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SociologieComptes rendus2012
Eva Illouz et l’irruption de la culturethérapeutique dans la société américaineA propos de Eva Illouz, Saving The Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture
of Self-Help (University of California Press, 2008)
DENIS HIPPERT
Référence(s) :
Eva Illouz, Saving The Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self-Help, University of California Press, 2008, 294 p.
Texte intégral
Comment comprendre l’irruption du « discours thérapeutique » dans notre v ie quotidienne ? C’est à cette
question que la sociologue Eva Illouz, professeur de sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem, a consacré
un livre intitulé : Saving the Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self‑Help, paru en 20081 . Cet
effort analy tique pour tenter de cerner l’ethos émotionnel des sociétés modernes capitalistes s’inscrit dans le vaste
domaine de la sociologie de la culture. Avec ce dernier livre, Illouz illustre et prolonge sa réflexion sur les
émotions collectives entamée dans Cold Intimacies : the Making of Emotional Capitalism (2007 ), récemment
traduit en français (2008).
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La question à laquelle tente de répondre Illouz est ambitieuse. En effet, toute réflexion sur la
« psy chologisation » de la v ie sociale américaine ne peut éluder une discussion avec certaines théories critiques
de la modernité d’une part, et celles d’inspirations foucaldiennes d’autre part. Pour les premières, l’omniprésence
du discours thérapeutique est interprétée comme le signe d’un profond changement culturel des sociétés
occidentales. À une conception de l’indiv idu citoy en, acteur politisé de la société civ ile, pivot de l’ordre social, se
serait substituée une conception dépolitisée de l’indiv idu, hanté par une quête narcissique d’épanouissement
personnel (Lash, 197 9), qui ne passerait plus par l’accomplissement de ses rôles publics (Sennett, 197 7 ). Pour les
secondes, l’ethos thérapeutique serait moins le signe d’une forme de déclin culturel qu’une nouvelle modalité du
pouvoir. Le thérapeute agirait en fait comme un véritable « entrepreneur moral » en pathologisant la dév iance.
Mais contrairement à la pratique médicale classique, c’est le sujet lui‑même qui est inv ité à rechercher les raisons
de son supposé malaise. Le diagnostic est le résultat d’un travail introspectif du patient. Aussi, affirme Foucault
(197 5), le rappel à la norme se confond‑il avec la promesse d’une libération de soi.
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Dans cet ouvrage, Illouz refuse tout autant de céder à l’argument du « déclin culturel » qu’à ce qu’elle nomme
une « épistémologie de la suspicion » (p. 4). Le travail sociologique ne consiste pas à appréhender la culture en
présumant ce qu’elle devrait être. Son appréhension doit être « agnostique » et respecter un « principe de
sy métrie » (p. 4), d’après lequel tout phénomène doit être expliqué selon un procédé similaire. Pour Illouz,
indépendamment de ces potentielles conséquences corrosives sur la v ie sociale, la façon dont le discours
thérapeutique a triomphé dans le monde moderne avancé est une question qui reste à élucider. Comment, par
exemple, expliquer qu’à ce jour près de la moitié de la population nord-américaine ait déjà consulté un
3
L’essor de la psychanalyse
thérapeute ?
Proche des idées d’Anthony Giddens (1991, 1994)2, Illouz défend la thèse selon laquelle le discours
thérapeutique a eu une énorme résonance culturelle au XXe siècle, car il s’est rapidement institutionnalisé dans la
plupart des sphères sociales : « organisations économiques, mass media, éducation des enfants, intimité et
sexualité, école, armée, programmes de réhabilitation carcéraux [et aussi] dans la gestion des conflits
internationaux » (p. 7 ). Tout l’intérêt sociologique de son travail réside ainsi dans le saisissement du processus
d’institutionnalisation du discours thérapeutique. Mais à la différence de Giddens, sa démonstration est moins
orientée sur les transformations sociétales que sur l’analy se des déclinaisons de la culture thérapeutique, sur
l’émergence d’un « nouveau sty le émotionnel ». Sociologue de la culture, Illouz cherche à explorer comment
fonctionne cette culture thérapeutique : « how culture works ». Pour ce faire, elle a entrepris d’étudier le discours
thérapeutique sous tous ses aspects afin de constituer un matériau empirique conséquent. Les données sur
lesquelles s’appuie sa démonstration ne sont év idemment pas exhaustives en dépit de leur impressionnante
variété : articles de magazines, self‑help guides, romans (best‑sellers), autobiographies, films, émissions de
télév ision, littérature psy chologique et psy chanaly tique, manuels, entretiens avec des managers et des personnes
ay ant suiv i une thérapie et enfin observations participantes au sein d’ateliers thérapeutiques de groupes.
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Le premier temps de l’exposé d’Illouz est consacré à la popularisation des théories psy chanaly tiques
freudiennes. Cet engouement est tout à fait remarquable, note‑t‑elle. La rapide institutionnalisation de la
psy chanaly se, en tant que discipline et profession, ne peut pourtant être expliquée par son aura académique. Dans
une large mesure, ses thèses échappent au critère popperien de falsification. La psy chanaly se n’est d’ailleurs
jamais vraiment devenue une discipline universitaire autonome dans la plupart des pay s occidentaux. Comment,
alors, expliquer son rapide essor ?
5
La personnalité charismatique de Sigmund Freud est un premier élément de réponse. En s’appuy ant sur les
travaux de ses biographes, Illouz dépeint Freud comme un maître à penser, tout autant qu’un leader audacieux et
ambitieux capable de convaincre et de fédérer des personnalités influentes autour de lui. Une partie de l’étonnante
et rapide popularité de la psy chanaly se tient à la capacité de son fondateur d’avoir su répandre un corpus de
connaissances, sur le même mode qu’une secte religieuse : en fabriquant des croy ants. Les proches de Freud ont
transformé ses thèses en doctrines. L’analogie avec la pratique religieuse n’est pas dénuée de fondements. Comme
le croy ant qui remet sa foi en Dieu, en se soumettant à la cure psy chanaly tique, le patient peut enfin se débarrasser
de ses démons intérieurs et s’en libérer.
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Les thèses de Freud ont continué de s’imposer bien après sa mort. Elles se sont notamment exportées outre-
Atlantique, où elles furent mieux accueillies que dans certains pay s d’Europe. En tant que discipline, elles furent
associées assez facilement à une pratique médicale que beaucoup de praticiens libéraux ont fait leur sans aucune
7
Les transformations de la culture émotionnelle autravail
controverse déontologique. Forte d’une telle assise médicale, les thèses de Freud furent vulgarisées par la presse
et certains médias influents. Les acteurs s’en sont ensuite emparé, car les thèmes abordés fascinaient
(interprétation des rêves, relecture des my thes, inconscient, lapsus, sexualité infantile), d’autant plus qu’ils
fournissaient des clés de compréhension pour donner du sens aux transformations qui s’opéraient dans la sphère
privée au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Politiquement, la psy chanaly se a eu bonne presse chez les
libéraux et chez les conservateurs américains. Les premiers se félicitèrent que la sexualité cesse enfin d’être tabou,
et que le passé familial soit interrogé de façon critique. Quant aux seconds, ils trouvèrent dans les thèses
freudiennes une formidable justification au maintien des rapports sociaux différenciés de sexes pour défendre
l’ordre familial traditionnel. De plus, la teneur « hy bride » du langage psy chanaly tique – associant une rhétorique
scientifique et médicale et un certain ésotérisme – a tout de suite conquis. Ainsi conclut Illouz, alors que les
sciences sociales se cantonnaient à interroger le sens des transformations sociétales, et que la médecine classique
ne s’intéressait que très peu à la v ie psy chique et émotionnelle des patients, la psy chanaly se a apporté de
véritables réponses qu’une partie de la société américaine était prête à entendre.
Le deuxième temps du livre v ise à montrer comment l’entrée de la psy chologie dans le monde du travail a
transformé les rapports professionnels au sein des grandes entreprises américaines. En se psy chologisant, Illouz
défend l’idée que le travail a changé de culture émotionnelle : le modèle de l’Homo œconomicus tendrait à
s’épuiser derrière celui de l’Homo communicans (p. 58). Dans ce mouvement, les distinctions de genre en ont
même perdu de leur v irulence. À tel point qu’Illouz parle d’une « androgénisation » des conduites émotionnelles
(p. 15).
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Les premières interventions de psy chologues dans les firmes américaines remontent aux années 1930. Cette
irruption de la psy chologie n’est pas un hasard, affirme Illouz. Elle coïncide avec la prise de conscience des cadres
dirigeants que la tertiarisation d’une partie de la production était inéluctable, et que l’adaptation à cette nouvelle
demande ne pouvait se faire sans une profonde transformation des modèles de gestion et d’encadrement des
personnels salariés. Illouz consacre de longs paragraphes à la description de l’épuisement du tay lorisme, qui
représentait une phase particulière du capitalisme. Elle rappelle notamment que la rationalisation tay lorienne du
travail passait par une stricte définition bureaucratique des tâches à exercer, laissant la personnalité du salarié de
côté, pour ne s’adresser qu’à la force de production. L’entrée de la psy chologie a contribué à l’inversion de cette
dy namique. Ce rev irement est en partie dû aux travaux classiques d’Elton May o. Psy chosociologue, il fut l’un des
premiers à saisir toute l’importance de ce que l’on nomme depuis quelques années le « capital social ».
9
Pour autant, écrit Illouz, le développement du management, sensé être une alternative capable de réhumaniser
le travail, a réactualisé une partie de l’idéologie productiv iste tay lorienne, tout en y inscrivant de nouvelles
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Transformation des rapports conjugaux et« refroidissement » de l’intimité
injonctions comme la responsabilité, l’autonomie, la flexibilité ou encore la créativ ité. En intégrant la dimension
psy chosociale des acteurs, les techniques de management v isent à la codification des comportements afin
d’augmenter leur efficience productive. Le contrôle de soi n’a pas disparu. En cela, le propos d’Illouz rejoint les
constats de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello (1999), ainsi que ceux de Richard Sennett (1997 , 1998).
À ses y eux cependant, l’essentiel est ailleurs. En réintroduisant l’humain au centre des préoccupations
organisationnelles, le management a transformé les modalités de l’action entrepreneuriale tout en instillant un
nouveau sty le émotionnel dans le monde du travail, une nouvelle forme de contrôle émotionnel. L’idéal du
technocrate capitaliste dépersonnalisé, c’est‑à‑dire capable de canaliser ses émotions de sorte de ne jamais les
laisser s’exprimer sur le lieu de travail, s’est épuisé. Cette forme de rationalisation émotionnelle des
comportements, ty piquement masculine, a été remplacée par celle du manager empathique, capable d’inspirer de
la confiance et de comprendre les besoins personnels des membres de son équipe. C’est ce qui fait dire à Illouz que
les distinctions sy mboliques entre attributs féminins et attributs masculins se sont étiolées dans le monde
professionnel. En outre, en se sentimentalisant, le monde du travail n’est plus étranger au monde domestique. Le
passage de l’un à l’autre ne consiste plus en une totale redéfinition émotionnelle des rôles sociaux. La dichotomie
entre v ie familiale privée et v ie professionnelle publique perd de sa pertinence. À l’image de Sennett (197 7 ), Illouz
est attentive à ce changement.
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Dans un troisième temps, l’analy se de la psy chologisation de la v ie sociale quitte le monde du travail pour la
sphère familiale. Même si les modalités de l’irruption du discours thérapeutique ne sont pas les mêmes, Illouz
prolonge certaines de ses observations. L’influence considérable des thérapeutes aurait contribué, d’une part, à la
transformation des rapports conjugaux entre les hommes et les femmes – via notamment la promotion de la
communication conjugale –, et d’autre part, à la « rationalisation » de la v ie privée.
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Tout d’abord, le discours thérapeutique a réussi à s’immiscer de façon sy stématique dans la sphère privée, car il
est apparu comme une solution pour résorber les conflits conjugaux. Illouz montre notamment que le thérapeute
apparaît moins comme un praticien que l’on consulte pour guérir des pathologies que comme un médiateur
capable de réinstaurer la communication dans le couple. C’est notamment dans le discours des psy chologues que
cette curieuse idée de « partenariat » naquit et contribua à la redéfinition des rapports sociaux de couple. De fait,
penser son conjoint comme un partenaire disqualifie la dissy métrie conjugale en réintroduisant de l’altérité.
Certes, il ne s’agit pas d’un acte révolutionnaire. Les normes patriarcales ne sont pas frontalement combattues
pour ce qu’elles sont. La critique est dès lors moins subversive que celle portée au même moment par le
féminisme. Cependant, cette conception modérée de l’égalitarisme conjugal, portée par une rhétorique bien plus
scientifique et médicale que politique, a favorisé l’évolution des représentations égalitaires, de même que la
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La naissance de l’industrie du « bien‑être »
transformation des rapports familiaux dans les classes moy ennes et moy ennes supérieures américaines. C’est ce
qui fait dire à Illouz que certaines catégories du discours psy chologique ont une certaine affinité avec la pensée
féministe puisqu’à leur manière elles questionnent aussi ce qui jusque‑là passait pour l’ordre normal des choses.
Le discours thérapeutique a sans aucun doute facilité l’avènement de l’amour « convergent » entre les hommes
et les femmes, tout autant que l’imposition de ce modèle de v ie maritale qu’est la « relation pure3 ». Illouz ne fait
que reprendre les thèses de Giddens (1994) en leur donnant une certaine consistance empirique. Mais son analy se
ne s’arrête pas là. Elle consacre de nombreuses pages à explorer la face sombre de l’influence et de l’appropriation
par les acteurs de ce discours thérapeutique. En s’appuy ant sur des extraits d’entretiens, Illouz montre avec une
certaine minutie analy tique que désormais les acteurs ont l’impression qu’ils se doivent de gérer et d’organiser
leur v ie intime un peu de la même façon que leur v ie professionnelle pour être épanouis. De la sexualité à la
communication conjugale, en passant par l’éducation des enfants, tout dev ient une affaire de connaissances, de
techniques, de bonnes attitudes qu’il convient non seulement d’acquérir, mais aussi d’objectiver en se livrant à des
comparaisons et des tests. Même si les acteurs ne se laissent pas totalement déborder, ni même enfermer par ces
nouvelles prescriptions, plus rien ne semble aller de soi. Reprenant certains arguments wébériens sur le processus
de rationalisation, Illouz affirme que le discours thérapeutique n’est pas étranger au « refroidissement » de la v ie
intime – pour ne pas dire « désenchantement ». Considérons le sentiment amoureux par exemple. À force d’en
codifier la teneur dans un jargon pseudoscientifique et médical, sa dimension enchantée perd de sa prégnance. Du
monde des passions, il entre dans celui de la raison. Cette analy se peut s’appliquer aussi à la sexualité. Selon Illouz,
le discours thérapeutique aurait contribué à la technisation et à la standardisation du rapport sexuel en
redéfinissant les pratiques de façon totalement « froide » et désérotisée.
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Le quatrième temps de l’exposé tente d’expliciter comment le discours thérapeutique, qui à bien des égards était
et reste un discours savant, a contribué à l’essor de l’industrie de la santé et du bien‑être (self‑help industry).
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Un large pan du discours thérapeutique correspond désormais bel et bien, affirme Illouz, à un véritable effort
marchand, entièrement dévoué à la prodigation de conseils, voire de véritables recettes pour s’autoréaliser. Qu’il
soit question de communication conjugale, de sexualité, d’éducation des enfants, de relations familiales ou plus
généralement de l’état émotionnel du sujet, le discours thérapeutique codifie – ex ante – des façons d’être, des
états émotionnels, des modes de communication et des comportements qui sont supposés être « sains »,
« healthy », indispensables au bien‑être émotionnel en vertu d’expertises pseudoscientifiques et médicales4. Et
tout comportement ou attitude qui ne s’inscrit pas ou s’éloigne trop de cette famille générique de critères dev ient
par définition suspect, voire le cas échéant pathologique. Soucieux de leur bien‑être ou de celui de leurs proches,
les « patients‑consommateurs » sont donc v ivement encouragés à suivre les conseils des thérapeutes s’ils
souhaitent se réaliser pleinement et œuvrer à ce qu’il en soit de même pour leurs proches.
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Discours thérapeutique et hiérarchisation sociale
L’incroy able essor économique de cette industrie s’explique en outre par la congruence entre le discours
thérapeutique et la conception culturelle dominante de « l’indiv idualité » américaine – ce qu’Illouz nomme : « the
American culture of selfhood ». En effet, c’est aux États‑Unis, bien plus que dans d’autres pay s du monde moderne
occidental, que l’indiv idu fut, de façon assez paradigmatique, érigé comme le pivot de l’ordre social. Cette figure
centrale de « l’indiv idualisme institutionnel », pour le dire comme Talcott Parsons (1964), découle d’un contrat
politique basé sur l’égalité des droits, d’une tradition puritaine protestante et d’une figure entrepreneuriale de
réussite économique. Le discours thérapeutique se serait en quelque sorte greffé sur ce socle en y inscrivant une
nouvelle dimension : l’autoépanouissement. D’après Illouz, la greffe a pris pour les raisons suivantes. En premier
lieu, le discours thérapeutique est toujours un discours générique. Il peut potentiellement s’appliquer dans
n’importe quel domaine de la v ie émotionnelle des indiv idus. En deuxième lieu, il s’adresse à la fois au patient et au
consommateur en brouillant ces catégories. En troisième lieu, il fait du bien‑être émotionnel un état psy chique
dont seul l’indiv idu détient les ressorts – s’il consent à y travailler, bien entendu. En dernier lieu enfin, le discours
thérapeutique est un langage culturel qui permet d’articuler des états émotionnels de l’ordre de la v ie privée avec
des revendications en termes de droits et de reconnaissance sur la scène publique. Illouz illustre ce point en
explicitant comment du statut de patient, un indiv idu peut acquérir celui de v ictime, simplement en mettant en
scène sa souffrance émotionnelle pour en faire un aspect singulier de son identité. Désormais, avance la
sociologue, à côté d’un récit de réussite personnelle médiatisé par le succès économique dans la sphère publique
coexiste un récit, tout aussi héroïque, de réalisation de soi dans la sphère privée. Ce récit n’est pas dissociable
d’une mise en scène discursive de la souffrance indiv iduelle, et surtout de son dépassement par l’indiv idu. Jadis,
dans l’héroïsme quelque peu épique du « self-made-man » américain traditionnel, l’adversité était toujours
expulsée vers l’extérieur. L’indiv idu devait s’imposer et composer avec la rudesse et l’hostilité du monde pour
faire fortune. À l’opposé, dans le récit de soi thérapeutique, l’adversité est d’abord et presque toujours intérieure.
L’indiv idu est aux prises avec lui‑même. Pour réussir, il se doit de vaincre ses propres démons. Autrement dit,
faire face au monde, c’est avant tout faire face à soi‑même, à ses faiblesses psy chiques et émotives. Avec beaucoup
de clarté, Illouz illustre ce rev irement en s’appuy ant sur une analy se des biographies de certaines célébrités
américaines. Parmi ces dernières figure celle de l’animatrice vedette nord-américaine Oprah Winfrey , à laquelle
Illouz a consacré un livre (2003).
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Le dernier temps du livre examine comment cet ethos émotionnel, produit par le discours thérapeutique, est
devenu un instrument de catégorisation et de hiérarchisation sociale. La culture thérapeutique ne permet pas
seulement de donner du sens à certaines actions. Illouz affirme qu’elle peut être considérée comme une ressource
indispensable pour obtenir certains « biens » culturels.
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Sous l’influence de la psy chologie clinique, les comportements émotionnels furent l’objet d’évaluations et de19
tests multiples à partir des années 1920. C’est à cette période que les premiers « tests » de personnalité
apparurent. À l’origine, ils étaient entrepris pour des raisons purement médicales. Les chercheurs cliniciens
tentaient de cerner des pathologies afin de pouvoir les diagnostiquer. Progressivement, ces tests, leurs finalités,
ont évolué. Les critères sur lesquels ils reposaient ont changé pour s’adapter à d’autres demandes – militaires et
économiques notamment, mais pas exclusivement – que celles de santé publique. C’est ainsi que des tests de
comportements, psy chologiques, d’intelligence et autres, naquirent et commencèrent à s’imposer dans le pay sage
social. Depuis une v ingtaine d’années, les tests sont devenus une véritable industrie qui génère plus de quatre
cents millions de dollars de chiffre d’affaires annuel aux États‑Unis, rapporte Illouz (p. 201). À côté du célèbre test
d’intelligence « I Q », il ex iste depuis les années 1990 un test émotionnel : « Ei ». Comme son nom l’indique, il sert à
mesurer l’intelligence émotionnelle. Sans rentrer dans les détails de son élaboration, notons simplement que ce
test s’est institutionnalisé. Quatre-v ingts des cent plus grandes entreprises américaines s’en inspirent pour
recruter et former leurs personnels. Il s’est imposé à côté du test d’intelligence comme un instrument de sélection
sociale. C’est un critère de recrutement. Il n’est év idemment pas aussi discriminant que le diplôme, mais un faible
score à ce test impose aux candidats de s’en justifier ou tout simplement de le repasser, jusqu’à obtenir un résultat
décent.
Une première conclusion s’impose. Savoir faire preuve d’une certaine tenue émotionnelle ne s’inscrit plus
simplement dans une logique de savoir‑être. C’est bel et bien d’une forme de disposition émotionnelle dont il s’agit
de faire preuve pour espérer prétendre à certaines positions. Et dans ce jeu, ce sont les psy chologues qui sont
chargés de valider un certain ethos émotionnel et de le transformer en compétences sociales5.
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Deuxième conclusion que tire Illouz : la psy chologisation de la v ie sociale a indiscutablement des effets sur la
stratification de l’espace des positions sociales de la société américaine. À cet égard, la sociologue ne manque pas
de rappeler que Freud considérait déjà que l’appartenance sociale et la v ie psy chique des indiv idus étaient
étroitement liées – chaque classe sociale a ses propres névroses ! Et peu importe que ce constat soit
empiriquement fondé ou pas. L’important est de saisir que désormais la v ie émotionnelle joue un rôle non
négligeable dans la mobilité sociale. Le raisonnement s’inscrit explicitement dans l’héritage théorique de
Pierre Bourdieu. Cependant, Illouz en tire des conséquences politiques différentes. Concevoir le discours
thérapeutique comme un nouvel instrument idéologique légitimant l’ordre social pour le compte des
« dominants », ce serait, ni plus ni moins, faire fi de sa texture « genrée » égalitariste.
21
Enfin, conclut Illouz, l’institutionnalisation du discours thérapeutique a contribué à faire de l’intimité un
véritable « bien ». Par exemple : passer à côté de sa v ie sentimentale amoureuse est clairement considéré comme
une épreuve que la seule réussite professionnelle ne peut plus compenser aujourd’hui. Autrement dit, mener une
« bonne v ie » n’est plus envisageable sans épanouissement intime. Les extraits d’entretiens convoqués par Illouz
l’attestent. Ils montrent aussi que la plupart des indiv idus sont persuadés que le savoir thérapeutique est une
ressource culturelle indispensable pour se réaliser dans sa v ie intime. Posée en termes de bien,
l’institutionnalisation du discours thérapeutique a des répercussions sociales, dont il faut examiner la teneur avec
des catégories analy tiques normatives, puisque c’est de justice sociale dont il s’agit.
22
Discours thérapeutique : de quoi parle‑t‑on ?
Un discours critique ?
L’intérêt de l’ouvrage d’Illouz est d’avoir fourni des clés d’interprétations sociologiques particulièrement
fécondes pour saisir l’institutionnalisation du discours thérapeutique dans la société américaine. Son parti pris
analy tique, depuis la publication de son premier ouvrage consacré à l’étude des liens entre amour romantique et
capitalisme (Illouz, 1997 ), est de considérer que l’étude de la v ie émotionnelle des acteurs permet de comprendre
les logiques sociales et culturelles qui sont à l’œuvre dans les sociétés du monde moderne capitaliste (Illouz,
2007 ). Dans ce livre, comme dans les précédents, Illouz s’y emploie de façon convaincante.
23
Il n’est pas aisé de résumer son propos en quelques lignes. On ne peut tirer de conclusions simples de ses
analy ses. Certes, sa thèse consiste à montrer que le discours thérapeutique a contribué à la transformation du
sty le émotionnel de la société américaine. Mais à aucun moment elle ne fige sa démonstration. Les influences
réciproques entre ce qu’il convient d’appeler des séries de processus ne sont jamais escamotées, ni transformées
en de simples relations de cause à effet univoques. Par exemple, Illouz montre comment à la fois la culture de
l’indiv idualité américaine a facilité la réception du discours thérapeutique, tout en se transformant, et en
transformant le discours thérapeutique.
24
En dépit de la finesse de certaines analy ses, on peut reprocher à Illouz ce qu’elle‑même reproche à Foucault.
Dans l’introduction de son ouvrage, le philosophe est critiqué pour son utilisation de concepts « bulldozers »
(2008, p. 4) : « surveillance » ou « biopouvoir » notamment ; incapables de cerner la complexité des processus
sociaux étudiés. Mais parler du « discours thérapeutique » sans jamais en définir la consistance peut mener aux
mêmes apories. Au fil des chapitres, Illouz fait des allusions à la psy chanaly se, à la psy chologie sociale, clinique,
comportementale ou encore cognitive. S’agit‑il d’un seul et même discours ? Et surtout est‑il v raiment question de
thérapie ? Face à ces questions, le lecteur est souvent sans réponse. Certains arguments perdent donc de leur
pertinence dans ce flou. De plus, on peut aussi s’interroger sur l’efficacité analy tique de l’emploi du terme
« habitus » dans le dernier chapitre. Là encore, Illouz n’en donne pas de définition précise. Elle souscrit à l’usage
métathéorique qu’en fait Bourdieu. Or, l’habitus dessert à certains égards le propos d’Illouz autant qu’il desservait
déjà celui de Bourdieu6.
25
Pour finir, Illouz conclut son livre en tentant d’interroger politiquement les conséquences de la pénétration du
discours thérapeutique dans la plupart des sphères sociales de la société américaine. Elle démontre, à juste titre
nous semble‑t‑il, que la psy chologisation du social a des répercutions sur les conceptions collectives du bien
commun que se font les indiv idus. Un peu curieusement, Illouz ouvre une piste critique, s’y engage et s’arrête en
chemin. Elle aurait pourtant pu pousser le raisonnement un peu plus loin. Prenons un exemple. Le discours
thérapeutique est désormais dominant et à peu près présent dans tous les domaines de la v ie sociale. Il contribue à
26
Bibliographie
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la définition des principes normatifs sur lesquels sont fondées les conditions d’accès à certains biens sociaux :
santé, emploi, éducation, reconnaissance, intimité. Or, comme le montre le philosophe Michael Walzer (1983),
dont Illouz reprend explicitement les catégories analy tiques, la justice sociale repose à la fois sur le respect des
frontières entre les « sphères » sociales tout autant que sur le maintien de principes normatifs différents à
l’intérieur de chacune de ces sphères (Walzer, 1983). Le marché doit être séparé de l’État, du sy stème de santé, de
la famille, de l’école ou encore de l’Église. Ces principes lui sont inhérents. À aucun moment, ils ne doivent pouvoir
se substituer à ceux qui gouvernent les autres sphères de la société. Par exemple, l’argent, qui récompense le
succès économique sur le marché, ne devrait pas distordre ou simplement intervenir dans la distribution du
pouvoir politique, dans l’accès aux soins médicaux ou encore dans l’obtention de titres scolaires. C’est en ce sens
que l’hégémonie du marché et de ses logiques sur la v ie sociale représente une menace pour la justice sociale,
affirme Walzer (1983, p. 119). Dans une veine similaire ne pourrait‑on pas critiquer la prééminence du discours
thérapeutique ? La question mérite d’être posée. Elle découle logiquement des analy ses d’Illouz. Le lecteur,
sensible aux arguments de Walzer, ne peut que regretter qu’Illouz, dont l’ambition est aussi de proposer une
théorie critique immanente, ne se soit pas attardée sur cette question ô combien importante.
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Notes
1 . Ev a Illouz (2008), Saving the Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self‑Help, Berkeley , Univ ersity ofCalifornia Press, 294 p.
2 . Giddens ne parle pas de « discours thérapeutique » mais de « réflexiv ité institutionnelle » (1 991 , 1 994).
3 . On peut parler de relation pure « lorsque les deux partenaires tombent d’accord sur le fait que chacun d’entre eux tire
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4 . Beaucoup de ces expertises ont des fondements heuristiques plus que douteux, affirme Illouz.
5 . Illouz parle de « Global therapeutic habitus », (p. 21 7 ).
6 . Dans La Reproduction (Bourdieu & Passeron, 1 97 0), l’habitus est d’abord le produit de l’appartenance à un milieusocial. Selon Bourdieu, l’espace des positions détermine, en dernière analy se, celui des dispositions. En dépit desdésajustements observ és entre ces deux ordres (Martuccelli, 1 999) que Bourdieu lui‑même peine à dissimuler dans LaMisère du monde (1 993), cette correspondance est expliquée aussi par l’habitus. Autrement dit, l’habitus est généré parl’appartenance sociale tout autant qu’il génère une appartenance sociale. Outre le fait que son usage soit quelque peutautologique, en faire un principe explicatif sy stématique nuit à l’intelligibilité de certains mécanismes sociaux (Lahire,2002).
Pour citer cet article
Référence électronique
Denis Hippert, « Eva Illouz et l’irruption de la culture thérapeutique dans la société américaine », Sociologie [En ligne], Comptesrendus, 2012, mis en ligne le 30 mai 2013, consulté le 16 août 2014. URL : http://sociologie.revues.org/1055
Auteur
Denis [email protected] en sociologie, Université Paris-Descartes, Cerlis – Faculté des sciences humaines et sociales Sorbonne – UniversitéParis-Descartes – 45, rue des Saints‑Pères – 75 270 Paris Cedex 06.
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