extrait de la publication…hugh howey hugh howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant...

18
Extrait de la publication

Upload: others

Post on 27-Mar-2021

6 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

Extrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

“EXOFICTIONS”

série dirigée par Manuel Tricoteaux

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Dans un futur postapocalyptique indéterminé, une communauté d’hommes et de femmes a organisé sa survie dans un silo souterrain géant. Du monde extérieur, devenu hostile, personne ne sait rien, sinon que l’atmosphère y est désormais irrespirable. Les images de mauvaise qualité relayées par d’antiques caméras, montrant un paysage de ruines et de dévastation balayé de vents violents et de noirs nuages, ne semblent laisser aucune place à l’illusion. Pourtant, certains continuent d’espérer. Ces individus, dont l’optimisme pourrait s’avérer contagieux, représentent un danger potentiel. Leur punition est simple. Ils se voient accorder cela même à quoi ils aspirent : sortir.

Dans une nouvelle qu’il met en ligne en 2011, Hugh Howey décrit une société où l’on ne percevrait plus le monde extérieur que par le biais d’un écran. Peu après, devant le nombre de messages de lecteurs lui réclamant une suite, il imagine quatre nouveaux épisodes – donnant naissance à Silo, devenu depuis un best-seller international. Voici le 3ème volet des 5 épisodes à paraître en version numérique.

Conjuguant un art consommé du récit et un infaillible sens du suspense, Hugh Howey a peut-être offert à la science-fiction son dernier classique en date.

Extrait de la publication

Page 4: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

HUGH HOWEY

Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié aux États-Unis, véritable phénomène d’édition, Silo est son premier roman et le volet inaugural d’une trilogie à paraître aux éditions Actes Sud. Hugh Howey vit à Jupiter, en Floride.

Photographie de couverture : © Fedorov Oleksiy / Shutterstock

Titre original :Wool

© Hugh Howey, 2012 

© ACTES SUD, 2013pour la traduction françaiseISBN 978-2-330-02541-0

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

HUGH HOWEY 

Silo3 

roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Yoann Gentric

ACTES SUD

Extrait de la publication

Page 6: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

6

III

LE BANNISSEMENT 

Extrait de la publication

Page 7: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

7

III

LE BANNISSEMENT 

Extrait de la publication

Page 8: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

8

18

Il y avait des chiffres sur chacune des poches. Juliette pouvait les lire lorsqu’elle baissait les yeux vers sa poitrine – ils devaient donc être imprimés à l’envers. Ils étaient là pour elle et pour personne d’autre. Elle les contempla à travers la visière de son casque, hébétée, tandis que la porte se refermait dans son dos. Une autre porte, interdite, apparut devant elle. Elle se dressait là en silence en attendant de s’ouvrir.

Juliette se sentait perdue dans ce vide entre deux portes, pié-gée dans ce sas rempli de tuyaux de couleurs vives qui jaillis-saient des murs et du plafond, et où tout miroitait sous des linceuls de plastique.

Étouffé par son casque, le sifflement de l’argon insufflé dans la pièce lui parut lointain. Il l’informait que la fin était proche. Sous l’effet de la pression, le plastique se froissa contre le banc, les murs, enveloppa les tuyaux. Elle perçut la pression sur sa combinaison, comme une main invisible qui la serrait dou-cement.

Elle savait ce qui allait suivre – et une part d’elle-même se demanda comment elle en était arrivée là, elle, une fille des Machines, qui s’était toujours éperdument moquée du monde extérieur, qui n’avait jamais commis que des infractions mineures, et qui n’aurait pas demandé mieux que de passer le restant de ses jours dans les entrailles de la terre, couverte de cambouis, à réparer les choses cassées, peu soucieuse du vaste monde des morts qui l’environnait… 

Extrait de la publication

Page 9: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

9

18

Il y avait des chiffres sur chacune des poches. Juliette pouvait les lire lorsqu’elle baissait les yeux vers sa poitrine – ils devaient donc être imprimés à l’envers. Ils étaient là pour elle et pour personne d’autre. Elle les contempla à travers la visière de son casque, hébétée, tandis que la porte se refermait dans son dos. Une autre porte, interdite, apparut devant elle. Elle se dressait là en silence en attendant de s’ouvrir.

Juliette se sentait perdue dans ce vide entre deux portes, pié-gée dans ce sas rempli de tuyaux de couleurs vives qui jaillis-saient des murs et du plafond, et où tout miroitait sous des linceuls de plastique.

Étouffé par son casque, le sifflement de l’argon insufflé dans la pièce lui parut lointain. Il l’informait que la fin était proche. Sous l’effet de la pression, le plastique se froissa contre le banc, les murs, enveloppa les tuyaux. Elle perçut la pression sur sa combinaison, comme une main invisible qui la serrait dou-cement.

Elle savait ce qui allait suivre – et une part d’elle-même se demanda comment elle en était arrivée là, elle, une fille des Machines, qui s’était toujours éperdument moquée du monde extérieur, qui n’avait jamais commis que des infractions mineures, et qui n’aurait pas demandé mieux que de passer le restant de ses jours dans les entrailles de la terre, couverte de cambouis, à réparer les choses cassées, peu soucieuse du vaste monde des morts qui l’environnait… 

Extrait de la publication

Page 10: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

10

19

Quelques jours plus tôt.

Juliette était assise par terre dans la cellule, adossée à la ran-gée de hauts barreaux d’acier, face au monde misérable projeté sur l’écran mural. Durant ces trois derniers jours, alors qu’elle essayait d’apprendre le métier de shérif du silo, elle avait observé cette vue du monde extérieur en se demandant pourquoi on en faisait tout un plat.

Elle ne voyait là que des pentes mornes, des collines grises qui s’élevaient vers des nuages plus gris encore et des taches de soleil qui s’efforçaient d’illuminer la terre, sans grand suc-cès. Le tout traversé de vents terribles, de bourrasques effré-nées qui soulevaient de petits nuages de terre, des spires et des volutes qui se pourchassaient dans un paysage entièrement dévolu à leurs jeux.

Juliette ne trouvait rien dans cette vue qui soit de nature à l’inspirer, rien qui suscite sa curiosité. C’était une solitude inha-bitable, bonne à rien. Sa seule ressource utile, c’était l’acier gâté des tours croulantes visibles à l’horizon, et nul doute qu’il aurait coûté davantage de le récupérer, le transporter, le fondre et le purifier que d’extraire du fer des mines creusées sous le silo.

Les rêves interdits du monde extérieur, constatait-elle, étaient vides et tristes. C’était des rêves morts. Les gens du haut qui révéraient cette vue avaient tout faux – l’avenir, il était sous leurs pieds. C’était de là que provenaient le pétrole dont ils tiraient leur énergie, les minerais qui servaient à fabriquer toute chose utile, l’azote qui régénérait le sol des fermes. Quiconque était

Extrait de la publication

Page 11: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

11

ombre dans les secteurs de la Chimie ou de la Métallurgie savait ça. Ceux qui lisaient des livres pour enfants, ceux qui essayaient de reconstituer le mystère d’un passé oublié et inconnaissable, ceux-là demeuraient dans l’illusion.

La seule explication qu’elle trouvait à leur obsession, c’était l’espace ouvert lui-même, une caractéristique du paysage qu’elle trouvait franchement terrifiante. Peut-être que c’était elle qui n’était pas normale d’aimer les murs du silo, d’aimer les confins obscurs du fond. Est-ce qu’ils étaient tous fous de nourrir des pensées d’évasion ? Ou est-ce que c’était elle qui avait un grain ?

Juliette détourna les yeux des collines sèches et du brouil-lard terreux pour les poser sur les dossiers étalés autour d’elle. C’était l’œuvre inachevée de son prédécesseur. Une étoile bril-lante était en équilibre sur l’un de ses genoux, encore jamais portée. Une gourde conservée dans un sac plastique réutili-sable était couchée sur l’un des dossiers. Elle semblait plutôt innocente, couchée là, ayant déjà rempli sa mission meurtrière. Plusieurs numéros inscrits sur le sac à l’encre noire avaient été barrés, ceux d’affaires depuis longtemps résolues ou abandon-nées. Sur le côté figurait un nouveau numéro, correspondant à un dossier absent, un dossier rempli de témoignages et de notes relatives à la mort d’une élue que tout le monde avait aimée – mais que quelqu’un avait tuée.

Juliette avait vu certaines de ces notes, mais seulement de loin. Elles avaient été écrites de la main de l’adjoint Marnes, des mains qui refusaient de lâcher le dossier, qui s’y crampon-naient désespérément. Juliette avait jeté des coups d’œil à ce dossier depuis l’autre côté du bureau et aperçu les éclaboussures de larmes qui çà et là brouillaient un mot et faisaient gondo-ler le papier. Au lieu de l’écriture soignée caractéristique de ses autres dossiers, c’était un gribouillis qui courait à travers ces larmes en train de sécher. Ce qu’elle voyait semblait se traîner sur la page avec colère – des mots étaient biffés d’un trait rageur et remplacés. Cette rage qui ne quittait plus l’adjoint Marnes, désormais, cette colère bouillante qui avait poussé Juliette à déserter le bureau et à venir travailler dans la cellule. Elle avait trouvé impossible de réfléchir en face d’une âme pareillement

Extrait de la publication

Page 12: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

12

brisée. La vue du dehors qui flottait devant ses yeux, aussi triste fût-elle, jetait une ombre bien moins déprimante.

C’était dans la cellule qu’elle tuait le temps entre les appels qui faisaient grésiller sa radio et les descentes sur les lieux des problèmes. Souvent, elle restait simplement assise là à trier et retrier ses dossiers selon le niveau de gravité perçu. Elle était shérif de tout le silo, un métier auquel elle n’avait pas été for-mée mais qu’elle commençait à comprendre. L’une des der-nières choses que le maire Jahns lui avait dites s’était révélée plus vraie qu’elle ne l’aurait pensé : les gens étaient comparables aux machines. Ils disjonctaient. Ils déraillaient. Ils pouvaient vous brûler ou vous mutiler si vous ne faisiez pas attention. Son travail était non seulement de comprendre pourquoi ça se produisait et qui était responsable mais aussi de guetter les signes avant-coureurs. Être shérif, c’était comme être mécano, cela relevait autant de l’art subtil de la maintenance préventive que de la remise en ordre après une panne.

Les dossiers éparpillés sur le sol étaient de tristes illustrations du second cas de figure : des problèmes de voisinage qui avaient dégénéré ; des plaintes pour vol ; une cuvée de gin clandestin qui s’était avérée toxique ; plusieurs affaires consécutives aux troubles occasionnés par ledit gin. Chaque dossier nécessitait davantage d’éléments, de déplacements sur le terrain, de courses tournoyantes dans l’escalier pour se lancer dans des discussions contournées où il fallait démêler les mensonges de la vérité.

Pour se préparer au métier, Juliette avait lu deux fois la partie législative du Pacte. Couchée dans son lit, au fond du silo, le corps épuisé par le travail d’alignement de la génératrice prin-cipale, elle avait étudié la bonne façon de constituer les dossiers d’enquête, les risques d’altération des preuves, toutes choses qui étaient à la fois logiques et analogues à certaines parties de son ancien métier. Aborder une scène de crime ou un conflit en cours, c’était comme entrer dans une salle des pompes où il y avait eu de la casse. Quelqu’un ou quelque chose était toujours en faute. Elle savait écouter, observer, interroger toutes les per-sonnes qui avaient pu intervenir sur l’équipement défectueux, s’enquérir des outils utilisés, remonter toute la chaîne des évé-nements jusqu’au soubassement lui-même. Il y avait toujours

Extrait de la publication

Page 13: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

13

des facteurs parasites – pas moyen d’effectuer un réglage sans dérégler autre chose –, mais Juliette avait le savoir-faire, le talent pour distinguer l’important du secondaire.

Elle supposait que c’était ce talent que l’adjoint Marnes avait décelé en elle, cette patience et ce scepticisme qu’elle mettait à poser toujours une question idiote supplémentaire, jusqu’à ce qu’elle tombe enfin sur la réponse. Avoir déjà aidé à résoudre une affaire lui donnait un peu plus confiance en elle. Elle ne l’avait pas su, à l’époque, animée qu’elle était par un simple souci de justice et par son chagrin personnel, mais cette affaire avait tenu lieu d’entretien d’embauche et de formation à la fois.

Elle attrapa ce dossier vieux de plusieurs années, dont la couverture portait le tampon “classé” en capitales rouge pâle. Elle arracha le ruban adhésif dont il était scellé et parcourut les notes. Nombre d’entre elles avaient été tracées de la main soigneuse d’Holston, de cette écriture penchée vers l’avant qu’elle reconnaissait pour l’avoir vue sur à peu près tout ce qui se trouvait dans et sur son bureau, un bureau qui avait été celui d’Holston. Elle lut ce qu’il avait écrit sur elle, se refamiliarisa avec une affaire qui avait tout de l’homicide mais s’était avérée être le fruit d’une série d’événements improbables. Les passer à nouveau en revue, chose qu’elle avait évité de faire jusqu’ici, fit renaître de vieilles douleurs. Et pourtant, elle se rappelait aussi que se distraire avec les indices avait été d’un grand réconfort. Elle se souvint de la poussée d’adrénaline ressentie lorsqu’elle résolvait un problème, de la satisfaction d’avoir des réponses pour compenser le vide laissé par la mort de l’homme qu’elle aimait. C’était le même processus que lorsqu’elle faisait des heures supplémentaires pour réparer une machine. Il y avait la douleur physique de l’effort et de l’épuisement, légèrement compensée par la conscience d’être venue à bout d’un brin-quebalement.

Elle mit le dossier de côté, pas encore prête à tout revivre. Elle en prit un autre et le posa sur ses genoux, laissant tomber sa main sur l’étoile de laiton.

Une ombre dansa sur l’écran et la déconcentra. Elle leva les yeux et vit un petit mur de terre se déverser dans la pente. Cette couche de crasse semblait frémir dans le vent en se dirigeant

Extrait de la publication

Page 14: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

14

vers des capteurs qu’on lui avait appris à juger importants, qui lui offraient une vue du monde extérieur qu’on l’avait dressée, enfant, à juger digne d’intérêt.

Mais elle n’en était pas si convaincue, maintenant qu’elle était assez vieille pour penser par elle-même et assez proche pour l’observer en personne. Cette obsession du nettoyage qu’avaient les gens du haut peinait à se frayer un chemin jusqu’au fond, où un vrai nettoyage maintenait le silo en état et chacun de ses habitants en vie. Mais même au fond, depuis qu’ils étaient nés, on disait à ses amis des Machines de ne pas parler du monde extérieur. Chose assez aisée lorsqu’on ne le voyait jamais. Mais aujourd’hui qu’elle passait devant pour aller au travail, qu’elle restait assise face à cette immensité que son cerveau n’arri-vait pas à embrasser, elle comprenait que d’inévitables ques-tions surgissent. Elle comprenait qu’il pouvait être important d’étouffer certaines idées avant que les gens ne se ruent vers la sortie, avant que des questions n’écument à des lèvres folles, qui signeraient leur fin à tous.

Elle ouvrit le dossier d’Holston. Sous sa fiche biographique, il y avait une grosse liasse de notes qui traitaient de ses derniers jours en tant que shérif. La partie portant sur son crime pro-prement dit faisait à peine une demi-page, le reste de la feuille étant resté vierge, gaspillé. Un paragraphe unique expliquait simplement qu’il s’était présenté à la cellule du haut, où il avait fait part de son intérêt pour le monde extérieur. C’était tout. À peine quelques lignes pour signifier la perte d’un homme. Juliette lut ces mots plusieurs fois avant de tourner la page.

Au-dessous, il y avait une note du maire Jahns qui deman-dait qu’on se souvienne d’Holston pour sa carrière au service du silo, et non comme d’un simple nettoyeur. Juliette lut cette lettre écrite de la main d’une personne décédée récemment, elle aussi. Il était étrange de penser à des gens dont elle savait qu’elle ne les reverrait jamais. Si elle avait évité son père toutes ces années, c’était en partie parce que, pour le dire simplement, il était encore là. Parce qu’il n’y avait pas la menace de ne pas pouvoir changer d’avis. Mais c’était différent pour Holston et Jahns : ils étaient partis pour toujours. Et Juliette avait tellement l’habitude de reconstruire des mécanismes réputés irréparables

Extrait de la publication

Page 15: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

15

qu’elle avait l’impression qu’en se concentrant suffisamment, en accomplissant la bonne série de gestes dans l’ordre adéquat, elle devait être capable de ramener les morts à la vie, de recréer leur forme anéantie. Mais elle savait que ce n’était pas le cas.

Elle feuilleta le dossier d’Holston et se posa des questions interdites, certaines d’entre elles pour la toute première fois. Ce qui lui semblait futile lorsqu’elle vivait au fond, où tous ceux qu’elle connaissait pouvaient mourir à cause d’une fuite d’échappement ou d’une pompe anti-inondation cassée, était passé au premier plan de ses préoccupations. Que signifiait cette vie confinée sous la terre ? Qu’y avait-il dehors, par-delà ces collines ? Pourquoi étaient-ils ici, et à quelle fin ? Ces hauts silos qui s’effritaient à l’horizon avaient-ils été bâtis par les siens ? Dans quel but ? Et, question la plus épineuse de toutes : qu’était-il passé par la tête d’Holston, un homme raisonnable – et par celle de sa femme, au demeurant – pour que tous deux soient pris de l’envie de partir ?

Deux dossiers lui tenaient compagnie, deux dossiers classés. Deux dossiers qui avaient leur place dans le bureau du maire, où ils auraient dû être scellés et archivés. Mais Juliette se sur-prenait à y revenir sans cesse, au lieu de s’occuper des affaires plus pressantes qu’elle avait devant elle. L’un de ces dossiers renfermait la vie d’un homme qu’elle avait aimé et dont elle avait aidé à élucider la mort, là-bas, au fond. L’autre abritait celle d’un homme qu’elle avait respecté et dont elle occupait maintenant la place. Elle ne savait pas pourquoi elle était obsé-dée par ces deux dossiers alors même qu’elle ne supportait pas de voir Marnes contempler tristement sa propre perte, étu-dier les détails de la mort du maire Jahns, relire les déposi-tions, convaincu qu’il tenait un assassin mais n’ayant aucune preuve pour le coincer.

Quelqu’un frappa aux barreaux, au-dessus de sa tête. Elle leva les yeux et s’attendit à trouver l’adjoint Marnes, venu lui dire qu’il était temps de plier boutique, mais un inconnu la regardait.

— Shérif ? dit-il.Juliette posa ses dossiers et ramassa discrètement l’étoile qui

traînait sur son genou. Elle se leva et se tourna pour faire face

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

16

à ce petit homme ventripotent qui avait des lunettes perchées au bout du nez et une salopette argent parfaitement coupée et repassée.

— Je peux vous aider ? demanda-t-elle.L’homme tendit sa main à travers les barreaux. Juliette fit

passer son étoile dans son autre paume et tendit la sienne.— Désolé d’avoir mis tant de temps à monter, dit-il. Entre

les cérémonies, cette histoire de génératrice absurde et toutes les chicanes juridiques, j’ai été débordé. Je suis Bernard, Ber-nard Holland.

Juliette sentit son sang se glacer. La main de l’homme était si petite qu’on aurait dit qu’il lui manquait un doigt. La poigne n’en était pas moins solide. Elle essaya de se dégager mais il ne lâchait pas.

— En tant que shérif, vous devez déjà connaître le Pacte sur le bout des doigts ! Vous savez donc que je suis maire par intérim, au moins jusqu’à ce que nous puissions organiser une élection.

— On m’a dit ça, répondit Juliette d’un ton froid.Elle se demandait comment cet homme avait pu passer

devant le bureau de Marnes sans qu’il y ait le moindre éclat de violence. Elle avait devant elle leur principal suspect dans la mort de Jahns – mais il était du mauvais côté des barreaux.

— On fait un peu de classement ?Il arrêta de serrer et Juliette put retirer sa main. Il baissa les

yeux vers les papiers éparpillés par terre et son regard sembla s’attarder sur la gourde, même si Juliette n’aurait pu en jurer.

— Je me familiarise seulement avec les affaires en cours, dit-elle. Il y a un peu plus de place ici pour… réfléchir, disons.

— Oh, je suis sûr que cette pièce a donné lieu à de pro-fondes réflexions.

Bernard sourit, et Juliette remarqua qu’il avait les dents de devant de travers – il y en avait une qui chevauchait l’autre. Ça le faisait ressembler aux souris qu’elle attrapait souvent dans les salles des pompes.

— Oui, en tout cas j’ai trouvé cet espace propice pour mettre un peu d’ordre dans mes pensées, alors peut-être que ça s’ex-plique. Du reste – elle braqua ses yeux vers lui – je pense que

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

17

cette cellule ne restera pas vide très longtemps. Et lorsqu’elle sera occupée, je pourrai prendre congé de ces pensées pro-fondes pendant un jour ou deux, le temps qu’on mette son locataire au nettoyage…

— À votre place, je ne compterais pas trop là-dessus, dit Bernard.

Il montra à nouveau ses dents de travers.— Plus bas, on raconte que cette pauvre Jahns – paix à son

âme – s’est tout bonnement éreintée en faisant ce voyage de fou. C’est bien pour vous qu’elle descendait, je me trompe ?

Juliette sentit une piqûre cuisante dans sa paume. Elle des-serra son emprise sur l’étoile de laiton. Elle avait les mains blanches aux jointures à force de serrer les poings.

Bernard ajusta ses lunettes.— Mais maintenant il paraît que vous suivriez la piste cri-

minelle ?Juliette garda les yeux braqués sur lui, tâchant de ne pas se

laisser distraire par le reflet des collines mornes dans ses lunettes.— Puisque vous êtes maire par intérim, il faut probable-

ment que vous le sachiez : nous traitons cette affaire comme un meurtre à part entière.

— Grands dieux !Les yeux de Bernard s’écarquillèrent au-dessus d’un sou-

rire mou.— C’est donc vrai, ce qu’on raconte. Qui aurait pu faire

une chose pareille ?Le sourire de Bernard s’agrandit, et Juliette comprit qu’elle

avait affaire à un homme qui se sentait invulnérable. Ce n’était pas la première fois qu’elle se heurtait à ce genre d’ego crasse et surdimensionné. Elle en avait été environnée durant toute sa formation aux Machines.

— À mon avis, nous finirons par découvrir que le parti res-ponsable était celui qui avait le plus à gagner, dit-elle sèchement.

Puis elle ajouta :— Monsieur le maire.Le sourire biscornu s’effaça. Bernard lâcha les barreaux et

fit un pas en arrière, enfonçant ses mains dans les poches de sa salopette.

Extrait de la publication

Page 18: Extrait de la publication…HUGH HOWEY Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié

18

— Bien, en tout cas ça m’a fait plaisir de mettre un visage sur votre nom. Je suis conscient que vous n’avez pas passé beaucoup de temps ailleurs qu’au fond – et pour être franc, je suis resté bien trop isolé dans mon service, moi aussi –, mais les choses sont en train de changer. En tant que maire et que shérif, nous allons beaucoup travailler ensemble, vous et moi.

Il baissa les yeux vers les dossiers aux pieds de Juliette.— C’est pourquoi je compte sur vous pour me tenir informé.

De tout.Sur ces mots, Bernard tourna les talons et disparut, et Juliette

dut fournir un effort délibéré pour desserrer les poings. Lorsqu’elle finit par détacher ses doigts de l’étoile, elle décou-vrit que les bords anguleux lui étaient entrés dans la paume. Elle s’était coupée et du sang perlait. Sur l’arête de laiton, quelques gouttes capturèrent la lumière, comme de la rouille humide. Juliette essuya l’étoile sur sa salopette neuve, confor-mément à une habitude née de sa vie d’avant, dans la vidange et le cambouis. Elle pesta contre elle-même en voyant la tache sombre que le sang avait laissée sur sa nouvelle tenue. Elle retourna l’étoile et regarda l’insigne estampé sur la face. Le mot “Shérif” formait un arc au-dessus des trois triangles du silo. Elle la retourna à nouveau et manipula le fermoir qui retenait la pointe acérée de l’épingle. Elle l’actionna, libérant l’épingle. L’aiguille rigide avait été tordue et redressée en plu-sieurs endroits au fil des ans, lui donnant l’air d’avoir été for-gée à la main. Elle oscillait dans sa charnière – tout comme Juliette hésitait à porter l’insigne.

Mais alors que les pas de Bernard s’éloignaient, qu’elle l’en-tendait lancer une parole incompréhensible à l’adjoint Marnes, elle se sentit armée d’une détermination nouvelle. C’était comme de tomber sur un boulon rouillé qui refusait de bou-ger. Il y avait quelque chose dans ce mauvais vouloir, dans cette résistance intolérable, qui lui faisait grincer les dents. Elle en était arrivée à croire qu’il n’y avait pas une fixation qu’elle ne puisse décoincer, avait appris à les attaquer à coups de graisse et de feu, d’huile infiltrée et de force brute. Avec suffisamment d’organisation et de persévérance, elle finissait toujours par les faire céder. Toujours.

Extrait de la publication