extrait de la publication… · rechercher une prédominance de la facture sur ce qui fait...
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ANTONIN ARTAUD
Œuvres
complètesi
PRÉAMBULE ADRESSE AU PAPE
ADRESSE AU dalaï-lama
CORRESPONDANCE AVEC JACQUES RIVIÈREL'OMBILIC DES LIMBES
LE PÈSE-NERFS L'ART ET LA MORT
PREMIERS POÈMES (1913-1923)PREMIÈRES PROSES
TRIC TRAC DU CIEL BILBOQUET
POÈMES (I924-I935)TEXTES SURRÉALISTES
Nouvelle édition revue et augmentée
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GALLIMARD
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.
© Éditibns Gallimard, 1970.
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Nous tenons à exprimer ici toute notre reconnais-sance à ceux qui nous ont aidé et ils sont nom-breux à composer le présent volume, en nouscommuniquant des textes inédits d'Antonin Artaud,ou en nous donnant toutes informations au sujet dexces textes.
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PRÉAMBULE1
Ici, puisqu'il s'agit d'une édition de mes œuvrescomplètes, devrait figurer le texte du premier livrequi ait paru de moi Tric Trac du Ciel, recueilde poèmes édités en 19222 par les soins de mon amiKahnweiler, éditeur et marchand de tableaux. Mais
toutes réflexions faites, j'aime mieux y renoncer. Cepetit livre de vers en effet ne me représente enaucune façon. Ce n'est pas que les vers qu'on ytrouve çà et là soient nuls et qu'ils ne portent aveceux leur insolence.
Témoin ce petit quatrain
Celle qui couche dans mon litEt partage l'air de ma chambrePeut jouer aux dés sur la tableLe ciel même de mon espritS
Mais ils ont un petit air désuet d'une littératureà la Marie Laurencin, à la Dignimont, à la Utrillo, àla Francis Carco, à la André Salmon, à la Raoul
Dufy, farces d'un style qui n'en est pas un et quifut, je crois, instauré par Matisse, comme l'aveud'une impuissance enragée, comme d'un dandy
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ŒUVRES COMPLÈTES D'ANTONIN ARTAUD
qui ferait glacer ses manchettes, n'ayant plus pourcol de chemise que le tronc d'un guillotiné.
Ils portent en plus en eux ces afféteries inquié-tantes d'un style qui commença à se faire jourvers la fin de l'autre guerre, celle de 1914-1918, etqui s'oublia lui-même extrêmement loin de lui-même bien avant que ne commençât celle-ci.
Ce style s'appelait dans ma conscience receva-bilité d'un poème au Mercure de France, auxCahiers d'Art, à Action, à Commerce, et surtout etpar-dessus tout à cette sacro-sainte N. R. F. diri-gée par Jacques Rivière qui ne transigeait pasavec un certain côté dirai-je Vermeer de Delft oupeut-être Léonard de Vinci de la poésie. Non unstyle mais un esprit.
Non, Jacques Rivière n'avait pas ce vice derechercher une prédominance de la facture sur cequi fait qu'un poème est poème sa poésie, bienqu'il eût un goût spécial pour les poèmes du genredécharné dans le bien-écrit. Le mot-squelette lèvesa.. robe, s'ouvre au-dessus de la robe-loque d'unlangage tard désiré et tôt détruit. Que le poème soitvide d'émotion ou de sens, cela, je crois, lui impor-tait assez peu, mais il aimait beaucoup la breloqueoù tremble son esprit, la breloque de l'amandeamère sous la langue qui la détruit.
Voici le texte de la lettre que je reçus de JeanPaulhan alors son secrétaire, vers le mois de sep-tembre 1923 4
« Cher Monsieur,
Voici vos poèmes, auxquels moi je trouve ungrand charme. Il semble à Jacques Rivière que ce
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PRÉAMBULE
charme ne soit ni assez ferme, ni encore assezassuré. »
A la suite de cette lettre, je travaillai encore unmois à écrire un poème verbalement, et non gram-maticalement, réussi.
Puis j'y renonçai. La question n'était pas pourmoi de savoir ce qui parviendrait à s'insinuer dansles cadres du langage écrit,
mais dans la trame de mon âme en vie.
Par quels mots entrés au couteau dans la carna-tion qui demeure,
dans une incarnation qui meure bien sous latravée de la flamme-îlot d'une lanterne d'échafaud.
Je veux dire dont la viande rutile, opaque etrétive, flatulente vide, proliférante utile, appétis-sante acide.
Par quels mots je pourrai entrer dans le fil decette viande torve (je dis TORVE, ça veut direlouche, mais en grec il y a tavaturi et tavaturiveut dire bruit 6, etc.).
Viande à saigner sous le marteau,qu'on extirpe à coups de couteau.Je ne suis donc pas parvenu à introduire ma
trame dans ces poèmes avortés,à sertir dans leurs mots non mon âme, oh pas
mon âme, mais ma pression, l'opacité de ma congéni-tale tension, de mon exorbitante et aride oppression.
Je suis un génital inné, à y regarder de près celaveut dire que je ne me suis jamais réalisé.
Il y a des imbéciles qui se croient des êtres, êtrespar innéité.
Moi je suis celui qui pour être doit fouetter soninnéité.
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ŒUVRES COMPLÈTES D'ANTONIN ARTAUD
Celui qui par innéité est celui qui doit être unêtre, c'est-à-dire toujours fouetter cette espèce denégatif chenil, ô chiennes d'impossibilités.
Ainsi donc les poèmes de ce livre manqué sontde la teneur de ceux qui me furent refusés parJacques Rivière pour la N. R. F. et au sujet des-quels je lui écrivis les lettres ci-après.
Je ne suis pas critique, comme Brunetière ouBenjamin Crémieux, pour qualifier la sorte detravail que j'ai réalisé en écrivant ces lettres, ets'il est vrai que c'est toute la question de l'inspira-tion poétique et de son verbe
(et de son verbe, quoidonc son verbe, ças'appelle, dit-on, prosodie)
que j'ai reprise dans cet écrit.(Cette dernière phrase-ci est écrite en caca de
mouches
mouches rhinite ou synovie; l'inconscient disaitSégovie parce que ça rime avec écrit; phrase tom-bée comme un tabac à priser des narines d'uncuistre en gésine, qui ne l'a pas insinuée mais quej.'ai marmonnée sur lui-même, quand naître pourlui n'avait pas lui.)
L'inspiration n'est qu'un fœtus et le verbe aussin'est qu'un fœtus. Je sais que quand j'ai vouluécrire j'ai raté mes mots et c'est tout.
Etje n'aijamais rien su de plus.Que mes phrases sonnent le français ou le
papou c'est exactement ce dont je me fous.Mais si j'enfonce un mot violent comme un clou
je veux qu'il suppure dans la phrase comme uneecchymose à cent trous. On ne reproche pas à unécrivain un mot obscène parce qu'obscène, on le lui
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PRÉAMBULE
reproche s'il est gratuit, je veux dire plat et sansgris-gris.
Sous la grammaire il y a la pensée qui est unopprobre plus fort à vaincre, une vierge beaucoupplus revêche, beaucoup plus rêche à outrepasserquand on la prend pour un fait inné.
Car la pensée est une matrone qui n'a pas tou-jours existé.
Mais que les mots enflés de ma vie s'enflentensuite tout seuls de vivre dans le b a ba de
l'écrit. C'est pour les analphabètes que j'écris.Qu'un poète pousse des cris, c'est bonne broche
pour l'infini peut-être, mais il faut que la brochesoit cuite dans etc., etc.
Sous l'amande amère écrasée il y a le cadavred'un homme mort. Ce mort s'appelait JacquesRivière vers le début d'une étrange vie la mienne.
Jacques Rivière me refusa donc mes poèmes,mais il ne me refusa pas les lettres par lesquellesje les détruisais. Il m'est toujours apparu commetrès étrange qu'il soit mort peu de temps aprèsavoir publié ces lettres.
C'est que j'allais le voir un jour et lui dis cequ'il y avait au fond de ces lettres, au fond desmoelles d'Antonin Artaud qui écrit.
Et je lui demandai si on l'avait compris.Je sentis son cœur remonter et comme craquer
devant le problèmeet il me dit qu'on ne l'avait pas compris.Et je ne m'étonnerai pas que la poche noire qui
ce jour-là s'ouvrit en lui ne l'ait détourné de lavie beaucoup plus que sa maladie.
Les paroles sont un limon qu'on n'éclaire pas
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du côté de l'être mais du côté de son agonie.Moi poète j'entends des voix qui ne sont plus
du monde des idées.
Car là où je suis il n'y a plus à penser.La liberté n'est plus qu'un poncif plus insup-
portable que l'esclavage.Et la cruauté l'application d'une idée.Carné d'incarné de volonté osseuse sur carti-
lages de volonté rentrée, mes voix ne s'appellentpas Titania,
Ophélie, Béatrice, Ulysse, Morella ou Ligeia,Eschyle, Hamlet ou Penthésilée,elles ont un heurt de sarcophage hostile, une
friture de viande brûlée, n'est-ce pas Sonia Mossé 6.J'ai derrière moi deux ou trois cercueils que je
ne pardonnerai plus maintenant à personne, pasplus que je ne pardonnerai à l'église de Romed'avoir été contre mon gré baptisé.
Et si je dis que je renie mon baptême, je ne lerenie pas seulement comme baptême mais commel'affreuse masturbation d'une idée.
Une descente à pic dans la chair sèvre d'appe-ler la cruauté à demeure, la cruauté ou la liberté.
Le théâtre c'est l'échafaud, la potence, les tran-chées, le four crématoire ou l'asile d'aliénés.
La cruauté les corps massacrés.Vitupérer dans la poche noire qui un jour m'a
guéri de penser.J'eus trois filles un jour étranglées qui revien-
dront de la poche noireGermaine, Yvonne et Neneka.
Germaine Artaud, étranglée à sept mois 7, m'aregardé du cimetière Saint-Pierre à Marseille, jus-
PRÉAMBULE
qu'à ce jour de 1931, où en plein Dôme, à Mont-parnasse, j'eus l'impression qu'elle me regardaitde tout près.
Yvonne Allendy est morte avec d'étrangesmarques au cou, et le ventre d'une noyée authen-tique, et aucun fleuve ne passait tout près 8.
Neneka Chilé est morte avec sur le cou des taches
suspectes et une épaule étrangement déviée 9.La canne des Nouvelles Révélations de l'Être est
tombée dans la poche noire, et la petite épéeaussi 1o.
Une autre canne y est préparée qui accompa-gnera mes œuvres complètes, dans une bataillecorps à corps non avec des idées mais avec lessinges qui ne cessent de les enfourcher du haut enbas de ma conscience, dans mon organisme pareux carié.
Car ce ne sont pas des idées mais des êtres quifont ploc ploc dans ma sexualité, et je ne suppor-terai pas éternellement que la sexualité universelleme carapace, et me draine de la tête aux pieds.
Ma canne sera ce livre outré appelé par d'an-tiques races aujourd'hui mortes et tisonnées dansmes fibres, comme des filles excoriées.
ANTONIN ARTAUD.
ADRESSE AU PAPE1
ier octobre 1946.
z° Je renie le baptême.2° Je chie sur le nom chrétien.
3° Je me branle sur la croix de dieu (mais labranlette, Pie XII, n'a jamais été dans mes habi-tudes, elle n'y entrera jamais. Peut-être devez-vouscommencer à me comprendre).
4° C'est moi (et non Jésus-christ) qui ai été cru-cifié au Golgotha, et je l'ai été pour m'être élevécontre dieu et son christ,
parce queje suis un hommeet que dieu et son christ ne sont que des idéesqui portent d'ailleurs la sale marque de la main
d'homme;
et ces idées pour moi n'ont jamais existé.Libre maintenant aux derniers catholiques pra-
tiquants de se prévaloir de l'existence d'un au-delàdont j'ai en main tous moyens de leur faire avouerqu'il sortit d'un pli de leurs ventres sales,
et quel est le catholique incristé dans la vehme,la sainte vehme de son incurable orthodoxie, qui
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n'ait, spécialement ces dernières années, appris àfaire ou à refaire abdominalement comme cervica-
lement, et par une étrange rhinite nasale à laquelletout le sexe depuis deux mille ans est convié,
n'ait appris, dis-je, à faire ou à refaireJésus-christ.
Et il sera inutile, Pie XII, d'ergoter que toutcela n'est pas de votre obédience, car ce mouve-ment vous l'avez, vous, Pie XII, dans la gorge etdans le nez, spécialement en disant la messe, etil ne faudrait pas tâter votre nombril de si prèspour s'apercevoir que vous ne cessez de forniquerun anathème (que par dieu ma semence soit) entrele plexus et le gésier.
Mais ce n'est pas pour cela que je vous écris.Je vous écris parce que vous savez qui je suis
et que c'est une chose connue de toutes les policesqu'Artaud Antonin est un sujet tabou, la questionsecrète, le secret gardé qui pour tout le monded'ailleurs ne fut qu'un énorme et dérisoire secretde polichinelle, et que seul, moi, Antonin Artaud,j'ai été contraint publiquement d'ignorer souspeine de camisoles, de cellules, de poisons, d'élec-tro-choc, d'étranglements, d'estrapades, d'assom-mades et d'assassinat. Ce qui, Pie XII, a été mavie pendant neuf ans.
Ce secret est qu'Antonin Artaud est envoûté,retenu prisonnier, d'une sombre, sinistre et crapu-leuse magie, cela du côté où les choses se disentet sentent dramatiquement et même mélodrama-tiquement, et du côté où elles se sentent et disentobjectivement et scientifiquement. Ce secret estque l'esprit, le cerveau, la conscience et aussi et
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