fermez les yeux de c.j cooper, préludes

FERMEZ LES YEUX

FERMEZ_LES_YEUX_CS6.indd 3 11/18/2015 4:36:22 PM

C. J. Cooper

FERMEZ LES YEUX

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LUC RIGOUREAU


Titre original :WAKING SARA

Couverture : Studio LGF. © Arcangel. Photo auteur : Mark Cooper.

Préludes est un département de la Librairie Générale Française

© C. J. Cooper, 2016.© Librairie Générale Française, 2016, pour la traduction française.

ISBN : 978-2-253-10774-3


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Stephen

J’ai beau ne pas être enclin aux jugements hâtifs, à l’instant où vous êtes entrée dans mon cabinet, je me suis douté que vous étiez une denrée très rare : quelqu’un digne de mon intérêt. Comme vous êtes trop modeste pour songer que votre apparence ait été un élé-ment déclencheur, j’espère ne pas blesser votre amour- propre en vous avouant que, sur le moment, je n’ai pas du tout prêté attention à votre chevelure sombre, à votre teint pâle, à vos yeux violets. Depuis, évidem-ment, je les ai remarqués. Mais bien plus tard que ce que vous croyez. Je me passionne infiniment plus pour votre physique aujourd’hui ; on pourrait même dire que c’est devenu une occupation à temps plein.

Après un rapide coup d’œil à votre dossier, j’avais noté avec irritation que vous aviez choisi de ne vous faire appeler ni « Mrs » ni « Miss », mais « Ms », état civil dont la neutralité ravit – avec un zeste d’affectation – les féministes invétérées, ce qui m’a toujours semblé mesquin. Son usage est d’une totale inutilité : jamais je n’ai croisé de militantes capables de lui sacrifier le port de l’alliance. En tout cas, rares sont les patientes qui entretiennent l’ambiguïté au regard de leur statut – la plupart d’entre elles ne sont pas uniquement attirées par mes diplômes professionnels, je ne suis pas dupe.

À votre arrivée, je vous ai donné du « Miss ». Vous m’avez immédiatement repris. Non pour corriger mon hypothèse (qui s’est avérée, bien sûr), mais pour rectifier

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la prononciation de votre prénom : « Sara, à pronon-cer Saira, comme dans Claire, pas comme dans Zara. » Avec le sourire. Cependant, votre légère accentuation du « pas », votre agacement perceptible d’être obligée, pour la cent millième fois sûrement, de pallier l’orthographe équivoque choisie par vos parents sont, je crois, ce qui a éveillé ma curiosité. Un détail certes, mais comme on sait, seuls les détails méritent qu’on s’y arrête.

Ce sont les prémices de cette affinité qui, probablement, nous ont mis sur la voie de… comment qualifier cela ? de notre aventure. Comme vous l’avez appris depuis, mes géni-teurs ont eux aussi beaucoup à se faire pardonner. Voilà pourquoi j’ai consacré plus de temps que d’habitude à vous interroger sur votre histoire. Père et mère encore mariés et, de votre propre chef, vous avez précisé qu’ils étaient en voyage autour du monde. J’en ai déduit, sans le formuler à voix haute, que : soit ils profitaient joyeusement de leur retraite, soit ils espéraient qu’injecter dans leurs veines vieillissantes l’opium d’expériences nouvelles rallumerait l’intérêt qu’ils ont l’un pour l’autre et mettrait un peu de piquant dans leur quotidien, après une vie consacrée à parler factures, travaux domestiques et, naturellement, enfants. Une location dans une banlieue insalubre de l’Est londonien. Un travail valorisant, que vous avez déclaré aimer. Avec promotion à la clé. Et une phobie. La peur de prendre l’avion, pour être précis. Raison pour laquelle vous étiez venue me consulter.

Rien que de très banal. Pourtant, il émanait quelque chose de vous, Sara. Vos inflexions, votre façon de regarder en l’air en feignant de raviver un souvenir, de rompre le contact visuel ; l’instant où vous vous êtes rendu compte de la raideur de votre maintien dans le fauteuil en cuir et où vous avez voulu vous adosser. Vous saviez que je vous jaugeais depuis le début. Et tandis que se dessinait devant moi l’éventualité que celle que j’attendais depuis des mois se

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tenait enfin devant moi, un tumulte assourdissant a submergé mon crâne. Ce torrent de bruits qui surgit lorsque rien de ce qui se passe ne m’échappe. Ce talent est spontané chez moi, ce qui ne l’empêche pas de se manifester à bon escient. Alors que je vous observais, chaque élément de la pièce a soudain pris du relief, chaque détail m’a semblé limpide, et les couleurs aveuglantes. Le plancher a basculé, les objets se sont animés et ont retenu leur souffle, à l’affût, tapis, guettant l’instant propice.

Je sentais que vous reteniez une information, et ce n’est qu’à la toute fin de ces préliminaires que vous m’avez avoué qui vous étiez… qui était votre sœur aînée, plutôt. Vous ne vouliez surtout pas que je pense que cette information avait pour but d’obtenir un rabais. Comme si un lien quelconque entre vous et mon frère était susceptible d’éveiller en moi autre chose que de l’indifférence ! J’ai deviné que vous trouviez embarrassant, déloyal même, de me cacher que votre sœur allait sous peu devenir ma belle- sœur. Cela m’a plu que vous ayez jugé bon de m’en avertir. Personnellement, je n’ai guère de temps pour les délicatesses de ce genre ; il n’empêche, je sais les apprécier chez les autres. J’ai balayé la précision d’un revers de main, vous ai garanti que nos échanges resteraient confidentiels. De manière presque imperceptible, vos épaules se sont relâchées, signe que vous commenciez à vous détendre.

Je vous ai interrogée sur ce que vous attendiez de nos entretiens, vous vous souvenez ? Si vous aviez déjà recouru à des traitements contre la phobie. Je souhaitais évaluer jusqu’à quel point j’allais devoir user de mon talent de persuasion pour vous amener à vous engager dans un traitement sur la durée, si je l’estimais nécessaire.

— Quelques séances devraient suffire à régler les symp-tômes de votre aérodromophobie, Sara, ai- je dit.

L’expérience m’a appris qu’appeler le patient par son prénom facilite la relation de confiance.

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— Je vous apprendrai les méthodes qui vous permet-tront de monter dans un appareil, d’accomplir un trajet et de descendre à destination sans stress excessif. Si vous n’aspirez qu’à cela, je veux dire.

J’ai marqué une pause, afin que vous preniez la mesure de toutes les promesses contenues dans cette restriction. Mon vacarme intérieur avait peu à peu forci, mais j’ai réussi à ne pas me laisser distraire. Les couleurs à présent étaient si vives qu’elles débordaient des formes auxquelles elles appartenaient et ondulaient par vagues au- dessus du bureau et du plancher.

— Si en revanche, ai- je enchaîné, vous désirez chercher les causes profondes de votre terreur, je vous recommande plutôt une hypnothérapie analytique sur un long terme.

Vous avez hésité, avez tenté de déterminer si je vous incitais à multiplier nos rendez- vous dans le seul but de me remplir les poches. J’avais parlé d’un ton léger. Il vous fallait certainement un défi plus alléchant.

— Cela exigera un véritable engagement, bien sûr. Vous devrez accepter de vous pencher sur des expériences peut- être très intimes. Mais nous éviterons ainsi le risque qu’une approche trop superficielle pourrait engendrer. C’est- à- dire que vos problèmes non résolus entraînent une nouvelle angoisse.

J’ai patienté. Le tintamarre dans ma tête était assourdis-sant. Derrière vous, les aiguilles de la pendule envoyaient des sourires aux nuances arc- en- ciel. C’est à cet instant que j’ai compris qu’il fallait que vous acceptiez. Mes doutes – étiez- vous ou non celle qui recevrait ma confes-sion ? – se sont volatilisés comme des rêves au matin. Vous seriez capable d’apprécier ce que j’avais accompli, de vous émerveiller devant la puissance de ma découverte. Je n’avais plus besoin que de temps pour mettre en place les mesures destinées à nous protéger tous les deux ; alors,

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il me serait possible de partager avec vous le secret que je gardais par- devers moi depuis tant de mois. Nous réussi-rions peut- être même à en discuter avant votre éveil à la conscience. Tant que je vous manipulerais avec habileté, ça me semblait réaliste.

— Je crois que je préférerais en finir une fois pour toutes, avez- vous soufflé. La deuxième option paraît donc la plus appropriée.

Le fracas s’est tu. Les teintes ont recouvré leur normalité. La pendule m’a froidement révélé qu’il était trois heures moins douze minutes.

J’ignore quelle aurait été ma réaction si vous n’aviez pas cédé. Peut- être aurais- je quand même tenté le coup, sans tenir compte de votre avis. Mais vous aviez consenti. Dès lors, vous étiez impliquée.

C’est ainsi qu’a démarré notre voyage. Pour l’un de nous deux, il est désormais achevé. Il fait froid ici – gla-cial – et noir.

Pourtant, je continue de vous surveiller, Sara.Je vous surveille et vois celle que vous êtes en train

de devenir.


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