapport imaginable avec celui-ci. De mme la vision mathmatique
dun De Broglie entre difficilement comme telle dans le Weltanschauung de son charcutier. Si la fonction
transcendante 10 couronnement des hirarchies psychiques existe ltat latent et peut tre dveloppe par lexercice, sa dcouverte est de nature transformer radicalement notre attitude envers la vie. Enfin surgit une
question qui nest pas des moindre importance au cours de sa prgrination mtaphysique, lhomme acquiert-il une thique suprieure de caractre universel et une plus claire
vision ? En dautres termes devient-il plus apte accomplir la fonction qui lui est dvolue sur le plan social ?
Je crois que notre poque dangereusement trouble
exige une rponse catgorique ces questions. Elle
demande aux savants (non pas aux dialecticiens ni aux
amateurs de vaines spculations) quils explorent avec une rigueur toute scientifique ce domaine de la transcendance
o il leur faudra pntrer. Ils devront mener bien cet
extraordinaire tour de force, renouveler leur outillage
10 Nous verrons plus loin que lexpression de fonction transcendante est impropre ; elle a t adopte ici faute de mieux. En effet, elle nest pas de nature phnomnale et nentre donc pas dans la catgorie des fonctions qui sont proprement parler des nergies temporo-spatiales. Mais lobservateur situ dans la relativit des niveaux psychiques croit en percevoir fonctionnellement les effets comme tels.
-
psycho-mental laide dune ascse, se purifier de leurs prjugs, rejeter bien des fonctions quils estimaient essentielles. Le risque est grand, pour lesprit, de sombrer dans lentreprise ; cest une considrable aventure. Mais lenjeu est immense, et les prils de lpoque nous pressent dagir. Paralllement lexploration accomplie par le physicien dans le domaine de la matire et de lnergie, le biologiste, le psychologiste, le mdecin, doivent de toute
urgence pntrer jusquau cur mme et lessence de la psych.
Parce quune tude prliminaire de lexprience mtaphysique mapparut comme une tche urgente je me suis rendu aux Indes, avec ma femme, au dbut de cette
anne. Mon intention tait de consacrer tout notre temps
durant ce premier sjour, tablir un intime contact avec
des hommes librs . la suite dune enqute srieuse, nous avons fix notre choix sur deux individualits
remarquables, qui passent aux yeux des indianistes
contemporains pour tre dauthentiques jivan-muktas selon la tradition des Upanishads.
Permettez-moi danticiper quelque peu sur les conclusions de mon enqute, en vous disant que
lexprience ralise par ces deux hommes prsente un intrt considrable elle semble, en effet, stre tablie dans lintimit de ltre psychique, hors de tout cadre thologique, dogmatique ou doctrinal. Elle rpond une
recherche empirique pousse jusqu lultime position axiale de la conscience. Vous pourriez mobjecter que cette volution se poursuit lintrieur dune philosophie mystique spcifiquement hindoue. Je ne le crois pas. La
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tradition Upanishadique, transmise sans hiatus de matre
disciple, oralement, empiriquement, pratiquement depuis
plus de deux millnaires, offre plutt le secours de sa
psychotechnique 11 . Dune psychotechnique prouve par lusage. Elle se rvle une discipline suprieurement efficace au service de la fonction mtaphysique. Notre
recherche a donc port sur ces deux Ralisateurs dune exprience pure.
Nous avons vit avec soin tout contact avec les
faiseurs de miracles et devins de diverses sortes
astrologues, chiromanciens quils fussent de bonne foi ou imposteurs. Les imposteurs sont fort habiles et ils
abondent, comme aussi les schizophrnes, les
paranoaques, nvross. La recherche de locculte et du merveilleux nentre pas dans notre programme ; et ltude de la parapsychologie, pour intressante quelle soit, constitue un champ dinvestigation nettement spar. 11 On pourrait voir dans cette dclaration sur les vertus de la psychotechnique, un dmenti aux affirmations formules dans lIntroduction, selon lesquelles il nexiste point de psychotechniques vritables conduisant la libration Moksha. La contradiction nest quapparente. La psych peut tre soumise des psychotechniques ; mais cellesci ne constituent quun prlude, une phase prparatoire qui la rend plus rceptive et permable la vrit. Elles agiraient sur le champ psychomental un peu la manire de ces facteurs de diffusion , connus des biologistes, qui ouvrent la voie lacteur principal en dpolymrisant le terrain dopration alentour. vrai dire cette interprtation du rle jou par les psychotechniques ne possde quune valeur relative ; comme toute expression, elle est inadquate. Par del le chercheur de vrit et les diverses mthodes quil met en oeuvre, se tient immuablement, moteur immobile, le seul Acteur authentique lui-mme Vrit, exigence de vrit. Conservons pourtant lexpression inadquate. Elle facilite le service.
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Lexprience ralisatrice du jivan-mukta se situe part de toutes ces catgories, ou plutt elle les transcende et
demeure la question cruciale. Cest pourquoi il importe de pouvoir affirmer son authenticit ou le contraire. Ce que jai vu et impartialement observ au contact des deux jivan-muktas mincline fortement en faveur de lauthenticit. Leur Conscience a-t-elle pris refuge par-del les catgories de la pense formelle, par-del la sphre
affective, lintellect et le concept abstrait, par-del le continuum espace-temps ? Je le croirais volontiers. Ils
sexpriment, autant que cela est possible, comme le feraient des voyageurs vivant dans une trange contre
sans lieu ni dure. Leurs exposs demeurent toujours
rigoureusement cohrents et concordants. De la position
quils occupent, notre monde la mesure humaine, leur apparat travers une vision hraclitenne
dimpermanence et de flux. Cette projection dune ide devant leur regard intrieur rappelle, de trs prs, celle
des thoriciens modernes de la Relativit en physique.
Quant savoir si le plan de conscience o ils se sont tablis
correspond une authentique et transcendante ralit,
cest l une autre question. Qui peut y rpondre hormis celui qui aura effectu ce mme et ultime voyage ? Parmi
nos hommes de science trouverons-nous des volontaires
pour cette prgrination mtaphysique ? Elle comporte
une prparation psychotechnique exceptionnellement
difficile une sorte de suicide pralable des fonctions de lego. Prambule indispensable. Egalement une introversion, incessante et jusqu lextrme limite, des pouvoirs de la psych. Libration lgard du dsir
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(Vairagya) et de la soif dexistence (Tanh). Je ne peux mtendre plus longuement sur cette discipline ; cette ascse veille chez ceux qui la pratiquent avec une parfaite
sincrit, sous la conduite spirituelle dun matre qualifi, de remarquables qualits thiques12. Au surplus, loin de
diminuer leur pouvoir dadaptation aux conditions sociales, familiales, elle accrot la souplesse de leur
plasticit. Toute raideur sefface de leur nature qui, se livrant sans rserve la tche exige, se dlivre
delle-mme. Cette mthode de prparation lexprience mtaphysique offre donc dincontestables bnfices. Encore faut-il quelle soit sagement dirige et contrle. Elle amliore le rendement du sujet, et, dirait lhomme daffaires, rapporte des dividendes la socit qui linstitue. Mais laissons de ct laspect psycho-social de lexprience pour en aborder la signification essentielle. Il est grand temps de poser la question brlante quelles
mystrieuses valeurs esprons-nous qurir dans ce plan
transcendant de la Conscience ? En renonant aux
mirages, aux figures, aux symboles que lego projette autour de lui dans le monde de la Relativit, ne verrai-je
12 Autour dun tel matre gravitent des hommes et des femmes trs divers ; de sincres chercheurs de vrit voisinent avec des anxieux nvross, des hystriques, des psychopathes pervers en qute de gurison, de simples curieux, des ambitieux la recherche dun prestige personnel. Il serait bien imprudent destimer la valeur dun matre en observant superficiellement ceux qui lentourent.Tel tait le pouvoir dattraction de Ramana Maharshi Tiruvanamalai que son ambiance offrait un spectacle des plus htroclites et des plus dconcertants dun puissant intrt.
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pas seffondrer mon dernier support ? Et que puis-je gagner, positivement, en change ?
Une incontestable acquisition dont le jivan-mukta
bnficie titre dfinitif, cest la paix suprme de lesprit. Cette paix chappe toute description mergeant du cur mme de lexprience elle imprgne ltre et le submerge en totalit, dans son dploiement batifique. Ds lors et
pour toujours, son intensit demeure invariable,
contrairement ce qui se produit dans les extases
dnommes samdhi13, phnomnes transitoires. Aucune
contingence ne laffecte, lhomme peut vaquer aux occupations quotidiennes de la vie, par la parole ou
laction, sans que cet tat batifique subisse aucune clipse. Tel est du moins le tmoignage vcu que jai recueilli auprs des jivan-muktas ; il mane dhommes modestes et rservs que je ne puis absolument pas souponner
dimposture. Ltat de paix transcendante surgit aussitt que sont rompus les liens attachant la conscience au plan
psycho-mental. Il impliquerait donc une prise de position
ontologique par-del les limitations de lespace-temps. Au dire de l homme ralis , notre commune exprience du bonheur est, en quelque sorte, emprunte
la source transcendante do elle scoule par un processus de dgradation. La joie que nous investissons et situons
tort dans les objets (anims ou inanims) mane, en fait,
de nous-mmes, elle irradie du foyer axial de notre tre.
13 Voir la Note Complmentaire du Chap. I, la fin de ce volume, intitule A propos des tats de samdhi.
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Mais parce quelle est capte dans un mcanisme aveugle de projection psychique, sa limpidit est perdue. Cest une joie fugace car elle est tombe sous la loi du temps,
adultre et voile parce quelle est erronment attribue au monde extrieur, alors quelle rside en nous. En ralit, derrire notre incessante poursuite du
bonheur travers la multiplicit des formes, il faudrait voir
une recherche obstine, mais la plupart du temps
inconsciente, de la suprme paix intrieure. Un dsir de
repos et de stabilit au sein de la vrit ontologique.
Limpressionnante srnit dans le dtachement dont fait preuve le jivan-mukta nest pas le seul avantage dont il jouisse. Il semble avoir consum au creuset de son
exprience toutes les illusions qui sattachent une activit non claire des sens, de lintellect et de la sphre affective. Aurait-il donc pntr empiriquement dans un plan de
conscience transcendant et unifiant toutes les positions
variables, do le monde nous apparat relatif ? Ainsi, devant son esprit lapparente pluralit du cosmos serait rintgre dans lUnicit. Si cela est exact, la notion mme de relativit svanouit en lui. Il rsorbe dans lunique source la pluralit quasi infinie des positions possibles.
Que notre connaissance du monde phnomnal ne soit
rien dautre, en fin de compte, quun systme de projections psycho-mentales et de rfrences sensorielles
ou chiffres de simples signaux cest l, aujourdhui, une notion reconnue. Vous-mme avez admirablement
analys la nature intime de cette connaissance dans votre
contribution au volume intitul Science in the Changing
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World 14 . Dinnombrables champs de coordonnes peuvent se concevoir, tous aptes, dans une certaine
mesure, rendre compte du rel . Mais lhomme, tant quil se meut lintrieur de ce rseau de rfrences, demeure enclos dans le plan de la Relativit. Vivant
emmur entre les coordonnes quil se fixe lui-mme, il a beau multiplier et opposer complmentairement tous les
points de vue possibles, il ne russit qu augmenter le nombre de ses prisons habitables. Doit-il se rsoudre tre
le captif, pour toujours, de ses propres dterminations ?
Quand donc sonnera pour lui lheure de la suprme synthse ?
Mais je crois que cette heure a maintes fois sonn
travers lhistoire, tant en Occident quen Orient. Parfois, investissant dans la fonction de transcendance toute
lnergie consciente dont il dispose, lhomme tente de rompre avec les conditionnements de lespace-temps. Parvient-il son but ? Peut-il rtablir ainsi dans un monde
do le sens commun est dpouill de toute pesanteur, un monde inaccessible, mme aux activits les plus hautes de
la raison ?
Je demande avec instance que lon veuille bien ne pas rejeter sans examen cette hypothse de travail. Peut-tre
clairerait-elle bien des problmes obscurs. Ses
fondements nappartiennent nullement au domaine de la fantaisie. Sans doute, notre pense, dans ses activits
ordinaires, est-elle habitue subir des limitations troites
lintrieur du cadre de lespace-temps ; des lois
14 Man and Reality.
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rigoureuses la tiennent captive. Nous voyons scouler les vnements selon une squence dtermine et irrversible,
du pass vers le futur, disons-nous.
Mais les recherches rcentes des parapsychologistes
nous dmontrent, incontestablement, que des
phnomnes situs une lointaine distance, dans le temps
comme dans lespace, peuvent tre perus et runis dans un mme instant au foyer dune conscience. Lobservateur, portant son regard ici et l travers le continuum
espace-temps, recueille par voie extra-sensorielle des faits
lointains ou proches.
Sil mest permis de comparer son attention en veil, dans le plan parapsychologique, au faisceau dun projecteur, je dirais quil balaye de son filet de lumire, aussi bien les territoires de lavenir que ceux du pass et du prsent, distants ou proximit.
Mais quon y prenne garde, cette exploration seffectue dans le volume de lespace-temps ; elle en fouille les territoires, mais ne les transcende pas ; le poste
dobservation et les rais du projecteur se situent dans le domaine phnomnal et y demeurent enclos.
Lexprience du jivan-mukta, par contre, transcende toutes les provinces de la psych. Elle est tablie par-del
les frontires du psychisme, rsorbant en elle-mme les
catgories de lespace, du temps et de la causalit. Cest pourquoi les oprations de la parapsychologie ne peuvent gure lintresser, bien qu loccasion il en fasse usage car il en a pleinement matris les pouvoirs. Elles
concernent, en effet, le monde phnomnal, dont le flux
coule au loin sous son regard.
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Que la psych de lhomme puisse saffranchir des limitations que lui impose lirrversibilit du temps cela peut paratre inadmissible au sens commun. Mais ne
laissons pas le sens commun dominer en dictateur
notre pense. Sil devait nous gouverner avec une autorit incontestable, aucune des sciences modernes naurait jamais pu prendre lessor. Examinons plutt, avec les philosophes et
mathmaticiens de notre poque, les notions de temps et
despace ; elles ne sont rien dautre que des catgories mentales, au mme titre que toutes les expriences
sensorielles et motrices inhrentes notre structure
biologique ; elles correspondent des modalits
perceptives, un certain mode de contact et
denregistrement. Notre estimation de lespace et celle de la dure varient sans cesse, se dilatent ou se contractent. Par exemple, dans
le rve, le sommeil profond, lmotion forte, lennui. Et aussi, selon les exigences de nos spculations
mathmatiques ou gomtriques.
Peut-on stonner, alors, si les barrires du temps et de lespace disparaissent aussitt quest suspendue ou dpasse lactivit de lego ? cet nonc les parapsychologistes opposeront peut-tre une objection :
les phnomnes extra-sensoriels de perception
trans-spatiale et trans-temporelle, diront-ils, ont t
obtenus, en laboratoire, chez des sujets possds par leur
ego.
Je ferais remarquer quaucun sujet na jamais pu les obtenir ltat pur et en sries continues. Cest lentre en
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jeu de lego avec ses processus perturbateurs imagination, rationalisation, passion qui altre le cours de lexprience. Le jivan-mukta, par contre, opre dans les conditions
requises, car il est parvenu prendre intgralement
possession de son appareil psycho-mental. En dgageant
son champ de Conscience hors de cet engrenage complexe,
il le domine de haut et lobserve en tmoin impassible. On pourrait comparer sa position celle dun ingnieur qui surveille de son poste dobservation et de commande les oprations dun cerveau lectronique perfectionn. Evidemment cette analogie, extrmement grossire, ne
doit pas tre pousse trop loin.
Il est bien difficile de se reprsenter en termes de
psychologie moderne ce que peut tre ltat de Conscience dun jivan-mukta ; il se situe hirarchiquement dans un plan supra-sensoriel, supra-intellectuel, supra-affectif ; sa
notion du rel diffre entirement de la ntre. Cela
peut nous dconcerter. Mais nen est-il pas de mme du mathmaticien de notre poque ? Pour lui, le monde
physique perd tous les attributs et qualits selon lesquels il
se manifeste notre sens commun comme notre intellect.
Lunivers nest plus qunergie pure, ou mieux, reprsentation mathmatique quations. Si le plan de conscience, dans lequel le jivan-mukta
stablit, est rellement situ par-del mme la reprsentation mathmatique, alors son exprience
mtaphysique devient absolument intraduisible dans la
langue commune.
Il serait absurde de vouloir appliquer la pure
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conscience entendue au sens strict les notions de temps, despace, dnergie, de causalit. La plus grande confusion rgne ce sujet dans la terminologie des
mystiques et des philosophes parce que la conscience se
manifeste ncessairement lhomme sous lapparence dune fonction conditionne : la pense. Or la pense, comme toute forme dnergie, correspond un niveau dj dgrad du principe initial.
Exprimente dans sa nature propre (Sahaja), la
conscience savre irrductible toute dtermination. Sa libert absolue domine linfinie diversit des espaces-temps et champs de gravitation de la Relativit.
Que lhomme de science veuille bien considrer ft-ce titre dhypothse de travail cette ralisation de linconditionnement de la conscience chez le jivan-mukta. Confront lui-mme avec cette exprience, peut-tre
dcouvrira-t-il, par elle, une issue hors de certains
problmes apparemment insolubles.
Lhomme ralis dpasserait donc le flux du monde phnomnal et impermanent, tout comme le physicien fait
vanouir les apparences de la matire. Remontant la
source originelle de la Conscience, il rsorbe, au-del des
illusions du temps et de lespace, la squence des formes. Dans le cours de son dveloppement, il a pu acqurir, sans
les chercher, divers pouvoirs (siddhis) tels que la
perception extra-sensorielle, la tlpathie, laction psycho-cyntique. Ces pouvoirs se sont manifests,
son insu, tandis que progressait la dissolution de lego. Llve doit rejeter ces manifestations sil veut atteindre son but, qui est la dlivrance . Il est vident, en effet,
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que lattachement de tels privilges ne peut aboutir qu un renforcement intensif et une inflation de lego. Je reviens, avant de conclure, votre importante
dclaration : Ici se trouve nonc un fait dexprience, une section de haute valeur dans la connaissance. Il
importe que nous mettions cette connaissance en
application. Sil en est ainsi, nous devons entreprendre ltude de ce que nous pourrions appeler des psychotechniques15.
Pour la premire fois, un biologiste, indpendant de
toute opinion religieuse prconue, affirme la ncessit
dtudier, scientifiquement, lexprience mtaphysique. Il est souhaiter que les civilisations de lOccident mettent profit votre conseil. LInde et la Chine possdent depuis des millnaires une psychotechnique adquate, prouve
par lusage. Dans ces contres dailleurs, une infime minorit dhommes a su mener jusqu sa conclusion lultime exprience, car elle exige une force de caractre peu commune. Les deux hommes librs jivan-muktas que nous avons eu le privilge de rencontrer, ralisent un type dhumanit thiquement suprieur. Dans leur ambiance rgne une force apaisante. Ce singulier
rayonnement pntre jusque dans les profondeurs de la
psych, veille dans linconscient une grande clart dintrospection ; les conflits se trouvent rsolus et unifis. Il est probable que des techniques trs diverses prparent
la mme transcendante ralisation . Le chercheur
trouverait avantage explorer mthodiquement lhistoire
15 Julian Huxley, Evolution and Ethics.
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comparative des religions16 il y dcouvrirait des archtypes
fondamentaux, sortes d Universaux de la pense religieuse. Dans sa prgrination, travers cette terra
incognita , il relverait lemplacement des lieux de signalisation sous la forme de symboles significatifs, de
mythes, dimages. Cest un travail qui exige une srieuse prparation psychologique, car il ne peut tre abord efficacement que
par un esprit comprhensif et clair. Mais lentreprise vaut la peine dtre tente, car elle conduirait dcouvrir laxe mme autour duquel gravite la personnalit de lhomme. Plus prcieuse que la prospection du noyau atomique, cette rvlation de l axis mundi , transcendant la condition humaine, cest la ralit profonde qui se cache sous le mythe du Paradis Perdu.
Veuillez croire, cher ami, etc...
16 Ce travail prliminaire a t accompli avec une pntrante intuition par Mircea Elliade, Professeur dHistoire des Religions, dans son Trait dHistoire des Religions, Payot, 1940.
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Deuxime Lettre Julian Huxley
LHOMME LIBR-VIVANT (JIVAN-MUKTA) NOUS OUVRE LA DIMENSION MTAPHYSIQUE
Cher Professeur Huxley et Ami,
Votre trs intressante lettre dfinit avec une prcision
toute biologique les champs de recherche qui simposent notre attention, et elle pose les principes dune terminologie adquate.
Mtaphysique. Ce mot a servi tant dusages divers travers lhistoire de la pense, dite philosophique, que son emploi aujourdhui peut bien nous sembler indsirable. Il a trop souvent satisfait un besoin de vaine spculat