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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2011 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 4 nov. 2020 01:16 Nuit blanche, le magazine du livre Fiction Numéro 123, été 2011 URI : https://id.erudit.org/iderudit/64451ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu (2011). Compte rendu de [Fiction]. Nuit blanche, le magazine du livre, (123), 17–39.

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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2011 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 4 nov. 2020 01:16

Nuit blanche, le magazine du livre

Fiction

Numéro 123, été 2011

URI : https://id.erudit.org/iderudit/64451ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN0823-2490 (imprimé)1923-3191 (numérique)

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Citer ce compte rendu(2011). Compte rendu de [Fiction]. Nuit blanche, le magazine du livre, (123),17–39.

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David HomelLE DROIT CHEMINTrad. de l’anglais par Sophie VoillotLeméac, Montréal/Actes Sud, Arles, 2010,404 p. ; 35,95 $

Ben Allan, principal protagoniste dusixième roman de David Homel, a tout deces gens que l’on croise chaque jour dansla rue, et que l’on oublie aussitôt tantils semblent glisser sur ce droit cheminqu’est la vie sans laisser d’autres tracesque l’ombre qu’ils projettent sur les trot-toirs. Spécialiste de littérature française,enseignant dans une université anglo-phone de Montréal, Ben Allan s’intéresseà la dromomanie, curieuse pathologie quine s’attaquerait qu’aux hommes, les for-çant un beau jour à s’extirper du quoti-dien rassurant dans lequel s’écoulent leursjours pour se lancer sur les routes sansautre but, semble-t-il, que de distancerleur propre ombre. À l’un de ses collèguesqui lui demande comment il a pu écrireun article à portée historique sur un sujetaussi singulier, Ben Allan répond qu’iln’en sait rien, que l’article s’est écrit toutseul (symptôme encore inconnu de ladromomanie ?). Cette réponse, en appa-rence anodine, révèle la trame de fond duroman qui touche la création elle-même,ce besoin qui oblige soudainement à rom-pre avec toute forme de confort, soit-il ounon matériel, pour se lancer sur des voies,soient-elles ou non pavées, dont on ignorel’issue : « Ben Allan n’avait pas encore

découvert que l’acte d’écrire, fût-ce unehumble fiction historique déguisée enrecherche académique, peut facilementgâcher la vie de l’écrivain. Chaque texteest un monstre d’ingratitude. Au lieu dese contenter d’exister tout bonnement, ilest toujours plus avide de l’essence de soncréateur. N’écrivez jamais si vous pouvezvous en passer ».

Le roman s’ouvre sur une parade de laSaint-Patrick à laquelle assistent BenAllan et son père Morris, dont l’humourcaustique et les habitudes de vie contras-tent avec celles de son fils. La métaphorede la parade – ceux qui défilent et ceuxqui se défilent – n’est pas fortuite. Tousles personnages de ce roman, exceptionfaite de la conjointe de Ben Allan qui estson double féminin, semblent d’ailleursavoir pour fonction de souligner à la foisle caractère réservé du héros et son attraitpour ces zones floues, hors du droit che-min, dans lesquelles évoluent les artisteset ces gens qu’autrefois on qualifiait defous pour justifier leur internement.

Il est ici impossible de résumer ceroman de David Homel aux ramificationsmultiples qui se déroule dans une villeque nous apprenons à redécouvrir. DavidHomel joue sur l’introspection, avec unhumour tantôt débridé, tantôt corrosif, etnous entraîne dans un questionnementsur les ressorts de la création, la quêted’identité et les transformations de cettequête au fil des ans. À la réponse quesouvent nous donnons à notre propre

voix intérieure qui cherche, ou pas, à nousgarder sur le droit chemin, il offre uneautre perspective. En cela, il mérite qu’ons’y égare.

Jean-Paul Beaumier

Lynn DiamondLESLIE MULLEROU LE PRINCIPE D’INCERTITUDETriptyque, Montréal, 2011, 202 p. ; 20 $

Leslie Muller ou le principe d’incertitudeest la quatrième publication de la nou-velliste et romancière montréalaise LynnDiamond, finaliste en 2002 au Prix descollégiens pour son roman Le corps demon frère.

Au cœur de Leslie Muller, la quêted’absolu et l’amitié indéfectible. Lanarratrice et personnage-titre du romanamorce son récit en 2002, retourne vingtans plus tôt, au temps des idéaux de sajeunesse et va, dans un mouvementd’aller-retour, jusqu’en 2003, l’année deses cinquante ans. Construction nonlinéaire qui garde le lecteur en attente derévélations. Leslie capte les momentscharnières de sa vie, qui coïncident avecceux vécus avec son groupe d’amis. Unlien d’amitié maintient le groupe en dépitde langues, d’origines et de professionsdiverses. Leur port d’attache est Mon-tréal, mais à eux tous, ils ont parcourumers et continents. Ils avaient en communle désir de changer le monde. Pareil idéalde jeunesse, partagé lors d’expériencesmarquantes, a cimenté leur amitié,malgréde fréquents éloignements, de petitestrahisons, des épreuves, des déceptions,et en bout de course, le besoin de confortqui a gagné les uns et les autres, l’âgevenant.

Mise en abyme : Leslie a travaillépendant plusieurs années à l’écritured’un roman, nourrissant l’ambition defaire un portrait de sa génération.L’auteure, Lynn Diamond, actualise enquelque sorte le projet de son double,portrait d’une tranche de la générationdes années 1960, scolarisée, affranchie etidéaliste. Certains personnages de LeslieMuller sont allés soutenir la Révolutionsandiniste au Nicaragua ; l’un, vétéran de

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David Homel, roman

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la guerre du Vietnam, a choisi de se fairechirurgien, allant de mission en missiondans les régions en conflit. Voilà qu’aumitan de la vie, ils mettent en doutel’efficacité de leur action, parlent d’échecet des temps incertains. Les militantsd’hier éprouvent aujourd’hui l’urgence devivre.

L’écriture à la fois suggestive et lim-pide, et le ton ni lyrique ni pathétiquedu roman traduisent l’état d’esprit de lanarratrice, Leslie, qui se penche avecsérénité sur un passé habité par « [c]evieux rêve, toujours trahi, d’un monde oùne régnerait plus la loi du plus fort ».Lynn Diamond rend dans une languesensible et belle une vision réaliste d’uneportion d’humanité.

Pierrette Boivin

J. M. CoetzeeL’ÉTÉ DE LA VIETrad. de l’anglais par Catherine Lauga Du PlessisSeuil, Paris, 2010, 319 p. ; 34,95 $

La nouvelle n’a pas fait grand bruit, maisle romancier sud-africain J. M. Coetzee,Nobel 2003, est mort… et au sommet desa forme !

En fait, dans L’été de la vie, Coetzeepoursuit son projet autobiographique,entamé en 1997, en imaginant qu’après samort, un universitaire anglais, M.Vincent, se prépare à écrire sa biographie.

Vincent privilégie les années 1971-1977,marquées par le retour de Coetzee enAfrique du Sud et la parution d’Au cœurde ce pays, son deuxième roman mais sonpremier succès auprès du public. Vincentest persuadé qu’à cette époque décisivede sa vie, Coetzee se cherchait en tantqu’écrivain. L’été de la vie se présentecomme un ensemble de matériel prépa-ratoire à une biographie dont on ne lirapourtant pas la moindre ligne. Vincentexpose plutôt le fruit de ses rencontresavec cinq personnes ayant compté pourCoetzee : une ancienne maîtresse, unecousine affectionnée, une Brésilienne autempérament bouillant et deux collèguesenseignants.

On entre sans difficulté dans cetroisième volet des Scènes de la vie deprovince (le titre anglais de la série, nonrepris en français, sans doute à cause desa trop forte résonance balzacienne). Iln’est pas nécessaire d’avoir lu les Scènesde la vie d’un jeune garçon (Boyhood,1997) ni Vers l’âge d’homme (Youth, 2002)pour prendre plaisir à la prose, limpide etorfévrée, du romancier de Disgrâce, quisigne avec ce livre un autre chef-d’œuvre.

Coetzee adopte une perspective auto-biographique pour le moins originale. Ilne se contente plus, comme dans les deuxvolets précédents, d’une narrationdistanciée (au « il ») ; il semble même yavoir en partie renoncé, puisque L’été de

la vie débute et se termine par desfragments de carnets intimes. Or, par uningénieux tour de force, il réussit à sereléguer au second plan et à enchaînerd’émouvantes bribes d’expériences(conjugales, familiales ou sociales).L’apartheid est évoqué, de même quel’ascendance afrikaner, mais confor-mément au style coetzéen, c’est-à-diresur le mode du drame et de la dérouteindividuels.

Quant à l’autoportrait (peu flatteur)qui se dégage de L’été de la vie, il révèle unrare don de s’objectiver. Il faut unromancier de haute volée pour en arriverà saisir, de manière aussi crédible, impla-cable et mystérieuse à la fois, la percep-tion qu’autrui peut avoir de soi.

Patrick Bergeron

Claude VaillancourtL’INCONNUEQuébec Amérique, Montréal, 2011,274 p. ; 22,95 $

Un thème aux riches résonances entre lesmains d’un romancier agile et cultivé,cela promet (et livre) des heures de purplaisir. La mission du narrateur est vitecirconscrite : compléter le bouquin laisséinachevé par une auteure qu’il a, au tempsjadis, fréquentée de près et dont le décèslaisse des questions en suspens. Tâchedéfinie,mais embûches déprimantes. Ellesvont de la difficulté de se couler dans lestyle d’une autre à la recherche d’uneconclusion dont le demi-manuscrit nefournit aucun indice patent. Là résidel’essentiel, car le lecteur est sommaire-ment convié à ne pas trop s’interroger surle pourquoi d’un tel legs. Olivier donne lebon exemple, en s’investissant dans letravail de rédaction plutôt que dans uneenquête à connotation policière sur lamort de Béatrice.

C’est là que la pédagogie deVaillancourtdéploie toutes ses ressources, y comprisses meilleures astuces. Olivier, en effet,n’apprécie guère la littérature de Béatrice.Elle a connu plus de succès que lui, maisen courtisant de trop près un public sansgrand raffinement.Vaillancourt en profitepour départager ce qui, en littérature, est

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roman autobiographique, roman, nouvelles

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respectable et ce qui tient du racolage. Enutilisant le demi-manuscrit de Béatrice, ildonne des exemples... de ce qu’il ne fautpas faire. Il dénonce la mobilisation decélébrités que se permettent certains mau-vais littérateurs, tout en se la permettantlui-même... par Béatrice interposée. Onverra donc Hubert Aquin,Sartre et Beauvoirtraverser la reconstitution, même si, soitdit entre gens de bon goût, cela n’est pastrès élégant. Parler d’un making of sembledonc inapproprié et réducteur, car il y aplus et mieux : Vaillancourt construit àpartir d’un texte qu’on ne voit jamais uneproposition littéraire d’autant plus brillantequ’elle a comme base un texte inconnu. Lalarge culture de Vaillancourt n’intervientpas dans l’abstrait, ni avec le pédantismedu pion autorisant tel effet et cravachanttel autre : elle convoque à la barre PrimoLevi, les fantômes de Prague, la sinistreprésence de Heydrich et fait voir de façonefficacement incarnée comment rafistolerun roman ou, au besoin, le réinventer. Quel’histoire racontée diffère de celle qu’ima-ginait Béatrice, c’est possible, et alors ?

Laurent Laplante

Linda LêCRONOSChristian Bourgois, Paris, 2010,164 p. ; 29,95 $

Dans un minuscule pays,une ville nomméeZaroffcity du nom du dictateur qui a prisle pouvoir à la suite d’un coup d’État, Unaécrit à son frère exilé dans le pays voisin.Pour sauver son vieux père menacé parKaraci, le redoutable et redouté ministrede l’Intérieur, Una a accepté de l’épouser– un mariage blanc puisqu’elle refuse departager le lit de son mari qui, lui, multi-plie les liaisons en attendant que sa femmese jette à son cou de son plein gré.Depuis,recluse dans un appartement spartiate dela somptueuse maison de Karaci, elle écritdes lettres à son frère dans lesquelles elleraconte ce qui se passe à Zaroffcity et cequi peu à peu se transforme en elle. Unadéteste son mari, un tortionnaire qui s’enprend surtout et avant tout aux intellec-tuels, aux artistes et aux femmes. Grâce àl’arrivée du jeune Marko, un enfant des

rues qui s’introduit un soir chez elle etavec qui elle se lie d’amitié, Una découvreenfin un nouveau sens à sa vie.Mais, aprèsl’assassinat du jeune garçon, sa révolteexplose et elle s’engage clandestinementau sein d’un groupe qui tente de renver-ser le gouvernement totalitaire. Enceinted’un des membres éminents du groupe,

elle sera dénoncée à Karaci qui devra déci-der de son sort.

Lauréate du prix Wepler – FondationLa Poste 2010 et de la bourse Cioran 2010du Centre National du Livre, Linda Lê aécrit une sorte de fable politique qui neconvainc pas tout à fait. Les personnages,des archétypes un peu caricaturaux, n’ont

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n promeneur en novembre est le huitième recueil denouvelles publié par Gilles Archambault. L’écrivain aégalement à son actif seize romans, un récit et cinq

compilations de chroniques.Auteur reconnu, il a remporté lePrix Athanase-David en 1981 et le Prix du Gouverneurgénéral en 1987. Bien sûr, dans ce nouvel ouvrage, onretrouve l’atmosphère plutôt mélancolique à laquelle il ahabitué ses lecteurs. Les personnages, hommes et femmes,sont des êtres solitaires, émotifs, voire tourmentés, souvent axés sur le passé,qu’ils ressassent volontiers. Ce sont également des êtres attachants, peut-être àcause de leur vulnérabilité et du regard lucide et désenchanté qu’ils posent sur lemonde. Ainsi, Viateur, un retraité de l’enseignement, affirme, dans la nouvelle« Un couple » : « Quand vous aurez mon âge, on ne vous insultera plus. C’est dansles regards qu’on vous lance que vous sentez qu’on vous a éliminé ». Dans « Unefragile immortalité », le protagoniste se dit : « On passe sa vie à froisser les autres ».

Ailleurs, dans le remarquable texte « Perdre », le narrateur déclare, à proposde la femme qu’il a aimée et qui vient de mourir : « Dans l’amour, Marie étaitsublime. Je ne parle pas de l’acte lui-même, nous avons été des amants aussi occa-sionnels que peu accordés, mais de l’habileté qu’elle avait pour me faire croire, àcertains moments, que je pouvais détenir la clé de son bonheur ». La citation deMiguel Torga placée en exergue de cette nouvelle en donne le ton : « Exister, c’estperdre, petit à petit ». Ton qu’elle donne également à l’ensemble du recueil. Laperte est, en effet, un élément qui revient au fil des différents textes : perte desproches, de travail, de la santé, des illusions…

On devine des passages autobiographiques ici et là dans le recueil. Enparticulier dans la nouvelle « Dans le silencieux automne », où le narrateur, qui apublié une quinzaine de romans, se fait dire : « On ne s’aime pas beaucoup dansles histoires que tu inventes ». Plus loin, il avoue : « La solitude ne m’a jamaispesé.

Sans doute parce que je l’ai toujours choisie ».Les lecteurs de Gilles Archambault retrouveront avec plaisir, dans cet ouvrage,

le ton de confidence amicale qu’il adopte au fil de son œuvre ainsi que despersonnages pleins d’humanité.

Gaétan Bélanger

Gilles ArchambaultUN PROMENEUR EN NOVEMBREBoréal, Montréal, 2011, 236 p. ; 22,95 $

Gilles Archambault

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pas vraiment de contours et jamais nenous étonnent. Comme il se doit, Karaciest d’un égocentrisme monstrueux, sevautre dans le clinquant et l’ostentatoire,traite ses nombreuses maîtresses commedes moins que rien, viole celles qui serefusent ou les interne dans des hôpitauxpsychiatriques, remplit ses comptes enbanque en affamant son peuple, s’affirmecomme un grand connaisseur d’art enaffichant sur ses murs des œuvres aux-quelles il ne jette même pas un œil, utilisesa femme comme une parure pour sabeauté altière et son air intouchable,mani-pule et méprise secrètement le dictateurdont il doit assurer la sécurité et dont ilentend bien usurper le pouvoir le momentvenu et bien sûr prend un immense plai-sir à torturer. Le frère d’Una, tel qu’il appa-raît dans les lettres qu’elle lui adresse, estun acteur auréolé d’un certain héroïsmeparce qu’il crée et met en scène, depuisson exil, des pièces interdites à Zaroffcityet dans lesquelles il dénonce le dictateuret son ministre. Le jeune Marko, l’enfantdes rues, est nécessairement débrouillard,futé, n’a peur de rien et voue un culte àUna. Même les personnages très secon-daires et leurs histoires, racontées en quel-ques lignes qui composent de brefs chapi-tres très anecdotiques, correspondent auximages toutes faites auxquelles on s’attendpour un tel sujet.Quant à Una, elle ressem-blerait, selon certains critiques français, à

une Antigone moderne qui se sacrifieraitpour l’avenir de son pays. Malheureuse-ment, cette Una qui, pourtant, est la narra-trice principale du roman, n’a pas beau-coup de poids romanesque ; on referme lelivre avec le sentiment de ne jamais l’avoirsaisie.

L’écriture de Linda Lê est baroque,foisonnante, oscillant sans cesse entredes expressions populaires et des termesrecherchés. Et c’est là sans doute ce quifascine néanmoins dans ce roman trèsnarratif. Malheureusement, c’est peut-être tout se qu’on retiendra de ce Cronos,la dix-septième publication de Linda Lê,qui reste une œuvre sans émotion mal-gré, ou à cause de, la multiplication desmots qui racontent une histoire d’horreurtrop actuelle.

Linda Amyot

Roberto ArltLES SEPT FOUSTrad. de l’espagnolpar Isabelle et Antoine BermanBelfond, Paris, 2010, 272 p. ; 33,95 $

Roberto Arlt (1900-1942) est tenu parbeaucoup de connaisseurs de la litté-rature argentine comme l’égal de JorgeLuis Borges dont il fut le contemporain.Ce fils d’émigrant prussien, autodidacte,homme de tous les métiers, a tenu, dansles années 1930, une chronique dans le

grand quotidien de Buenos Aires, ElMundo, où il brossait, à l’acide, le portraitde son époque. Si ces chroniques luiapportèrent la notoriété dans son pays, cesont ses deux romans, Les sept fous et Leslance-flammes, parus initialement audébut des années 1930, qui ont contribuéle plus à sa notoriété en dehors del’Argentine.Les sept fous, comme Les lance-flammes

qui en est la suite, tourne atour du per-sonnage d’Erdosain. Les sept fous s’ouvrealors que ce petit employé d’une compa-gnie sucrière comparait devant sesemployeurs qui ont découvert qu’il avaitpigé dans la caisse de l’entreprise.Sommé de rendre, dans les 24 heures, les600 pesos et 7 centimes dérobés, Erdo-sain entreprend la tournée de ses con-naissances dans l’espoir de leur soutirerde quoi éviter la prison. Au hasard de saquête, il tombera sur un groupe d’hur-luberlus, réunis dans une société secrètequi a pour projet de prendre le contrôledu pays. Un faux général, un vrai soute-neur, un pharmacien pris de délire mys-tique, un aventurier chercheur d’or, untueur illuminé et un astrologue méga-lomane composent cette confrérie d’im-probables conspirateurs. En partie parappât du gain, en partie pour échapper àson existence, Erdosain se joint à leurentreprise même si, pour cela, il lui fautparticiper au meurtre de son cousin. Leroman s’achève sur une scène qui révèlela duplicité de l’entourage du héros.

Ceux qui s’attendraient à lire lecompte rendu de l’histoire loufoque dequelques esprits déjantés seront déçus.Avant tout, Les sept fous suit le flux de lapensée d’un être profondément déchiréqui n’en finit pas de prendre la mesure deson malheur. Voilà pour le fond. Quant àla forme, disons qu’au moment de saparution, les critiques ont beaucoup faitétat des libertés prises par Arlt avec lalangue espagnole classique, l’accusant dela défigurer en y mêlant la langue argo-tique. Or, ce qui nous a le plus gêné danssa traduction française, c’est plutôt lerecours fréquent de l’auteur (des traduc-teurs ?) à un vocabulaire suranné et à unstyle affecté parfois jusqu’à la préciosité.

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Toutefois, le plaisir du lecteur est sauvépar l’acuité du regard de l’auteur surle monde qui l’entoure. Avec Les septfous, Roberto Arlt trace le portrait d’unpersonnage qui, plus de 80 ans aprèssa création, peut toujours faire figured’archétype de tous les damnés de laterre.

Yvon Poulin

Yasmina KhadraL’OLYMPE DES INFORTUNESPocket, Paris, 2011, 192 p. ; 11,95 $

L’Olympe des infortunes de YasminaKhadra, paru en janvier 2010 chezJulliard, a eu droit au format poche audébut de cette année, et dévoile une autrefacette du romancier algérien. Loin, eneffet, de l’univers des conflits politiquesdu Moyen-Orient et du monde arabe telsque les mettent en scène Les hirondellesde Kaboul, L’attentat et Les sirènes deBagdad, L’Olympe des infortunes est unesorte de conte philosophique qui faitl’apologie des vidanges.

Yasmina Khadra nous y invite à lavisite d’une décharge publique bordée,d’un côté, par la Méditerranée et, de l’au-tre, par une ville sans nom qui attire etterrorise les habitants du dépotoir.

Parmi ces marginaux, Ach et Juniorforment un duo dont les dialoguesrappellent parfois En attendant Godot deBeckett. Le vieux Ach le Borgne s’est prisd’affection pour le simple d’esprit, Junior,et l’abreuve à répétition de sermonscontre la ville, lieu de perdition pour tout« horr » (« homme libre » en arabe) qui serespecte. Ach rappelle sans désemparer àJunior sa chance d’être si bien tombépuisque seul cet endroit lui permet d’êtrelui-même, sans se soumettre à qui que cesoit. Oui, la montagne d’immondices et laferraille d’un camion de police transfor-mée en logement d’« infortune » seraientle meilleur des mondes possibles.

On n’est pas pris spontanément danscette fable qui semble par trop convenue,presque clichée : l’argent ne fait pas lebonheur, la technologie non plus, la civi-lisation est un danger. On se demandependant quelques pages où se camoufle

la nouveauté du propos. Puis, à cliché,cliché et demi, et aux prêches d’Achrépondent bientôt ceux de Ben Ada-m(littéralement « fils d’Adam », c’est-à-dire« être humain », en arabe), nouvel arri-vant qui vient clamer la nécessité ducombat et la honte du renoncement danslequel se complaisent les habitants de ladécharge. C’est là que Junior va tenter sachance en ville ; le conte philosophiquetourne alors au drame et le lecteur com-prend que certains clichés ont lieu d’être

car l’abjection du réel y trouve hélas unfidèle reflet.L’Olympe des infortunes est un roman

sur le malheur d’être au monde qui atoutes les apparences d’une parabolemais qui défend constamment la litté-ralité des propos. Le récit donne un droitde parole à ceux qui ont une lecture simplede leur environnement, une lecture aupremier degré. Le ton y est d’une ironiedécapante combinée à une tendresse vraie.

Soundouss El Kettani

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ontréalaise d’adoption, la Géorgienne ElenaBotchorichvili demeure attachée à la langue russe,sa langue d’écriture. Avant de s’installer au Québec,

elle a en effet pratiqué le journalisme sportif – socialiste etcommuniste – en Russie.

Ses romans sont-ils de longues nouvelles ou de courtsromans ? Peu importe, à vrai dire. Botchorichvili écrit deshistoires denses et échevelées, avec des personnages forts,souvent irrévérencieux. Ils sont toujours au centre de ce monde mystérieuxqu’était l’Union soviétique (URSS), dont les vingt ans de la disparition en 1991seront célébrés cette année. « J’ai vécu la mort [de l’Union soviétique] commecelle d’un être aimé qui a terriblement souffert. »

Dans La tête de mon père, le narrateur – mâle – écrit à son fils en vacances enGéorgie pour lui raconter des histoires de famille, dont la carrière d’actrice de samère, la reconstruction de la datcha de son père et la mort de celui-ci. Le lecteurse promène alors dans le pays d’est en ouest. « Mon père avait démonté, rondinaprès rondin, sa maison natale au bord de la mer. » La datcha est alorstransportée près de Gori, lieu de naissance du dictateur Staline, dont la statue n’aété déboulonnée qu’en 2010. Il faut se souvenir de la guerre de 2008 entre laGéorgie et sa province d’Ossétie du Sud, sous protection russe, pour comprendrele climat de tension qui prévalait et prévaut encore.

La maison familiale était auparavant érigée sur le bord de la mer Noire, àdeux pas de la frontière russe. À Gagry – ou Gagra. Là où le même Staline avaitsa plus belle villa. Là où a eu lieu en 1992 la guerre entre la Géorgie et sa provinced’Abkhazie. Forte de l’appui de la Russie, l’Abkhazie autoproclama en 2008 sonindépendance, non reconnue à ce jour par la communauté internationale. Là oùla mort rodait. « J’ignore comment mon père a péri et pourquoi il n’est resté quesa tête. » Une courte et terrible histoire.

Michèle Bernard

Elena BotchorichviliLA TÊTE DE MON PÈRETrad. du russe par Bernard KreiseBoréal, Montréal, 2011, 75 p. ; 15,95 $

La Géorgie

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Martin LabrosseL’OBSCUR OBSTINÉMENTLe Noroît, Montréal, 2011, 72 p. ; 16,95 $

« [J]e reste hors de tout j’attends. » Le tonest donné. Le poète se voit en sa présence-absence à lui-même, au monde dit « exté-rieur »... Il erre sans trop d’angoisse –malgré certaines grandes peurs, celles quinous habitent tous–, à la limite de soncorps, de son être, de tout en fait. Il sem-ble, à la fois, toujours être situé à distancede soi, de l’autre mais aussi enraciné afinde pouvoir dire, ébaucher un discourspoétique qui fondera une incertaine iden-tité. C’est ce que le poète, dans ce recueil,nomme l’« exil familier », un exil néces-saire et vain. « [Q]uand il s’oublie dansson élan / le geste d’être vous ramène / aucreux craqué de la mémoire / au fondsecret des jours allés / ce lieu de nulle partcoulant / du pareil au même au pareil /aux lisières du monde en soi. » L’auteurpoursuit : « [E]t vous poussez votre ombrevaine / à pas lents sur la neige sale / lanuit dans les rues de la ville ».

Nous allons, ainsi, tournant à vide àtous les carrefours que nous rencon-trons... essentiellement seuls : « [I]l faudrate résoudre à rester/celui-là/qui court danssa chair ».

Gilles Côté

Naïm KattanLE LONG RETOURHurtubise, Montréal, 2011, 297 p. ; 24,95 $

Long retour, en effet, que celui-là, et sansgarantie de sérénité. Jeune architecte inca-pable de coexister avec un père envahis-sant,Léo a fui Montréal.Trente ans durant,à Buenos Aires, il s’est cherché, ne parve-nant qu’à poser des gestes professionnelsdélestés de passion. Quand lui parvientl’annonce du décès de son géniteur, il faitde son nécessaire voyage à Montréal unprétexte pour mettre fin à son exil. Qu’estdevenue sa ville natale ? Il se fait une joiede chercher à le savoir. L’Expo 67 a aérédécor et société, la Place des Arts a em-belli son lieu d’implantation et renouveléen profondeur ses publics... La famille deLéo a évolué elle aussi, mais assez peu etd’une manière différente selon chacun deses membres. La mère, qui alignait sapensée sur celle de son mari, parle un peuplus. Chacune des sœurs insiste pourgaver Léo de confidences plus ou moinsdésirées, pour lui faire accepter une paren-tèle inattendue, peut-être pour l’insérerdans un projet professionnel. Léo écoute,observe, cherche ses marques. Lentement.

Une constante traverse ce roman : laforce de l’identité judaïque. « Hier, avantde m’endormir, se dit Léo, je me disais

que Dieu peut n’être qu’une hypothèse,une possibilité, mais sa parole est là,réelle, traversant les siècles, immuable ettoujours en correspondance avec nous. Legénie des Juifs est d’avoir écarté toutevérification. » Le long retour comprendainsi une étape spirituelle. Un instantrevivifiée, la recherche d’une architecturequi soit autre connaît des ratés : l’idée derepenser Montréal à partir d’un inven-taire photographique des lieux fait sou-rire les pragmatiques. Puis, la rencontrede Julia donne au retour son sens profond.Tout comme Julia s’accepte en tant quepianiste de haut niveau,mais n’aspire plusà la gloire des meilleures, Léo demande àson métier d’architecte non plus la refonted’une métropole, mais la maison où Juliaet lui connaîtront la seule liberté qui vailled’être recherchée : « Je trouve difficilementles mots, dit Léo à Julia. C’est pour celaque je construis une maison.Pour parler ».

Plein de délicatesse, comme nombredes romans de Kattan, Le long retour semontre étonnamment généreux en longsmonologues. La justification, le plaidoyer,les libérations psychologiques conduisentles sœurs de Léo à s’épuiser en explica-tions verbeuses. Lui aussi succombe à laprolixité. Peut-être, cependant, ces mono-logues ont-ils précisément pour but demontrer, par leur artifice, la difficulté d’unretour arraché au temps.

Laurent Laplante

Louise DupréPLUS HAUT QUE LES FLAMMESLe Noroît, Montréal, 2010, 106 p. ; 17,95 $

Cette histoire commence au retour d’unvoyage. Une femme marche sur les ruinesdu monde qu’elle a quitté, un monde quiavait son dedans et son dehors, et dont lesracines plongeaient dans le mythe d’uneenfance abritée dans le giron de Dieu, àl’ombre du diable. Débute l’apprentissaged’une vie hors des murs, sur l’horizon doré-navant ouvert d’un enfer allumé par desmains semblables aux siennes : Auschwitz.La mise en rapport avec cet abîme aentraîné l’intériorisation du diabolique,de la limite, de la menace, du noir, du vide– il n’y a plus de refuge. C’est à la douleur

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poésie, Naïm Kattan

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des mères d’Auschwitz, frappées d’impuis-sance, que la femme s’identifie, à l’idée deleurs enfants « avec des bouches pour lasoif / comme l’enfant près de toi / sa faim,sa soif / et des promesses que tu tiendrais/ à bout de bras / s’il ne s’agissait que detoi / mais ici c’est le monde / et sa folie /puanteur de sang cru / et de chiens lâchéssur leurs proies ». La volonté de tenir lieude rempart provoque une régression àl’état anonyme du vivant, vulnérable,instinctif, voire affolé devant l’éventualitéd’une guerre nucléaire, qui ouvre une fenê-tre sur la mort à même l’espace domes-tique. Le « je » s’éloigne dans un « tu »,moins pour se distancier de soi que pourtendre la parole à cette intelligence ani-male, déplacer le foyer de la conscience etdes mots. Il en résulte un discours pul-sionnel, où les vers, courts, sont les jalonsd’un parcours tendu vers le ressaisisse-ment, les pas d’une avancée exigeante,sans cesse relancée, en direction d’un nou-vel équilibre : comment continuer d’unefaçon qui soit commensurable au dramedes camps, comment vivre décemmenttout en étant conscient du tiers-monde,de la menace nucléaire, de l’impunité desempires financiers ? À partir du constatd’un monde partant en déshérence, quellevision de l’homme et de l’avenir trans-mettre à l’enfant ? Ça parle à partir ducorps souffrant, sur le lieu du combatpour la vie et sa dignité, au nom d’unehumanité commune, à partager ; ça cher-che frénétiquement, comme l’aiguille

d’une boussole, de l’ouverture, un cap àsuivre. Louise Dupré nous place devantl’idée d’une détresse nécessaire, montrela douleur à l’origine de notre soif debeauté et d’élévation, tel un tremplinnous permettant de porter le regard plushaut que les flammes, « comme ces ancienstroubadours / marchant de village envillage / avec un peu de décence / à jeter /sur les guerres ».

Ève Dubois-Bergeron

Heinrich BöllLE TESTAMENT suivi deCROIX SANS AMOURTrad. de l’allemand par Alain HuriotSeuil, Paris, 2010, 390 p. ; 42,95 $

Je n’avais jamais lu Heinrich Böll. Cesdeux titres datent respectivement de 1947(Le testament) et de 1948 (Croix sansamour), et ils comptent parmi les plusanciens à avoir été traduits en français.Valait-il mieux aborder cette œuvre im-mense par un de ses quelques classiques,L’honneur perdu de Katharina Blum ouPortrait de groupe avec dame ?

Ce sont là, quoi qu’il en soit, deux récitsde facture assez classique, bien faits, pre-nants, et qui restent, je trouve, tout à faitd’actualité bien qu’ils soient situés, l’undans l’Allemagne d’avant la SecondeGuerre mondiale, l’autre en 1943, soit aucours de cette même guerre, une guerreque Böll a lui-même vécue de l’intérieur.Actuels par ce qu’ils mettent en jeu et en

scène : l’opposition entre certaines valeursnationales collectives, d’une part, et, del’autre, les intérêts et aspirations des indi-vidus qui partagent ou refusent radica-lement tout ou une partie de ces valeurs.Böll recourt dans chaque cas à un pro-cédé connu : le conflit entre deux figurescontrastées. Là, dans Le testament, petitrécit d’une centaine de pages, deux offi-ciers s’affrontent. Ils sont du même camp,mais l’un ne vit que pour un ordre de feret une discipline de terreur, tandis quel’autre tente de régler par la morale catho-lique son existence et celle des hommessous ses ordres.

Ici, dans Croix sans amour, la con-frontation a lieu entre deux jeunes frères,le premier fortement attaché au national-socialisme montant, le second, défenseurdes libertés individuelles.

Dans chaque cas, un dénouement tragi-que et violent attend l’un des héros. L’artde Böll réside dans la manière habile dontil se promène d’un personnage et d’unlieu à un autre, nous donnant au passagecertains personnages secondaires d’uneextrême beauté et d’une touchante pro-fondeur, comme cette Mme Bachem, lamère des deux frères, peut-être la figurela plus attachante de tout le récit.

Patrick Guay

Leonardo PaduraL’HOMME QUI AIMAIT LES CHIENSTrad. de l’espagnol par René Soliset Elena ZayasMétailié, Paris, 2011, 671 p. ; 35,95 $

La littérature latino-américaine post-boom ne se laisse pas aisément catégo-riser, avec des écrivains aussi singuliersque Roberto Bolaño, Horacio CastellanosMoya et Guillermo Arriaga. Il existe aumoins un grand axe discursif, celui de ladéfaite.Avec la remise en cause de l’utopiesocialiste, avec l’exil, les dictatures et lesguerres civiles, nombre de romanciersont puisé dans le désenchantement l’objetd’une critique acerbe de leur société, surun mode non pas de la compromissionnéolibérale, mais bien de l’acuité et del’espoir amers et désespérés. On le saitdepuis la parution de sa tétralogie de

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Heinrich Böll, roman

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romans policiers havanais, LeonardoPadura appartient à cette catégorie d’écri-vains, qui comprend aussi Luis Sepúlveda,Paco Ignacio Taibo II, Jesús Díaz et SantiagoGamboa.

Padura est un romancier cubain dudedans, créant des œuvres qui ont dûcontourner la censure et ruser avec elle.Dans L’homme qui aimait les chiens, ilréalise son projet le plus ambitieux, tantsur le plan littéraire que politique. S’il adélaissé depuis un certain temps la formepolicière, et s’il avait proposé un grandroman d’émancipation avec Les brumesdu passé, Padura innove dans ce nouvelouvrage en construisant un triptyque sans

enquête, où le témoignage, les réminis-cences, les filatures ne reposent pas sur lesuspense, mais bien sur la reconstitutiond’une période trouble de l’histoire mon-diale,qui s’étend de la Révolution d’Octobreà la « période spéciale » cubaine.Le romancomporte trois récits entrelacés : la piècemaîtresse raconte l’exil de Léon Trotski,de la Russie au Mexique, en passant par laTurquie, la Norvège et la France ; le secondsuit celui qui deviendra son assassin, dela guerre d’Espagne à son geste fatidique ;le dernier, narré cette fois à la premièrepersonne, suit les tribulations amères d’unromancier raté qui entend la confession,sur des plages cubaines isolées, du meur-

trier détruit par le geste. À travers des jeuxde dédoublements, de métamorphoses,d’allusions, d’analogies entre les trois pro-tagonistes amoureux des chiens, Padurareconstitue, sur un mode à la fois évoca-teur et détaillé, l’amertume provoquéepar les fabrications du réel, du rêve et dudiscours.Le roman s’emploie ainsi à cernerce qui nous fait endosser des versions bru-meuses du présent et du passé au nom dedouteux slogans. Si la charge est à l’occa-sion un peu trop manifeste et appuyée, iln’en demeure pas moins que l’œuvre estforte, riche, se jouant de l’histoire et de sesdiscours pourmieux en restituer l’épaisseur.

Michel Nareau

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exploit de Perec lui a valu des émules. À son exemple, plusieurs ont tenté de raconter dans undésordre trompeur une série de destins avant de les réunir peu à peu en un faisceau intelligible. Lasurprise naissait de ce que ces multiples vies soient logées côte à côte dans un unique immeuble.

Rares sont cependant ceux ou celles qui ont su s’approcher de la réussite de Perec.Amélie Panneton est dece groupe restreint.Sans pour autant imiter le maître.Tout en avouant dès l’exergue sa dette à l’égard de Perecet de La vie mode d’emploi, elle construit, en effet, de façon autonome son propre édifice où s’aiment,s’agitent, s’isolent et se croisent les habitants de plusieurs petits mondes.

Au départ, une avalanche de cartes postales déferle sans qu’on daigne nous dire qui écrit ou vers qui filele message. Puis, c’est la visite des lieux : se succèdent les étages et les deux et demie, quatre et demie, six et demie... Dans telcas, une confrérie de colocataires brasse ses affinités et ses désaccords. Martine s’en va, Ben arrive et tonne, le narrateurdécroche et la vie continue. C’est ensuite le regard un peu dédaigneux sur l’occupant fantôme de l’appartement voisin :pauvre vieux, pense-t-on, il ne sait même pas choisir ses tomates. Chaque appartement vit à son rythme, en bulle isolée desunivers qui ronronnent tout près, convaincu de constituer à lui seul un univers complet. Car les questions qui émergent sous cesproches latitudes rappellent celles qui lèvent en tous lieux : comment savoir quel film on peut proposer à une fille, commentfaire cohabiter dans un jardin minuscule le potager de l’un et le bain de soleil de l’autre, quel crédit accorder aux promessesd’aventures audacieuses formulées par un biscuit chinois... Questions quotidiennes, éternelles, fondamentales, prioritaires, onle voit. De cette Babel ressort l’épisode éponyme qui a nom « Le charme discret du café filtre ». Oui, ce garçon et cette fillepartagent un appartement depuis trois ans,mais leur donner une cafetière filtre, n’est-ce pas présumer qu’ils forment un couple,alors que... Humour caustique, écoute subtile des sentiments latents, politesse héroïque suivie d’une démolition compensatoire,le registre des réactions est large et d’une parfaite justesse.

Peu à peu, les réseaux, comme noircit l’encre sympathique, se dessinent. On apprend de quelle mère Yves est issu,qui est cette Maryse qu’appelaient tant de missives, de quelle générosité est capable Pénélope... L’immeuble ne change pas,mais on le sent désormais traversé de sentiments profonds, lourd de secrets respectables, enveloppé de persistants non-dits.L’auteure ne sera, je l’espère, ni déçue ni surprise, si on lui dit que pour goûter pleinement la délicate structure de ce micro-cosme, il faut lire le roman, puis revenir et revenir aux cartes postales du début. Le plaisir y gagne.

Laurent Laplante

Amélie PannetonLE CHARME DISCRET DU CAFÉ FILTRELa Bagnole, Outremont, 2011, 158 p. ; 16,95 $

Premier roman

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Kossi EfouiL’OMBRE DES CHOSES À VENIRSeuil, Paris, 2011, 158 p. ; 25,95 $

Les auteurs africains d’expression fran-çaise se sont souvent faits les dénon-ciateurs de lendemains d’indépendanceamers, de coups d’État et de révolutionsqui ne tiennent pas leurs promesses, derépressions gouvernementales déme-surées. Le dernier roman de Kossi Efouinous met, lui aussi, au désespoir de voirmise en scène une Afrique de liberté et devérité.L’ombre des choses à venir est l’histoire

de l’immobilisme historique et social, leconte d’un retour impitoyable des mêmesinjustices, des mêmes lésions et des mêmeslésés sous des dehors de changement.Cetteœuvre est néanmoins surtout consacréeau pouvoir et au mensonge du langage.On y lit la force des refrains incrustés dansla mémoire collective par un appareillageétatique qui trouve dans les mots sa forcela plus sûre. On y lit la dénonciation deseuphémismes généralisés qui font appelerune guerre « l’épreuve de la frontière », etdes prisonniers politiques « les momen-tanément éloignés ». Dans ce roman, laparole révèle l’adhésion ou le rejet, le défiou la soumission. Certains en sont privés,d’autres pensent l’écrire et ne semblentque faire des dessins insensés. D’autresencore, comme le narrateur, cherchent la

vérité loin des mots, dans « la moitié dupli d’un visage fermé ».

L’auteur de ce roman à la fois magiqueet terrible aurait pu tomber dans le piègede la répétitive lamentation d’un conti-nent qui n’en peut plus d’être trahi parceux qui devaient être ses héros. On auraitpu n’avoir dans L’ombre des choses àvenir qu’un autre de ces textes, malheu-reusement presque clichés, contantl’oppression, la misère, la douleur d’êtrené Africain. Nous sommes, au contraire,baignés dans de la littérature à son meil-leur, enveloppés par une écriture poétiquesans artifice ni folklore.

Soundouss El Kettani

Jean-Paul DaoustLIBELLULES, COULEUVRES ETAUTRES MERVEILLES...Éditions d’Art Le Sabord, Trois-Rivières,2011, 46 p. ; 10 $

On connaît l’esthétique poétique dite« baroque » de Jean-Paul Daoust, unauteur très prolifique ayant publié unetrentaine de recueils depuis 1976. Il a parailleurs dirigé la revue Estuaire de 1993à 2003. On a pu le qualifier de « dandycrépusculaire » car son écriture plongedans les zones d’ombre de l’humain, lesaléas de l’existence et ceux, aussi, d’uneépoque. Ainsi, de Taxi pour Babylone(Écrits des Forges/L’Orange bleue, 1996)

à Carnets de Moncton, Scènes de la vieordinaire (Perce-Neige, 2010) en passantpar Cinéma gris (Triptyque, 2006) et biend’autres dont le célèbre L’Amérique(poésie sur CD, XYZ, 2005), Daoust nouspropose une poésie assez sombre maiscomprenant des moments esthétiquesparfois très lumineux : c’est le cas duprésent recueil.

En effet, celui-ci constitue un petitbijou d’édition grâce à son écriture sim-ple, claire – presque spontanée – auxbelles illustrations (proches du collage)créées par la poétesse Cynthia Girard.De courts poèmes nous sont offerts à lamanière de « petits tableaux » dans les-quels, souvent, des animaux et insectessubissent le sort des curieux humains quenous sommes devenus... ou nous répon-dent en « effets-miroirs ». Ce qui n’est passans rappeler l’œuvre d’un Prévert.

Et cette belle esthétique poétique vol-tige, tourne autour de notre terre : « Et deVenise à Istanbul la lumière enluminel’Histoire / pour en faire un poème dédié/ à la beauté féroce du monde ». Maiscette « lumière » poursuit son envol loinde nos piètres atrocités pour, étrange-ment, risquer d’y sombrer : « Un monde àla Lovecraft vit là / Bien tapi dans l’ombredes lunes d’eau / Qui flottent si paisibles àla surface / De tant d’horreurs où les piresrestent à venir ». Ne serait-ce pas là lecurieux – sinon nécessaire – paradoxe del’acte poétique ?

Gilles Côté

Naguib MahfouzKARNAK CAFÉTrad. de l’arabe par France MeyerActes Sud, Arles, 2010, 115 p. ; 27,95 $

En ces temps d’agitation en Égypte,Karnakcafé, paru dans sa version originale arabeau Caire en 1974 et enfin traduit en fran-çais, nous fait communier avec l’âme d’unpeuple plusieurs fois désillusionné et quicontinue, de toute évidence, à croire endes aubes plus justes.

Microcosme de l’Égypte des années1960, le café Karnak appartient à unedanseuse qui a connu son heure de gloireau temps de l’Égypte des rois, celle d’avant

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poésie, roman

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la Révolution de juillet 1952. Qurunfulaest donc le témoin d’une époque révoluequi ouvre les portes de son café aux repré-sentants de la nouvelle ère républicaine,vieux et jeunes,pauvres et riches, employéset étudiants, femmes et hommes confon-dus.Le café est d’abord le lieu de conversa-tions libres et agitées dans lesquelles lesétudiants s’avèrent les défenseurs les plusardents de la Révolution.Un jour, les jeuneslaissent leurs chaises vides. Ils reviennent.Puis ils disparaissent encore. Ils reviennentà nouveau. Ils disparaissent une troisièmefois mais, cette fois-là, l’un d’entre eux nereviendra pas. On les a accusés sans preu-ves de faire partie des Frères musulmans,puis d’être communistes.On les a torturés.L’un d’entre eux y est resté.

Les blessures,morales et physiques, sontprofondes, irréversibles, quand le café, enmême temps que toute l’Égypte, est déles-té de sa dernière chimère, la vanité d’unesoi-disant puissance militaire. En « cejour fatidique » du 5 juin 1967 où Israël aterrassé l’aviation égyptienne dans le Sinaï,les Égyptiens se réveillent de leur aveu-glement et la désillusion des personnagesdu roman atteint son point culminant.Karnak café est un des textes de fic-

tion les plus politisés de Naguib Mahfouz,seul écrivain arabe qui a eu droit au prixNobel de littérature. À sa parution, l’œuvre

a eu un retentissement énorme dans lemonde arabe. La sobriété et la justesse deson écriture en font toutefois une réflexionuniverselle sur les révolutions et leurstrahisons, peu attendues mais pourtantfréquentes. Le roman est également uneanalyse pénétrante de la forte ténuité entredestins individuels et projets collectifs.C’est d’ailleurs sur la force et la naïveté del’amour, sentiment le plus individuel entretous, que le texte fait reposer finalementl’espoir d’un lendemain plus pur pour lanation.

Soundouss El Kettani

Shane StevensL’HEURE DES LOUPSTrad. de l’américain par Édith OchsSonatine, Paris, 2011, 524 p. ; 34,95 $

On sait bien peu de choses de l’AméricainShane Stevens, sinon qu’il a publié sixromans entre 1966 et 1986 et qu’il estdisparu des écrans radar de la littératuredans les années 1980.Les éditions Sonatinel’ont sorti de l’oubli en publiant en 2009Au-delà du mal. Considéré par certainscomme le Citizen Kane du genre serialkiller, le roman raconte la cavale sanglantede Thomas Bishop, un tueur dévoré parla haine des femmes. Devant le succès –amplement mérité – de cet exceptionnel

suspens, l’éditeur récidive et proposeaujourd’hui L’heure des loups.

Nous sommes à Paris en 1975. CésarDreyfus, inspecteur à la Police criminelleest chargé d’élucider la mort d’un certainDieter Bock, citoyen allemand retrouvépendu dans son appartement verrouillé del’intérieur et ne présentant aucune traced’effraction. Tout indique donc qu’on esten face d’un suicide. Sauf que Dreyfuscomprend rapidement qu’il s’agit d’unmeurtre déguisé et que la victime n’est pasDieter Bock. Ce dernier en est l’assassin.

À partir de là, le lecteur est plongé dansune intrigue d’une grande complexité enraison non seulement de la série de cada-vres que l’on découvre dans le sillage deBock, mais aussi parce que ceux-ci nousentraînent peu à peu du côté de l’histoiresecrète des SS, dont Bock était un membreéminent. Pour Dreyfus, dont les parentssont morts à Auschwitz, c’est l’occasiond’une revanche sur l’histoire.

Au cours d’une traque qui nous conduitde Paris àVienne, en passant par Jérusalemet Berlin, la proie semble s’amuser à lais-ser sciemment des indices pour permettreà Dreyfus de le pister. Ce qui ajoute encoreà l’étrangeté de cette poursuite, ce sont lesmanœuvres des services secrets français,allemands et israéliens pour empêcherDreyfus de mettre la main sur le nazi. Aufinal, Shane Stevens réussit le tour deforce de résoudre toutes ces intrigues enrespectant les règles de la vraisemblance.Un exploit en soi.

En dépit d’un certain nombre de stéréo-types propres au genre – ici encore unenquêteur à la vie personnelle déglinguéedevant un crime ravivant une vieille bles-sure et victime des charmes d’une MataHari de service –, le roman policier doitsusciter l’adhésion du lecteur, commetoute autre proposition romanesque. Ici,c’est raté. Le personnage qui tient tous lesmorceaux du puzzle reste une esquisse,une proposition intellectuelle qui manqued’épaisseur. Parce que Stevens dit plutôtqu’il ne fait ressentir, on reste indifférentau sort de César Dreyfus.Au final,L’heuredes loups constitue une belle mécaniquelittéraire, brillante même,mais froide.

Yvon Poulin

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policier, roman, nouvelles

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Sarah WatersL’INDÉSIRABLETrad. de l’anglais par Alain DefosséAlto, Québec, 2010, 581p. ; 33,95 $

Élégance de l’enveloppe et richesse ducontenu.Comme si ce double mérite n’étaitpas déjà rare et admirable, plusieursautres aspects de l’ouvrage auront tôt faitde transformer tout lecteur en fidèle deSarah Waters.

La vieille splendeur de Hundreds Hall,la demeure des Ayres, perd ses attraitssous nos yeux. Cette déchéance s’accélèrependant que la noble famille désargentéesubit l’assaut de grincements infernaux,de craquements terrifiants, de menacesinsistantes. La vieille demeure est-ellehantée ? Cache-t-elle un quelque chose devengeur ? « Objets inanimés, avez-vousdonc une âme ? » La famille Ayres, quis’entête à occuper l’inhabitable, est-elle– la possibilité mérite et obtient réflexion –atteinte d’une tare qui fragilise le fils, lamère, la fille ? Mais, alors, pourquoi levieux Gyp, chien pantouflard et sanscolère, s’en prend-il à une fillette ?

L’intrigue se noue en souplesse etbaigne dans une sereine quotidiennetéjusqu’à ce que, doucettement, d’indicediscret en signal ambigu, l’atmosphères’alourdisse. À compter du premierennuagement, le récit alterne les tensionset les apaisements. Tantôt amitiés etromances tendent vers leur plénitude,tantôt les maléfices crispent les sensi-bilités et brouillent le climat. L’alternancerappelle Hitchcock et ses films en dentsde scie.

Sarah Waters transporte son lecteurdans l’Angleterre convalescente del’après-guerre. Un gouvernement tra-vailliste ébranle des habitudes séculaires,secoue les certitudes aristocratiques,plonge les anciens nantis dans l’insé-curité. Même si le docteur Farady nevisait pas à s’enrichir au-delà de lamesure, il ne voyait pas d’un bon œill’appartenance à une classe socialemodeste. Et par les fenêtres qui laissentpasser une pluie cruelle, les châtelainsdémunis voient se construire, à même lapelouse ancestrale, les bungalows des

générations montantes. Atmosphèrepénétrante comme une humidité quis’insinue jusqu’à l’os.

L’affrontement central oppose lescraintes instinctives et la raison, l’hystériesuscitée par de mystérieux maléfices etune logique qui prétend les expliquer defaçon lénifiante. Devant les peurs pani-ques qui assaillent et emportent tourà tour le fils Ayres, sa mère et sa sœur, lemédecin Faraday dresse, avec une vigueur

décroissante, son scepticisme entêté et sacompassion désolée. Le roman raconte leduel avec une minutieuse et impeccablefidélité.

Raffinée, Sarah Waters fait languir sonlecteur : qui, de la raison arc-boutée surses évidences et des présences fanto-matiques, l’emportera ? Et qui survivra ?Sarah Waters le dira-t-elle enfin ?

Laurent Laplante

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gnès Gruda ne déçoit pas ses lecteurs avec Onze petitestrahisons, son premier recueil de nouvelles. Tout enfinesse, intelligent et tendre, sans complaisance, le

livre de la rigoureuse journaliste fait mouche. Son saut dansla fiction nous ravit.

Gruda est une observatrice impitoyable, conteuse-née,dotée de cette capacité de synthèse indispensable à qui veutécrire des nouvelles. Ses petites trahisons sont les petitesveuleries que nous connaissons bien, hélas, et dont nous nous rendons touscoupables, un jour ou l’autre.

Par jalousie parfois, comme dans « L’attente », drame réaliste qui se joue entreun frère et une sœur au soir de la vie de leur mère. « Moi, je suis celle qui observeles autres. Jamais celle que l’on voit. » Ou encore par lâche négligence, commedans « Des nouvelles de la haine », récit d’une journaliste de guerre, lors desconflits de 1992-1995, en ex-Yougoslavie. Comme plusieurs, la protagoniste acherché « à comprendre les raisons qui avaient fait basculer la Yougoslavie dansune rage meurtrière ». Des années plus tard, une lettre retrouvée lui rappelle lapromesse faite jadis de s’occuper du rapatriement au Canada d’un adolescentserbo-musulman. Promesse par ailleurs jamais tenue. « Ça ne sert à rien deremuer le passé », conclut-elle avec désinvolture en jetant la lettre retrouvée dansun carton qu’elle ne rouvrira jamais.

Qui ou quoi peut-on trahir ? La parole donnée, un idéal ou un ami. Parparesse, par égoïsme, par nonchalance ou pire, par indifférence. L’auteure fait unhabile et courageux tour d’horizon de ces tristes constats, qu’elle campe biendans la réalité du Québec d’aujourd’hui. Même lorsqu’elle élargit son terrain dejeux et nous amène vers d’autres pays. Ou lorsque, avec finesse, elle introduitdans une histoire les problématiques d’intégration des Néo-Québécois.

Gruda a été finaliste aux Prix du Gouverneur général 2010, en fort bonnecompagnie d’ailleurs, en plus de remporter le prix Adrienne-Choquette 2011. Onne peut que la féliciter.

Michèle Bernard

LaplanteAgnès GrudaONZE PETITES TRAHISONSBoréal Compact, Montréal, 2011, 296 p ; 14,95 $

Prix Adrienne-Choquette 2011

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