extrait metal - doctorat kerim bouzouita anthropologie des dominations et des dissidences musicales

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276 LE METAL EN TUNISIE : REBELLE ET MONDIALISE « Je suis persuadé que je peux changer le quotidien d’une personne. C’est une musique qui permet de s’évader, de prendre conscience de ce que l’on est. C’est aussi un moyen de se défouler, d’exprimer sa colère différemment…» Ilef Boumefteh, 15 ans, musicien de Hard Rock « Aussi loin que je me souvienne, il y'avait déjà des groupes de Rock sur le grand Tunis tels que les VISCOUNTS et les VAMPIRES qui ressemblaient beaucoup aux groupes français LES CHATS SAUVAGES et LES CHAUSSETTES NOIRES à la même époque » 379 . Selon Fawzi Chekili, l’un des pionniers de la guitare en Tunisie, le Rock est apparu dans le pays au milieu dans les années 1960. L’activité de ses groupes se concentrait dans les hôtels et les cafés-chantants. Une musique « pour les jeune destinée au divertissement » selon les musiciens de cette génération. Empruntant les voix souterraines de la mondialisation, à travers les autoroutes du piratage qui sillonnaient la planète, c’est trente ans plus tard, que la vague Rock voit son apogée en Tunisie et conquiert un bout d’espace public. Une vague plus dure, plus métallique et cent pour cent électrique : le Rock devient Hard et s’habille d’une armure métallique lourde. Heavy, death, doom ou black, Le Metal hurlant est là. On ne tardera pas à le voir dans les champs du pouvoir. Si les débuts de ce musicscape sont marqués par l’apparition de groupes de Heavy et de trash Metal comme MYSERIA, CATHAGODS, METALKATRAZ et MADSHOCK, essentiellement influencés par les groupes américains comme METALLICA, DEATH, DECEIDE ou MEGADEATH, le style atteint son apogée en Tunisie avec le Death Metal suédois, le Black Metal norvégien et surtout, le Metal progressif. Les groupes reprenant les titres des maîtres du style ou composant leur 379 Entretien avec Fawzi Chekili, mars 2011.

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Page 1: Extrait Metal - Doctorat Kerim Bouzouita anthropologie des dominations et des dissidences musicales

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LE METAL EN TUNISIE : REBELLE ET MONDIALISE

« Je suis persuadé que je peux changer le

quotidien d’une personne. C’est une

musique qui permet de s’évader, de prendre

conscience de ce que l’on est. C’est aussi un

moyen de se défouler, d’exprimer sa colère

différemment…»

Ilef Boumefteh, 15 ans, musicien de Hard

Rock

« Aussi loin que je me souvienne, il y'avait déjà des groupes de Rock sur le grand

Tunis tels que les VISCOUNTS et les VAMPIRES qui ressemblaient beaucoup aux

groupes français LES CHATS SAUVAGES et LES CHAUSSETTES NOIRES à la

même époque »379. Selon Fawzi Chekili, l’un des pionniers de la guitare en Tunisie,

le Rock est apparu dans le pays au milieu dans les années 1960. L’activité de ses

groupes se concentrait dans les hôtels et les cafés-chantants. Une musique « pour les

jeune destinée au divertissement » selon les musiciens de cette génération.

Empruntant les voix souterraines de la mondialisation, à travers les autoroutes du

piratage qui sillonnaient la planète, c’est trente ans plus tard, que la vague Rock voit

son apogée en Tunisie et conquiert un bout d’espace public. Une vague plus dure,

plus métallique et cent pour cent électrique : le Rock devient Hard et s’habille d’une

armure métallique lourde. Heavy, death, doom ou black, Le Metal hurlant est là. On

ne tardera pas à le voir dans les champs du pouvoir.

Si les débuts de ce musicscape sont marqués par l’apparition de groupes de Heavy et

de trash Metal comme MYSERIA, CATHAGODS, METALKATRAZ et

MADSHOCK, essentiellement influencés par les groupes américains comme

METALLICA, DEATH, DECEIDE ou MEGADEATH, le style atteint son apogée

en Tunisie avec le Death Metal suédois, le Black Metal norvégien et surtout, le Metal

progressif. Les groupes reprenant les titres des maîtres du style ou composant leur 379 Entretien avec Fawzi Chekili, mars 2011.

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propre musique se multiplient : NEAR DEATH EXPERIENCE, XTASY (puis

MYRATH), O.B.E, BARZAKH, OCCULTA et YRAM s’imposent sur les scènes

confidentielles de la capitale et de ses banlieues et dans les rendez-vous

immanquables pour les fans du genre comme le mitigé « Festival Méditerranéen de

la Guitare » ou l’évènement des puristes « Rock à Radès » réunissant plusieurs

milliers de spectateurs.

Les  autoroutes  souterraines  de  la  mondialisation  

Tout pourrait commencer ainsi : une cassette piratée de l’album Never Mind du

groupe Nirvana, originaire de Seattle aux États-Unis, qui traverse la planète pour se

faire dupliquer en masse par un jeune fan de grunge. Et c’est presque toujours ce

même couplet que tiennent les hard-rockeurs interviewés : « Tout a commencé

lorsque j’ai découvert Nevermind. Un copain m’a passé la cassette au lycée ». Et

l’entreprise SOCA, la plus grande vendeuse de musique (souvent piratée) en Tunisie

vient assister le phénomène. En 1994, les cassettes de NIRVANA, DE

METALLICA, MEGADEATH et des autres tyrannosaures du Hard Rock

envahissent les étalages des milliers de petits revendeurs de musique. Et c’est à la

même époque, l’une de ces cassettes achetée par son cousin qui bouscule la vie de

Loujain ben Khalifa, lycéen et futur fondateur d’un groupe de Metal : « Il m’a mis

Master of Puppets de Metallica et j’aurai toujours du mal à décrire cette rencontre et

les sensations qui allaient avec. J’ai été en transe de la première à la dernière seconde

du titre. J’ai tout de suite emporté la cassette de l’album avec moi et celles des autres

albums du groupe »380.

Encore les autoroutes de la mondialisation, mais cette fois-ci, les signaux de ces

autoroutes percent la stratosphère des États-Unis et d'Allemagne pour atterrir sur les

paraboles de millions de familles tunisiennes. Les antennes satellite bon marché

envahissent les toits des maisons et des immeubles et viennent installer les chaines

musicales américaines et européennes dans le salon familial. « J’ai commencé à

aimer le Metal en regardant les clips sur MTV et VIVA » est ce refrain qu’on

380 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.

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retrouve presque toujours chez ceux qui écouterons, aimerons et jouerons cette

musique rebelle. Le phénomène de la « parabolisation » de la Tunisie fut un

processus d’abord révélateur d’un vide conséquent au monopole de l’État sur

l’information et l’expression culturelle. La rapidité fulgurante de l’équipement des

ménages tunisiens révèle, justement, selon Anne-Marie Laulan d’un phénomène plus

large : « un réflexe pour combler le vide »381. Cette parabolisation fulgurante est

également révélatrice d’une tension entre différentes logiques, tension qui

contribuera plus tard à la chute du régime de la dictature. En réalité, la logique

hégémonique de l’État-Parti, la logique de la fiscalité publique et la logique

marchande se heurtèrent. L’État oscillait entre sa volonté de garder la mainmise sur

le secteur de l’audiovisuel tout en maximisant les recettes fiscales provenant de cette

parabolisation massive des ménages. La première intention du régime semble avoir

été de limiter la pénétration des chaines de télévision étrangère dans le pays. Sa

réaction s’est traduite par une législation visant à limiter ou à interdire la vente de

matériels au gré de textes réglementaires ou des instructions adressées aux services

des douanes et de la police et aux commerçants. Le texte de loi publié le 15 janvier

1988382, par exemple, visait le ralentissement, le contrôle et la taxation de

l’équipement en antennes satellites. La taxe annuelle était sensiblement égale au

salaire minimum légal. À la même époque, dans sa logique de contrôle des champs

de la culture et de l’information, l’État a essayé de renforcer ses positions à travers la

création d’organismes en relation avec la radio et la télévision tunisienne comme

l’ATCE chargée, entre autres, de ventiler stratégiquement les budgets publicitaires

des entreprises publiques dans les médias privées pour qu’ils contribuent à la

propagande du régime.

Cependant, c’était sans compter avec la logique marchande qui n’hésita pas à prendre

des chemins contrecarrant le contrôle de l’État. C’est ce que nous révèle l’experte en

sciences de l’information Aida Fitouri : « vers le début des années 1990, le récepteur

analogique était alors un luxe rare que seuls ceux qui avaient le privilège d’avoir des

parents à l’étranger réussissaient à acquérir après l’avoir dissimulé dans leurs

381 Anne-Marie Laulan, La Résistance aux Systèmes d’Information, Retz, 1985, p.37. 382 Loi n°88-1 du 15 janvier 1988 relative aux stations terriennes individuelles ou collectives pour la réception des programmes par satellite in JORT, n°6, p.82.

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bagages ou suite à des arrangements avec les agents des douanes. C’était, alors, la

seule voie d’obtention d’une antenne parabolique avant que la contrebande ne flaire

l’affaire et que de véritables circuits informels ne s’organisent pour en acheminer par

milliers au pays.»383 La parabole n’est plus un équipement de quelques privilégiés,

elle se généralise progressivement et devient un véritable phénomène de société :

officiellement 5000 en 1991, puis 40000 en 1996384, les coûts sont divisés par dix et

le nombre de ménages équipés est multiplié par dix en moins de trois ans. En 1999,

on estime à 356000 le nombre de ménages équipés alors que le nombre

d’autorisations officielles était quatre fois moins important.

Altérité  structurante  et  identité  co-­‐construite  

« Un grand nombre de personnes,

généralement des ados, décident de

se mettre au Rock ou au Metal pour

volontairement faire tache »

Ilef Boumefteh, musicien de Metal

Hardous, pluriel (Hredis) : mot dérivé de l’argot français «hardos» signifiant pratiquant ou

fan de musique hard rock.

Ce qui rassemble, ce qui agrège les hredis de (presque) toutes les banlieues de Tunis,

issues de classes sociales différents n’est pas qu’une histoire de goût musical.

Découvrir le Metal et se l’approprier est autant une affaire de déterminisme que

d’accident. De l’adolescent de la banlieue nord (chic) qui choisira le Metal le plus

sombre pour rompre avec la culture Mainstream de ses parents, au squatteur de la

banlieue sud qui accède à une pratique culturelle que ses parents n’ont pas eu la

chance de connaitre comme écouter de la musique avec un walkman bon marché

383 Aida Fitouri, « Parabolisation » et Logiques des Acteurs en Tunisie : Entre le Jeu des Publics et des Pouvoirs Publics in Les TICs in les Pays des Suds, vol. 5, n°2 et n°3, 2012. 384 Riadh Ferjani, « Usages des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication en Tunisie » in Revue Tunisienne de Communication, n° 32, 1997, p.29.

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chinois vendu 12 dinars (6 euros) la pièce prêt du port commercial de Radès. Devenir

hardous ne se limite pas à une histoire de goût. Ce qui fait la vie de hardous se

cristallise autour de l’échange avec son groupe et dans l’altérité avec le reste de la

société.

L’altérité Mainstream contre Underground semble avoir été un facteur principal dans

le choix de ce musicscape par les musiciens tunisiens qui s’y sont spécialisés et les

fans qui y ont participé. « L’autre » est un élément récurrent dans les discours des

musiciens de Metal. « L’autre » semble être un moyen de tracer une frontière nette

avec « la société ». À ce propos, le pionnier Yazid Chebbi affirme : « on allait pour

écouter de la bonne musique, pour se défouler, sans penser au reste de la société.

Nous avions notre monde à part ». Mehdi Jouini, futur Mehdi Satan, n’est pas encore

le pilier du Metal en Tunisie. Il n’est encore qu’un lycéen du centre-ville de Tunis.

C’est en 1995, alors qu’il écoutait encore de la musique électronique parce qu’il la

trouvait « extrême » et « différente », d’une cassette piratée de Nirvana, puis une

autre de METALLICA, de DECEIDE et de DEATH et d’innombrables allers-retours

entre le centre-ville et la banlieue sud de Tunis pour récupérer encore plus de

cassettes qui lui font découvrir un monde encore plus « extrême ». Il était attiré « par

cet univers extrême (...) on sentait qu’il y avait quelque chose de fort qui se dégageait

de cette musique. Par contre, les paroles ne m’intéressaient pas du tout (...) C’était

quelque chose de nouveau, d’intéressant et disons de sérieux par rapport aux merdes

commerciales qu’on écoutait à l’époque comme la dance music, la pop, etc. »385

De son côté, cinq ans plus tard, Zied ben Tahar, rencontre Slim « rallonge », Hichem

et Mehdi dans les premiers concerts de Metal au Campus Universitaire d’el Manar et

au centre Aida, dans un café qui s’est transformé en quartier général de la

communauté Metal. Ensemble, ils fondent le groupe OUT BODY EXPERIENCE.

Du Rock, Zied en écoute depuis toujours. La guitare, il s’y met d’abord « pour le fun

». Ce sont GUNS N’ROSES, METALLICA et MEGADEATH qui déclenchent

l’aventure ; l’envie « d’en être ». Il les a découvert sur MTV, et grâce aux cassettes

que l’on se passait au lycée. Il témoigne de cette altérité qui ne semble pas se limiter

385 Entretien avec Yazid Chebbi, Tunis, mars 2010.

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à une question de goût musical. C’est une prise de position vis-à-vis de la culture

dominante : « J’ai été attiré par cette musique, essentiellement, parce qu'elle était

différente de ce que les médias diffusaient et de ce que le reste du monde écoutait.

Peut-être que c'était une forme de contestation ou un refus de suivre ce que la société,

les traditions nous imposaient comme contraintes et idéologies »386.

La rupture ne se limite pas, semble-t-il, à la volonté de se positionner face au

Mainstream. C’est aussi la rupture avec la culture des parents : le Rock est

revendiqué comme un marqueur de rupture générationnelle. Loujain Ben Khalifa,

fondateur du groupe Occulta, se rappelle de cette double altérité : « Bref, entre des

parents qui étaient très orientés vers la musique arable classique et du Moyen Orient

et des normes sociales très lourdes et standardisées, la cohabitation était délicate »387.

Et la rupture devient plus nette, plus profonde encore. C’est toute « la société » que

les hredis mettent au piquet. Après tout, « la société » a entamé les hostilités. Le

pionnier Yazid Chebbi se souvient :

« Le Rock pour moi est un facteur de rupture avec la société. Avant je

mettais mon Walkman et j’envoyais tout le monde balader. J’étais toujours

dans mon univers (...) A l’école, j’étais comme un extraterrestre car

j’écoutais ce genre de musique (...) Quand je sortais avec ma guitare sur le

dos j’étais comme un extraterrestre ».

Zied Ben Tahar aborde dans ce sens : « Peut-être que c'était une forme de

contestation ou un refus de suivre ce que la société, les traditions, nous imposaient

comme contraintes et idéologies. »388

Cette volonté de rupture n’est pas à considérer comme une option désocialisatrice,

elle semble, au contraire, avoir été un moyen pour bâtir des liens, élaborer des rituels

et des codes selon Loujain : « Les codes et le penchant vers la rébellion sont aussi

des éléments très fédérateurs. C’est une culture à part entière » renfonçant la «

386 Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010 387 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010. 388 Entretien avec Zied ben Tahar, Tunis, mars 2010.

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volonté d’appartenance à un groupe marginalisé »389 pour l’ex musicien de Metal

Abdennour Yazbeck.

Et comme chaque tribu, la tribu Metal développe ses propres signes de

reconnaissance, ses propres marqueurs d’altérité identitaire à travers, notamment,

l’apparence physique et les codes vestimentaires. Melki Labbaoui se souvient : « On

commençait à aller à la fripe chercher les t-shirts des groupes de Rock et Metal, les

vestes cuirs, etc. Pour devenir membre de la communauté il nous fallait une carte

d’identité dont le look faisait partie. On se reconnaissait à travers le look. Si

quelqu’un porte toujours des pulls Metallica cela voulait dire pour moi qu’il était fan

de heavy Metal, s’il portait des pulls de CRADLE OF FILTH, de GORGOROTH, ou

autres cela voulait dire que la personne était plus orientée vers du black Metal.»390

Loujain aborde dans ce sens :

« Le look que j’ai adopté lors de mon adolescence, c’était peut-être par pique

envers la société. Parce que les gens dès qu’ils voyaient quelque chose de

différent, ou quelqu’un sortir du troupeau, on le regardait de travers. Je me

suis dit : vous voulez que je ne sorte pas du troupeau ! J’irai alors à l’extrême

du look. Vous n’aimez pas les bagues ? Je vais en porter huit ! Vous n’aimez

pas les cheveux longs ? Je vais laissez pousser mes cheveux ! Vous n’aimez

pas les vêtements déchirés ? Je ne vais porter que des jeans délavés et

déchirés (…) Le vous, c’est la société tunisienne traditionnelle et rétrograde.

C’était peut être une manière d’affirmer ma personnalité et mon point de vue

à tout ce qui est commun au regard de la société. »391

Pour Loujain, cette altérité et cette confrontation identitaire était volontairement

recherchée par les hredis tunisiens qui se positionnaient ainsi dans un conflit déclaré

avec « la société tunisienne » :

« Il y avait aussi une autre guerre avec tout le restant de la population

tunisienne "normale" qui était convaincue d’un tas de choses sur moi à cause

de mon apparence clairement marquée en portant des t-shirts METALLICA

389 Entretien avec Abdennour Yazbeck, Tunis, mars 2010 390 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010. 391 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.

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ou GUNS N’ ROSES et les cheveux longs, ce qui contrastait beaucoup avec

l’image de l’ado tunisien tel qu’il était supposé l’être pour la société :

cheveux courts, amoureux de foot, chemise Eden Park ou Tommy Hilfilger et

chaussures Sebago pour les beaux gosses bourgeois ou la même chose avec

les cheveux gominés et un jean Bogart pour les autres. »392

Rafik Rezine, fondateur et rédacteur du magazine et du portail internet Tunizika

consacré au Hard Rock, abonde dans ce sens : « il y avait un refus des codes

vestimentaires bourgeois et de s’habiller avec des marques »393.

Le concept d’identité co-construite dans l’interaction développé par l’école de

Chicago semble pertinent pour nous éclairer sur la mécanique de « la résistance » à la

machine sociale Mainstream394. Cette mécanique semble avoir été grandement

assistée par le sentiment de rejet des acteurs du musicscape Metal. Le cas de Melki

Labbaoui est significatif. L'interaction sociale est guidée par le souci « de ne pas

perdre la face ». La notion d'interaction prend une place très importante dans la

construction identitaire :

« Les gens croient bien faire quand ils nous rejettent, mais c’est un point fort

pour nous, pas pour eux. Il est vrai qu’on a tendance à nous renfermer et

construire notre propre monde parallèle, donc dès qu’on essaye de s'intégrer

dans une société qui nous rejette, on ne fait pas d’effort pour nous accrocher

donc nous aussi on la rejette et on sombre plus dans notre univers.»395

Même constat pour le cas de Refka ben Mahmoud, chanteuse de Metal :

« Vivre dans une société qui me repousse à cause de mon look et qui n’essaye

même pas de me connaitre personnellement, me poussait à les rejeter aussi et

à être en contestation continue. Le Rock et le métal étaient réellement un

facteur de rupture avec la société. »396

392 Idem. 393 Entretien avec Rafik Rezine, Tunis, juin 2010 394 Erving Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Pantheon Books, New York, 1982 395 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010. 396 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010.

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Et cette volonté manifeste de rupture vis à vis de la culture dominante avait besoin

d’un environnement incubateur pour « faire culture » plébiscitant la dynamique de

groupe en se représentant dans une communauté imaginée que nous allons explorer

dans la section suivante.

La  communauté  imaginée    

Réfléchir au musicscape Metal en Tunisie pose un problème préliminaire à toute

exploration : celui de l’image que l’on a du hardous en Tunisie, et c’est là une image

qui tient du mythe. C’est une représentation que le hardous a de lui-même d’abord et

qu’il souhaite projeter à « la société ». La première chose à faire était donc de

positionner la recherche sur le musicscape Metal en dehors de la mythologie en

considérant cette représentation d’un point de vue anthropologique et de la

considérer comme composante d’une identité politique d’un point de vue

sociologique et non plus mythologique. C’était donc reconnaître que les hredis en

tant que « communauté » sont une vue de l’esprit. « Communauté imaginée » et «

identité imaginée », nous empruntons ici les concepts développés dans les réflexions

sur l'origine et l'essor du nationalisme de Benedict Anderson. « Imaginé » ne doit pas

être confondu avec « imaginaire », c’est-à-dire irréel ou fictif. L’identification à la

communauté Metal n’a rien d'irréel et ses conséquences sont tout à fait réelles. En ce

qui concerne « la communauté Metal », nous tempérons la définition de Benedict qui

implique que la communauté imaginée réunit des gens qui ne se connaissent pas et

qui ne se croiseront jamais mais qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance à un

commun.397 Dans notre cas, les hredis fonctionnent de manière rhizomique. Ils ne

sont pas une sphère ou chaque individu est lié à l’autre, mais une galaxie dans

laquelle ils peuvent se croiser, échanger, socialiser ou non mais dans tous les cas, ils

sont liés par un fort sentiment d'appartenance remarquable dans le discours que

tiennent nos interviewés comme Loujain : « Le Rock en Tunisie est plus une famille,

une tribu, qu’un simple genre musical.»398. Le concept de communauté imaginée (ou

397 Benedict Anderson, L'Imaginaire National : Réflexions sur l'Origine et l'Essor du Nationalisme, La Découverte, Paris, 1996. 398 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.

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peut-être partiellement imaginée dans notre cas) se révèle très intéressant parce qu’il

invite à lier la question du pouvoir à celle de l’imagination. En effet, le pouvoir de la

« communauté » comme celui du « peuple » réside dans l’illusion — une illusion

collective — du caractère naturel de ces derniers. Le philosophe Jacques Rancière

nous éclaire sur ce point : « Seul l’individu est réel, dit-il, l’individu seul a une

volonté et une intelligence, et cet ordre des choses qui l’assujettit à l’humanité, aux

lois sociales et à diverses autorités n’est qu’une création de l’imagination. »399

Vers la fin des années 1990, les membres de « la communauté » à laquelle s’identifie

la hredis établissent le quartier général dans un café du Centre Aida, dans une

banlieue de Tunis réputée calme et habitée en majorité par l’étage supérieur de la

classe moyenne. Mais comme souvent dans les cafés populaires tunisiens, les

chômeurs de longue date et les travailleurs journaliers guettant une journée sur un

chantier, côtoient les jeunes cadres dynamiques dans ce café ou s’installent les

hredis. Mais revenons à la communauté imaginée. Ce qui est de prime abord

remarquable dans le discours des hredis comme Loujain et les autres c’est la

récurrence du terme « communauté ». Sans pour autant définir ses limites et les

moyens d’en faire partie ou d’en sortir. La représentation de soi et l'identité imaginée

dans l’appartenance à une communauté semblent avoir été des facteurs importants

dans la fabrication de ce musicscape. Dans ce sens, Loujain ben Khalifa se souvient :

« Au centre Aida, il y avait une communauté qui commençait à se regrouper

dans un café là bas avant les années 2000. C’est une génération de métalleux,

qui n’était pas là que pour la musique, mais qui était là pour l’image que

dégageait la communauté. Ce que pouvait leur apporter le Rock et le métal :

notoriété, drague, prestige. J’en connais certains qui sortaient avec une housse

de guitare vide sur le dos. Juste pour l’image. »400

Et cette image qu’on projette à la société est essentielle. Elle définit le hardous dans

son appartenance et son positionnement face aux autres. Le Metal devient une «

valeur » de reconnaissance, un moyen pour créer des liens : « Bien sûr il y avait ceux 399 Jacques Rancière, Le Maître Ignorant, Fayard, Paris, 1987, p.19. 400 Entretien avec Loujain ben Khalifa, Tunis, juin 2010.

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qui ne voulaient sortir qu’avec des rockeurs ou des rockeuses et des filles qui

préféraient avoir un petit ami guitariste pour que quand il monte sur scène elles

puissent dire : regardez c’est mon petit ami ! »401, se rappelle Yazid Chebbi. On parle

définitivement de lien social, le mot est dit et répété : « Lorsqu’on se croisait à

l’époque entre guitaristes, même si on ne se connaissait pas, on s’échangeait les

tablatures, on discutait ensemble de ce qu’on jouait et préférait comme styles, où est

ce qu’on habitait. La guitare était un outil pour créer du lien social avec les autres

guitaristes ou musiciens aimant le genre Rock. »402

Et pour faire communauté, il faut d’abord une foi commune qui se manifeste à

travers un choix de vie et un sentiment d'appartenance complétant et renfonçant la

représentation de soi en tant que membre de la communauté imaginée parce que la

représentation a besoin de matière : « Bien sur que j’ai eu un sentiment

d’appartenance à un style particulier de vie. Disons que le métal que moi j’estime est

un métal engagé. Ce n’est pas un métal pour une image bien déterminée. » Et pour

faire communauté, le système de valeurs ne suffit pas. Il faut développer ses propres

pratiques sociales, ses « rituels » pour créer et développer du lien social. Aya Manai,

chanteuse de Metal, affirme dans ce sens que :

« Sans communauté, je ne pense pas que le Metal en Tunisie serait allé aussi

loin. Je m’explique : quand j’ai commencé, à cette époque, on n’avait pas

internet, donc on devait nous débrouiller pour dénicher des cassettes, il y a

tout de même des personnes qui nous aidaient à en avoir et même quand le

téléchargement est apparu, on s’échangeait nos CDs. Ca crée des liens aussi,

tout comme on arrivait à se conseiller de bons groupes. »403

Au centre Aida, chacun trouvait son bon plan : échanger des partitions photocopiées

vingt mètres plus loin, emprunter le dernier album de METALLICA, recruter un

batteur ou un bassiste, organiser la prochaine répétition ou le prochain concert «

l’autre moment fort pour se retrouver » pour Loujain et ses compagnons.

401 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 402 Idem. 403 Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.

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Mais avant le concert, il faut bien passer par un rituel préliminaire essentiel pour la

communauté : « Il y avait beaucoup de rituels entre nous. Le plus important était la

répète, bien sûr, là où l’alchimie du groupe se faisait et se défaisait »404, ce qui

représente, alors, un exemple type du fonctionnement d’un groupe. Les membres du

groupe négocient un nom entre eux, un label sous lequel ils marquent une micro-

appartenance. MADSHOCK, MYSERIA, O.B.E, OCCULTA, CATHAGODS et des

dizaines d’autres noms aux consonances sombres et puissantes, vont peu à peu se

faire entendre parmi la communauté plus large des fans et des groupies. Et il faut s’y

mettre si on ne veut pas être un groupe sans existence, car un groupe existe pour

monter sur scène. Et surtout, il faut s’y mettre pour ne pas rester au niveau de la

représentation. Au niveau de « l’image » et de « l’imaginé ». On répète alors où l’on

peut : dans le garage des parents, dans les maisons de jeunes ou les maisons de la

culture, ce qui posera, comme nous le verrons dans ce qui suit, de grandes difficultés

au développement du Metal.

Entre-temps, le Metal se faufile dans le paysage médiatique tunisien assiégé et sous

contrôle de l'intelligentsia du palais. Karim Benamor est alors un jeune informaticien

passionné de Radio et de Metal, il propose d’animer bénévolement une émission

dans une plage à faible audience sur une musique que la direction de la radio

n’estime pas « dérangeante ». L’accord est passé et l’année 2000 voit l’apparition de

Zanzana dans la grille de programmation de Radio Tunis Chaine Internationale

(RTCI), la radio étatique multilingue. Pour les acteurs du musicscape, Zanzana

n’était pas seulement le rendez-vous de « la communauté », c’était un moyen de

communier à distance. Melki Labbaoui, étudiant et batteur de Metal se souvient que

« l’émission Zanzana regroupait toute la famille Metal de la Tunisie à une même

heure et à une même soirée. On était tous scotchés à la radio au même moment. »405

L’inexistence d’instituts de mesure d’audience en Tunisie à l’époque rend

hypothétique toute évaluation quantitative de la portée réelle de cette émission. Le

seul indicateur dont nous disposons est la reconduction de Zanzana chaque année

dans la grille de programmation annuelle de RTCI même après que son fondateur ait

quitté la radio en 2009.

404 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012. 405 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.

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288

Apparence vestimentaire, appartenance communautaire, présence dans l’espace

public à travers les répétitions et les concerts, infiltration de l’espace médiatique

assiégé, la communauté s’est rendue visible aux yeux du pouvoir dès la fin des

années 1990. Les concerts pouvaient rassembler jusqu’à 5000 auditeurs comme en

1997 au Stadium Raja Haydar, non loin des ruines de la Carthage Romaine et

surtout, à moins de trois kilomètres du palais présidentiel du dictateur.

Le  pouvoir  contre-­‐attaque   Le rapport au pouvoir des acteurs du musicscape Metal au pouvoir passait tout

d’abord par les institutions publiques. Et les institutions publiques semblaient œuvrer

en défaveur du développement de ce musicscape. Le rituel de la répétition nécessitait

un local qui manquait souvent aux groupes. Le premier réflexe d’un groupe

souhaitant trouver un local pour répéter était de s’adresser aux maisons de la culture

et les maisons de jeunes qui étaient, le plus souvent, hostiles à la présence de jeunes

dont l’allure et la musique « pouvait déranger ». Cette attitude envers le Metal était le

résultat de la structuration même des lieux dédiés à la culture dont la matrice

fascisante rappelle celle du régime Mussolini. En réalité, les sièges locaux du tout

puissant et omniprésent Parti-État RCD et les maisons de la culture n’étaient pas des

entités séparées. Les commissions culturelles locales du parti, dominées par les

commissaires régionaux à la culture « désignés non pas pour leurs compétences et

connaissances de l’art et de la culture mais pour leur fidélité et leur allégeance au

pouvoir »406 décidaient, selon l’ancien directeur du Festival de Hammamet Lassaad

ben Abdallah, de manière arbitraire ou selon les ordres de l'intelligentsia de favoriser

un mouvement artistique par rapport à un autre. Thameur Mekki se rappelle à ce

propos d’un épisode avec le commissaire régional de l’Ariana, en banlieue proche de

Tunis, lorsqu’il négociait un local pour répéter avec son crew de Rap à La Maison du

Peuple, centre culturel géré par le Parti de Ben Ali. Le commissaire disait que « notre

amie et collègue nous a amené son fils qui jouait de la guitare Hard Rock. Il était

habillé avec un t-shirt bizarre et son jean était déchiré. C'était choquant. Nous ne

406 Lasaad ben Abdallah cité par Thameur Mekki lors d’un entretien, Tunis, mars 2011.

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289

voulons plus jamais de ça ici»407, dans les faits, le commissaire régional avait interdit

de répétition les groupes de Metal pour une question de goût personnel.

S'approprier un lieu public pour répéter n’était pas le seul obstacle posé par les

instituions publiques. Exister dans l’espace public à travers les concerts était

également un défi de taille, se rappelle Yazid Chebbi : « A l’époque (1998), on avait

voulu faire un concert au lycée, mais il a été annulé par l’administration. Pourquoi ?

Je me dis que la première fonction de l’administration tunisienne et du corps

enseignant tunisien est de réprimer les élèves, d’écraser leurs personnalités. Donc

dans la logique des choses, on ne pouvait pas les laisser s’exprimer en organisant un

concert »408. Au-delà de cette interprétation personnelle de Yazid Chebbi quant au

fonctionnement des instituions publiques, il semble que les craintes de « dérapages »

de cette musique rebelle avaient un fondement factuel. Les slogans anti-

gouvernementaux étaient fréquents lors des concerts. Un an avant l’épisode de

l’annulation du concert par le Lycée, dirigé à l’époque par le secrétaire général d’une

délégation régionale du Parti-État, un épisode important n’est pas passé inaperçu

dans un pays dont l’espace public était quadrillé par la police politique aux souvenirs

de Mehdi Azaiez, fondateur du groupe New Rock : « C’était le premier gros concert

de Metal à la Marsa, peut-être 3000 ou 4000 spectateurs. Je ne me rappelle plus des

autres groupes mais il faut dire qu’on avait un peu picolé. Je me rappelle en tout cas

qu’il y a eu des slogans anti gouvernement.»409 Un ancien directeur d’un centre

culturel de la capitale, préférant garder l’anonymat, me révéla en février 2011, juste

après la fuite du dictateur : « Nous n’avions pas toujours de consignes spécifiques

pour censurer telle ou de telle musique, mais nous voulions éviter les problèmes. Il y

avait souvent des slogans anti-gouvernementaux durant les concerts de Rock et ça

pouvait nous amener tout droit aux sous-sols du Ministère de l’Intérieur. » Les salles

de spectacle privées étaient également réticentes à programmer des concerts de Metal

ne laissant presque plus que le choix des espaces universitaires et des locaux des

organisations non gouvernementales telles que le Croissant Rouge comme espace

d’exhibition. Les rares salles privées qui acceptaient de programmer le Metal le

407 Idem. 408 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 409 Entretien avec Mehdi Azaiez, Paris, mai 2010.

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290

faisaient avec beaucoup de réserves. Mehdi Satan se souvient justement que « nous

avons négocié dur afin de convaincre le directeur de l’Etoile du Nord de programmer

du Metal dans sa salle. Il avait peur des flics d’à côté. »410 L’intimidation permanente

des gérants d’espaces culturels œuvrait dans l’ombre pour les induire dans un

mécanisme d’autorégulation. Les fans comme Saloua ben Salah, chanteuse

professionnelle et ancienne fan de Metal, se souviennent :

« Les flics en habits civils étaient systématiquement présent à tous les concert

de Hard Rock. Que ça se passe dans un lycée, une maison de la culture, ou

une salle de spectacle (....) il était très facile de les reconnaitre à cause de leur

style vestimentaire et leur âge. Pour des policiers cherchant à nous espionner

discrètement, ils ne passaient vraiment pas inaperçus. »411

Répéter et s’exhiber en concert n’étaient pas les seuls axes de confrontation entre le

pouvoir, ses acteurs et ses institutions et les acteurs du musicscape Metal. Les

libertés individuelles étaient également un territoire conflictuel. La question du look,

le choix des jeunes dans leur manière de s’habiller et dans la représentation d’eux-

mêmes qu’ils veulent projeter dans la société était un premier élément de discorde.

Ainsi, les pressions permanentes sur les hredis étaient exercés afin qu’ils ne

dérangement pas, les obligeant à se brider pour éviter les problèmes. Malek Labbaoui

se souvient :

« Personnellement, j’adoptais ce look pour tous les jours, je ne le changeais

pas. J’ai été viré à plusieurs reprises du collège à cause de ça. Par contre ceux

qui ne se permettaient pas d’adopter ce look pour tous les jours, ils

l’adoptaient quand ils allaient voir des concerts. »412.

Cette pression était accentuée par le conflit générationnel : « Mon père était contre

cette musique, ce look, cette manière d’être. Il me disait : regarde les gens autour de

410 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012. 411 Conversation avec Saloua ben Salah, Tunis, mars 2008. 412 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, juin 2010.

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291

toi, ils rigolent rien qu’à te voir, les gens se moquent de toi »413 se souvient Refka

ben Mahmoud.

L’espace médiatique ne fut pas épargné par cette tension. À partir de l’année 2007,

des attaques synchronisées sur le champ médiatique dont l’objet manifeste était

l’éreintement envers ce musicscape et ses acteurs. La presse étatique, la presse privée

et la presse de l’opposition politique « en carton » (les partis de la fausse opposition

créés par le président dictateur pour faire croire à l’illusion du multipartisme en

Tunisie et qui le soutenait inconditionnellement) étaient curieusement synchrones

sans qu’un facteur d’actualité journalistique ne justifie cette synchronie. Bien que les

doutes se soient naturellement portés sur une volonté politique de nuire à cette

musique porteuse d’un potentiel de révolte vis-à-vis de la machine sociale

Mainstream — et s’il l’on prospecte plus encore, capable de contribuer à un éveil

politique chez les jeunes rebelles — nous n’avons obtenu ni de preuves irréfutables

quand aux réelles intentions derrière, ni de preuves matérielles de connivence entre

l’état et les médias étatiques dans cette campagne. Si ce secret risque d’être emporté

avec les archives de la police politique toujours occultées en Tunisie par un Ministère

de l’Intérieur très puissant et refusant catégoriquement de mettre ses archives à la

disposition des historiens et des citoyens, nous retrouvons dans la presse tunisienne

au service du président dictateur à l'identique les mêmes propos présents dans les

rapports transmis par le Ministère de l’Intérieur au Ministère de la Culture durant la

période 2007-2009. Une démonologie sans argumentation qui ressemble

singulièrement aux procédés utilisés par le régime dans ses campagnes de

diffamation contre les opposants politiques et les militants des droits de l’homme.

Les procédés utilisés nous font penser à une stratégie de stigmatisation des jeunes

envisagée plus largement qu’une attaque envers les acteurs du musicscape Metal. À

ce propos, la stigmatisation d’un individu ou d’une catégorie d’individus survient,

pour Goffman, lorsqu'il présente une variante par rapport aux modèles offerts par son

proche environnement, un attribut singulier qui modifie ses relations avec autrui et en

vient à le disqualifier en situation d'interaction414. Cet attribut constitue un écart par

rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité. La stigmatisation 413 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 414 Erving Goffman, Stigmate. Les Usages Sociaux des Handicaps, Éditions de Minuit, Paris, 1975.

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selon Goffman est intéressante à plus d’un titre pour nous éclaircir sur les tensions

entre ce que la machine sociale du pouvoir souhaitait produire et l’écart aux « produit

social attendu » que représentaient les hredis.

Cette stigmatisation des jeunes a été argumentée en détail par un groupe d’experts

média-analystes dans « l’Etude sur les Représentations de l’Enfant, de l’Adolescent

et du Jeune dans les Médias Tunisiens» réalisée par l’UNICEF et qui nous révèle à ce

propos :

« Quand ils ne constituent pas un enjeu institutionnel, ou qu’ils ne sont pas

construits selon le prisme déformant du fait divers, les sujets de l’enfance, de

l’adolescence et de la jeunesse peuvent fournir aux journalistes des quotidiens

l’occasion d’affirmer une sorte d’autorité du dire, autrement dit leur expertise

sur la question. Mais cette autorité n’est pas toujours fondée sur l’information

du public, l’explication des faits et leur mise en perspective. Elle peut être

aussi cadrée par des représentations sociales dominantes qui peuvent servir de

référentiel aux discours de stigmatisation. »415

Si nous regardons de plus près, le procédé à l’œuvre, nous remarquons aisément que

dans les articles stigmatisant les fans et les musiciens de Metal, l’énonciation

journalistique avait prit des formes emportées et excessives se justifiant par la

science comparables à celles pointées dans l’étude citée plus haut. Le journal Al

Watan publiait en 2007 : « Plusieurs études scientifiques prouvent que cette musique

(le Metal) est celle des adorateurs de Satan et qu’elle pousse la jeunesse dans ses

instinct bestiaux les plus idiots sans compter à côté de son effet d’addiction aux

drogues »416. L’exemple de cet article, rédigé en 2007 et paru deux ans plus tard dans

un journal appartenant au gendre du dictateur Ben Ali, témoigne de la même violence

:

« Rituels macabres, magie noire, sang et feu (...) Satan, un héros (...) Les

vampires sont parmi nous (...) tout entre dans les exigences du hard Rock (...) 415 Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, Etude sur les Représentations de l’Enfant, de l’Adolescent et du Jeune dans les Médias Tunisiens, UNICEF, Tunis, 2011. 416 « Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007.

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293

Participer à une orgie est d'ailleurs l'une des conditions pour devenir un vrai

sataniste. Il va de soi que n'importe quelle pratique sexuelle ainsi que

l'adultère est permise dans le satanisme...»417.

Les images d’une telle violence sont communes au corpus étudié. Elles sont,

toutefois, symptomatiques d’une démonologie du jeune dont les fans de Metal, entre

autres, deviennent des sortes de victimes expiatoires.

Selon un procédé de différenciation, les modes vestimentaires et les choix musicaux

deviennent une affaire d'intérêt public : « les instruments musicaux pour la musique

hard ou black sont alors essentiels pour initier l’adepte au monde auquel il est déjà

destiné et toujours lui parler de Satan, son église et de sa bible, le matraquage en

somme. Bien sûr, Il faut toujours l’habiller qu’en noir...»418 ou encore « Même ses

lèvres n’ont pas échappé à ce changement puisqu’elles sont couvertes éternellement

de noir »419 avec à l’appui une interview d’une psychiatre qui conforte les pires

préjugés sur les jeunes dans un discours dont la gradation les emmène de la solitude

et de la perte de repères à l’internement en passant par la psychose et schizophrénie.

417 Hajer Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009, p.3. 418 Idem. 419 Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, juillet 2007.

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294

En parallèle, les illustrations de ces articles mettent les jeunes dans une double

contrainte. Les sujets sur la jeunesse sont souvent illustrés par des photos de

personnages appartenant à d’autres contextes culturels : la pochette d’un groupe de

Black Metal norvégien montrant un adepte agenouillé et offrant une tête de veau au

diable pour illustrer l’article cité plus haut comme dans l’illustration n°53, ou la

photo d’une jeune occidentale assise avec un pentacle en second plan comme dans

l’illustration n°55. Le même procédé est employé par le magazine privé Réalités avec

la photo d’une jeune occidentale à la tête rasée, tatouée et en piercing dans

l’illustration n°56.

Illustration 53 : visuel n°1 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009

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Illustration 54 visuel Anonyme, « Vénérateur du Diable : Démons et folie » in Réalités, 19 décembre 2009

1

2

Illustration 55 : visuel n°2 H. Ajroudi, «Des Jeunes Tunisiens Envoûtés par le Satanisme» in Le Temps, 19 décembre 2009

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296

Selon les experts média-analystes, ces procédés de décontextualisation illustrative

peuvent être qualifiés de « mensonges visuels » parce qu’ils ne respectent pas le

contexte réel, c’est-à-dire, celui de l’énonciation journalistique. Pour « faire vrai »,

certaines illustrations se voient les yeux masqués pour rendre les sujets anonymes

comme l'illustration n°56 de cet article parue dans al Watan.

Cette disjonction entre la réalité des jeunes et les représentations de cette même

réalité dans la presse tunisienne constitue une tendance générale et relativement

stable durant la décennie explorée par les experts qui révèlent que « l’énonciation

journalistique semble participer à la création d’un climat d’intolérance envers les

jeunes plutôt que de promouvoir un discours "amis des jeunes" »420. L'insistance de

ce discours journalistique sur la différence vestimentaire, musicale, comportementale

et culturelle est intrinsèquement porteuse de dangers entre un « eux » les acteurs du

musicscape Metal et un « nous ». Le hardous devient par un glissement sémantique «

l’autre », dangereux pour le « nous » inclusif.

420 Arbi Chouikha, Riadh Ferjani, Fethi Touzri et Abdlekrim Hizaoui, op.cit, p.140.

Figure 56 : visuel « Cercles Satanistes à Tunis » in Al Watan, Tunis, juillet 2007

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297

Sur le plan lexical, l’analyse du corpus révèle que le terme politique chabab

(jeunesse) est utilisé quasi-systématiquement pour désigner les jeunes d’une manière

extensive, c’est à dire aussi bien des adultes de trente ans que des adolescents de

seize ans. L’analyse thématique de ce champ lexical montre une certaine propension

à la stigmatisation de la jeunesse. Cette stigmatisation prend plusieurs formes que

nous pouvons situer entre deux extrêmes : la stigmatisation au singulier et au pluriel.

Le traitement journalistique annihilant toute possibilité d’intelligibilité du social est

systématiquement adopté dans les articles attaquant les acteurs du musicscape Metal.

Le « je » énonciateur et moralisateur prend la figure traditionnelle du dénonciateur

des jeunes et redresseur de tort. La narration des évènements construite sur un

modèle canonique (situation initiale — développement et intrigue — dénouement)

participe au brouillage des racines sociales des évènements au profit d’une violence

symbolique sans équivoque envers les fans de Metal. À titre d’exemple, ces deux

procédés sont à l’œuvre dans cet article paru dans Le Quotidien en 2007, raconte

l’histoire de Karima, un « petit génie » qui serait progressivement tombée dans le

satanisme à cause la pratique de la guitare et de la fréquentation de jeunes écoutant

un « genre musical approprié aux jeunes de son âge » et aurait fini par «quitter ses

parents pour le diable ». La chute de l’article illustre le rôle de moralisateur,

redresseur de tort que s’octroie le rédacteur : « Les parents de Karima lancent un

appel à leur fille pour qu’elle revienne à la maison l’informant au passage que sa

mère est gravement malade.».421

Cette campagne n’épargne pas Zanzana, la seule émission réservée au genre qui se

développait en-dehors de son arène d’influence première. Al Watan titrait

simplement et sans argumenter : « Sur RTCI, une émission consacrée à la musique

des adorateurs du diable ». Au même moment, les producteurs de l’émission se

voyaient confrontés à des restrictions nouvelles. En effet, Mehdi Satan se rappelle :

« Zanzana c’était à la fois une émission radio, un forum, puis après ça a

évolué et on a coproduit l’émission « Zanzana on stage », la première radio

Rock on stage en Tunisie. On transmettait en direct les concerts sur RTCI.

421 Habib Missaoui, «Tunis Karima Quitte Qes Parents pour Satan» in Le Quotidien, Tunis, 2007.

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298

C’était une très belle aventure, sans moyens, les difficultés d’avoir les

autorisations avec les administrations tunisiennes a précipité la fin de

l’aventure »422.

Si nous ne pouvons que poser d'hypothèse sur l’impact de la perception du hardous

par les individus exposés à ces lectures, il semble que les premiers concernés

affirment une forte corrélation entre ces publications et l’attitude des autres à leur

égard. Pour Yazid Chebbi, « c’est après un moment que les gens commençaient à

regarder cette communauté bizarrement, il y a même des articles qui sont sortis dans

la presse locale disant que c’est tous des satanistes. »423 L’amalgame hardous-

sataniste semblait être indissociable pour Melki Labbaoui. Les mêmes propos

évoqués dans les articles en question semblent avoir colonisé l’imaginaire collectif :

« En Tunisie, on a un grand problème de préjugés. Dès qu’on capte que tu écoutes du

Metal on te classe directement en tant que sataniste et buveur de sang. La société te

rejette directement. »424. Même ressentiment pour Refka ben Mahmoud : « On disait

qu’on était sales, qu’on ne se lavait pas, alors que ce n’était pas vrai. Ils n’acceptaient

même pas de nous écouter ou de discuter avec nous. »425 Melki Labbaoui confirme

l’amalgame et ses conséquences sur ses relations familiales :

« Mon attitude et look de Rockeur dérangeaient tout mon entourage passant

de la famille, aux voisins, au lycée, etc. Mes parents me prenaient la tête en

me demandant de changer de look et bien sur je n’obéissais pas jusqu’à ce

qu’ils ont laissé tomber. Ils me disaient que j’étais en train d’écouter des

musiques diaboliques. »426

Cette pression dans l’arène médiatique coïncida avec des mesures autoritaires. Habib

Tammar, membre du groupe OCULTA, se souvient :

422 Conversation téléphonique avec Mehdi Satan, juillet 2012. 423 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010. 424 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010. 425 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 426 Entretien avec Melki Labbaoui, Tunis, mars 2010.

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299

« A partir du milieu des années 2000, on avait commencé à lier le Rock en

Tunisie avec le satanisme. Il y avait aussi des préjugés sur les musiciens de

Rock. Le pouvoir nous a contré et avait commencé à nous affaiblir. Des

Rockeurs ont été arrêtés pour interrogatoires à plusieurs reprises, des lycées,

des cafés, des concerts. Ils avaient même fichés de jeunes Rockeurs, ils

débarquaient chez eux le soir pour interrogatoire ou arrestation. Même au

lycée, ils guettaient ceux qui portaient des pulls ou symboles qui rappelaient

le métal ou le Rock. »427

Surveillance, intimidation, les procédés de la dictature n'épargnent pas les plus

jeunes. Yazid Chebbi se souvient : « A l’âge de treize ou quatorze ans avec un jean

déchiré et les cheveux longs, les policiers pouvaient m’arrêter dans la rue cinq fois

par jour pour m’interroger. «Qu’est ce que tu fais dans la vie ? Pourquoi ci ?

Pourquoi ça ?»428

Les différentes pressions exercées dans les arènes du pouvoir sur le musicscape

Metal coïncidèrent avec la tentative de la récupération de l’Islam politique par le

régime de Ben Ali à travers son gendre Sakhr el Materi, membre du comité central de

l’État-Parti RCD et fondateur en 2007 de la première chaine de Radio et de la

première banque «Islamique». Sakhr el Matri autorisa personnellement la journaliste

Hajer Ajroudi, selon ses propres dires, à publier son «enquête» sur le satanisme et le

vampirisme après qu’elle fut refusée de publication avant son rachat du groupe de

presse Dar Assabah, propriétaire du journal Le Temps. L’hypothèse de «mesures

préventives» par crainte d’une christianisation des jeunes tunisiens à travers le

musicscape Metal est envisageable dans un contextes ou les églises évangélistes

américaines faisaient du prosélytisme de manière remarquable dans l’espace public

depuis l’année 2006. Le cas de la chanteuse Refka ben Mahmoud nous révèle plus

encore :

« Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours été attirée par la croix, ce symbole

me plait beaucoup et je l’admire, d’ailleurs je le portais souvent. Puis j’ai

commencé petit à petit à aller à l’église pour découvrir cette 427 Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010. 428 Entretien avec Yezid Chebbi, Tunis, mars 2010.

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communauté...Personne ne pouvait me convaincre que je n’étais pas sur le

bon chemin. Ils ne me donnaient pas des arguments convaincants (...) J’ai eu

beaucoup de problèmes avec la police et l’État. Je recevais des lettres à la

maison. J’avais l’impression que c’était contre le fait qu’il y ait des

catholiques en Tunisie et qu’ils soient épanouis (...) Des problèmes se sont

engendrés au lycée avec mes profs, lorsqu’ils ont su que je voulais me

convertir à cette religion. Je commençais à avoir de mauvaises notes. » 429

Le  déclin  ?   Attaqué, censuré, le style peine à se démocratiser et à s’imposer sur la durée. Les

rapports tendus avec le pouvoir ne sont pas les seuls facteurs de son déclin. En

Tunisie, le Metal est une musique coûteuse : une batterie ou une guitare électrique et

un amplificateur entrée de gamme reviennent au double ou au triple du revenu

moyen brut mensuel par habitant (entre 150 et 250 euros pour la période 1996 et

2010 selon l’Institut National de la Statistique430).

Organiser des concerts avait également un coût qui était principalement supporté par

les musiciens. Habib431 Tammar se rappelle :

« Lors de notre performance à l’espace El Teatro, nous avons eu 150

personnes à peu près sur une salle d’une capacité totale de 250. Lors de ce

concert là, nous avons nous-mêmes tout financé : la location de la salle, la

paye de l’ingénieur son et de l’ingénieur lumière, la location du matériel de

sonorisation (...) Financièrement, on était perdant à 150% mais il fallait qu’on

fasse se concert là. »

A part l’équipement et les concerts, la pratique même du répertoire semble également

avoir un coût compliquant l’accès à cette musique pour les jeunes musiciens

429 Entretien avec Refka ben Mahmoud, Tunis, juin 2010. 430 www.ins.com.tn 431 Entretien avec Habib Tammar, Tunis, juin 2010

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tunisiens : « le prix des partitions et des disques coutaient très très cher. »432, affirme

Mehdi Satan. Thameur Mekki affirme dans ce sens : « Les jeunes n’avaient pas

souvent en poche cinq dinars à dépenser dans un concert. »433

Avec l’arrivée massive des produits chinois bon marché, à partir de 2002, sur le

marché des instruments de musique en Tunisie, s’équiper revient de moins en moins

cher. La levée des taxes douanières et la TVA revue à la baisse à partir de l’année

2003, contribuent à la démocratisation de la pratique musicale rock. Selon, Riadh

Matar, « les instruments chinois sont arrivés sur le marché au milieu des années

1990, mais les ventes de guitares ont explosé littéralement à partir des années 2003 et

2004 »434. On peut s’équiper d’une guitare acoustique pour 30 dinars (15 euros) et

d’une guitare électrique pour à peine 10 dinars de plus. Et en effet, la guitare devient

l’instrument le plus enseigné dans les conservatoires tunisiens, détrônant le

traditionnel Oud435. Pourtant, la vague métal finit par s'essouffler. Le genre peine à se

démocratiser.

Les musiciens quittent le lycée et l’université. Ils pensent à leur « avenir ». Certains

comme MYRATH « percent » en signant avec des labels internationaux et finissent

par se faire distribuer par les majors du disque, mais la plupart des musiciens se

trouvent un travail « sérieux ». À défaut de se professionnaliser, ils rangent leur «

rêve » dans un tiroir préférant une voie, finalement, bien moins en rupture avec la

société et qui ressemble à celle de la génération de leurs parents : « Je rêve certes de

faire de la musique mais en vivre non. Je voudrais la garder comme un loisir à long

terme tout en ayant mon vrai métier dans le cinéma »436 déclare Aya Manai. La

logique de la gratuité des performances, pratique au cœur du spectacle de ce

musicscape contribua à la non autonomisation des musiciens : « Les organisateurs ne

pensaient pas qu’il fallait payer les musiciens. Je ne me souviens pas d’avoir jamais

432 Conversation avec Mehdi Satan, Tunis, mai 2012. 433 Conversation avec Thameur Mekki, Tunis, juin 2011. 434 Conversation téléphonique avec Riadh Matar, Tunis, septembre 2011. 435 Mohamed-Ali Kamoun, Les Nouvelles Tendances Instrumentales Improvisées en Tunisie Enjeux Esthétiques, Culturels et Didactiques du Jazz, de la Modalité et du Métissage, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne, Paris 2009. 436 Entretien avec Aya Manai, Tunis, mars 2010.

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été payé pour un concert de Metal » affirme Mehdi Azaiez qui finit par s’intéresser à

d’autres univers musicaux. Il devient musicien de Jazz à Paris. Son comparse, le

batteur Slim Achour, lui, part à Los Angeles pour devenir ingénieur studio avant de

se convertir à l’informatique. Loujain ben Khalifa est devenu trader à Paris, quant à

Mehdi Satan, si la passion pour le Metal est toujours intacte, il s’est rasé la barbiche

et produit des spots publicitaires pour la marque d’habillement américaine Nike.

Quant à Karim Benamor, bien loin du Metal, il dirige depuis 2009, Express FM, la

première radio tunisienne spécialisée dans l’économie et la finance.

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CONCLUSION DU SOUS-DISCOURS

L’évolution des trajectoires biographiques des acteurs majeurs du musicscape Metal

confirme ce que les études sociologiques s’accordent à avancer : la rupture des

adolescents et des jeunes avec les valeurs du milieu d’origine familial et relationnel

sont, in fine, des phénomènes très rares437. Confirmant par la même les termes de la

résolution 45/112 du 14 décembre 1990 de l’Assemblée Générale des Nations Unies,

considérant « que le comportement ou la conduite d’un jeune qui n’est pas conforme

aux normes et valeurs sociales générales, relève souvent du processus de maturation

et de croissance et tend à disparaître spontanément chez la plupart des individus avec

le passage à l’âge adulte »438.

Incapable de devenir autonome en haut de la vague, la communauté lâche prise. Peu

à peu, les concerts se réduisent à quelques rendez-vous annuels. Puis, à partir de

2003, « Le Festival méditerranéen de la Guitare » et « Accords de Guitare », deux

évènements majeurs servant essentiellement à promouvoir une école de musique de

la capitale sont créés. Ce sont des évènements « avant tout commerciaux » pour les

acteurs du musicscape Metal. Le gap générationnel stimulé par l’arrivée et la

promotion massive d’autres genres musicaux semble aussi avoir contribué au déclin

du Metal. La chanteuse et enseignante de guitare Saloua ben Salah nous révèle que le

Metal est bousculé dans le salon familial. La télévision y importe une nouvelle mode

inventée par des fabricants de vêtements et un dancing en banlieue parisienne et qui

vit son apogée durant l’année 2007 : « Mes élèves ont peu à peu arrêté de vouloir

apprendre le répertoire Rock pour des genre nouveaux comme la tecktonik. »439

En conclusion, nous pouvons avancer que le pouvoir du musicscape Metal ne se situe

pas dans des stratégies explicites de résistance au Mainstream incarné ici par

l’appareil d’État et sa machine sociale fabriquant la culture dominante. Les hredis

n’ont pas directement milité contre le pouvoir qu’ils ont subi de manière

transcendantale, les musiciens n’ont pas composé de textes condamnant le régime. 437 Dorra Mahfoudh-Draoui, et Imed Milliti, De la Difficulté de Grandir : Pour une Sociologie de l’Adolescence en Tunisie, Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2006. 438 Résolution 45/112 de l’Organisation des Nations Unies, article 5 alinéa 5 et 6, 14 décembre 1990. 439 Conversation avec Saloua ben Salah, juin 2010.

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L’exploration du corpus des textes du musicscape Metal ne révèle pas de messages

contestataires explicites ni de prise de position contre la dictature. Les thèmes

relèvent surtout du romantisme : mort, rupture amoureuse, etc. Malgré quelques

allégories laissant chacun libre de leur interprétation. Il semble difficile de trouver

des textes politiques malgré les propos convaincus de certains acteurs comme Mehdi

Satan :

« Avec YRAM, on était des opposants politiques. Nos textes étaient en

anglais mais on critiquait déjà le système à travers nos chansons. Par

exemple, le morceau "Hat Rabbit" parlait du lapin d’un magicien, et "Chaos

Filder" parlait de la situation d’aujourd’hui. Nous hurlions : "on a emprisonné

des monstres dans des cages de coton croyant qu’ils n’allaient jamais

s’enfuir".»440

Le pouvoir du Metal se situe ailleurs. Il est dans l’acte même d’être dans un écart, un

différentiel remarquable dans l’espace public par rapport au résultat escompté par la

machine Mainstream. Les acteurs du Metal n’étaient pas une foule, ils ont constitué

une communauté imaginée et une communauté imaginée porte intrinsèquement en

elle un potentiel de dissidence et de révolte. Son esprit d’initiative, son apparition

comme nouvel entrant dans les arènes du pouvoir était en soi un acte de résistance.

Pendant que les hrades finissent d’enterrer le cadavre froid du Metal, la répression

sanguinaire du soulèvement du bassin minier dans le sud tunisien en 2008 prépare

l'émergence d’une génération d’artistes qui s'élèvera bientôt pour dénoncer ces

violations.

440 Entretien avec Mehdi Satan, Tunis, juin 2012.