extrait de la publication… · longues chaînes de captifs vers les babylones. elles venaient, ......

22
Extrait de la publication

Upload: ngothu

Post on 13-Sep-2018

217 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Extrait de la publication

Extrait de la publication

Extrait de la publication

LA JEUNESSEDÉCHIRÉE

Extrait de la publication

JEUNES FILLES EN SERRE CHAUDE.LE VILLAGE RÊVE.

CATHERINE DE MÉDICIS.

MARGOT, REINE SANS ROYAUME.LES OISEAUX DES ILES.

PAYS PERDU.

LA CAGE DE FER.

LA FEMME ÉTRANGÈRE.

(Copyright by Jeanne Galzy)

LES ALLONGÉS (Prix Femina).LE RETOUR DANS LA VIE.

LA FEMME CHEZ LES GARÇONS.LA GRAND'RUE.

L'INITIATRICE AUX MAINS VIDES (Prix Brentano).LES DÉMONS DE LA SOLITUDE.

SAINTE Thérèse D'AVILA (Presses Universitaires).VIE INTIME D'ANDRÉ CHÉNIER (Éditions de la Nouvelle

France)LE DIEU TERRIBLE (Éditions de la S.E.P.E.).GEORGE SAND (Julliard).

JEANNE GALZY

mf

Chez d'autres Éditeurs.

Œuvres de

Extrait de la publication

LA JEUNESSE

DECHIREE

JEANNE GALZY

roman

ruf

GALLIMARDSe édition

Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage cinquante-cinq exem-plaires sur vélin pur fil des Papeteries Lafuma-Navarre, dont cin-quante numérotés de i à 50, et cinq, hors commerce, marqués deAàE..

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1952.

Extrait de la publication

à L 0 UIS DANIEL HIRSCH

en amitié

PREMIÈRE PARTIE'

Extrait de la publication

Il y avait autour de lui toutes ces choses si connues lavieille rue et ses maisons pauvres. Il fallait qu'il y pensâtpour se sentir encore réel, debout dans cette ville où durantcette année de guerre son père avait professé au Lycée,« fonctionnaire replié », comme disaient les circulaires admi-nistratives. La vieille rue avait de vieilles maisons rongéesde soleil, et sordides. Une place s'ouvrait, plantée d'arbressouffreteux. Là, l'Université de Montpellier ne montraitqu'une face latérale négligée, aùx fenêtres grillées, assez sem-blable à un hôpital ou à une prison.

C'était bien ce soleil, cette ville, cette rue. Il tenait ausol par ses deux pieds. Et ce sol n'était plus un sol, cetteville, plus une ville, les maisons vieilles de plusieurs sièclesperdaient toute consistance, et lui-même n'était plus luiGilles Guérin, dix-sept ans huit mois, élève de philosophie.Il ne sentait plus qu'un vide pesant cent, mille kilos sur sapoitrine. Comment respirer? La rage l'étouffait, et la honte.Le journal froissé était encore dans ses mains.

Un vieillard livrait le pays. Mais ne l'avaient-ils pas touslivré? N'avait-il pas vu hésitant à l'admettre et forcé del'admettre ces voitures qui, les premières, fuyaient par laroute nationale en direction des Pyrénées ? De belles voitures,et, dans ces voitures, des officiers accompagnés de femmes, tropjeunes et trop blondes. Puis, il y avait eu des camions chargésde soldats. Des faces hagardes, ou délivrées? Des marinsavaient jeté des fleurs et envoyé des baisers aux filles. Et desofficiers belges, déjà attablés aux terrasses des cafés, regar-daient passer ces fuyards, et des Français pouvaient tolérerces camions aux inscriptions effarantes, lire sur l'un d'eux« l'Echappé » et sur un autre « les Privés d'amour » sans

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

bondir pour exiger qu'on effaçât les mots écrits à la craieet qu'il y eût au moins dignité absolue dans le malheur.

Il marchait toujours dans un monde irréel, dans une villejamais vue, traînant, le long des rues en pente et des fau-bourgs desséchés d'été, cet inconnu qui était lui-même.

Des visions passaient dans sa mémoire, à brefs éclats,comme des films déchirés ce vieil officier marchant à la

tête de ses hommes, lui, digne, le seul digne, avec son sabreau clair, maintenant au pas sa colonne épuisée réservistesde quelque garnison ayant eu l'ordre de repli et l'accomplis-sant. Puis les véhicules civils de la panique universelle, cesfemmes blêmes, ces enfants fatigués, ces hommes inquiets,défilant lentement, tant ils devenaient nombreux sur lesroutes, les paquets et les matelas entassés sur les toits desvoitures, les camions surchargés où les chaises branlaient àchaque tournant, et ces paysans, debout pour tenir moinsde place, usés par tant de secousses et de cahots, qui frap-paient de leur bloc les ridelles, n'ayant plus la force de main-tenir leur équilibre.

Il marchait sans rien voir d'autre que ces images qu'ilsemblait traverser dans sa fuite, chassé de lui comme d'autresl'avaient été de leurs positions militaires, de leurs foyers, deleurs terroirs. Lui, c'était de lui-même qu'il était arrachédepuis ce moment où il avait lu sous le grand soleil le textede la reddition et vu cette France coupée en deux par uneligne barbare. Il n'avait plus de point d'appui, flottait dansle désastre.

Il ne restait en lui que l'antique instinct, tapi encore aufond des hommes; comme dans l'animal qui court pour sesauver. Mais où courir? Il s'arrêta. Il avait atteint la cam-

pagne. Il était sur un petit chemin sans arbre au milieu desvignes. Il fit un effort pour ouvrir les yeux sur cette terredévorée de chaleur, aux petites maisons essaimées dans levert ondulé des vignobles. Là, la terre ne rendait pas sesoccupants. Un homme piochait. Il aima ce bruit rassurant,regarda la vieille silhouette penchée. Il s'accouda au muretqui bordait le chemin, eut un instant de délivrance, se forçaà penser que rien n'était arrivé en regardant les plis paisiblesdes collines à l'horizon. Mais de loin, perçant la chaleurpesante, parvenait encore une rumeur de fuite, le bruitcontinu des moteurs. Il reprit son journal, le défroissa, reluttous les mots menaçants, sentit tout le pays livré, malgré ce

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

moignon de France libre. Le vieux qui piochait n'avait rienlu, ne devait rien savoir, sans quoi il aurait jeté sa piocheet fui aussi sur les chemins.

Pour aller où ? Il se le demandait encore. Où espéraient-ilsaborder, ceux qui se déversaient sans fin sur les routes ? Par-tout traqués. Nul abri réel. Plus rien à eux. Plus rien d'euxen eux, et c'était là le pire, car on ne vit qu'en faisant partied'un univers, et cet univers chancelait. Tout un équilibrese défaisait. Où s'arrêtait la conquête? « Vous serez chassésdevant moi comme de la poussière. » C'était le déluge defeu, l'Apocalypse de la vieille Bible protestante, à gros carac-tères, où tout enfant il épelait. Cette fois, on n'allait pas enlongues chaînes de captifs vers les Babylones. Elles venaient,colossales, avec leurs blindages d'acier. Elles se mouvaient,écrasaient le sol, renversaient les murs, poursuivaient lesbandes fugitives. Il n'y avait de salut immédiat que dans lahâte de cette fuite sans fin et sans issue qui buterait à la merou aux frontières gardées. La souricière était fermée, la pri-son close. En vain tout un peuple en battait les grilles. Il yaurait un moment où tous referaient ce que faisait Gilles,remettraient les pas dans les pas, gagneraient le gîte, accep-teraient la servitude. Car chaque pas vers le retour était uneacceptation. Il le sentit, s'arrêta sur ce chemin qui ramenaitvers cette masse irrégulière de pierres dont était faite la cité.Il se pencha, toucha la terre. L'herbe sèche s'y enfonçait.Le cep y puisait sa substance. L'olivier y tordait sa racine.Rien ne troublait l'ordre de la vie dont la calme patiencerestait au-dessus des événements humains.

Etait-ce donc quelque chose d'artificiel que sa souffrance?Souffrait-il parce qu'il avait appris de l'histoire, de la géo-graphie, vu des cartes, imaginé ce pays avec sa belle formenette, inscrite dans un hexagone, avec ses trois côtés de terre,ses trois côtés de mer, harmonieusement équilibré? Etait-ceparce qu'il connaissait l'histoire de toutes les oppressions, qu'ilimaginait des masses d'écoliers, comme en Alsace, sous laférule d'un maître teuton, apprenant l'allemand, et le fran-çais, peu à peu interdit, descendant par degré dans ce tom-beau où se dessèchent les langues mortes.

« On ne peut pas accepter ça! » La force de résistancerevenait en lui. « Il faut que je voie les autres, que je sachece que font les autres. » Déjà il se tournait vers des cama-rades, aspirait à n'être plus seul, pressa le pas, atteignit le

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

terminus d'un tramway près duquel se groupaient des ouvriers.La journée de travail était finie malgré la grande lumièredu ciel.

Devant une villa, il entendit des rires. Des enfants jouaientsur un seuil. Des poules caquetaient dans un enclos. Un bicy-cliste le frôla de si près qu'il en eut un recul. « Tiendrais-jedonc à vivre? se demanda-t-il. Faut-il si peu d'heures pouraccepter la réalité monstrueuse? Et l'ai-je acceptée? »

Pourtant le bruit grandissait qui annonçait la grande routenationale. Elle projetait toujours, comme une artère noirepar où se vidait la France, ses files ininterrompues de fugitifs.

D'où viens-tu? demanda son père.Il était là, dans l'antichambre mal éclairée par la cour,

près de la grande armoire ancienne, et sans attendre deréponse, il poursuivit

Tu as fait se tourmenter ta mère. Tu pourrais au moinsen sortant prévenir quand tu rentres tard. Si ce sont lesmanières d'aujourd'hui!

Une violence redressa Gilles.

Les manières d'aujourd'hui!Il répéta le mot avec dérision.

J'espère que tu n'ajouteras pas d'insolences à ton man-quement, dit le professeur Guérin. Il ouvrit la porte, lareferma. On entendit son pas décroître dans l'escalier.

Maman! appela Gilles.Rien ne répondit. Elle devait être fâchée! Son immense

désarroi aboutissait à ces gronderies mesquines, à ce silencevoulu. Il joignit dans la même réprobation le père prédicantet la mère boudeuse, rentra dans sa chambre, en referma laporte.

Le bruit spongieux des autos et le tintamarre des camionss'entendaient moins. Il ne percevait qu'un ronflement renflépar intervalles comme un balancement de vagues. Il s'assitdevant sa table à écrire. L'impression de vide, cette peurpanique qui l'avait chassé sur les routes, cette perte de toutet de lui-même avaient cessé. Il en sortait affaibli, commeconvalescent.

Gilles, as-tu mangé?

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

C'était sa mère. Elle revenait à cause de ses humbles soucis

de santé, de confort. Parler de repas lorsque tout sombrait!Cela lui parut odieux. Pourtant il avait faim, et le sentitcomme une misère inavouable. Une main se posa sur leloquet qu'il vit bouger mais il demeurait immobile. Il avaitpoussé le verrou comme il en avait coutume pour défendresa solitude, son droit de vivre à l'abri de toute incursion.

La main laissa retomber le loquet. Des pas s'éloignèrent.Sans doute pensait-elle qu'il dormait. Il se sentit délivré dece nouvel interrogatoire qui, à l'inverse des interrogationsprécises et solennelles de son père, eût été insinuant et décousu,avec cette féminité sans logique qui cachait pourtant unepersistance si têtue.

Ce sera pour demain, pensa-t-il, déjà révolté.Etait-elle partie? N'attendait-elle pas dans le couloir pour

être bien sûre qu'il dormait, qu'il n'avait pas besoin d'elle?Pourquoi le surveillait-elle; comme si, en ce moment, quelquechose d'autre que le sort du pays pouvait importer!Le mouvement confus de marée s'élevait toujours, venaitavec l'air chaud de la fenêtre ouverte. Quand donc s'arrête-rait cette fuite? Le temps passait. Dans le couloir il entenditses parents regagner leur chambre. Ils n'avaient pas pesé detout leur poids en passant devant sa porte. Il avait été obligéde remarquer ces précautions, n'en avait pas été désarmé.

Enfin il était seul, délivré de toute surveillance. Il fit jouerl'électricité, car la nuit était venue, malgré la longueur dujour étirée encore par l'heure d'été. Il se sentait s'enliser danssa fatigue, voulut lutter. Il ouvrit un livre, heurta les motscomme des coques vides. Cette langue menacée le fuyaitdéjà. Il regarda autour de lui. La lumière conférait de laréalité aux choses qu'il n'avait revues que dans la pénombre.Il avait sous sa main ce buvard usagé, maculé de taches etdes dessins énigmatiques de longues lignes d'écriture ren-versée. Là-bas, les autos glissaient toujours. Il éteignit l'élec-tricité pour les mieux entendre, et d'autres bruits plus loin-tains se distinguèrent. D'autres routes portaient des fugitifs.Il imagina toutes les routes de France déversant sans finleur magma noirâtre, évacuant. Cette panique, cette lâchetéEt la lâcheté durait depuis des mois. Son père même avaitété heureux de quitter Paris, de profiter de l'occasion, offerteaux fonctionnaires en surnombre dans une ville désertée,d'être replié en province. Déjà on fuyait l'ennemi. Déjà

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

la peur avait consenti au désastre. Partout. Dès le premierjour. Même chez lui!

Mais lui, était-il responsable? Qu'avait-il pu? On décidaitpour lui. Il était encore dans l'esclavage de l'enfance. Cetesclavage, il n'en voulait plus. Il avait faim et ne mangeraitpas, pour sortir de l'engrenage odieux des douceurs fami-liales. A l'avenir, il repousserait les prévenances et les soins.Il se sentait durci, transformé.

Il se jeta sur le divan sans se dévêtir, prit un coussin, y fitrageusement un trou pour sa tête. Il entendait encore cetterumeur de flot que les véhicules enflaient dans la nuit, puisn'entendit plus, d'un bloc s'endormit.

On frappait à sa porte. Il se dressa.Ouvre, Gilles!

Il dompta ce premier mouvement qui avait été de refer-mer les yeux, de fuir encore dans le sommeil. Il ouvrit, rega-gna son lit. Sa mère apportait son déjeuner. Elle avait l'airtriste et un peu distant. Elle posa le plateau à sa portée.

Tu as dormi tout ce temps! Qu'as-tu donc fait hier?Il buvait déjà le lait, pressé par la faim. Il releva la tête

du bol où elle était à demi enfouie. C'était vrai qu'il n'avaitpas eu un mot d'excuse et qu'elle semblait là pour le servir.C'était vrai qu'elle était sa mère. Il allait s'expliquer, mais setut car il rencontra son regard. Ce regard était soupçonneux,presque méprisant.

Où as-tu été hier? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas, mordit dans le pain. Son avidité auraitpu être une excuse. Elle y vit une insolence.

Tu pourrais au moins répondre.J'ai été me promener, dit-il avec défi.Où?

Dans la campagne.Cela me semble bien étrange. Enfin tu t'en expliqueras

avec ton père. Il est furieux.Elle portait ce peignoir défraîchi qu'elle mettait le matin

pour aider la femme de ménage. Il la décolletait, montrait sesbras un peu trop gras et fléchissants. Elle n'était pas encorepeignée. Il la regardait sans indulgence et elle sentait que

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

ce regard n'était plus celui d'un enfant, de son enfant, maisd'un homme. Sans doute René avait raison. Poussé parquelque camarade, Gilles était allé dans une de ces maisonsinfâmes. Il lui inspirait une sorte de dégoût, mais aussi depitié. Cet être qu'elle avait tant soigné, le fils unique, lepetit! Un jaillissement d'amour la poussa encore vers lui

Mon petit, pourquoi ne veux-tu pas te confier?Je n'ai rien à dire!

Il mangeait toujours goulûment.* Elle vit les vêtementsfroissés, jetés en désordre, plus qu'à l'ordinaire. Elle en futoffensée dans ses habitudes ménagères. Il n'avait soin de rien.Aucun souci des choses, ni de sa peine à elle. Elle mesuracombien elle avait eu de chance d'épouser René Guérinavec son ordre presque maniaque, la douceur de sa politesse.

Ah! tu ne ressembles pas à ton père! conclut-elle avecréprobation.

Il ne répondit pas, ne comprenant pas d'où venait le paral-lèle. D'ailleurs pourquoi un fils ressemblerait-il à son père,fatalement? Il ne voulait pas être le professeur Guérin, malgrécette vague admiration qui subsistait encore en lui pour sonesprit et ses propos diserts.

Il avait faim, il avait encore faim.As-tu assez mangé? interrogea-t-elle, prise par son désir

de soins à donner. Veux-tu encore une tartine?

Merci,je me lève.Il faisait déjà très chaud et le bruit continu venait par la

fenêtre en même temps que la chaleur.Il en passera donc toujours?De quoi? fit-elle étonnée.Mais des fuyards.Les pauvres gens

Elle était tout apitoyée. Elle raconta, prolixe, ce qu'elleavait appris les enfants sans langes, roulés dans des journaux,des femmes hissées, à bout de force, dans des véhicules, ayantusé leurs souliers et mis leurs pieds en sang à force de mar-cher. Toute la misère des fugitifs. La mitraille des avions surleur lamentable cortège.Les blessés et les morts charriés àcôté des vivants. Elle énumérait toutes ces infortunes pourtoucher ce cœur rétif. Peut-être le purifier. Que l'enfant aitautre chose en lui que l'expérience honteuse, qu'il écarte desa pensée cette souillure Elle retenait sa main qui avait enviede caresser ces cheveux indisciplinés, d'essuyer ce front lourd

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

d'images salissantes, mais, dans un élan, elle lui indiqua unrachat possible

Gilles, tu devrais t'occuper de ces malheureux!Il ne répondit pas. Elle en fut alarmée. Serait-il fermé

à la compassion? Elle reprit le plateau où, dans le bol vide,traînait un peu de poudre de café. Il semblait impatient defaire sa toilette. Elle s'éloigna, les pieds nus dans ces sandalesdu matin qui lui faisaient une démarche molle. Elle se ditamèrement « René a raison » puis se donna tous les argu-ments qui pouvaient être une excuse pour Gilles. Même sahonte devait le rendre réticent. Il n'avait pas osé l'embrassercomme de coutume. Toute sa dureté crispée lui parut réserve.Elle se promit d'insister pour que René ne fût pas trop sévère.Sans doute déjà regrettait-il. Pourvu qu'un mot maladroitn'aille pas l'exaspérer jusqu'au désespoir! Elle avait peur decette révélation qui peut amener de tels déséquilibres. Ellesongea à ces suicides d'adolescents. « Il faudra que Renécomprenne qu'il n'a guère plus de dix-sept ans et demi. Ilfaut qu'on soit patient avec lui. Et tolérant. Ces choses-là,il faut bien qu'un jour elles arrivent. » Elle remettait en ordrele plateau du déjeuner pendant que la femme de ménagelavait les carreaux de la cuisine.

Elle prêtait l'oreille aux bruits. Les roulements visqueuxs'entendaient avec des déchirements de klaxons et des essouf-

flements de moteurs remis en marche quand des agents ren-daient à la circulation la voie encombrée. Il y avait aussid'autres bruits auxquels l'accoutumance l'avait rendue insen-sible d'ordinaire. L'étroite cour intérieure de la maison leur

servait de caisse de résonance. Des voix y montaient avecdes chocs de vaisselle, des tapements de tapis secoués, desjaillissements d'eau de robinets ouverts. Enfin la porte d'en-trée s'entendit. C'était son mari qui rentrait.

Elle abandonna la cuisine, se hâta vers lui, l'entraîna dansla salle à manger qui dominait les arbres de l'Esplanade, sonjardin feuillu et ce ciel implacablement bleu et déjà brûlant.Elle dit sans presque ouvrir la bouche

Je pense que tu as raison au sujet de Gilles.Il aurait pu choisir un autre jour!Crois-tu qu'il y ait songé?

Mais c'est cela même qui est terrifiant! Tu ne me feraspas croire qu il n'ait pas su.

Elle l'interrompit très vite

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

A son âge, il ne peut pas sentir les choses comme toi!Sapristi, moi, à son âge!

Il allait encore mesurer ce fils à sa mesure à lui. Elle le

contempla avec cette admiration dont vingt ans d'union nel'avait point dégagée.

Ce n'est pas pareil. Il ne faut pas tout juger d'aprèsce que tu pouvais être!

Il fut touché de sa foi, se pencha sur elle, effleura sa temped'un baiser, reçut sur le visage la caresse de ses cheveuxencore mal peignés mais dont l'indéfrisable tenait bien. Uninstant, elle crut qu'elle l'avait arraché aux rancunes, à ladouleur, mais il dit très vite

J'ai causé avec Aubier. Il dit que les conditions del'Armistice livrent tout.

Que pouvions-nous d'autre?Il y a l'Algérie, les colonies. Je ne sais pas, moi. Je ne

suis pas militaire. Mais se rendre si vite!Le pli amer de sa bouche le vieillissait, rendait plus sen-

sible le grisonnement de ses cheveux bruns. Elle eût voulu leconsoler, et sentait son impuissance. Elle ne pouvait rien pourlui. Pas plus que pour Gilles. Et elle restait là, désemparée,avec sa grande bonne volonté de chasser les malheurs commeon enlève les poussières. Elle s'appuya contre lui.

René, ne pense pas à ça. Nous avons tant de chance,nous! Nous sommes intacts!

C'est vrai.

Elle le crut gagné par son égoïste sagesse et lui sourit.Tu vois, je te le disais bien cette nuit. Il faut avant tout

être raisonnable.

Si tu appelles cela comme ça!Quand on ne peut rien faire d'autre.Il faut accepter, acheva-t-il.

Son ton avait de l'ironie. Il s'était un peu écarté d'elle. Ilregardait ce ciel embrasé et, plus bas, à droite, ces casernesau-delà des verdures, ces casernes pleines d'hommes intacts.Et dans tout le pays il y avait des hommes intacts, jeunes etforts.

En 14 on ne s'est pas rendu!C'était autre chose.

Elle allait reprendre ses arguments de la nuit, ceux qu'elleavait cherchés dans son ignorance inexperte, mais avec sonbon sens ménager. On ne peut rien faire avec rien. Et ce

2

Extrait de la publication

LA JEUNESSE DÉCHIRÉE

n'était presque rien, assurait-on, ce que l'armée de son payspouvait opposer à l'autre armée. En Afrique y aurait-il eudavantage? Elle risqua l'objection. Il dit péremptoirement

C'était toujours du temps de gagné. On aurait pu voirvenir.

Elle allait le faire s'expliquer, craignant en lui déjà desprojets. Mais le pas juvénile traversa le couloir. Sans doutevalait-il mieux que le père et le fils ne se vissent point encore,que tous deux aient le temps de s'habituer à leurs rapportsnouveaux. En somme, on s'habitue. Elle sentait s'atténuer

déjà sa déception indignée. René n'avait pas entendu les pasmais seulement le bruit de la porte.

C'est Gilles? fit-il avec un mouvement en avant. Elle

lui prit le bras.La femme de ménage doit s'en aller. C'est son heure. Tu

me disais.

Il parla de patriotes ayant gagné les colonies. Elle devi-nait en lui de l'enthousiasme, presque de l'envie. Il s'expri-mait avec son élocution facile de professeur, et elle aimaitcette voix qui était restée jeune. Il dit « Si j'avais étélibre. », et elle songea aussitôt avec jalousie que quelquechose était capable de donner à René du regret. Elle lui dit

Regrettes-tu?Peut-être, fit-il. Puis il ajouta, comme pour s'excuser

Je te dois ma sincérité.Elle était blessée. Pour lui, autre chose comptait qui n'était

ni elle ni son fils. Après tout, l'essentiel était qu'il fût là,que rien ne fût changé entre eux.

On a nettoyé ton bureau. Tu peux travailler, dit Gene-viève.

Elle le poussait vers les livres, les mondes irréels, l'universfictif qui avait toujours été le sien, qui s'était pour lui substi-tué à la réalité et dont il était incapable de se déprendre, quile défendrait contre toute tentative d'évasion et qui, mieuxque toutes ses raisons de femme, le garderait à l'abri des évé-nements.

Tu tâcheras de ne pas oublier les manifestations pré-vues pour demain. A neuf heures, au Lycée. A dix heures,au Monument aux Morts.

Extrait de la publication

Extrait de la publication