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Extrait de la publication
LE CLIENT. Dieu a fait le monde en six jours, et vous,
vous n'êtes pas foutu de me faire mon pantalon en sixmois.
LE TAILLEUR. Mais monsieur, regardez le monde, et
regardez votre pantalon.
SAMUEL BECKETT
Extrait de la publication
Fondateur Serge Daney
Comité Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,
Sylvie Pierre, Patrice Rollet
Secrétaire de rédaction Jean-Luc Mengus
Maquette Paul-Raymond Cohen
Directeur de la publication Paul Otchakovsky-Laurens
Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre
Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions Danièle Hibon, Pierre Menahem et les
Films de L'Atalante, David Stanley.
En couverture Dainah la métisse de Jean Grémillon.
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TRAFIC 23
Cannes, tour de Babel critique par Jonathan Rosenbaum 5
Bill Douglas, l'écriture du background par Pierre Hodgson 16
My Childhood par Bill Douglas 31
Travailler avec Bill par Mamoun Hassan 50
Le tour du monde en quatre-vingts je par Jean-Paul Fargier 56
Living Pictures en général par Sylvie Blocher 60
Living Pictures en particulier par Thierry de Duve 63
suivi d'une réponse de Sylvie Blocher 80
La grille du désir par Jean Louis Schefer 83
Qu'est-ce qu'une image ? par Jean-Clet Martin 87
Manifeste contre le centenaire du cinéma par Jonas Mekas 97
Le crime de Lumière par Anne-Marie Garat 99
La puissance de La Ciotat par Jacques Jeanjean 106
Lettres à sa femme par BorisBarnet. 113
A quoi rime le cinéma par Anne Bertrand 120
Cinéma et opéra par Youssef Ishaghpour 126
En tournant Film de Samuel Beckett par Alan Schneider 131
@ Chaque auteur pour sa contribution, 1997.
@ P.O.L éditeur, 1997, pour l'ensemble.ISBN 2-86744-572-8
I Cannes,tour de Babelcritiquepar Jonathan Rosenbaum
el'avis général, le cinquantième anniversaire du Festival de Cannes, envi-N sagé comme un événement à célébrer, a finalement été davantage uneoccasion de récriminer. La déception a été grande quant à la qualitéd'ensemble des sélections, même si l'arrivée, au cours des quatre derniers jours,
des films d'Abbas Kiarostami, Atom Egoyan, Youssef Chahine et Wong Kar-wai a
quelque peu amélioré l'atmosphère.
Mais je ne veux pas laisser supposer que les sentiments partagés de colère et de
frustration aient été la preuve d'une quelconque unanimité critique. Au contraire,
le malaise général à Cannes cette année est pour moi dû, à bien des égards, à l'état
de crise ouverte auquel ont été poussés le désaccord critique et le manque de
communication absolus, qui se sont manifestés à maintes reprises, et sous des
formes variées. Si la question pressante après chaque projection cannoise est de
savoir si un film est bon ou mauvais (ou plutôt, vu la tendance à l'hyperbole,
fabuleux ou atroce) et pressante cette question le devient beaucoup trop, parce
qu'elle court-circuite la possibilité et même le désir de réfléchir à un film pendant
une journée ou une semaine avant de parvenir à un verdict final (on retrouve ici la
limitation imposée de manière désastreuse par les previews tests de consommateurs
aux Etats-Unis) les nombreux désaccords du festival ont été dus à des définitions
différentes et inconciliables, non seulement de ce qui est «bon»et de ce qui est
« mauvais », mais aussi de la notion même de« film ». Et la tour de Babel qui en a
résulté a grandement contribué aux objectifs conflictuels implicites dans certains
cas, explicites dans d'autres d'un tel événement.
Voici, par exemple, un film que j'aime, contrairement à la plupart de mes col-
lègues The End of Violence de Wim Wenders, et pourtant, les termes mêmes de
mon assentiment à savoir que Wenders a enfin réussi à faire un film hollywoodien
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divertissant sont tellement en désaccord avec ceux des autres critiques et des
programmateurs avec qui j'en parle eux ne jugent le film ni divertissant ni
hollywoodien, et le trouvent aussi « lourd » que je le trouve « léger » que nous
pourrions tout aussi bien nous exprimer dans des langues différentes. J'ai éprouvé
une semblable sensation d'isolement il y a quinze ans, après avoir vu et aimé
Hammett du même Wenders au Festival de Toronto. Ma conclusion était alors que
le cinéaste avait comblé tardivement l'un des rêves fondamentaux de la Nouvelle
Vague et de ses héritiers (je pense au projet de Bertolucci d'adapter La Moisson
rouge) réaliser un film cinéphile européen en utilisant toutes les ressources d'un
studio de Hollywood. Mais en 1980, au moins, je pouvais encore faire usage de la
Nouvelle Vague et de Hollywood comme points de référence communs. Aujourd'hui,
les seuls termes qui me viennent pour décrire The End of Violence sont « Holly-
wood » et « film d'art et essai », mais je m'aperçois que ces deux notions ne recou-
vrent plus des catégories se référant à des réalités partagées par tous de la même
façon; plus précisément, elles sont les fantômes de catégories que l'on continue
seulement à employer parce qu'on n'en a pas encore inventé de nouvelles pour les
remplacer. L'une des raisons pour lesquelles je trouve à la fois léger, divertissant
et profond ce que d'autres considèrent comme lourd, ennuyeux et moralisateur, est
peut-être que nous nous référons à des contextes et à des instruments de mesure
différents. Je pense à tous les stupides films commerciaux américains vus récem-
ment, qui m'ennuient et m'offensent, et par comparaison me font aimer The End of
Violence, mais les autres ont à l'esprit les précédents Wenders, ceux des années
quatre-vingt-dix, qu'ils tiennent (moi aussi, d'ailleurs) pour plutôt ennuyeux et for-
cés, et ils voient ce film comme appartenant au même modèle négatif.
Même la manière traditionnelle d'établir l'identité des films d'un festival titre,
auteur et pays d'origine, est parfois inadéquate ou trompeuse. Le tout premier que
j'ai vu cette année, un très beau et troublant court métrage de huit minutes de Leos
Carax commandité par le festival, n'a même pas de titre, ce qui me renvoie au tout
premier texte de Carax pour les Cahiers du cinéma, en 1979 (n° 303) un plaidoyer
en faveur de La Taverne de l'enfer de Sylvester Stallone, dans lequel, s'appuyant
sur une évocation de La Nuit du chasseur, il formule le concept de « film orphelin ».
Le refus par Carax de se présenter sous son vrai nom (Alexandre Dupont) semblelié à celui de donner un titre à son film ces deux attitudes connexes rendent tant
le film que le cinéaste véritablement orphelins, et ce processus devient encore plus
paradoxal si l'on considère à la fois le sujet très personnel/familial du nouveau film
(la mort d'une sœur, des années auparavant) et les citations explicites d'autres films
(tels que Le Lys brisé, La Foule et La Nuit du chasseur), œuvres qui sont de ce fait
désignées comme des « parents » adoptifs.
Le problème de l'identité nationale d'un film autre cas, bien souvent, de lien
d'adoption s'est posé à maintes reprises durant le festival. La règle critique en
usage, concernant la nationalité, consiste à mesurer l'intérêt d'un film en fonction
de ce qu'il exprime sur la vie dans un pays donné, mais cette habitude est constam-
Extrait de la publication
ment remise en question par des facteurs qui peuvent se révéler plus importants,
comme les modes de vie que crée le capitalisme dans différentes régions du monde.
Un critique de cinéma péruvien de Chicago m'a récemment dit que Goodbye South,
Goodbye de Hou Hsiao-hsien (présenté à Cannes l'année dernière) était le film
contemporain qui lui parlait le plus et le mieux de la vie au Pérou aujourd'hui et
le fait qu'il m'ait dit cela à Chicago plutôt qu'à Lima ou à Taipeh me semble
également significatif. Happy Together de Wong Kar-wai, un film au titre anglo-
saxon sur Hong Kong, et en particulier sur l'échéance de 1997 (« Il faut repartir à
zéro »), se déroule presque entièrement à Buenos Aires. Voyage au début du monde
de Manoel de Oliveira, une méditation franco-portugaise sur le spectre des diffé-
rences liées au fait d'être portugais ou français, fait appel à un acteur italien
(Marcello Mastroianni dans son dernier rôle) pour incarner le cinéaste et orchestrer
ces réflexions. (Le plus étrange est que les questions relatives à l'identité portugaise,
prédominantes dans la première partie, sont supplantées par celles ayant trait à
l'identité française, qui l'emportent dans la seconde.) The Sweet Hereafter (De beaux
lendemains), septième film d'Atom Egoyan, est son premier situé explicitement aux
Etats-Unis plutôt qu'au Canada une distinction existentielle importante, qui
donne des répercussions différentes au thème de l'inceste (thème quintessenciel pour
les Canadiens, vu qu'on le retrouve aussi chez David Cronenberg et chez Guy
Maddin, et déjà très présent dans les premiers films d'Egoyan). The End of Violence,
coproduction franco-germano-américaine dont le décor, le sujet et le scénariste sont
américains, le metteur en scène allemand et la distribution anglo-américaine, sem-
ble représentatif des tendances actuelles du cinéma, de même que l'est le titre du
film autrichien de Michael Haneke, Funny Games. (Tout comme le film lui-même,
le titre est à la fois une ruse commerciale et une critique ironique de celle-ci ce
qui rend le film aussi autodestructeur que l'est Assassin(s) de Mathieu Kassovitz,
exploration très terre à terre d'un sujet général analogue. Jusqu'aux emprunts
évidents de Kassovitz à Taxi Driver ou aux Affranchis de Scorsese et à Natural Born
Killers de Stone, qui témoignent de cette duplicité puritaine à l'oeuvre dans lesdites
sources le désir simultané de réussir commercialement à la manière américaine et
de critiquer cette manière est une forme d'hypocrisie que l'on trouve déjà dans les
films de Scorsese et Stone.)
Même Le Goût de la cerise de Kiarostami à tout point de vue mon film préféré
du festival que la plupart tiennent pour purement iranien, accorde une large
place à des personnages kurdes, afghans ou turcs (tout comme Western, le charmant
et babillard road movie français de Manuel Poirier, se concentre sur un Espagnol
et un Russe immigrés en Bretagne) et s'achève sur un enregistrement de
« St. James Infirmary » par un trompettiste américain qui évoque beaucoup le son
de Louis Armstrong. (Bien qu'il n'égale ni Close Up ni Et la vie continue, Le Goût
de la cerise est cependant supérieur, pour moi, à Au travers des oliviers, et peut-être
le film le plus spirituel et le plus abstrait de Kiarostami à ce jour.)
Lorsqu'il lui a été demandé, lors de sa conférence de presse, pourquoi il avait eu
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recours à cette trompette « jazzyàla fin, Kiarostami n'a parlé ni d'Armstrong ni
des images de mort tout à fait appropriées contenues dans les paroles de « St. James
Infirmary », mais de sa conviction que la musique appartenait à chacun dans le
monde, ajoutant que la trompette évoquait les soldats à l'entraînement que l'on voit
dans la séquence finale. Le fait que cette séquence ait été tournée en vidéo a encore
plus perturbé certains spectateurs que la trompette jazz, mais tant la musique que
la vidéo constituent une sorte de lingua franca dans le cadre aussi bien de l'Iran
que du cinéma dans son ensemble suggérant, en un temps où les empires commer-
ciaux peuvent s'avérer des entités déterminantes plus pertinentes que les pays, que
les définitions en usage de la nationalité doivent être reformulées, réinventées,
repensées. De la même manière que les catégories dépassées de la critique de
cinéma, une grande part du discours nationaliste actuel se réfère au passé, et non
au présent ou à l'avenir.
Cela ne veut pas dire que certaines de ces références au passé ne continuent pas
à être utiles. Dans le cas du Destin de Chahine un film musical franco-égyptien
à grand spectacle qui raconte la vie du philosophe andalou Averroès j'ai le
sentiment que le principal point de référence que nous avons en commun, lui et moi,
est un style de cinéma des studios hollywoodiens dans les années cinquante, de telle
sorte que me reviennent divers moments de films aussi bons que Les Aventures de
Hadji ou aussi médiocres que Kismet un style maison que j'associe avant tout à
la MGM, et, en seconde instance seulement, à différents metteurs en scène (Anthony
Mann, Richard Thorpe, Don Weis, Vincente Minnelli, George Sidney ou Mervyn
LeRoy, par exemple). Et bien que Chahine, comme la rétrospective que lui a consa-
crée Locarno l'année dernière l'a démontré, soit tout à fait reconnaissable en tant
qu'auteur, cela ne signifie pas nécessairement que les aspects les plus intéressants
pour moi, ou qui devraient l'être, dans Le Destin, soient les traits personnels. Je
suis plus enclin à la fascination pour le cheminement d'un Occidental (c'est-à-dire
moi) parmi les mystères du cinéma arabe et égyptien qui viennent se superposer
avec des souvenirs lointains de films hollywoodiens réalisés il y a plus de quarante
ans, processus dans lequel Chahine représente l'un des nombreux émissaires possi-
bles plutôt qu'une destination particulière. Mais les vieux réflexes critiques ont la
vie dure, et un nombre surprenant de films, à Cannes, rencontrent une certaine
résistance précisément parce que la traditionnelle évaluation de la mise en scène ne
produit pas les résultats appropriés.
Un exemple en est Cosmos, un charmant et percutant film à épisodes canadien
français présenté à la Quinzaine des réalisateurs, qui assemble des sketches comi-
ques vaguement reliés entre eux, tournés en noir et blanc dans la ville de Québec
par six jeunes auteurs-réalisateurs dont l'un est le chef-opérateur de l'ensemble. La
forme de récit dans laquelle deux ou plusieurs histoires n'en font qu'une repré-
sentée dans la littérature du XXe siècle par des œuvres telles que Les Palmiers
sauvages de Faulkner, Winesburg-en-Ohio d'Anderson et Gens de Dublin de Joyce
a connu de nombreuses illustrations au cinéma qui vont d'Intolérance à Out 1, du
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Petit Théâtre de Jean Renoir à Trois couleurs Rouge de Kieslowski, et de Quelquechose d'autre à un fascinant documentaire réalisé récemment par Errol Morris, Fast,Cheap and Out of Control, qui entremêle des entretiens avec quatre hommes. Tout
en étant moins remarquable que ces films, Cosmos pose d'intéressantes questions
d'ordre méthodologique en ajoutant à la pluralité des histoires une paternité mul-tiple. L'approche critique traditionnelle d'un tel film revient à évaluer séparément
le style et la mise en scène de chaque épisode, ce qui ici ne mène à rien car ce queces sketches ont en commun un certain parfum Nouvelle Vague compte bienplus que ce qui les distingue les uns des autres. (Cela était également vrai de
certains films des débuts de la Nouvelle Vague au moment de leur apparition, avant
qu'ils ne soient recatalogués en suivant les lignes auteuristes.) Un montage croiséfait se chevaucher certains épisodes, et l'ensemble du programme a visiblement étéconçu et, dans une certaine mesure, réalisé collectivement.
Un problème critique du même ordre s'est posé lors de la sortie américaine, en
1995, du documentaire soviétique de 1964 1 Am Cuba un film que l'on attribuegénéralement à son metteur en scène (Mikhail Kalatozov), plutôt qu'à son chef-
opérateur (Serguei Urusevsky) ou à son coscénariste (Yevgeny Yevtushenko), alors
que son style insolite ne peut pas vraiment se lire comme l'expression d'une seule
conscience. Lorsque, dans un célèbre plan-séquence situé au début, la caméra, pla-
cée sur un toit surplombant les plages de La Havane, descend de plusieurs étagesen direction de touristes au bord d'une piscine, suit ensuite une femme en robe
avant de l'abandonner pour une belle baigneuse qu'elle accompagne jusque dans lapiscine, évoluant sous l'eau avec elle, la démarche critique usuelle consiste à recon-
naître la direction de Kalatozov et à applaudir la virtuosité de sa mise en scène.
Mais ce plan a en fait été exécuté par une équipe de trois opérateurs se passant lerelais un bon exemple de travail collectif en action et, en dernière analyse,l'archétype de l'artiste solitaire joue probablement plus ici le rôle de guide pour lalecture du plan que d'indicateur fiable de son mode d'écriture.
Bien sûr, ce n'est pas toujours le cas. La Femme défendue de Philippe Harel,expérience de caméra subjective intéressante même si elle finit par lasser, est fondé
sur une identification littérale du réalisateur (qui interprète, le plus souvent hors
champ, l'amant d'Isabelle Carré) avec la caméra. De même, l'information techniquela plus intéressante que j'ai recueillie sur le film de Kiarostami est que les quatreacteurs principaux ne se sont pas rencontrés avant la fin du tournage pour filmerchacun des trois longs dialogues avec le personnage central dans sa voiture, Kiaros-
tami et sa caméra prenaient soit la place du conducteur soit celle du passager. Cette
donnée permet d'éclaircir l'impression de solitude et de monologue intérieur quidomine tout au long du film le sentiment d'un individu solitaire en communion
avec le paysage que l'histoire exprime de façon indépendante, mais qui n'apparaîtà l'image qu'implicitement et par intermittence. A cause de cette méthode, le
champ-contrechamp cerne davantage la distance et la séparation que la proximitéet l'adhésion, tant physiquement que philosophiquement. Le choc provoqué par Le
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Goût de la cerise tient en partie au fait qu'on réalise à quel point la vraie solitude
celle, par exemple, qui accompagne l'impulsion de se suicider est rarement
traduite par le cinéma. En revoyant par hasard Le Samouraï à Chicago, dix jours
après le festival, j'ai été frappé par la manière un peu dérisoire avec laquelleMelville traite le même sujet malgré toute l'élégance du film, exercice de style et
fantaisie gris-bleu métallique sur un Paris image mentale, la solitude d'Alain Delon,
bien qu'étayée par une citation faussement extraite du Bushido (le livre des samou-raïs), ressemble plutôt à une pose hollywoodienne. L'abîme qui sépare un Melvilled'un Kiarostami met en relief tant les avantages que les inconvénients d'une culture
purement cinématographique confronté à la solitude, Melville pense d'abord àd'autres films, alors que Kiarostami pense surtout à la vie.
Un certain nombre de films de Cannes sont allés à l'encontre de l'hypothèserépandue qui veut que le cinéma soit simplement une question de mise en scène(plutôt que de découpage, de montage, de jeu d'acteurs, de scénario, de direction de
la photographie, de sujet, ou, mieux encore, d'une quelconque combinaison de ceséléments), particulièrement She's So Lovely (voir plus loin), The Ice Storm (qui,
comme le suggère le prix du meilleur scénario qu'il a reçu à Cannes, et pour le
meilleur comme pour le pire, est peut-être plus l'œuvre de James Schamus, et/oude Rick Moody dont il adapte le roman, que du metteur en scène Ang Lee), Amour
et mort à Long Island (intelligente et astucieuse transposition d'un livre de Gilbert
Adair par Richard Kwietnowski, à laquelle l'interprétation de John Hurt confère un
piquant particulier) et De beaux lendemains (qui doit sûrement beaucoup au romande Russell Banks dont il s'inspire).
Le problème, à vrai dire, est que les critiques ont encore recours aux restes d'une
position polémique sur la mise en scène, qui fut jadis nécessaire pour gagner cer-
taines batailles, mais qui a de façon regrettable éclipsé ou occulté d'autres aires
essentielles de création y compris même ce dont il s'agit dans les films. Peu de
critiques ont pris Orson Welles au mot quand il a affirmé qu'il commençait toujours
par la chose écrite et non par les images, et en effet, il est peut-être le scénariste-cinéaste-interprète qui a le plus souffert de l'accent mis par la critique sur les deux
dernières fonctions combien d'études critiques ont pris la peine de se pencher sur
l'importance de Chaplin et de Stroheim en tant qu'auteurs de scénarios un aspect
qui est indissociable de leur travail d'acteurs, et que leurs mises en scène ont
largement servi à mettre en valeur ?
Si la mise en scène ou le découpage constituaient à eux seuls l'art du cinéma,
Inside/Out, le troisième film de Rob Tregenza, vu dans le cadre d'Un certain regard,
pourrait faire figure de chef-d'œuvre, surtout relativement au plan-séquence choré-graphique et au mélange des sons dans le champ et hors champ, pour lesquels lefilm manifeste une grande virtuosité. C'est seulement sur le plan thématique lié
à la notion d'asile de fous allégorique, et où le récit ne découle pas de ce qui se
passe dans un plan en fonction des paramètres abstraits contenus dans le titre, maisde ce qui transpire entre les personnages dans un espace narratif que le film
Extrait de la publication
devient obscur, voire incompréhensible, souffrant peut-être d'une trop grande proxi-
mité avec l'exemple stupéfiant de Béla Tarr dans Perdition ou Le Tango de Satan,
sans avoir un sens comparable du contexte social. Mais il est possible qu'une
seconde vision dissipe mes doutes.
C'était la huitième fois que j'assistais au Festival de Cannes mes séjours pré-cédents ayant eu lieu en 1970, 1971, 1972, 1973, puis 1994, 1995 et 1996 et la
différence qui me frappe le plus concernant l'atmosphère générale, entre les années
soixante-dix et quatre-vingt-dix, se manifeste lors des conférences de presse. Alors
qu'elles tendaient à ressembler à des combats de gladiateurs, elles ne sont plusmaintenant que des séances de promotion entièrement réglées à l'avance, pour la
plupart soumises à une politesse compulsive, et plutôt inutiles quant à un véritableéchange d'idées ou d'informations.
Je garde en mémoire deux questions typiques des années soixante-dix 1) adres-
sée à Jean Eustache après la projection de La Maman et la Putain « Pourquoi
avez-vous choisi de faire un film au lieu d'écrire un roman ? », et 2) posée à Carmelo
Bene, qui portait un costume blanc, après la présentation d'Un Hamlet de moins
« La nuit, portez-vous un pyjama, ou dormez-vous nu ? », à laquelle il répondit
«Allez vous faire foutre!»Aujourd'hui, la question la plus caractéristique posée àune vedette concerne la manière dont s'est passé le travail avec un metteur en scène
(ou vice versa), et la réponse, non moins caractéristique, est qu'il, ou elle, a vraimentété formidable.
Qu'est-il advenu de ce climat de contestation, que j'ai seulement retrouvé cette
année lors de la conférence de presse autour d'Assassin(s) ? C'était l'unique raison
de ma présence à cette dernière, même si, en dépit des efforts convaincants de
Kassovitz pour s'en prendre au manque de sérieux des journalistes, nous n'y avons
hélas pas appris grand-chose si ce n'est, peut-être, l'hostilité de la presse envers
tout film qui développe ouvertement une thèse quelconque. (Une autre victime de
ce parti pris a été The Brave, le film de Johnny Depp, touchant malgré sa naïveté
et sa maladresse, allégorie qui m'a rappelé des délires des années soixante tels queThe Last Movie de Dennis Hopper.)
De toute évidence, la circulation de l'information a connu de grandes modifications
au cours des vingt dernières années, au moins dans la sphère publique. Il faudrait
tout d'abord parler du développement des techniques destinées à flatter, pour mieux
la contrôler, la presse politique, inaugurées aux Etats-Unis par l'administration
Reagan. On a ensuite vu l'adaptation de ces techniques par les publicitaires de
Hollywood, apparue au moment où les campagnes de lancement des studios sont
devenues de plus en plus coûteuses, conduisant à la soumission vénale des « nou-
velles du showbiz » dans lesquelles publicitaires et journalistes unissent volontiers
leurs forces contre les intérêts du public, laquelle a conduit au mode de flagornerie
Extrait de la publication
réciproque qui prédomine maintenant. Dans le nouveau système, tout journalistequi pose une question scabreuse, émettant des réserves ou trop pénétrante, risquede perdre la faveur des publicitaires qui contrôlent l'accès aux « talents» (vedettes,réalisateurs, auteurs, etc.), et de s'aliéner du même coup son rédacteur en chef.
Cette chirurgie esthétique opérée sur l'information concerne presque toutes lesconférences de presse de Cannes, et pas seulement celles autour de films commer-
ciaux ayant coûté très cher. En fait, je me sens moi aussi impliqué d'une certainemanière dans ce processus, après la publication de mon texte pour Trafic n° 21,
conjointement avec celui de Hollis Frampton extrait du même numéro, dans un tiréà part bilingue français-anglais qui a été distribué à la presse à l'occasion de laprojection, dans le cadre d'Un certain regard, de deux épisodes (3a et 4a) desHistoire(s) du cinéma. Au moment où j'ai écrit cet article, en décembre dernier, il
était prévu que la totalité des Histoire(s), y compris l'épisode 4b, serait projetée àCannes en avant-première, et mon texte pour Trafic comportait une phrase entre
parenthèses à ce sujet « Pour l'heure, Histoire(s) du cinéma est toujours un "workin progress" aa première de l'œuvre intégrale étant programmée pour cette année àCannes). » Lorsque P.O.L m'a demandé, peu de temps avant le festival, de mettre
au propre une version entièrement en anglais du texte de l'article m'obligeant àtraduire très rapidement des citations variées de Godard, Mourlet, Moullet et autres
que j'avais à l'origine laissées en français je n'ai pas remarqué sur les épreuvesque la phrase en question avait discrètement disparu. Ce n'est donc qu'après monarrivée à Cannes, et après avoir appris que seuls 3a et 4a seraient projetés, que j'aieu connaissance de cette coupe dans mon texte. En assistant à la conférence de
presse de Godard, je m'attendais à ce que quelqu'un lui demande pourquoi il avaitchangé d'idée, mais pas un mot n'a été dit à ce sujet; c'est comme si ma parenthèse
de même que le projet originel de Godard n'avait jamais existé.
On pourra m'objecter qu'il n'y a rien à cela de particulièrement funeste, et quetoutes les hypothèses sont possibles quant aux raisons qu'il avait de modifier ses
plans. (Tant que les Histoire(s) demeurent inachevées, l'oeuvre appartient à Godardune fois finie, elle revient à la Gaumont; dans ces conditions, pourquoi aurait-il
envie de la terminer ? A cet égard comme à d'autres, cette série pourrait être consi-
dérée comme l'équivalent chez Godard du Don Quichotte de Welles.) Mais lorsque
partout ailleurs à Cannes je trouve des suppressions ou altérations de l'informationdu même ordre, je m'interroge vraiment sur le processus général qui échafaudebeaucoup plus vite, de manière plus efficace et plus péremptoire, les campagnes depromotion que les lectures critiques, de quelque nature qu'elles soient. Prenons pour
exemple le drame construit autour de l'interdiction nationale qui frappe Le Goût dela cerise à cause du traitement du thème du suicide par Kiarostami. Savoir si le
gouvernement iranien allait autoriser la projection du film à Cannes a de toute
évidence suscité une authentique inquiétude préalable, mais le fait que cette ques-
tion ait été réglée avant le début du festival n'a pas empêché Gilles Jacob d'orches-trer son arrivée éventuelle comme un suspense à couper le souffle.
Extrait de la publication
Qui plus est, le contentement de soi qu'éprouvent de nombreux critiques etjournalistes à dénoncer la censure étatique en général plus significative au détri-ment de la carrière de Mohsen Makhmalbaf que pour celle de Kiarostami ne les
empêche pas d'ignorer (par conséquent de la tolérer et de la passer sous silence, et
du coup de l'encourager) la censure capitaliste dans ses nombreuses occurrences, quipour certaines font encore plus de tort aux œuvres concernées. Un exemple clé dece dont je parle est She's So Lovely de Nick Cassavetes, tiré d'un scénario de John
Cassavetes de 1980 intitulé She's Delovely, réécrit en 1987, selon Thierry Jousse,lorsque Sean Penn fut envisagé pour interpréter le rôle principal. A mes yeux,l'intérêt premier du film tient davantage à l'accès exceptionnel au scénario originalqu'il permet (probablement dans sa version de 1987) qu'aux qualités relatives de
metteur en scène du fils de l'auteur encore un exemple dans lequel la question
de la mise en scène est reléguée au second plan (même si c'est ici un facteur plutôtnégatif ne reste que la lecture hollywoodienne d'un scénario indépendant). Il s'agitaprès tout d'une sorte de pendant à Une femme sous influence (1975), et c'est à ma
connaissance le seul projet de (John) Cassavetes qui mêle le milieu ouvrier de ce
film à la bourgeoisie banlieusarde de Faces et il constitue donc une contribution,aussi partielle et modeste soit-elle, à l'œuvre de Cassavetes.
Mais considérons tous les détails qui s'immiscent dans cette contribution, la plu-part représentant des exemples distincts de censure capitaliste. Tout d'abord le titre,
She's Delovely, dont j'apprends qu'il a été changé à cause des exigences financières
des héritiers de Cole Porter, le compositeur de la chanson éponyme. (On entend
toujours un bref extrait de cette chanson dans la première partie du film, et son
titre figure, au cours de la seconde partie, dans une phrase clé des dialogues pro-noncée par le personnage principal qu'interprète Sean Penn, pur spécimen de jeude mots irrationnel à la Cassavetes « She doesn't love you. She doesn't love me.
She's delovely. ») Avec pour résultat absurde que le film lui-même porte encore son
titre original lors de sa projection à Cannes, alors que son dossier de presse comme
toutes les annonces du festival le nomment She's So Lovely, titre plus gauche etsurtout moins beau.
On peut ensuite se demander jusqu'à quel point Nick Cassavetes a respecté lescénario original. Lorsque je lui ai posé la question pendant la conférence de presse,
il a avoué qu'il y avait des choses dans le script qu'il ne comprenait pas (sanspréciser lesquelles), et qu'il les avait purement et simplement éliminées. (Ce n'est
pas à proprement parler de la censure capitaliste, même si le fait que le scénariooriginal n'ait pas été publié ce qui nous aurait permis de nous faire une idée à ce
sujet pourrait davantage être qualifié comme tel.)
Il faudrait enfin rapporter deux rumeurs sur le film émanant de sources raison-
nablement fiables 1) Nick Cassavetes étant tombé malade, Sean Penn a dirigé ledernier tiers du tournage, et 2) Harvey Weinstein, le codirigeant de Miramax (quia participé à la production et envisage de distribuer She's So Lovely), a considéra-
blement remonté le film et joué un rôle important dans la supervision de la musique
Extrait de la publication
avant la projection à Cannes, effectuant des modifications si importantes que Nick
Cassavetes a, paraît-il, sérieusement songé à retirer son nom du générique. Inutile
de préciser qu'aucune de ces deux rumeurs n'a été même vaguement évoquée lors
de la conférence de presse, à laquelle Weinstein assistait en compagnie des vedettes
et du metteur en scène chacun s'est contenté de dire à quel point c'était merveil-leux de travailler avec les autres.
Bref, voici successivement au moins quatre sortes différentes d'ingérence qui
empêchent She's So Lovely d'être sans équivoque « un film de Nick Cassavetes » ou
« un film écrit par John Cassavetes », bien qu'il soit présenté ainsi lors de la confé-
rence de presse ou dans les « notes de presse préliminaires » distribuées aux jour-
nalistes. Même l'intéressant challenge méthodologique visant à accepter la version
hollywoodienne d'un scénario de Cassavetes version dans laquelle les éléments
moins naturalistes ou moins rationnels apparaissent comme des défauts ou des
ruptures de tempo se trouve donc sapé par un processus de dissociation et un
subterfuge par lequel « Cassavetesreprésente moins la description d'un contenu
qu'une simple marque de fabrique. Cela me rappelle l'annonce par George Hicken-
looper, il y a quelques années, de son intention de tirer un film du scénario de
Welles The Big Brass Ring (qu'il avait considérablement remanié), parce qu'il était
« auteuriste dans l'âme » déclaration qui m'avait fait me demander à quel auteur
il pouvait bien penser.
Une autre forme de censure capitaliste celle-ci en général moins consciente, et
beaucoup plus courante aux Etats-Unis qu'en Europe réside dans le refus de faire
mention ou de discuter du capitalisme lui-même, en partie fondé sur son omnipré-
sence. (Si le capitalisme est maintenant l'air qu'on respire, en parler est probable-
ment aussi superflu que d'évoquer le climat quand on décrit un paysage particulier.)
C'est apparemment pour cette raison qu'En compagnie des hommes de Neil LaBute,
d'une certaine manière le film américain le plus provocateur que j'ai vu à Cannes
montré à Un certain regard après avoir déjà fait couler beaucoup d'encre depuis
sa projection au Festival de Sundance n'est presque jamais dépeint comme un
film sur le capitalisme et ses effets, tout comme De beaux lendemains. Le premierdétaille les effets sur les notions de virilité et de sentiments amoureux d'une rivalité
agressive sur le terrain des affaires, le second décrit les conséquences sur le fonc-
tionnement d'une communauté d'une même rivalité, cette fois-ci par le biais d'une
action en justice, mais aucun des deux n'est examiné de près par les critiques
comme un commentaire sur la manière dont nous vivons. Pour traiter un tel sujet,
les notions de nationalité, de mise en scène et d'auteur peuvent nous servir à faire
un bout de chemin, mais pour couvrir le reste de la distance il nous faut abandonner
ces véhicules et retrouver l'usage de nos jambes serait-ce seulement parce que les
piétons voient souvent des choses que les conducteurs ne remarquent pas, et voya-
gent dans des endroits que l'on n'atteint qu'à pied.
Etant donné la place centrale qu'occupent les moyens de transport dans trois des
meilleurs films vus à Cannes, qui tous tournent autour des mystères de l'existence
Extrait de la publication
et de l'identité une voiture dans Le Goût de la cerise et dans Voyage au début du
monde, un autobus de ramassage scolaire dans De beaux lendemains cela vaut la
peine de nous demander si les véhicules que sont nos catégories critiques vont
vraiment nous mener loin, et jusqu'où nous pourrions aller si nous réapprenions à
marcher. (Goodbye South, Goodbye, l'année dernière, s'intéressait également aux
véhicules, et le film s'achevait, image mémorable, lorsque le dernier de ceux-ci
quittait la route et s'immobilisait dans un champ.) Le plus beau plan de tous les
films que je viens de voir à Cannes, composé comme un paysage de Bruegel, est
celui de l'accident d'autobus dans De beaux lendemains, montré de loin, et c'est
clairement la vision d'un piéton qui s'arrête pour regarder, et non celle d'un conduc-
teur qui passe sans ralentir.
(Traduit de l'anglais par Jean-Luc Mengus)
Bill Douglas,IBM Douglas,l'écriture
du backgroundpar Pierre Hodgson
n 1978, Frédéric Mitterrand, assisté de Paulo Branco, a sorti, à l'OlympicEntrepôt, l'oeuvre, alors contemporaine, d'un nouveau cinéaste écossaisnommé Bill Douglas. Comme tant de réalisateurs britanniques, celui-ci
n'était guère reconnu dans son propre pays. Mais par sa maîtrise du plan, il avait
tout pour plaire au public averti que les optimistes espèrent rencontrer à Paris. Eh
bien non. Ce bref passage sur les écrans parisiens a laissé peu de traces dans la
culture cinéphilique. Ceux-là mêmes qui jugent le cinéma anglais inexistant n'ont
pas su regarder My Childhood (« Mon enfance ») de Bill Douglas, Lion d'argent àVenise en 1972.
Le 18 juin 1997, la trilogie de Bill Douglas a connu une nouvelle sortie au Studio
des Ursulines, programmé par Annie Bichet. Composée, à part My Childhood, de
My Ain Folk (« Ceux de chez moi ») et My Way Home (« Mon retour »), elle constitueson chef-d'œuvre.
Pour espérer comprendre le cinéma anglais, il faut d'abord reconnaître la force
d'une tradition déconsidérée par un certain journalisme français, qui est celle de
l'entertainment le divertissement. Souvenez-vous de Chaplin, des premiers Hitch-
cock. Les grands réalisateurs britanniques sont des entertainers. Tel le maître de
cérémonie d'un cirque, ils agencent une série de tours, avec des lumières un peu
vétustes, un dialogue parfois cru, toujours ironique, amené sur un rythme saccadé
dans un suspense soutenu par un mystère croissant. Dans cette tradition, on ne
s'attend pas à ce que le public réfléchisse. On lui demande de se laisser aller àl'éblouissement.
Ainsi, Quatre mariages et un enterrement ou Trainspotting, des films récents qui
ont rapporté des centaines de millions de dollars, sans pour autant s'abaisser à
singer, comme le fait Besson, le pompier hollywoodien. Pourquoi ? Comment ? Parce
que, malgré leur indigence formelle, ces films ont à leur manière renouvelé leur
cinéma. Ils ont ramené le publicLe sourire un peu triste du maître de cérémonie
d'il y a quelques années s'est métamorphosé aujourd'hui en une mine réjouie. Nous
sommes en pleine renaissance. Mais c'est une renaissance de sujet et de ton. Ce
n'est que cela. En Angleterre, généralement, seuls comptent les mots et les corps
dialogue, sujet et casting.
La mise en scène, elle, n'a pas bougé. Elle reste toujours un peu guindée. La
bande-son n'est pas plus travaillée qu'avant. Le découpage, le contraste entre
l'ombre et la lumière, ces outils formels qui donnent à l'image cinématographique
sa puissance, n'étonnent jamais. La lumière, le cadre et le montage sont académi-
ques et plats. D'ailleurs, personne ne songerait à écrire sur la mise en scène de
Mike Newell ou de Danny Boyle, les réalisateurs des deux films précités. Ils ne sont
pas plus les auteurs de leurs films qu'Andrew Macdonald et Duncan Kenworthy
(producteurs) ou Richard Curtis et Irving Walsh (scénaristes). Il faut savoir où se
trouve le style d'un film britannique, où il décape, par où il transforme le monde
uniquement par son appartenance à une tradition théâtrale. Le cinéma britannique
est un cinéma théâtral qui jette accessoirement un pont entre les importants réser-
voirs d'énergie que sont en Angleterre la comédie populaire, la musique populaire,
la mode, le reflet social.
Au cours des années soixante-dix, quelques rares cinéastes britanniques ont voulu
se démarquer de cette tradition théâtrale. Ils ont regardé le cinéma soviétique ou
le cinéma français. Ils ont voulu renouer avec le plan, se défaire des qualités de jeu
et d'écriture qui, rodées comme elles sont, avaient abîmé le cinéma. Bill Douglas
était de ceux-là. Il n'était pas seul. Il y avait aussi son ami Lindsay Anderson (If),
Jack Hazan (A Bigger Splash, Rude Boy), Donald Cammell (coréalisateur, avec
Nicholas Roeg, de Performance), et d'autres. Mais Douglas était sans doute le plus
sûr, le plus radical. Lui-même un temps comédien, formé par Joan Littlewood 2, il
a tourné sa trilogie avec des comédiens non professionnels. Il a rencontré les deux
enfants qui jouent les rôles principaux des deux premiers films, Stephen Archibald
(Jamie) et Hughie Restorick (Tommy), sous un abribus de la banlieue d'Edimbourg.
Banlieue dure. Et si la trilogie est une œuvre autobiographique (on y reviendra),
elle est calquée sur l'autobiographie de Gorki3, avec la même structure tripartite,
répartie entre enfance, adolescence et âge adulte4. L'inspiration soviétique est signi-
ficative en termes politiques, mais aussi parce qu'elle indique une volonté formelle,
1. L'année dernière, pour la première fois depuis des décennies, la Grande-Bretagne a produit plus de
films que la France.
2. Papesse du théâtre populaire, Joan Littlewood dirigeait un théâtre dans les quartiers ouvriers de l'est
de Londres. Son plus gros succès s'appelait Oh What a Lovely War, un musical satirique sur la Première
Guerre mondiale.
3. Adaptée au cinéma par Dovjenko. Douglas a-t-il vu ces films?
4. Seul le titre du premier film est tiré de Gorki.
un modernisme révolutionnaire, une envie de neuf, de contrastes, de justice et de
justesse retrouvées.
Le deuxième (et dernier) film de Bill Douglas, Comrades (« Camarades », 1987),
devait être produit par Ismail Merchant. Avec la complicité de Channel Four et du
British Film Institute, Douglas a fini par casser ce contrat impossible. Quelle
alliance pouvait-il y avoir entre le nostalgique de l'Empire, le faiseur d'un cinéma
emberlificoté et littéraire, et le formaliste révolutionnaire qu'était Douglas? On
comprend que l'expérience ait été douloureuse pour les deux. Douglas n'était pas àvendre.
Il y a une raison parmi d'autres pour laquelle on ne voit pas, en France, la nature
du cinéma britannique. C'est qu'il n'est pas délimité, comme le cinéma français, par
les règles d'un organisme d'Etat autoritaire et archaïque. Ainsi, il n'y a pas de
frontière entre le cinéma britannique et le cinéma américain, entre le cinéma bri-
tannique et la télévision britannique, entre le cinéma anglais et le cinéma irlandais,
entre le cinéma britannique et la littérature ancienne et moderne.
Entre Blade Runner et Evita, entre The English Patient et Truly, Madly, Deeply,
entre The Snapper et The Grifters, entre Sensé and Sensibility et Breaking the
Waves, entre Mona Lisa, The Crying Game et Interview with a Vampire, qu'est-ce
qui est un film anglais et qu'est-ce qui n'en est pas un ? A Clockwork Orange est-il
un film britannique ?
On peut dire la chose autrement. Un jeune ambitieux qui veut faire des films, s'il
est britannique1, sort peut-être d'une école de cinéma. Il se dirige ensuite, selon ses
goûts, vers le théâtre, le documentaire, la fiction télévisuelle, la publicité, les clips.
Ou il traverse directement l'Atlantique. L'ombre de Los Angeles s'étend sur Londres.
Tous les agents, tous les producteurs, presque tous les réalisateurs britanniques
sont des binationaux dans l'âme. Mettons que ce jeune réalisateur réussisse d'abord
un téléfilm, comme My Beautiful Laundrette ou Truly, Madly, Deeply. Un distribu-
teur français viendra lui acheter ce téléfilm pour le vendre en France comme un
film d'auteur. Puis, de Hollywood, on lui proposera des stars et des capitaux miro-
bolants. Voilà qui ne risque pas d'arriver à son homologue français, séparé de
Hollywood non pas tant par la langue que par une certaine idée de son art. Quel
devrait donc être le prochain projet de notre jeune réalisateur de téléfilm réussi?
Une adaptation littéraire anglaise, avec vedettes anglaises et françaises, financée
par des capitaux américains ? Ce fut le choix d'Anthony Minghella avec The English
Patient. Un film écrit par un Anglais, avec des acteurs anglais, financé par des
capitaux anglais? Ce fut le choix de Stephen Frears avec Sammy and Rosie Get
1. C'est-à-dire anglais, gallois, écossais ou irlandais. La diversité des nationalités britanniques est plus
significative qu'il n'y paraît. On y vient petit à petit en France. Guédiguian, par exemple, ferait un parfait
cinéaste« britannique ». A quand l'annexion de la Provence à la Couronne de Sa Gracieuse Majesté ? Un
cinéma alsacien, un cinéma provençal, un cinéma normand seront-ils forcément antijacobins?
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