foucault et la tradition literarie française- la_grande_ etrangere_ou_la_ voisine_a_cote_.pdf

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la grande étrangère où la voisine à coté? Foucault et la tradition littéraire française mattia coppo - alessandro metlica On aimerait commencer justement par deux questions. Tout d’abord : quelle lecture peut-on proposer, en tant que critiques littéraires, du rôle joué par la littérature dans la pensée de Foucault ? Et en deuxième lieu : dans quelle mesure, et de quelle manière, cette pensée a-t-elle influencé la critique littéraire et même la littérature de nos jours ? De toute évidence, ces questions ne sont ni immédiates, ni banales ; c’est pourquoi, afin de parvenir à quelques résultats, il convient de les préciser dès le début. Ce qui nous concerne de plus près, ce sont les idées du « premier » Foucault, l’archéologue des savoirs et, en particulier, l’auteur de Les mots et les choses. C’est donc à cette œuvre, où la littérature joue un rôle majeur, différemment que dans les travaux successifs, que notre intervention sera principalement dédiée. Néanmoins, en conclusion on abordera aussi des problèmes concernant les écrits des années Soixante-Dix, à savoir La vie des hommes infâmes, qui nous permettra de formuler quelques hypothèses sur l’héritage foucaldien dans la critique littéraire et la littérature contemporaines. Mais revenons-nous à la première question, c’est-à-dire dans quelle perspective un critique littéraire peut observer les rapports de Foucault avec la littérature. À ce propos, on va commencer par un paragraphe très célèbre de Les mots et les choses, c’est-à-dire le premier du troisième chapitre, intitulé Don Quichotte. Cette partie du livre, qui concerne justement mon champ d’étude, à savoir la littérature du XVII e siècle, n’est pas facile à interpréter. Le problème ne touche pas à la structure de l’argumentation ; au contraire, le rôle joué par Don Quichotte est clair et bien défini. Le personnage de Cervantès, en tant que « héros du Même », devient une sorte de symbole, un indicateur qui explicite le passage de l’épistème de la Renaissance à celle de l’âge classique, de la ressemblance à la représentation.

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  • la grande trangre o la voisine cot? Foucault et la tradition littraire franaise

    mattia coppo - alessandro metlica

    On aimerait commencer justement par deux questions.

    Tout dabord : quelle lecture peut-on proposer, en tant que critiques littraires, du rle jou par la littrature dans la pense de Foucault ? Et en deuxime lieu : dans quelle mesure, et de quelle manire, cette pense a-t-elle influenc la critique littraire et mme la littrature de nos jours ?

    De toute vidence, ces questions ne sont ni immdiates, ni banales ; cest pourquoi, afin de parvenir quelques rsultats, il convient de les prciser ds le dbut. Ce qui nous concerne de plus prs, ce sont les ides du premier Foucault, larchologue des savoirs et, en particulier, lauteur de Les mots et les choses. Cest donc cette uvre, o la littrature joue un rle majeur, diffremment que dans les travaux successifs, que notre intervention sera principalement ddie. Nanmoins, en conclusion on abordera aussi des problmes concernant les crits des annes Soixante-Dix, savoir La vie des hommes infmes, qui nous permettra de formuler quelques hypothses sur lhritage foucaldien dans la critique littraire et la littrature contemporaines.

    Mais revenons-nous la premire question, cest--dire dans quelle perspective un critique littraire peut observer les rapports de Foucault avec la littrature. ce propos, on va commencer par un paragraphe trs clbre de Les mots et les choses, cest--dire le premier du troisime chapitre, intitul Don Quichotte. Cette partie du livre, qui concerne justement mon champ dtude, savoir la littrature du XVIIe sicle, nest pas facile interprter. Le problme ne touche pas la structure de largumentation ; au contraire, le rle jou par Don Quichotte est clair et bien dfini. Le personnage de Cervants, en tant que hros du Mme , devient une sorte de symbole, un indicateur qui explicite le passage de lpistme de la Renaissance celle de lge classique, de la ressemblance la reprsentation.

  • Certes, le passage pose problme en soi, surtout parce que le terme classique a peu faire avec Cervants et, plus en gnral, il ne convient pas la littrature de la premire moiti du XVIIe sicle. Le tout rcent livre de Jean-Claude Vuillemin, Epistme baroque. Le mot et la chose, dont je partage pleinement les conclusions, se fonde prcisment sur le constat que Foucault, en postulant cet adjectif comme allant de soi, poursuit la tradition historiographique franaise, qui est la seule employer classique propos du XVIIe sicle. Et pourtant, dans le cadre de lenqute archologique, lexemple du Don Quichotte nest pas hors lieu, car il exhibe, dune faon la fois fonctionnelle et sduisante, une discontinuit pistmologique.

    Cest le passage qui suit, et qui termine le paragraphe, qui est plus difficile comprendre. Lanalyse du roman aboutit un rsultat singulier et franchement inattendu, parce quelle entrane une comparaison entre le fou et le pote. Or, on sait que la folie est lun des thmes centraux du Don Quichotte. Dj dans le premier chapitre de lHistoire de la folie, Foucault avait crit, je cite, chez Cervants ou Shakespeare, la folie occupe toujours une place extrme . Toutefois, dans Les mots et les choses, le pote occupe lui-aussi cette place extrme . Je cite.

    Le pote est celui qui, au-dessous des diffrences

    nommes et quotidiennement prvues, retrouve les parents enfouies des choses, leurs similitudes disperses. Sous les signes tablis, et malgr eux, il entend un autre discours, plus profond, qui rappelle le temps o les mots scintillaient dans la ressemblance universelle des choses.

    Tout dabord, il faut signaler que la dfinition de posie

    comme parent enfouie des choses o coute de lautre langage est tout fait anachronique. Il serait impossible, pour un historien de la littrature, de parler en ce termes dun pote antrieur au romantisme ; et chez Foucault aussi, dailleurs, cette dfinition relve de toute vidence de lesthtique littraire du XIXe sicle (il suffit de penser au Baudelaire de Correspondances : La Nature est un temple o des vivants piliers)

    Cependant, lanachronisme nest pas le problme majeur de ce passage. Le rapprochement entre le fou et

  • le pote, que Foucault esquisse aussi dans lune des interventions qui composent le volume La grande trangre, cause une contradiction, un court-circuit interne au discours archologique. Dun ct, le Don Quichotte dvoilerait le dispositif de la reprsentation classique ; de lautre, ni son auteur (le pote) ni son personnage central (le fou) nobiraient la logique de cette reprsentation. En dautres mots, ils contesteraient lpistme dont ils rvleraient pourtant lexistence. Mais alors, Don Quichotte est-il le hros du Mme o bien le hros de lAutre ?

    Philippe Sabot, qui remarque cette contradiction, cherche la rsoudre en sappuyant au traitement privilgi dont la littrature fait objet dans Les mots et les choses. Je cite :

    Si celle-ci [la littrature] est solidaire de

    linauguration du savoir moderne, sa fonction critique traverse nanmoins de part en part l archologie des sciences humaines, dont elle contribue relancer les analyses depuis la marge quelle semble dessiner dans lhistoire du savoir.

    Selon Sabot, le rle de la littrature serait fluide et

    ambigu cause de sa position limite dans la pense de Foucault. La littrature constituerait une marge, une place extrme capable dengendrer rupture et dsordre. Il sagit dune thse trs rpandue dans les tudes foucaldiennes (on pense, notamment, un livre en italien de Stefano Catucci) et qui est sans doute solide et bien motive. Cependant, notre avis il est possible de donner une autre interprtation, plus prcise et cible, de cette ide de posie.

    Mon collgue va illustrer notre lecture dans quelques instants ; mais avant de lui cder la parole, je voudrais rsumer les points que nous avons voqus jusquici. En premier lieu : la prsence, chez Foucault, dune certaine tradition critique franaise, prsence dont tmoigne lusage acritique du terme classique . En deuxime lieu : une ide de littrature comme exprience irrductible lOrdre, contestataire et voire rvolte. Enfin : un anachronisme parfois manifeste, qui semble sensuivre de la scission, juge ncessaire et permanente, entre posie et reprsentation moderne. Cest pourquoi,

  • mme quand il voque la littrature de la Renaissance (cest la conclusion du deuxime chapitre de Les mots et les choses), Foucault la dfinit en tant que contre-discours ; et pourtant, lappui de cette dfinition il ne mentionne pas les potes de la Pliade, mais Antonin Artaud et Stphane Mallarm.

    La notion de littrature labore par Foucault aux

    annes Soixante relve, nous semble-t-il, de la rflexion structuraliste: une littrature troitement lie lide dun art pur, anti-rfrentiel, et dune pense qui se dfinit en soi mme travers une sparation violente , comme il crit Blanchot. Ce nest pas un hasard si cette citation de Blanchot est tire dune page de lEspace littraire ddie Mallarm. Mallarm est le cur de la thorie structuraliste sur la littrature et sur la place quelle occuperait au dehors du discours des savoirs.

    Mallarm est le pote de la pure pense, de la grve devant la socit . Ainsi crivait-il le 14 mai 1867, dans une lettre Henri Cazalis :

    Je viens de passer une anne effrayante: ma Pense

    sest pense, et est arrive une Conception pure. Tout ce que, pour contrecoup, mon tre a souffert, pendant cette longue agonie, est innarrable, mais heureusement, je suis parfaitement mort, et la rgion la plus impure o mon Esprit puisse saventurer est lEternit; mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre Puret.

    Mallarm a t le pote du structuralisme, et il ne

    pouvait pas tre autrement. Pour les structuralistes, il reprsentait lofficiant dune posie cre par le langage, lauteur qui tait parvenu seffacer de lcriture de son propre livre : un livre total , dont lauteur ntait ni humain, ni terrestre:

    Luvre pure implique la disparition locutoire du

    pote, qui cde linitiative aux mots, par le heurt de leur ingalit mobiliss (Crise de vers, 1895)

    Les raisons de la prdilection du structuralisme pour

    Mallarm font lobjet dun livre de Kauffmann, dont nous partageons les thses. Fondamentalement, on retrouvait chez Mallarm une langue littraire autorflexive, qui

  • permettrait de se dbarrasser soit de lauteur-sujet hrit de la tradition humaniste, soit de la reprsentation de la ralit, soit, enfin, du pouvoir qui sensuivait.

    Une telle ide de la littrature, soutenue par des crivains comme Bataille et Blanchot, vient donc Foucault de lpistme franaise de son temps. Foucault, de sa part, semble en partager pleinement les principes. Il crit dans Les mots et les choses, en conclusion du septime chapitre :

    La littrature se distingue de plus en plus du discours

    dides, et senferme dans une intransitivit radicale [...] et devient pure et simple manifestation dun langage qui na pour loi que daffirmer -contre tous les autres discours- son existence escarpe.

    Et encore, dans Quest-ce quun auteur ? : Luvre qui avait le devoir dapporter limmortalit a

    reu maintenant le droit de tuer, dtre meurtrire de son auteur. Voyez Flaubert, Proust, Kafka. Mais il y a autre chose : ce rapport de lcriture la mort se manifeste aussi dans leffacement des caractres individuels du sujet crivant; par toutes les chicanes quil tablit entre lui et ce quil crit, le sujet crivant droute tous les signes de son individualit particulire.

    Le discours produit par Mallarm (et par Roussel, son

    vritable pigone, qui Foucault consacre un livre en 1963) finit pour reprsenter le verso strile du vitalisme nietzschen, sur lequel sest forme la pense foucaldienne. Dans la racine hglienne de la pense de lauteur du Coup de ds, la tension lAbsolu est dialectique et ngative: elle constitue un loignement sidral du Soi en vue dun autre, un autre qui garde, dans son abyme intime, sa signification inhumaine et finale. Cette approche imprative la Puret se configure comme une opration castrant, car elle dvalue la vie en tant que distance qui diffre le Soi de la vrit dsire: une vie que, dans luvre de Mallarm, devienne quasi infime poussire qui obscurcit lclat de lEsprit.

    Pour Foucault, Mallarm (et le discours littraire avec lui) sont donc de fonctions latrales, non-complexes (tandis quauteurs comme Freud et Marx reprsentent

  • des fonctions capables de produire un discours ultrieur): la littrature, cest un Savoir linverse, Savoir qui ne connait que soi-mme.

    Cette littrature ne se trouve plus parmi les intrts foucaldiens ds le dbut des annes 70. Il est connu que, dans ce quon pourrait appeler le second axe de la pense de Foucault, cest le Pouvoir qui occupe la scne. Cependant, en 1977 Foucault parle nouveau de littrature, afin de remarquer la distance entre sa pense de lpoque et la thorie littraire structuraliste:

    Toute la thorisation exaspre de lcriture

    laquelle on a assist dans le dcennie 1960 ntait sans doute quel le chant du cygne: lcrivain sy dbattait pour le maintien de son privilge politique; mais quil se soit agi justement dune thorie, quil lui ait fallu des cautions scientifiques, appuyes sur la linguistique, la smiologie, la psychanalyse, que cette thorie ait eu ses rfrences du cot de Saussure ou de Chomsky, etc., quelle ait donn lieu des uvres littraires si mdiocres, tout cela prouve que lactivit de lcrivain ntait plus le foyer actif (Verit et pouvoir).

    Il est significatif de constater que le 7 janvier de la

    mme anne Roland Barthes, dans sa confrence inaugurale au Collge de France, parle de fonction utopique de la littrature.

    Le rle que la littrature joue dans la pense de Foucault sarrterait donc l ? Pas exactement. lintrieur de ce pli, cest un autre genre de rflexion sur la littrature qui se forme, et qui cherche, savoir dans la Vie des hommes infmes, dengager la littrature, de la croiser avec laxe du pouvoir, en cherchant rattraper la sparation violente opre par Mallarm. Dans La vie des hommes infmes, Foucault se propose de rcuprer des fragments de discours trainant des fragments dune ralit dont ils font partie, tmoignages de ces existences-clairs, vies infimes devenues cendres dans les quelques phrases qui les ont abattues. Le choc provoqu par la lecture de ces pomes vies devrait produire dans le lecteur un certain effet ml de beaut et deffroi : un effet proche, de quelques mesures, au sublime romantique, et que Foucault cherche obtenir travers une nouvelle fonction relative de la littrature.

  • En conclusion, jaimerai ajouter quelques

    considrations pour chercher rpondre la deuxime question que nous nous sommes poss au dbut de cette intervention.

    Voil un premier point. Linfluence de cette position de Foucault sur la critique littraire contemporaine nous semble tout fait vidente: on pense notamment aux apparats thoriques sur lesquels se fondent les post-colonial, cultural et gender studies, qui indaguent la littrature dans des milieux marqus par un contact, voire une collision avec le pouvoir.

    Un deuxime point concerne la littrature des derniers

    trente ans. Il est possible, notre avis, dy reconnatre une littrature, et notamment une narrative, marque par le dsir de rcuprer le sujet en tant que porteur dune existence significative ; et cette signification se construit, justement, dans le rapport avec lautre.

    On pense lide de sujet, tout fait alternative au personnage-hros romantique, quon rencontre dans les uvres de plusieurs grands narrateurs oprants entre le XX et le XXI sicle, tels Roberto Bolao, Danilo Kis, Abraham Yehoshua et Winfrid Sebald. Je mexplique. En 2666, son chef-duvre publi posthume en 2004, Bolao consacre une importante section du roman la transmission des existences de plus de deux cents femmes obscures, assassines dans le pueblo mexicain de Santa Teresa. Or, cette ville en ralit nexiste pas, mais elle renvoie, de toute vidence, celle bien relle de Ciudad Juarez, o, entre le 1993 et le 2012, plus de sept cents femmes ont t tues.

    On peut tirer un deuxime exemple de Les anneaux de Saturne de Sebald. Ici le personnage central se prcise et il se dtermine grce aux tmoignages des vies dautrui, grce la lecture dun journal de bord ou grce aux sortes alternes dun entrepreneur de la cote dEast Anglia.

    Ces personnages-fragments, modestes figurants de lexistence dans la dfinition dun critique, rcuprent un aspect thique et identitaire de la littrature: cest travers la relation avec la vie de lautre quils recherchent sa propre dfinition. Dans le pli du dehors, pour utiliser une expression deleuzienne, ils se prennent souci de soi.

  • Une opration, celle que je viens dindiquer, qui sloigne du sujet fragment et hyper-littraire du Nouveau Roman ou de la narrative postmoderne, aussi bien que du hros isol dans sa solitaire dmarche vers lAbsolu, vritable hritier de la littrature de Mallarm.