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Extrait de la publication

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C O L L E C T I O N F O L I O

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Orhan Pamuk

Mon nomest Rouge

Traduit du turcpar Gilles Authier

Gallimard

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Le traducteur et les Éditions Gallimard remercientLevent Yilmaz, pour son aide précieuse.

Titre original :BENIM ADIM KIRMIZI

Iletisim Yayincilik A.S., 1998.All rights reserved.

Éditions Gallimard, 2001, pour la traduction française.

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Orhan Pamuk est né en 1952 à Istanbul. Il a fait desétudes d’architecture, de journalisme et a effectué delongs séjours aux États-Unis (Université d’Iowa, Uni-versité Columbia).

Ses livres, traduits en plusieurs langues, ont rem-porté trois grands prix littéraires en Turquie. Le livrenoir (Folio no 2897) a reçu le prix France-Culture 1995et Mon nom est Rouge le prix du Meilleur livre étrangeren 2002.

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A Rüya

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Lors, vous avez commis un meurtreet vous vous le renvoyez les uns auxautres.

La Vache, 72

Il n’y a rien de commun entre l’aveu-gle et le voyant.

Le Créateur Intégralou Les Sages, 19

A Dieu l’Orient et l’Occident.

La Vache, 19

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Je suis mon cadavre

Maintenant, je suis mon cadavre, un mort aufond d’un puits. J’ai depuis longtemps rendu mondernier souffle, mon cœur depuis longtemps s’estarrêté de battre, mais, en dehors du salaud qui m’atué, personne ne sait ce qui m’est arrivé. Mais lui,cette méprisable ordure, pour bien s’assurer qu’ilm’avait achevé, il a guetté ma respiration, surveillémes dernières palpitations, puis il m’a donné uncoup de pied dans les côtes, et ensuite porté jusqu’àun puits, pour me précipiter par-dessus la margelle.Ma tête, déjà brisée à coups de pierre, s’est fracas-sée en tombant dans le puits ; mon visage et monfront, mes joues se sont écrasés, effacés ; mes os sesont brisés, ma bouche s’est remplie de sang.

Voilà quatre jours que je ne suis pas rentré : mafemme, mes enfants sont en train de me chercher ;ma petite fille ne doit même plus avoir la force depleurer, elle regarde vers la porte du jardin ; ilsm’attendent tous, les yeux tournés du côté de la rue,de la porte.

Est-ce que vraiment ils m’attendent, je n’en saistrop rien. Si cela se trouve, ils se sont habitués.Comme c’est affreux ! Parce que, une fois qu’on estici, on a le sentiment que la vie qu’on a laissée der-

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rière soi continue de s’écouler comme elle le fait de-puis toujours. Avant que je naisse s’étendaient der-rière moi des temps infinis. Après ma mort, letemps s’étalera à nouveau, sans fin et sans limites !De mon vivant, je n’avais jamais pensé à ces cho-ses : j’avançais dans la vie comme dans la lumière,entre deux zones d’ombre.

J’étais heureux, du moins je crois : c’est mainte-nant que je le comprends ; dans l’atelier de peinturede notre Sultan, c’est moi qui faisais les plus bellesenluminures, et je dirais même qu’il n’y avait pasd’enlumineur dont le talent approchât le mien.Quant aux ouvrages que j’exécutais hors de l’atelier,ils me rapportaient par mois neuf cents pièces d’ar-gent. Cela aussi, bien sûr, me rend la mort encoreplus insupportable.

Je ne faisais que les miniatures, et aussi les enlu-minures ; après avoir orné les marges, à l’intérieurdu cadre je posais les couleurs, je rehaussais, defeuilles bariolées, les branchages, les roseraies, yparsemant les fleurs et les oiseaux ; je fignolais desbrouillards, embrouillés à la chinoise, des rinceauxcompliqués, des sous-bois chatoyants où se gîtentles algazelles, et des galères et des sultans, des bos-quets et des palais, des chevaux, des chasseurs...Jadis, il m’arrivait de peindre l’intérieur d’un plat, lerevers d’un miroir, le creux d’une cuiller, le plafondd’une villa ou d’un pavillon au bord de l’eau, sur leBosphore, ou encore un couvercle de coffre... Cesdernières années, toutefois, je n’ai travaillé que surdes pages de manuscrits, car le Sultan donne beau-coup d’argent pour les livres de miniatures. Et jen’irais pas dire que, en rencontrant la Mort, j’aiecompris que l’argent n’eût aucune importance.

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Même quand un homme n’est plus en vie, il connaîtencore l’importance de l’argent.

En voyant ce prodige — que vous entendez mavoix, malgré l’état où je suis — je sais ce que vousallez penser : « Laisse de côté pour l’instant com-bien tu gagnais quand tu étais en vie, et raconte-nous les choses que tu as vues là-bas : est-ce que tuvois ce qu’il y a après la mort, où se retrouve tonâme, comment sont l’Enfer et le Paradis, ce qui s’ytrouve ? Et la mort, comment est-ce ? est-ce que çafait mal ?... » Vous avez raison. Je sais que de leurvivant les hommes sont très curieux de ce qui sepasse de l’autre côté. On raconte l’histoire d’unhomme qui, poussé par cette seule curiosité, se pro-menait sur les champs de bataille, au milieu dusang et des cadavres, avec l’idée qu’il en rencontre-rait bien un, parmi tous ces guerriers agonisantdans leurs sanies, pour mourir et ressusciter, afinde lui révéler les arcanes de l’autre monde ; les sol-dats de Tamerlan, ayant pris ce fouineur pour unennemi, le tranchèrent par le milieu, dit-on, d’unseul coup d’épée... Sans doute se sera-t-il dit quec’est le sort qui nous attend, une fois passés dansl’Au-Delà.

Or, il n’en est rien. Je peux même vous dire queceux qui ont perdu la tête ici ont vite fait de la re-trouver là-bas. Mais, contrairement aux affirma-tions des impies et des mécréants, des libertins etautres suppôts de Satan, il existe bien un autremonde, Dieu merci. Et pour preuve, c’est de là quevous m’entendez vous parler. Je suis mort, mais,comme vous voyez, je n’ai pas cessé d’exister. D’unautre côté, je suis forcé d’admettre que je n’ai pointrencontré ce dont on parle dans le Coran : ni Para-dis où les rivières arrosent des pavillons d’or et d’ar-

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gent, ni ramées gigantesques remplies de fruitsmûrs, ni jolies vierges sous les arbres. Au demeu-rant, je me souviens encore très bien combien defois, et avec quelle délectation ! j’ai moi-même re-présenté ces houris du Paradis aux yeux immenses,dont il est question dans la sourate de l’Événement.Quant aux quatre fleuves, de lait, de vin, d’eaudouce et de miel, que décrivent, pleins d’enthou-siasme, les visionnaires comme Ibn Arabî — maisnon le Coran Vénérable —, je ne les ai bien sûr pastrouvés. Pour être juste, il me faut bien vous préci-ser que tout cela est lié à ma situation particulière,car je ne voudrais pas précipiter dans la mécréancetous ces gens qui vivent avec cet espoir, avec cesbelles images de l’autre monde : mais n’importequel croyant un tant soit peu versé dans cette ques-tion de la vie après la mort admettra qu’il soit diffi-cile, dans ces tourments sans trêve qui sont mon lotaujourd’hui, d’entrevoir les fleuves du Paradis.

En bref : bien connu dans la section des peintreset parmi les maîtres de miniatures sous le nom deMonsieur Délicat, je suis mort, mais n’ai pas encoreété enterré. C’est pourquoi aussi mon âme n’a pasencore tout à fait quitté mon corps. Pour pouvoirrejoindre le Paradis, l’Enfer, ou quelque lieu que cesoit que le sort me réserve, il faut qu’elle puisse sor-tir de mon corps abject. Ma situation, bien qu’ex-ceptionnelle, n’est pas unique ; elle expose mon âmeà des affres terribles. S’il est vrai que je ne sens pasmon crâne fracassé, ni, de mon corps rompu et dé-chiré, la très lente putréfaction dans cette eau gla-ciale, je perçois en revanche les lancinantes souf-frances de mon âme luttant pour le quitter : commesi le monde entier se concentrait au-dedans de moi,coincé comme dans un étau.

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Cette sensation de resserrement, je ne peux la com-parer qu’à celle, soudain, d’espace, de dilatation à cetinstant précis de ma mort. Quand ma tempe s’estfendue sous le choc imprévu du caillou, bien que j’aietout de suite compris que ce salaud voulait me tuer, jen’ai pas pu croire qu’il y parviendrait. Je gardais tou-tes mes espérances, un trait de caractère que ma vie siterne entre l’atelier et mon foyer ne m’avait absolu-ment pas permis de noter. J’ai donc tenté de m’accro-cher à la vie à force de poings et d’ongles, à la force demes dents qui le mordaient sans lâcher prise... mais jene veux pas vous ennuyer plus longtemps avec le récithorrible de toutes ces atrocités...

Quand j’ai compris, avec chagrin, que j’allais bienmourir, un incroyable sentiment d’espace m’a doncenvahi, et c’est avec cette sensation que j’ai vécu l’ins-tant du franchissement : mon arrivée de ce côté sefaisait en douceur, facile comme le rêve d’un hommequi rêve qu’il est en train de dormir. En tout dernier,j’ai vu les chaussures pleines de boue et de neige dece salaud, mon assassin. J’ai fermé les yeux commepour dormir, et je suis passé, doucement, de l’autrecôté.

Ce dont je me plains maintenant, ce n’est pointde mes dents, éparpillées comme des pois chichesgrillés dans ma bouche sanguinolente, ni de mon vi-sage tellement fracassé qu’il en est devenu mécon-naissable, ni même d’être coincé là, tout au fondd’un puits, c’est de savoir qu’on me croit encore envie. Que les gens qui m’aiment pensent à moi sanscesse, en imaginant que je suis encore en train deme distraire d’une façon stupide dans un bas quar-tier d’Istanbul, ou même qu’en ce moment je coursaprès une autre femme que la mienne : voilà, vrai-ment, ce qui me fait mal et empêche mon âme de

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trouver le repos. Ah ! que l’on retrouve mon cadavreau plus vite, qu’on récite la prière, et qu’on me fasseenfin des funérailles et un enterrement ! Et, surtout,que l’on trouve mon assassin ! Tant que ce salaudn’est pas découvert, je veux que vous sachiez qu’onpeut toujours m’enfouir sous le plus somptueux desmausolées, je me tournerai et retournerai dans matombe sans jamais trouver la paix, et je n’aurai decesse de vous inoculer à tous un désespoir impie.Retrouvez-le-moi, ce fils de pute, et je veux bienvous raconter tous les détails de ce que je vais yvoir, dans l’Autre Monde ! Mais quand vous l’aurezdécouvert, il faudra lui en donner, de la torture, luibriser huit ou dix os dans un étau, de préférence lescôtes, en les faisant craquer lentement l’une aprèsl’autre, et ensuite vous lui arracherez ses cheveuxgras et dégoûtants un à un, jusqu’à ce qu’il crie bienfort, tout en lui faisant écorcher par les bourreauxla peau du crâne, avec les grandes aiguilles faitesexprès.

Qui est ce meurtrier qui m’inspire tant de rage,et pourquoi m’a-t-il tué ainsi, sans prévenir ? Vouspouvez vous creuser la tête ! Le monde est plein decriminels de bas étage, alors pourquoi pas untelplutôt qu’un autre ? Laissez-moi juste vous avertirdès maintenant : derrière ma mort se cache un ré-pugnant complot contre notre vision du monde, noscoutumes, notre religion. Ouvrez les yeux, et tâchezd’apprendre pourquoi les ennemis de l’Islam et de lavie telle que nous la vivons, à laquelle nous croyons,m’ont fait la peau, et pourquoi ils pourraient bienvous tuer, vous aussi, un jour. Chacune des prédic-tions du grand prêcheur d’Erzurum, Nusret Hodja,dont je buvais chaque parole avec des larmes dansles yeux, se réalise exactement. Ce qui nous arrive,

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laissez-moi vous le dire, même si l’on en faisait unrécit pour l’écrire dans un livre, le plus talentueuxdes enlumineurs serait bien incapable de le repré-senter. Tout comme pour le Coran Vénérable —qu’on n’aille surtout pas interpréter de travers mesparoles ! —, la force surprenante de ce livre vien-drait de ne pouvoir jamais être mis en images. Je nesuis d’ailleurs pas sûr que vous pourrez comprendrecela.

Notez que, du temps où j’étais apprenti, même sij’avais peur des réalités cachées et des voix venuesde l’Au-Delà, je n’y faisais pas attention et m’en mo-quais plutôt. Et voilà que j’aurai fini au fond d’uncul-de-basse-fosse ! Le même sort pourrait bienvous échoir : ouvrez l’œil et le bon ! Quant à moi, jen’ai rien d’autre à faire qu’espérer que, peut-être, sije me mets à pourrir comme il faut, on me retrou-vera à l’odeur atroce... En attendant, j’imagine lestortures que quelque personne charitable voudrabien faire subir, quand on l’aura trouvé, à monignoble assassin.

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Mon nom est Le Noir

Douze ans après, c’est comme un somnambuleque je suis rentré à Istanbul, la ville où je suis né etoù j’ai grandi. On dit que la terre appelle ceux quivont mourir, moi, c’est la mort qui m’appelait. Enentrant dans la ville, j’ai pensé tout d’abord n’y trou-ver que la mort, et puis j’y ai rencontré l’amour ;mais cet amour, au moment où je rentrais à Istan-bul, était devenu aussi lointain et brouillé que messouvenirs de la cité. Douze ans avant, j’avais étéamoureux de ma cousine, qui était encore uneenfant.

Quatre années seulement après avoir quitté Istan-bul, alors que je voyageais à travers les steppes in-terminables de l’Iran, les montagnes enneigées et detristes bourgades, portant des missives ou collectantles impôts, je m’étais rendu compte que j’avais, in-sensiblement, oublié le visage de cette petite filleque j’y avais aimée. Cela m’a inquiété d’abord, et jefaisais de grands efforts pour me rappeler ce visage,avant de comprendre enfin que l’homme, quel quesoit son amour, finira toujours par oublier un vi-sage qu’il n’a plus l’habitude de voir. Au bout de sixans passés à voyager comme secrétaire de divers pa-chas, je savais déjà que le visage maintenu en vie

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par mon imagination n’était plus celui de celle quej’avais aimée. En oubliant celui-là, vers ma huitièmeannée d’exil, je savais que mon souvenir devaits’être encore modifié. Après douze ans, de retourdans ma ville, âgé de trente-six ans déjà, j’avais pé-niblement conscience d’avoir tout à fait oublié le vi-sage de mon amour, depuis bien longtemps.

Beaucoup de mes amis, parents ou voisins dequartier, étaient morts pendant ces douze ans. Jeme suis rendu au cimetière qui surplombe, sur laCorne d’Or, où j’ai prié pour ma mère et mes oncles,décédés en mon absence. J’ai été frappé par uneodeur de terre mouillée. Quelqu’un avait cassé levase à fleurs près de la tombe de ma mère, et je nesais pourquoi, en regardant les morceaux brisés, jeme suis mis à pleurer. Était-ce pour les défunts queje pleurais, ou parce que après tant d’années je metrouvais encore au seuil de la vie ? ou peut-être aucontraire sentais-je que j’arrivais au bout duvoyage... Une neige à peine visible s’était mise àtomber. J’allais m’en aller, plonger au milieu desflocons que le ciel crachait çà et là, me perdre surla route indiscernable de mon existence, quand j’aiaperçu, dans un endroit abrité du cimetière, unchien tout noir qui me fixait.

Mes larmes se sont arrêtées de couler, je me suismouché, et suis sorti du cimetière en regardant cechien noir, qui agitait la queue en signe d’amitié.Plus tard, je suis allé louer une des maisons occu-pées depuis longtemps par l’un de mes parents ducôté de mon père, et j’ai pris mes repères dans monnouveau quartier. La femme du propriétaire m’atrouvé une ressemblance avec son fils mort à laguerre contre les Safavides. Elle fera le ménage, etla cuisine.

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Je suis sorti dans les rues, comme si je venais nonpas de rentrer à Istanbul, mais de m’installer, defaçon provisoire, dans une ville arabe au bout dumonde, et comme pour visiter un endroit nouveauet plein de surprises. J’ai marché longtemps,longtemps, à satiété. Les rues avaient-elles rétréci,ou n’était-ce qu’une impression ? J’étais forcé, parendroits, dans les ruelles qui se faufilaient à traversles maisons se faisant front, de raser les murs et lesportes, afin d’éviter les chevaux et les attelages. Etles riches étaient-ils devenus plus nombreux ouétait-ce aussi une impression ? J’ai vu une voitured’apparat comme il n’y en a pas en Arabie ou enPerse : on aurait dit, tirée par des chevaux superbes,une forteresse attelée. J’ai vu aussi, près de la Co-lonne Brûlée, serrés les uns contre les autres au mi-lieu des odeurs agressives du marché aux Volailles,des mendiants déguenillés et obscènes. L’un d’eux,aveugle, regardait en souriant la neige tomber.

Si l’on m’avait dit qu’Istanbul était devenu pluspauvre, plus petit et plus heureux, je ne l’aurais biensûr pas cru, et c’est pourtant ce que mon cœur mesoufflait. Car la maison que j’avais laissée derrièremoi, celle de ma bien-aimée, était bien à sa place,enfouie au milieu des tilleuls et des châtaigniers —mais quand j’ai demandé à la porte, quelqu’un d’au-tre y vivait. Ma tante maternelle, la mère de celleque j’avais aimée, était morte, mon Oncle, son mari,et leur fille avaient déménagé, et comme me l’ontdit aussi les gens à l’entrée — qui ne remarquentpas, dans ce genre de circonstances, combien ilspiétinent cruellement votre cœur et vos rêves —, ilsavaient essuyé bien des revers de fortune. Je ne vaispas maintenant vous en faire le récit, mais je vou-drais dire qu’on voyait, suspendus aux branches des

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DU MEME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LA MAISON DU SILENCE.

LE LIVRE NOIR (Folio, no 2897).

LE CHATEAU BLANC (Folio, no 3291).

LA VIE NOUVELLE (Folio, no 3428).

MON NOM EST ROUGE Prix du Meilleur livre étranger

2002 (Folio, no 3840).

NEIGE. Prix Médicis étranger 2005. Prix Méditerranée étranger

2006 (Folio no 4531).

ISTANBUL, 2007 (Folio, no 4798).

D’AUTRES COULEURS, 2009.

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Mon nom est Rouge

Orhan Pamuk

Cette édition électronique du livre Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk

a été réalisée le 15 avril 2011 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, (ISBN : 9782070428175).

Code Sodis : N49634 - ISBN : 9782072447181. Numéro d’édition : 177711.

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