germaine guèvremont. le cycle du survenant i

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Les Presses de l’Université de Montréal Le Cycle du Survenant I supplément Le Survenant , Marie-Didace et autres textes Édition établie par David Décarie et Lori Saint-Martin GERMAINE GUÈVREMONT

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Page 1: Germaine Guèvremont. Le Cycle du Survenant I

Les Presses de l’Université de Montréal

Le Cycle du Survenant Isupplément

Le Survenant, Marie-Didace et autres textes

Édition établie par David Décarie et Lori Saint-Martin

GERMAINE GUÈVREMONT

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Les Presses de l’Université de Montréal

GERMAINE

GUÈVREMONT

Le Cycle du Survenant Isupplément

Le Survenant, Marie-Didace et autres textes

Édition établie par David Décarie et Lori Saint-Martin

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Les auteurs remercient la succession Germaine Guèvremont – particulièrement Eliza Gentiletti, Michel Poulos, Jacques et Pierre Guèvremont –, le Conseil de recherches en sciences humaines et l’Université Moncton pour leur généreux soutien. Merci également aux assistantes et assistants de recherche Ariane Gibeau, Marie-Noëlle Huet, Camille Proulx et Louis-Martin Savard. Un merci tout particulier à Rosemarie Fournier-Guillemette pour son importante contribution.

Mise en page : Folio infographie

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaGuèvremont, Germaine, 1893-1968 [Romans. Extraits] Le Cycle du Survenant I : En pleine terre, Le Survenant, Marie-Didace et autres textes du Cycle du Survenant Édition critique / établie par David Décarie et Lori Saint-Martin. (Les écrits de Germaine Guèvremont. Œuvres de fiction) Sommaire : i. En pleine terre, Le Survenant, Marie Didace et autres textes du Cycle du Survenant. Comprend des références bibliographiques et un index. Publié en formats imprimé(s) et électronique(s). isBn 978-2-7606-3790-0 isBn 978-2-7606-3791-7 (pDF) isBn 978-2-7606-3792-4 (epuB) 1. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. Survenant. 2. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. En pleine terre. 3. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. Marie-Didace. 4. Guèvremont, Germaine, 1893-1968 - Critique et interprétation. i. Décarie, David, 1969- . ii. Saint-Martin, Lori, 1959- . iii. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. En pleine terre. iV. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. Survenant. V. Guèvremont, Germaine, 1893-1968. Marie-Didace. Vi. Collection : Écrits de Germaine Guèvremont. Œuvres de fiction.ps8513.u47a15 2017 c843’.52 c2017-941660-Xps9513.u47a15 2017 c2017-941661-8

Dépôt légal : 4e trimestre 2017Bibliothèque et Archives nationales du Québec

© Les Presses de l’Université de Montréal, 2017 pour l’édition critique

Les œuvres de Germaine Guèvremont sont reproduites avec l’aimable autorisation des Éditions Fides, en accord avec la succession Germaine Guèvremont.

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec(SODEC).

imprimé au canaDa

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Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’apprê-taient à souper, des coups à la porte les firent redresser. C’était un étranger de bonne taille, jeune d’âge, paqueton au dos, qui demandait à manger.

— Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant, lui cria le père Didace.

D’un simple signe de la tête, sans même un mot de gratitude, l’étranger accepta. Il dit seulement :

— Je vas toujours commencer par nettoyer le cochon.Après avoir jeté son baluchon dans l’encoignure, il enleva sa chemise de

laine à carreaux rouge vif et vert à laquelle manquaient un bouton près de l’encolure et un autre non loin de la ceinture. Puis il fit jouer la pompe avec tant de force qu’elle geignit par trois ou quatre fois et se mit à lancer l’eau hors de l’évier de fonte, sur le rond de tapis, et même sur le plancher où des nœuds saillaient çà et là. Insouciant l’homme éclata de rire ; mais nul autre ne songeait même à sourire. Encore moins Phonsine qui, mécontente du dégât, lui reprocha :

— Vous savez pas le tour !Alors par coups brefs, saccadés, elle manœuvra si bien le bras de la pompe

que le petit baquet déborda bientôt. De ses mains extraordinairement vivantes l’étranger s’y baigna le visage, s’inonda le cou, aspergea sa chevelure, tandis que les regards s’acharnaient à suivre le moindre de ses mouvements. On eût dit qu’il apportait une vertu nouvelle à un geste pourtant familier à tous.

Dès qu’il eut pris place à table, comme il attendait, Didace, étonné, le poussa :

— Quoi c’est que t’attends, Survenant ? Sers-toi. On est toujours pas pour te servir.

L’homme se coupa une large portion de rôti chaud, tira à lui quatre patates brunes qu’il arrosa généreusement de sauce grasse et, des yeux, chercha le pain. Amable, hâtivement, s’en taillait une tranche de deux bons doigts

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d’épaisseur, sans s’inquiéter de ne pas déchirer la mie. Chacun de la tablée que la faim travaillait l’imita. Le vieux les observait à la dérobée, l’un après l’autre. Personne, cependant, ne semblait voir l’ombre de mépris qui, petit à petit, comme une brume d’automne, envahissait les traits de son visage aus-tère. Quand vint son tour, lui, Didace, fils de Didace, qui avait le respect du pain, de sa main gauche prit doucement près de lui la miche rebondie, l’ap-puya contre sa poitrine demi-nue encore moite des sueurs d’une longue journée de labour, et, de la main droite, ayant raclé son couteau sur le bord de l’assiette jusqu’à ce que la lame brillât de propreté, tendrement il se découpa un quignon de la grosseur du poing.

Tête basse, les coudes haut levés et la parole rare, sans plus se soucier du voisin, les trois hommes du Chenal, Didace, son fils, Amable-Didace, et Beau-Blanc, le journalier, mangeaient de bel appétit. À pleine bouche ils arrachaient jusqu’à la dernière parcelle de viande autour des os qu’ils dépo-saient sur la table. Parfois l’un s’interrompait pour lancer un reste à Z’Yeux-ronds, le chien à l’œil larmoyant, mendiant d’un convive à l’autre. Ou bien un autre piquait une fourchetée de mie de pain qu’il sauçait dans un verre de sirop d’érable, au milieu de la table. Ou encore un troisième, du revers de la main, étanchait sur son menton la graisse qui coulait, tels deux rigolets.

Seule Alphonsine pignochait dans son assiette. Souvent il lui fallait se lever pour verser un thé noir, épais comme de la mélasse. À l’encontre des hommes qui buvaient par lampées dans des tasses de faïence grossière d’un blanc crayeux, cru, et parfois aussi dans des bols qu’ils voulaient servis à la rasade, quelle qu’en fût la grandeur, la jeune femme aimait boire à petites gorgées, dans une tasse de fantaisie qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.

Après qu’il en eut avalé suffisamment, l’étranger consentit à dire :— C’est un bon thé, mais c’est pas encore un vrai thé de chanquier.

Parlez-moi d’un thé assez fort qu’il porte la hache, sans misère !Ce soir-là, ni le jour suivant qu’il passa au travail en compagnie des autres,

l’étranger ne projeta de partir. À la fin de la relevée, Didace finit par lui demander :

— Resteras-tu longtemps avec nous autres ?— Quoi ! je resterai le temps qu’il faut !— D’abord, dis-nous qu’est ton nom ? D’où que tu sors ?— Mon nom ? Vous m’en avez donné un : vous m’avez appelé Venant.— On t’a pas appelé Venant, corrigea Didace. On a dit : le Survenant.— Je vous questionne pas, reprit l’étranger. Faites comme moi. J’aime la

place. Si vous voulez me donner à coucher, à manger et un tant soit peu de

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tabac par-dessus le marché, je resterai. Je vous demande rien de plus. Pas même une taule. Je vous servirai d’engagé et appelez-moi comme vous voudrez.

— Ouais… réfléchit tout haut Didace, avant d’acquiescer, à cette saison icitte, il est grandement tard pour prendre un engagé. La terre commence à être déguenillée.

Son regard de chasseur qui portait loin, bien au delà de la vision ordinaire, pénétra au plus profond du cœur de l’étranger comme pour en arracher le secret. Sous l’assaut, le Survenant ne broncha pas d’un cil, ce qui plut infi-niment à Didace. Pour tout signe de consentement, la main du vieux s’appe-santit sur l’épaule du jeune homme :

— T’es gros et grand. T’es presquement pris comme une île et t’as pas l’air trop, trop ravagnard…

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Quand il arriva au sillon voisin de sa maison, Didace Beauchemin se redressa. Sans un mot il tira sur les cordeaux. Docile, le cheval, la croupe lustrée d’écume, aussitôt s’arrêta. Pour mieux prendre connaissance de la planche de terre qu’il venait de labourer, Didace, le regard vif sous d’épais sourcils embroussaillés, se retourna : les raies parallèles couraient égales et presque droites dans la terre grasse et riche. Malgré ses soixante ans sonnés, il gardait encore le poignet robuste et le coup d’œil juste. Il avait fait une bonne journée.

Entre la route à ses pieds et les pâturages communaux de l’île du Moine, l’eau du chenal coulait, paisible et verte. Au nord, deux colonnes de fumée vacil-laient au large de l’île à Pierre : un paquebot remontait le fleuve. Didace pensa :

— Les quat’-mâts achèvent de monter.Allégées de leur lait, une dizaine de vaches, à la file, avançaient lentement

sur la berge boueuse. Dans le ciel uni, sans une brise, un seul nuage rou-geoyait vers l’est, dernière braise vive parmi les cendres froides. Didace, le front haut, la narine sensible, huma avec dédain la fadeur de l’air tiède. Quoique la fraîcheur du soir approchât, il sentait ses épaules pénétrées de chaleur. À ce temps mort, amollissant, il préférait les pluies de bourrasque, les rages de vent qui fouettent le sang des hommes et condamnent les oiseaux sauvages à se réfugier dans les baies.

Soudain il vit deux hommes, en voiture légère, s’engager dans la montée. Ayant reconnu Pierre-Côme Provençal avec Odilon, l’aîné de ses garçons, Didace, vivement, détela le cheval qui, de son plein gré, prit le chemin de l’écurie. Puis il alla s’appuyer contre la clôture et se mit à fumer.

Au milieu de la plaine, parmi les maisons espacées et pour la plupart reti-rées jusque dans le haut des terres, loin de la rivière et de la route avoisinante, afin de parer aux inondations, celle de Didace, bâtie sur une butte artificielle, près du chemin du roi, possédait le rare avantage d’être à la portée de la voix : les Beauchemin pouvaient, à toute heure du jour, recevoir du passant, sur la

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route ou sur le chenal, un mot, un salut, un signe d’amitié. Même s’ils avaient peu de choses à dire, ils échangeaient de brèves remarques sur l’eau haute ou l’eau basse, l’erre de vent, la santé, pour le seul plaisir de se délier la langue, pour montrer qu’ils étaient encore de ce monde, ou tout bonnement pour ne rien laisser perdre d’une si belle occasion. Si l’un d’eux, peu d’humeur à causer, n’entendait pas la plaisanterie, il se contentait de le signifier d’un rebondissement du derrière : un signe de vie tout de même.

— Arrié ! Hé ! Didace !Didace ne bougea point. Lui et Pierre-Côme Provençal se boudaient.

Rarement avait-on vu deux amis d’enfance, deux premiers voisins se quereller et se raccorder avec autant de facilité. Mais depuis plus d’un mois, ils ne se saluaient même pas. Pierre-Côme, à la fois maire de la paroisse et garde-chasse, avait plusieurs fois averti Didace de ne pas chasser en temps prohibé. Après l’avoir inutilement menacé de le mettre à l’amende, il brûla son affût. Un chasseur ne peut subir pire affront. Aussi plutôt que de parler le premier à Pierre-Côme, Didace se fût volontiers soumis au supplice. Si Gros-Gras Provençal s’imaginait qu’il allait tout régenter dans le pays…

— Aïe, Didace, c’est-il ta Gaillarde qu’était là tantôt, attelée sur la charrue ?

De son parler bref, Didace répondit :— En plein elle, ouais. Mais pourquoi que tu veux savoir ça, Gros-

Gras ?— Parce que si c’est ta jument, ben je te dis qu’elle est pas de la tauraille.

Que je vienne jamais à faire baptiser : je te l’emprunte pour le compérage !Il n’en fallait pas plus pour qu’ils redeviennent compère et compagnon.

Didace se rengorgea. Mais tandis que l’attelage du voisin s’éloignait au pas, il se dit :

— C’est égal, Provençal m’a parlé le premier. J’ai le trait sur lui. À c’t’heure, je chasserai tant que je voudrai.

De son côté Pierre-Côme Provençal, bouffi d’orgueil, réfléchissait qu’il s’en était tiré à peu de frais : pour la valeur d’une faible concession, il s’était assuré le vote des Beauchemin et de toute une phalange qui ne jurait que par eux. De nouveau il serait maire aux prochaines élections.

Il se retourna et jeta un lent regard au bien des Beauchemin. De ses petits yeux bridés à la façon du renard en contemplation devant une proie, il en mesura la richesse : vingt-sept arpents, neuf perches, par deux arpents, sept perches, plus ou moins. Les champs gris, uniformes, striés seulement de frais labours, se déroulaient comme un drap de lin tendu de la baie de Lavallière

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jusqu’au chenal. À la tombée du jour, Pierre-Côme les distinguait à peine. Mais il savait que, dans ce sol alluvial où l’on chercherait vainement un caillou, le sarrasin, le foin, l’avoine lèveraient encore à pleines clôtures pour de nombreuses récoltes.

Sur la terre voisine, de même grandeur, vivaient David Desmarais et sa fille unique, Angélina. Pierre-Côme songea à ses quatre garçons qu’il faudrait établir dans les environs : un peu rétive, la demoiselle à David Desmarais. Pas commode à fréquenter. Ni belle, de reste. Et passée fleur depuis plusieurs étés déjà. Mais travaillante et ménagère, comme il s’en voit rarement. Quand une fille a du bien clair, net, et des qualités par surplus, pourquoi un garçon regarderait-il tant à la beauté ?

— Vous trouvez pas que le père Didace cherche à refouler ?À la voix de son fils, Provençal sursauta :— Quiens ! la peau du cœur doit commencer à lui épaissir. Il a beau s’ap-

peler Beauchemin, il vieillit comme tout le monde !Mais il se ressaisit. Didace et lui étaient du même âge : il venait d’y penser.— En tout cas, s’il refoule, c’est sûrement pas de vieillesse. Ça doit être

l’occupation qui le fait tasser.En effet il vit Didace, le dos arrondi, remonter le sentier. Après lui, la terre

des Beauchemin ne vivrait guère : Amable-Didace, le fils unique, maladif et sans endurance à l’ouvrage, ne serait jamais un vrai cultivateur.

De nouveau Pierre-Côme Provençal songea à ses garçons, Odilon, Augustin, Vincent, Joinville, tous les quatre robustes, vaillants et forts. Et il sourit d’orgueil.

Avant de remettre le cheval au trot, d’un coup de coude entendu il fouailla joyeusement les côtes d’Odilon :

— Au prochain soir de bonne veillée, faudra que tu retournes voir la grande Angèle à Desmarais. Elle finira ben par se laisser apprivoiser comme les autres.

* * *

D’un pas pesant Didace se dirigea vers la maison.Un perron de cinq marches étroites et raides conduisait à la porte d’en

avant ; mais personne, ni des voisins, ni même de la meilleure parenté, ne l’utilisait, sauf dans les grandes circonstances : pour un baptême, une noce, la mort ou la visite pastorale du curé de Sainte-Anne-de-Sorel1. Et encore,

1. Note des éditeurs : la graphie des noms de lieux a été normalisée selon les règles toponymi-ques québécoises.

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quand l’abbé Lebrun s’arrêtait au Chenal du Moine parler de chasse ou de sujets ordinaires avec le père Didace, il se serait bien gardé d’y passer. Aucune allée ne s’y rendait. Même les hautes herbes, l’été, dérobaient la première marche du perron. Tandis qu’un petit chemin de pied, avenant et tout tracé, menait à la porte d’arrière.

Depuis la mort de Mathilde, sa femme, non seulement Didace recherchait les occasions de s’éloigner de la maison, mais il la fuyait, comme si le sol lui eût brûlé les pieds, comme si les choses familières, jadis hors de prix, à ses yeux, s’y fussent ternies et n’eussent plus porté leur valeur. Sans hâte il racla ses bottes au seuil, tout en jetant un coup d’œil à l’intérieur de la maison. Il pouvait voir une bonne partie de la pièce principale, à la fois cuisine et salle. Les rideaux sans apprêt pendaient comme des loques aux fenêtres et dans les deux chambres du bas, la sienne et celle du jeune couple, les lits de plume, autrefois d’une belle apparence bombée, maintenant mollement secoués, s’affaissaient au milieu.

Faible, et d’un naturel craintif, Alphonsine, malgré sa bonne volonté, ne parvenait pas à donner à la maison cet accent de sécurité et de chaude joie, ce pli d’infaillibilité qui fait d’une demeure l’asile unique contre le reste du monde. On eût dit que, sous la main de la bru, non seulement la maison des Beauchemin ne dégageait plus l’ancienne odeur de cèdre et de propreté, mais qu’elle perdait sa vertu chaleureuse.

En entrant, Didace trouva la table à moitié mise et Phonsine affaissée sur une chaise. Frêle, les épaules et les hanches étroites, avec ses cheveux tressés en deux nattes sur le dos et ainsi abandonnée à elle-même, elle avait l’air d’une petite fille en pénitence. Dès qu’elle aperçut son beau-père, elle s’oc-cupa à entamer le pain. Sentant le regard sévère du maître attaché à ses moindres gestes, elle devint de plus en plus gauche. Soudain la miche et le couteau volèrent sur le plancher. Elle se hâta de tout ramasser mais le sang coulait de son doigt entaillé. Comme elle allait lancer aux poules le quignon rougi, elle dit en riant d’un petit rire nerveux :

— Le pain danse, mon beau-père. C’est signe que les bonnes années s’en viennent.

Mais le vieux lui prit le poignet :— Le pain, ma fille, se jette pas. Pas même aux poules. On le brûle.Furieux, Didace se retint de crainte d’en dire trop : les femmes de la famille

Beauchemin, depuis l’ancêtre Julie, puis ses tantes, puis sa mère, puis ses sœurs, sa femme ensuite jusqu’à sa fille Marie-Amanda mariée à Ludger Aubuchon, à l’île de Grâce, de vraies belles pièces de femmes, fortes, les

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épaules carrées, toujours promptes à porter le fardeau d’une franche épaulée, ne s’essoufflent jamais au défaut de la travée. Elles ont toujours tenu à hon-neur de donner un coup de main aux hommes quand l’ouvrage commande dans les champs. Et un enfant à faire baptiser presquement à tous les ans. À présent la bru, Alphonsine, une petite Ladouceur, de la Pinière, une orphe-line élevée pour ainsi dire à la broche, se mêle de grimacer sur les corvées avec des manières de seigneuresse ? Didace s’indignait : « Une femme qui pèse pas le poids. Et sans même un petit dans les bras, après trois années de ménage. »

— Puis, Amable ? questionna-t-il soudain.Alphonsine sursauta :— Amable ? Il repose sur le canapé d’en haut. Apparence qu’il est revenu

des champs à moitié éreinté.Didace se mit à fumer. Amable se révélait de la même trempe molle. Aussi

longtemps que Mathilde vécut, la vigilance maternelle dressa son rempart entre le père et le fils. Maintenant qu’ils étaient deux hommes face à face à longueur de journée, Didace prenait la juste mesure de son fils. Amable-Didace, le sixième du nom, ne serait jamais un vrai Beauchemin, franc de bras comme de cœur, grand chasseur, gros mangeur, aussi bon à la bataille qu’à la tâche, parfois sans un sou vaillant en poche, mais avec de la fierté à en recéder à toute une paroisse.

Lui, Didace, a fait sa large part pour la famille, d’un amour bourru et muet, mais robuste et jamais démenti. Les bâtiments neufs, solides, de belle venue, qui les a érigés, sinon lui ? La pièce de sarrasin, qui l’a ajoutée à la terre ? C’est encore lui. Deux fois marguillier, puis conseiller, il a eu de l’im-portance et il a su garder de la considération dans la paroisse. Mais les sacri-fices ? À eux deux, Mathilde et Didace ne les ont jamais marchandés. Seulement il y avait le bien à conserver dans l’honneur pour tous ceux qui suivront.

Quand il ne sera plus là, l’homme qui fera valoir le nom des Beauchemin, Didace le cherche, mais il ne le voit pas. L’inquiétude lui venait d’abord sourde, vague, de longue main, difficile à combattre, puis par bouffées, sem-blable à un mal qu’il avait eu autrefois dans la moelle, un mal mobile, de l’orteil au genou, lui donnant l’envie de décrocher le fusil et de se tirer à la jambe.

Dans le port, les canes criaient, agitées. Une bande de canards sauvages devaient traverser le ciel. Instinctivement Didace regarda le fusil toujours fourbi, toujours chargé, accroché solidement à la première solive du plafond,

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puis il se rendit à la fenêtre. Mais il ne vit que quelques mauves qui planaient au-dessus du chenal à la recherche d’un rivage propice.

— On voit que la saison de chasse avance : les noirs deviennent de plus en plus farouches. Ils volent haut.

Tout s’estompait dans le jeu des ombres crépusculaires. Éparses parmi les champs nus, les maisons au loin, déparées des atours de la frondaison, pre-naient l’allure d’austères paysannes attardées à l’ouvrage.

Amable, un peu voûté, et Beau-Blanc à De-Froi, le journalier, entrèrent en même temps dans la cuisine. Phonsine haussa la mèche de la lampe.

C’est ce soir-là, comme on se mettait à table, que le Survenant heurta à la porte des Beauchemin.

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Avant de s’engager dans le sentier oblique conduisant à la maison des Beauchemin, Angélina Desmarais s’arrêta près de la haie vive et chercha son souffle. À marcher seule, elle trouvait la route longue et, au tournant de la montée, le vent embusqué dans les saules l’avait assaillie à la gorge et quasi-ment jetée par terre.

Angélina avançait lentement. Une légère claudication, reliquat d’une maladie de l’enfance, la faisait incliner vers la gauche plutôt que boiter franchement.

Vigilante et économe, elle usait son linge à la corde et n’employait jamais un sou à des frivolités. « Capable sur tout », disait-on d’elle dans le rang et dans les îles jusqu’à Maska. Un mari y trouverait son profit. Ainsi devaient penser les jeunes gens des environs : une semaine, ce fut l’un, la semaine sui-vante, un autre, qui attacha son cheval au peuplier proche de la maison de David Desmarais. Puis sautant allégrement du boghei, avant même de dételer, selon que le veut la politesse campagnarde, le cavalier, son cache-poussière enlevé, avait gentiment abordé Angélina pour lui demander la faveur de la veillée. Mais aucun n’avait été agréé. David Desmarais se désolait fort qu’elle restât fille, la trentaine entamée. Il aurait vu d’un bon œil l’avenir d’Angélina assuré par le mariage et, du même coup, comme il prenait de l’âge, le fort des travaux de la terre retomber sur les épaules d’un gendre vigoureux et vaillant.

— Angélina, lui reprochait-il doucement, t’es plus méfiante que l’outarde.— Faut croire que c’est pas encore le mien ! répondait-elle en manière de

consolation.En face de l’affront, ceux-là mêmes qui eussent fait bon accueil à la terre

et au bien, y compris la fille de David Desmarais, se mirent à se moquer entre eux d’Angélina. Mais l’infirme passait, sans un seul regard de ressentiment vers les hardis garçons, pour la bonne raison qu’aucun ne lui disait rien au cœur.

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À mesure qu’elle approchait de l’habitation des Beauchemin, le silence et l’immobilité autour du fournil étonnèrent Angélina. À l’idée de trouver ses voisins déjà en hivernement dans le haut-côté, en pleine saison de chasse, quand les quais sont encore en place, la grève revêtue de verveux, d’embar-cations diverses, ainsi que de parcs et de cages à canards, elle était mécon-tente. Pourquoi chauffer la grand’maison quand le fournil suffit amplement aux besoins ?

Anciennement Marie-Amanda et la mère Mathilde, comme la plupart des femmes du Chenal du Moine et du rang de Sainte-Anne, n’auraient jamais songé à s’encabaner avant la Toussaint. La bru Alphonsine n’avait pas raison d’agir autrement. Si le fait de s’écouter, d’être peu dure à son corps, et ges-teuse, donne à une femme le droit de déranger l’ordre des choses, autant prendre le deuil de tout. Amable n’était pas homme à le reprocher à sa femme : il se mirait en elle. Pour sa part, Angélina ne moisirait pas auprès d’une telle extravagante : le temps d’emprunter une canette de fil et elle continuerait son chemin.

Angélina ne s’était pas trompée : rien ne bougeait à l’intérieur du fournil. Un peu de fumée tantôt dérobée à la vue s’effilochait autour de la cheminée de la grand’maison. Elle vira de bord, ses jupes bien en main pour se garantir contre une nouvelle bourrasque. Le vent, un vent d’octobre, félin et sournois, qui tantôt faisait le mort, comme muet, l’œil clos, griffes rentrées, allongé mollement au ras des joncs secs, et insoucieux de rider même d’un pli la sur-face de l’eau, maintenant grimpé au faîte des branches, secouait les arbres à les déraciner. En deux bonds il fonça sur la route, souleva la poussière à pleine rafale, entraîna les feuilles sèches dans une danse folle et poussa même, hors de son chemin, un passant. Puis il harcela la rivière qui écumait, mou-tonneuse, et colla les embarcations à la grève, ébranla les toits des vieux bâti-ments, ouvrit les portes à deux battants et courut aux champs coucher un dernier regain : un vent du diable, hurlant à la mort. Il fit rouler un bidon jusqu’au bas du talus.

Au vacarme, Didace accourut au dehors, Z’Yeux-ronds grondant à ses côtés. Étonné de trouver là Angélina il s’exclama, joyeux :

— Tu manges une claque de vent, hé, fille ?— Vous autres même, répondit sèchement l’infirme, le frette vous fera

pas grand dommage cet automne, d’après ce que je peux voir.Dès le seuil de la porte, elle allait dire sa façon de penser à Alphonsine,

mais à la vue du Survenant qu’elle ne connaissait pas, elle s’arrêta, saisie. Après l’échange de quelques phrases, elle s’absorba en silence à regarder

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Alphonsine préparer des tartes. Elle fatiguait de voir la jeune femme ajouter sans cesse de la fleur de farine à la pâte trop flasque et se reprendre à la rouler.

Quoique fort ménagère, de son naturel, Angélina pouvait admettre la folle dépense, une sorte de générosité consentie envers soi ou les autres. Mais le moindre gaspillage, autant du butin d’autrui que du sien, la portait à l’indi-gnation : le bien perdu en pure perte, soit la perche de clôture inclinée inu-tilement sur la route, soit l’outil à la traîne dans les champs, soit le beurre par larges mottons sur le pain, tout ce qui se consumait pour rien la révoltait comme si elle en eût été frustrée dans sa personne même.

Perché sur un tabouret, l’étranger essayait patiemment de passer un bout de gros fil dans le chas d’une aiguille fine. Angélina, prise de pitié subite pour l’homme à la merci d’une besogne de femme, demanda timidement :

— Je peux-ti vous faire la charité de vous aider ?— Je vous en prie, Survenant, s’indigna Phonsine, honteuse, en secouant

sur son tablier ses mains poudrées de farine, donnez-moi ce vêtement-là que j’y repose un bouton.

Mais le Survenant ne voulut rien entendre, ni de l’une, ni de l’autre. Par bravade, guignant du côté d’Angélina qui ne le quittait pas des yeux, il ramassa un clou sur le plancher et en attacha sa chemise. Puis il se rendit à l’évier. Ne trouvant pas le gobelet d’étain à sa place habituelle, il ouvrit l’ar-moire et prit la première tasse du bord, sur une tablette élevée.

Alphonsine leva la vue et l’aperçut qui buvait dans sa tasse. D’un bond elle fut vers lui, cherchant à la lui arracher presque de la bouche :

— Ma tasse ! c’est ma tasse que vous avez là !Plus vif qu’elle et taquin, Venant haussa la tasse jusqu’au bout de son bras.La jeune femme pâlit :— Vous allez la casser ! C’est pas franc !Bien que la tasse n’eût rien d’extraordinaire, Alphonsine y attachait un grand

prix. Un soir de kermesse, à Sorel, elle avait reconnu une ancienne compagne de classe, nouvellement mariée à un médecin de Saint-Ours. Aussi désireuse de se montrer au bras d’Amable que de renouveler connaissance avec cette amie de couvent, elle adressa à celle-ci des signes de joie. Mais l’autre, feignant de n’en rien savoir, occupée seulement à retenir son boa d’autruche en sautoir, se détourna d’elle comme d’une inconnue, pour reporter toute son attention sur une tasse et une carafe mises en loterie. Humiliée, Alphonsine s’était empressée d’acheter le reste des billets. À son fier contentement, le lot lui avait échu.

Devant l’indignation de Phonsine, le Survenant lui rendit la tasse, à grands éclats de rire :

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— Pour ben faire, faudrait toucher à rien dans cette maison icitte : le père a son fauteuil, le garçon, sa berçante, et v’là que la petite mère a sa tasse…

Le rire de l’étranger carillonna comme des grelots aux oreilles d’Angélina.— Il est pas de rien, dit le père Beauchemin, amusé malgré lui, en faisant

signe au Survenant de le suivre.Sitôt les deux hommes au dehors, Angélina questionna, encore plus du

regard que des lèvres :— Qui, l’homme ?La jeune femme haussa les épaules, moitié de dédain, moitié d’indiffé-

rence :— Rien qu’un survenant.— Pour quelques jours en passant ?— Par malheur, non. Apparence qu’il va hiverner icitte.L’infirme rougit. Elle ne comprit rien à la joie qui lui venait d’une sem-

blable nouvelle.Alphonsine poursuivit :— Je comprends pas mon beau-père d’endurer une pareille ramassure des

routes, un gars qui peut même pas dire son nom.— Tu l’aimes pas, Phonsine ?Alphonsine, confuse, hésita, puis dit :— Je le hais pas, mais c’est plus fort que moi : les oiseaux de passage tou-

jours parés à repartir au vol me disent rien de bon. Sais-tu à quoi celui-là me fait penser ?

— Ben non…— Au plongeux à grosse tête, l’oiseau dépareillé que mon beau-père a tué

l’automne passé. À le voir, on s’imaginait qu’il serait mer et monde à manger : ben aimable à regarder, quant à ça, oui ; ben gouffe, mais tout en plumes et rien en chair. Lui est pareil. Un fend-le-vent s’il y en a un. Connaît tout. A tout vu.

— Est-il d’avance à l’ouvrage ? demanda Angélina, vivement intéressée.— Des journées il est pas à-main en rien. D’autres fois, quand il est

d’équerre, le sorcier l’emporte et il peut faire mourir quatre bons hommes rien que d’une bourrée. Avant-hier…

L’avant-veille, le Survenant s’était mesuré avec Didace et Amable à l’enca-vement des pommes de terre. À genoux sur la charge, arc-bouté et les épaules écartées, il levait les sacs à bout de bras et les passait agilement au père Didace. Le vieux, les gestes moins vifs, les donnait à Amable, au guet, la tête dans le soupirail pour les placer dans le port. Sans vaillance à l’ouvrage, Amable,

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verdâtre de fatigue, essuyait sur sa manche le sang qui lui coulait du nez. À tout moment, il réclamait de Venant quelque service, un gobelet d’eau, un outil, ou s’informait de l’heure, afin d’obtenir un répit. Le père Didace le surveillait :

— Le flanc-mou ! Va-t-il encore s’éreinter, quoi !Mais lui-même dut à plusieurs reprises marquer le signal d’un arrêt, sous

le prétexte d’allumer sa pipe à l’abri du vent, à la vérité pour reprendre son souffle. Vers la fin de l’après-midi, désarmé et fourbu, il avoua comme à regret sa défaite au Survenant :

— J’aurais aimé ça, mon jeune, qu’on vinssît se baucher sur l’ouvrage, nous deux, y a une trentaine d’années.

— Trente ans ? La vie d’un homme ! Vous y allez pas à petits frais. Aurait fallu juste ça pour me battre : j’étais encore dans le ber.

Pendant une brève absence du Survenant, Alphonsine, dans l’espoir mi-conscient de recevoir une réponse incriminante pour l’étranger, avait couru s’enquérir auprès de son beau-père :

— Quelle sorte de journée, le Survenant ?Didace Beauchemin, qui n’admirait rien autant que la force chez un

homme, avait admis comme en y réfléchissant :— C’est un homme qui se vire ben vite et qui peut se virer vite longtemps.Même il avait ajouté, de l’amitié plein la voix :— Ce bougre-là m’a presquement fait attraper un effort.Le même soir, tandis que les deux Beauchemin ne demandaient qu’à se

faire piloter les reins, tellement ils étaient restés de fatigue, le Survenant avait passé la porte et, par besoin de se délasser les jambes, entrepris d’un bon pas les deux lieues qui séparent le Chenal du Moine de Sorel.

— Toute une trotte ! admit Angélina.— Regarde-le travailler, si tu veux te faire une idée de lui.Non loin de la remise les trois hommes débitaient le bois de chauffage.

De chaque côté du chevalet, Amable et Didace sciaient au godendard, mais le père et le fils n’étaient pas d’adon à l’ouvrage. Incapables d’embrayer leurs mouvements, les Beauchemin ne suffisaient pas à fournir au Survenant les bûches que, d’un bras plein d’ardeur, il fendait à la hache et faisait voler rapi-dement par quartiers.

Avant même que Didace parlât, à un simple regard d’impatience, Venant comprit et alla prendre la relève :

— Ho ! là ! cède-moi ta place, Amable. Faut débâcler ce tas de bois-là avant l’heure du midi.

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D’un commun accord, Didace et Venant ajustèrent la scie. Les dents d’acier entamèrent la plane. Angélina ne vit plus dans le vent que deux hommes soumis à un même rythme, bercés par un ample balancement.

Quand Venant se redressa, immobile et bien découpé à la clarté du grand jour, Angélina trouva qu’il avait bonne mine. À la fois sec et robuste de char-pente, droit et portant haut la tête, pareil à un chêne, il avait ce bel équilibre de l’homme sain, dans toute la force de l’âge. Ses yeux gris-bleu, gais à l’or-dinaire, avaient un reflet de tristesse au repos ; son front étroit et expressif s’agitait à la moindre parole ; sa chevelure rebelle et frisée dru, d’un roux flamboyant, descendait bas dans le cou. En l’apercevant tantôt, elle avait songé : « C’est pire qu’un feu de forêt. » Et quand il s’était penché pour ramasser un clou, elle avait vu à la naissance de la nuque une éclaircie de peau blanche, trop blanche pour un homme, une peau fine, il lui semblait.

Mécontente de se laisser ainsi subjuguer par l’image d’un passant, elle s’en-têta à lui trouver des défauts : son nez aux ailes nerveuses était large et à la fois busqué ; son menton, court, taillé en biseau, on dirait ; mais sa bouche, aux lèvres charnues, bien dessinées, d’où le rire s’échappait en cascades comme l’eau impatiente d’une source, sa bouche était belle, en toute franchise elle l’admit. Ce grand rire !… Elle l’entendait encore. Il faisait lever en elle toute une volée d’émoi. Le grand rire clair résonnait de partout, aussi sonore que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel quand le temps est écho.

Angélina ne se reconnaissait plus : ses tempes battaient, dans une montée de sang, ainsi que sous les coups de deux mains acharnées. En se retournant, elle vit Alphonsine, le front collé à la vitre, les yeux pleins de rêve, qui regar-dait dans la direction du Survenant. Le parler soudainement agressif, Angélina lui demanda :

— De quoi c’est que t’as à te plaindre de lui s’il est si bon travaillant ? Est-il malcommode ? Ou ben dur d’entretien ?

Alphonsine hocha la tête en signe de dénégation :— Il s’est donné juste pour sa nourriture et son tabac. Faut dire qu’il

mange comme un défoncé. Mais c’est pas encore ça…Mystérieusement elle alla d’une fenêtre à l’autre, puis à la porte, surveiller

les alentours et s’assurer que personne n’écoutait. Puis elle revint tout proche d’Angélina et resta un long moment, soucieuse, avant de porter d’une voix basse, grave et inquiète, la condamnation du Survenant :

— Il boit !Un mur de silence descendit entre les deux femmes, occupées chacune à

suivre le fil de ses pensées. Encore plus qu’un objet d’horreur pour Alphonsine

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l’alcool était une menace, une malédiction sur la maison. N’avait-on pas connu des cultivateurs auparavant rangés qui, pour s’être adonnés à la pas-sion de la boisson forte, avaient bu leur maison, leur terre, même du bien de mineurs « qui ne se perd pas » ?

Sûrement Angélina désapprouvait qui que ce soit de s’enivrer. Comment ne trouvait-elle pas un mot de blâme pour l’étranger ? Loin de là, comme déjà liée au Survenant par quelque pacte d’amitié, elle en voulait à Alphonsine de lui avoir révélé un secret qu’elle aurait connu assez tôt.

— L’as-tu vu en fête pour dire pareille chose ?De nouveau à la tâche, Phonsine faisait pivoter la tarte qu’elle dentelait

de ses doigts malhabiles, avec une application enfantine :— Pas encore, mais il nous fait l’effet de boire. Amable pense qu’un

homme vif et toujours sur les nerfs, qui se darde à l’ouvrage de même, c’est pas naturel : il doit avoir quelque passion.

Elle conclut lentement :— Ben de la voile ! Ben de la voile ! mais pas de gouvernail !D’un geste brusque, Angélina fut debout, prête au départ.— Prends vent, je t’en prie, supplia Alphonsine pour qui la compagnie

des femmes du voisinage était un régal. Tu goûteras à mes tartes tantôt.Angélina remercia à peine. Même elle se défendit :— Tu sais pourtant que je suis pas affolée de tes tartes !Étonnée, Alphonsine répondit :— Pourtant le Survenant en mange toujours deux, trois pointes !Mais afin de ne pas quitter sa voisine sur une parole sèche, l’infirme se

reprit :— Je suis fière de vous savoir aussi avancés dans vos travaux d’automne.Alphonsine abandonna la pâte. Sa figure s’épanouit. Ses mains, blanches

de farine, nouées dans la lumière vive dont le soleil ourlait un panneau de la table, elle se rasséréna comme l’oiseau, la tête blottie sous l’aile maternelle, dans la simple joie de la sécurité :

— On a déjà quasiment tout notre hivernement. Pour dire la vérité, depuis son arrivée, le Survenant a fait donner une vraie bourrée à mes hommes…

Le regard perdu dans le firmament pommelé vers le nord, au défi des bourrasques de vent, des coups d’eau, des bordées de neige et des tempêtes de poudrerie, elle énuméra joyeusement les ressources de la maison :

— Tout notre hivernement : notre bois, tu le vois, de la plane des îles, de belle grosseur ; la fleur de sarrasin, on en parle pas, on est à même. Nos pois

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cuisent en le disant sans l’aide d’une goutte d’eau de Pâques. Nos patates fleurissent, une vraie bénédiction. Notre beurre de beurrerie s’en vient. On a tout ce qu’il nous faut. Il nous restera plus qu’à faire boucherie et à saler le jeune lard, à la première grosse gelée après la Notre-Dame.

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iV

Le Survenant resta au Chenal du Moine. Amable et Alphonsine eurent beau être vilains avec lui, il ne s’offensa ni de leurs regards de méfiance, ni de leurs remarques mesquines. Mais la première fois que le père Didace fit allusion à la rareté de l’ouvrage, Venant lâcha net la faux qu’il était en train d’affûter pour nettoyer de ses joncs une nouvelle mare de chasse. Ses grands bras bat-tant l’air comme pour s’ouvrir un ravage parmi des branchages touffus, il bondit en face du chef de la famille.

Là, ainsi que l’habile artisan, au bon moment, sait choisir la planche de pin et, d’une main sans défaillance, y tailler un gabarit parfait, il sut que son heure était venue de parler franchement ou bien de repartir :

— Écoutez, le père Beauchemin, vous et vos semblables. Prenez-moi pas pour un larron ou pour un scélérat des grands bois. Je suis ni un tueur, ni un voleur. Et encore moins un tricheur. Partout où c’est que je passe, j’ai coutume de gagner mon sel, puis le beurre pour mettre dedans. Je vous ai offert de me garder moyennant asile et nourriture. Si vous avez pas satisfac-tion, dites-le : la route est proche. De mon bord, si j’aime pas l’ordinaire, pas même le temps de changer de hardes et je pars.

Cette façon droite de parler, ce langage de batailleur plurent à Didace. Cependant, il ne voulut rien en laisser voir. Il se contenta de répondre carrément :

— Reste le temps qu’il faudra !Venant vint sur le point d’ajouter :— En fait de marché, vous avez déjà connu pire, hé, le père ?Cependant il se retint à temps : le déploiement d’une trop grande vaillance,

une fois la bataille gagnée, est peine perdue.Ainsi il serait un de la maison. Longuement il examina la demeure des

Beauchemin. Trapue, massive, et blanchie au lait de chaux, sous son toit noir en déclive douce, elle reposait, avec le fournil collé à elle, sur un monticule, à peine une butte, au cœur d’une touffe de liards. Un peu à l’écart en

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contre-bas se dressaient les bâtiments : au premier rang deux granges neuves qu’on avait érigées l’année précédente, énormes et imposantes, disposées en équerre, la plus avancée portant au faîte, en chiffres d’étain, la date de leur élévation : 1908. Puis, refoulé à l’arrière, l’entassement des anciennes dépen-dances recouvertes de chaumes : remise, tasserie, appentis encore utilisables, mais au bois pourri faiblissant de partout.

Elle ressemblait à une maison par lui aperçue en rêve autrefois : une maison assise au bord d’une route allant mourir au bois, avec une belle rivière à ses pieds. Il y resterait le temps qu’il faudrait : un mois ? Deux mois ? Six mois ? Insoucieux de l’avenir, il haussa les épaules et ramassa la pierre et l’outil. Puis, d’un pouce lent, sensible, humide de salive, ayant pris connaissance du tail-lant, il continua tranquillement à affûter la faux.

— Arrivez vite, Survenant, le manger est dressé.Comme il s’avançait vers la maison, Alphonsine lui reprocha :— Traînez donc pas toujours de l’aile de même après les autres.Alphonsine se mettait en peine d’un rien. Le plus léger dérangement dans

la besogne routinière la bouleversait pour le reste de la journée. De plus, de faible appétit, d’avoir à préparer l’ordinaire, depuis la mort de sa belle-mère, surtout la viande que Didace voulait fortement relevée d’épices, d’ail et de gros sel, lui était tous les jours une nouvelle pénitence. Nul supplice cepen-dant n’égalait pour elle celui de voir à chaque repas la nourriture soumise au jugement du Survenant. Ah ! jamais un mot de reproche et jamais un mot de louange, mais une manière haïssable de repousser l’assiette, comme un fils de seigneur, lui qui n’était pas même de la paroisse. Et cette fantaisie qu’il avait de l’appeler la petite mère…

Le Survenant prit place sur un banc de côté, goûta au bouilli, fit une légère moue et dit :

— Je cherche à me rappeler où j’ai mangé du si bon bouilli, à m’en rendre malade…

D’ordinaire silencieux à table, il ne finissait plus de parler, comme par simple besoin d’entendre le son de sa voix :

— Si je pouvais me rappeler…Il cherchait. Il repassait place après place. Il cherchait encore, dans le vaste

monde, nommant aux Beauchemin des villes, des pays aux noms étrangers qui leur étaient entièrement indifférents : le Chenal du Moine leur suffisait. Il chercha en vain. Au bout d’un instant, de sa voix basse et égale, il reprit :

— Je vous ai-ti parlé d’un couque que j’ai connu dans un chantier du Maine ? Il avait le secret des crêpes et des galettes de sarrasin comme pas une

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créature est capable d’en délayer. Elles fondaient dans la bouche. Seulement on n’avait pas l’agrément d’en parler à table parce qu’il fallait garder le silence.

Alphonsine, vexée, pensa à lui demander :— C’est-il là, fend-le-vent, que t’as fait ton apprentissage pour si ben savoir

retenir ta langue ?Mais la présence de son beau-père la gêna.Incapable de se taire, le Survenant demanda encore :— Avez-vous déjà mangé des fèves au lard avec une perdrix ou deux au

milieu du pot ? Ç’a goût d’amande. Y a rien de meilleur. Ça ramènerait un mort.

Didace l’arrêta :— Aïe ! La perdrix vaut rien en tout. Parle-moi du canard noir : au moins

la chair est franche et la volaille d’eau repose l’estomac. Mais de la perdrix ? Pouah !

— En avez-vous déjà mangé d’abord ?— C’t’histoire ! Un chasseur nous en a laissé une couple, il y a quelque

temps. Phonsine les a envoyées dans le chaudron à soupe pour leur faire jeter un bouillon. C’était méchant, le yâble !

Le Survenant arrêta de manger pour regarder Alphonsine.— De la soupe à la perdrix ! Là vous avez commis un vrai péché, la petite

mère, de gaspiller du bon manger de même ! La perdrix, on la mange aux choux avec des épices et des graines de Manille, mais jamais en soupe. Ou encore, comme je l’ai mangée en Abitibi. Le couque prenait une perdrix toute ronde, moins les plumats. Il la couvrait de glaise et la mettait à cuire de même dans les cendres vives, sous terre. Quand elle est à point, il se forme tout autour une croûte qu’on casse pour prendre juste la belle chair ferme.

Phonsine se retint de frissonner. Indifférente en apparence, la figure fermée, elle écoutait le récit de ce qu’elle prenait pour de pures vantardises. Croyant la faire sourire, le Survenant, après avoir mangé trois fois de viande, repoussa son assiette et demanda à la ronde :

— Vous trouvez pas que le bouilli a goût de suif ?Le visage de la jeune femme flamba. La plaisanterie n’était pas de saison :

Venant le vit bien.Didace se leva de table et sortit. Z’Yeux-ronds, toujours en jeu, sauta au

milieu de la place pour le suivre. D’un coup de pied, Amable envoya le chien s’arrondir dans le coin.

— Où c’est que vous avez eu ce chien-là ? demanda le Survenant.— As-tu envie de dire qu’on te l’a volé ? répliqua Amable, malendurant.

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Deux ans auparavant, Z’Yeux-ronds, un chien errant, ras poil, l’œil tou-jours étonné, avait suivi la voiture des Beauchemin, jusqu’au Chenal. Une oreille arrachée et le corps zébré de coups, il portait les marques d’un bon chien batailleur.

— Il est maigre raide, avait dit Didace, en dépit des protestations d’Amable, on va y donner une petite chance de se remplumer.

Amable conclut méchamment :— Si tu veux le savoir, c’est un autre survenant.— Survenant, survenant, remarqua Venant, vous avez toujours ce mot-là

à la bouche. Dites-moi une fois pour toutes ce que vous entendez par là.Amable hésita :— Un survenant, si tu veux le savoir, c’est quelqu’un qui s’arrête à une

maison où il est pas invité… et qui se décide pas à en repartir.— Je vois pas de déshonneur là-dedans.— Dans ce pays icitte, on est pas prêt à dire qu’il y a de l’honneur à ça

non plus.Le Survenant éclata de rire et sortit avec Z’Yeux-ronds à ses trousses.

Amable, les regardant aller, dit à sa femme : ils font la belle paire, tu trouves pas ?

À l’heure du souper, le Survenant, sans même lever la vue, vit Alphonsine ajouter à la dérobée deux ou trois œufs à la pâte à crêpe afin de la rendre plus légère. Et le lendemain matin, encore endormie et un peu rageuse de ne plus pouvoir traîner au lit, comme avant l’arrivée du Survenant, et d’avoir à préparer le déjeuner de trois hommes, elle promena sur les ronds de poêle fumants une couenne de lard avant d’y étendre à dos de cuiller la galette de sarrasin grise et pivelée, aux cent yeux vite ouverts par la chaleur.

Au milieu de l’après-midi, Phonsine, croyant les hommes aux champs, sortit une pointe de velours à sachets et s’amusa à la faire chatoyer, tout en rêvassant.

De son bref séjour au couvent où en échange de légers services on l’accepta parmi les élèves qu’elle servait à table, elle gardait la nostalgie des fins ouvrages. Passer de longues soirées dans un boudoir, sous la lampe, à l’exemple de jeunes Soreloises, à travailler la mignardise, la frivolité ou à tirer l’aiguille à petits points, lui avait paru longtemps la plus enviable destinée. Parfois elle sortait de leur cachette de délicates retailles de satin pâle et de velours flamme, pour le seul plaisir de les revoir de près et de les sentir douces au toucher.

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Autrefois, à imaginer les porte-balais, les pelotes à épingles et tous les beaux objets qu’elle2 pourrait façonner de ses mains et enfouir au fond d’un tiroir dans du papier de soie, une nostalgie gagnait Alphonsine à la pensée qu’elle était plutôt faite pour porter de la dentelle et de la soie que pour servir les autres. Son entrée dans la famille Beauchemin lui conféra un tel sentiment de sécurité que, s’il lui arrivait encore de frissonner en ravaudant les rudes hardes des hommes, elle s’interdisait des pensées frivoles de la sorte. Du reste elle n’aurait plus le temps de coudre ainsi. Ni l’habileté. Et la raideur de ses doigts l’en eût empêchée.

Perdue dans sa rêverie, Phonsine n’avait pas entendu des pas sur les marches du perron. Venant apportait le bois dans le bûcher. Depuis son arrivée, du bois fin et des éclats pour les feux vifs, du bois de marée pour les feux de durée, il y en avait toujours. Il veillait à emplir franchement la boîte à bois, sans les détours d’Amable qui réussissait, en y jetant une couple de brassées pêle-mêle, à la faire paraître comble.

Alphonsine n’eut pas le temps de soustraire à sa vue la pointe de velours rouge. Il ne dit pas un mot mais quelques jours plus tard, comme elle allait le gronder d’entrer, les pieds gros de terre, dans la cuisine, il lui tendit une brassée de foin d’odeur, en disant :

— Tenez, la petite mère. Ça fera de la superbe de bonne bourrure pour vos petits ouvrages.

Peu habituée à la prévenance, Alphonsine s’en étonna d’autant plus. Inconsciemment elle s’en trouva flattée. Parlait-il donc au diable, l’étranger, pour deviner ainsi ce qui se passait jusque dans l’esprit des gens ? Elle l’aurait cru aisément si, un jour, elle n’avait vu tomber du mackinaw du Survenant une petite croix noire à laquelle un christ d’étain, usé aux entournures, ne pendait plus que par une main.

2. Correction des éditeurs : « qu’elles pourrait ».

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V

Didace ne cherchait plus à s’éloigner de la maison. Tous les soirs, depuis l’arrivée de Venant, la cuisine s’emplissait. De l’un à l’autre ils finirent par y former une jolie assemblée. Ce fut d’abord Jacob Salvail qui entra en passant, avec sa fille Bernadette. Puis vinrent les trois fils à De-Froi. Bientôt on vit arriver la maîtresse d’école Rose-de-Lima Bibeau entraînant à sa suite deux des quatre demoiselles Provençal. Et tous les autres du voisinage firent en sorte d’y aller à leur tour. Curieux d’entendre ce que le Survenant pouvait raconter du vaste monde, les gens du Chenal accouraient chez les Beauchemin. Pour eux, sauf quelques navigateurs, le pays tenait tout entier entre Sorel, les deux villages du nord, Yamachiche et Maskinongé, puis le lac Saint-Pierre et la baie de Lavallière et Yamaska, à la limite de leurs terres.

Sans même attendre l’invitation, chacun prenait place sur le banc de table ou sur une chaise droite. Outre le fauteuil du chef de famille et la chaise berçante d’Amable sur lesquels nul n’osait s’asseoir, il y avait une dizaine de chaises, droites et basses, les plus anciennes taillées au couteau, à fond de babiche tressée et au dossier faiblement affaissé par l’usage ; les autres cannées d’éclisses de frêne ; toutes adossées au mur.

Bon compagnon et volontiers causeur avec les hommes, Venant se mon-trait distant envers les femmes. Quand il ne se moquait pas de leur inutilité dans le monde, il les ignorait. Des quatre demoiselles Provençal, il eût été fort en peine de dire laquelle était Catherine, Lisabel, Marie ou Geneviève. Deux fois dans la même semaine, il avait commis la gaucherie de confondre Bernadette Salvail, dont la réputation de beauté s’étendait au delà de la Grand’Rivière, et la petite maîtresse d’école, d’une laideur de pichou, laideur que la nature, par caprice, s’était plu à accentuer en la couronnant d’une somptueuse chevelure noir-bleu.

Parmi ceux qui veillaient ainsi, chaque soir, chez les Beauchemin, se trou-vait Joinville, le plus jeune des quatre Provençal, et le plus émoustillé. Aussi Pierre-Côme crut-il sage de l’y accompagner. Figé, secret comme le hibou,

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le maire de la paroisse s’asseyait loin de la lampe, dans un recoin d’ombre, soucieux de dérober sur ses traits la moindre expression. Au retour il s’effor-çait de détruire dans l’esprit de son garçon l’effet des paroles malfaisantes du Survenant :

— Ouais ! il dit que c’est ben beau par là. Mais on en a pas vu le reçu sur la table. Un du Chenal irait et il serait peut-être ben trop fier de s’en revenir par icitte.

Comme son fils ne disait rien, il renchérissait :— Méfie-toi de lui : c’est un sauvage.Joinville protesta :— Il est pourtant blond en plein. Quoi c’est qui vous fait dire ça ?— Rien qu’à son parler, ça se voit. Il parle tout bas, quand il se surveille

pas. Puis il sourit jamais. Un sauvage sourit pas. Il rit ou ben il a la face comme une maison de pierre.

— J’ai pas remarqué.— Tu l’as donc pas regardé comme il faut ? T’aurais vu qu’il a le regard

d’un ingrat. À la place de Didace, je le garderais pas une journée de plus. Il a beau être blond…

Un soir, Angélina Desmarais se joignit à la compagnie. Un teint cireux et une allure efflanquée la faisaient ressembler à un cierge rangé dans la com-mode depuis des années. Sans cesse ses cheveux morts s’échappaient du peigne par longues mèches sur la nuque. Seuls ses yeux vifs et noirs, brillants comme deux étoiles, vivaient sous le front bombé.

Elle arriva, misérable et si confuse qu’elle chercha la clenche du mauvais côté de la porte. Amable, par esprit de taquinerie, lui dit :

— T’auras pas le garçon de la maison.— Je tente pas dessus non plus : je fais rien que rapporter la canette de fil

que j’ai empruntée à Phonsine.Aussitôt les garçons entreprirent de la faire rougir :— Quiens ! Est-il possible ? V’là la belle Angélina qui est moins farouche

à présent !— C’est pourtant Dieu vrai qu’elle est belle comme un cœur, à soir.— Elle vous a les joues comme deux pommes fameuses !— T’es-tu lavée au savon d’odeur ? Tu sens le géraniaume à plein nez et

t’as le visage reluisant, pire qu’un soleil.D’un signe, Didace leur rabattit le caquet.Les soirs suivants, elle se morfondit à inventer des raisons à peine plau-

sibles. À la fin, sans même ouvrir la bouche, elle encadra dans la porte sa

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maigre figure atournée d’une chape brunâtre. De son marché déhanché, elle se rendait jusqu’à la chaise la plus rapprochée et, pour ne rien perdre des paroles du Survenant, elle répondait du bout des lèvres aux discours des femmes.

* * *

Levée avec le jour, Angélina travaillait durement. Orpheline de mère depuis près de quinze ans, dès le début elle avait fait preuve vis-à-vis la maison à sa seule charge de ce tour de main que des personnes dans la force de l’âge ne parviennent pas à acquérir : elle savait prendre naturellement l’ouvrage dans le droit sens. Sa vie à la veillée ne variait que selon deux saisons : tant que duraient les beaux jours, elle regardait, les mains jointes, couler l’eau de la rivière et les oiseaux passer ; vers la fin de l’automne et à l’hiver, elle se repo-sait à la tranquillité, assise, immobile dans l’ombre, à prier ou occupée seu-lement à suivre le reflet de la flamme en danse folle sur le plancher.

Bien qu’elle aimât à lire, elle ne l’aurait jamais osé un jour de semaine, la lecture étant dans son idée une occupation purement dominicale, et trop noble aussi pour s’y adonner en habits de travail.

Toutefois le dimanche après-midi, revêtue de sa bonne robe sur laquelle elle passait un tablier blanc, frais lavé, fleurant encore le grand air et le vent, là elle pouvait sortir ses livres. À la vérité elle n’en possédait que deux : son missel et un prix de classe, Geneviève de Brabant. Elle alternait, lisant dans l’un, un dimanche, et le dimanche suivant, dans l’autre, sans jamais déroger.

Même seule elle lisait à haute voix, afin de se mieux pénétrer du sujet. L’histoire de la modeste Geneviève, au milieu des loups dans la forêt, se nourrissant uniquement de racines, avec son fils, Dolor – pauvre petit saint-jean-baptiste vêtu de peau de bête –, lui tirait des larmes. Quelquefois, à la lecture, son esprit pratique reprenait le dessus et livrait un dur combat à son penchant à la poésie. Mais, la plupart du temps, ce dernier l’emportait. N’était-ce pas présomption de sa part et quasiment péché de douter de ce qui était écrit dans un si beau livre de récompense, doré sur tranche ?

Dans son missel, quelques images saintes marquaient des places. Il y avait aussi sur des cartes mortuaires cinq ou six portraits de parents éloignés, du côté maternel. Angélina ne les connaissait pas. Parfois, par respect pour la mémoire de sa mère, elle leur jetait un coup d’œil avant de les englober dans la prière pour les parents défunts. Ils ne lui disaient rien dans leur raideur et le même photographe avait dû leur imposer un port de tête identique. On

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les eût dits découpés dans l’almanach de la mère Seigel, sorte de panacée contre toute douleur, grande ou petite, morale ou physique.

Elle ouvrait le missel à la première page sous ses yeux et lisait aussi bien la messe d’un abbé que le commun des docteurs ou le propre du temps. Aux passages mystiques « couronne de vie », « enfants de la lumière », « le juste fleurira comme le palmier », « doux hôte de l’âme », elle s’arrêtait, saisie, plus attentive à la musique qu’au sens des mots. Sûrement Dieu l’appelait à Son service. Comment expliquer autrement l’éblouissement intérieur qui la gagnait ? Sœur enseignante, elle ne pourrait jamais l’être, oh ! non ! mais sacristine ? Elle, habituée aux durs travaux, se regarda avec complaisance repasser les fines dentelles des aubes, glacer la toile de la nappe d’autel. Elle se vit pomponner l’Enfant Jésus pour la crèche de Noël et, ses larges manches relevées, parer le maître-autel, dans un arôme de cire d’abeille. Tant qu’elle aurait un souffle de vie, Dieu et Ses saints ne manqueraient jamais de fleurs sur les autels, aux grandes fêtes de l’Église. De ces fleurs en pots auxquelles les catalogues de grainages donnent des noms latins qui confèrent, même aux plantes les plus ordinaires, une sorte de distinction, il y en aurait partout.

Vint le jour où elle fit exprès un voyage au presbytère pour parler de sa vocation avec le curé de Sainte-Anne. L’abbé Lebrun hésita à encourager Angélina : il la trouvait débile et bien jeune. Puis son infirmité lui serait un obstacle. Il l’engagea à prier et à attendre quelques années : une bonne enfant ne doit-elle pas en premier lieu assister son père, seul et dans le besoin ?

David Desmarais resta veuf. À mesure que le temps passa, Angélina refoula son rêve et reporta sur les fleurs une partie de sa dévotion. Dès que la terre se réchauffait, on pouvait voir l’infirme agenouillée auprès des plates-bandes, ou penchée au-dessus des corbeilles, à transplanter des pots en pleine terre les boutures ou les plants. Lobélies, soucis-de-vieux-garçons, bégonias, crêtes-de-coq, œillets-de-poète recevaient de ses mains les soins les plus tendres. Ses doigts nus et sensibles, à tout moment, volaient de l’une à l’autre, devi-nant les tendrons maladifs, les feuilles sans vie, pressant la terre autour, comme si elle eût reçu la mission de les faire grandir. Sources de joie, les fleurs lui étaient aussi motifs de fierté et d’orgueil : à l’exposition régionale, elles lui valaient toujours quelques mentions honorables et plusieurs premiers prix. De plus, les grainages au détail rapportaient de l’argent.

Depuis qu’Angélina avait fait la connaissance du Survenant, elle ne restait plus assise, immobile, à la veillée ; elle errait d’une fenêtre à l’autre. Ou bien elle écoutait, le cœur serré, l’horloge égrener ses minutes dans le silence

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opaque. À intervalles réguliers, une goutte d’eau tombait de la pompe, et à la longue le toc-toc monotone devenait plus affolant que le fracas du tonnerre. Parfois, David Desmarais, la pipe au bec, élevait la voix :

— Écoute donc, fille !Il reconnaissait de loin la pétarade d’un yacht :— Quiens ! Cournoyer revient de vendre à Sorel le poisson de ses pêches !Angélina sursautait. Elle répondait machinalement :— Je sais pas s’il en a eu un bon prix.La chute des minutes et de la goutte d’eau reprenait de plus belle. Angélina

n’y tenait plus. D’un mouvement décidé, elle décrochait sa chape et, avant de s’acheminer vers la maison de Didace, sur le seuil elle jetait à son père :

— Je veillerai pas tard.David Desmarais ne bougeait même pas, soit qu’il ignorât de quel tour-

ment était possédée sa fille, soit que, sans vouloir l’admettre, il vît d’un bon œil Angélina s’attacher à un gaillard de la trempe du Survenant.

Aux yeux d’Angélina, le Survenant exprimait le jour et la nuit : l’homme des routes se montrait un bon travaillant capable de chaude amitié pour la terre ; l’être insoucieux, sans famille et sans but, se révélait un habile artisan de cinq ou six métiers. La première fois qu’Angélina sentit son cœur battre pour lui, elle qui s’était tant piquée d’honneur de ne pas porter en soi la folie des garçons, se rebella. De moins en moins, chaque jour, cependant.

Elle finit par accepter son sentiment, non pas comme une bénédiction, ni comme une croix, loin de là ! mais ainsi qu’elle accueillait le temps quotidien : telle une force, supérieure à la volonté, contre laquelle elle n’avait pas le choix.

Son cœur se tourna donc dans le sens de l’amour, à la façon des feuilles qui cherchent le soleil.

* * *

Un soir le Survenant chanta :

Pour que j’fisse Mon service Au Tonkin je suis parti… Je suis gobé d’un’ petiteC’est une Anna, c’est une Anna une Annamite Je l’appell’ ma p’tit’ bourgeoise

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Ma Tonkiki, ma Tonkiki Ma Tonkinoise…

Personne n’y comprit rien, sinon que l’air en était enlevant et que les pieds d’eux-mêmes battaient la mesure sur le plancher. Sa grosse main arrondie sur le genou, le père Didace, pour ne pas être en reste, entonna après lui :

Tu veux donc, ma très chère amante Que d’amour je cause avec toi Mais ta bouche rose et charmante En parle beaucoup mieux que moi. En abordant ce doux langage Combien je me sens tressaillir ! Car de mon cœur qui n’est pas sage Le feu tout d’un coup peut jaillir.

Quand il eut fini, il dit :— Excusez-la. J’ai vu l’heure où j’en viendrais pas à bout.La femme du maire, Laure Provençal, scandalisée, se pencha vers sa

voisine :— Pour un veuf, il est joliment prime. La pauvre Mathilde ! Ça valait ben

la peine de mourir : être si peu regrettée…Mais les autres étaient noirs de rire. Ils se donnaient de grandes claques

sur les cuisses pour mieux manifester leur joie. On se serait cru au temps des fêtes ou des jours gras. Seule Phonsine toute jongleuse semblait la proie d’une grave préoccupation. Au bout de quelques instants, elle alla consulter Laure Provençal, tant en sa qualité de mairesse que de première voisine :

— Ça serait-il mal agir que de passer une ronde de vin de pissenlit ?Pour mieux réfléchir, la grande Laure Provençal pinça les lèvres, croisa les

bras et accéléra le balancement perpétuel dont le haut de son corps semblait animé. Son regret de la défunte n’allait pas jusqu’à la faire se priver du vin dont elle raffolait :

— Je vois pas de mal à ça, ma fille.— Seulement, observa Phonsine, j’ai pas de galettage, pas même un bis-

cuit village…Bernadette Salvail s’offrit à l’aider et manœuvra pour servir le Survenant.

Lui tendant un verre, elle s’enhardit jusqu’à dire :— Gageons, le Survenant, que vous jouez du piano ! Je vois ça à vos yeux.

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— Sûrement.— Chez Angélina, ils ont un harmonium, mais c’est de valeur : personne

joue jamais.Le Survenant se tourna du côté d’Angélina :— C’est la vérité qu’elle dit là ?— La franche vérité ! Mais c’est un harmonium tout ancien qui doit avoir

besoin de se faire accorder : on l’a pas ouvert depuis la mort de ma mère.— Faudra que j’arrête chez vous, à quelque détour.Angélina crut mourir de joie.Le Survenant tourna le dos aux femmes et se mit à causer avec les hommes,

laissant sa main étalée sur la table, près d’Angélina. Celle-ci regardait, sans pouvoir en détacher ses yeux, cette grande main d’homme, déliée et puis-sante, tout à la fois souple et forte, une main qui semblait douce au toucher et en même temps ferme et blonde comme le cœur du chêne, une main adroite à façonner de fins ouvrages, Angélina en était sûre. Sous la peau détendue les veines saillaient ; elles couraient en tous sens ainsi que de vigou-reux rameaux échappés de la branche. L’infirme pensa : une telle main est un bienfait à qui la possède et une protection pour la femme qui y enfermera sa main. Quelqu’un passa la porte et la lumière de la lampe vacilla. Devant l’or roux que la lueur alluma un instant au duvet des cinq doigts large ouverts, elle trouva que la main du Survenant ressemblait à une étoile.

La veillée tirait au reste. La vieille horloge des Beauchemin sonnait les heures à coups grêles et précipités. Elle en laissa tomber neuf d’affilée dans la cuisine. Aussitôt chacun se prépara à rentrer sous son toit et Venant songea aux travaux du lendemain. Il n’aimait rien autant que de se tailler une bonne journée d’ouvrage.

Après la mort de sa femme, Didace avait laissé plusieurs choses en démence sur la terre : il n’avait le cœur, pour ainsi dire, à rien d’autre que sa peine. En arrivant, le Survenant vit tout ce qui penchait, ce qui cherchait à manquer ou qui voulait seulement faire défaut : le fournil à radouber, les vieux bâti-ments à jeter à terre, les clôtures à redresser, celles qu’il faudrait enlever avant la neige, les piquets à poser, le maçonnage de la cheminée, enfin, tout. Au Chenal, plusieurs cultivateurs, sauf Pierre-Côme Provençal, commençaient à regretter qu’il n’eût pas échoué chez eux plutôt que chez les Beauchemin : un peu plus il leur ferait honneur. À une corvée de route, la veille, Didace n’avait-il pas pris sa défense ouvertement et un peu au détriment d’Amable ? Un poissonnier de Maska avait demandé en passant :

— Qui, celui à tête rouge qui travaille comme un déchaîné à l’autre bout ?

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Odilon Provençal répondit :— C’est le Venant aux Beauchemin.Amable s’emporta :— Il est pas plus Beauchemin que toi, Provençal. Il est pas Beauchemin

pantoute, si tu veux le savoir.— Ouvre-toi donc les oreilles avant de parler. J’ai pas dit : Venant

Beauchemin. J’ai dit : le Venant aux Beauchemin. Tu parles trop vite, toi, il va t’arriver malheur.

Le Mascoutain s’entêta :— Comment c’est qu’il se nomme d’abord, Amable ?— On le sait pas plus que toi. C’est un survenant.— Ah ! fit l’autre, désappointé, c’est rien qu’un grand-dieu-des-routes3. Je

pensais que c’était au moins quelque gars qui arrête le sang ou ben qui conjure les tourtes. Le diable et son train…

— Non, mais il peut empêcher les moutons de sauter les clôtures, remarqua Vincent Provençal.

— Pas vrai ? demanda le Mascoutain, rempli de curiosité. Comment qu’il s’y prend ?

— En les bâtissant assez hautes.Ils éclatèrent de rire. Didace se rapprocha d’eux et trancha net la

conversation :— Toi, gros casque de Maska, passe ton chemin ben vite, ou ben donc je

vas te renfoncer ton casque à trois ponts assez creux que tu verras plus se coucher le soleil. Et vous autres, riez-en pas du Survenant. Il peut avoir quelques défauts, mais il a assez de qualités pour s’appeler Beauchemin correct.

Le Mascoutain crâna en s’éloignant :— Gardez-le donc, votre grand-dieu-des-routes ! Personne veut vous le

voler !Mais les autres, en reprenant l’ouvrage, se dirent :— Ma foi d’honneur, on dirait presquement que le père Didace le

respecte.

3. Note des éditeurs : la graphie des surnoms a été normalisée.

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Vi

Peu après, un matin, à l’accostage, Didace raconta à Venant qu’en longeant le platin du banc de sable, il avait vu au lac une mer de canards. « Le firma-ment en est noir à faire peur. Ils arrivent par grosses bandes sur l’eau. C’est ben simple, ils nous mangent », résuma-t-il.

Incrédule, le Survenant sourit : mais le midi, avant la fin du repas, il se leva de table et, le chien attaché à ses pas, il sortit se dirigeant vers le quai, sans dire un mot, de peur que Didace ne réclamât le canot.

Z’Yeux-ronds tremblait d’excitation. Pour l’empêcher d’aboyer, Venant le calma à petits tapotements sur les flancs. Dans le port, les canes, curieuses et affolées, l’œil rond, cessèrent de barboter et tendirent le cou. Le chien, du nez, poussait déjà le canot. Étonné, il regarda le Survenant s’éloigner sans lui. Partagé entre l’envie de se jeter à la nage et celle d’accompagner l’embar-cation en courant à toute éreinte sur la grève, il sautait en tous sens. Un aboiement approchait sur la route : Z’Yeux-ronds vira de bord et alla au-devant.

Une fois hors de la vue des Beauchemin, Venant avironna à coups plus modérés. Il prendrait amplement son temps pour se rendre au lac. Le soleil était haut et le phare de l’île aux Raisins le guiderait. Depuis plusieurs jours le plein automne s’était appesanti sur le Chenal du Moine. Sous son joug on eût dit la campagne entière saisie d’inquiétude. Plus de bruissements et de friselis dans les arbres, rien que des craquements et des rages de vent. Plus de franches brumes levées avec le jour et que dissout un premier rayon de soleil, mais des brouillards morts sournoisement emmêlés aux brûlés et aux chaumes. Pas une motte qu’on ne retournât dans les terres. Pas un carré de potager qu’on ne mît à couvert sous une couche de paillis. Pas un cellier qu’on ne protégeât d’un double revêtement.

D’un champ à l’autre, la voix des hommes, plus grave et plus sonore, tin-tait comme un glas dans l’air matinal. Et souvent le chevrotement d’une brebis, stupide de détresse, franchissait la rivière, butant contre les berges.

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Maintenant tout était si calme que la plaine semblait s’abandonner à la résignation, puis à la sérénité. Le chenal, sans les rouches desséchées, tapies entre terre et eau, paraissait élargi. À un bout de la commune, les derniers moutons, assemblés en rond, se serraient nez contre nez, épaule contre épaule, solidaires et silencieux, et forts. Dès le lendemain, il faudrait les traverser en chaland du pacage à la bergerie.

Le Survenant cessa d’avironner et laissa le canot dériver. Il se hissa avec précaution, la figure tendue au paysage. Il pouvait voir au loin mais il regar-dait près de lui : dépouillée des salicaires, l’île communale, ainsi déserte et comme apaisée, ressemblait à une longue bête assouvie. Sur l’autre rive, les arbres ornaient d’une couronne touffue la clairière de l’île d’Embarras. À côté des saules pacifiques, insoucieux, de jeunes planes dardaient leurs branches agressives, comme autant de lances à l’assaut, tandis que les liards géants se reposaient, dans la patience et l’attente des choses.

Le Grand-dieu-des-routes renifla d’émotion. Quelque chose de grand et de nostalgique à la fois, quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant remuait en lui, qu’il eût aimé partager, même dans le silence, soit avec Didace Beauchemin, soit avec Angélina Desmarais, ou peut-être aussi Z’Yeux-ronds. Il regretta d’avoir laissé le chien à l’abandon sur le quai.

* * *

Le père Didace n’avait pas menti : il y avait au lac de grands rassemblements d’oiseaux sauvages attendant du ciel le signal de la migration vers le sud. Déjà la sarcelle à ailes bleues et la sarcelle à ailes vertes avaient fui le pays. Les canards assemblés par milliers, les uns silencieux, les autres nerveux et volon-tiers criards, formaient comme une île vivante sur la batture. Dissimulé parmi les branchages, Venant se passionna à suivre leurs ébats : ce n’était que froue-ment de plumes, nuages de duvet, tournoiements et volètements de canards de toutes sortes. Il s’exerça à distinguer au milieu des noirs, surtout en grand nombre, le harle huppé de violet toujours à l’affût de poisson, le bec-scie à la démarche gauche, le bec-bleu, le milouin à cou rouge, le gris au long col haut cravaté de blanc, un français sauvage, et une ou deux marionnettes. Un malard, racé et distant, le plumage bigarré, se tenait à l’écart avec sa cane. À tout moment un oiseau, frénétique de départ dans un fracas d’eau et de plumes, tendait toutes grandes à l’air ses ailes chargées d’élan.

Incapable d’en détacher ses regards, Venant resta longtemps immobile, ébloui, jusqu’à ce que, pris de vertige, il s’aperçût que la terre brunissait à vue

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d’œil, à l’approche du soir. Au retour, l’eau parut plus lourde à l’aviron ; avant longtemps il gèlerait pour tout de bon.

En entrant dans la maison, il fut fort étonné de n’y trouver qu’Alphonsine. La jeune femme, tout à l’heure mortellement inquiète d’être ainsi seule à la nuit tombante, jugeait naturel, maintenant qu’elle était rassurée, de passer sa mauvaise humeur sur le premier arrivant.

— Vous v’là ? Il est à peu près temps.— Et les deux autres ?— Amable est parti en ouaguine mener mon beau-père.— Où ça, sur le tard de même ?— À la grand’mare, dans la baie de Lavallière, un peu plus haut qu’à4 la

Prêle.— Pas à la chasse encore ?— Beau dommage. Il est toujours pas allé ramasser des framboises. Il va

coucher aux noirs, vous le savez ben : son affût est au bord de la baie.— Pas si raide ! Pas si raidement, la petite mère ! lui reprocha Venant. Puis,

se radoucissant, il ajouta : Consolez-vous. J’ai dans l’idée que c’est son dernier voyage de chasse. À soir, toutes les baies seront prises.

Didace ne revint que le lendemain midi, des brins de paille encore accro-chés à sa chevelure cotonnée et le visage brûlé par le grand air. En effet, des bordages de glace ourlaient déjà les baies. Après avoir recouvert d’herbe à liens son affût, il avait passé la nuit sur un amas de paille, à chasser, par un beau clair de lune. Les canards attirés par l’eau de la mare s’y jetaient sans méfiance.

— Puis votre chasse ? demanda Venant.Le Survenant parlait plus par taquinerie qu’autrement. À plusieurs reprises,

au cours de la nuit, il avait entendu le bruit du tir.— Ma chasse ?Le père Didace sourit. Sans se hâter, il sortit de la voiture l’étui de cuir

où se trouvait le fusil. Didace traitait en ami le fusil de chasse. Il l’entourait de petits soins que raillait Amable, peu précautionneux, tel que de toujours l’engainer quand il le transportait au grand air, afin de ne pas trop l’exposer aux duretés des intempéries.

Depuis l’arrivée du premier Beauchemin, au Chenal du Moine, six géné-rations auparavant, le fusil de chasse était à l’honneur dans la maison. Après le mousquet apporté de France et le fusil à bourre, celui-ci à canon broché,

4. Correction des éditeurs : « qu’À la Prêle ».

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de bonne valeur sans être une merveille, participait à la vie intime de la famille Beauchemin, comme la table, comme le poêle, comme le lit. Didace en connaissait si bien la portée que, vînt à passer du gibier, gibier d’eau ou gibier à poil, rarement il lui arrivait de gaspiller une cartouche.

Devinant l’éclair de moquerie dans le regard de Venant, Didace enjamba la cage à appelants et hala deux sacs combles de canards. Il y en avait soixante-deux en tout, des noirs pour la plupart, mais avec quelques cendrés, un couple de courouges, un branchu aux trois plumes précieuses et plusieurs terriens parmi, tous gras et en belle plume.

— Ils tombaient comme des roches. Je leur coupais la vie, net !Soudain, soit que des images du passé ressurgissent à ses yeux, soit que le

désir de se venger des chimères du Survenant fût plus fort que lui, il ajouta :— C’est rien, ça : t’aurais dû voir les chasses d’autrefois quand on rappor-

tait les canards à plein canot.Tout de même fier de son coup et fort content d’étonner le Survenant, il

lui cria, les épaules secouées de gros rires, en escaladant le raidillon :— En tout cas, si tu veux te rincer l’œil, Survenant, t’en auras toujours

pour ta peine.À la vue de la chasse, Alphonsine se prit la tête à deux mains :— Journée de la vie !Tant de canards à plumer, flamber, vider. Tant de plume à éduveter. Et

les poux de canard qui vous courent par tout le corps. L’odeur des abatis lui faisait lever le cœur.

Découragée et frissonnant de dédain, elle dit à Amable :— Au moins, tâche d’obtenir de ton père qu’il les vende tout habillés.

* * *

Deux ou trois jours plus tard un immense volier d’outardes traversa la barre pourpre du soleil couchant. Sagaces et intrépides, elles allaient demander leur vie à des terres plus chaudes de fécondité. Elles volaient en herse par bandes de cinquantaine, les dernières, plus jeunes ou moins habiles, d’un vol tourmenté, jetant sans cesse leurs deux notes de détresse auxquelles répondait l’exhortation mélancolique de l’éclaireur.

Après la soirée, en entr’ouvrant la porte, Didace entendit dans le ciel un long sifflement d’ailes : un dernier volier passait comme un coup de vent. Les canards sauvages voyageaient de nuit, sans un cri, à une grande hauteur, de leur vol rapide du départ.

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le surVenant 43

— C’est la fin, se dit-il, le cœur serré.Longtemps il resta, attristé, sur le seuil de la porte. Et il sut, une fois de

plus, que l’ordre de l’hiver allait bientôt succéder à l’ordre de l’automne.

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Vii

Didace dormit mal.Après une saison de chasse, l’habitude de coucher dans le canot, à l’affût,

lui laissait le sommeil léger. Toutefois il n’avait jamais connu pareille nuit d’insomnie. Tantôt agité, cherchant dans le lit de plume un creux où se tapir plus à l’aise, tantôt immobile, le regard fixe, le long du mur, il se demandait ce qui pouvait le tenir ainsi éveillé. De temps à autre, surtout quand il vou-lait retourner son corps massif, il sentait bien une douleur, comme une main dure, le prendre à l’épaule gauche. Mais il n’était pas une créature pour geindre à tout propos.

— C’est toujours pas le pain ni le beurre que j’ai mangés hier soir qui me font un poids au cœur. Le pain, c’est ma vie.

Non, le pain ne le trahirait pas.L’air de la chambre parut avare et chargé d’embarras à sa gorge altérée. Il

toussa bruyamment dans l’espoir d’éveiller quelqu’un, surtout le Survenant, qui couchait au grenier, juste au-dessus de lui. La couchette en craqua mais Venant ne broncha pas. Dans la chambre voisine Alphonsine renâcla, en proie à un cauchemar. Didace, volontiers de mauvais compte quand il s’agis-sait de la bru, songea :

— Elle sait seulement pas se moucher !Puis la maison retourna à son silence sourd. Par les seize carreaux le clair

de lune trembla sur le lit. À même le treillis d’argent découpant la courte-pointe foncée, Didace étira ses gros pieds, avides de détente.

Tout à coup, comme par une ultime générosité, avant-courrière de l’abandon, tout se pacifia dans la maison. Voilà que le silence s’allégeait et que Didace ne sentait plus la main dure à son épaule. Z’Yeux-ronds, battant de la queue sur le plancher de la cuisine, témoignait de sa présence sympathique et fidèle. Même l’air de la chambre s’enrichissait, on aurait dit : la nuit touchait à sa fin.

L’aube s’annonça prochaine. « L’heure de la passe », songea Didace. Mais les canards avaient quitté le pays. Il se recueillit pour entendre en lui, encore

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une fois, leur dernier vol. Le bruit d’ailes mollissait, lointain : Didace verrait-il les canards sauvages revenir au printemps ? Le bruit d’ailes mollissait, fluide, insaisissable : Didace serait-il de ce monde, à l’avril prochain, quand à l’eau haute noyant les prés du Chenal, le premier couple se poserait sur la mare, derrière la maison ? Le bruit d’ailes mollissait… mollissait… perdu dans les nuages : Didace reposait.

* * *

Quand Didace Beauchemin s’éveilla, il faisait encore brun. Il s’était assoupi seulement. Son premier soin, une fois levé, avant même de se rendre à l’étable, fut d’aller au bord de l’eau. Tout un jeu de canards dressés pour la chasse, une dizaine en tout, prenaient leurs ébats dans le port. Pour rien au monde il ne les eût cédés, tant ils lui étaient chers. Tout en marchant, par plaisir il imita le sillement du jars. Aussitôt, la vieille cane donnant l’élan, les canes répondirent à l’appel : coin, coin, coin… Affolées par la présence du chien, elles se mirent à fuir Z’Yeux-ronds dans ses gambades, d’un bout à l’autre du port.

— Marche à la maison, Z’Yeux-ronds, chien infâme !Le chien se tranquillisa et Didace put regarder en paix autour de lui : sous

la gelée blanche, la terre grisonnait de partout. Dans les anses, la glace devait maintenant supporter le poids d’un homme. L’eau du chenal, plus épaisse, semblait immobile. Elle avait monté durant la nuit. Elle montait à chaque plein de lune. Voulant consolider le quai, il se pencha pour empoigner un pieu, mais il se releva vite, un cri de surprise à la bouche :

— Torriâble ! mon canot qu’est disparu !Didace se ressaisit : un canot ne se perd pas ainsi. Peut-être que le vent

l’aurait détaché ? Pourtant il se souvenait de l’avoir solidement amarré, la veille, tel que de coutume. Peut-être que Joinville Provençal ou Tit-Noir à De-Froi, ou un autre l’aurait toué ailleurs pour le plaisir de lui jouer un tour ? Pourtant les jeunesses savaient qu’il n’entendait pas à rire là-dessus. Il sauta dans la chaloupe et partit visiter les quais voisins, puis d’autres plus éloignés, s’informant de son canot auprès de chaque habitant, mais en vain : personne n’en avait eu connaissance.

Vers deux heures une crampe d’estomac ramena Didace à la maison. Il mangea seul, au bout de la table, sans prononcer une parole, et sans lever la vue de la soucoupe où son thé refroidissait, son seul souci, on eût dit, étant de surveiller les courtes vagues que son souffle faisait naître dessus. La dernière

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bouchée à peine avalée, il passa la porte et ne revint qu’à la nuit tombée, ayant parcouru les petits chenaux, les rigolets, partout où le canot pouvait avoir échoué. Le lendemain, ni Amable, ni Alphonsine n’osèrent aborder avec lui le sujet. Ce fut Venant qui rompit le silence. Aussitôt les trois hommes se mirent à parler à la fois comme s’ils eussent par miracle recouvré l’usage de la parole.

Venant dit :— Si c’est la perte de votre canot qui vous occupe…— Toi, Survenant, ça sera jamais l’occupation qui te fera mourir, inter-

rompit Amable.Didace éclata :— Si jamais je mets la main sur le voleur, je le poigne par l’soufflier et je

l’étouffe dret là.— Oui, reprit le Survenant, mais ça vous redonnera pas votre canot. Si

vous voulez je peux vous en bâtir un, semblable à l’autre.— Parle donc pas pour rien dire, Survenant.— Je parle d’un grand sérieux. Il y a du bon bois sec en masse, à rien faire,

sur les entraits.— Il mange pas de pain.— Je veux ben croire, mais il en gagne pas non plus.Amable se mit à ricaner :— Tu dois en être un beau charpentier à gros grain. Où c’est que t’as tant

appris ton métier ? C’est-il sur les routes ?— Je sais pas grand’chose, Amable Beauchemin, mais j’en sais assez long

pour pas faire une offre que je serais pas capable de tenir. Le canot aurait pas de faux côtés et il n’y aurait pas de rossignols, je le garantis.

Deux dimanches de suite, à l’issue de la messe, Didace fit crier sans succès la perte de son canot. Alors, un peu gêné, il prit Venant à part :

— Euh ! ce que t’as dit, l’autre jour, à propos du canot…Le Survenant vint à son aide :— Je vous ai fait une offre. Seulement faudrait me fournir des outils. Je

peux toujours pas travailler le bois rien qu’avec une hache et une égoïne.— Ouais. Il y a ben un coffre d’outils dans la chambre d’en haut. Mais

je sais pas au juste ce qu’ils peuvent valoir.Les deux hommes grimpèrent l’escalier. Monté sur une chaise, d’un coup

d’épaule Didace souleva la trappe donnant sous les combles. Il en tira un coffre poussiéreux. Après quelques efforts, il parvint à l’ouvrir et tendit un guillaume et un bouvet au Survenant. Mais celui-ci interloqué avait déjà pris dans ses mains un trusquin, des ciseaux, des gouges…

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— Où avez-vous eu tous ces outils-là ?Ah ! ils ont appartenu à un des vieux Beauchemin, mais je serais pas mal

en peine de te dire lequel. Depuis que j’ai l’âge de connaissance, j’ai toujours vu le coffre dans la maison.

Au fur et à mesure qu’ils sortaient les outils, Venant continuait à les nommer :

— Des servantes, une boîte d’onglets, des sergents, une boîte à recaler…Il y avait aussi des serres, des griffes, des maillets, des riflards, des bedanes,

des tarières, enfin tous les outils que puisse désirer un bon artisan.Didace observa :— On dirait ben que tu les connais tous par leur petit nom ?— Mon grand-père avait un coffre semblable.— Comme ça, ton grand-père était un charpentier ?— Mon grand-père ?Venant sourit :— C’était un vieux détourreux. Il me disait lui aussi que le coffre venait

d’un ancien mais qu’il ne se souvenait pas de son nom.Les deux hommes partirent d’un même éclat de rire.Bientôt le Survenant reprit :— Je peux vous bâtir un canot de neuf pieds, en pin, pas trop versant,

avec une pince de dix-huit pouces et le derrière en sifflet. Un canot pour un homme. Un vrai petit tape-cul.

— Là, tu parles, mon garçon !— Je pourrai travailler en paix dans le fournil cet hiver. Seulement je veux

pas voir là un écornifleux, pas un seul.— T’es ben maître de ne pas en endurer un, si tu veux pas !

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Viii

— Hou donc ! Phonsine ! T’entends pas la cloche ? V’là le tinton qui se prépare à sonner !

À la seule réponse, le heurt d’un fer contre le globe de la lampe dans la chambre d’Alphonsine, Didace tempêta :

— Quoi c’est qu’elle a à tant vouloir se friser belle, à matin ? Elle est pas de rien !

Le dimanche matin, bien qu’elle se levât une heure plus tôt, c’était tou-jours un aria pour Alphonsine, depuis qu’elle était maîtresse de maison, de s’apprêter à partir pour la grand’messe. Outre qu’elle devait préparer en peu de temps le repas du midi, balayer la place et mettre de l’ordre dans la maison, il lui fallait sortir l’habillement du dimanche de son beau-père et de son mari et aider ceux-ci à attacher le faux col et nouer la cravate. Ni l’un, ni l’autre n’en venaient à bout seuls.

Le matin de ce dimanche de décembre, pendant que Didace voyait au train de l’étable, Venant apporta le bois au bûcher. En entrant il aperçut Alphonsine essuyer une larme à la dérobée ; elle s’était querellée avec son mari. Pour l’égayer, le Survenant lui dit :

— Chauffe, Phonsine, chauffe le poêle si tu veux avoir un mari joyeux.Amable, taciturne, l’esprit maladif, qui boudait, allongé contre le poêle,

prit à la hâte son casque et son capot de poil et sortit.— Voyons, voyons, Phonsine, lui reprocha le Survenant, on pleure pas

pour des riens : c’est pas le temps, le dimanche matin. Tu devrais avoir honte : Amable qui t’aime tant !

Alphonsine, sa rancune contre Amable et sa sauvagerie subitement oubliées, se vira, brusquement agressive, du côté de Venant.

— Quoi c’est que t’en sais tant pour te mêler de parler, Grand-dieu-des-routes ? Et qui c’est qui te dit qu’Amable m’aime ? À moi il m’en parle jamais.

Du haut de ses grands bras Venant laissa s’ébouler dans la boîte-à-bois la brassée de plane des îles :

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— C’est pire : une femme, ça peut vous taper la face pendant des heures de temps. Mais si vous lui prenez seulement le bout du petit doigt pour l’ar-rêter, elle crie au meurtre comme une perdue. Et un homme a beau donner son nom à une femme, il pourrait s’ouvrir la poitrine avec un couteau et s’arracher le cœur pour elle. Du moment qu’il lui déclame pas à tous les vents qu’il l’aime, non ! il l’aime pas !

Alphonsine, piquée, le relança :— T’en sais ben long sur les femmes, pour un vieux garçon de ton espèce ?— Qui c’est qui t’a déjà dit que j’étais… ? Écoute, la petite mère, on ferait

peut-être un bon almanach de la mère Seigel avec ce que je connais là-dessus.

* * *

Le père Didace s’impatienta de nouveau :— Grouille donc, Phonsine ! Elle est là qui tourne tout le temps dans la

même eau.Il dit à Venant :— Prends le fouet et appareille-toi, on part. Elle manquera la messe. Tant

pire pour elle. Faudra qu’elle s’en confesse.Puis il sortit en maugréant :— Elle est pas raisonnable. Amable a tout son reste à retenir le Pommelé.

On va arriver le sermon commencé. Un vrai déshonneur !Le fouet de cérémonie, pour la voiture légère, les sorties du dimanche, les

soirs de bonne veillée, voisinait dans le coin avec le balai de sapinage. Le Survenant obéit. Près de la chambre d’Alphonsine il frappa le plancher à grands coups de manche de fouet.

— Le fais-tu exprès, Phonsine ? Tu sais ben que le cheval attend pas aux portes et que les chemins sont méchants !

La jeune femme, la tête dans l’embrasure, dit seulement :— Vous, le beau faiseux d’almanach !Au dehors, la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel, s’évertuait à

sonner : envoie une bordée de sons au Chenal du Moine, bute sur les labours gelés, propage ses notes claires au delà de la grand’rivière, porte une volée à l’île de Grâce, une dernière branlée au nord, puis tinte… tinte… tinte…

Elle tintait encore quand Alphonsine sortit de la maison. Dans sa colle-rette de rat d’eau sentant la camphorine, elle était à peine reconnaissable, et fort enlaidie : elle n’avait plus son visage lisse et blême, ni ses bandeaux unis, des jours de semaine, mais un toupet frisé comme à perpétuité et la figure

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d’une blancheur risible, de la poudre de riz jusqu’à la racine des sourcils et des cils. Elle s’assit en arrière dans la barouche avec Amable. Le Survenant prit place sur le siège d’en avant, à côté de Didace, prêt à partir, les guides en main. Cahotés en tous sens ils firent un bon bout de chemin sans que personne ouvrît la bouche.

Aussi longtemps qu’il longeait le fleuve, même en coupant à travers les terres, le chemin de Sainte-Anne-de-Sorel restait large et assez ordonné. Passé le Petit Moulin, au partage du fleuve, où commence l’archipel à la tête du lac Saint-Pierre, puis le chenal du Moine et le rang du même nom, il devenait subitement sinueux, à vouloir suivre les méandres et les moindres caprices de la rivière. En face de la demeure des Beauchemin, bien qu’il fût encore le chemin du roi, l’herbe, à l’été, cherchait déjà à pousser entre ses roulières. Quelques arpents plus loin, il n’était pas même une impasse : rien qu’un sen-tier herbu allant mourir à la première crique.

À l’approche du gros pin qui servait d’amet aux navigateurs, le Survenant remarqua :

— Il y a du bosselage en abondance sur les routes.Vexé de l’entendre parler en termes, Didace clignota des yeux :— Je sais pas de quoi c’est que tu veux dire, Survenant. Mais si tu veux

parler des bourdillons dans le chemin, j’vas dire comme toi, il y en a en maudit !

Du coup les autres se déridèrent. Cela suffit à les faire revenir à de meil-leurs sentiments.

Venant, poursuivant son idée, reprit :— Il nous faudrait de la neige.— Sans doute. Quand il y a pas de neige, le frette massacre tous les

pâturages.Il parlait d’une voix ferme, mais l’inquiétude était en lui : la neige, à force

de tomber depuis le commencement des siècles, devrait fatalement venir à manquer.

Ce n’était pas uniquement par piété que Didace voulait arriver avant le commencement de la grand’messe : il ne détestait rien autant que d’être bousculé, disait-il. Mais il aimait surtout parler avec tout chacun à la porte de l’église. Puis, quand il s’enfonçait dans son banc, un quart d’heure avant l’Introït, il avait le temps de prendre connaissance de l’assistance, de se racler la gorge à fond, de chercher son chapelet et aussi de penser en paix à ses affaires temporelles. À l’entrée du prêtre il les abandonnait pour se mettre en la présence de Dieu. Mais il les reprenait au milieu du sermon. L’attention

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lui était difficile. Malgré sa bonne volonté, il ne parvenait pas à comprendre les vérités haut placées que prêchait l’abbé Lebrun. Pour lui, les commande-ments de Dieu et de l’Église se résumaient en quatre : faire le bien, éviter le mal, respecter le vieil âge et être sévère envers soi comme envers les autres.

Le père Didace en tête, ils entrèrent dans l’église et, à la file, d’un pas empesé, se rendirent jusqu’en avant. Le Survenant qui portait les même nippes, le dimanche comme la semaine, monta au jubé. Pierre-Côme Provençal se carrait au banc d’œuvre que seul un capitonnage distinguait des autres. Fort, sanguin, engoncé dans sa graisse et dans la satisfaction de sa personne, il occupait la moitié du banc. Avant même de s’agenouiller, Didace le vit et se dit :

— C’est ben toujours lui, le Gros-Gras. Il lui faut toute la place : les deux autres se tasseront, quoi !

Après les annonces le curé de Sainte-Anne entama la lecture de l’Évangile du jour : « En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles… ! »

… « Et alors on verra le Fils de l’homme venir sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté… »

… « Voyez le figuier et les autres arbres ; quand ils commencent à pousser, vous reconnaissez que l’été est proche… »

… « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. »Au silence du prêtre la foule des fidèles ondula puis se courba dans un

même mouvement comme les blés que l’habile faucheur couche d’un seul andain. L’abbé Lebrun replaça le signet noir, posa ses mains sur le bord de la chaire et, ayant promené son regard clair et calme sur ses ouailles, il prêcha. Il prêchait sans éclat, sans recherche, d’une voix monotone.

Ainsi que chaque dimanche, au début du sermon, Didace Beauchemin, attentif, la tête tournée vers la chaire, la main en cornet autour de sa bonne oreille, fit un effort pour écouter. Mais petit à petit il ramena son regard vers la nef, et le temporel eut vite le dessus :

— Sûrement il faudrait de la neige. Une grosse bordée de neige.À mesure qu’il vieillissait, sachant éphémères tant de choses qu’il avait

crues immuables, Didace ne se reposait plus comme autrefois dans la certi-tude des saisons. Quand il avait pris possession de la terre ancestrale, puis à la naissance de son fils, un sentiment de durée, de plénitude, l’avait pénétré jusque dans sa substance même : la force tranquille de l’arbre qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque instant, enfonce ses racines plus avant dans le sol. Il ne doutait pas alors que le printemps ne ranime l’eau des rivières,

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que l’été ne mûrisse, par grappes blondes, les avoines, avec tous les fruits de la terre. Il savait que le départ des oiseaux sauvages est nécessaire, à l’automne, et qu’il engendre la fidélité du retour, au printemps. Il savait aussi que la neige tombe à son heure, et pas avant ; et que rien ne sert, devant les desseins de l’Éternel, de vouloir tout juger à la petite mesure de l’homme.

Mais le gel de la mort a abattu une jeune branche avant son terme ; une autre s’en détache d’elle-même, comme étrangère à la sève nourricière, et le vieux tronc, ses racines à vif, peine sous l’écorce, une blessure au cœur.

« Si l’Ange de Dieu… » prêchait le curé de Sainte-Anne.Oui, si l’Ange de Dieu allait paraître sur les nuées et de son seul souffle

chasser toute la neige ou détruire tout geste de vie au Chenal du Moine ? En attendant, l’ange du sommeil penchait la tête de Didace à petits coups, puis plus obstinément. Alphonsine poussa Amable, du coude :

— Ton père qui cogne des clous !Des yeux son mari lui répondit : Laisse-le. Il peut pas faire autrement.À la sortie de la messe, quelques flocons de neige voltigèrent, se posant

délicatement, comme avec d’infinies précautions, sur la terre.— Le temps est blanc. Va-t-il neiger, quoi ?— Il neigeotte.— Il neige, dit joyeusement Phonsine.Les hommes se sourirent. Neiger signifiait pour eux une forte bordée, un

épais revêtement collé aux maisons, un pont solide sur les chemins d’hiver entre les balises, une eau lourde qui soude les rives. Mais non ces plumes folles.

Phonsine tendit la main à l’air pour capturer un flocon ou deux. Seules des gouttelettes tremblèrent à la chaleur de la peau.

* * *

Peu de temps après, au jour laiteux éclairant la pièce, Venant comprit, à son réveil, que la métamorphose attendue arrivait enfin. Il sauta hors du lit. Sous le ciel bas la neige abolissait les reliefs ; elle unifiait toute la campagne dans une blanche immobilité. Il neigeait à plein temps. Ce n’était plus les plumes folles du dimanche précédent. La neige tombait fine, tombait dru, tombait abondante, pour régaler la terre.

Vers midi le soleil se montra, pâle parmi de pâles nuages ; et cependant il alluma des myriades d’étoiles dans les champs.

Didace dit : « La neige restera ».Et la neige resta.

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Avec la neige définitive un apaisement s’installa dans la maison. Chacun vaqua à ses occupations avec plus d’empressement. Venant avait transformé le fournil en atelier auquel seul le père Didace avait accès. À les entendre le canot progressait mais nul n’en voyait la couleur.

Aux premiers chemins allables, les deux hommes se rendirent à Sorel. Ils n’en revinrent que le soir, gais et éméchés, et apparemment de complot dans un projet qu’ils mettaient un soin enfantin à cacher.

Au milieu de la semaine suivante Marie-Amanda arriva de l’île de Grâce. On ne l’attendait pas si tôt. Un jeune enfant à chaque main, et lourde du troisième qu’elle espérait au printemps, elle s’avança, grande et forte, le regard franc, reposante de santé et de sérénité, vers la maison paternelle.

— J’ai eu trop peur que le pont de glace vinssît pas prendre à temps pour les fêtes.

Alphonsine comprit que Marie-Amanda voulait alléger à son père le cha-grin d’un premier jour de l’an sans Mathilde Beauchemin.

— Allez-vous me garder, mon père ? demanda Marie-Amanda, un sourire de bonté aux lèvres.

Didace, ému et heureux à la fois, joua le bourru. Il se tourna du côté de sa bru :

— Quoi c’est que t’en penses, la petite femme ? On devrait-il la garder ?Phonsine entra dans le jeu :— Pour une journée ou deux, on en mourra toujours pas.

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iX

Ce fut à partir de ce moment que la maison recouvra vraiment le don. Dès le lendemain de son arrivée, Marie-Amanda entreprit le grand barda qu’Alphonsine avait toujours retardé. Toute une journée les poulies grincèrent sous le poids de la corde où des pièces de linge pendaient. Vers le soir les femmes les entrèrent à pleine brassée ; elles en avaient l’onglée. Une odeur de propreté, de confort, s’épandit dans toute la maison et les hommes prirent des précautions inusitées afin de ne rien salir.

–Tu vas te morfondre, disait souvent Didace à Marie-Amanda.Mais elle n’eut de reste que tout fût à l’ordre et qu’il y eût aux fenêtres,

comme au temps de Mathilde Beauchemin, des rideaux empesés à point et, sur les lits de plume durement secoués, de grands carreaux d’oreillers rigides, trônant, solennels à la tête des couchettes ; l’un portait comme motif brodé de fil rouge, un enfant endormi ; l’autre, un enfant éveillé, avec, en dessous : good-morning, good-night. Dans l’obscurité de la commode, les catalognes et les ronds de tapis nattés attendaient leur tour de donner un air de fête à la maison.

Outre la table, le poêle et les chaises, dans la cuisine, un meuble unique qu’un éclat de bois sous un coin maintenait d’aplomb à un angle de la pièce, servait à la fois de buffet et de commode. Une carafe de cristal ornait le centre. D’un rose irréel, décorée de colombes dorées portant un message blanc enroulé dans leur bec, et entourée de six verres minuscules, elle jurait par sa fantaisie avec le reste des choses naturelles. En l’apercevant, Didace avait observé, mécontent : « Si on dirait pas un courouge avec sa couvée… » Les premiers temps, dès qu’un regard étonné s’y posait, gêné par la présence d’une semblable frivolité dans la maison, il sentait le besoin d’en expliquer l’origine : « C’est la bru… » Phonsine l’avait gagnée, à une kermesse soreloise, en même temps que la tasse à thé dans laquelle seule elle buvait.

Puis on fit boucherie. Angélina s’offrit à préparer la saucisse en coiffe et le boudin.

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— C’est pas de refus, s’empressa de répondre Phonsine qui n’en pouvait plus.

Marie-Amanda, loin d’être dépaysée par l’ouvrage, ne se plaignait jamais de la fatigue. À peine si parfois, les mains sur les hanches, elle s’étirait la taille de façon exagérée, pour alléger ses reins, un moment, du poids de toute leur richesse.

Le travail lui semblait naturel et facile. L’œil se reposait à la voir apporter à l’accomplissement de toutes choses des gestes si précis, si paisibles. D’une main loyale et sûre d’elle-même elle assaisonnait le manger, ou pétrissait le pain, de même qu’elle tordait le linge et faisait le ménage. S’il venait à man-quer quoi que ce soit dans la maison, elle n’avait qu’à le dire. Aussitôt c’était à qui attellerait Gaillarde et courrait à Sainte-Anne, même à Sorel, acheter ce qu’il fallait, sans que personne trouvât à redire. Venant lui enseigna même le moyen de faire du pain sans lice. Phonsine, qui avait tant de peine à se faire aider d’Amable, enviait à Marie-Amanda son secret d’obtenir une si prompte assistance de chacun. Tandis qu’Angélina, de voir le Survenant si empressé auprès de Marie-Amanda, s’appliquait en cachette à copier les manières de son amie.

Noël approchait. Venant ne suffisait pas à emplir la boîte-à-bois. Il triait même le bois fin, et recherchait surtout le bouleau renommé pour donner un bon feu chaud.

Après avoir apprêté comme autrefois l’ordinaire des fêtes avec ce qu’il y a de meilleur sur la terre, le matin du vingt-quatre décembre, Marie-Amanda se mit à voyager, comme autrefois, du garde-manger à la grand’maison. L’heure était venue d’apporter la jarre de beignets blanchis de sucre fin, le ragout où les boulettes reposent dans une sauce onctueuse, les tourtières fondant dans la bouche et les rillettes généreusement épicées. Au fond du chaudron de fer, un paleron de jeune porc gratinait doucement avec un mor-ceau d’échinée mis de côté pour Phonsine qui ne pouvait souffrir l’ail. Comme autrefois la dinde dégelottait dans le réchaud. Et tout en haut du bahut, dans la chambre de Didace, en sûreté loin de la vue des enfants, les sucreries, les oranges et les pommes languissaient derrière une pile de draps.

Tout comme autrefois, pensa Marie-Amanda. Mais la joie insouciante d’autrefois n’était pas en elle. Son cœur pétri de durs souvenirs se gonflait de chagrin : Éphrem s’est noyé, un midi de juillet ; il n’avait pas seize ans. Mathilde Beauchemin n’est plus de ce monde pour tenter de radoucir le père Didace quand Amable ronge son ronge ou que les deux hommes ne s’en-tendent pas. L’aïeule ne trottine plus dans la cuisine en déplorant qu’on ne fasse point de pralines comme dans l’ancien temps.

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Cependant les paroles qui auraient pu exhaler sa peine, Marie-Amanda les retint en soi, pour ne pas attrister les autres. Elle s’en fut seulement à la fenêtre jeter un long regard au dehors, comme pour demander au pays immuable un reflet de sa stabilité. Le soir tombait bleuissant la nappe de neige dressée sur la commune, et l’échine des montagnes, tantôt arrondie au creux du firmament, se confondait maintenant à la plaine. À travers la brume de ses larmes, à peine Marie-Amanda voyait-elle le paysage. Déjà c’était elle, à trente ans, la plus vieille des femmes de la famille. C’était à elle, la fille aînée, de donner le bon exemple. Ainsi donc la vie est comme la rivière uni-quement attentive à sa course, sans souci des rives que son passage enrichit ou dévaste ? Et les êtres humains sont les roseaux impuissants à la retenir, qu’elle incline à sa loi : des joncs bleus pleins d’élan, un matin, et le soir, de tristes rouches desséchées, couleur de paille ? De jeunes joncs repousseront à leur place. Inexorable, la rivière continue de couler : elle n’y peut rien. Nul n’y peut rien.

La petite Mathilde, étonnée de voir sa mère si longtemps immobile, se pendit aux jupes de Marie-Amanda :

— Ma… man !Le petit Éphrem, vacillant sur ses jambes, l’imita :— Ma… man… man… man…Marie-Amanda se retourna. Elle avait encore le cœur gros, mais elle parut

consolée et dit simplement à Phonsine :— Si on faisait de la plorine comme dans mon jeune temps ?…La petite Mathilde battit des mains :— D’la plorine, maman, j’veux de la plorine !Marie-Amanda prit sa fille dans ses bras pour la manger de baisers. Le

Survenant la lui enleva doucement mais lui dit d’un ton brusque :— Vous devriez pas la porter de même : elle est ben trop pesante pour

vous.Peu après le commerçant de Sainte-Anne arriva. Il s’engouffra dans la

cuisine, en même temps qu’une bouffée d’air gelé. Il arrivait toujours en coup de vent ; on aurait juré que rien ne saurait le retenir une minute de trop et, à chaque maison, il prenait le temps de fumer sa pipe et de s’informer de tous les membres de la famille.

— Puis le père Didace, il est toujours veuf ? Crèyez-vous qu’il fait un beau veuvage ! Les créatures lui feraient-ti peur, par hasard ?

Phonsine, pour le plaisir de le faire parler, observa :— Elles sont pourtant pas dangereuses !

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— Ah ! ma fille, on sait jamais. J’en ai connu qui étaient ben épeurantes… ben épeurantes !

— Lesquelles est-ce ?— Des créatures, les cheveux tout mêlés en paillasse.À tout moment il rebondissait sur ses jambes. On croyait qu’il repartait :

il allait simplement lever le rond du poêle où cracher dans le feu et retournait s’encanter dans la chaise, ses deux pieds étirés sur la bavette du poêle.

— Puis toi, Phonsine, tu fais pas baptiser ? Puis Amable ? Puis le Survenant ? Puis Ludger ? Puis Z’Yeux-ronds, il jappe toujours ?

Tous y passèrent. Quand il arriva au tour de Marie-Amanda, il se contenta de lorgner obliquement de son bord :

— Puis les gens de l’île de Grâce ? Ils me font l’effet d’être prospères, d’après ce que je peux voir.

Son butin de nouvelles grossissant à chaque maison, il s’attardait davan-tage à mesure que sa tournée avançait. On eût dit que c’en était là le but principal, plutôt que la vente de sa marchandise.

Marie-Amanda se faisait une joie d’assister à la messe de minuit. À la demande du père Didace, le Survenant accepta de garder la maison. Il ne se fit pas même prier. Marie-Amanda le rassura sur le compte de la nuit : les enfants ne s’éveillaient jamais. Son mari, Ludger Aubuchon, la rejoignit à l’église de Sainte-Anne et, après la messe, les gens du Chenal revinrent à la suite. Toute une filée de traîneaux s’égrenaient sur la route, dans la nuit bleue argentant le hameau. David Desmarais et Angélina acceptèrent l’invitation de réveillonner chez les Beauchemin. Angélina n’avait jamais connu de plus heureux Noël. « Quel beau Noël ! » ne cessait-elle de dire en son cœur où une joie dévotieuse se confondait avec l’image du Survenant.

À leur arrivée dans la maison, Venant dormait sur sa chaise. Il sursauta en même temps que Z’Yeux-ronds et tout d’un bond il fut debout. Une fois la mèche de la lampe levée, une exclamation jaillit de la bouche d’Alphonsine :

— Où c’est que vous avez pêché ce fauteuil-là, dans le monde ?Le fauteuil que venait de quitter Venant, un véritable fauteuil voltaire,

aux pattes moulurées et au dos incurvé comme pour mouler le corps, avec des défauts qui dénotent la main de l’artisan, trônait près du poêle.

Encore endormi Venant dit en bâillant :— Pas rien que le père Didace et Amable qui auront leur chaise dans la

maison. Moi aussi j’aurai la mienne.On parla de la messe de minuit, du beau chant, de la crèche, mais comme

d’eux-mêmes les propos revenaient sans cesse au fauteuil. Chacun voulut

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l’essayer. On s’y carrait. Il semblait épouser le dos de la personne. David Desmarais ne faisait que répéter : « J’ai rarement vu une aussi bonne chaise. Ah ! cré bateau ! c’est de l’ouvrage fine ! »

— Tu pouvais ben te vanter de savoir travailler le bois, remarqua Ludger Aubuchon.

Phonsine, occupée à tremper le ragoût de boulettes, lâcha soudain la cuiller à pot pour se camper devant le Survenant :

— Ah ! c’était ça, le grand secret d’avant Noël que tu cherchais tant à me cacher ?

Angélina voulait tout savoir de la façon et du rembourrage. Venant ne pouvait répondre à tout le monde à la fois. Il expliqua :

— Je l’ai rembourré de quenouille avec des sacs vides5 de gros sel. Ça sent le bord de l’eau, vous trouvez pas ?

Angélina ajouta :— Je connais des dames anglaises, à Sorel, qui donneraient gros d’argent

pour faire réparer leurs anciens meubles par vous.Alphonsine s’extasia :— Aïe, mon beau-père, entendez-vous ce que dit Angélina ?Mais Marie-Amanda donnait le signal de se mettre à table. Après la longue

course au grand air, chacun réveillonnerait de bon cœur et de bel appétit. Au moment de s’asseoir, il y eut une minute de forte émotion devant la place vide de Mathilde : depuis sa mort personne ne l’avait occupée. Marie-Amanda alla chercher sa petite et l’y installa : une feuille tombe de l’arbre, une autre feuille la remplace.

5. Correction des éditeurs : (leçon du radioroman) « sacs vidant de »

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X

Entre Noël et le jour de l’An, le temps se raffermit ; il tourna au froid sec et promettait de se maintenir ainsi jusqu’après les fêtes. Le chemin durci crissait sous les lisses de traîneaux. Chaque nuit les clous éclataient dans les murs et, crispés, les liards pétaient autour de la maison. Le père Didace en augura du bon. Il dit au Survenant :

— Si le frette continue, le marché des fêtes nous sera profitable !De grand matin, le vendredi suivant, veille du premier janvier, les deux

hommes se mirent en route pour Sorel. Le pont de glace était formé sur le fleuve. Les habitants des îles du nord ne tarderaient pas à se rendre au marché, avec les coffres de viande. On se disputerait les bonnes places.

Sans respect pour sa charge, Gaillarde, les oreilles dressées, partit bon train. Didace dut la retenir :

— Modère donc, la blonde ! Modère, la Gaillarde. Tu t’en vas pas aux noces, à matin. Prends ton pas de tous les jours. On a du temps en masse.

Docile au commandement, la jument assagit son trot. Souvent le Survenant demandait à conduire mais le maître cédait rarement les guides. Didace les enfila en collier et ne dit plus un mot. Déjà le frimas hérissait sa moustache et blanchissait les naseaux de la bête.

Dans le matin bleu, de rares étoiles brillaient encore par brefs sursauts. À droite l’espace blanc s’allongeait, moelleux et monotone, coupé seulement par la silhouette sévère des phares et des brise-glace ; mais, à gauche, des colonnes de fumée révélaient la présence des maisons effacées dans la neige comme des perdrix tapies dans la savane. De loin en loin un berlot rouge rayait l’horizon. L’espace d’un instant, on entrevoyait sur l’arrière un goret éventré, l’œil chaviré, levant au ciel ses quatre pattes gelées dur. Puis absorbé par la route, le traîneau se joignait au faible cortège matinal, sur le chemin du roi.

Avant même l’angélus du midi, ils eurent vendu leurs provisions. Didace chargea le Survenant d’en livrer une partie au Petit Fort. Peu à peu le marché

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se vidait. Les derniers clients s’affairaient autour des voitures et des éventaires. Les habitants avaient vite fait de distinguer parmi eux l’engeance des mar-chandeurs pour qui ils haussaient les prix avant de leur accorder un rabais. Afin de se montrer gais à pareille époque, plusieurs cherchaient quelque joyeuseté à dire et, à défaut, donnaient à propos de rien de grandes claques dans le dos de leurs connaissances qui sursautaient plus que de raison. L’un d’eux pausa près de la voiture des Beauchemin et dit à haute voix, surveillant l’effet de ses paroles, à la ronde :

— Ma femme a pas de compliments à vous faire sur le bœuf que vous m’avez vendu, la semaine passée : elle dit qu’elle a assez de moi.

Le rire vola, d’une voiture à l’autre, tandis que les hommes, pour activer le sang, trépignaient le sol dur et se frappaient les mains à travers leurs mitaines de peau de cochon. Une femme les entendant rire, s’approcha pour mettre son grain dans la conversation :

— Ah ! vous autres, vous êtes bien heureux, les cultivateurs ! Ça se voit : vous faites rien que rire…

Didace protesta :— Eh oui ! Puis qui c’est qui vous dit qu’on est des cultivateurs ? Je peux

ben être rien qu’un habitant.— Voyons, monsieur Beauchemin, c’est la même chose.— Quoi ! Y a pourtant une grosse différence entre les deux : un habitant

c’est un homme qui doit sur sa terre ; tandis qu’un cultivateur, lui, il doit rien.— J’ai jamais lu ça nulle part.— Ni moi non plus. Mais je le sais, même si c’est pas écrit dans

l’almanach.Incrédule, la cliente chercha vainement à démêler, dans le regard de

Didace, la vérité d’avec la vantardise.Le Survenant ne revenait pas. Didace l’attendit une bonne secousse. Puis

il perdit patience. Tout à la fois désireux et craintif de se laisser entraîner par lui à l’auberge, il se hâta de retourner au Chenal du Moine, pour ne pas déplaire à Marie-Amanda.

— Que l’yâble l’emporte ! Il s’en viendra par occasion. Et s’il en trouve pas, il marchera. Il connaît le chemin !

* * *

Le matin du premier de l’An, Venant n’était pas de retour. On avait trop à faire pour s’inquiéter de son absence. Seule Phonsine en passa la remarque.

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Les visites commenceraient d’un moment à l’autre. De fait, avant huit heures, des jeunes gens clenchèrent à la porte pour saluer la maisonnée :

Bonjour le maître et la maîtresse Et tous les gens de la maison. Nous acquittons, cela nous presse, Notre devoir de la saison.

— Bonne et heureuse !— Toi pareillement !Des cris, des rires, de grands hélas ! des embrassades, des poignées de main,

des vœux, des plaisanteries, pour se terminer par une tournée de petits verres, de beignets et de bonbons clairs, il y en eut jusqu’à l’heure de la grand’messe. Lorsque Marie-Amanda vit son père prêt à partir pour Sainte-Anne, elle lui recommanda :

— Mon père, tâchez de pas engendrer chicane à Pierre-Côme Provençal. Vous m’entendez ?

Didace la rassura. Plusieurs années auparavant, un matin du jour de l’An, Pierre-Côme Provençal, la main ouverte, s’était avancé vers Didace Beauchemin, sur le perron de l’église, après la messe : « Bonne année, Didace ! » Mais Didace, dédaignant la main de son voisin, lui demanda à brûle-pourpoint : « M’as-tu déjà traité de tricheux, toi ? As-tu dit que j’ai visité tes varveux, l’automne passé ? » – « J’m’en rappelle pas, mais j’ai dû le dire. » – « D’abord que c’est de même, tu vas me faire réparation d’honneur ! » Les paletots de fourrure lancés sur la neige le temps de le dire, les deux hommes, d’égale force, se battirent à bras raccourcis, à la vue de toute la paroisse réjouie du spectacle gratuit, jusqu’à ce que Didace, le cœur net, jugeât son honneur vengé et serrât la main de Provençal :

— Bonne année, mon Côme !— Toi pareillement, Didace !Mathilde Beauchemin avait la bataille en horreur. En apprenant la chose,

elle dit :— J’ai jamais vu deux hommes si ben s’accorder pour se battre et si peu

pour s’entendre.Après quinze ans, au jour de l’An, elle faisait encore à son mari la recom-

mandation que Marie-Amanda, à son exemple, trouva naturel de répéter.Les visites et les tournées de petits verres s’échangèrent jusqu’au soir, à

intervalles de plus en plus espacés et par rasades de moins en moins fortes.

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Sur la fin de la journée, Bernadette Salvail arriva, laconique et mystérieuse à dessein.

— Tu nous caches quelque chose, devina Phonsine.Après d’inutiles protestations, elle finit par avouer que ses parents donne-

raient un grand fricot le lendemain soir ; ils attendaient pour l’occasion de la parenté de Pierreville, d’un peu partout, même du nord.

— Tout le monde du Chenal est invité, les Demoiselles6 Mondor avec. Et le Survenant, ben entendu, ajouta-t-elle.

Là-dessus Phonsine s’empressa d’observer :— Tu parles en pure perte quant à lui : il est disparu du Chenal, peut-être

ben pour tout de bon.— Avance donc pas des chimères semblables, lui reprocha le père Didace.Les fréquentes tournées le rendaient susceptible ; de plus il commençait à

regretter de ne pas avoir attendu Venant, la veille. La bru voulut s’asseoir dans le fauteuil voltaire, mais il la fit se lever :

— Assis-toi pas là. Tu sais à qui la chaise appartient ? Gardes-y sa place au moins. Personne boit dans ta tasse.

Sur l’heure du midi, le lendemain, la première voiture à revenir au Chenal après la grand’messe ramena le Survenant. Une bosse au front et le côté droit de la figure passablement tuméfié, il ne dit pas un mot. Phonsine gardait seule la maison. En l’apercevant, elle le gronda :

— Oui, sûrement, te v’là ben équipé pour à soir ? Tu sais que Bernadette Salvail donne sa grand’veillée ?

Toutefois elle l’entoura de soins, cherchant à le tenter à prendre un peu de nourriture ou à lui appliquer un morceau de viande crue sur l’œil. Il refusa tout.

— Ah ! neveurmagne !Alors elle se hâta de le faire coucher avant l’arrivée des autres.— Tâche de te renipper pour à soir, Survenant !

* * *

Dès le seuil de la porte, la chaleur de la salle basse de plafond, après le frimas du dehors, accueillait les groupes d’invités chez Jacob Salvail. Puis un arôme de fines herbes, d’épices, de nourriture grasse, avec de bruyantes exclama-tions, les saluaient :

6. Correction des éditeurs: majuscule ajoutée, uniformisé selon En pleine terre.

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— Décapotez-vous ! Décapotez-vous ! Les créatures, passez dans la grand’chambre ôter vos pelisses.

À tout moment des femmes, emmitouflées jusqu’aux yeux et dont il était impossible de deviner l’âge, pénétraient dans la chambre des étrangers. Elles n’en finissaient plus de se débarrasser de leurs grands bas, de leurs nuages de laine, de leurs crémones, de leurs chapes. Alors on reconnaissait des figures de jeunes filles, d’autres ayant passé fleur depuis longtemps et jusqu’à des vieillardes, les cheveux bien lissés et mises proprement dans leur spencer du dimanche, dépaysées au milieu de tant de monde.

Les jeunesses s’examinaient du coin de l’œil. Plusieurs étrennaient soit une matinée soit une jupe, quelques-unes une robe complète en alpaca ou en mérinos de couleur. Une cousine de Bernadette, de la côte nord, fit envie avec son corps de robe de Gros de Naples que sa mère avait reçu en présent de la seigneuresse de Berthier et qu’elle avait retaillé selon un modèle du Delineator. Toutes tenaient à paraître à leur avantage : les moins douées fai-saient bouffer leur corsage et onduler leur jupe ; d’autres s’efforçaient d’aplatir de trop évidentes rondeurs ; d’autres enfin, d’un gauche retroussis, laissaient poindre un bas de jupon dentelé.

Du revers de la main les hommes essuyaient leur moustache avant de donner aux femmes qu’ils n’avaient pas embrassées, la veille, de gros becs sonores qui avaient goût de tabac. Les plus malins trichaient là-dessus. Ils les embrassaient par deux fois. Les femmes protestaient à grands cris, mais après coup seulement.

Les Demoiselles Mondor cherchèrent en vain à esquiver les politesses du père Didace.

— Bonne année, Ombéline. Puis un mari à la fin de vos jours !— Quoi, un mari ? Vous voulez dire le paradis, monsieur Beauchemin ?— Mais, pauvre demoiselle ! Vous savez ben que l’un va pas sans l’autre !Bernadette ne tenait pas en place. Apercevant son père qui embrassait

l’autre Demoiselle Mondor, elle cria à sa mère :— Venez vite, sa mère !Madame7 Salvail, facilement démontée, accourut, les bras inertes comme

deux branches mortes, le long de son corps maigre :— Mon doux ! quoi c’est qu’il y a encore ?— Regardez votre beau Jacob, votre vieux qui voltige de fleur en fleur !— Le mien ? Ah ! j’suis pas en peine de lui : Il va s’essouffler avant de

cueillir la grosse gerbe.

7. Note des éditeurs : la graphie des noms de titre a été normalisée.

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On ne s’entendait pas parler tellement il y avait d’éclats de rire.— Pensez-vous de pouvoir réchapper votre vie au moins, père Didace ?— Inquiète-toi pas, Marie. J’vas commencer par me rassasier. Après je

mangerai.Les propos et les rires s’entrechoquaient.— Donnez-y donc le morceau des dames, depuis tant de temps qu’il

louche dessus.— Où c’est qu’est le pain ? Où c’est qu’est le beurre ? demanda Pierre-Côme

Provençal qui voyait l’un et l’autre hors de la portée de sa main.Un peu figés au début du repas, ils avaient repris leur naturel et se réga-

laient sans gêne. Maintenant ils étaient quinze attablés. La nourriture abon-dait comme à des noces. Entre la dinde, bourrée de far aux fines herbes à en craquer, à une extrémité de la table et, à l’autre, la tête de porc rôti avec des pommes de terre brunes alentour, il y avait de tous les mets d’hiver, surtout de la viande de volaille et de porc apprêtée de toutes les façons, avec, çà et là, des soucoupes pleines de cornichons, de betteraves, de marmelade de tomates vertes et, en plus, des verres remplis de sirop d’érable et de mélasse où l’on pouvait tremper son pain à volonté.

Cependant madame Salvail, en priant les gens âgés de s’asseoir à table, crut poli d’ajouter :

— Y a pas ben, ben de quoi, mais c’est de grand cœur.Bernadette, de son côté, expliqua à la jeunesse :— On va laisser le grand monde se régaler. Après, les jeunes mangeront

en paix. Et je vous recommande le dessert : il y a des œufs à la neige, de la crème brûlée, de la tarte à Lafayette, de la tarte à la ferlouche, de la tarte aux noix longues. C’est Angélina qui a préparé la pâte : de la pâte feuilletée, avec tous des beaux feuillets minces…

Angélina, confuse, lui fit signe de se taire. La saucière en main, elle offrait à chaque convive à table le gratin de la viande : « Une cuillerée de grévé ? » Elle passa près du Survenant. Celui-ci lui dit à mi-voix :

— Tâchez de me garder de quoi manger.— Espérez ! lui répondit-elle, modestement, sans lever la vue.Les filles du Chenal boudaient ostensiblement le Survenant de s’être

dérobé, la veille, à la visite du jour de l’An ainsi qu’aux compliments d’usage et aux doux baisers. De belle humeur, il ne semblait pas s’apercevoir de leurs petits manèges. Avec plusieurs jeunes il prit place à la deuxième tablée. Angélina refusa d’en être :

— J’aime mieux servir. Je prendrai une bouchée tantôt.

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Chaque fois qu’elle passait près du Survenant, il lui réclamait son assiette. Il n’avait pas mangé depuis la veille et les verres de petit-blanc lui faisaient vite effet.

— Espérez ! lui répondit à tout coup l’infirme, comme incapable de trouver autre chose.

Il s’impatienta et voulut se lever, mais on le fit rasseoir :— Pas de passe-droit. Tu mangeras à ton tour. T’es pas à l’agonie ? Et sois

pas en peine du manger : il y en a tout un chaland.— Je vous avertis que je mange comme un gargantua.— Gar-gan-tua !À leurs oreilles étonnées le mot prit le son d’une plaisanterie. Ils pouffèrent

de rire. Mais Odilon Provençal s’en trouva mortifié :— Parle donc le langage d’un homme, Survenant. Un gargantua ! T’es

pas avec tes sauvages par icitte : t’es parmi le monde !Ils rirent encore, le Survenant plus haut qu’eux tous. Amable pensa : « Il

dit des choses qui ont ni son, ni ton, et il est trop simple d’esprit pour s’aper-cevoir qu’on rit de lui. »

Angélina approchait. Venant l’aperçut.— Aïe, la Noire ! Veux-tu me servir pour l’amour de la vie ? Je me meurs

de faim.Ce premier tutoiement la remua toute. La voix un peu tremblante, elle

dit :— Si vous voulez ôter votre étoile de sur la table, je vous apporte une

assiette enfaîtée.— Mon étoile ?— Oui, votre grande main en étoile…Il vit sa main dont les doigts écartés étoilaient en effet la nappe. Il éclata

de rire. Mais quand il se retourna pour regarder l’infirme, celle-ci avait dis-paru parmi les femmes autour du poêle.

— Angélina, Angélina, viens icitte que je te parle !Un peu gris et soudain mélancolique, une voix questionna en lui :

Pourquoi me suit-elle ainsi des yeux ? Pourquoi attache-t-elle du prix au moindre de mes gestes ?

Mais il avait faim et soif. Surtout soif. Puisqu’il ne pouvait boire, il man-gerait. Il s’absorba à manger en silence. Une chose à la fois.

— Venant, rêves-tu ? Tu rêves ?Il sursauta : Quoi ? quoi ?— On te demande si t’as eu vent à Sorel du gros accident ?

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— Quel accident ?— Apparence que trente-quelques personnes ont péri dans une explosion

à la station des chars du Pacifique, à Montréal.— Ah ! oui. L’Acayenne m’en a soufflé mot, mais à parler franchement, je

saurais rien vous en dire, pour la bonne raison que j’ai pas porté attention.Une voix demanda :— Qui ça, l’Acayenne ?Le Survenant mit du temps à répondre :— Une personne de ma connaissance.Odilon reprit à mi-voix :— Elle est sûrement pas du pays. Ça doit être encore quelque sauvagesse.

Avec un faux côté, elle itou.Instinctivement Marie-Amanda regarda vers Angélina. Mais l’infirme,

comme intentionnée ailleurs, ne semblait rien entendre.Le visage du Survenant se rembrunit. Il baissa la voix et dit :— Je t’avertis, Provençal, laisse-la tranquille. Tu m’entends ? À partir d’au-

jourd’hui, laisse-la en paix ou t’auras affaire à moi. Tu comprends ?Aussitôt Odilon se défila :— Quoi, je parlais de ton canot…Et s’adressant au reste de la tablée, il ajouta en riant jaune :— Apparence qu’il y en a un qui a la peau courte, à soir !Au moment de se lever de table, Venant vit le commerçant de Sainte-Anne

s’approcher d’Odilon. Il l’entendit lui murmurer :— Je crés presquement que l’Acayenne, c’est une créature de la Petite-Rue,

à Sorel.À leur sourire complice, il devina l’intention méchante. Autant les trois

autres fils de Pierre-Côme Provençal lui étaient sympathiques, autant Odilon lui déplaisait. Les poings lui démangeaient de s’abattre sur ce gros garçon suffisant comme son père. À la prochaine attaque, il ne s’en priverait point. Et si l’occasion tardait trop, il saurait bien la provoquer.

Les hommes âgés s’étaient réfugiés à un bout de la salle où la fumée de leur pipe les isolait comme dans une alcôve. L’un, qui n’était pas de la place, demanda en montrant le Survenant :

— Il doit être pas mal fort ?Sans laisser à Didace le temps de parler, quelqu’un du Chenal répondit :— En tout cas, il agit pas comme tel, il cherche pas à se battre.Didace protesta : « C’est en quoi ! »— Comment ça ?

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— S’il est si pacifique, c’est qu’il en a les moyens.Le Survenant avançait une chaise pour prendre place parmi eux. À leur

air, il comprit qu’il était question de lui. La chaleur et la bonne chère leur enlevaient tout penchant à la discussion. Ils se remirent à causer nonchalam-ment. Dans une trame molle, les propos se croisaient sans se nuire, comme les fils lâches sur un métier, chaque sujet revenant à son tour : l’hiver dur, les chemins cahoteux, la glace, les prochaines élections, l’entretien des phares qui changerait de mains si le parti des Bleus arrivait au pouvoir…

Ils devinrent silencieux, comme de crainte de formuler le moindre espoir en ce sens. Soudain l’un résuma tout haut l’ambition secrète de la plupart d’entre eux :

— Tout ce que je demande, c’est un petit faneau à avoir soin : le petit faneau de l’île des Barques, par exemple. Ben logé. Ben chauffé. De l’huile en masse. Trente belles piastres par mois à moi. Rien qu’à me nourrir, et à me vêtir, me v’là riche !

— Puis un trois-demiards pour te réjouir le paroissien de temps à autre ?— Eh ! non, un rêve !— Puis la visite de ta vieille par-ci, par-là, pour réchauffer ta paillasse ?L’homme jeta un regard furtif du côté des femmes, afin de s’assurer que

la sienne était loin, avant de répondre crânement : « Ouais, mais pas trop souvent ! »

— Moi, dit le père Didace, quand je serai vieux, je voudrais avoir une cabane solide sur ses quatre poteaux, au bord de l’eau, proche du lac, avec un p’tit bac, et quelques canards dressés dans le port…

— Je te reconnais ben là, mon serpent, conclut Pierre-Côme. Pour être loin du garde-chasse et aller te tuer un bouillon avant le temps, hein ?

— Quand est-ce qu’un homme est vieux, d’après vous ? demanda le Survenant, amusé.

L’un répondit :— Ah ! quand il est bon rien qu’à renchausser la maison.Un autre dit :— Ou ben à réveiller les autres avant le jour.Didace Beauchemin parlait plus fort que les autres :— Mon vieux père, lui, à cinquante-cinq ans, allait encore aux champs

comme un jeune homme.— Comme de raison, un habitant qui vit tout le temps à la grand’air, sur

l’eau, la couenne lui durcit plus vite qu’à un autre. Il peut être vieux de visage, sans être vieux d’âge et sans être vieux de corps.

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La conversation languit. Parfois l’un s’interrompait au milieu d’une phrase pour exhaler un profond soupir, plus de l’estomac que du cœur, et les mains lâchement croisées sur sa panse gonflée, il remarquait à la ronde, mais uni-quement à l’intention de Jacob Salvail : « J’ai ben mangé ». D’un signe du menton les autres participaient à l’hommage que l’hôte acceptait en silence comme son dû.

Les femmes, à la relève, donnaient un coup de main, soit pour servir, soit pour essuyer la vaisselle. Elles tenaient à honneur d’aider et l’une et l’autre s’arrachaient un torchon. Inquiète, madame Salvail allait s’enquérir çà et là si rien n’avait cloché. Au moment où on la rassurait en lui prouvant combien le repas était réussi, Eugène, le benjamin de la famille, s’avança, armé d’une fourchette, jusqu’au milieu de la table pour y piquer un beignet et fit ainsi chavirer le plateau. Sur le point de tomber, afin de se protéger, il mit l’autre main dans le compotier d’où les confitures éclaboussèrent quelques invités.

Bernadette, furieuse, cria comme une perdue :— Son père ! regardez votre beau Eugène, et le dégât qu’il vient de com-

mettre. Il mériterait de manger une bonne volée. À votre place, je le battrais comme du blé.

Jacob Salvail n’enfla pas même la voix. Pour toute réprimande il remarqua tranquillement : « Si tu voulais des confitures, Tit-gars, t’avais qu’à le dire. Pas besoin de sauter dedans à pieds joints. »

Durant le court répit entre le repas et les amusements de la veillée, les jeunes filles montèrent dans la chambre de Bernadette. Tout en refrisant leurs cheveux, elles se consultèrent : jouerait-on d’abord à la chaise honteuse ? À cache, cache, la belle bergère ? À mesurer du ruban, aux devinettes, ou à l’as-siette ? tel que le souhaitait vivement la maîtresse d’école qui excellait à recueillir des gages et à inventer des pénitences.

Catherine Provençal savait plusieurs chansons. Elle proposa :— Si l’on chantait plutôt ? On aura assez chaud à danser tantôt, sans com-

mencer par des jeux, il me semble.— À votre aise, consentit Bernadette qui avait déjà arrêté son plan. C’est

vrai que ça prendra pas goût de tinette pour qu’on danse. Quoi c’est que t’en penses, Marie ?

Marie Provençal tressauta. Le dos tourné aux autres, dans la ruelle, entre le lit et le mur, elle venait de tirer de son bas de cachemire un morceau de papier de soie rouge, et, de son doigt mouillé, s’en fardait légèrement les joues.

Rose-de-Lima Bibeau se mit à chanter :

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Mademoiselle, Fardez-vous belle

— Descendons, dit Bernadette.Sur les marches de l’escalier étroit, les garçons se contaient des histoires

grivoises. À l’approche des filles, ils rougirent et se dispersèrent telle une nuée d’étourneaux.

— Une chanson, une chanson, pour nous divertir, ordonna Bernadette.De son coin le Survenant entonna :

Pour un si gros habitant Jacob pay’ pas la trait’ souvent

Sans prendre le temps de souffler, sur le même ton, Odilon Provençal qui, ainsi que ses trois frères, ne buvait jamais une goutte de liqueur alcoolique, répondit :

Tu mérites pas même un verre De piquett’ ou de gross’ bière.

Les rires calmés, Bernadette annonça à la ronde :— Le Survenant va nous chanter une chanson.— Ah ! non. J’ai pas ça dans le gosier, à soir.— Mais, Survenant, vous pouvez pas me refuser. Ça serait me faire un

trop grand affront.Désarmées par son indifférence envers elles, plusieurs filles du Chenal

entourèrent Venant :— On vous connaît, Survenant : c’est rien qu’une défaite…— Chantez ! On veut vous entendre à tout prix.— Quoi c’est que vous voulez que je vous chante ?— La chanson de votre cœur, Grand-dieu-des-routes !— De mon cœur ? Savez-vous si…— Dites-en rien, interrompit Phonsine : c’est un chétif métier de parler

en mal des absents.— Phonsine ! lui reprocha le Survenant, vas-tu te mêler d’être pointeuse,

la petite mère ?Mais pendant que les autres riaient fort, il dit à Bernadette de façon à être

entendu d’elle seule : « Paye-moi un coup, ma belle, et je chanterai. »

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– « Après », lui répondit-elle, saisie. – « Non, de suite pour m’éclaircir la voix. Autrement je chante pas. »

Un peu interdite, mais séduite par l’idée d’être seule avec le Survenant pendant quelques instants, Bernadette se faufila jusqu’à la grand’chambre. Peu après il la suivit et poussa la porte. En silence elle tira la cruche de caribou cachée à côté du chiffonnier et lui tendit un verre. Il l’emplit jusqu’au bord puis, comme avec des gestes tendres, le porta à ses lèvres. Il but une gorgée et, sans attendre que son verre fût vide, le remplit de nou-veau. Par deux fois il recommença, comme par crainte d’en manquer. Bernadette le regarda faire, étonnée. Sûrement elle avait souvent vu des hommes, au Chenal du Moine, boire de l’eau-de-vie. Ils l’avalaient d’une seule lampée.

Plusieurs frissonnaient, grimaçaient même après, la trouvant méchante et ne l’absorbant que pour se réchauffer ou se donner l’illusion de la force ou de la gaieté.

Le Survenant buvait autrement. Lentement. Attentif à ne pas laisser une goutte s’égarer. Bernadette ? Il se souciait bien d’elle. Bernadette n’existait pas. Il buvait lentement et amoureusement. Il buvait avidement et il buvait pieusement. Tantôt triste, tantôt comme exalté. Son verre et lui ne faisaient plus qu’un. Tout dans la chambre, dans la maison, dans le monde qui n’était pas son verre s’abolissait. On eût dit que les traits de l’homme se voilaient. Une brume se levait entre Bernadette et lui. Ils étaient à la fois ensemble et séparés. « Quel safre ! » pensa-t-elle, indignée de le voir emplir son verre une quatrième fois. Mais en même temps elle éprouvait de la gêne et de la honte et aussi l’ombre d’un regret inavoué : le sentiment pénible d’être témoin d’une extase à laquelle elle ne participait point.

— T’en viens-tu, la belle ?Bernadette fit signe que non, la gorge serrée, incapable de parler. D’ailleurs

elle n’avait rien à lui dire. Quand il eut quitté la chambre, elle voulut se res-saisir : « J’aurais bien de la grâce de m’occuper de lui. Qu’il boive donc son chien-de-soul s’il le veut ! Ça peut pas rien me faire ». Elle pensa à apporter de l’eau pour réduire le caribou, mais son père ne le lui pardonnerait pas. De ses yeux embrumés, une grosse larme roula sur le col de la cruche. Dans la cuisine le Survenant chantait :

Là-haut, là-bas, sur ces montagnes, J’aperçois des moutons blancs, Beau rosier, belle rose,

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J’aperçois des moutons blancs, Belle rose du printemps.

Sa voix n’était pas belle ; elle n’avait rien d’une voix exercée et pourtant elle parlait au cœur. Dès qu’elle s’élevait il fallait l’écouter sans autre occupation : les mains se déjoignaient. Chacun alors se laissait emporter par elle sur le chemin de son choix, un chemin où chacun retrouvait, l’attendant, chaud d’ardeur, l’objet de son rêve : des terres grasses, fécondes, ou un petit faneau à avoir soin, ou un visage bien-aimé, ou une mer de canards sauvages…

Si vous voulez, belle bergère, Quitter champs et moutons blancs, Beau rosier, belle rose, Quitter champs et moutons blancs, Belle rose du printemps.

Se pouvait-il qu’il y eût de par le vaste monde une bergère assez cruelle pour refuser l’amour d’un berger si vaillant ? Ce n’était pas sûrement une fille des plaines. Les cœurs s’en serraient et s’en offensaient à la fois. Adossée au chambranle de la porte, une femme, du coin du torchon de vaisselle, écrasa sans honte une larme sur sa joue.

La belle m’a dit oui sans peine Au bout de très peu d’ instants, Beau rosier, belle rose…

Mais un beau danseur s’élança avant la fin du dernier couplet. Il préférait à une bergère de chanson, c’était visible, quelque grasse fille hanchue qu’il pouvait cambrer sous son bras agile :

— En avant, l’accordéon, puis la musique à bouche ! Vite une gigue, puis un rigaudon !

Way down de Gatineau Where de big balsam grow…

Les chaises s’écartèrent. Le plancher cria sous le martèlement des durs talons des hommes. Un tournoiement de jupes fit rougeoyer le milieu de la pièce. Déjà un « calleur » de danses annonçait les figures en scandant les syl-labes : Sa-lu-ez vot’ com-pa-gnée !… Ba-lan-cez vos da-mes !

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Le bruyant cotillon s’ébranla.Vire à gauche ! Peu habitués à la danse qu’ils n’aimaient point, les garçons

du Chenal s’essoufflaient vite et suaient à grosses gouttes. D’un geste brusque ils arrachaient le mouchoir accroché sous leur menton et, à grands coups, s’en essuyaient le visage. Ils en tiraient une sorte de fierté :

— Aïe ! Regarde-moi donc : j’suis mouillé quasiment d’un travers à l’autre !— Ben tu m’as pas vu ! J’suffis pas à m’abattre l’eau !Et tourne à droite ! Vitement ils emboîtaient le pas, de peur de perdre la

mesure et de se rendre risibles, par leur gaucherie, aux yeux des filles. De nouveau ils leur enserraient la taille comme dans un étau. Du rire franc plein les yeux, elles renversaient la tête et tournaient sans gêne comme sans effronterie.

Ensuite les danseurs se placèrent en rond autour de la salle et les mains des filles se joignirent aux mains des garçons pour la chaîne des dames. Dans une brève étreinte, les mains, l’une après l’autre, disaient ce que souvent les lèvres n’osaient pas formuler. En leur langage naïf, les mains, plus éloquentes que les voix, parlaient d’accord, d’amitié éternelle ou bien d’indifférence.

Le musicien prenait plaisir à prolonger le cotillon. Il étirait l’accordéon en des sons alanguis. Mais au moment où les couples, formés selon leur sen-timent, s’élançaient pour la valse finale, il repliait son instrument à une allure endiablée et obligeait les danseurs à retourner à la chaîne.

Le cotillon durait encore lorsqu’un enfant tout effarouché cria dans la porte :

— Venez vite voir deux hommes se battre à ras la grange. Y a une mare de sang à côté comme quand on fait boucherie !

— Mon doux Jésus !Avant même de savoir ce qui en était, madame Salvail, obsédée par l’idée

qu’elle souffrait de pauvreté de sang, s’affala sur une chaise, prête à perdre connaissance.

— Je me sens faible. Je pense presquement que j’vas faire la toile.Les autres femmes, renseignées sur la nature de son mal, aux trois quarts

imaginaire, n’en firent pas de cas. Déjà échelonnées derrière la fenêtre, elles s’efforçaient de voir au dehors, mais elles réussirent à peine à racler dans le givre de la vitre un rond de la grandeur de la main. Les hommes, eux, afin d’accourir plus vite sur les lieux, se coiffèrent du premier casque à la vue. Ainsi des têtes grotesques, ou perdues dans des coiffures trop larges, ou débordant de coiffures étroites, se montraient un peu partout, sans provoquer même l’ombre d’un sourire.

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Soudain Eugène Salvail bondit dans la porte, comme un poulain qui a déserté le pré : « C’est… c’est… Odilon Provençal qui se bat avec le Survenant ! »

Alphonsine, toute démontée, poussa du coude Marie-Amanda :— Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ?Mais on n’entendait que la voix de crécelle de Laure Provençal qui grinçait

d’indignation :— Aussi, pourquoi garder ce survenant de malheur ? Pour voir si on avait

besoin de ça au Chenal du Moine ! Mais il jouit de son reste. Attendez que mon vieux l’attrape par le chignon du cou : il va lui montrer qui c’est le maire de la place.

La colère la fit blêmir. Tout en parlant, elle arracha une chape – prête à enjamber les bancs de neige, prête à se battre à poings nus, prête à verser la dernière goutte de sang de son cœur pour épargner une égratignure à son enfant : un homme. – Ses filles tentèrent vainement de la retenir. Dans le sentier conduisant à la grange, elle trébucha. À ses cris auxquels il ne pouvait se méprendre, Pierre-Côme lui ordonna de rentrer à la maison.

Aussitôt elle obéit. Cependant elle trouva le tour de crier au père Didace :— Garder un étranger de même, c’est pas chanceux : celui-là peut rien

que vous porter malheur. Que je le rejoigne jamais dans quelque coin parce que je l’étripe du coup ! J’aime mieux vous le dire.

Didace ne l’entendit même pas. Une grosse joie bouillonnait en lui avec son sang redevenu riche et ardent. Sa face terreuse sillonnée par l’âge, ses forces en déclin, son vieux cœur labouré d’inquiétude ? Un mauvais rêve. Il retrouvait sa jeune force intacte : Didace, fils de Didace, vient de prendre possession de la terre. Il a trente ans. Un premier fils lui est né. Le règne des Beauchemin n’aura jamais de fin.

C’était lui qui se battait à la place du Survenant. Ses muscles durcissaient sous l’effort. L’écume à la bouche et la tête au guet, les jambes écartées et les bras en ciseaux, il affrontait l’adversaire. V’lan dans le coffre ! Ses poings, deux masses de fer, cognaient dur, fouillaient les flancs de l’autre. Les coups qu’il aurait portés, le Survenant les portait. Vise en plein dans les côtes. Tu l’as !

Au clair de lune, le gros corps d’Odilon, pantelant comme un épouvan-tail, oscilla. Au murmure des voix proches, le père Didace s’éveilla :

— Un maudit bon homme, le Survenant !— Quoi ! on n’a qu’à lui regarder l’épaisseur des mains. Il est encore une

jeunesse. Ça se voit.

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— Paraît que Didace l’encourage à se battre. — Quiens ! c’est son poulain…Didace se sentit fier et un reste de joie colla à lui. Au contraire des femmes,

les hommes ne prirent pas la bataille au tragique. Nul ne songea à la faire cesser. À un combat loyal qu’y a-t-il à redire ? À leur sens, elle ajouta même à la soirée un véritable agrément. À l’occasion, ils sauraient bien tirer encore des moments de plaisir à s’en entretenir. Sauf Pierre-Côme Provençal, vexé dans son orgueil de voir un de la paroisse, à plus forte raison son fils, recevoir une rincée aux mains d’un étranger qu’il tenait pour un larron, par le fait même qu’il ignorait tout de lui.

Donc le Survenant grandit en estime et en importance aux yeux de plu-sieurs, surtout parmi les anciens, premiers batailleurs en leur temps. Cependant ceux qui, tel Amable, ne l’aimaient pas d’avance le haïrent davan-tage de le savoir non seulement adroit à l’ouvrage et agréable aux filles, mais encore habile à se battre et aussi fort qu’un bœuf.

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Personne ne se soucia d’expliquer comment la bataille avait commencé entre Odilon et le Survenant. Quand l’un, pour l’avantage de faire le connaissant, prétendit en savoir le premier mot, aussitôt on le cerna de questions. Tellement qu’il se débattit plus que sept fois le diable dans l’eau bénite et que, du coup, la mémoire lui en échappa.

Toutefois, à partir de ce jour, il fut bien compris au Chenal du Moine que quiconque se moquerait d’Angélina Desmarais devrait des comptes au Survenant, qui désormais, passa pour le cavalier de l’infirme.

Mais les veillées chez les Beauchemin ne reprirent pas au même rythme. La plupart s’abstinrent de retourner chez Didace, de manière à laisser aux choses, comme à l’eau brouillée, le temps de déposer la lie. À peine si les Beauchemin s’aperçurent du changement. Avec les jours imperceptiblement plus longs, l’ouvrage se prolongeait dans le fournil jusqu’au soir. Chacun y avait maintenant libre accès. Depuis que, par les soins d’Angélina, des dames de Sorel lui avaient confié leurs anciens meubles à réparer, Venant s’était mis à débiter et à ouvrer de belles pièces et à y façonner toutes sortes d’objets de bois.

De semaine en semaine, le Survenant prenait le ton du commandement, à la connaissance du père Didace qui semblait approuver le nouvel état de choses. Souvent les deux hommes en grande amitié transportaient les effets à Sorel. Rarement en revenaient-ils de clarté. Amable et Alphonsine s’inquié-taient bien de ce qu’ils pouvaient bretter là si tard, mais ils n’en disaient trop rien : grâce au métier du Survenant auquel peu à peu il les associa, de même qu’Angélina, quant aux travaux exigeant la patience d’une femme, l’argent entrait plus que jamais, l’hiver, dans la maison. Ils en vinrent, ainsi que Didace, à considérer le commerce de meubles comme une partie permanente de la terre, et Alphonsine songea à acquérir un Graphophone ou tout au moins à échanger le poêle contre un autre, plus moderne, plus léger, un « Happy Thought » par exemple, dont elle aurait grand plaisir à polir les ronds

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d’acier. Didace s’était toujours refusé à se séparer du vieux poêle : massif et énorme, et assez dur à réchauffer, une fois pris cependant, il répandait une douce chaleur par toute la maison. Puis l’été, quand on allait vivre au fournil, il servait à abriter les fourrures contre les mites. Mais maintenant Didace consentirait sûrement à vendre le gros poêle.

Le temps passait si vite qu’on ne le voyait pas. On fut presque étonné, un soir, d’apprendre de la bouche du commerçant de Sainte-Anne que plus bas la glace se trouait par endroits. L’hiver tirait donc au reste ?

Ce fut vers le même temps que l’ouvrage manqua. Quant à entreprendre des meubles nouveaux, il ne restait pas de bois pour la peine. Le Survenant se mit à calculer sur un bout de papier :

— Avec vingt-quatre piastres et cinquante-sept cents, je pourrais aller à Montréal faire des marchés et acheter les outils qu’il me faut.

Didace fit le saut, mais loin de dire oui, il passa la porte sans prononcer une parole, ni dans un sens, ni dans l’autre. Les jours suivants, le Survenant ne tint pas en place. Oisif, rembruni, silencieux, il tournait en rond dans la maison ou ravaudait aux alentours, furetant dans tous les coins, à la recherche d’on ne savait trop quoi. Un jour, il découvrit dans le cabanon une vieille paire de raquettes qu’il voulut remettre en bon état. Il montra, à retresser le nerf, une adresse rare, et inconnue des gens du Chenal.

— De qui c’est que t’as appris ça, Survenant ? lui demanda Amable.— De personne. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père l’ont

appris pour moi.Sans se lasser, Didace le regardait travailler. Une fois de plus l’origine de

l’étranger l’obséda. Serait-il descendant d’Indien, ainsi que le prétendait Provençal ? Sa complexion de highlander le niait, mais son habileté et diverses caractéristiques l’affirmaient comme tel.

— Qui c’était ton grand-père, Survenant ?— Mon grand-père ? Je vous l’ai déjà dit : c’était un vieux détourreux

comme vous.Pour en prendre le tour, Amable lui fit recommencer la même opération.

À la quatrième fois, Didace s’impatienta :— Bon gueux ! Amable, que t’as la tête dure ! Ben plus dure que le chat !

Le Survenant va le montrer à Z’Yeux-ronds et tu prendras tes leçons de lui.Le Survenant reprit :— Il faut qu’un homme le fasse par exprès pour être gauche de ses mains.

Regarde donc autour de toi, Amable. Tous les êtres ont quelque chose que t’as pas et ils savent s’en servir. Z’Yeux-ronds peut courir à toutes jambes,

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une nuit de temps quand il mouille, sans se cogner sur rien, mais il n’a pas de mains. Toi, tes mains ont un nez et des yeux de chien, et tu sais pas seu-lement t’en servir. Penses-tu que Z’Yeux-ronds irait quérir les vaches dans la brume, s’il agissait comme t’agis avec tes mains ?

* * *

Une grisaille sans fin s’étendit sur les champs. Les hommes plus lents à se mouvoir, on eût dit, en portaient le reflet. Une journée, un petit vent, à peine un souffle, passa et repassa au Chenal. Il se posait à peine, comme une main douce, sur les visages.

— C’est-il le printemps, quoi !Le lendemain, un vent bourru tempêta partout à la fois. Il coucha les

balises et fit onduler sur la plaine de grandes vagues de neige sèche.— Un vent traître, hé, Didace ? Il a le courage de nous pénétrer jusqu’à

la moelle des os.— Ah ! j’ai vu l’heure qu’il me dépècerait la face comme avec un

couteau.Puis de nouveau l’air s’affina. Le soleil chauffait un peu plus tôt et un peu

plus longtemps, chaque jour. Maintenant, au lieu de lisses bleues sur les routes de neige fraîche, une eau brunâtre stagnait, vers l’heure du midi, dans les roulières8 cahoteuses, tout le long du Chenal.

Vers la fin de mars, à l’approche du coup d’eau, les anciens, hantés par le souvenir des inondations, comme d’un commun accord se mirent à parler du vieux temps. Un soir, Didace, pour tirer du silence le Survenant, évoqua l’épouvantable débâcle du mercredi saint de 1865. Il décrivit le fleuve changé en furie par la crue des eaux et la violence dans le vent, happant des vies à la douzaine, puis des bâtiments, puis des arbres séculaires, puis d’une bouchée une bande de vingt-cinq pieds de terre, sur une longueur de quarante arpents, à même l’île Saint-Ignace.

Le Survenant ne broncha pas.Didace raconta la belle histoire de cette jeune femme de vingt ans, sainte

et héroïque paysanne qui, sur le point d’accoucher, supplia son mari, au plus fort de l’inondation, de l’abandonner à la mort et de se sauver avec les deux autres enfants. Son nom ? Une Lavallée.

Le Survenant ne broncha pas.

8. Correction des éditeurs ; « les routières cahoteuses ».

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Didace fit le récit du sauvetage de Gilbert Brisset qui vit sa maison se séparer en deux, puis sa femme, son enfant, sa mère, deux frères, quatre sœurs, se noyer sous ses yeux ; comment Olivier Bérard le trouva agrippé au tronc d’un jeune frêne, le corps à l’eau glacée, à tous les vents, depuis huit heures de temps.

Les yeux agrandis, Alphonsine écoutait avidement. Certes elle connaissait par cœur l’histoire de la terrible inondation. Mais de fois en fois elle lui sem-blait embellie, car le père Didace ne la racontait jamais de la même façon et il trouvait toujours quelque nouveau détail à y ajouter.

Mais le Survenant, lui, ne bronchait pas.Alors Didace, pour montrer les fantaisies du hasard, parla de Louis Désy :— En effet, je vous ai jamais conté ce qui est arrivé à Tit-Ouis. Pour pas

se neyer Louis Désy s’était jouqué à la tête d’un arbre. Et le vent le faisait pencher tantôt d’un bord, tantôt de l’autre bord, ni plus ni moins que comme une branche de saule. C’était déjà loin d’être drôle, quand tout d’un coup, il voit sa maison que la rivière charrie. Mais c’est pas tout : il y avait sa femme et sa fille dedans : « Adieu, ma femme. Adieu, ma fille », qu’il dit en reniflant, tout en levant les bras au firmament. « À c’t’heure je vous reverrai plus, rien que dans le paradis. » Et sitôt dit, il ferme les yeux, pour pas les voir péries. Mais les deux créatures – comme de raison elles comprennent de travers – au lieu de répondre : « Adieu, au ciel ! », se mettent à grimper dret au haut du pignon. De sorte que quand Louison ouvre les yeux, qui c’est qu’il voit, à cheval sur la maison ? Sa fille, et sa vieille ben en vie qui lui crie : « Bonjour, mon cher Tit-Ouis. »

Le Survenant ne broncha pas.Mais soudain, sans même lever la vue, il se mit à parler à voix basse,

comme pour lui-même, de l’animation des grands ports quand ils s’éveillent à la vie du printemps, et surtout du débardage, un métier facile, d’un bon rapport, sans demander d’apprentissage. Il ne dit pas un mot des dangers de l’homme de quai. Ni des misères du débardeur, couché au fond de la cale, à pelleter le grain dont la poussière encrasse ses poumons. Ni des rats, les rats de navire qui se transportent d’un continent à l’autre, avec les ballots de vais-selle, des rats de la grosseur des matous. Il parla du débardage comme d’une personne aimée en qui on ne veut pas voir de défaut.

Aux paroles du Survenant, le cœur de Didace battit à se rompre. Lui, pourtant perspicace d’ordinaire, en perçut moins le sens que le ton nostal-gique. Il se vit de nouveau seul avec Amable et Alphonsine. Il vit la maison terne et la terre abandonnée à elle-même.

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Le couple se leva pour regagner la chambre à coucher. Le Survenant se prépara à l’imiter mais Didace lui fit signe de rester dans la cuisine. Sans un mot, celui-ci alla au cabanon et en revint avec un rouleau de billets de banque. Il en compta vingt-quatre et y joignit soixante cents. À voix basse il dit :

— T’as dit : vingt-quatre et cinquante-sept, mais j’en ai mis soixante, pour faire le compte rond.

D’un clin d’œil il souligna sa générosité. Le Survenant prit l’argent sans plus de cérémonie. Didace lui demanda :

— Quand c’est que tu t’attends à revenir de Montréal ?— Je partirai peut-être demain, au jour. Peut-être après demain. Mais je

resterai pas plus que deux, trois jours, dans le plus, dans le plus…— J’sus ben content. Tu verras, Survenant : il y a rien de plus beau que

par icitte. Le printemps devrait pas retarder gros à c’t’heure. Quand le temps est arrivé, c’est le soleil, c’est le vent, c’est la pluie qui mangent la vieille neige. Après on voyage à la grande eau toute la belle journée. Il y a rien de plus beau, je te le dis.

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La semaine se passa sans que le Survenant revînt. Amable se mit à narguer le père Didace :

— Votre beau marle m’a tout l’air envolé sur l’aile de notre argent…Didace prit la part de Venant :— S’il revient pas t’de suite, faut crère qu’il a ses raisons.Toutefois une inquiétude pointait en lui. Elle s’aggrava le matin que Beau-

Blanc à De-Froi arrêta à la maison. En l’apercevant, Didace se demanda : « Quoi c’est qu’il vient encore nous annoncer de mauvais, l’oiseau de malheur ? »

De fait, à peine arrivé, il se mit à raconter :— Je veux pas rien dire de trop, monsieur Beauchemin, mais j’ai vu votre

Survenant ben en fête à Sorel. Il se tenait pas sur ses jambes.Didace s’empressa d’éloigner Amable :— T’as promis à David Desmarais de lui aider à entailler. Quoi c’est que

t’attends pour te rendre à la cabane à sucre ?— Ouais, j’y vas, mais en même temps je dirai à Angélina ce qu’il est au

juste, son Survenant : un ivrogne… un batailleur… un fend-le-vent… un pas-de-parole… un…

— Je t’en prie, fais pas ça, supplia Phonsine. Elle aura assez de partager ses peines, puisqu’elle l’aime, sans lui faire porter la charge de ses fautes.

Dès qu’Amable fut loin, Didace attela et prit le chemin de Sorel. Durant la matinée, le temps fila vite. Alphonsine fit le train de la maison, et prépara le repas. Puis elle se mit à laver le plancher, toute à la joie de travailler sans témoin. Personne ne lui reprocherait, du regard, d’oublier le savon dans l’eau. Personne ne la verrait se reposer, après chaque travée. Alors elle lava d’affilée, sans souffler, le plancher, prenant soin, chaque fois qu’elle savonnait le guipon, de déposer le pain de savon au sec à côté du seau. L’angélus sonnait au clo-cher de Sainte-Anne quand elle alla lancer l’eau sale au dehors. Elle pausa un instant. Sur la route il n’y avait pas trace de vie. Le ciel s’attristait. Des brins de pluie, rares et espacés, effleurèrent ses mains.

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En se retournant, elle respira d’aise de trouver le plancher reluisant de propreté. Comme elle n’avait pas faim elle décida de manger seulement après le retour de Didace. Il ne tarderait guère. Deux heures sonnèrent. Et puis trois heures. Elle commença à trouver le temps long et, pour se désennuyer, feuilleta un ancien cahier de modes. Dès quatre heures, le temps se rem-brunit. La pluie maintenant tombait à grosses gouttes. Debout près de la fenêtre, Phonsine regarda la pluie descendre sur les vitres : oblique, par courtes flèches, elle frappait les carreaux, ou bien une goutte tremblait, hésitait, puis s’élançait, d’un seul jet, comme une couleuvre d’eau. Soudain la jeune femme sursauta : un homme s’avançait dans le sentier. C’était le Survenant. Seul et à pied, il était en fête ; il chambranlait.

Vitement elle alluma la lampe et elle s’assit dans un coin reculé. Après s’être dandiné mollement de bord en bord de l’embrasure, le Survenant se décida à franchir le seuil de la porte, levant les pieds de façon exagérée. Comme un arbre à tous les vents, il chancelait. Il s’arrêta, l’œil vague, la taille cambrée exagérément dans un futile effort de dignité, et il sourit, béat, aux solives du plafond. L’une d’elles semblait attirer son attention davantage. L’air sérieux, il l’examinait avec soin et il lui faisait toutes sortes de petits signes insensés. Puis, à la recherche d’un appui, la main dans le vide, il écarta si grands ses doigts démesurés qu’à la lueur de la lampe leur ombre s’étendit en une nuée sur la cuisine. On eût dit que la main gigantesque voulait ramasser tout un pan de mur et, d’une seule jointée, le projeter au dehors. Alors il prit son élan et en deux longues enjambées alla s’écrouler sur une chaise, près de la table. À peine assis, la tête se mit à lui osciller de sommeil. Deux flaques de boue maculèrent le parquet. Phonsine n’y tint plus.

— Si c’est pas un vrai déshonneur de se mettre en boisson, pareil ! Et regarde donc mon plancher tout sali, mon plancher frais lavé ! Tu devrais avoir honte !

Elle se dit : « Je savais que ce passant-là nous apporterait rien que des revers. » Mais en son cœur elle enrageait moins devant le dégât sur le plancher, qu’elle ne déplorait de voir le Survenant en semblable état. Malgré elle, à son mécon-tentement se mêlait de la pitié pour l’étranger, solitaire, qui se croyait fort parce qu’il avait de grands gestes pour proclamer sa force et sa puissance de se passer du monde entier, mais à la merci de la première tentation.

Le mackinaw du Survenant dégouttait. De peine et de misère elle le lui enleva. Mais elle eut beau tirer à toute reste sur ses bottes, grises et gluantes de glaise, elle ne vint pas à bout de lui en arracher une. En vain elle le supplia :

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— Si tu voulais t’aider le moindrement…Puis elle le menaça :— Je dirai tout à mon beau-père. Il te mettra à la porte. À soir. Pas plus

tard qu’à soir. Tu vas crever comme un chien et ça sera ben bon pour toi.Mais Venant, impuissant au moindre mouvement, ricanait, muet, indif-

férent et lointain.— Et l’argent ? Et les outils ? Quoi c’est que t’en as fait ?Au ton sévère de la jeune femme, Venant leva les sourcils, dans un effort

pour comprendre. Les yeux égarés il regardait partout, cherchant à com-prendre. Il parvint à tourner ses poches à l’envers. Elles étaient vides. Seul un petit crucifix en tomba. Alphonsine ramassa la croix de chapelet à laquelle un christ d’étain ne pendait plus que par une main.

— Où est mon beau-père ?Hoquetant, la bouche épaisse, butant à chaque syllabe ou mangeant ses

mots, le Survenant finit par dire :— Le père ?… Il est allé… voir… sa blonde…— Tu dis ? Parle donc franchement, insista Alphonsine qu’une vague

inquiétude gagnait.— Ben quoi ?… J’suis pas chaud … j’ai bu rien qu’un coup… Écoute, la

petite mère … Paye-moi un coup… puis on va se parler. Le père Didace … il est en amour… avec…

Elle courut à la pompe emplir le gobelet et l’offrit à Venant. Sitôt qu’il y eut goûté, il cracha l’eau et fit voler le gobelet sur le plancher.

— Bougre de salaud, lui cria Alphonsine, indignée.Mais rongée de curiosité, après avoir essuyé le parquet elle se radoucit :— Dis-moi la vérité, Survenant. Le père Didace est en amour avec…Elle mouilla l’essuie-main de toile et lui en frictionna le visage, surtout le

front et les tempes, en allant vers la nuque, mais il persistait à se taire et ne faisait que tousser. Sans le vouloir elle s’attendrit. « Personne ne prend soin de lui », pensa-t-elle. Et elle se mit à lui laver plus doucement la figure, comme elle eût lavé un enfant. De temps en temps, elle lui parlait pour que le pâle éclair de raison ne s’évanouît pas dans les brouillards de l’ivresse. Subitement, la voix de l’homme s’enfla. Les mots démarraient à toute voile. Maintenant, rien ne saurait l’arrêter de parler.

Phonsine ne bougea plus. Elle garda la tête du Survenant contre son épaule. Souvent on lui avait dit que, de la bouche d’un homme ivre, sortent des vérités. Dans le fouillis des phrases, elle chercha à distinguer celles qui avaient du sens :

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— … rien qu’un survenant… rien qu’un survenant… mais je respecte votre maison… je respecte le père Didace… un vrai taupin, le meilleur chas-seur du canton. Il est pas comme les Provençal… ah ! les plus gros habitants du canton… mais toute une bande d’ignorants… savent rien en tout… savent pas même que le père Didace va se marier avec… l’Acayenne… la belle Acayenne. Dis pas non, Odilon, parce que je t’envoie revoler au plafond…

Après une pause, le Survenant se leva de tout son long.— Où c’est que tu veux aller ? lui demanda Phonsine, inquiète.— Je veux aller… voir danser le soleil. Le matin de Pâques… il danse, le

soleil… oui, il danse !Phonsine réussit à le faire rasseoir. Il pleurait à chaudes larmes. Pour le

consoler, machinalement elle dit comme lui :— Il danse… le soleil… il danse…L’homme se tut et elle l’abandonna au sommeil. Chercher à l’éveiller pour

en savoir davantage ? Autant essayer d’ébranler un chêne. Les assiettes dan-sèrent sur la table : la tête du Survenant, comme une roche, venait de couler à pic sur le bord. Une minute plus tard il ronflait.

Il était près de sept heures. Alphonsine n’avait pas mangé depuis le matin mais elle ne sentait plus la faim. Elle souleva le couvercle du chaudron. Les patates, portées à fleurir, s’étaient délayées en une purée grisâtre, peu appé-tissante. L’eau égouttée dans l’évier, elle tira le chaudron à l’arrière du poêle.

Dans le réchaud, les grillades de lard avaient eu le temps de racornir : elles étaient si sèches que l’une s’émietta au toucher. La pâte à crêpe recouverte d’un linge blanc se gonflait de bulles. Un peu de thé au fond de sa tasse suf-firait à Phonsine ; elle l’avala sans sucre, ni lait, presque sans en avoir connaissance.

La tête lui bourdonnait de pensées. Tantôt elle écoutait l’eau de pluie jaillir par grands jets de la gouttière, ou bien le vent claquer les toits des bâtiments et faire grincer les battants ; tantôt elle suivait le rythme profond du sommeil de l’homme ; tantôt elle se berçait tout à la tâche d’apprivoiser de petits pro-jets auxquels elle avait accordé peu de prix auparavant : elle se taillerait une robe de matin ; peut-être qu’elle broderait une suspente de lit ; lundi en huit, il faudrait songer au grand barda du printemps. Mais tout le temps elle se mentait : elle savait qu’elle fuyait la trace des paroles du Survenant. Serait-il possible que son beau-père se remariât, qu’il amenât dans la maison une nouvelle femme ? Une femme qu’on ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève, une étrangère ? Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ? Et Amable, quand il saura tout ? Pauvre Amable ! lui qu’un rien décourage. Et Marie-

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Amanda, donc ! elle qui attend un enfant et qui est proche de son terme. S’il n’en tient qu’à Alphonsine, ils ne l’apprendront pas de sitôt. Et elle, qui a déjà tant de peine à se faire valoir dans la maison, que deviendrait-elle à côté d’une autre femme, une ancienne qui doit savoir la manière de parler aux hommes et de donner ses raisons, puisque déjà le père Didace l’écoute ? Puis la terre ? La terre revient de droit à Amable. Si Didace allait la passer à l’étran-gère, Amable et elle seraient dans le chemin. Elle se vit hâve et en guenilles mendier son pain de maison en maison sur quelque route inconnue.

Soudain, il lui vint une telle angoisse que son cœur se trouva tordu de chagrin ; elle connut une si grande détresse que son âme fut noyée de décou-ragement. Un pressentiment terrible la fit frissonner de la tête aux pieds. Elle voyait le malheur – tel un oiseau de proie plane hautain, patient et lent, avant de fondre sur la victime de son choix – éployer une fois de plus ses sinistres ailes noires au-dessus de la maison des Beauchemin. Après la noyade d’Éphrem, Mathilde était morte. La grand-mère avait suivi de près. Trois deuils en trois ans, un dur lot à supporter pour une famille. Un malheur n’arrive jamais seul.

Pour comble de malchance, le Survenant, cette ramassure des routes, ce fend-le-vent, s’est arrêté au Chenal du Moine. Que ne passait-il son chemin ! Comment nommait-il la femme ? Ah ! oui ! L’Acayenne ! Un sobriquet sûre-ment. L’Acayenne. Le nom résonne lugubrement. Où avait-elle entendu ce nom-là ?

Maintenant il ne reste qu’eux trois, Didace, Amable-Didace et elle, à veiller au vieux bien. Son regard s’accroche à chacun des objets familiers comme pour implorer leur secours. En face, une seule image pieuse, hautement colo-riée et invraisemblable, orne le pan de mur. Un saint Antoine mignard et l’enfant dans ses bras ont les mêmes cheveux blonds et bouclés, les mêmes traits enfantins, la figure de l’homme semble un simple agrandissement de celle de l’enfant à qui il aurait poussé une barbe miraculeuse. Au-dessus de la porte d’entrée pend une croix de bois rond. Un jour Éphrem était allé couper de la plane et il avait trouvé à la fourche d’un jeune arbre une croix d’une si belle forme naturelle qu’il l’avait apportée. À côté, un rameau de sapin bénit, aux aiguilles encore vertes, serre son reste de vie contre le bois mort.

Sur des portraits de zinc, dans des médaillons de tilleul à roses grossièrement sculptées au couteau par un ancêtre artisan, deux des Didace Beauchemin règnent – ils sont six générations à porter le même nom – un collier de barbe en broussaille au menton, leurs robustes épaules étriquées dans un habillement

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d’étoffe du pays, mais l’œil perçant, mais le regard droit, mais le front haut. Ils règnent puissants, stricts, indéfectibles sur leur œuvre de famille. Dans l’honnêteté, et le respect humain de leurs sueurs et de leur sang de pionniers, dans les savanes et à l’eau forte, de toute une vie de misère, ayant été de leur métier bûcherons, navigateurs, poissonniers, défricheurs, ils ont écrit la loi des Beauchemin. À ceux qui suivent, aux héritiers du nom, de l’observer avec fidélité.

Agenouillée auprès du poêle, Alphonsine commença sa prière du soir : « Mettons-nous en la présence de Dieu… » mais son esprit fuyait, occupé de trop de choses. Soudain, un éclair lui montra le sentier à suivre : Mathilde Beauchemin, qui était si près de Dieu, pourrait bien intercéder auprès de Lui. Par un calcul mi-conscient, elle chercha à la toucher au sensible : « Bonne sainte Mathilde Beauchemin, vous permettrez pas qu’une autre femme prenne votre place… ni la nôtre ? »

Toujours à genoux, elle se disputa pour mieux se rassurer.— Que j’suis folle de m’créer tant de chimères ! J’aurais jamais dû faire

parler ce grand fou de Venant.Puis elle écouta : pour toute réponse, un ronflement d’homme ivre, le sif-

flement du vent. Elle alla ajouter une bûche résineuse à la braise mourante. Ainsi elle serait moins isolée ; le crépitement du feu lui tiendrait compagnie. Mais de nouveau elle se désola. Aussi vrai que si elle eût été l’unique tribu-taire de la fatalité, Alphonsine agonisa comme seule et abandonnée sur une vaste terre d’injustice. Elle était la pierre des champs, froide et stérile, parmi les avoines ardentes et soleilleuses. Elle était le grain noir qu’une main dédai-gneuse rejette loin du crible. Et elle en avait tant de peine, et elle sanglotait si fort qu’elle dut comprimer à deux mains les battements de son cœur afin qu’il n’éclatât pas de douleur. Elle pleura toutes ses larmes jusqu’à ce qu’elle s’assoupît, la tête enfouie au creux de son bras. Mais, à tout moment, des soubresauts secouaient ses maigres épaules.

À dix-heures elle s’éveilla, toute frileuse et engourdie. Venant dormait dur et Didace n’était pas de retour. Au dehors une tempête de neige succédait à la pluie.

— C’est du sucre qui tombe, se dit Alphonsine, en pensant à Amable, à la sucrerie.

Les chemins deviendraient impassables. Après avoir abaissé la mèche, elle prit la lampe avec précaution et la déposa dans un plat de faïence sur le chif-fonnier, à un angle de la chambre. Pour ne pas s’endormir d’un sommeil trop profond, elle s’allongea au pied de la couchette dans une position peu confor-

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table. Au milieu de la nuit, un bruit de paroles l’éveilla. Dans la cuisine Didace parlait seul :

— Didace Beauchemin, là, je t’attrape ! T’es pas capable de boire sans te saouler, hein ? Eh ben ! tu prendras plus un coup du carême. Pas un ! Tu m’entends ? Réponds…

Alphonsine attendit qu’il se tût. Puis, sa main en écran près du globe, elle leva la lampe et avança à pas comptés jusque dans la cuisine. Didace était étendu tout rond par terre près du poêle, le chien à ses côtés. Elle ne put le convaincre de se coucher dans le lit. Alors elle prit un oreiller et le lui passa sous la tête, et elle alla chercher une courtepointe pour l’en couvrir. Mais quand elle revint à lui, de nouveau il reposait, la tête sur le plancher nu, et il tenait, pressé entre ses bras, l’oreiller de duvet, avec tendresse, eût-on dit.

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Alphonsine ne dit à son mari que le nécessaire. Toutefois Amable, en appre-nant que le Survenant avait dépensé en folies à Sorel l’argent qu’on lui avait confié pour le voyage à Montréal, s’en trouva heureux dans un sens : est-ce que Didace ne se reconnaîtrait pas enfin ? Est-ce qu’il ne mettrait pas l’étranger à la porte ?

Mais Didace n’en fit rien. Loin de là. Il se redressa et redevint le patriarche Beauchemin dont la parole est loi :

— Avant l’arrivée du Survenant, notre bois dormait sur les entraits et nous rapportait rien. Depuis que le Survenant s’en occupe, il nous a rapporté proche de cent quinze piastres, à part de mon canot dont je suis tout satisfait. Là-dessus je lui ai avancé quelque chose comme treize piastres et demie pour une paire de bottes et différents effets. Et il a dépensé pas tout à fait vingt-cinq piastres pour le voyage en question. Ça laisse clair au moins soixante-quinze piastres. Les Provençal pensionnent pour moins que ça la petite maîtresse d’école toute une année de temps. Quant au Survenant il lui est arrivé malheur, je l’admets et je lui ai tiré son portrait correct. De son bord il verra à ce que ça se renou-velle pas. Même si c’est pas toujours une méchante chose qu’un chacun fasse un écart icitte et là : ça lui montre qu’il est pas l’homme fort qu’il se pensait.

Phonsine et Amable échangèrent un regard d’étonnement. Celui-ci dit à son père :

— Ouais, il a dû vous conter encore quelque chimère, pour vous gagner à lui. On l’a assez engraissé comme il est là. À votre âge vous devriez savoir que si on veut se faire maganner, c’est toujours par le cochon qui est gras. En tout cas, il y a pas d’ouvrage pour trois hommes, sur la terre. À plus forte raison, il y en a pas pour un qui a une passion et presquement tous les vices.

Sur le seuil, le Survenant saisit à la volée les dernières paroles d’Amable et dit :

— Il y a peut-être pas d’ouvrage pour toi, Amable, mais il y en a encore pour moi. Quant à avoir tous les vices, il s’en faut. Tout de même je m’en

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accorde quelques-uns. Mais j’ai pas de défaut. Tandis que toi, t’as pas un vice, pas un en tout. Seulement, tu possèdes tous les défauts.

Alphonsine rougit jusqu’à la racine des cheveux.Le Survenant bâilla comme si, en parlant ainsi, uniquement par condes-

cendance, il accomplissait une corvée dénuée d’intérêt à ses yeux, mais néces-saire aux autres. Il continua :

— Je renie pas ma passion, j’aime la boisson, ça se voit. Tu peux pas com-prendre ça, parce que tu aimes rien en dehors de ta tranquillité. Jouis-tu seu-lement d’une journée de beau temps ? Ah ! non ! demain, à soir, il peut mouiller. Rien qu’à la pensée de risquer une taule pour aider la terre, tu blêmis de peur : du moment qu’elle durera autant que toi, après… neveurmagne ! T’es pareil à la fourmi qui se défait de ses ailes quand elle a assuré sa vie. Pourquoi des ailes ? Pourquoi voler ? Elle en a plus besoin. Seulement une passion qui se voit pas porte pas le nom de passion : elle fait pas chambranler de bord en bord du trottoir. Pauvre Amable ! C’est pas rien que de ta faute. Le bien paternel aura aidé à te pourrir. Avant toi, pour réchapper leur vie, les Beauchemin devaient courir les bois, ou ben ils naviguaient au loin, ou encore ils commerçaient le poisson. Mais toi, t’es né ta vie toute gagnée, fils d’un gros habitant.

Tu t’es jamais engagé. Une famille, c’est quasiment comme le sel. L’eau de pluie tombe du ciel, pénètre la terre, prend le sel dedans, puis gagne les ruis-seaux, les rivières et court enrichir la mer. Le ciel pompe l’eau de la mer et retourne le sel à la terre. On dirait que faut que tout recommence dans ce bas monde.

Didace, qui jusque-là avait paru ne prêter qu’une oreille distraite aux propos du Survenant, l’interrompit soudain, sa grosse voix bourrue comme voilée de mélancolie :

— Ouais, mais c’est jamais la même eau qui repasse.Étonné, le Survenant se mit à rire et poursuivit :— Je te le dis, en amitié, Amable, si tu prends pas garde à toi, dans dix

ans, dans quinze ans, tu seras pas rien que trop-de-précaution, tu seras devenu un avaricieux. Là, t’auras le vrai vice et tu seras pauvre pour tout de bon ! Puis tu sauras ce que c’est que d’être pauvre !

Amable renâcla :— Chante toujours, beau marle, chante-nous tes chansons. Berce-nous

pour mieux nous endormir !Venant éclata de rire, mais le père Didace cogna du poing sur la table :— Assez jacasser, vous deux ! L’ouvrage est là qui attend.

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* * *

Le soir, le Survenant alla comme à l’ordinaire reconduire Angélina et faire un bout de veillée avec elle. Après plusieurs hésitations, elle lui dit :

— Pâques s’en vient. Encore dix jours et on sera au 27 de mars. As-tu l’idée de passer la fête de même ?

— Je comprends pas. Veux-tu parler de mes pâques ?— Il manquerait plus que ça, si tu les faisais pas. Je te renierais ben à tout

jamais. Je veux dire habillé de même dans ton butin de tous les jours. T’as presquement plus formance de monde.

— L’habillement a pas une grosse importance quant à moi. Mais si je te fais honte, la Noire, je peux ben continuer mon chemin.

— Raisonne donc pas en Survenant de même. Tu sais que tu passes en travers de ton linge. T’en faut du neuf, je t’y fais penser.

— Je saurais jamais me gagner assez d’argent d’icitte à ce temps-là.— Comme de raison, je parle pas de t’habiller en neuf des pieds à la tête,

mais un peu plus richement. Si j’étais que de toi, je chasserais le rat d’eau, ce printemps. Je peux te prêter des pièges et Z’Yeux-ronds est un vrai chien à rats. L’eau va monter d’un moment à l’autre. À part d’être ben malchan-ceux, tu peux te ramasser une couple de cents belles peaux. Même supposé que tu partages avec le père Didace, ça te laissera encore un fort montant.

— Comment c’est que les peaux peuvent valoir ?— De sept à douze cents. Puis j’accommoderai la chair que je vendrai au

marché.À la fin de chaque semaine, Angélina tenait éventaire au marché de Sorel.

Nulle femme ne savait mieux qu’elle apprêter le rat d’eau, la graisse de rôti et la tête fromagée qu’elle démoulait d’un unique et rapide coup de couteau circulaire. De plus elle excellait à préparer, selon la saison, soit de légers paquets de grainages, soit des marinades dans du vinaigre étendu d’eau à point, soit encore des fruitages en terrines débordantes à l’œil, mais au fond largement pourvu de feuilles de rhubarbe. Même elle ne se gênait pas de détailler la catalogne à la verge plutôt qu’à l’aune, à l’ancienne façon. Toujours digne et toujours sur ses gardes contre des entretiens familiers capables d’en-traîner quelques sous de rabais, elle vendait tout à gros prix à une clientèle choisie.

— Mon doux ! continua Angélina, on a connu des printemps où des chas-seurs prenaient jusqu’à sept cents rats.

Puis elle ajouta, d’une voix à peine affaiblie :

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— Pour l’habillement, je peux t’avancer l’argent…Venant voulut lui caresser la main, mais elle se déroba. Ils arrivaient à la

maison. Angélina prit les devants. Quand elle eut allumé la lampe, le Survenant vit trois billets de cinq piastres sur le coin de la table.

— Écoute, chérie…Se penchant vers l’infirme, il chercha son regard, mais il le trouva si lim-

pide qu’il aurait pu s’y mirer. Le premier, il baissa la vue et prit l’argent sans ajouter un mot.

Angélina embellissait. L’amour la transfigurait. Il ne l’avait pas remarqué auparavant. Cette fille farouche et pure qui, sans penser à mal, offrait de l’argent à un homme, lui rappela soudain le raisin sauvage qu’il avait cueilli le soir de son arrivée au Chenal. Avant de frapper à la porte des Beauchemin, il avait vu une vigne chargée de raisin noir et il s’était arrêté auprès. L’âpreté du fruit lui avait d’abord fait rejeter au loin la première grappe, puis peu à peu il s’était mis à en manger, y prenant goût et sans parvenir à s’en rassasier.

À voix basse, au cas que son père ne dormît pas, Angélina dit :— Boire, c’est une ben méchante accoutumance. À l’avenir, tâche donc

de te comporter comme un homme, Survenant.Il fit signe que oui.— Samedi en huit, continua Angélina, après le marché, je pourrai aller

avec toi à l’Ami du Navigateur9 pour pas que le Syrien te passe n’importe quoi.Elle, si effacée d’ordinaire, s’enorgueillit à la pensée de se promener au

bras du Survenant, dans la rue des magasins, à Sorel, à la vue du monde entier. Bernadette Salvail ne serait pas sans l’apprendre.

Distrait et nerveux, Venant répondit dans le vague. À tout moment il palpait les billets de banque dans sa poche et son regard consultait l’horloge. Au bout d’un quart d’heure, comme Angélina tirait son sac à ouvrage, il dit en se levant :

— Sors pas ton tricotage, la Noire. Je peux pas veiller tard à soir.Sans plus d’explication, il partit. Mais, arrivé au chemin, au lieu de se

diriger vers la maison des Beauchemin, d’un pas alerte il prit la route de Sorel.

* * *

9. Note des éditeurs : la graphie des noms de commerces a été normalisée selon les règles d’usage.

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Le lendemain, l’eau monta sur la glace et Venant voulut chasser le rat musqué tout de suite, sans tendre des pièges, sans amener Z’Yeux-ronds et sans prendre conseil de personne. Il prépara le petit bac tôlé, y installa le fusil, plus deux ou trois canards domestiques, dans une poche, pour chasser en maraude le canard sauvage et il partit, tantôt à pied sur la glace, tantôt dans l’embarcation. La nuit froide avait fait se former un peu partout une glace mince, même au fond du bac que Venant, inexpérimenté, avait négligé de garnir d’un tapon de paille. Il y glissa et tomba par-dessus bord dans un trou où par bonheur l’eau était peu profonde.

En se relevant il vit des canards voler dans la baie. Quoique tout mouillé, vitement il travailla à se faire une petite cache. Des canards passèrent à une belle portée. Mais le fusil avait senti l’eau et ne partit pas du premier coup. Venant attendit. Bientôt une autre bande se jeta tout proche. Il tira un canard à l’eau, puis en descendit deux au vol. Mais il n’avait tué qu’un rat à la patte rongée.

Voyant la triste chasse, le père Didace sourit.— Il est peut-être trop de bonne heure, observa Venant.— Voyons donc ! J’ai connu des années, où on chassait le rat, après des

coups de pluie, dans le mois de janvier, avant le temps permis comme de raison. La fourrure avait moins de prix, c’est vrai, parce que l’animal n’était pas de saison. Mais la chair était aussi bonne. Demain, j’irai te montrer la vraie manière.

Sur la fin de l’après-midi, Z’Yeux-ronds rechigna de façon inaccoutumée à la porte. Amable alla ouvrir. Le chien, le nez levé, attendait à côté de deux superbes rats d’eau qu’il avait rapportés dans sa gueule.

Amable, fier d’avoir sa revanche sur le Survenant, dit à son père :— Perdez pas votre temps à lui enseigner la chasse : il aura seulement à

prendre ses leçons de Z’Yeux-ronds.À la première lueur du jour, Didace et le Survenant appareillèrent. Ils

avaient près de quarante pièges à poser, puis à marquer d’une palette de cèdre.— Passe-moi la ferrée, ordonna Didace.Didace, armé de la pelle, se mit à creuser partout où il y avait trace de

rats, sur le bord de l’eau, dans les buttes ou au creux des souches. Le Survenant l’aida à lever la tourbe, à faire des trous pour y placer le piège et à le masquer. De son côté, Z’Yeux-ronds chassait. Il suivait les pistes, déter-rait les ouaches et courait s’embusquer à la sortie pour attendre le gibier.

Leur besogne terminée, les deux hommes soufflèrent. Ils avaient les mains crevassées et en sang. Le Survenant tira de la poche de son mackinaw un flacon de gin et demanda à Didace :

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— Vous prendriez ben une gobe de fort pour vous regaillardir ?— Je prends rien, protesta hautement Didace comme si pareille offre fût

de nature à l’offenser.Cette fois, il se demanda où le Survenant pouvait ainsi se procurer de quoi

boire et se dit : « Je m’en mêle plus. Je m’en mêlerai plus jamais ! » Même l’in-sistance du Survenant ne le fit pas céder :

— Essaye pas, Survenant, tu perds ton temps. Je me suis acarêmé après l’autre soir que tu sais, je me décarêmerai seulement le jour de Pâques au matin. Pas avant.

— Je ne veux pas vous démentir, père Didace. Pourtant, hier matin, quand vous étiez à faire le train, dans l’étable, vous sentiez pas rien que le petit-lait. Vous aviez le parler dru. Et les animaux filaient doux.

— J’avais pas bu plus que ma botte, je venais de déjeuner.— Déjeuner ? Aïe ! Pas rien qu’au gros lard, hein ? C’est pas à moi que vous

ferez accroire ça.D’un grand sérieux, Didace expliqua :— Si tu veux savoir la recette, je vas te la donner : je me casse deux œufs

dans un bol de bonne grandeur, je vide dedans un demiard de crème douce, et je le remplis de whisky en esprit. C’est mon déjeuner, quoi !

Puis, subitement pressé, il ajouta :— Ho ! donc ! qu’on s’en aille à la maison. À c’t’heure que tu connais la

manière, tu chasseras le rat tout seul, Survenant. Si tu veux t’en donner la peine, tu devrais en attraper une trentaine par jour, au moins.

— Ouais, on va embarquer. Peut-être ben que votre déjeuner vous attend…

— Il est pas de rien, se dit le père Didace, en riant malgré lui.Quand ils arrivèrent au quai, un étranger les guettait. Didace l’accueillit

d’un salut silencieux et laissa l’autre parler le premier. Celui-ci, avant même de décliner le but de sa visite, sortit une bouteille de whisky et en offrit aux deux hommes. Didace refusa net. Mais brusquement, de son parler bref, il ordonna à Venant :

— Prends mon coup, Survenant.Après, ils se mirent à causer de choses et autres, tous trois accrochés aux

piquets du quai, comme s’ils y étaient embrochés. À peine l’étranger eut-il laissé entendre qu’il faisait le trafic des peaux de fourrure que Didace s’em-pressa de dire :

— Le rat d’eau sera ben rare ce printemps, j’ai peur. Je me demande où il loge : on le voit presquement plus. Une chasse de deux, trois rats par jour,

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c’est beau. Demandez au Survenant. Aïe, Survenant ! Comment c’est que t’as tué de rats dans ta journée d’hier ?

— Un rat.— Vous voyez ?À son tour le trafiquant, aussi futé, remarqua :— Il est décourageant de voir comme le rat musqué se passe de mode.

On comprend pas la raison. Les femmes veulent plus le porter. Il y en a à prétendre qu’il est moins bon qu’avant.

Didace l’interrompit :— Le rat de ruisseau, ou le rat du nord, peut-être ben, mais le rat des îles

est trop ben nourri, trop gras, pour ça.Le trafiquant comprit qu’il n’aurait pas le dessus. Il baissa de ton :— C’est pas pour mon plaisir que je ramasse les peaux. Je fais pas une

cent de profit dessus, mais seulement pour accommoder une petite clientèle.

Ils parlementèrent encore un peu, jusqu’à ce qu’ils convinssent d’un prix pour la chasse de la saison : dix cents la peau. Tant que dura l’entretien, chaque fois que le commerçant renouvela l’offre de boire, le Survenant dut avaler double rasade, sur l’invitation de Didace Beauchemin :

— Prends mon coup, Survenant.

* * *

Le samedi saint, vers l’heure du midi, les habitants qui tenaient éventaire au marché de Sorel depuis la veille se hâtèrent de regagner leur demeure. Tel que convenu, Angélina attendit le Survenant. Après l’avoir attendu vainement jusqu’à deux heures, elle se rendit à l’Ami du Navigateur, puis visita les maga-sins environnants et se hâta de retourner au premier endroit, sans trouver trace du Survenant. Afin de se donner meilleure contenance, elle palpa dis-traitement les étoffes, marchanda un vêtement et ensuite un autre, mais l’œil sans cesse tourné vers la porte. Pour échapper au harcèlement du Syrien prêt à lui céder « à sacrifice contre de l’argent cash » son commerce en entier, elle sortit.

Alors elle se mit à arpenter le trottoir en face de l’hôtel que fréquentaient les habitants. Dès qu’un homme entrait à l’auberge ou en sortait, vitement elle s’absorbait à regarder la vitrine ou encore elle tournait le coin jusqu’à ce que de nouveau le trottoir fût désert. Dans la rue, un vieux enlevait par larges plaques la glace sale et effritée qu’il lançait mollement sur les bancs de neige

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en bordure. Parfois Angélina se fixait une limite ; elle fermerait les yeux et compterait jusqu’à cinquante. Si, en les ouvrant, le Survenant n’était pas là, elle passerait son chemin. Mais le soleil baissa ; il se cacha derrière une grosse nuée héliotrope, et Angélina attendait toujours.

Le ciel se fonça à l’approche de la nuit et tout changea d’aspect. L’eau se retira des rigoles. Angélina grelotta ; le froid se glissait dans son dos. Il lui sembla que le vieux avait vieilli soudainement. Elle-même s’aperçut livide et les yeux creux, dans la vitrine. À son oreille, maintenant, les pelletées de glace tombaient avec un bruit mat, celui de la terre que l’on jette sur une tombe. Toute rapetissée, la tête rentrée dans les épaules et les mains enfouies dans ses manches, elle allait et venait sans cesse, tournant sur ses pas, pareille à une petite vieille égarée en chemin et qui n’ose s’aventurer trop loin.

— Cherchez-vous quelqu’un, la demoiselle ?Elle sursauta. Les yeux égarés, elle regarda autour d’elle. Le vieux lui par-

lait ; il ne semblait pas malicieux. Toutefois, elle hésita avant de répondre. Les mots qu’elle s’était exercée à dire de façon naturelle et qui lui paraissaient presque faciles tout à l’heure l’étranglaient maintenant. D’une voix torturée, elle demanda :

— Vous auriez pas vu entrer à l’hôtel un grand rouge à tête frisée, qui a toujours une belle façon ?

Le vieux branla la tête :— Pauvre demoiselle ! des têtes frisées, il y en a, à la douzaine sur la terre.

Puis des gars avec une belle façon, à la veille d’une fête, c’est presquement rien que ça qu’il y a dans les hôtels. Et c’est pas tous des enfant-jésus-de-Prague. Allez-vous en donc dans votre maison. Votre place est là, ben plus qu’icitte.

Angélina rougit de honte. Mais l’homme vit une telle détresse dans son regard qu’il eut pitié d’elle.

— Si je le vois, votre rouget frisé, vous y faites dire quoi ?— Qu’il est attendu au Chenal du Moine.En se retournant, Angélina crut que le sol se dérobait sous ses pas : le Beau-

Blanc à De-Froi avançait vers l’hôtel. Elle ne put lui cacher à temps son visage défait par le chagrin. Déjà il lui disait :

— Si c’est le Venant aux Beauchemin que vous cherchez, attendez-le pas : je viens de le rencontrer avec sa compagnie, dans la Petite-Rue.

Le coup porta, mais l’infirme se roidit et eut le courage de ravaler ses larmes. Si de sa mauvaise langue le bavard allait colporter partout chez Pierre-Côme Provençal, chez Bernadette Salvail, chez les Beauchemin, et même au presby-

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tère de Sainte-Anne, qu’il l’avait vue rôder devant l’hôtel ? Certes, Angélina souffrait de croire que le Survenant ne l’aimait pas, mais à la pensée que les gens du Chenal connaîtraient son délaissement, sa souffrance s’accrut.

Et que penserait le Survenant, à la nouvelle qu’elle l’avait ainsi attendu, tandis qu’il était auprès d’une autre ? Il rirait peut-être, de son grand rire ? Le meilleur en elle l’avertit que non. Il l’avertit aussi que Beau-Blanc ne lui en dirait rien. Le même instinct grégaire qui pousse les moutons dans les champs à entourer la brebis sur le point d’agneler, afin de la soustraire aux yeux des animaux d’une autre espèce, la préserverait de tout bavardage de la sorte. Elle n’eut plus qu’une idée : atteindre sa maison. La voix douce et triste, elle dit :

— Je cherche personne, Beau-Blanc. Va pas te mettre des idées croches dans la tête. Une poussière m’a revolé dans l’œil, c’est tout.

Courageusement elle essuya ses yeux brûlés de larmes et hâta le pas.Le lendemain, à la sortie de la messe, Angélina, le cœur encore serré, s’ache-

mina vers sa voiture, n’osant parler à qui que ce soit, sur le perron de l’église, ni lever la vue sur personne. Tout à coup, elle s’arrêta, éblouie ; éblouie et à la fois effrayée de se tromper. Son cœur battait fort contre sa poitrine comme pour s’en échapper et courir au-devant du bonheur. Elle le comprima à deux mains et écouta : dans le midi bleu, un grand rire clair se mêlait à la cloche de l’angélus et les deux sonnaient l’allégresse à pleine volée. Angélina tourna légèrement la tête. Parmi un groupe de jeunes paysans habillés d’amples com-plets de drap noir, coiffés de casquettes beiges et chaussés de bottines boule-dogue, selon la mode du jour, la figure colorée du Survenant, les cheveux roux au vent, tranchait sur le rideau de ciel pur. Il aperçut Angélina ; de sa démarche molle et nonchalante, il s’avança vers elle. Et déboutonnant son mackinaw, il en tira une bonbonnière à moitié déficelée :

— Tiens, la Noire, un cornet de bonbons pour toi !— Pas un présent pour moi ? C’est trop de bonté, Survenant !Le cœur d’Angélina, après l’angoisse et les larmes de la veille, se trouva

lavé de toute peine et préparé à une meilleure joie. Elle ne vit même pas que le Survenant était chaussé de bottes à jambes et qu’il portait le vieux mac-kinaw rouge et vert, rapiécé aux deux coudes.

Trois jours après, on s’éveilla pour trouver le chenal presque libre de glace. Seuls quelques îlots flottaient à la dérive. L’eau grise de boue charria des gla-çons toute la journée, puis le lendemain et, de moins en moins, chaque jour. Soumis au rythme éternel de la nature, les gens du Chenal éprouvèrent devant la débâcle le même soulagement qu’ils avaient ressenti l’automne auparavant à voir se former le pont de glace.

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Maintenant, un peu de neige seulement rayait la profondeur des sillons roux.À l’eau déjà haute qui noyait la commune, hormis la pointe et quelques

levées de terre en saillie çà et là, bientôt vinrent s’ajouter les eaux des lacs. Puis la fumée d’un premier paquebot empanacha les touffes de saules de l’île des Barques. Comme impuissante à s’élever plus qu’à hauteur d’arbre, elle traîna longtemps à la tête des aulnages avant d’aller mourir parmi les vieux joncs.

Depuis leur arrivée, les canards sauvages voyageaient dans le ciel, non plus par bandes, comme à l’automne, mais par couples en obéissance à l’accom-plissement de leur œuvre de vie. Quand ils passèrent à portée de fusil, se dirigeant vers la baie de Lavallière, Didace les surveilla jusqu’à perte de vue. Les yeux pétillants de plaisir il songea :

— Au bout de ma terre, il y a un chaume de sarrasin qui a inondé. Les noirs baraudent de ce bord-là : ils devraient y chercher de quoi manger… J’suis pourtant à la veille de leur donner quelque rafale.

Sitôt qu’il eut vu Pierre-Côme Provençal s’éloigner en tournée de garde-chasse vers les terres plus basses, il n’y tint plus et se mit à chasser en maraude.

La pleine lune d’avril apporta le coup d’eau. Après les inondations, la terre fuma et peu à peu elle sécha. Pendant des jours et des jours, elle s’étira pares-seusement au soleil avant de s’éveiller tout à fait.

Enfin, un matin, le printemps éclata. Un duvet blond flotta sur la cam-pagne plus blonde, elle aussi. L’eau du chenal redevint claire et verte. Par moments, ses courtes vagues scintillaient, telles des écailles d’argent. Souvent le Survenant suivait leur jeu captivant. Un midi, il crut entendre un mur-mure étranger. Il prêta l’oreille : plus qu’un murmure, un chant suave, une musique incomparable s’élevait parmi la prèle des marais, droite et rose près des berges. De partout à la fois, de la rivière, du cœur de la terre sonore, une musique montait, grandissait. Ses ondes harmonieuses couvrirent la plaine entière, elles enveloppèrent le Chenal du Moine et se répandirent passé les

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baies, passé les petits chenaux, passé les rigolets, à l’infini. En un hymne à la vie, les grenouilles se dévasant remontaient à la surface de l’eau et célé-braient leurs noces avec la lumière du jour.

Après une pluie de durée, une odeur végétale, terreuse, dépassa les clai-rières et, dans le vent aigre, alla rejoindre l’odeur douceâtre de l’eau : parmi le paillis, les fougères à peine visibles sortaient la tête. Le lendemain, elles se déroulèrent déjà hautes, hors de terre. Puis à côté de la première dent-de-lion, la prèle des champs dressa son fragile cône vert.

Dans la bergerie, un bêlement pathétique racontait à tout vent l’inquié-tude des brebis devant l’agitation des agneaux. Didace n’osait lâcher ceux-ci au pacage, sachant qu’une fois le goût de l’herbe acquis, ils ne voudraient plus retourner à la mère.

Marie-Amanda avait eu son troisième enfant. À la première belle journée après ses relevailles, elle vint le montrer à Didace et le lui mit dans les bras. Plus empêtré à tenir un enfant qu’à haler un chaland, le vieux, des goutte-lettes de sueur au front, le garda un instant collé contre lui. Mais le petit, qui avait bonne envie de vivre, gigota tellement dans ses langes que Didace le rendit aussitôt à Marie-Amanda :

— Ôte-moi-le des mains. J’ai trop peur de l’échapper.— Ça vous avient ben pourtant, remarqua le Survenant.Les jours qui suivirent le départ de Marie-Amanda, la maison parut à tous

plus grande et silencieuse, surtout à Didace qui se montra exigeant envers Phonsine. Pour un plat apporté deux fois de suite sur la table, il tempêta.

— Pourtant, vous avez coutume d’aimer ça du bouilli, mon beau-père ?— Ouais, mais tu nous houilles ! C’est pas parce qu’une chose est bonne…La bru se cassa la tête à force de chercher la raison d’une pareille rigueur.

Mais tout allait uniment au Chenal du Moine. Depuis Pâques, Venant n’avait pas bu pour la peine. À le voir assidu auprès d’Angélina et serviable à David Desmarais, on se disait qu’avant longtemps le voisin aurait un maître gendre. Angélina apportait aux fleurs et à la maison des soins encore plus tendres. Quand elle disait « ma maison, mes fleurs », on eût dit les mots réchauffés près de son cœur, tellement ils étaient à la fois doux et chauds à entendre.

Chez les Beauchemin, le poulailler, par les soins du Survenant, rapportait plus que jamais à semblable époque.

— Et si j’suis encore en vie, l’année prochaine, disait-il en s’ambitionnant à le faire produire davantage, vous aurez des poules qui pondront en hiver.

L’invraisemblance du projet fit sourire Amable. Venant continua quand même à exposer ses plans.

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— On pourrait semer du trèfle dans la vieille prairie. En amendant la terre, comme de raison. Le Journal d’Agriculture dit qu’avec de la chaux mêlée dedans, on peut faire des merveilles. Et pourquoi pas avoir un carré de frai-siers ? Les deux premières années sont un peu dures, mais après, les fraises se tirent d’affaire toutes seules.

Amable l’interrompit.— Aïe ! Ambitionne pas sur le pain bénit. Qui c’est qui s’occupera des

cageots, des casseaux, du cueillage ?Mais Didace admettait tout de la bouche du Survenant. Grâce à lui, avant

longtemps, il serait un aussi gros habitant que Pierre-Côme Provençal.Vers le milieu de mai, on s’apprêta à déménager au fournil. Pendant que

les Beauchemin en peinturaient l’intérieur, Beau-Blanc arriva. À son air effa-rouché, à son clappement de langue, on sut qu’il s’apprêtait à débiter quelque nouvelle. Dès son habituel préambule : « J’veux pas rien dire de trop mais… », Didace l’arrêta :

— Parle ou ben tais-toi.Le journalier se renfrogna dans un silence boudeur. Mais au bout de

quelques minutes, la langue lui démangea tellement de parler qu’il dit :— Puisque vous voulez le savoir à tout prix, j’ai vu un homme se carrioler

dans votre ancien canot de chasse, celui que vous vous êtes fait voler, l’au-tomne passé.

Didace bondit :— Hein ! Quoi c’est que tu dis-là ?Heureux de produire son effet, Beau-Blanc répéta la nouvelle sans se faire

prier.— En es-tu ben sûr ? insista Didace.— Nom d’un nom ! J’ai passé contre à contre, à la sortie du chenal de l’île

aux Raisins, proche de la « light » à la queue des îlets. Il y a toute une flotte à l’entrée du lac. Y avait de la breume mais j’ai vu le canot correct. Si vous voulez pas me crère…

De même que tous les menteurs-nés capables d’en faire accroire au diable, Beau-Blanc s’indignait qu’on mît en doute la moindre de ses paroles.

— As-tu reconnu le voleur ? C’est-il quelqu’un du pays ? demanda Phonsine.— Je le connais pas. C’est un étranger, un gars de barge, ça m’a tout l’air.— Maudits étrangers, commença Amable…Venant éclata de rire.— C’est ça, Amable, fesse dessus ou ben prends le fusil et tire-les un par

un tous ceux qui sont pas du Chenal du Moine.

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Didace l’interrompit :— Grèye la chaloupe, Amable, on va au lac.— Ah ! y a pas de presse : on ira demain. Si le gars est avec la barge, il

partira toujours pas au vol ?— Faut-il être innocent pour parler de même ! bougonna Didace. Arrive,

Survenant !— Mais le fournil, protesta Phonsine. Allez-vous le laisser à l’abandon, à

moitié peinturé ?Sur un ton qui n’admettait pas de réplique, Didace trancha :— Neveurmagne ! Le fournil attendra : il est pas à l’agonie.— Voyons, se dit Phonsine, v’là-t-il mon beau-père qui va se mettre à

sacrer en anglais comme le Survenant ?Didace s’installa à l’avant de la chaloupe. Ils traversèrent le chenal à la

rame, puis le Survenant se mit à percher le long de la rive nord.— Tu ferais mieux de prendre la « light » de l’île aux Raisins comme amet,

lui conseilla Didace. C’est écartant dans les îles à cette saison-icitte.Les grandes mers de mai avaient fait monter l’eau de nouveau. À mesure

qu’il avançait, le Survenant s’étonna devant le paysage, différent de celui qu’il avait aperçu, l’automne passé. En même temps il avait l’impression de le reconnaître comme s’il l’eût déjà vu à travers d’autres yeux ou encore comme si quelque voyageur l’ayant admiré autrefois lui en eût fait la description fidèle. Au lieu des géants repus, altiers, infaillibles, il vit des arbres penchés, avides, impatients, aux branches arrondies, tels de grands bras accueillants, pour attendre le vent, le soleil, la pluie : les uns si ardents qu’ils confondaient d’une île à l’autre leurs jeunes feuilles, à la cime, jusqu’à former une arche de verdure au-dessus de la rivière, tandis qu’ils baignaient à l’eau claire la blessure de leur tronc mis à vif par la glace de débâcle ; d’autres si remplis de sève qu’ils écar-taient leur tendre ramure pour partager leur richesse avec les pousses rabougries où les bourgeons chétifs s’entr’ouvraient avec peine.

Tout près un couple de sarcelles se promenait. Indolente, la cane retourna à sa couvée pendant que le mâle s’ébrouait de fierté, mais tout le temps vigi-lant à l’égard de la jeune mère. Ni l’un ni l’autre ne se montrèrent farouches à l’approche de l’embarcation. Le sentiment de la vie était si fort en eux qu’il leur faisait dominer leur peur naturelle de la mort.

La chaloupe navigua dans un chenal de lumière entre l’ombrage de deux îles, lumière faite du vert tendre des deux îles, de la clarté bleue du ciel et de la transparence de l’eau, sûrement, mais aussi lumière toute chaude de pro-messe, de vie, d’éternel recommencement. Un courage inutile assaillit le

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Survenant. Une ardeur nouvelle força son sang. Il eût voulu se mesurer à une puissance plus grande que lui, abattre un chêne, vaincre un dur obstacle ou peut-être bâtir une maison de pierre. Seul, il eût crié toute sa force. D’instinct, il se mit à percher si rapidement que la chaloupe faillit verser.

— T’es ben en jeu, lui remontra Didace. Fais attention : tu vas nous neyer le temps de le dire.

Le soleil chauffait. Venant sentit ses épaules pénétrées de chaleur ainsi que sous la pression de deux mains amicales.

Il enleva son mackinaw et s’assit en demandant :— Nagez-vous, père Didace ?— Non. On nage pas par icitte. Seulement on sait naviguer.— En plein comme les coureurs des bois.Mais, plus pour lui que pour son compagnon, Venant ajouta :— Beauchemin… c’est comme rien, le premier du nom devait aimer les

routes ?— T’as raison, Survenant. Les premiers Beauchemin de notre branche

tenaient pas en place. Ils étaient deux frères, un grand, un petit ; mieux que deux frères, des vrais amis de cœur. Le grand s’appelait Didace. Le petit, j’ai jamais réussi à savoir son petit nom. Deux taupins, forts, travaillants, du vif-argent dans le corps et qu’il fallait pas frotter à rebrousse-poil trop longtemps pour recevoir son reste. Ils venaient des vieux pays. L’un et l’autre avaient quitté père et mère et patrie, pour devenir son maître et refaire sa vie. Ah ! quand il s’agissait de barauder de bord en bord d’un pays, ils avaient pas leur pareil à des lieues à la ronde. Comme ils avaient entendu parler des alentours où c’est qu’il y avait du bois en masse et des arbres assez hauts qu’on les cou-pait en mâts pour les vaisseaux du roi, ils sont arrivés au chenal, tard, un automne, avec, pour tout avoir, leur hache, et le paqueton sur le dos. Et dans l’idée de repartir au printemps. Seulement, pendant l’hiver, le grand s’est pris si fort d’amitié pour une créature qu’il a jamais voulu s’en retourner. Dans les commencements, ça demandait pas rien que le courage d’un homme, mais celui d’une bonne femme ben vaillante avec, pour résister dans le pays : la rivière qui montait, tous les printemps, et qui lichait la maison, à chaque coup d’eau, quand elle la neyait pas. Tout était toujours à recommencer.

Il s’est donc marié et c’est de même qu’on s’est enraciné au Chenal du Moine. L’autre Beauchemin s’est trouvé si mortifié qu’il a continué son chemin tout seul.

Soudainement, le Survenant se mit à chantonner. Les mots d’une com-plainte lui vinrent à la bouche :

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Peuple chrétien, écoutez la complainte D’un honnête homme qui veut se marier

Après la messe il va voir son monde Les jeunes gens qu’ il avait invités

Son frère aîné arrivant à sa porte Le cœur gonflé, il se met à pleurer

– Qu’a vous, mon frère ? Qu’avez-vous à pleurer ? – Ah ! si je pleure, je déplore votre sort.

Laissez, mon frère, laissez ce mariage Je vais payer les dépenses qui sont faites

Mais sans le laisser achever, Didace entonna :

Tenez, mon frère, voilà deux portugaises, Ne pensez plus à votre fiancée…

Puis il continua à raconter :— Tout ce qu’on a su de lui, c’est que, par vengeance, il a jamais voulu

porter le nom de Beauchemin : il s’est appelé Petit.— Petit ! s’exclama le Survenant. Pas Beauchemin dit Petit ?— Sûrement. Quoi c’est qu’il y a d’étrange là dedans ?— Ça me surprend parce qu’il y a eu des Petit dans notre famille.Sa grand-mère était une Petit. Serait-il du même sang que les Beauchemin ?

À cela, rien d’impossible. Et il en serait fier. Mais songeant à la parole du père Didace, au sujet des premiers Canadiens, parole qui avait dû passer de bouche en bouche non comme un message, mais simple vérité, il se perdit en réflexions : « Pour refaire sa vie et devenir son maître » : c’est ainsi que si peu de Français, par nature casaniers, sont venus s’établir au Canada, au début de la colonie, et que le métayage est impossible au pays. Celui qui décide de sortir complètement du milieu qui l’étouffe est toujours un aventurier. Il ne consentira pas à reprendre ailleurs le joug qu’il a secoué d’un coup sec. Le Français, une fois Canadien, préférerait exploiter un lot de la grandeur de la main qu’un domaine seigneurial dont il ne serait encore que le vassal et que de toujours devoir à quelqu’un foi, hommage et servitude.

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À son insu, il venait de penser tout haut. Didace n’en fit rien voir. Rempli d’admiration et de respect pour une si savante façon de parler, il écouta afin d’en entendre davantage, mais le Survenant se tut. Didace pensa : « Il a tout pour lui. Il est pareil à moi : fort, travaillant, adroit de ses mains, capable à l’occasion de donner une raclée, et toujours curieux de connaître la raison de chaque chose. » Le vieux se mirait secrètement dans le Survenant jusqu’en ses défauts. Ah ! qu’il eût aimé retrouver en son fils Amable-Didace un tel prolongement de lui-même !

Alors, en gage d’amitié et pour mieux s’attacher le Survenant, il voulut lui apprendre un secret : « le malheureux qui porte dans son cœur un ennui naturel, s’il croit trouver toujours plus loin sur les routes un remède à sa peine, c’est pour rien qu’il quitte sa maison, son pays, et qu’il erre de place en place. Partout, jusqu’à la tombe, il emportera avec soi son ennui. » Mais Didace ne savait pas le tour de parler. Il chercha ses mots. S’il se fût agi de rassembler un troupeau de bêtes effrayées, sur la commune, la Saint-Michel sonnée, là, par exemple, il eût été à son aise ! Mais, des mots contre lesquels on se bat dans le vide ? Au moment de parler, une gêne subite le serra à la gorge. L’instruction du Survenant le dominait.

Mais Didace rêve. Le Survenant ne repartira pas. À la première nouvelle, il épousera Angélina Desmarais. À son tour il prendra racine au Chenal du Moine pour le reste de ses jours. Il sera le premier voisin des Beauchemin, et sans doute marguillier, un jour, maire de la paroisse, puis qui sait ?… préfet de comté… député… bien plus haut placé que Pierre-Côme Provençal.

Couac ! Dans un bruissement sec, un butor, de son vol horizontal, raye le paysage. L’eau clapote contre la barque. Didace se réveille. Brusquement il questionne :

— Survenant, dis-moi comment c’est que t’es venu à t’arrêter au Chenal ?Aussi brusquement le Survenant se remet à percher, debout au grand soleil.

Sonde-t-il dans toute sa profondeur l’amitié du père Didace ? Soudain, il consent à un aveu, en éclatant de rire :

— Ben … je finissais de naviguer… J’avais bu mon été… puis l’hiver serait longue…

* * *

À l’entrée du lac, l’air du large fouetta la figure des deux hommes. Le Survenant cessa de percher et Didace plaça les rames dans les tolets. Il venait d’apercevoir son canot de chasse, avec un homme à l’aviron. Il dirigea droit à lui l’embarcation qu’il colla à côté et ordonna brièvement :

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— Débarque ! Donne-moi mon canot !L’autre se défendit :— C’est-il votre ca-a-a-not ? Ça parle au yâble. Moi qui cherchais partout

à-à-à qui c’est qu’il pouvait ben a-a-a-appartenir. Il s’en venait tout seul en flotte sur l’eau. Je l’ai ra-a-a-a-massé tout bonnement.

— Débarque ! donne-moi mon canot !Le Survenant intervint. On n’allait pas abandonner un homme en plein

lac, dans le chenal de la grosse navigation. Il fallait le reconduire à sa barge.Didace tempêtait toujours :— Non ! Qu’il débarque t’de suite ! Qu’il me donne mon canot ! Je les

connais trop, ces ban-an-an-des de maudits-là. Ils bèguent rien que pour se chercher une excuse. Tout ce qui fait leur affaire, un poêle, une ancre de mille livres, ils l’ont toujours trouvé en flotte !

La figure cramoisie, il bouillonnait de colère et tout le temps qu’il parlait, à tour de bras il secouait le canot :

— Si j’m’écoutais, mon gars, je te poignerais par l’soufflier, et je t’étouf-ferais dret là !

Une fois Didace calmé, ils accompagnèrent à la barge l’homme encore blême de peur. Puis ils s’engagèrent de nouveau dans le chenal, avec le canot à la touée. Ils naviguaient en silence depuis un bout de temps lorsque Venant aperçut à un coude de la rivière deux Provençal qui remontaient le courant à la cordelle. Debout, à l’arrière, Pierre-Côme gouvernait le chaland rempli de bois de marée tandis que son fils, Joinville, avançait sur la grève, un câble sur l’épaule, en halant à l’avant. Pierre-Côme, voyant Didace oisif, à fumer, lui cria :

— C’est ça, mon Didace, travaille. L’ouvrage sauve.— Va chez l’yâble ! riposta vivement Didace.Leur gros rire résonna longtemps sur l’eau. Mais après qu’ils se furent

éloignés des Provençal, Didace dit à Venant :— Lui, c’est le vrai cultivateur ! Quatre garçons, quatre filles, tous attachés

à la terre, toujours d’accord. Ça pense jamais à s’éloigner ni à gaspiller. Et l’idée rien qu’à travailler et à agrandir le bien.

— Il vous aurait fallu des garçons de même, observa le Survenant.— C’est ben là ma grande peine. Au moins si le dernier eusse vécu. Mais,

Amable, lui, je peux presquement pas compter dessus pour prendre soin de la terre. Quand je serai mort, aussi vrai que t’es là il la laissera aller. Il est pas Beauchemin pour mon goût. L’ouvrage lui fait peur, on dirait. Toujours éreinté, ou ben découragé. Le bo’homme Phrem Antaya tout craché ! Il a

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apporté ça de sa mère. Du côté des Antaya, il y avait rien que Mathilde de vaillante. Les autres, les frères, les sœurs, tous des flancs mous. Torriâble ! à l’âge d’Amable, dans le temps qu’on battait encore au fléau et qu’on fauchait de grandes pièces de foin à la faux ou ben à la faucille, j’avais le courage d’en-jamber par-dessus la grange. Je me rappelle qu’un printemps l’eau avait monté assez haut qu’on a dû rapailler notre butin partout, passé les îles et jusque dans l’anse de Nicolet. Après, pour venir à bout de se gréyer en neuf, moi puis Mathilde, on s’est-il nourri longtemps rien que de poisson à la sel-et-eau. Le matin, j’allais visiter mes pêches. Le poisson qu’était pas vendable, je le mettais de côté. La femme l’accommodait en le jetant tout vivant dans une chaudière d’eau bouillante, avec une poignée de gros sel. On le mangeait de même, sans beurre, sans aucun agrément. La première fois on trouve ça bon. Mais jour après jour, tout un été de temps, à la longue l’estomac nous en criait de faim. Fallait tant ménager… Et si on en avait du cœur pour défendre son bien !

— Du cœur ? C’est pas ce qui vous manque. Je vous regardais tantôt quand vous étiez choqué : vous êtes loin d’être vieux. Vous pourriez encore élever une famille.

Didace sursauta : se remarier ? À son âge ? Prendre une deuxième femme assez jeune pour lui donner un ou deux garçons semblables à lui ? Il n’y avait jamais songé.

Sous ses sourcils en broussaille, son regard fouilla le visage du Survenant : il était lisse comme un miroir, sans un clignement d’yeux, sans un plissement de nez, sans le moindre sourire. Inconsciemment, Didace redressa ses épaules affaissées.

— On le sait ben : j’suis pas des plus jeunes, mais j’suis pas vieux, vieux comme il y en a, pour mon temps.

Arrivé au quai, pendant que, penché au-dessus de la chaloupe, il en enle-vait les rames, il dit, sans lever la vue sur le Survenant :

— J’me demande quel âge l’Acayenne peut ben avoir, elle ?— Ah ! elle est proche de la quarantaine, mais je jurerais ben sur l’Évan-

gile qu’elle a pas un jour de plus.

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XV

Du véritable printemps bref et chaud, l’on passa presque sans transition à l’été. Maintenant, quand Phonsine, à son réveil, traversait de la grand’maison au fournil, elle trouvait le chat couché dans un large carreau de lumière qu’un soleil franc découpait sur le plancher. Depuis plusieurs semaines déjà les portes des granges avant le jour s’ouvraient avec fracas et, au moindre mou-vement des hommes ou des bêtes, les faux, les râteaux, tous les outils clique-taient contre les murs.

Un midi la cigale chanta. Venant, allongé sur l’herbe, l’entendit le premier. Il dit :

— Écoutez-moi donc la cigale chanter !Mais Amable dormait comme un bienheureux.Phonsine, un plat lourd au bout de ses bras, allait jeter l’eau grasse sur les

plants de tomates. Elle pausa en chemin. Accablée, les cheveux collés au front, elle resta sans bouger, pareille à une statue de bois, à penser :

— C’est signe de chaleur. On cuit déjà comme dans un four. Quoi c’est qu’on va ben devenir ?

Après un léger somme, Venant bondit sur ses jambes. C’était dimanche. Il irait achever l’après-midi auprès d’Angélina. Il se rendit à la pompe. D’un unique et vigoureux coup de bras, il emplit le baquet et le renversa sur sa tête penchée. À l’aide de quatre doigts, il peigna sa chevelure. Sa toilette ainsi faite, il se mit en route.

Vêtue de sa bonne robe d’alpaca gris garnie de padou noir sur laquelle elle avait épinglé, par suprême coquetterie, un bout de dentelle en jabot, Angélina, le visage reluisant de propreté, se berçait dans la balançoire, son missel à la main. Mais elle ne lisait point. Car d’aussi loin qu’elle vit Venant s’engager dans le chemin, vivement elle s’empressa de lui faire une place à ses côtés. Puis elle lissa ses cheveux et se pinça les joues.

Au lieu de s’asseoir près d’Angélina, Venant entra dans la maison. Une fraîcheur saisissante y régnait. Comme s’il en eût été le maître, d’une main

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ferme il fit claquer les contrevents et il s’installa à l’harmonium.Par la fenêtre la musique parvint, adoucie, jusqu’à Angélina. Tout en

dodelinant la tête, tout en se berçant, elle laissa son regard errer sur les alen-tours. Des champs lointains une odeur de miel arrivait jusqu’à elle. Que se passait-il dans le monde ? Jamais elle n’avait vu le chenal charrier pareille eau de pure émeraude. Ni les liards autour de la maison déplier aussi délicatement la soie de leurs feuilles luisantes. Jamais les longues terres n’avaient bleui ainsi jusqu’à la ligne sombre du bois, sous la levée de la jeune avoine. Ni le soleil poudré autant d’or sur la plaine. Jamais, au grand jamais…

— T’es ben jongleuse, Angélina. As-tu perdu un pain de ta fournée ?Surprise, Angélina rougit. Lisabel Provençal et Bernadette Salvail – celle-ci

empesée dans sa robe à falbalas de mousseline blanche et son ceinturon de moire flamme, laissant voir à dessein la tige de ses bottines boutonnées – étaient près d’elle à la reluquer. Un doigt sur les lèvres, elle leur fit signe de se taire. Mais inutilement : le Survenant avait reconnu leur voix. Avec impa-tience il plaqua un accord et se leva :

— Un harmonium, c’est trop lent. Ça répond pas. Parlez-moi d’un piano. Le son part et s’arrête à volonté.

— Chante au moins, Survenant, si tu veux pas nous jouer un air, lui cria Bernadette.

Venant, la chevelure déjà en révolte, encadra un moment dans la croisée sa robuste figure :

— C’est bon. Je vas vous chanter la chanson qu’une actrice chanta à un roi qui l’aimait.

De nouveau l’harmonium souffla péniblement, ronfla, puis la musique se plaignait, presque humaine, avec la voix du Survenant.

Sous l’impulsion des trois femmes inclinées, la balançoire reprit son rythme berceur. Mais Angélina, déroutée par la présence de ses compagnes, ne retrouva pas le fil enchanté de sa rêverie. Peu logique, aveuglée par son sentiment, l’infirme qui trouvait en soi toutes les raisons d’aimer le Survenant n’admettait pas qu’une autre femme eût pour lui l’ombre d’un penchant amoureux. Lisabel, bonne comme du pain blanc, n’avait rien de redoutable, mais que venait chercher ici la belle Bernadette Salvail, écourtichée dans sa robe blanche, avec un ceinturon de soie transparente et des bottines bouton-nées haut ? Elle et ses petits manèges…

De la bouche du Survenant le moindre compliment eût eu pour Bernadette Salvail la valeur d’une parole d’Évangile. Mais dépitée de le voir faire si peu de cas d’elle et des frais atours qu’elle avait revêtus uniquement en son hon-

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neur, elle prêta à son chant une oreille déçue, tout en se rongeant un ongle, avec acharnement, jusqu’au ras de la peau.

Reviens, veux-tu…C’est à croire qu’un roi se laisse tutoyer par une actrice et chanter des

chansons composées de mots ordinaires, à la portée du plus humble sujet !Quand on sait comment les rois, habillés de pourpre, d’hermine et cha-

marrés d’or, des pieds à la tête, passent leur vie, assis sur un trône, le sceptre à la main et, sur la tête, une couronne garnie de toutes les pierreries imagi-nables… Quand on pense qu’il n’est permis de les approcher qu’après de grandes génuflexions, comme à l’église…

C’est à croire…Elle chercha le regard de Lisabel, mais Lisabel Provençal, les yeux ronds

comme deux globes frottés clair, regardait dans le vide. Elle se balançait, sans penser à rien. Il faisait beau soleil. Son prétendant, du Pot-au-Beurre, irait la voir, le soir même. Comme tous les soirs de bonne veillée, plutôt que d’y manquer, il serait en avance. De l’attente d’un être aimé que l’on tremble à tout instant de perdre et qu’il faut reconquérir à chaque nouvelle rencontre, elle ne connaîtrait jamais ni les ravissements, ni les angoisses : la ponctualité de son prétendant lui garantissait une sécurité étoffée. Au bout de six mois francs de fréquentation, il lui demanderait de bon cœur de l’épouser. De bon cœur elle l’accepterait. Et leur vie d’époux s’accomplirait sans plus d’émoi.

Bernadette grimaça sans gêne. Angélina, voulant l’éloigner à tout prix, inventa un prétexte :

— Le Survenant a parlé de faire un tour de voiture. Ça dégourdira les pattes du Blond en même temps.

Bernadette comprit. Par malice elle pensa à rester. Mais sous le regard sévère de l’infirme, elle se ravisa et partit, emmenant avec elle Lisabel, avant la fin de la chanson.

* * *

Le Blond, fringant, difficile à conduire, détala et la voiture légère fila comme un coup de vent sur le chemin de Sainte-Anne. Au village, après vêpres, quatre hommes, par équipe de deux, en bras de chemise, le canotier sur les yeux, jouaient au croquet. Sur le bord de la bande, une bonne dou-zaine de villageois de tous les âges suivaient intensément les périodes. Le joueur, un gros homme, perplexe, restait penché, le derrière en l’air. Son pantalon, lustré par l’usure, luisait ainsi en deux ronds au soleil, car l’étoffe,

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loin d’être neuve, avait déjà subi l’épreuve d’être tournée à l’envers puis retournée à l’endroit. Un jeune s’impatienta :

— Aboutis, Cleophas !De leurs regards courroucés, les partisans de Cleophas firent comprendre

à l’effronté de modérer ses transports. N’y allait-il pas de l’honneur de tout un camp ?

— Prends ton temps, Cleophas !Le maillet en main, celui qu’on nommait Cleophas continua à s’exercer

de toutes les manières à frapper la boule, mimant un petit coup à droite, un moyen coup à gauche, un grand coup en plein centre. Son partenaire ne lui ménageait pas les conseils tandis que les adversaires, rongés d’inquiétude, tourmentaient leur moustache. Soudain il se redressa et l’on put voir sa figure, aussi rouge qu’une fressure de porc. Avec l’air d’un désespéré, décidé à tout, il jeta un regard de stratège à l’arceau qu’il s’agissait de franchir. On crut qu’il prenait son élan pour quelque coup décisif, mais non : de ce pas spécial, léger et nonchalant qu’ont certains obèses, il allait simplement mesurer la distance de la position de sa boule à celle de l’adversaire. Un murmure de désappointement parcourut la bande.

Venant ne voulut pas suivre la partie davantage.— Marche, marche !Délassé de l’oisiveté de l’écurie, le Blond reprit le petit trot, sa vaste croupe

soyeuse, d’un flic-flac en cadence, ondulant sans repos.— La belle vie qu’ils mènent, les gens du village ! observa Angélina. Rester

autour de l’église de même, on doit se sentir plus dévotieux, il me semble. Puis les voisins proches à proches… le magasin à la porte… et des amuse-ments à en plus finir, comme tu vois…

Le Survenant persista à se taire. Alors elle lui demanda :— À quoi c’est que tu jongles ? Il hésita puis dit, rêveusement :— Je pensais à ben des choses. — À quoi encore ?— Je pense que nulle part j’ai resté aussi longtemps que par ici. Avant,

quand j’avais demeuré un mois à un endroit, c’était en masse. Mais, au Chenal, je sais pas pourquoi… Peut-être parce qu’il y a de l’eau que j’aime à regarder passer, de l’eau qui vient de pays que j’ai déjà vus… de l’eau qui s’en va vers des pays que je verrai, un jour… je sais pas trop…

— Y a rien d’autre qui te retient, par hasard ?Venant regarda au loin :

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— À supposer que je te le dirais, la Noire, après serais-tu plus riche ?Leurs yeux, ainsi que d’un commun accord, cherchèrent la rivière. On eût

dit que le fleuve complice voulait fêter quelque convive rare : entre deux coteaux sablonneux, il dressait une grande nappe d’eau claire que le soleil parait d’énormes gerbes d’or.

* * *

Après avoir traversé au pas la ville de Sorel, le cheval, sous la conduite du Survenant, s’engagea dans le chemin de Saint-Ours. Tout à coup il fit une embardée. Près d’une roulotte abandonnée dans le champ, un couple de bohémiens, vêtus de hardes de couleurs vives, se caressait, sur le talus, au bord de la route.

Angélina rougit :— Regarde-moi donc ces campions…— Quoi ! s’ils s’aiment…— Raison de plus ! Je comprends pas que…— Quoi, encore ?— Qu’il y en ait pour qui l’amour soye… rien que ça.L’air soudain attristé, le Survenant regarda ailleurs et marmonna :— Faut jamais mépriser ce qu’on comprend pas. Peut-être qu’avec tout le

reste, ce rien-que-ça, il y en a qui peuvent pas l’avoir.Attristée à son tour de la tristesse inexplicable du Survenant, Angélina se

tut. Ils allèrent ainsi, silencieux, côte à côte, si près qu’ils sentaient la chaleur de leurs bras à travers les vêtements, mais éloignés à des lieues par la pensée. Passé la maison du Gouverneur, ils virèrent de bord pour retourner au Chenal. Devant le campement de bohémiens, la jeune gipsy, maintenant seule, sourit au Survenant. De ses longs yeux pers, de ses dents blanches, de tout son corps félin, elle l’appelait. Sans un mot il mit les guides dans les mains d’Angélina et sauta en bas de la voiture.

Abandonné à sa seule fantaisie, le cheval arracha d’abord un bouquet de feuillage à un arbrisseau puis avança, pas à pas, en rasant l’herbe douce, à la lisière du chemin. Non loin de là une vieille bohémienne trayait une chèvre tout en parlant avec volubilité à une jeune femme occupée à laver un bébé dans une cuve. Nu-pieds, en guenilles, deux gamins pourchassaient autour de la roulotte un chien jaunâtre, marqué de coups. Trois chevaux maigres, si maigres qu’on aurait pu compter leurs côtes – de vraies haridelles – assis-taient impassibles à la course. L’œil somnolent, la mâchoire baveuse, ils ne

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remuaient la queue ou la crinière que pour éloigner les mouches acharnées à leur carcasse.

— Ah ! les campions de maquignons ! pensa avec mépris Angélina. Ils auront besoin d’engraisser ces chevaux-là avant de les passer aux gens du Chenal…

Mais au cœur d’Angélina, le temps ne filait pas vite. Les minutes avaient la durée des heures. Pourquoi le Survenant s’attardait-il ainsi auprès de la gipsy ? Si la première passante peut, d’un regard en coulisse, d’un sourire effronté, d’un déhanchement exercé, retenir un homme, ce rien-que-ça a donc tant de prix à ses yeux ? À quoi sert alors à une fille qui ne l’a pas en partage d’être sage, dévouée, fidèle à son devoir ?

Angélina ne comprenait plus rien. Ce qu’elle avait toujours cru une honte, une servitude, une pauvreté du corps, le Survenant en parlait comme d’une richesse ; une richesse se complétant d’une richesse semblable cachée en un autre être, quoi ? Ses yeux s’ouvraient à la vie. Maintenant, la richesse lui apparaissait partout dans la nature. C’est donc elle la beauté qui épanouit une fleur sur la tige, à côté d’une corolle stérile ? Et encore elle, la joie qui donne à un oiseau son chant, à l’aurore, près d’un oiseau silencieux et caduc, sur la branche ? Est-ce elle la nostalgie qui rend plus farouche la louve soli-taire et la retient sur la sente où son compagnon succomba au piège de l’homme ? C’est elle qui, par les nuits trop douces, pousse la bête à clamer en hurlements à la lune la peine et l’inquiétude en ses flancs ? Mais pourquoi les uns en possèdent-ils le don et d’autres l’ignorent-ils ? Source vive, aux lois mystérieuses dont seul le Créateur a le secret…

Angélina tourna la tête et affecta de se perdre en contemplation devant le Petit Bois de la Comtesse, mais, d’un regard oblique, elle pouvait apercevoir le couple. Penchée au-dessus, la bohémienne examinait la main du Survenant qu’elle tenait près d’elle.

— Flatter la main du Survenant, sa grande main en étoile, faut pas être gênée ! pensa Angélina avec une indignation mêlée de regret.

Mais quelle machine infernale s’avançait à une allure effrénée sur la route, dans un nuage de poussière et un tintamarre effrayant ? Une automobile ! Angélina se précipita sur les guides. Trop tard cependant. Le Blond, rétif, se cabrait, cherchait à sortir des brancards et à tout casser. « Voyons ! le Blond ! » Angélina ne savait plus comment le maîtriser. « Fais pas le fou, le Blond, je t’en prie ! » Allait-il se jeter dans le fossé ou renverser la voiture et partir à la fine épouvante ?

— Le Blond !

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Heureusement le Survenant bondit comme par enchantement. Il saisit le cheval à la bride et d’une poigne dure le maintint tranquille : l’étrange véhi-cule fonçait près d’eux.

Le cœur encore battant d’émoi, Angélina regarda filer l’auto, mais elle n’entrevit que le dos de deux femmes qui lui parurent élégantes, coiffées de bonnettes de soie tussah, laissant flotter au vent de longues écharpes de tulle illusion, bleu Marie-Louise.

Le Survenant reprit sa place à côté d’Angélina et ils se remirent en route vers Sainte-Anne.

— Tu sais pas la grande nouvelle ? demanda aussitôt Venant, tout excité. Il y a un cirque qui vient à Sorel à la fin de la semaine. Ah ! va falloir que j’y aille à tout prix. Un cirque ! Tu y penses pas ?

Un cirque ! Le Survenant regarde défiler en soi la parade, au son de fan-fares claironnantes : des bouffons tristes en pirouettes, les paupières fendues horizontalement d’un trait de khôl10. Une cavalcade de cow-boys. Un nain malmène le géant. Des écuyères, la taille sanglée dans des oripeaux aux cou-leurs impossibles, sourient, sur des chevaux qui se cabrent. Grimpée sur un carrosse rose et tout doré qu’on a assurément dérobé à un conte de fées, la reine de la voltige envoie des baisers. Puis ondule la longue vague grise des éléphants à la queue-leu-leu. Un phoque savant et vertical, dans sa robe lui-sante, cherche à faire la belle. Les singes à panache et à veston bigarré jouent des tours au lion. Toute la jungle. Et le Far-West. L’Asie. L’Afrique. Le monde. Le vaste monde. Et puis la route…

— C’est-il gratis ? questionna Angélina.Le Survenant se réveilla : il revenait de loin et ne put réprimer un long

éclat de rire. Angélina prononçait : grati. Ah ! la Normande qui pense tou-jours à ses sous !

Pour la première fois, Angélina ne reconnut pas sur la bouche du Survenant le grand rire clair qu’elle aimait tant et qui résonnait comme la Pèlerine de Sainte-Anne, quand le temps est écho. C’en était trop. Le mau-vais rire, après l’intrusion de Bernadette Salvail, les paroles de tristesse du Survenant, la familiarité de la bohémienne et le passage de l’automobile, acheva de la bouleverser. Son cœur, alourdi de chagrin, se mit à fondre en pleurs. Vainement elle chercha à refouler puis à dérober ses larmes : elles tremblèrent d’abord par petits grains, au bord des cils, comme la pluie fine, indécise ; puis elles tombèrent par brins drus sur ses lèvres comme la

10. Correction des éditeurs : « trait de khol ».

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pluie chaude de l’été ; puis par grosses gouttes, sur ses mains, comme l’ondée.

Le Survenant s’étonna de les voir tomber :— Tu pleures ? Pourquoi que tu pleures, Angélina ? Pas par rapport à moi,

hein, la Noire ? Je veux pas que tu verses une seule larme pour moi. Jamais !De son mieux Angélina ravala son chagrin et, déjà courageuse, répondit :— Ben non, je pleure pas.Mais elle étouffait :— Voyons, la Noire, j’ai arrêté juste le temps de faire dire ma bonne aven-

ture. Faut pas penser que j’ai voulu te causer de la peine. Tu sais, la Noire, dans le fond de mon cœur, je suis pas méchant.

« Seulement, il faut toujours aller jusqu’au fond pour le savoir », pensa malgré soi Angélina. Mais trop heureuse de saisir à la volée la première raison de pardonner au Survenant, elle admit, à travers un gros soupir :

— Je le sais ben trop, va !Puis incapable de résister davantage à sa curiosité, elle questionna d’un

ton qu’elle tâcha de rendre indifférent mais qui, à la vérité, se révéla bourré d’anxiété :

— Quoi c’est qu’elle t’a tant dit, la gipsy ?Le Survenant hésita :— Elle m’a dit qu’avant longtemps je ferais… une longue route.— Tu l’as pas cru, au moins ?Pour toute réponse le Survenant haussa les épaules et fit une moue d’in-

certitude. Angélina attendit dans l’espoir qu’il rachèterait sa réponse par de meilleures paroles. Mais vainement. Seul le sable grinçait sur la route où les roues de la voiture légère s’enfonçaient.

* * *

Trois petites tentes autour de la tente centrale, à peine plus étendue, une baraque délabrée, quelques loups-cerviers, un porc-épic, deux ours bruns si apprivoisés qu’ils avaient, devant le monde, des timidités presque humaines et qu’il sem-blait bien inutile de les tenir encagés, constituaient le gros de la fête foraine.

Devant un grand oiseau en carton, un petit vieux, ancien bouffon n’ayant conservé, des meilleurs jours, que l’art du boniment, s’égosillait à crier :

— Venez voir le grand pélican blanc qui a trente-six dents dont vingt-quatre à la mâchoire et douze au fondement, de sorte qu’il mâche les aliments en entrant et…

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Mais apercevant une fille rougeaude au corsage fourni et dont les hanches gonflaient la jupe de toile blanche, il s’interrompit et, à la grande joie de l’as-sistance, leva les yeux au ciel, pour échapper un profond soupir :

— Ah ! si j’étais pas marié !Repris aussitôt par le métier, il continua, sans prendre le temps de

souffler :— Seulement dix cennes pour voir de près le grand pélican blanc qui a

trente-six dents dont vingt-quatre…Le reste se perdit au milieu des rires.Depuis le dimanche précédent, le Survenant ne parlait que de cirques et

d’amusements. Mécontent d’un tel acharnement à faire miroiter, aux yeux des gens du Chenal du Moine, des plaisirs qu’il jugeait superflus, Pierre-Côme Provençal le lui avait reproché :

— T’es donc ben riche, Grand-dieu-des-routes, pour toujours chercher à dépenser de l’argent ?

— Pas le sien, en tout cas, avait remarqué Amable, enchanté de voir Venant pris à partie par le maire.

— Ni le tien non plus, sois-en sûr et certain, riposta le Survenant, en fai-sant sonner de la monnaie dans ses poches. Il sortit même plusieurs trente-sous à la vue de tout le monde. Amable soupçonna Angélina de lui avoir de nouveau avancé de l’argent. Ah ! la folle ! Elle n’en reverrait jamais la couleur !

Comme c’était samedi, jour de marché à Sorel, la plupart des jeunesses du Chenal, Joinville Provençal et Amable Beauchemin parmi eux, avaient réussi à s’esquiver des femmes pour se rendre à la fête. À la fois déçus de ne pas trouver au cirque des amusements semblables à ceux dont on disait le parc Sohmer fourni, et encombrés d’une joie inutile, ils errèrent sans but. La semaine entière, ils s’étaient préparés à une gaieté extraordinaire. Maintenant ne sachant à quoi l’employer, leurs cœurs s’en trouvaient comme endimanchés et à la gêne. Ils se campèrent en face d’une tente et se mirent à fumer leur pipe, en regardant de droite à gauche, pour filer le temps.

Ce fut le Survenant, à force de s’extasier devant deux lutteurs en brayets, qui réussit à les défiger :

— Aïe ! Regarde-moi-les donc ! Si on dirait pas deux étalons : un claille et un percheron !

Sur une petite plate-forme, un homme qui devait cumuler les fonctions de gérant, d’arbitre et de bonimenteur, s’adressa à la foule :

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— C’est le bon temps, les amis. Essayez vos forces. Entrez. Par ici, mes-sieurs. Vous avez devant vous, Louis l’Étrangleur, le Champion11 de la France, qui arrive d’une tournée en Europe et en Espagne, le champion qui a ren-contré le fameux boucher de Toulouse, le lutteur mystère de Dieppe. Il a aussi terrassé le Japonais Zatiasma de la Nouvelle-Z’Irlande. Il serait capable de battre Cazeaux et Constant-le-Marin ensemble. Une piastre de la minute à qui de vous sera pas couché au bout de cinq minutes de lutte avec le meil-leur lutteur non seulement de Montréal et des environs, mais de toute la province de Québec, y compris Sorel.

— Ah ! cré bateau ! c’est quelqu’un ! c’est un homme ! admit un spectateur, en grande admiration.

Mais un autre protesta :— Pousse pas. Oublie pas que les gars de Sorel ont le bras mortel. T’es

dans le pays des taupins.— Quiens ! Boucher Levert, le seul homme qui a battu Jos Montferrand,

était de Sorel ! dit un ancien.— Beau dommage !Le lutteur, glabre, jusque-là silencieux, le front bas, les sourcils froncés,

croisait les bras dans une attitude qui tenait ensemble d’une pose napoléo-nienne et de la bravoure du jeune taureau prêt à foncer sur le premier obs-tacle, et qui pouvait aussi signifier : « Qu’il y en ait donc un parmi vous autres pour oser le démentir ! » Mais piqué dans le maigre de son orgueil par les dernières remarques, il se départit de son flegme :

— Il y en a une vingtaine dans le monde à prétendre qu’ils ont battu Montferrand. Mais c’est pas prouvé !

— En tout cas, reprit le vieux, Boucher Levert, c’était un bon homme ! Je l’ai vu se battre contre un Irlandais qui menait l’yâble dans l’élection du petit Baptiste, sur la terre de Moïse Rajotte, un dimanche après-midi. Il en avait fait rien qu’une bouchée. J’étais petit gars, mais je m’en rappelle trop : je l’ai entendu chanter le coq.

— Calvin ! se lamenta un autre avec regret, que c’est de valeur que le bo’homme Soulières soye pas icitte. Lui qui lève sur son dos une quille de tug, une quille en chêne, il lui en ferait un homme fort sur la margoulette !

— Puis Odilon, quoi c’est que vous en faites… commença Joinville.Mais à la vue du Survenant à ses côtés et au souvenir de la bataille du

temps des fêtes il se tut.

11. Correction des éditeurs : titre employé tantôt avec majuscule, tantôt sans, nous l’avons uniformisé.

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— Venez-vous dans la tente ? proposa quelqu’un.— On y va, décida soudainement Venant.Les autres l’imitèrent. Il laissa l’homme fort terrasser deux fiers-à-bras

complices. Soudain, d’un saut, il franchit le câble qui entourait l’arène, un simple rond de sable, et enleva son mackinaw. Il disparut derrière un rideau vert à frange et revint en brayet. À la vue de la solide musculature du Survenant, le gérant l’avertit :

— Tout est permis, la savate, le chui-chutsou, tous les coups. La direction du cirque est pas responsable des membres cassés, des côtes enfoncées, ni d’aucune conséquence. Vous luttez à vos risques, compris ? Si vous préférez vous retirer, il est encore temps. Compris ?

Peu impressionné le Survenant, dont la taille semblait grandie par le port du brayet, se contenta de vérifier les câbles :

— Compris !L’athlète forain avait reconquis son impassibilité. Le cou enfoncé, les yeux

sans vie, le torse en baril et moulé de la ceinture aux pieds dans un tricot noir, il semblait un buste de plâtre monté sur socle. À ses côtés, le Survenant dont la poitrine et les longues jambes d’une blancheur presque féminine éclataient à travers la toison rousse au-dessus du brayet de velours pourpre, était l’image même de la vie.

— Y avez-vous vu la longueur des gigots ? demanda Beau-Blanc, lui-même bas sur pattes.

Le petit homme qui posait à l’arbitre se frappa les mains : ainsi l’on sut que la rencontre commençait. Après l’accolade classique, les lutteurs échan-gèrent quelques coups, plus d’exploration que de prise réelle. Les parades alternaient, semblables aux figures rythmées d’un jeu chorégraphique.

Hypnotisés, les spectateurs suivaient la séance – Amable, le premier, par-tagé entre son antipathie pour le Survenant et une inconsciente solidarité : par le fait que Venant appartenait en quelque sorte à la maison, n’en rejail-lirait-il pas, selon l’issue du combat, de l’honneur ou du déshonneur sur les Beauchemin ? – Une sourde impatience leur faisait devancer les mouvements des lutteurs : qu’attendaient-ils pour s’entrechoquer ? Pourquoi le Survenant ne donnait-il pas un croc-en-jambe à l’autre ?

— Aïe, Survenant, tignasse-le un petit brin dans l’jarret !Le « Champion de la France » saisit à l’improviste le poignet de Venant.

Mais d’un vif tour de bras, celui-ci déjoua le pouce qui cherchait le nerf sensible.

— Fais-tu du « viens donc » ? nargua le Survenant.

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Au même instant, le forain, aiguillonné par la dernière remarque, écrasa, de son lourd brodequin, le pied nu du Survenant et lui porta un coup de genou au bas ventre. Plié en deux, et geignant de douleur, Venant s’affala. L’Étrangleur, dont les traits, l’espace d’une lueur, s’éclairèrent du masque du vainqueur, prit son élan pour le terrassement final ; mais, tels des ressorts jumeaux, les jambes de Venant se détendirent pour atteindre l’adversaire en plein corps et l’envoyer rouler près des câbles. Venant se remit debout le pre-mier, bien qu’il parût extrêmement affaibli. Cependant, les applaudissements l’aidèrent à reprendre son aplomb. L’arbitre voulut le disqualifier, mais l’as-semblée protesta à toute voix :

— Pas de coups défendus ! C’est toi qui l’as dit ! Ton cochon a commencé avec son coup de genou ! Si la « fight » continue pas, on jette la tente à terre !

Le combat recommença. Plus circonspects, se sentant presque d’égale force, les deux hommes se livrèrent à une lutte purement horizontale, cette fois. Dans une série de savantes culbutes, de mouvements roulants, d’enla-cements de bras et de jambes, nul n’aurait pu distinguer les membres des lutteurs si ceux de Venant n’eussent été nus.

— Mais il est ben fort, ce maudit-là ! reconnut l’ancien qui vantait tantôt Boucher Levert.

Au bout de trois minutes, le Survenant tenait bon. Quatre minutes, il luttait toujours. Soudain un cri, moitié d’alarme, moitié d’admiration, partit de l’assistance :

— Surveille ta gauche, Survenant, au nom du ciel !Debout maintenant les ennemis tentaient mutuellement de s’assommer à

coups d’avant-bras. À moitié suffoqué, Venant se dégagea avec peine d’une prise de tête en étranglement. Afin de reprendre haleine, il s’exerça à esquiver l’agresseur par une série de passe-passe instinctives.

— Au combat ! au combat ! pas de jeux ! commanda l’arbitre, espérant que son protégé coucherait ce téméraire paysan qui, non seulement risquait de détruire la réputation du « Champion de la France », mais, bien pis, d’acca-parer toute la recette de la journée.

Dans cette nouvelle accolade, Venant prévint l’Étrangleur :— Fais attention, je vas me revenger.— Revanche-toi.— Varge dessus !— Gêne-toi pas !Les exhortations volaient de partout en même temps que de gros casques

lancés en l’air et des tapotements de pieds sur le sol. Cinq minutes. Puis six.

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Le Survenant restait debout. Un peu ébranlé, mais les épaules toujours loin du matelas, au bout de dix minutes, il demanda l’arrêt du combat. On l’ap-plaudit à s’en déboîter l’épaule, même ceux qui auparavant ne le connaissaient pas de vue : Hourrah pour le Survenant !

— Comment c’est que tu le nommes ? demanda l’un d’eux à Joinville Provençal.

— Le Venant à Beauchemin, du Chenal du Moine.Amable entendit mais ne protesta pas.L’ancien tenait toujours à son temps :— Boucher Levert, lui…Personne ne l’écouta.Encore étourdi le Survenant saignait du nez et il avait le visage rayé d’écor-

chures. Mais il se secoua la tête et revint aussitôt à ses sens. L’argent en poche, il sortit de la tente, la tête haute et le verbe insolent :

— J’aurais pu tenir encore une bonne demi-heure, mais je trouvais le motton assez gros pour qu’on puisse tous prendre un bon coup. Arrivez, les gars, à l’hôtel des chars !

— Ah ! cré Survenant ! Y est-il coq, nom d’un nom ! Un vrai boulé, quoi !

* * *

L’argent dépensé, le Survenant dont la soif, loin de s’étancher, s’était avivée à la consommation de quelques coups, tira des plans pour boire davantage.

— Les amis, dit il fort sérieux, vous avez bu la traite du plus pauvre bougre du Chenal, il va falloir boire maintenant la traite du plus riche.

Les yeux se braquèrent sur Joinville qui rougit tel un enfant pris en faute. Il n’avait plus un sou vaillant en poche. On le vit, la honte au front, supplier l’hôtelier de lui accorder du crédit. Seul le Survenant, en apparence préoc-cupé uniquement de regarder dans la rue, ne sembla pas s’en apercevoir.

Trônant au comptoir du bar parmi les bouteilles dont le réfléchissement de la glace doublait le nombre, l’hôtelier, avec la dignité d’un roi jaloux de ses faveurs, refusa net, sans cesser de rincer ses petits verres. Pourquoi ferait-il crédit à des habitants du Chenal du Moine, quand il comptait parmi ses clients les gros boss de la compagnie Richelieu et des chantiers maritimes ?

Comme de fait, trois Écossais l’appelèrent à l’autre bout du comptoir :— One gin, dit l’un.— One scotch, ordonna l’autre.Le troisième hésita, puis se décida à commander :

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— Same thing !L’aubergiste, qui ne comprenait pas un traître mot d’anglais, mais trop

orgueilleux pour en rien laisser voir, servit les deux premiers. Arrivé au troi-sième, il poussa plusieurs bouteilles devant lui et dit :

— Choisissez !On s’étonna d’entendre le Survenant demander tout à coup à Joinville :— Un gros marché, Provençal ?— Un gros marché ?C’était la première fois que le jeune Provençal buvait de l’alcool. Ses

idées se brouillaient et il n’avait guère la tête à lui. Un gros marché ? Soudain il pensa à l’argent du marché, à l’intérieur de son veston. Quoi ! l’argent que les Provençal mettaient d’ordinaire en commun lui apparte-nait autant qu’à ses frères ? Éparpillant les billets de banque, il cria, comme un enragé :

— La traite ! la traite pour tout le monde dans l’hôtel !— Une traite générale, ordonna l’hôtelier toujours avec dignité, mais

amadoué à la vue de l’argent.Quoiqu’il participât à chaque traite générale, l’hôtelier ne s’enivrait jamais.

Il s’était ainsi créé une réputation de beau buveur parmi les clients de l’hôtel, lesquels le respectaient d’autant et ne lui engendraient jamais la moindre chicane. Lui-même encourageait la légende de son imperméabilité contre tout effet de l’alcool :

— Plus je bois, moins je suis chaud ! disait-il, tandis qu’il se servait de fortes rasades à même une fiole marquée gin spécial mais qu’il avait la pré-caution de toujours tenir à part, pour la bonne raison qu’elle ne contenait que de l’eau.

Le Survenant donna une grande claque dans le dos de Joinville :— T’es sport, Provençal. T’es vraiment sport !— C’est ça, dit Amable, flatte-le, à c’t’heure que tu lui as fait dépenser

l’argent du marché.— Laisse faire, mon Provençal. Pour te dédommager, je vas t’apprendre

à regagner le double. Tes poules là, si tu veux qu’elles pondent, l’hiver prochain…

Amable intervint :— Aïe, Survenant ! livre pas tes secrets ! Oublie pas une chose : on te garde,

nous autres !Venant éclata de rire :— Tu me gardes, toi ? Toi…

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Mais il s’arrêta brusquement. Debout contre le mur, d’une voix presque prophétique, il dit rêveusement :

— Ce qu’on donne, Amable, est jamais perdu. Ce qu’on donne à un, un autre nous le remet. Avec une autre sorte de paye. Et souvent au moment où on s’attend à rien. J’ai connu un matelot nègre qui jetait toujours à l’eau la première tranche de pain qu’il recevait sur le bateau. Il disait que, dans un naufrage, c’était grâce à un goéland s’il était pas mort de faim… Cast your bread… Ah ! neveurmagne !

Joinville Provençal pleurait à chaudes larmes, accoudé à une table :— Maudit, que c’est beau ce que tu racontes là, Survenant ! Parle encore.

Recommence ce que tu viens de dire. J’ai pas tout compris. Recommence. Le nègre… le goéland… la tranche de pain… là…

Après quelques tentatives futiles pour ramener Joinville, Amable aban-donna les deux hommes à leurs effusions. Et avec les autres, il reprit le chemin du Chenal.

* * *

Dès la première clarté, le lendemain dimanche, Angélina qui n’avait plus sommeil, se leva. Incapable de demeurer oisive, elle prépara la moulée de gru qu’elle transporta au poulailler. Au retour, quoique frissonnante à la fraîcheur de l’aurore, elle resta dans le jardin.

Le ciel achevait de s’affranchir des ombres de la nuit. Seule une mince barre violette persistait autour de la terre. À l’orient, au-dessus de la baie de Saint-François, l’étoile du matin tremblotait encore, mais le soleil allait bientôt paraître.

D’ordinaire Angélina ne s’attardait pas, le matin, à observer autour d’elle. Mais levant la vue elle demeura éblouie devant l’illumination du ciel. C’était comme un déroulement de soieries de toutes les nuances. Tantôt elles se balançaient, ondulaient, molles et fugitives. Tantôt elles éclataient, se déchi-raient en lambeaux, puis recommençaient à luire en une succession bien ordonnée de plis rigides, horizontaux.

Mais soudain le soleil abolissant l’opulence des soies, dans son unique beauté apparut à la terre.

En même temps, à la cime du paillis, près d’une grange basse, une crête rouge trembla et le coq, héraut fidèle, de son chant victorieux, annonça le triomphe du jour sur la nuit.

— Que la journée sera belle ! songea Angélina, en avançant vers la route.

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Un vent léger comme un souffle passa. Aussitôt les liards tirés du sommeil agitèrent leur feuillage. Les feuilles avaient maintenant atteint leur grandeur, et les arbres la plénitude de leur ombre. La rosée perlait partout sur l’herbe. Indécis, un papillon battait des ailes et voltigeait d’une féverole à un jargeau bleu. À la moindre lisière d’herbe, les boutons-d’or, les vesces, les laiterons étalaient pêle-mêle la vivacité de leurs couleurs.

Angélina sursauta. Au milieu d’une touffe de grande oseille elle voyait bouger une large tache rouge. Sur le bord du fossé, près des liserons mauves enroulés aux perches de la clôture, un homme dormait, couché à plat ventre, une bouteille collée à sa joue. Le mackinaw du Survenant ! Impossible d’en douter : elle le reconnaissait aux manches rapiécées et aux reprises qu’elle-même y avait faites. Alors le Survenant avait repris à boire ? Quel malheur ! quelle misère ! Et surtout, que personne ne le sache ! Doucement elle s’ap-procha de l’homme et, pour le secourir, se pencha vers lui. Mais à peine inclinée elle s’écrasa, comme si une faux en embuscade lui eût tranché les deux jambes. Son cœur bondit tout ensemble d’étonnement et d’indigna-tion : au lieu du Survenant, Joinville Provençal était couché là, inconscient, encore à moitié ivre.

— Joinville Provençal. Ah ! mon Dieu !Mais sans réfléchir qu’il ne portait pas sans raison le mackinaw du Survenant,

elle pensa aussitôt :— Celui qui l’aura fait boire est grandement coupable !

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XVi

— Dis-nous, le Survenant, comment elle est la blonde au père Didace ! Tu la connais, toi ? Conte-nous ça !

Les mots tombèrent sur le cœur d’Alphonsine, comme des grêlons sur un toit. L’instant d’auparavant elle s’était tant réjouie de voir tous leurs voisins de nouveau réunis dans la maison. Septembre et les premières grandes pluies redonneraient donc aux veillées d’automne leur rythme familier de l’année précédente ?

— Si on dirait pas une soirée des jours gras, s’était-elle exclamée joyeuse-ment, en accueillant les derniers arrivants. Dommage que mon beau-père soit allé coucher à la chasse, lui qui aime tant la compagnie !

Ce qu’elle avait pris pour pur adon ou visites amicales se révélait de la curiosité méchante. On était donc au courant des amours de Didace Beauchemin ? Elle voyait les hommes se carrer dans leur chaise, comme à l’attente de quelque grasse plaisanterie, et les femmes, sauf Angélina, affec-tant un complet détachement de la chose, s’occuper à pincer sur leurs jupes quelque grain de poussière imaginaire ou à examiner avec une attention trop soutenue la trame du tapis de table. Alphonsine guetta les regards de Venant afin d’obtenir qu’il se tût ; mais avant d’y avoir réussi, Amable, d’une voix forte et impérieuse qu’on ne lui connaissait pas, ordonna :

— Parle, Survenant. Ce que t’as à dire, dis-le !Venant, d’ordinaire si hardi de paroles, soit qu’il se trouvât gêné d’avoir à

porter semblable message, soit qu’il ne sût trop comment s’exprimer, mit du temps à répondre :

— C’est pas aisé à dire.Il secoua la cendre de sa pipe et reprit :— Si vous voulez parler de l’Acayenne, de son vrai nom Blanche Varieur,

d’abord elle est veuve. Puis c’est une personne blonde, quasiment rousse. Pas ben, ben belle de visage, et pourtant elle fait l’effet d’une image. La peau blanche comme du lait et les joues rouges à en saigner.

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— A fait pas pitié, éclata un des hommes en louchant sur sa pipe qu’il bourrait à morte charge à même le tabac du voisin.

— C’est pas tant la beauté, comme je vous disais tantôt, que cette douceur qu’elle vous a dans le regard et qui est pas disable. Des yeux changeants comme l’eau de rivière, tantôt gris, tantôt verts, tantôt bleus. On chercherait longtemps avant d’en trouver la couleur.

— Et de sa personne, elle est-ti d’une bonne taille ? demanda la femme à Jacob Salvail. Sûrement elle est pas chenille à poil et maigre en arbalète comme moi pour tant faire tourner la tête aux hommes. À vous entendre, Survenant, apparence que les hommes mangeraient dans le creux de sa main !

Les yeux de Venant s’allumèrent de plaisir.— Pour parler franchement, à comparer à vous, madame Salvail, elle

déborde.— Grasse à fendre avec l’ongle ?— Ah ! fit un autre, visiblement désappointé, je pensais qu’il s’agissait

d’une belle grosse créature qui passe pas dans la porte, les yeux vifs comme des feux follets.

— Mais elle doit avoir de l’âge ? questionna Angélina, frémissante de regret, elle, si chétive, si noiraude, à l’évocation par le Survenant de tant de blondeur et de richesse de chair.

— Elle doit, mais c’est comme si elle était une jeunesse. Quand elle rit, c’est ben simple, le meilleur des hommes renierait père et mère12.

— Je vois ben qu’elle t’a fait les yeux doux, remarqua tristement l’infirme.— Quoi ! pas plus à moi qu’à un autre. Vous êtes tous là à me demander

mon idée : je vous la donne de francheté. En tout cas, conclut-il, c’est en plein la femme pour réchauffer la paillasse d’un vieux.

— T’as pas honte ? lui reprocha Angélina.La grande Laure Provençal s’aiguisa la voix pour dire :— Fiez-vous pas à cette rougette-là. Elle va vous plumer tout vivant. Fiez-

vous y pas. T’entends, Amable ?— Vous aimez pas ça une rougette, la mère ? questionna le Survenant.Et pour le malin plaisir d’activer la langue des femmes, tout en passant la

main dans sa chevelure cuivrée, il ajouta :— Pourtant, quand la cheminée flambe, c’est signe que le poêle tire ben.— Mais d’où qu’elle sort pour qu’on l’appelle l’Acayenne ?— Ah ! elle vient de par en bas de Québec, de quelque part dans le golfe.

12. Correction des éditeurs : « renierait Père et Mère ».

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— Ça empêche pas qu’elle donne à chambrer à des navigateurs et qu’on parle de contre, comme d’une méchante.

— Qu’elle reste donc dans son pays !Venant s’indigna :— Des maldisances, tout ça, rien que des maldisances ! Comme de raison

une étrangère, c’est une méchante : elle est pas du pays.Soudainement il sentit le besoin de détacher sa chaise du rond familier.

Pendant un an il avait pu partager leur vie, mais il n’était pas des leurs ; il ne le serait jamais. Même sa voix changea, plus grave, comme plus distante, quand il commença :

— Vous autres…Dans un remuement de pieds, les chaises se détassèrent. De soi par la force

des choses, l’anneau se déjoignait.— Vous autres, vous savez pas ce que c’est d’aimer à voir du pays, de se

lever avec le jour, un beau matin, pour filer fin seul, le pas léger, le cœur allège, tout son avoir sur le dos. Non ! vous aimez mieux piétonner toujours à la même place, pliés en deux sur vos terres de petite grandeur, plates et cordées comme des mouchoirs de poche. Sainte bénite, vous aurez donc jamais rien vu, de votre vivant ! Si un oiseau un peu dépareillé vient à passer, vous restez en extase devant, des années de temps. Vous parlez encore du bucéphale, oui, le plongeux à grosse tête, là, que le père Didace a tué il y a autour de deux ans. Quoi c’est que ça serait si vous voyiez s’avancer devers vous, par troupeaux de milliers, les oies sauvages, blanches et frivolantes comme une neige de bourrasque ? Quand elles voyagent sur neuf milles de longueur formant une belle anse sur le bleu du firmament, et qu’une d’elles, de dix, onze livres, épaisse de flanc, s’en détache et tombe comme une roche ? Ça c’est un vrai coup de fusil ! Si vous saviez ce que c’est de voir du pays…

Les mots titubaient sur ses lèvres. Il était ivre, ivre de distances, ivre de départ. Une fois de plus, l’inlassable pèlerin voyait rutiler dans la coupe d’or le vin illusoire de la route, des grands espaces, des horizons, des lointains inconnus.

Comme son regard, tout le temps qu’il parlait, tendait uniquement vers la porte, chacun, à son exemple, porta la vue dessus : une porte grise, massive et basse, qui donnait sur les champs, si basse que les plus grands devaient baisser la tête pour ne pas heurter le haut de l’embrasure. Son seuil, ils l’avaient passé tant de fois et tant d’autres l’avaient passé avant eux, qu’il s’était creusé, au centre, de tous leurs pas pesants. Et la clenche centenaire, recourbée et pointue, n’en pouvait plus à force de cliqueter sous toutes sortes

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de mains, une humble porte de tous les jours, se parant de vertus à la parole d’un passant.

— Tout ce qu’on avait à voir, Survenant, on l’a vu, reprit dignement Pierre-Côme Provençal, mortifié dans sa personne, dans sa famille, dans sa paroisse.

Dégrisé, Venant regarda un à un, comme s’il les voyait pour la première fois, Pierre-Côme Provençal, ses quatre garçons, sa femme et ses filles, la famille Salvail, Alphonsine et Amable, puis les autres, même Angélina. Ceux du Chenal ne comprennent donc point qu’il porte à la maison un véritable respect, un respect qui va jusqu’à la crainte ? Qu’il s’est affranchi de la maison parce qu’il est incapable de supporter aucun joug, aucune contrainte ? De jour en jour, pour chacun d’eux, il devient davantage le Venant à Beauchemin : au cirque, Amable n’a pas même protesté quand on l’a appelé ainsi. Le père Didace ne jure que par lui. L’amitié bougonneuse d’Alphonsine ne le lâche point d’un pas. Z’Yeux-ronds le suit mieux que le maître. Pour tout le monde il fait partie de la maison. Mais un jour, la route le reprendra…

Pendant un bout de temps personne ne parla. On avait trop présente à l’esprit la vigueur des poings du Survenant pour oser l’affronter en un moment semblable. Mais lui lisait leurs pensées comme dans un livre ouvert. Il croyait les entendre se dire :

— Chante, beau merle, chante toujours tes chansons.— Tu seras content seulement quand t’auras bu ton chien-de-soul et qu’ils

te ramasseront dans le fosset.— Assommé par quelque trimpe et le visage plein de vase.— On fera une complainte sur toi, le fou à Venant.— Tu crèveras, comme un chien, fend-le-vent.— Sans avoir le prêtre, sans un bout de prière…— Grand-dieu-des-routes !Le Survenant, la tête haute, les domina de sa forte stature et dit :— Je plains le gars qui lèverait tant soit peu le petit doigt pour m’attaquer.

Il irait revoler assez loin qu’il verrait jamais le soleil se coucher. Personne ne peut dire qui mourra de sa belle mort ou non. Mais quand je serai arrivé sur la fin de mon règne, vous me trouverez pas au fond des fossets, dans la vase. Cherchez plutôt en travers de la route, au grand soleil : je serai là, les yeux au ciel, fier comme un roi de repartir voir un dernier pays.

— Pour une fois, Survenant, t’auras pris la bonne route, lui répondit Jacob Salvail.

Heureux de se détendre, ils rirent de bon cœur. Mais ils s’arrêtèrent net quand Venant commença à fredonner, tout en clignant de l’œil vers Angélina.

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Plus cirée qu’une morte, accablée d’une peine indicible, elle l’écouta chanter la chanson de son cœur :

Là-haut, là-bas, sur ces montagnes, J’aperçois des moutons blancs, Beau rosier, belle rose, J’aperçois des moutons blancs, Belle rose du printemps.

Si vous voulez, belle bergère, Quitter champs et moutons blancs, Beau rosier, belle rose, Quitter champs et moutons blancs, Belle rose du printemps.

Ce couplet fini, il n’alla pas outre. La figure enfouie dans le creux de son bras, il mima de grands sanglots. Quand il releva la tête, une larme scintil-lante au coin de l’œil, il éclata de rire, de sorte qu’on ne sut pas s’il avait vrai-ment ri ou pleuré.

Angélina, la première, parla de partir. Alphonsine ne chercha pas à la retenir. Elle avait hâte de se retrouver seule avec Amable. Un profond secret les unissait davantage depuis quelque temps : Alphonsine attendait un enfant. Amable avait voulu aussitôt annoncer la nouvelle à son père, mais la jeune femme s’était défendue :

— Non, non, je t’en prie. Gardons ça pour nous deux. Les autres le sau-ront assez vite.

Devant la grande gêne d’Alphonsine, sorte de fausse honte inexplicable, il avait résolu de se taire aussi longtemps qu’elle le désirerait.

Alphonsine s’empressa de dire à Angélina :— Attends, je vas rehausser la lumière.— Non, allume pas, supplia l’infirme. Il fait assez clair et j’ai ma chape

à la main.Plutôt que de marcher à la grande clarté sous les yeux du Survenant,

Angélina aurait volontiers desséché là. Pas de lumière. Qu’il ne voie pas comme sa peau est terne, son corps chétif et ses cheveux morts. Une distance de vingt pas séparait sa chaise de la porte. Elle la franchit doucement, hissée sur la pointe des pieds, surveillant sa jambe caduque afin de faire le moins de bruit possible. Quand elle parvint au seuil de la porte, Venant lui demanda :

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— T’as pas peur, au moins, belle bergère ?— Peur ? Personne tentera sur moi, répondit-elle tristement en s’engouf-

frant dans la nuit.Dès qu’elle fut dehors, le Survenant courut la rejoindre. L’assemblée

s’égrena vite. Les uns et les autres suivirent de près Angélina. Après le départ du dernier, Alphonsine laissa échapper un soupir de soulagement. Amable ne bougeait pas ; le regard froncé, il semblait de pierre. Elle vola à lui, la parole secourable :

— Reprends courage, mon vieux. Ça sera sûrement rien qu’une passée…Le poing d’Amable, comme des coups de masse, s’abattit plusieurs fois

sur la table :— Si c’était la vérité ! Malheur à elle… la Maudite !

* * *

— Angélina !Aucun son de voix ne répondit au Survenant. Mais au tournant de la

route, les brouillards s’effilochèrent pour dégager une ombre.— Je t’attendais, dit simplement Angélina.Elle ne pleurait pas. Sa voix, calme et basse, avait à la fois un accent de

résignation et d’espoir. Sans aucune feinte elle reprit :— Je t’attendais pour te parler cœur à cœur. Faut que tu te confesses à

moi, Survenant. Il y a de quoi qui te mine. C’est-il de quoi de vilain que je t’aurais fait sans le vouloir ?

— Mais non, la Noire. J’ai pas de raisons de me tourmenter.— Pourquoi donc que t’es plus le même homme qu’avant ?— Mais non…— Essaye pas de nier : ta voix sonnait étrange tout à l’heure quand tu

parlais devant le monde. As-tu une peine quelconque, quelque déboire que tu cherches à me cacher ?

Le Survenant garda le silence. Le cœur d’Angélina se serra. Avant long-temps il lui arriverait malheur. Elle le savait. Elle le sentait.

— Si tu t’ennuies, dis-le. Garde pas ça en toi, c’est mauvais. Depuis un certain temps, j’ai dans l’idée une chose qui te déplaira pas : l’harmonium, à la maison, j’aimerais à le changer pour un piano.

Pauvre Angélina ! prête à tous les sacrifices pour lui. Et ce n’était pas assez. À pleines mains elle puisait dans son cœur d’or pour offrir de nouveau :

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— As-tu besoin d’argent ? Je pourrais encore t’en avancer que tu nous remettrais rien que quand ça t’aviendra. Tu nous as assez aidés tout l’été qu’on te redoit plus que ça, il me semble …

— …— Puis je voulais t’apprendre que mon père est prêt à passer la terre à mon

nom. On doit rien dessus, tu sais. Et sans être des richards, on est en moyens. Celui qui me prendra pour femme sera pas tellement à plaindre.

— La femme qui m’aura, réfléchit le Survenant, pourra jamais en dire autant de moi : j’ai juste le butin sur mon dos.

— Dis pas ça, Survenant. T’as du cœur et, travaillant comme tu l’es, tu arriverais pas les mains vides. Quand on est vraiment mari et femme, il me semble qu’on met tout en commun.

Ils allaient lentement au milieu de la route, si préoccupés tous les deux, qu’ils ne prenaient pas garde aux flaques d’eau. Il bruinait et la brume sour-noise s’insinuait à travers leurs vêtements. Angélina grelotta. Elle tremblait comme une feuille.

— Rentre vite à la maison, Angélina, tu vas prendre du mal.Mais rejetant les pans de sa chape, elle mit ses deux mains sur les épaules

du Survenant. D’un ton suppliant et humble, elle commença :— Si tu voulais, Survenant…Tendrement il emprisonna un moment dans les siennes les mains qui

s’accrochaient à lui et y enfouit son visage. D’un geste brusque, il se dégagea et, la voix enrouée, il dit :

— Tente-moi pas, Angélina. C’est mieux.À grandes foulées, il se perdit dans la nuit noire.

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XVii

Le lendemain matin, Didace revint de l’îlette à Bibeau. Tout songeur, il per-chait tranquillement le long de la commune.

Les berges basses lui permettaient de voir loin au-dessus des chaumes et, l’oreille aux aguets, habile à démêler les sons, il écoutait. Il s’arrêta un moment : à Sorel le sifflet des chantiers maritimes lançait son cri d’appel. Sept heures.

Toute la longue nuit, Didace l’avait passée sous le prélart de chasse, à l’affût, sans tirer deux coups de fusil. De plus une chouette avait foncé en trombe sur ses plants vivants et effarouché les canes. Maintenant transi et affamé, il avait hâte d’arriver à la maison.

Soudain le temps où sa femme vivait repassa devant ses yeux. Du plus loin qu’elle l’apercevait, Mathilde accourait au-devant de lui, sur le quai, prête à l’aider. À la maison, quel repas l’attendait ! Des grillades de lard dorées, des œufs en quantité comme il les aimait, avec du thé fort, brûlant. Rien de tiède. Et dans le lit elle lui gardait, entre les draps de laine du pays, sa place encore toute chaude pour son somme d’après le déjeuner. Et toujours le mot juste pour chacun, pour chaque chose. Ah ! la vraie femme qu’il avait ! Mais elle était morte, usée de peine. Et dire qu’à présent, dans sa maison, sur la butte… Mais quoi ? pas un brin de fumée autour de la cheminée ? Et des animaux erraient dans le jardin ? Didace qui s’était donné tant de mal à faire lever le blé d’Inde d’automne, difficile à obtenir, s’inquiéta :

— Quoi c’est que ça peut vouloir dire ?Un air cru l’accueillit au seuil de la cuisine. Le poêle était mort. Et, dans

la chambre voisine, Alphonsine et Amable dormaient encore. Didace étouffa de rage :

— Levez-vous, bande d’emplâtres ! Venez m’aider à courailler les vaches ! Les animaux sont en train de tout manger. Toute la terre s’en va chez l’yâble. Il nous restera plus rien. Ho donc ! Survenant ! Lève, Amable ! Ouste, là ! Z’Yeux-ronds !

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Il chercha vainement le chien sous le poêle pour le lancer aux trousses des vaches et sortit en tempêtant :

— Ouais, un bon chien de garde ! J’vas t’apprendre avec le fouet à te conduire comme du monde, chien infâme !

Alphonsine, fort énervée, dit à Amable qui traînait encore au lit :— Lève-toi, vite, je t’en prie.Mais Amable prit son temps :— Deux, trois vaches dans le clos, c’est pas la mort d’un homme.Didace eut le temps de chasser les animaux avant qu’Amable finît de s’ha-

biller. Un peu calmé, il demanda :— Lequel de vous trois a laissé la barrière ouverte, hier au soir ?— Pas moi, sûrement, répondit Amable. Ça doit être le Survenant. Il est

rentré le dernier.— C’est-ti toi, Survenant ? cria Didace, au pied de l’escalier.Il attendit en vain la réponse.— Demandez-moi ce qu’il brette si tard dans le bed, celui-là, à matin. Il

a pourtant pas coutume…À la fin, il s’impatienta :— S’il faut que j’aille le tirer du nique à c’t’heure, c’est ben le restant…— Laissez faire, je vas monter à votre place, s’empressa de dire Alphonsine,

en s’élançant dans l’escalier.Arrivée à la dernière marche, elle s’arrêta net : la paillasse était intacte,

personne n’y avait couché, la chambre telle que la veille au soir, sauf que les hardes du Survenant et son paqueton ne pendaient plus au mur.

— Le Survenant est parti !Pendant que les marches geignaient sous son pas pesant, Didace ne faisait

que dire :— Ça se peut pas ! Ça se peut pas !Alphonsine cria comme une perdue :— Oui, oui, il est parti. Quand je vous le dis…Parti, le Survenant ! Sans un mot. Sans un signe. Sans un geste de la main.Encore essoufflée d’avoir monté si vite, Alphonsine s’indigna :— Un vrai sauvage, quoi ! Ces survenants-là sont presquement pas du

monde. Ils arrivent tout d’une ripousse. Ils repartent de même. C’est pire que des chiens errants. Une journée, ils vous mangeraient dans le creux de la main tellement ils sont tout miel. Le lendemain, ç’a le courage de vous sauter à la face et de vous dévorer tout rond. Cherchez pas. Celui-là est allé gruger son os ailleurs. Et après lui, ça sera le tour d’une autre, je suppose ?

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Deux fois blessé dans ses sentiments, par le départ du Survenant et par l’allusion à Blanche Varieur, Didace l’avertit :

— Fais ben attention, ma fille, pas seulement à ce que tu vas dire, mais à ce que tu peux penser.

Repoussant d’un violent coup de botte le duvet de poussière par bourdil-lons sur le plancher, il ajouta :

— Alphonsine Beauchemin, occupe-toi de nous faire de l’ordinaire et de ben tenir la maison. Ça prendra tout ton raide.

Une bouffée de chaleur éclata au cœur d’Alphonsine et lui fit monter la rougeur au visage, à la honte de ne pas être une bonne femme de maison et à la fierté de s’entendre honorer, par son beau-père, de ce nom de Beauchemin qu’il ne lui donnait jamais. Peut-être savait-il qu’elle attendait un enfant ? Un moment elle oublia le départ du Survenant, pour ne songer qu’à l’enfant en son sein, un garçon sûrement. Quand elle aurait donné à la famille un Didace de plus, elle saurait bien prendre sa place dans la belle confrérie des dames Beauchemin.

* * *

Plusieurs jours passèrent et ni Venant, ni Z’Yeux-ronds ne reparurent au Chenal du Moine.

— Je l’ai toujours dit qu’ils faisaient la belle paire tous les deux, observa Amable qui trouvait la chose drôle.

Il fallut bien admettre que le Survenant était parti pour tout de bon. Quelques jeunesses se vantèrent à la ronde de perdre ainsi de jolies sommes. Angélina reçut le coup en plein cœur, mais sans une plainte extérieure. On s’étonna même de ne pas entendre une seule parole d’amertume sur ses lèvres. Un matin son père s’en fut au nord, visiter des parents. Alors elle se poudra, se farda même et enfila sa bonne robe. Puis elle se mit à parcourir la montée et à s’enquérir auprès de chacun des dettes de Venant.

Et sa peine ? Même sa peine pouvait attendre. Nul ne la lui prendrait. Elle la laissa tomber au plus creux de son cœur, comme une charge pourtant pré-cieuse que l’on abandonne au pied d’un arbre, sur une route pénible, assuré de la retrouver au retour. Mais le Survenant, que son nom reste intact ! Il ne serait pas dit que, pour l’amour de quelques coppes, elle laisserait les autres ternir, de leurs sales jacasseries, l’image de l’homme qu’elle aimait.

À petits pas, en sautillant comme un moineau, elle arrivait aux maisons. Bernadette Salvail ne pardonnait pas à Angélina, un laideron, d’avoir obtenu

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du Survenant l’amitié qu’il lui avait refusée à elle, belle comme une image. En voyant celle-ci tourner en rond près d’un perron, elle pensa avec amertume :

— La petite chatte ferait pas pire !Les yeux égarés, pour un rien, Angélina riait. Une vraie folle ! Et elle par-

lait, parlait, de choses qui n’avaient ni son, ni ton. Puis soudain, au milieu d’une phrase, elle s’arrêtait net : « À propos, disait-elle, le Survenant vous avait-il emprunté de quoi ? Je passe, vu qu’il m’a laissé la commission de régler ses dettes. »

Elle paya exactement ce qu’il devait. Même à plusieurs endroits, elle mit le compte rond, ajoutant un trente-sous à la somme.

— Prenez, prenez, disait-elle, d’un air qu’elle s’efforçait de rendre détaché. Voyons, c’est son argent à lui…

Ah ! si elle avait pu leur lancer l’argent à la face comme un crachat, mon doux ! qu’elle l’eût fait volontiers. Mais non, Pierre-Côme Provençal le sau-rait. Sa vengeance vaudrait mieux : elle leur ferait honte et leur coudrait le bec, du même coup.

Arrivée à la dernière maison, elle tourna sur ses pas. La pluie tombait à verse. C’était vraiment pitié de la voir, pauvre boiteuse, le bord de sa bonne robe encroûtée de boue, enfoncer dans la vase jusqu’à la cheville et traîner sa jambe faible, comme une aile blessée, par les chemins glaiseux, sur les buttes, dans les baissières, partout. Ses immenses yeux noirs lui mangeaient le visage et l’eau de pluie roulait avec les larmes sur ses joues blêmies.

Ah ! les beaux gars du Chenal du Moine pouvaient maintenant la traiter d’avarde, de corneille, de boiteuse, et rire d’elle à leur aise. Personne, au Chenal du Moine, non personne, n’avait le droit d’enlever un seul cheveu sur la tête du Survenant.

Quand elle eut racheté le nom du Survenant, elle s’enferma seule avec sa peine dans la maison. En proie à une insondable détresse, la nuit, le jour, elle ne faisait rien d’autre, de son regard avide, que de fouiller la route. Elle pleu-rait avec tant de cœur que les yeux lui en brûlaient autant que si elle eût dormi dans l’ortie. Et ses mains sans cesse agitées pétrissaient je ne sais quel pain invisible, comme si c’eût été là sa douleur qu’elles tournaient et retournaient en tous sens. Après avoir frappé en vain plusieurs fois à la porte, les voisins finirent par s’inquiéter de ne pas voir un filet de fumée s’élever de la cheminée, même à l’heure des repas, et aucun morceau de linge à sécher sur la corde.

Beau-Blanc prétendit avoir aperçu en pleine nuit la lueur d’un fanal briller au coin de la maison. Mais personne n’ajouta foi à la parole d’un tel menteur, noir, chétif, peureux comme un lièvre et maraudeur en plus.

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Au matin du quatrième jour, Alphonsine n’y tint plus :— Pour ben faire, dit-elle à Didace, il faudrait le faire dire à Marie-

Amanda, sa meilleure amie. Faut y voir. Après tout, on est les premiers voi-sins de David Desmarais.

Sur le soir Marie-Amanda arriva au Chenal.Marie-Amanda ne sait pas seulement assaisonner le manger, bien tenir

une maison et élever une famille. Marie-Amanda est semblable à un phare. Semblable à un phare, haute, lumineuse et fidèle, toute blanche de clarté, elle se dresse au milieu de la nuit et de la tempête des êtres pour indiquer à chacun la bonne route. En entrant, elle ne se lamente point : Mon enfant est malade. La récolte nous inquiète. J’appréhende l’hiver. Au seuil même de la porte, elle interroge, anxieuse : Vous avez besoin de moi ?

À sa vue, Angélina défaillit. Elle se mit à sangloter par petits sanglots ramassés et drus. Marie-Amanda la tint serrée contre elle, la berça tendre-ment, de même qu’elle aurait veillé sur une enfant malade. Sous l’étreinte plus maternelle qu’amicale, l’infirme se calma peu à peu, puis se prit à pleurer silencieusement, les larmes arrondies en graines de rosaire roulant une à une, à la suite, sur sa figure terreuse.

— Venant, c’est le mien, cria-t-elle soudainement, dans un sursaut de révolte. Et il est parti. Je le reverrai plus. Dire que je me serais arraché le cœur pour lui. Un chignon de pain sur le coin de la table, je m’en serais contentée, pourvu que lui fût tout proche. Je demandais rien pourtant. Rien que de le voir lever la vue sur moi, de temps à autre, même sans le faire exprès.

Marie-Amanda pleurait à son tour. De son corsage elle aveignit un large mouchoir éblouissant de blancheur, le tendit d’un coup sec comme la voile d’une barque et, avec la sollicitude qu’elle apportait à toutes choses, essuya son beau visage, d’ordinaire si serein, maintenant ruisselant de pleurs.

— Écoute, Angélina…Longtemps elle parla, tâchant, de ses paroles toutes de patience et de

sagesse, de dénouer les liens enserrant le cœur de l’infirme. Mais à tout ins-tant celle-ci se rebellait :

— On voit ben que t’as jamais connu de peine d’amour…— Tu penses ça ? Dans le temps que mon Ludger naviguait, que je voyais

pas jour qu’il débarquerait pour tout de bon, – il se disait tanné d’être navi-gateur de fosset et il voulait à tout prix s’en aller à l’eau salée, et puis il restait des semaines et des semaines sans répondre à mes lettres, – les soirs que je me suis couchée, une angoisse au cœur, je pourrais pas les compter. Dans ce temps-là, je priais à toute reste, je m’endormais sur mon chapelet. Et souvent

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ce qui m’avait paru une montagne, le soir, c’était plus que de la grosseur d’une tête d’épingle, le lendemain matin. Seulement il faut prier et faut se raisonner…

— Me raisonner pour oublier le Survenant ? Jamais !— Non, mais pour venir à bout de ta peine. Tu penseras encore à lui, mais

d’une meilleure manière.— Ah ! s’il avait voulu ! je l’aurais suivi pas à pas, comme son ombrage…

comme Z’Yeux-ronds…— Avant de connaître le Survenant, t’avais ta maison, tes fleurs. Tu les as

encore. De plus pendant un an il t’a donné son cœur. Il t’a pas appauvrie ? T’as rien à regretter ? Et tu regrettes tout ! Sois plus raisonnable que ça.

Une hostilité subite brilla dans le regard d’Angélina.— Le Survenant s’est toujours conduit envers moi en vrai monsieur. S’il

avait agi autrement, je te dis ben franchement que je sais pas si j’aurais eu de quoi à lui refuser.

— Je veux pas dire ça, Angélina, protesta Marie-Amanda, chagrinée.Le Survenant, appauvrir Angélina ? Il fallait donc que Marie-Amanda fût

folle à lier pour penser des choses semblables. Lui qui a appris à Angélina à reconnaître ce qu’il y a de chantant sur la terre, lui qui parlait des fleurs comme de personnes avec qui il se serait trouvé en pays de connaissance. Et à Pâques, le cornet de bonbons qu’il lui avait donné en présent ?

Sa peine reprenant vite le dessus, au milieu d’un silence l’infirme demanda péniblement :

— Marie-Amanda, penses-tu… si je partais à sa recherche, que je réussi-rais à le ramener ?

Marie-Amanda hésita avant de lui donner une ombre d’espoir :— Peut-être que tu le ramènerais, mais tôt ou tard il repartirait et tout

serait à recommencer. À supposer que tu l’attacherais à toi, que tu le riverais à toi, même avec une chaîne de fer, si tu le voyais, chaque jour par ta faute, rongé d’ennui, le cœur ailleurs, et toi, pareille à une déjetée à ses yeux, pauvre Angélina !… tu le perdrais plus que tu le perds à c’t’heure. Si telle est sa volonté d’aller seul sur les routes, laisse-le à sa volonté. Même si c’est son bonheur de faire le choix d’une autre femme, accorde-lui son bonheur. Autrement, tu ne l’aimes pas d’amour. Aimer, ma fille, c’est pas tant d’at-tendre quoi que ce soit de l’autre que de consentir à lui donner ce qu’on a de meilleur. Abandonne-le, Angélina. Sans quoi, tu connaîtras jamais une minute de tranquillité.

— Je peux pas comprendre…

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— Cherche pas à comprendre. Plus tard tu comprendras. De la peine, ma fille, ça meurt comme de la joie. Tout finit par mourir à la longue. C’est dans l’ordre des choses. Depuis huit jours t’es là, sans un accent de vie, penchée sur ton mal, comme une plante morte sur la commune. Ton père est à la veille de revenir. Faut pas qu’il te retrouve de même. Redresse-toi.

Au rappel de son père, Angélina s’était roidie. Les yeux secs, sans même exhaler un soupir, elle sortit de la maison. Marie-Amanda, inquiète, la regarda faire. Elle la vit se hisser sur la pointe des pieds, puis souffler deux fois, trois fois, sur la flamme du fanal. Tantôt haute, tantôt basse, la flamme fuyait à gauche, à droite, comme si elle n’eût pas voulu mourir. Alors Angélina saisit la mèche allumée et l’écrasa à pleins doigts. Ensuite elle alla rabattre le couvercle de l’harmonium et retourna à sa place auprès de Marie-Amanda. Mais elle était méconnaissable : on eût dit une agonisante.

Là, le visage enchâssé dans ses mains veineuses et transparentes à force de maigreur, elle se recueillit. Son sort, elle l’acceptait. Son sacrifice, elle l’ac-complissait. Le passant qui, un soir d’automne, au Chenal du Moine, avait heurté à la porte des Beauchemin, pouvait s’éloigner à pas tranquilles, sur la voie sans retour. Dans un geste de résignation, les mains de la pauvre fille s’ouvrirent ainsi que pour délivrer un oiseau captif.

Quand elle parla de nouveau du Survenant, ce fut comme d’un être qui vient de passer de vie à trépas :

— Il avait ses défauts, j’en conviens. Il fêtait parfois. Et s’il éprouvait pas plus de sentiment pour moi, il est pas à blâmer. J’ai pas su le tour de me faire aimer. On marchait point du même pas tous les deux. Seule-ment… seulement… je veux lui donner son dû : il m’a jamais appelée boiteuse.

Un pâle sourire éclaira le visage de l’infirme en larmes. Ainsi le ciel par-fois s’irise au milieu de la pluie.

— Ah ! il avait ses qualités, renchérit Marie-Amanda : il était ni malamain, ni ravagnard. Et franchement il était beau à voir. Si droit… si vaillant ! Avec des belles manières…

— C’est cette démarche qu’il vous avait !— Une chanson attendait pas l’autre.Angélina admit fièrement :— Et toujours la tête haute, le rire aux lèvres.Le grand rire clair ! Toujours quand la Pèlerine de Sainte-Anne-de-Sorel

enverrait une bordée de sons jusqu’au Chenal du Moine, Angélina entendrait le grand rire s’égrener sur les routes. Elle pensa :

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— Pourvu que quelqu’un prenne soin de lui et qu’il mange pas trop de misère !

Allait-elle s’attendrir de nouveau ? Marie-Amanda chercha par tous les moyens à la divertir.

— Faudra que tu viennes passer quelque temps avec moi, à l’île de Grâce. Ça te changera les idées. Tu verras comme les enfants ont profité.

— Jamais, à partir d’aujourd’hui, je m’éloignerai de la maison.Marie-Amanda n’insista pas.— Sais-tu qu’il fait pas chaud dans ta maison ? lui dit-elle. Si tu voulais

j’irais quérir quelques quartiers de bois dans la remise et j’allumerais un bon feu.

L’infirme tressauta :— Aie pas le malheur ! Il y a une manière de mettre le bois dans le poêle.

J’allumerai tantôt.Marie-Amanda sourit, rassurée. Son amie redevenait la femme ménagère

d’autrefois, elle reprendrait vigueur.— Dans ce cas-là, viens te chauffer chez nous. Mon père est là.— J’oserai jamais regarder personne en face.— Il faut que tu recommences de suite. Profites-en pendant que je suis

icitte.Angélina se laissa emmener chez Didace Beauchemin. Mais à peine entrée,

de nouveau elle se mit à pleurer.— Voyons, voyons, gronda Didace, quasiment aussi ému qu’elle. On se

désole pas de même. Qui c’qui sait : Peut-être ben que le Survenant est allé au Congrès eucharistique et qu’il va nous revenir avec une foule de nouvelles à raconter, à en plus finir. Tu sais s’il parle ben ! Peut-être ben aussi qu’il est parti visiter sa famille pendant quelque temps ? D’après moi, c’est le garçon de quelque gros habitant. Il en sait trop long… sur la terre.

Alphonsine demanda :— Je sais pas s’il avait eu une femme qui aurait su le prendre…— Ah ! interrompit Amable, un homme qui a une passion, c’est comme

des glaires, ça se prend pas.— Que je vous l’aurais donc dompté, quand il était petit, si j’avais été sa

mère ! s’exclama Alphonsine.Le père Didace, étonné d’entendre la bru parler ainsi, se retourna tout

d’un pain, pour mieux la regarder. Alphonsine rougit. Non, le beau-père ne se doutait pas qu’elle attendait un enfant. Autrement il n’aurait pas pour elle un regard aussi strict.

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Angélina ne voulut pas en entendre davantage. Didace sortit après elle. Marie-Amanda chercha à l’en empêcher.

— Laissez-la aller seule, mon père. Faut que la peine fasse son œuvre.Marie-Amanda et Alphonsine s’assirent, songeuses, auprès du poêle.

Amable, le premier, rompit le silence. Il dit légèrement :— Ah ! elle s’en sentira plus le soir de ses noces.— Voyons, Amable. T’as pas coutume, pourtant…— Non, mais vous pensez pas qu’elle en a de la grâce de tant prendre de

peine pour un passant ?— On dirait que t’en veux encore au Survenant ? remarqua Marie-

Amanda.— Pas tant comme je la trouve folle à mener aux loges, elle, de verser des

larmes pour un fend-le-vent qui prenait son argent et qui allait le boire avec des rien-de-drôle. Et les chimères qu’il lui contait après, c’est pas disable !

— Ce que tu dis là, Amable, je le crés pas, dit Marie-Amanda. Même si c’est la vérité qu’il était mal bâti, il devait se sentir assez misérable, assez hon-teux, qu’il avait déjà sa punition.

— C’était toujours ben un cœur d’or, prêt à tout donner, affirma Alphonsine. Il avait rien à lui.

— Pas malaisé, quand t’as pas une cenne qui t’adore, répliqua Amable.Mais Marie-Amanda ne démordait pas de son idée.— Ce qu’il avait appris, sur les routes ou ailleurs, c’était son bien. Il était

maître de le garder et il s’en montrait jamais avaricieux. Ni de sa personne. Ni de son temps. Tu peux pas dire autrement, Amable ?

Amable ne répondit pas.— De même, reprit Marie-Amanda, tu trouves qu’un pauvre, toujours

paré à partager avec son semblable le petit brin qu’il a, est moins donnant que le richard qui échappe ses grosses piastres seulement quand il en a de trop ?

— Ah ! je sais pas, mais en tout cas, c’est moins forçant. Et penses-tu qu’on lui a rien donné au Survenant, nous autres ? Il était à même de tout.

— Oui, dit Marie-Amanda, mais si tu donnes et que tu prends plaisir à t’en vanter, que t’es toujours à le renoter à tous les vents, pour moi c’est comme si tu donnais rien, puisque des deux, t’es celui à en avoir le plus de profit.

— On appelle ça de la charité d’orgueil, affirma Phonsine. Le Survenant, lui, avait le tour et il possédait le don !

— Ouais, le vrai don ! répondit Amable : le don de tout prendre avec l’air de donner mer et monde.

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— Tu seras donc toujours de la petite mesure, Amable, lui reprocha Marie-Amanda.

Amable s’emporta :— Voulez-vous me faire damner, vous deux ? De quoi c’est que vous avez

tous à vous pâmer devant lui ? Vous a-t-il jeté un sort, le beau marle, avec ses chansons ? Depuis un an, il fait la loi au Chenal du Moine. Icitte il était comme le garçon de la maison. Ben plus même. Il dépensait notre argent. Il a fait boire Joinville Provençal. À vous entendre il a pilé sur le cœur d’Angé-lina Desmarais. Et c’est pas tout ; le père, là… oui, le père Didace…

Mais voyant Alphonsine pâlir, il se radoucit et changea sa phrase :— Remarquez ben ce que je vous dis : on en saura peut-être jamais la fin

de tout ce qu’il nous a pris, ce survenant-là. C’est une permission du bon Dieu qu’il soit parti !

Des pas approchaient de la maison : les trois se turent et attendirent pensivement.

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XViii

Marie-Amanda retourna à l’île de Grâce et le reste de la semaine, Didace, visiblement en peine de son corps, traîna d’une fenêtre à l’autre. Cent voyages par jour, de la maison à l’étable et aux bâtiments ne parvenaient pas à tromper son ennui. S’il avait pu trouver quelqu’un avec qui s’entretenir du Survenant. Angélina ? Dès qu’il était question de lui, elle devenait plus blême qu’une carpe pâmée. David Desmarais le boudait comme s’il l’eût tenu responsable du malheur de sa fille. À la maison, le Survenant semblait déjà oublié et les autres au dehors ne se souciaient plus d’en parler.

Sans cesse à l’affût d’une oreille complaisante, Didace guettait les rares passants. Du plus loin qu’il en entrevoyait un, il courait au chemin.

Un soir qu’il attrapa ainsi à la volée Pierre-Côme Provençal, le gros homme sous son poids faisant canter la voiture légère jusque près de terre, Didace crut bon de prendre la part du Survenant :

— Tu sais, mon Côme, quand un jeune comme lui a pris la route en amitié, tôt ou tard faut qu’il retourne à elle. Il peut pas déroger.

D’un mouvement d’épaules, Pierre-Côme Provençal ramassa son corps énorme comme pour mieux se retirer en soi. Mortellement offensé, d’une puissante déglutition il avala sa salive, refoulant en même temps les paroles irrévocables, capables de tuer leur amitié ancienne et aussi de ruiner sa car-rière de maire. L’homme qu’il avait devant lui, était-ce bien Didace Beauchemin, son proche voisin, que sa propre mère, Odile Cournoyer, avait reçu au monde et porté au baptême ? Didace, fils de Didace, qui ne bronche-rait pas du regard devant l’orignal en défense ? L’ennemi qui chercherait à le dessoler d’un pouce de sa terre, Didace l’accueillerait d’une décharge de fusil dans le coffre, et il écoutait les chimères d’un passant, un survenant, un grand-dieu-des-routes qui avait battu Odilon Provençal, et non seulement entraîné Joinville à boire mais fait dépenser à celui-ci une bonne partie de l’argent du marché ?

Honte à toi, Didace !

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Pour tout salut il cracha à pleine bouche, aussi loin que possible sur la route.

— Trotte ! Trotte !Sous le chatouillement du fouet à la croupe, la petite jument rousse, déjà

en jeu, se cabra : effarouchée, la queue haute, elle prit la fine épouvante.Un moment la voiture déchira les brumes qui aussitôt reformèrent leur

rideau de grisaille autour du Chenal du Moine. Longtemps Didace resta appuyé à la clôture, anéanti, les yeux perdus dans la nuit, à respirer l’air âcre.

— Pas même lui ! se dit-il sans comprendre. Personne, quand on dit per-sonne veut parler du Survenant avec moi !

Et l’hiver qui approchait !Son cœur se serra, puis déborda d’amertume. Petit à petit ses doigts se

crispèrent sur le bois de la clôture :— Maudite race de monde !

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XiX

Au presbytère de Sainte-Anne, la ménagère s’affairait autour du poêle. À travers la vitre elle vit s’avancer le père Didace et lui fit signe d’entrer sans frapper. Respectueux de la grande propreté qui régnait dans la cuisine, il resta à piétiner sur le rond de tapis près de la porte.

— Approchez. Vous arrivez dans le bon temps, père Didace. J’ai justement trois sarcelles à mijoter à la daube. Goûtez-y et vous m’en donnerez des nouvelles.

Indifférent, contre son habitude, à l’odeur forte et savoureuse embaumant toute la pièce, le père Didace refusa :

— Pas à midi. J’ai pas faim. Et mon monde m’attend chez le commerçant. Je voulais simplement dire un mot à monsieur le curé.

Le curé Lebrun entra bientôt.— Ah ! père Didace ! Quel bon vent pour la chasse, n’est-ce pas ?À son arrivée au Chenal du Moine, une trentaine d’années auparavant, le

curé Lebrun avait pris goût à la chasse ; mais il n’était jamais parvenu à s’ini-tier à tous ses imprévus. Le père Didace, par esprit de taquinerie, ne man-quait jamais une occasion d’en remontrer à son curé. Mais cette fois, il se contenta de hausser les épaules, en grondant :

— Pouah ! ce petit vent de coyeau…— Je ne vous ai pas rencontré à l’affût dernièrement.— Non, je chasse presquement pas.— Comment se fait-il ?— Ah !— Ça va toujours à la maison ?— Ça va petit train, mais… monsieur le curé, j’aurais affaire à vous pri-

vément. Je vous retiendrai pas trop longtemps.— Passez donc dans mon office, monsieur Beauchemin.Le bureau austère, avec ses murs blancs, ses grands portraits d’évêques,

impressionnait toujours le père Didace. Il resta silencieux. Il n’avait plus

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devant lui un chasseur, mais son curé. Pour lui venir en aide, l’abbé Lebrun parla le premier :

— Moi-même je voulais justement vous montrer un article que j’ai découpé à votre intention. En rangeant des vieux journaux, je l’ai trouvé par hasard dans un numéro de L’Étoile de Québec qui date bien de deux ans. Il va sûrement vous intéresser. Tenez, lisez-le.

Didace Beauchemin prit le papier et le retourna en tous sens. Le curé Lebrun se mordit la lèvre. Il avait oublié que son paroissien ne savait pas lire.

— Préférez-vous que je le lise à haute voix, monsieur Beauchemin ?Didace ne se montra aucunement humilié de son ignorance. Il ne savait

pas lire, mais il connaissait un tas de choses que son curé ignorait.Condescendant, il dit :— Envoyez donc, monsieur le curé, tandis que vous avez les mains dedans.Satisfait, le prêtre ajusta ses lunettes, toussota. Avant de commencer la

lecture de l’article, il crut bon d’ajouter :— Selon moi, père Didace, sauf erreur, il s’agirait de votre grand-dieu-

des-routes.Rembruni, Didace leva la main en signe d’alerte :— Perdez pas votre temps. Tout ce que j’avais à savoir de lui, j’le sais déjà.Tout en rangeant la coupure, le curé conclut à regret :— Enfin ! puisque vous le connaissiez mieux que moi !Après un moment de silence, dépité, d’un ton plus officieux que pastoral,

il dit :— Vous vouliez me parler, monsieur Beauchemin ?Le père Didace sembla sortir d’un rêve :— C’est pourtant vrai ! En effet, monsieur le curé…Soudain il éclata :— Monsieur le curé, depuis la mort de ma vieille, je trouve la maison

ben grande. Puis la bru est pas trop, trop capable. Elle a pas toujours le temps de raccommoder mes chaussons. S’il fallait que la vermine vinssît se mettre dans mon butin ! Trouver une personne à mon goût, je crés presque-ment que je me remarierais. Quoi c’est que vous en dites, monsieur le curé ? J’ai peut-être un voile qui me couvre la vue. Je voudrais rien faire sans vous consulter.

Le curé réfléchit.— À condition de prendre une femme qui vous convienne en tout. Mais

je ne vous cacherai pas que je trouve le risque énorme, avec un grand garçon et une bru dans la maison.

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— C’est en quoi, monsieur le curé. Des enfants peuvent leur arriver ; deux femmes seraient pas de trop pour en prendre soin.

— D’abord, monsieur Beauchemin, répondez franchement à ma question : avez-vous une femme en vue ?

— Plus ou moins. Je connais une veuve ben fine, capable sous tous rapports, travaillante, bonne cuisinière. C’est une pauvre femme mais d’un caractère riche et joyeux. Seulement, ça veut pas dire que je pense à me marier avec.

— Je comprends. Son nom ?— Varieur. Blanche Varieur. Un beau nom, hé ?— Varieur le nom n’en est sûrement pas un de la paroisse. Ni même de

la région ?— Ah ! non, elle vient d’une paroisse d’en bas de Québec, assez difficile

à prononcer. Le nom de la place est écrit sur un papier. Je l’ai sur moi, si vous aimez à le voir. La femme est Acayenne. Elle était cuisinière à bord d’une barge, vous savez La Mouche13 qui a pris en feu l’été passé ? Ah ! L’Acayenne a ben failli périr. Elle a dû se pendre après un câble, dans le vide, au-dessus de l’eau, pendant une grosse heure. Elle en a fait une vraie maladie. Ils ont pensé qu’elle passerait. Elle a eu le prêtre. Depuis ce temps-là, elle tient maison à Sorel.

— Quel âge a-t-elle ?— Elle frise la quarantaine tout juste.— Ne pensez-vous pas qu’elle est un peu jeune pour vous ?— Mais, monsieur le curé, je voudrais élever encore une couple de gar-

çons, s’il y a moyen.Le curé de Sainte-Anne hocha la tête :— Je comprends fort bien, père Didace, que vous vous ennuyiez parfois.

Mais…— Ah ! c’est pas l’ennuyance qui m’a manqué depuis quelques années :

d’abord, la mort de ma vieille. Après, le Survenant un coup parti…— À votre âge, vous ne pensez pas que l’ennuyance, comme vous dites,

peut être plus supportable à un seul qu’à deux ?— Avec une créature qui est saine comme une balle ? Jamais d’la vie ! Sauf

votre respect, monsieur le curé, vous vous aroutez pas dans l’bon chemin.— Alors…… alors le curé se renversa dans son fauteuil à bascule pour mieux regarder

le père Didace dans le droit fil des yeux :

13. Note des éditeurs : la graphie des noms de bateaux a été normalisée selon les règles d’usage.

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— Faites donc une chose, monsieur Beauchemin. Ne vous pressez pas de prendre une décision. Attendez. J’écrirai au curé de la paroisse d’où elle vient. Si la personne est digne de devenir votre épouse et de succéder à votre chère défunte, je serai le premier à m’en réjouir. Le mariage est une chose fort grave et d’autant plus sérieuse pour un veuf avec de grands enfants au foyer…

Pendant que son curé lui prodiguait de sages conseils et tentait de le dis-suader d’un mariage précaire, Didace, envoûté, était à des lieues de là : le Survenant connaissait tout. Il avait toujours raison. Puisqu’il lui avait conseillé de se remarier, rien de mauvais ne devrait en résulter. Et c’était aussi grâce à lui que le père Didace avait connu l’Acayenne. L’Acayenne ! Seulement à la nommer ses vieilles chairs en tremblèrent de joie. Il attendit d’être maître de son sang et de sa voix pour dire :

— Vous pouvez toujours écrire, monsieur le curé…Mais debout, tirant de sa poche un vieux porte-monnaie que ses doigts

gourds ne parvenaient pas à ouvrir, il ajouta :— Je jongle à une chose, monsieur le curé… pour la dispense des bans,

là…. si je la prenais t’de suite, à vous j’exempterais pas mal de trouble, et à moi, vu que les chemins veulent se couper et vont devenir méchants sans bon sens, je m’épargnerais un gros voyage ?

Toussaint, 1942.Noël, 1944.

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marie-DiDace

roman(1947)

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première partie

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1

Les bras en couronne sur la tête, Phonsine ne dormait pas. Inquiète, elle épiait dans la nuit les moindres bruits de la maison : l’œuvre lente du bois, un bourdonnement d’insecte, la chute d’un tison parmi les cendres. Au dehors, par rafales, les joncs secs craquaient et le serein faisait goutter du toit une eau lourde sur les feuilles tombées. Soudain un bruit – grondement, puis éboulis – couvrit tous les autres. Phonsine poussa son mari.

Allongé sur le dos, droit comme une flèche, Amable continuait à dormir, anéanti.

— Amable, t’entends pas ?Il ronflait, la bouche ouverte.— Amable ! Le tonnerre gronde au nord !Amable renifla. Puis, indifférent, la voix enrouée de sommeil, il dit tout

bas :— Laisse-le gronder. Tonnerre… en octobre… présage d’une belle…

automne…— Une belle automne sûrement ! s’impatienta Phonsine. Il mouille à verse

presquement à tous les jours.Mais Amable, face au mur, se rendormait déjà.Après le départ du Survenant, Phonsine avait recommencé à traîner au

lit, le matin, comme autrefois. Moins par besoin de sommeil cependant – sa grossesse la portait plutôt à l’insomnie – que par satisfaction, croyant recon-quérir ainsi à ses propres yeux la part de prestige que la présence de l’étranger lui avait enlevée.

Aux premiers temps, il lui arrivait même de s’éveiller de joie, au milieu de la nuit. Les yeux grands ouverts, elle cherchait à quel vert feuillage son cœur volait ainsi, léger et tout effarouché. Ah ! oui, le Survenant était parti. Il avait quitté le Chenal du Moine. Plus de gros repas à préparer pour les hommes, au petit jour, dans la cuisine humide où les ombres s’attardaient. Soucieux, le père Didace Beauchemin n’accomplissait plus que les travaux urgents. Le

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matin, il se contentait de manger les restes de la veille, souvent froids, ou encore du pain et du lait, avec du sucre du pays. Jamais il ne se plaignait de la nourriture.

Mais d’être seule à la savourer, Phonsine voyait sa joie perdre, de jour en jour, les couleurs du premier éclat, elle la voyait se faner, comme une plante à l’abandon. Sans qu’elle se l’avouât, la maison lui paraissait grande et les prévenances du Survenant lui manquaient. Si Amable avait voulu com-prendre et se rendre serviable le moindrement ! Loin de là, il avait retrouvé ses anciennes habitudes de flânerie, les jambes allongées, à fumer près du poêle. Phonsine avait essayé de lui dire, un midi : « T’es toujours dans mon chemin. » Cela n’avait pas fait. Il l’avait boudée et le père Didace s’était emporté contre lui. Depuis, Amable avait repris sa place accoutumée. Plutôt que de lui réclamer quotidiennement du bois dans le bûcher, Phonsine pré-férait partir à la recherche d’éclisses, même de bûches qu’elle entrait à pleines brassées. Ce n’était pas le Fend-le-vent…

L’image du Survenant, avec son grand rire et ses défauts, avec son verbe insolent et son obligeance, sillonna sa pensée. Mais elle s’interdit de trop penser à lui, de peur que l’enfant ne finît par lui ressembler.

La jeune femme palpa son ventre, si plat, si maigre. Était-ce possible qu’en elle le mystère de la vie s’accomplît ? Vitement, elle tira les couvertures pour recouvrir ses jambes et ses hanches. La première année de son mariage, elle avait cru que, lorsqu’elle attendrait un enfant, elle en parlerait à cœur ouvert avec Amable. Maintenant qu’elle le portait, le respect humain lui imposait le silence. Et, en réunion, elle se tenait à l’écart.

Aussi longtemps qu’elle aurait un souffle, l’enfant ne manquerait de rien, elle se le promettait. Non pas seulement de ce qui s’achète, mais de ce qui se donne. Rien ne se perd dans le monde. Le Survenant le disait toujours. Une neuvaine de beau temps nous récompense des jours pluvieux. Il devait en être ainsi des joies. Sa part de joie, de toutes les joies dont elle avait été privée, elle la donnait au petit.

Une clameur partit de la commune. À peine assourdie par les clairs aul-nages des berges, elle traversa la rivière, filant sa détresse au-dessus de l’eau. Un vent faible la répandit le long de la côte sud, éveillant les chiens du voi-sinage. Leurs aboiements tenaces, affolés, renforcèrent la rumeur et la pro-pagèrent au delà des prairies.

Assise dans son lit, Phonsine écouta. Elle distingua nettement au milieu des jappements, du heurt des sabots et de piétinements du sol, le cri de porcs qu’on égorge.

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— Des voleurs d’animaux. Amable ! réveille-toi, il se passe de quoi sur l’île !

« Il dort comme un bienheureux, pensa Phonsine. Il dormirait le gros bout dans l’eau. Des malfaiteurs me tueraient à ses côtés, on passerait au feu et il n’en aurait même pas connaissance. »

Pieds nus, elle marcha dans l’obscurité jusqu’à la chambre de son beau-père. Le père Didace n’avait pas couché à la maison. Sur le coup elle ne s’en étonna point, tellement elle ne songeait qu’à se protéger. Son premier ins-tinct fut de courir à la porte de devant qu’on ne verrouillait jamais. En s’y rendant, elle faillit trébucher, un orteil pris dans l’anneau de la trappe de cave. Trop dominée par la peur pour en ressentir aucun mal, elle se dégagea comme rien. Le loquet ne voulait pas glisser. Elle appuya le dossier d’une chaise contre la porte et attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obs-curité. Comme elle surveillait les alentours, des ombres surgirent au quai des Provençal. Elles s’engagèrent sur l’eau, traversèrent le chenal et attei-gnirent la commune.

— Il y a pas de soin, se dit Phonsine, les Provençal, quand il s’agit de sur-veiller le bien, on les prend jamais en défaut, Pierre-Côme, avec ses quatre garçons, il faut leur donner ça. Sont pas riches de rien…

À l’approche des hommes, le tapage des bêtes se calma, puis il cessa tout à fait. Phonsine frissonna. Rassurée par la tranquillité, elle se faufila sous les couvertures. Amable, au contact des pieds froids de sa femme, s’éveilla en sursaut.

Mécontente, elle lui dit :— T’es ben bâti ! Tu dors comme une bûche sans t’inquiéter de rien.Dans un bâillement, il demanda :— De quoi ?— Le troupeau peut périr. On se réveillerait dans le chemin. Et tu dors !

Il y a eu des voleurs d’animaux sur la commune.— Quelques maquignons, p’t’être ben ? Des campions, tout probable…— Que ça soit qui ça voudra, si c’est nos cochons qu’ils ont volés…— Ouais, ben, tu veux toujours pas que je parte à la nage après ?Elle pensa de l’aiguillonner.–Les Provençal, eux autres, sont rendus il y a une bonne escousse.Le mot resta sans effet sur Amable.— Puis ton père qui est pas encore rentré…— Ah ! il a dû attendre un chaland de pommes, au bassin, à Sorel. Il en

a parlé, encore l’autre jour.

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— T’as toujours quelque défaite. Mais tu trouves pas ça étrange qu’il chasse même pas c’t’automne ?

Amable ne répondit pas.— Remarque bien ma parole, lui dit Phonsine. À la première nouvelle, il

nous ressourdra marié.Amable, que ces propos contrariaient, se retourna vers le mur :— Attire donc pas le malheur, je t’en prie, il se passera ben de ton aide.

On fait rien que commencer à respirer en paix. Dors !D’indignation, Phonsine se raidit le dos. La vue rivée au rectangle plus

clair que dessinait la fenêtre, mais préoccupée uniquement de ce qui se pas-sait en elle, elle ne vit pas l’aube, brune comme la bure, s’enrouler autour du ciel velouté. Elle n’entendit point le soyeux battement d’ailes d’une migration de sarcelles. Après, ses yeux se fermèrent.

* * *

Il faisait grand jour quand Phonsine s’éveilla. Un chien jappait près de la maison. D’abord, elle pensa qu’elle rêvait. Mais une odeur de fraîche friture et de crêpes au lard, une odeur chaude s’insinuait par les fentes de la porte de chambre.

— C’est Z’Yeux-ronds que j’entends !Quelque chose flamba en elle. Le feu courait, courait. La flamme, haute

et joyeuse, monta jusqu’à sa gorge :— Le Survenant est revenu !Déjà debout, Amable, silencieux, une mèche de cheveux entre les yeux,

chaussait ses bottes.— T’as compris, Amable ? Le Survenant est revenu.— Ben, à t’entendre, on dirait que t’en es fière !La flamme s’éteignit dans la voix de Phonsine :— Quoi c’est que tu veux dire ?— Ce que je veux dire – il hésita – habille-toi vite pour aller voir le beau

merle. Mais à c’t’heure, je vas lui apprendre à me reconnaître comme son maître.

Il prit crânement le bras de sa femme et s’élança. Mais au moment de franchir le seuil de la porte, il dit à Phonsine, en se dérobant derrière elle :

— Passe !

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2

Assise près de la table, le coude nu sur le tapis de toile cirée, une femme buvait, nonchalamment, dans la tasse de Phonsine. Se croyant seule, elle déposa la tasse et, d’une cuiller d’étain, en racla le fond, à grands coups circulaires.

— Ma tasse ! pensa Phonsine, les yeux agrandis d’étonnement.L’étrangère l’aperçut avec Amable, figés, dans l’encadrement de la porte.

Elle cessa de boire.— Je suis la femme au père Didace, leur dit-elle, à l’aise, en souriant. Vous

me connaissez pas ? Ils m’appellent l’Acayenne, par mon sobriquet. Pendant un bout de temps, je m’appelais : la veuve Varieur. Mais mon vrai nom, c’est Blanche.

Elle continua, sans les regarder toutefois :— Vous, vous êtes la bru ? Et vous, le garçon de la maison ?Ni l’un ni l’autre ne firent mine d’entendre. Malgré eux, ils écoutaient la

voix charnelle prolongeant le son comme la laine garde la chaleur. Sur le poêle, de l’eau bouillait, débordait. L’Acayenne se prépara à se lever. De même que si ceci eût exigé de pénibles manœuvres, elle commença par appuyer sur la table, dans leur pleine grandeur, ses mains courtes et fortes. Après, elle imprima à son corps une large inclination à droite, et ensuite à gauche. Et, d’un dernier effort, tranquillement, elle se dressa dans toute sa personne, imposante de vigueur et de sérénité. Tout en tapotant, pour la défroisser, sa robe de cotonnade mauve à fleurettes plus pâles, elle alla, balancée par le même roulis, soulever le couvercle de la bouilloire, puis retourna à sa chaise. Sans raison elle se mit à rire, sa main où luisait l’anneau neuf repoussant sans cesse les frisons blondasses sur son front en sueur.

— On gèle pas dans la cambuse, dit-elle. J’ai allumé une attisée, ça tem-père la maison. Pendant que le poêle prenait, j’en ai profité pour délayer des crêpes. Je vous dis, le père Didace en mangit une ventrée. Il s’est régalé, mon vieux.

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Penchée, tout en parlant, elle se grattait lentement la jambe, près de la cheville, à travers son bas noir. Par l’échancrure à sa gorge au delà du triangle de chair nue que le soleil avait rosie et tavelée de taches de son, sa peau se révéla d’une blancheur fascinante.

Vert de rage, Amable sortit, sans fermer la porte derrière lui. Phonsine ne tenta pas de le retenir. Z’Yeux-ronds, jusque-là piteux sous le poêle, rampa, longeant la cloison et se sauva au dehors. Maigre, la peau collée aux reins, le chien, disparu du Chenal du Moine en même temps que le Survenant, avait dû courir longtemps avant de retrouver son chemin.

Comme si les aîtres de la maison lui fussent familiers, l’Acayenne se dirigea à l’armoire. Déjà l’ordre en était changé : les assiettes empilées avec les sou-coupes à un bout, à l’autre bout les tasses, laissant un bon espace au milieu. Rien ne traînait dans la cuisine.

Encore assommée par le choc, Phonsine ne ressentait aucun mal. Les bras inertes, elle s’effondra sur la première chaise près du buffet. Ses bras pen-daient : deux rames abandonnées aux flancs d’une barque, à la dérive. Leur poids mort faillit l’entraîner à la renverse. Elle se réveilla. Alors, elle mesura l’étendue de son malheur : elle avait perdu sa place. Le père Didace était remarié avec l’Acayenne qui riait pour un rien, allait, venait, déjà reine et maîtresse dans la maison.

Si seulement elle consentait à se taire, pensa Phonsine. Mais de nouveau, l’Acayenne expliquait :

— J’ai débourbé de mon mieux. J’ai balayé le pont en attendant de l’écurer à fond.

Sous le blâme à peine voilé, Phonsine rougit. La veille au soir, elle avait négligé de ranger dans la cuisine. À quelle heure la belle-mère était-elle donc arrivée pour avoir fait tant de besogne ? Avant le jour, sûrement. Ils avaient dû s’épouser la veille, dans la soirée, à Sorel. Peut-être le père Didace avait-il craint quelque charivari…

L’Acayenne prit une tasse commune, l’emplit jusqu’au bord de thé brûlant et l’offrit à Phonsine :

— Je vas-ti vous l’adoucir de quelques grains de sucre ? demanda-t-elle. Puis, vous devez avoir faim ?

Faim ? Phonsine n’a pas plus faim que la rivière a soif. Elle avança la main sans comprendre pourquoi elle obéissait. C’était cela : elle obéissait comme lorsqu’elle avait six ans. Sa mère venait de mourir. Sa seule tante – une demi-sœur de sa mère – prise de pitié spontanée, l’avait hébergée. Mais les premiers jours de deuil passés et l’élan de générosité retombé, la tante n’entendait pas

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garder pour rien la petite, pâlotte, la larme à l’œil, et gauche, toujours à terre, un bas déchiré, tandis que le père dépensait ses gages à boire. Elle le fit demander.

Joseph Ladouceur arriva, éméché, à Saint-Joseph de Sorel. De plus il por-tait une nouvelle perruque, frisée, ce qui parut à la tante du pire dévergon-dage et, du coup, abolit ses dernières hésitations. Vainement chercha-t-il à l’attendrir :

— Ma femme… ta pauvre sœur… Pense donc, six mois au lit… les remèdes… le docteur… puis la mortalité… trois jours sur les planches… un réveillon à toutes les nuits… Ma femme…

Il larmoyait, le visage enfoui dans un mouchoir blanc à larges rayures noires.— Qu’elle est donc ben heureuse ! Qu’elle est donc ben débarrassée ! reprit

la belle-sœur, la voix pleine d’amertume.Indigné, le geste distant, il déclama :— Les morts avec les morts !— T’aurais pas pu laisser refouler la terre sur elle avant de faire ton veuf ?Il l’interrompit, la main sur une large bande de crêpe à sa manche :— Je porte un brassard, la semaine comme le dimanche.— … et de te remettre à boire comme un cochon ? Ivrogne que t’es !Il se prit la tête à deux mains :— Moi, boire ? Moi ?— Oui, toi. Essaye pas. Tu sens la tonne à plein nez. Puis…La condamnation tomba, irrévocable, de la bouche de la femme :— Puis, t’as été vu !Désarmé, il éclata de rire :— Aïe, écoute, fais pas la folle. Un homme a beau venir de la Pinière, il

a ben le droit de noyer son chagrin. Il a ben le droit de se rincer le dalot avec de quoi de plus fort que l’eau de la petite rivière. Il a le droit ! Viens, que je te parle ! Tu vas garder la petite…

Il cligna de l’œil :— Puis, je te récompenserai comme il faut !— Ah ! ben non, par exemple ! Puis tu m’avais jamais dit qu’elle avait les

reins faibles ?Ils ne faisaient aucun cas de Phonsine : dérobée derrière une chaise, elle

fondait d’humiliation et de chagrin.Le lendemain soir, son père la conduisit à l’orphelinat. Une orpheline avec

des orphelins. Dans sa petite tête malheureuse, la honte se confondit avec la misère. Elle était une orpheline.

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À un bout du corridor sombre, une religieuse faisait la surveillance sous un lampion qui brûlait jour et nuit. Le lumignon n’éclairait qu’en partie le vêtement écarlate d’une statue de saint et des pieds lisses et blancs aux orteils dorés.

Devant la sœur, Joseph Ladouceur se donnait de l’importance. À voix haute, il recommanda à Phonsine :

— Il faudra obéir, tu m’entends ? en tout ce que les bonnes sœurs te demanderont de faire. Autrement, tu seras renvoyée…

Par un geste de tendresse refoulée, Phonsine courait à son père. Elle vou-lait, pour un baiser d’adieu, lui jeter ses bras autour du cou. Mais se mépre-nant sur son geste, il ne lui en avait pas laissé le temps, pressé de s’en aller, trop heureux de se libérer d’un fardeau.

Une grande de dix ans, le visage fermé, portant l’uniforme gris fer, les cheveux tirés en arrière par un peigne de corne rose que Phonsine avait vu tout de suite, l’avait emmenée prendre son rang aux gradins. Les marches étaient hautes et, dans l’air, stagnaient des odeurs de craie et de pommes fanées.

Trop timide, trop sensible pour se plaindre, Phonsine avait souffert en silence, dans la crainte continuelle d’être renvoyée.

— Montez au dortoir ! Elle avait grelotté de froid, la nuit, quand un accident lui arrivait. Et gre-

lotté de peur.— Descendez au réfectoire !Face au mur blanchi, elle avalait par obéissance un peu de sagamité, lais-

sant les grains de blé d’Inde qui répugnaient à son estomac faible.— Et maintenant, jouez ! Courez !Phonsine courait, pliée en deux par une barre de colique. Elle jouait,

quand elle se fût contentée de souffrir, tranquille.La claquette se fermait pour le signal de l’agenouillement. Ses genoux la

supportant à peine, l’enfant restait agenouillée jusqu’à la fin de l’office. Yeux fermés, mains jointes, elle offrait sa fatigue pour son père qui lui avait fait promettre d’obéir.

* * *

— Buvez votre thé avant qu’il refroidisse ! ordonna l’Acayenne.Phonsine tressauta, une buée de larmes aux yeux. Dans la tasse le liquide

trembla.

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— Eh ! eh ! cria l’Acayenne, votre thé va chavirer !Phonsine ravala ses larmes. En un éclair, les regards des deux femmes se

croisèrent, celui de l’Acayenne, fuyant, glauque, insaisissable. « Des yeux tantôt bleus, tantôt verts, changeants comme l’eau de rivière », avait dit le Survenant. Phonsine pensa : « Une couleuvre parmi les grandes herbes. »

Du dehors, le père Didace, les mains en écran, regarda par la fenêtre. À la vue des deux femmes qui buvaient côte à côte, tout heureux il crut qu’elles s’entendaient déjà. De son index replié, il frappa dans la vitre pour appeler joyeusement sa femme.

Sitôt qu’elle fut seule, Phonsine courut à sa tasse. Elle, qui y faisait fondre le sucre à petits coups appliqués doucement, sans jamais en heurter les bords, craignait que l’Acayenne ne l’eût fêlée. Pour mieux l’examiner, elle alla près de la fenêtre la mirer à la lumière du jour.

Avec les années, la porcelaine se dorait de tons chauds où dansaient des lueurs nacrées. De faibles courants verts ornaient à peine l’intérieur de la tasse, fine du bas, par contraste au tour supérieur largement évasé, tandis que l’extérieur était fourni de touffes de marguerites jaunes. Phonsine se complaisait à y reconnaître des formes de visages familiers.

Après s’être assurée, du bout des doigts, de la tiédeur de l’eau, elle plongea la tasse dans le baquet. Puis elle choisit, pour l’essuyer, un linge doux, plutôt qu’un torchon de toile du pays. Avant de la ranger à part, sur une tablette élevée, elle enfila à plaisir son pouce dans l’anse qui s’attachait au doigt.

Soudainement, elle pensa à Amable. Où s’était-il enfui ? Elle partit à sa recherche. Entre le fournil et la maison des Desmarais, elle l’aperçut assis sur la pierre du perron, avec Angélina, le visage en larmes. L’infirme, qui ne se consolait pas du départ du Survenant, caressait la tête maigre de Z’Yeux-ronds. Silencieux, l’homme et la femme regardaient au loin. Phonsine les rejoignit.

* * *

À la nuit tombante, le jeune couple retourna à la maison. Amable refusa de prendre place à table. Il referma sur lui la porte de la chambre à coucher où Phonsine le retrouva, effondré sur le lit. Elle alla dans la cuisine lui chercher une tasse de thé chaud. Assis côte à côte, le père Didace et l’Acayenne cau-saient à voix basse. À l’approche de la bru, ils éloignèrent leurs chaises et se turent. Mais le vieux continua à couver des yeux sa femme qui lui souriait.

« À leur âge ! », pensa Phonsine, le visage rouge d’indignation, comme si la tendresse fût le pain de la jeunesse seulement.

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Après qu’Amable eut bu son thé, elle éteignit la lampe et s’étendit à ses côtés, entre les draps de laine, un bras passé autour de son cou. Des frissons parcou-rurent les épaules d’Amable. La main de la jeune femme s’immobilisa.

— Tu pleures ? lui demanda-t-elle.De grosses larmes chaudes roulèrent sur sa main.— Tu pleures !À la fois sensible à la peine d’Amable, et gênée devant sa lâcheté étalée

nue, comme un grand corps sans honte, elle le tint près d’elle tant qu’il ne s’endormit pas, caressant ses tempes, caressant ses cheveux, caressant ses paupières.

Lorsqu’il fut redevenu paisible, un à un, les doigts de la jeune femme relâ-chèrent leur étreinte. Et, petit à petit, à travers sa pitié pour lui, perça un sourd regret, croisé de rancœur et de secrète amertume.

À l’heure de surveiller le bien, quand il en était encore temps, Amable se berçait à la chaleur du poêle. Et maintenant il se couchait et versait des larmes. Un homme ! Oppressée, elle veillait, à se tourmenter, tandis que lui reposait, le souffle égal. De toute la journée, pas une fois il ne s’était apitoyé sur elle, condamnée, bien plus que lui, à vivre auprès d’une femme haïe. Et elle portait son enfant, son premier enfant !

Quelque chose d’inassouvi agonisa en elle. Des images troubles hantèrent son insomnie. Elle se souvenait d’avoir entendu des voix de femmes amou-reuses dire « le mien » à un mari misérable, mais tendre. Elle voyait le reflet de bonheur sur le beau visage serein de Marie-Amanda, quand elle parlait de son Ludger Aubuchon, malgré une vie austère et pénible, à l’île de Grâce. Puis, Angélina, la boiteuse, transfigurée, le midi de Pâques, sur le perron de l’église, tandis que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel, sonnait à toute volée, parce que le Survenant, après une trahison, lui rapportait une bonbonnière de rien. Elle-même revit sur ses genoux la botte de foin d’odeur que le Survenant avait coupée à son intention et elle pensa à la joie spontanée qu’elle en avait ressentie.

Consciencieusement, avec remords, elle pourchassa les images loin de son esprit. « Amable est du bon monde, il y a pas à redire. Il boit pas. Il a pas de vice. » Dans l’ombre elle crut entendre ricaner le Survenant : « Pas un vice, mais tous les défauts. »

Comme elle allait retirer son bras engourdi, Amable s’y agrippa. « Il est si faible, pensa-t-elle, et sans défense aucune. » Désormais il lui faudrait être courageuse pour deux. Elle aurait deux enfants, celui qui reposait en son sein et celui qui dormait dans ses bras.

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Puisque tel était son lot, les joies impossibles, elle y renoncerait, comme aux retailles de velours et de soie qui n’étaient point pour ses mains gercées, mais qu’elle ne pouvait s’empêcher, à certaines heures, de tirer de leur cachette et de faire chatoyer au grand jour.

— Seulement, le petit qui va naître, lui, sera le mien !Avant même le lever du soleil, elle harcèlerait Amable pour qu’il allât chez

le notaire, leur faire rendre justice. À peine d’atteler elle-même et de lui mettre les guides dans les mains, Amable irait… Elle ne permettrait pas à une étran-gère de les dépouiller de leur bien.

— Qu’elle prenne son rang, comme j’ai pris le mien en entrant dans la famille. Et qu’elle n’ait pas le malheur !

Près du seuil, une raie de lumière trembla. Dans la cuisine, la pompe gei-gnit. Un craquement de pas jusqu’à la chambre voisine, puis l’obscurité. Les vieux se couchaient. Brusquement, Phonsine dégagea son bras de l’étreinte d’Amable. Les yeux secs, les lèvres serrées, elle resta éveillée, dans la nuit, un poids de haine au cœur.

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3

Au premier repas en commun, qu’elle redoutait, Phonsine, autant pour dominer sa crainte que pour stimuler Amable, prétendit ressentir de l’appétit. Debout près de l’évier, elle emplit d’eau le gobelet d’étain et, après une pre-mière gorgée, elle dit :

— J’aurais le courage de boire la pompe.Puis à table, elle renchérit :— Je pense presquement que je vas dévorer la table toute ronde.Tant d’exubérance étonna Didace. Gaiement, il dit à Phonsine :— Prends ben garde de t’enfaler, la petite !L’Acayenne prit place à côté de son mari. Au lieu de se servir, comme les

autres, elle tendit son assiette en se faisant prier.— Juste une lichette de maigre, près de l’os.Du bout de sa fourchette, elle indiqua la plus tendre partie du rôti de porc,

sans gras et sans ail, que Phonsine se réservait toujours.Didace leva le filet et le donna à sa femme :— Manquerait plus que ça que tu te laisserais mourir de faim !Il lui servit encore trois pommes de terre brunes puis de la sauce, à pleine

louche, et, se ravisant, ajouta une quatrième pomme de terre.— Tiens, vieille, mange à ta faim.L’Acayenne baissa les yeux, en entamant la viande.— C’est pas de ce que j’ai faim, comme j’ai l’estomac faible.Après la première bouchée, elle s’arrêta de manger. Sans un mot, du regard,

l’Acayenne explora la table. Puis, elle fit mine de se lever. Didace comprit ; il ordonna, le ton bref :

— Phonsine, le thé ! Ça te prend ben du temps à te grouiller. As-tu l’onglée ?

Aussitôt la jeune femme fut debout.— Rien qu’une goutte pour moi, dit l’Acayenne, tandis que Phonsine

versait le thé à la rasade, dans les tasses, sauf dans la sienne qu’elle emplit aux trois quarts seulement.

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En retournant à sa place, Phonsine s’arrêta, stupéfaite : de nouveau l’Acayenne buvait dans sa tasse.

— Mais c’est ma tasse ! protesta-t-elle, prête à pleurer.Dans l’espoir qu’ils prendraient sa défense, elle regarda les deux hommes,

l’un après l’autre. Amable, l’idée ailleurs, mangeait mollement, la tête basse. Didace, comme sourd et étranger à la chose, trempait une bouchée de pain dans le sirop d’érable.

Un doute traversa l’esprit de Phonsine : son beau-père était-il l’homme juste qu’elle avait toujours cru ? Un vrai chef de famille ? Pourtant, un jour qu’elle s’était assise dans le fauteuil du Survenant, il l’avait fait lever en disant : « Personne boit dans ta tasse… » Le Survenant ! C’en est un qui lui aurait fait rendre sa tasse !

L’Acayenne souriait, les yeux bas. Ainsi donc, pour une femme qui rit, un homme renierait père et mère, et famille ? Il se laisserait conduire par elle, comme un veau par une laisse ?

D’un coup sec, repoussant son assiette à peine dégarnie, Phonsine se mit à rire. Elle voulait trop rire. Le rire tomba par orage, faux, sans gaieté et si singulier qu’il fit dresser la tête aux trois autres, à table.

— Arrête, cria le père Didace. Et recommence jamais !Une nausée obligea Phonsine à courir au dehors. Amable l’y suivit. — Quoi c’est qu’elle a, la bru ? demanda l’Acayenne. Elle a-ti des raz de marée ?Didace haussa les épaules. Il ne comprenait pas toujours le langage de sa

femme.— Ah ! Elle a dû avoir les yeux plus grands que la panse.

* * *

Une lutte sourde pour la maîtrise de tout, dans la maison, s’établit entre les deux femmes. Outre l’accaparement de la tasse, à chaque repas, par la pre-mière sur les lieux, elles tissaient leurs journées, comme à plaisir, de rivalités autour de bagatelles. Si l’une plaçait la queue du poêlon à gauche, l’autre s’arrangeait de façon à la tourner à droite. Tout en était ainsi. L’Acayenne, plus expérimentée, s’en faisait un jeu, mais Phonsine, naturellement sans détour, recourait à des ruses déprimantes et elle usait ses forces à accomplir avant l’autre les tâches que celle-ci préférait. Toujours côte à côte, mais jamais cœur à cœur, elles ne s’entraidaient en rien.

Le dimanche suivant, Phonsine se leva tôt, afin d’être prête la première à nouer la cravate de son beau-père. Même Didace s’en étonna :

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— T’es ben matin, à matin, la petite ?Mais l’Acayenne, toujours matinale, l’avait devancée.

* * *

Comme Didace Beauchemin, Blanche Varieur aimait faire face au vent, comme lui elle était avide d’air et, comme lui, forte et travaillante. Elle réclama, ainsi qu’une faveur, d’aller traire les vaches sur la commune.

Autrefois, Mathilde s’en chargeait. À sa mort, Amable l’avait remplacée et, après lui, le Survenant. Depuis, Amable avait recommencé à s’en occuper. Non seulement Phonsine, d’ordinaire frileuse, n’aimait point traverser le chenal à l’automne, jusqu’au pâturage de la commune, ni patauger dans la glaise de la berge, mais elle n’avait pas bonne main pour la traite. Les vaches, sensibles à sa maladresse, se montraient rétives avec elle. De plus, depuis sa grossesse, l’odeur du lait chaud lui répugnait. Mais l’après-midi même que l’Acayenne parla de prendre la corvée, Phonsine trouva naturel de l’accompagner.

— Pourquoi faire ? lui demanda Amable. Laisse donc l’Autre y aller seule, puisqu’elle y tient tant que ça.

Quand ils étaient entre eux, ils ne nommaient jamais l’Acayenne autre-ment que : l’Autre.

— À peine de mourir là, j’y vas, s’entêta Alphonsine.Au bout de deux pas, elle se retourna :— Oublie pas de parler à ton père, tel que tu me l’as promis. Demandes-y

carrément les arrangements qu’il a pris, puisque le notaire veut pas ouvrir la bouche. Tâche donc d’obtenir qu’il se donne à nous autres, par donaison. Pas par testament, t’entends ?

L’Acayenne enfonçait déjà les rames dans les tolets. Phonsine prit place à la pince de la chaloupe. Sur la commune, des flaques d’eau calme, çà et là dans les baissières, luisaient comme des pièces d’or. À tout moment, les vaches, alourdies de lait, meuglaient de malaise. Dociles, elles suivirent les femmes dans l’enclos. Aussitôt l’Acayenne se mit à l’œuvre, d’une main sûre. Pour soulager ses reins faibles, Phonsine ne s’assit qu’à demi sur le banc trop bas ; pliée en deux, elle appuya son front au flanc roux de la vache. D’abord, les jets de lait cinglèrent le fond du seau métallique. Ensuite, ils firent un bruit doux, comme une pluie d’ondée. Phonsine ne voyait qu’un rond blanc. Elle tourna un peu la tête. À côté, un veau, l’œil béat, les pattes écartées et la queue en mouvement, buvait à la mère. Une bouffée de vent charria des

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vapeurs de lait chaud, de purin et d’eau limoneuse. Tout tangua autour de Phonsine. Pour ne pas chavirer, elle colla davantage sa tête contre le ventre de la vache. La bête, impatientée, fit un écart subit et, d’un coup de sabot, renversa le seau. Au lieu de secourir Phonsine, l’Acayenne éclata de rire.

De l’autre rive, Didace vit le dégât, mais il entendit le rire de sa femme et il eut le cœur joyeux. Caché derrière le gros orme qu’il étreignait à deux mains, il attendit que la chaloupe eût retraversé le chenal pour se repaître de la vue de l’Acayenne. L’eau clapota. La chaîne d’amarre racla le quai et l’Acayenne débarqua, secouant sa jupe d’indienne fleurie que gonflaient ses larges hanches. Un seau de lait à chaque main, la tête renversée et le sourire aux lèvres, elle marchait posément, de son pas cadencé.

— Elle manœuvre ben, se dit le père Didace. Derrière elle, au delà des îles du nord, le soleil descendait en éventail de

pourpre. Ébloui, le vieux ferma les yeux. Il était exaucé dans sa chair, exaucé dans son cœur. Son bonheur lui fit peur. Ah ! si jamais l’Acayenne lui don-nait un fils ! L’enfant ne pourrait être que beau et fort. Un vrai Beauchemin !

Tout près le paillis craqua. Mais, dans son extase, Didace n’en eut pas connaissance. Soudain Amable se dressa devant lui, bafouillant : « Les arran-gements !… Les arrangements !… »

— Quoi, les arrangements ?— Ceux… que vous avez pris devant notaire… pour l’Autre ?— Pars pas en peur. On est assez vieux pour se parler. D’abord il y a qu’un

maître à la maison. Et c’est pas toi, si tu veux le savoir.— Mais j’aurai mon tour ! Oubliez pas une chose : vous êtes obligé à moi,

quant à la part de ma mère.— Pas une sacrable de miette. T’as renoncé sur papier.— À condition que vous me passiez la terre.— Je ferai un testament en ta faveur.— Non, un testament ça se casse. Une donaison. Je veux une donaison.Se donner ! quand il se sentait dans toute la force de l’âge ! quand il se

voyait même à la tête d’une seconde famille ! Était-ce Phonsine qui allait tout chambarder dans le règne des Beauchemin ?

Il s’éloigna de l’orme pour se rapprocher d’Amable.— C’est Phonsine qui t’envoye ? C’est elle qui veut une donaison ? Il

cracha. Et pas même capable de tirer une vache ! Elle devrait avoir honte !— Honte ! S’il y en a un à avoir honte, c’est vous : à votre âge, vous cacher

derrière les arbres pour reluquer les créatures.— Ah ! mon bout de… !

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Ébranlé par la querelle, Didace s’arrêta, chancelant. Amable s’acharnait à le questionner :

— Vous l’avez avantagée de combien ?La colère de Didace se relâcha. Il était le maître. Sa voix se raffermit :— J’ai jamais demandé quartier à personne, commença-t-il.Il tourna la tête vers la commune. Le soleil maintenant tachetait de sang

les pièces d’or des baissières.— J’ai assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera mon nom, le nom des

Beauchemin. C’est rien que juste et raisonnable.Un défi dans le regard, il ajouta :— Je voudrais ben voir le premier maudit qui essayerait de me soutenir

le contraire.

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4

Marie-Amanda arriva pour une première visite. Sans lui laisser le temps de s’asseoir, Phonsine profita de l’absence de l’Acayenne pour lui dire, dans le secret espoir de la rallier à sa cause :

— Ta pauvre mère qui était si bonne ! Et déjà remplacée !Refoulant sa peine, afin de tempérer les choses dans l’esprit de sa belle-

sœur, Marie-Amanda répondit :— Oui, mais, pauvre mère, elle est morte…— Qui aurait cru ça de ton père, sur ses vieux jours !— Un homme est pas fait pour vivre seul, Phonsine. Tu le sais.— David Desmarais, lui, est ben resté veuf ?— Tu vas chercher les extrêmes : il est à moitié mort. Et oublie pas une

chose : il a une Angélina pour tout gérer sur la terre.— Veux-tu dire que je négligeais ?— Je dis pas que tu négligeais et je dis pas que tu négligeais pas. Mais si

mon père se trouve heureux remarié, à la bonne heure !— Comme ça, reprit Phonsine, mécontente, que tu viennes à mourir, ton

Ludger… ?Marie-Amanda ne la laissa pas achever :— Pourvu qu’il épouse une personne raisonnable, aimante envers les

enfants, à la bonne heure !Toutefois, la proie d’une panique, elle s’arrêta pour prier intérieurement :

« Mais pas trop jolie, mon Dieu, ni trop jeune, s’il y a moyen. » Elle se promit de mieux prendre soin d’elle à l’avenir.

— Le jour que ton père se réveillera, dit Phonsine, je le plains. Je le plains de tout mon cœur.

Marie-Amanda alla à l’armoire. Partout dans la maison régnait un ordre qu’elle ne put s’empêcher d’admirer.

Faisant allusion à l’Acayenne, elle dit :

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— Il me semble qu’une femme capable comme elle dans une maison, pour toi qui es déjà pas trop forte, c’est de l’aide ?

Chacune des paroles de Marie-Amanda prenait la valeur d’un arrêt. Lentes à tomber, mais pesantes de sens, de sagesse, de substance, elles collaient à l’esprit. De la terre forte ! À côté d’Amable toujours à court d’arguments, qui bégayait, bredouillait, n’achevait pas ses phrases, surtout lorsqu’il avait raison.

Phonsine la regarda refermer la porte de l’armoire. Marie-Amanda apportait à tous ses gestes une ampleur, une importance qui donnaient au moindre d’entre eux quelque chose de définitif. Même les objets semblaient lui obéir. Jamais elle ne renversait rien. Phonsine, gauche de sa nature, toujours hésitante, dont la main incertaine et nerveuse, maladroite, laissait tomber le pain presque à chaque repas et qui, le plus souvent, posait une chaise seulement sur trois pattes, pensa : « Elle ferme une porte comme si c’était une tombe. Sans même s’en apercevoir. Être grasse et forte comme elle, je me tâterais ben de joie, devant le monde, à cœur de jour ! » Elle mesura l’injustice de la loi des corps : la fille aînée, inconsciente de sa force, héritière de la vigueur des Beauchemin. Amable, chair molle, sans muscle, toujours prêt à se dérober à l’effort. Ce que l’Acayenne ne ferait de lui, si Phonsine n’ouvrait pas l’œil, et le bon !

La voix morte, elle répondit à Marie-Amanda :— Une femme comme elle dans une maison, pour moi c’est surtout ben

de la crainte.Marie-Amanda se révolta :— Vas-tu passer toute ta vie le cœur serré, dans l’angoisse de même ? Rien

qu’à te regarder, il se forme une brume dans la maison. Tu vas devenir invivable.

Phonsine s’approcha de la fenêtre. Au dehors, le poulain prenait plaisir à effrayer les poules.

— La belle petite bête ! s’exclama Marie-Amanda.La vision de la terre, grasse et brune sous les frais labours, riche de pro-

messes, ne fit qu’accroître la rancune de Phonsine.Le limon de son passé qu’elle croyait déposé à jamais et que l’arrivée de

l’Acayenne avait déjà fait lever, tout le limon remonta d’un seul jet. À travers l’eau brouillée, des souvenirs bouillonnaient : souvenirs de son enfance d’or-pheline élevée à la charité publique ; souvenirs de son adolescence humiliée au milieu d’adolescences choyées ; souvenirs de sa jeunesse en service.

Des bulles grises crevaient…Ses premiers gages, quelques dollars gagnés péniblement à quinze ans,

symbole de sa libération, qu’elle avait montrés en triomphe à son père, mais

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que celui-ci, esclave de la passion qui devait le tuer peu après, avait gardés pour lui. Son départ pour Montréal, lestée d’illusions sur la ville, toutes ses possessions dans une petite valise grise à courroies de cuir, objet de son orgueil et de nature, croyait-elle, à créer une bonne impression, mais qui ne provo-quait qu’une grimace de dédain chez sa nouvelle bourgeoise. Puis le sourire de maîtres hautains que la gaucherie et le parler fruste de Phonsine amusaient en société, mais qui, derrière les portes closes, lui faisaient des offres hon-teuses. Un soir, pour divertir leurs invités, ils s’étaient moqués d’elle. Phonsine en avait pleuré de rage. Plus tard elle avait pu rire d’eux en pleine face. C’était trop drôle de voir la parade d’argenterie, de verrerie, de boissons fines devant leurs semblables en grand déploiement de carrosses à deux che-vaux, de fourrures, de bijoux. Tout cela pour parler d’elle, leur servante. Ils n’avaient donc rien à se dire ? Mais le soir même, elle avait pleuré toutes ses larmes.

D’autres bulles gonflaient, aussi grises…Ses promenades solitaires, sur les quais, au départ du Gros pour Sorel, ou

à la gare Bonaventure, à l’arrivée du train, cachée par les piliers, dans l’unique espoir d’apercevoir de loin une figure connue…

L’eau redevenait limpide…Une avant-veille de Noël, en chômage, elle avait vu clair en elle-même.

Le salut lui était apparu dans l’image d’Amable-Didace, le grand garçon honnête, paisible et doux, qui saurait prendre soin d’elle, puisqu’il l’avait demandée en mariage. Les pieds lui brûlaient de partir pour le Chenal du Moine, de voir tomber la neige sur les longs champs infaillibles, éternels, d’entendre les grelots des traîneaux, de s’asseoir à la table accueillante, dans la maison carrée, sans embûche où, un jour, après le règne de la mère Mathilde, à son tour elle serait reine et maîtresse. Là était le salut, la sécurité pour toujours !

Phonsine porta la main à son front.— As-tu mal à la tête ? lui demanda Marie-Amanda.— On dirait que la tête me touche toujours au plafond.Toute à son idée, elle reprit :— Quand on pense que ton père lui a assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle

portera le nom des Beauchemin. — T’es toute seule avec Amable à trouver à redire là-dessus.Phonsine se renfrogna :— J’aime encore mieux avoir raison toute seule que d’être dans le tort

avec tout le monde.

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Marie-Amanda ne pouvait pas comprendre. Elle n’avait jamais tremblé pour son pain, jamais tremblé pour son gîte, avec, pour tout partage, la rue. Pas même la route. La rue !

— Demande-moi ce que le beau Survenant avait besoin de s’arrêter icitte, il y a un an, presquement jour pour jour. On était si ben entre Beauchemin, à la tranquillité, nous trois : ton père, Amable, puis moi.

— Ah ! Phonsine, s’il fallait commencer à chercher la raison de chaque chose, on finirait jamais. Pourquoi qu’une feuille verte tombe de l’arbre tandis qu’une autre à côté continue à grandir ?

— Il aurait si ben pu passer tout droit, ou encore aller nicher à la place voisine, et on aurait vécu en paix. Il nous aurait épargné tant de déboires : d’abord, ton père serait pas remarié avec l’Acayenne… ensuite, c’te pauvre Angélina verserait pas toutes les larmes de son corps pour s’être tant affolée de lui… puis Joinville Provençal boirait pas… Et nous autres…

— Arrête ! T’en parles comme de l’antéchrist. Pourtant mon père a tou-jours prétendu que le Survenant avait de grandes qualités.

Phonsine rougit :— Parce qu’il était presquement pris comme une île et qu’il savait se servir

de ses mains ? Un chef-d’œuvreux ! comme l’appelle Pierre-Côme. En v’là des qualités ! Pour un passant pas même capable de dire son nom… un fend-le-vent s’il y en avait un, qui se faisait gloire de courir les routes. Il avait une coche à l’épaule, à force de charroyer son paqueton. Puis, le mois passé, il a-ti fait ses preuves, hein, en partant comme un sauvage ? Pas seulement un petit signe de la main.

— Oublie pas que Z’Yeux-ronds l’a suivi : il est pas un chien à s’attacher à n’importe qui.

— Et le Survenant a pas même eu le cœur de le garder.— Tu le sais pas ! Ils ont pu se perdre en chemin… Tu nieras toujours pas

que le Survenant était prévenant comme on en voit rarement ? Et pas haïs-sable, il s’en faut. Pas ravagnard, non plus. Puis, à part de ça, hein ? ben regardable, avec sa belle démarche et sa chevelure flambant rouge, pire qu’un feu de forêt, comme disait Angélina.

Phonsine détourna la tête et demeura songeuse. Une lumière étrange dans le regard, elle murmura :

— Je sais pas si je verrai jamais la fin de cette Acayenne-là ?— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda.— Je te le dis carrément, Marie-Amanda, j’ai peur pour plus tard. J’ai

peur. J’ai toujours comme une souleur au cœur.

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Le profil de Phonsine se détacha, maigre et tourmenté sur la pâleur du jour. Elle se mit à trembler. Marie-Amanda la prit affectueusement par les épaules :

— Pauvre Phonsine, va !Elle sentait les os de la jeune femme à travers ses vêtements. Plus émue de

sa maigreur et de sa faiblesse que de son inquiétude qui lui paraissait puérile, Marie-Amanda eut pitié d’elle :

— Crains pas… je t’aiderai. Plus tard, si t’as besoin, lâche-moi un cri !Quand il faut demander, c’est pas riche, pensa Phonsine. Mais toutefois

sa détresse s’assoupit. Le charme de la parole de Marie-Amanda opérait.

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5

Les femmes du Chenal, quoique méfiantes envers l’Acayenne, ne se mon-trèrent pas trop distantes avec elle, par égard pour le père Didace. Mais aucun de ses gestes ne leur échappait. Elles pesaient toutes ses paroles. Une femme dont le passé leur demeurait muré, sauf qu’elle avait fait du cabotage dans les chalands, une femme grasse et belle, à son âge, ne pouvait qu’avoir eu une vie facile. Trop facile. Elles, qui s’étaient toujours esquintées sur l’ouvrage, lui en voulaient d’autant plus. Puis leurs maris, sûrs de réussir à les faire endêver, ne se privaient guère de l’admirer devant elles.

Pierre-Côme Provençal, tout le premier, avait dit :— Ah ! la belle pièce de femme !— Batêche, oui ! carrée comme une maison de pierre, avait renchéri Jacob

Salvail.— Moi, je vous le dis franchement, avoir une femme de même dans ma

ouache, je mettrais pas le nez dehors de l’hiver, pas même pour aller m’qu’ri une chaudiérée d’eau.

— C’est pas à demander si le père Didace ira pas coucher aux noirs sou-vent c’t’automne.

Et comme David Desmarais entrait :— Jusqu’à Dâvi qui louchait en la regardant hier…David posa sa casquette noire sur le plancher à côté de sa chaise, et, de sa

voix tranquille : — Pas de danger ! J’envisage jamais une créature.— On te pensait pas si foin que ça !Les rires fusaient, mais les femmes pinçaient les lèvres en une ligne dure.

À la vérité les hommes trouvaient reposante cette femme au front lisse qui les laissait fumer en paix, quand ils en avaient le goût, ou causer paisiblement sans jamais les interrompre ni leur poser de questions.

Un soir qu’ils veillaient tous chez les Beauchemin, Pierre-Côme dit, sans préambule :

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— Eh ! oui ! le grand Paul, du Nord-ouest, qui est en promenade dans sa parenté.

— Tu veux pas dire Tit-Pierre à Grand’Paul, des îles ? l’interrompit Laure Provençal.

Pierre-Côme s’emporta :— Non, mais c’est-ti assez épouvantable d’avoir une femme belette de

même ? Laisse-moi donc finir.Il tira une touche puis reprit, de sa voix naturelle :— Il dit qu’il a par là deux cent cinquante acres de belle terre, toute

labourée, parée à recevoir le grain au printemps.— Ouais ! c’est de la terre ! admit Didace. Seulement, on l’a pas vue !— Aïe ! deux cent cinquante acres, on rit pas ! Loin comme d’icitte… à

l’autre bout du monde.— Puis, c’est pas tout : ils vont commencer à bâtir un brise-lame, dret en

face de Sorel.— Qui ça ?— Les gars du gouvernement !— Un brise-lame d’élection, trancha Didace. Dès qu’ils commencent à

creuser et à planter quelques fondations, c’est immanquable : les élections s’en viennent.

La discussion s’anima.— Et vous, l’Acayenne ? Quoi c’est que vous en dites ? lui demanda Jacob

Salvail, pour le plaisir de la faire parler.Elle n’entendit pas. Au bout de sa rêverie, un chaland se berçait. Et, sur

le pont, allaient des mariniers efflanqués, d’autres courtauds, toujours affamés, qui passaient, sans y penser, de la prière au juron, à l’heure du danger.

« À quoi c’est qu’elle jongle tout le temps ? » se demanda le père Didace, inquiet. « Elle est jamais avec nous autres. On dirait une île éloignée de la terre ferme. Chaque fois qu’elle vient nous retrouver, c’est comme si elle fai-sait un effort, comme si elle devait traverser de l’eau, ben de l’eau. Ça doit donc être ennuyant ! »

Il la plaignit.— Eh ! vieille, ils te parlent, lui dit-il doucement.L’Acayenne battit des cils :— Hein ! quoi ?Elle se redressa, de ce port de tête fier que donne à certaines femmes

l’opulence de la chair.

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— Ils te demandent ce que t’en dis.— Ah ! moi ? Rien.Ce fut tout.— J’en connais une qui a pas dû se coucher tard dans sa vie, dit le com-

merçant de Sainte-Anne en clignant de l’œil vers le groupe des hommes.— Pourquoi ? questionna une des femmes.— Parce que… elle me fait pas l’effet d’une personne éreintée.Flattée de l’hommage naïf, l’Acayenne éclata de rire. Phonsine n’y vit rien

de drôle. Loin de là, elle trouva sa belle-mère effrontée de rire ainsi des propos du commerçant. Et risible aussi. Semblable à une poule qui glousse.

Ses épaules grasses encore agitées de rire, l’Acayenne se dirigea vers la chambre. De son long service dans les chalands où les portes étroites exposent aux heurts fréquents, elle avait gardé l’habitude de ne jamais franchir de front une porte, mais de biais, présentant d’abord à l’ouverture son épaule, puis sa hanche qu’elle avait puissantes et bien fournies.

Cette façon de passer une porte offensait Phonsine, si mince qu’elle pou-vait faire son chemin entre deux brins de foin.

« Si la première femme du père Didace la voyait faire, en robe d’indienne claire, pensa Phonsine, avec un regret sincère. Pauvre mère Mathilde, si effacée, toujours en mantelet noir, qui avait le don de disparaître derrière les portes, quand il venait du monde le moindrement gênant. »

* * *

Sur la route du retour, Laure Provençal dit à la mère Salvail : — La langue doit pourtant y démanger de parler, par escousses. Devant

les hommes, comme de raison, elle a pas trop de faire sa belle…— Les hommes ? Eux autres, du moment qu’une créature a un gros

estomac, ils prennent même pas la peine d’y regarder le visage avant de jurer qu’elle est belle comme une image.

— Je viendrai ben à bout de la faire parler. J’ai dans l’idée qu’elle en sait long sur le beau Survenant. Elle a ben dû pacager avec…

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6

L’été des Sauvages !À tout moment les hommes, la pipe au bec et le nez méprisant, se ren-

daient sur la grève prendre l’erre de vent : cette paix assoupie entre les chaumes roux… ce ciel azur et blanc sans menace de pluie… ce souffle irrespirable à force de douceur, ne leur disaient rien de bon. Mais les belles journées tiraient au reste. Déjà les rats d’eau bâtissaient leur ouache. En effet, çà et là, des buttes de joncs émergeaient de la rivière.

Il fallait hâter les besognes au dehors. Les femmes, à la suggestion de la grande Laure Provençal, prirent prétexte d’une corvée de savon pour se réunir une après-midi sur la grève, près du gros orme, en face de la maison des Beauchemin. Le père Didace avait fait un feu, avant l’arrivée des voisines. L’Acayenne regardait au loin. Il s’approcha d’elle :

— Ce que tu vois là-bas, vieille, c’est l’île Plate, avec ses arbres, quasiment tous des saules, couchés par la glace. L’eau passe par-dessus, à chaque prin-temps. Plus loin, la Queue-de-Rat, à la fin des îles aux Sables. À côté, t’as la plus belle petite île en forme de lune !

Ses yeux s’allumèrent de plaisir :— Je chasse là des fois. Plus loin encore, t’aperçois les îles de la Girodeau, avec

l’île à la Cavale parmi. Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents nous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures. La mer qui lève sur le lac, dans les tempêtes, c’est pas disable. Ça fait peur !

Un sourire indulgent passa sur les lèvres de l’Acayenne : elle qui avait navigué sur l’Atlantique, qui avait rencontré des tourmentes, avec des vagues hautes comme des montagnes.

— Il y en a des îles, dit-elle, un peu plus tard.— S’il y en a ? Je saurais pas les compter.— Mais il y a pas grand’côtes, par exemple.Le père Didace crut qu’elle partageait son culte du paysage sorelois. Il

redressa la tête :

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— Non, l’œil accroche pas nulle part. Il voit… tant qu’il veut voir.Elle ne bougea point. Sa figure vigoureuse tendue à l’air, elle restait là, à

humer l’odeur d’eau douce qui flotte, molle, sur la peau qu’elle exaspère seu-lement, et à regretter l’odeur forte de l’eau salée, des cales lestées dru, du poisson saur et de la marée, qui pénètre les chairs.

— Quoi c’est que t’attends ? lui demanda le père Didace, soudainement impatient de la voir ainsi immobile et distraite. Avance !

* * *

L’Acayenne se montra serviable comme pas une. Elle aida à clarifier la grais-saille, à peser l’arcançon, à agiter la cuite. Bien que plusieurs, de leurs allu-sions, l’eussent poussée à jacasser, elle laissa les langues aller leur train, sans échapper elle-même une parole de trop.

Le travail achevé, comme le jour baissait, Laure Provençal, dépitée, allait se retirer avec les voisines lorsqu’une exclamation leur fit dresser la tête :

— Zarovitch ! cria Bernadette Salvail.Perdu dans ses vêtements, voûté sous le faix, un ballot au dos, une valise

à chaque main, le colporteur, un Juif roumain, tournait le coin de la maison.On le connaissait de longue date, au Chenal du Moine. Des années il y

faisait deux ou trois visites. D’autres, il n’y passait même point, assuré de retrouver son territoire intact.

— Ça fait ben proche deux ans qu’on t’a pas vu dans le pays ?Le Juif leva deux doigts, tout en cherchant des yeux quelqu’un dans l’as-

semblée. Il zézayait :— Dzeux ans !— Ouvre vite tes valises. Montre-nous si tu nous apportes de quoi de

beau. Mais le Juif, désappointé de trouver là tant de femmes, fit signe que non.

Il alla déposer ses valises le long de la maison. D’un mouchoir de fil rouge et bleu il s’épongea le front. Puis, il demanda à la ronde :

— La femme ?Phonsine s’avança vers lui.— Pas la tit-femme ! La femme !Quand il eut appris la mort de Mathilde, ses yeux se posèrent sur

l’Acayenne, qu’il ne connaissait pas.— L’autre femme ?Au silence qui accueillit sa question, il comprit qu’il avait deviné juste.

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Le groupe se dirigea vers le fournil. Une fois la lampe allumée, les jeunes filles surtout, de leurs paroles cajolèrent le colporteur afin de le gagner à déballer sa marchandise.

La figure maigre, les cheveux collés au front, le chapeau derrière la tête, ses yeux mordorés tranchant à peine sur son teint basané, le colporteur, per-plexe, restait debout au milieu de la pièce. Il gardait les bras près du torse, les genoux serrés, comme s’il eût craint de perdre la moindre chaleur de son corps.

— Quiens ! Zarovitch ? T’es pas mort ? demanda le père Didace qui entrait en compagnie d’Odilon et d’Amable. Il alla s’asseoir à côté de sa femme.

— Il a le grain fin, le peddleur, lui murmura l’Acayenne en souriant.Zarovitch céda à la prière des femmes, sans empressement toutefois. À

mesure qu’il étalait de menus articles de pacotille, il les énumérait sur un ton de litanie :

— des couteaux à ressort… des épingles à couches… des bretelles… belles bretelles…

Il les étira. On comprenait difficilement sa voix faible à prononciation trop douce :

… des scaipulaires… des chaipelets… des peignes de corne… des peignes fins…

Clignant de l’œil vers les autres, Bernadette Salvail lui demanda : — As-tu encore de ces beaux petits peignes de côté, comme t’avais la der-

nière fois, il y a deux ans ?Le colporteur s’immobilisa. Il parut chercher en lui-même avant de fouiller

dans sa valise. Sa figure s’illumina :— Des petits peignes de faice ?Tout le monde s’esclaffa. David Desmarais et Pierre-Côme Provençal pas-

saient sur la route. Attirés par les rires, ils entrèrent.— Aïe, Dâvi ! demande donc au peddleur de te montrer ses peignes. Ça

te ferait ben, un de chaque côté de la face, avec un beau coq sur le dessus de la tête.

— … des peignes de faice… répéta le colporteur, satisfait de la bonne humeur de chacun, exagérant à dessein sa prononciation comique.

Le rire repartit à fuser.Dans un coin, les deux petits Salvail examinaient un couteau à ressort

dont ils faisaient claquer les lames. Les femmes formaient un cercle, à double rangée de têtes par endroits, autour du colporteur. Seule l’Acayenne s’en tenait éloignée.

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— Approche-toi, vieille, approche, lui dit Didace. De ta place tu vois pas.— Je suis ben icitte, répondit l’Acayenne. J’ai pas besoin de rien.Elle continua à se bercer sans se soucier des regards furtifs qu’on lui jetait

de temps à autre.— … Une harmonica…— Oh ! s’exclama Bernadette Salvail, v’là la belle musique à bouche d’une

piasse et demie !D’une année à l’autre le colporteur trimbalait avec la marchandise l’ins-

trument qui n’était pas à vendre. Sitôt que quelqu’un faisait mine de vou-loir l’acheter, il retournait l’harmonica à l’étui, ou bien il en haussait le prix.

— … Une har-mo-ni-ca, singea un enfant.— Il parle bon français, dit Rose-de-Lima Bibeau.Les femmes l’approuvèrent.— Il a toujours eu un beau langage, admit Laure Provençal. On voit qu’il

a parcouru les vieux pays. Il soigne son langage.Pierre-Côme s’indigna :— Regardez-les donc, toutes pâmées, devant un étranger qui a même pas

été baptisé ! Et parées à lui donner notre dernière cenne. Quand on a, dans la paroisse, un commerçant alerte qui passe à la porte, deux fois la semaine, qui nous fait du bon, qui vend à crédit au besoin. Et toujours une belle façon ! Une histoire attend pas l’autre…

Sourd à leurs propos, le colporteur réchauffa entre ses mains, puis contre sa joue, l’instrument dont les côtés d’étain étincelèrent un instant. Il ferma les yeux. Ses lèvres humides, d’un rouge ardent, luirent sous les moustaches tombantes. Puis il commença à jouer lentement, péniblement, comme s’il arrachait un morceau de son cœur, un air si langoureux, si nostalgique, que chacun pausa croyant entendre la plainte de sa propre nostalgie.

Lorsqu’il eut terminé, on fit le saut d’apercevoir Joinville Provençal, nu-tête et éméché, la chemise à moitié déboutonnée. La veille, il avait disparu du Chenal. Personne ne savait d’où il revenait.

— As-tu fini tes garouages ? lui demanda Pierre-Côme, d’une voix sévère.Sa mère s’approcha, lui criant :— Boutonne-toi vite ! Si c’est pas une vraie honte !Mais elle se pencha et lui dit plus bas :— Tu vas prendre du mal. As-tu faim ? Veux-tu de quoi manger ?Les yeux agrandis, Angélina le regardait. De loin, le père Didace l’obser-

vait aussi. Il se dit : « Il cherche à singer le Survenant, comme si, en prenant

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ses défauts, il pourrait lui ressembler. L’autre avait assez de qualités pour se faire pardonner ses défauts. Mais, lui ? Jamais de la vie ! »

Sans faire cas de qui que ce soit, Joinville écarta les enfants et il s’agenouilla sur le plancher. Les doigts passés dans l’anneau de fer, il tentait vainement de lever la trappe de cave.

— Quoi c’est qu’il fait là dans le monde ? demanda une des femmes.L’Acayenne riait aux larmes. Les chairs lui tremblaient de gaieté. À tout

moment elle devait essuyer son visage en chaleur. Le père Didace, un éton-nement enfantin dans le regard, l’admirait.

— Que j’suis donc ricaneuse ! lui dit-elle. Il faut pas que je rie trop, parce que quand je ris de même, on dirait que la pointe du cœur m’enfle.

Odilon Provençal releva durement Joinville, par les épaules, et partit avec lui.

— J’vas vous dire, expliqua Catherine Provençal, il se pense chez nous.— Comment ça ? demanda Bernadette Salvail.— Ben, l’autre samedi, il est revenu de Sorel ben chaud, pas rien que

chaudasse, ben en fête. Mon père l’attendait. Comment, s’il l’attendait ! En l’apercevant, il lève la porte de cave et l’envoie réfléchir à la fraîche. Il pensait de le punir comme il faut. À c’t’heure, quand mon Joinville arrive en boisson, la première chose qu’il fait, de lui-même, il va s’enfermer dans la cave. T’as vu ?

— Pareil à la chatte à mon oncle Barthélémy, dit Bernadette Salvail. Quand elle commettait une malpropreté sur le plancher, mon oncle la faisait sortir par le châssis pour la corriger. Après, aussitôt qu’il y arrivait malheur, ho donc ! elle se garrochait dehors, toute seule, le yâble était pas pire !

— Venez pas rire, protesta Rose-de-Lima Bibeau qui avait un penchant pour Joinville. Il se pense fin en faisant son Survenant. Lui !

— Aie jamais le malheur de prononcer ce nom-là devant ma mère !— Le Grand-dieu-des-routes fait pourtant p’us grand’poussière au Chenal

du Moine, observa Bernadette.— Tu trouves pas qu’il en a fait assez ? demanda Geneviève Provençal.À l’autre extrémité du cercle, les femmes causaient :— Joinville boit-il encore ? questionna tout bas la mère Salvail.— Cher petit maître ! t’es ben la seule à te le demander. Il prend son coup

comme un homme.Le colporteur tirait un éventail plié en accordéon. Il le passa à la ronde.

Phonsine l’ouvrit dans sa pleine grandeur. On voyait au fond l’Hôtel Ponce de Léon, et, en avant, des nègres, des palmiers et des crocodiles tous

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ensemble. Quand l’Acayenne l’eut dans les mains, au lieu de l’examiner, elle se mit à s’éventer à coups rapides avec une aisance que les autres femmes envièrent en secret.

— … du savon d’odeur… du fil… des épingles de couleur…Phonsine se pâmait devant chaque objet que le colporteur mettait à la vue.

À la fin elle en eut les bras encombrés. Mécontent de la voir aussi ambitieuse, croyant qu’elle voulait tout acheter, Didace avertit Amable :

— Tu vas lui faire passer ses fantaisies ? On bûche pas toute l’année rien que pour enrichir le peddleur.

En dernier, Zarovitch sortit les tissus. Les femmes resserrèrent leur cercle. Mais elles ne pouvaient tout palper à la fois : le padoue laineux, la satine, la finette, la valenciennes de différentes longueurs. Puis il étala à part, sur le dossier d’une chaise, un coupon d’alpaca noisette qui miroitait or. Aux excla-mations des femmes, l’Acayenne se leva. Elle vit le tissu et le caressa du regard. Le colporteur s’en aperçut. Pressentant une vente, le regard bridé, il se mit à énumérer les qualités de l’étoffe, comme uniquement pour l’Acayenne : double largeur… tout soie… se fripe pas… six verges… pour grosse personne.

Il froissait à dessein le tissu qui reprenait sa forme.— Ça me ferait une bonne robe, dit Phonsine. Elle songeait au temps

prochain où il lui faudrait dissimuler sa taille sous un vêtement plus ample.— Un coupon de six verges, murmura l’Acayenne au père Didace, c’est

pour le coup qu’elle se perdrait dedans.— Quel prix, le coupon ? demanda Phonsine.— Bon marché… pas cher… pour rien…— Combien ? questionna Phonsine.Il étendit une main en repliant le pouce, comme s’il ne pouvait compter

sans l’aide de ses doigts :— Quatre piastres, quatre, des piastres.La jeune femme y renonça. Sa dernière robe ne datait que de trois mois

et elle ne voulait point révéler à son beau-père son état de grossesse.Les voisines remirent leurs emplettes au lendemain. Le colporteur arrête-

rait à leur maison. Déjà elles avaient échangé avec lui des œillades complices au sujet de tel ou tel article qu’elles voulaient se réserver.

Zarovitch coucha chez les Beauchemin. Le lendemain matin, après le déjeuner, il s’apprêta à partir. Phonsine le regarda replacer la marchandise dans les ballots : un monde de merveilles à ses yeux. Elle n’avait acheté qu’un peigne rond de corne rose, une inutilité, pensa Didace, et un coupon de finette qu’elle destinait à son trousseau de bébé.

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Au bras de l’Acayenne luisait le coupon d’alpaca noisette qui miroitait or.— Vous, l’Autre ! cria Phonsine – dans sa surprise le nom lui avait échappé

– vous oubliez de remettre le coupon au peddleur.— Ben non, répondit doucement l’Acayenne. Le père Didace me l’a acheté

en présent. Phonsine pâlit. Le cœur serré de rancune et de chagrin, elle alla s’asseoir

sur la pierre du perron. « De quelle sorte de race de femme était donc l’Acayenne, pour se faire tout donner ainsi du père Didace ? Elle était capable d’avoir inventé quelque chimère. »

Dire que c’était elle, Phonsine, qui portait le prochain Beauchemin et qui ne cédait à aucun caprice. Avec tendresse, elle pressa contre son cœur le petit coupon de finette.

Au large des Îlets, de lentes fumées grises se déchiquetaient à la cime des arbres. Au-dessus du chenal, une sarcelle rameuse, égarée du volier, ramait, ramait d’un vol bas, soucieux. Le colporteur, le dos arrondi par le faix, s’éloi-gnait sur la route. Une rafale s’éleva. La poussière s’enroula autour de l’homme et finit par le dérober à la vue.

Didace approchait. Pour ne pas le regarder, quand il passa près d’elle, Phonsine fit semblant de ramasser un objet. La terre, à ses doigts, était chaude comme en plein cœur d’été.

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Le surlendemain, on s’éveilla, sans transition, au pire de l’automne. Il tomba même des brins de neige. À la criée du dimanche, on donna un dernier aver-tissement d’aller ramasser les animaux sur la commune.

De trois comtés, les propriétaires se mirent à arriver au Chenal : de gros propriétaires, silencieux et mafflés, à la face rubiconde, et de petits habitants, remplis de suffisance, le verbe haut, le fouet à la main, toujours prêts à engen-drer chicane. Ceux qui n’étaient point de la paroisse enfermaient leur bétail dans l’enclos temporaire formé de piquets et de broche.

Deux jours durant, le Chenal du Moine ressembla à une fête foraine. Une étrange rumeur emplit la campagne de cris, de jurons, de rires où se mêlaient des bruits de galop, de piétinements et du meuglement des animaux. Chaque fois que le bac traversait un troupeau, la route s’animait de taches de rous-seur, au passage des bœufs. Parfois d’un buisson, d’une haie, ou par l’entre-bâillement d’une porte s’échappaient des voix de femmes raillant d’un ton joyeux le conducteur du cortège.

Le soir, les hommes s’assemblèrent à la barrière, sur le sol battu, pour causer et fumer, à la lueur de la lanterne. Pierre-Côme voulait parler de poli-tique ; mais les propriétaires de Maska ne s’en laissaient point remontrer aisément.

— Réciprocité… réciprocité… tant que tu voudras. Avant les élections, c’est : donne-moi un œuf, je te donne un bœuf. Mais après, mes vieux, c’est une autre chanson : donne-moi un bœuf, je te donne un œuf.

— T’es rouge, t’es rouge. On est bleu, on est bleu. Essaye pas de nous faire revirer notre capot.

D’autres maquignonnaient.— Si je te cède ma pouliche en échange de ton gris, combien que tu me

donnes de retour ?— Un coup de pied à la bonne place.— Aïe, Pierre-Côme ! C’est-il ça, la réciprocité ?

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Didace s’entretenait avec des chasseurs :— Ça se comprend qu’il y ait pas grand’chasse. L’eau est haute comme

en printemps. Les canards ont resté au rang de Rimbault où il y a encore du sarrasin. Apparence que les habitants de par là en tuent, par centaine, en plein jour, sans grouiller de chez eux.

— Ah ! cré yé !— Sur le lac, il paraît que c’est pauvre en canards comme jamais.— Quoi ! le père Didace chasse pas c’t’automne ?— Il peut pas laisser, comme de raison. Un jeune marié, faut qu’il guette

les Sauvages.— Il manquerait p’us que ça que le père se mêlerait de faire la barbe au

garçon.— Faudrait ben qu’il eût fait pâque avant rameaux.— Il a ben assez de serpent dans le corps pour ça.Le père Didace les écoutait d’une oreille complaisante, mais Amable serra

les poings :— Fermez donc vos grand’goules !— En tout cas, reprit le chasseur de Maska, si vous vous décidez, pas de

gêne ! Servez-vous de mon affût, c’est le premier du long de la petite batture.

Dans la nuit, le phare de l’île aux Raisins, de son œil allumé, clignota comme de complicité.

* * *

À la fin de la deuxième journée, il ne resta plus qu’un cheval sur la commune, le grand Blond à David Desmarais. Les plus habiles n’avaient pas réussi à le capturer. L’on tint conseil chez les Beauchemin afin de le cerner au plus tôt. Les plus vieux étaient d’avis de conduire sur l’île du Moine soit des chevaux frais reposés qui, en courant, entraîneraient l’indocile avec eux, soit un cheval blanc doué du don de se faire suivre de ses semblables.

Les jeunes, eux, voulaient qu’on laissât le Blond à l’abandon pour quelques jours.

— Là, il a ni faim, ni fret. Il est pas blessé, dit Odilon. Mais attendez que les neiges prennent pour tout de bon. Il viendra ben se livrer sur le bord de la grève.

— Il peut toujours piocher sa nourriture et boire l’eau des marais, observa Amable.

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Mais Angélina et les anciens ne l’entendaient pas ainsi :— Pourquoi laisser une bête à pâtir pour rien ?— Sans compter qu’elle s’abîmera les sabots sans bon sens.— Le Blond va devenir farouche vrai !— Mon Varieur, lui…Le nom claqua dans la cuisine, comme un volet qui bat au vent. Tout le

monde se tourna du côté de l’Acayenne. Mais sentant le blâme muet qui l’entourait, elle ne finit pas sa phrase.

— Rappelez-vous…Pierre-Côme cherchait ses mots. On sentait qu’il parlait surtout pour

chasser la gêne qui s’était emparée de chacun.— Rappelez-vous l’automne qu’on a perdu deux vaches sur la commune.

On n’a retrouvé que leur carcasse, au printemps suivant.Le lendemain, les hommes, par équipes de deux, recommencèrent la pour-

suite de l’animal. Joinville Provençal et le père Didace se tenaient courbés, au guet, près d’un buisson branchu. Ils entendirent au loin le galop du cheval en liberté qui se rapprochait rapidement. Il s’arrêta près d’eux. La crinière au vent et les narines dilatées, le Blond hennit, son corps ferme, au poil luisant, vibrant du poitrail à la croupe.

— Savez-vous à qui c’est qu’il me fait penser ? demanda Joinville.Didace se contenta de hausser les épaules.— À votre Survenant, quand il…— Aïe, neveurmagne ! cria Didace, mécontent.Au son des voix, le cheval reprit à galoper, faisant voler des mottes de terre

sur son chemin.— Tu vois ? dit le père Didace… On a manqué notre chance de l’attraper,

par ta faute…Mais Didace se tut. Debout, le sang aux tempes, tout son être tendu, il

écouta : il venait de reconnaître dans le ciel une clameur unique. Une bande d’outardes, encore invisibles, approchaient, criant, claironnant leur fuite des glaces arctiques et leur course à des eaux chaleureuses. Bientôt elles obli-quèrent au-dessus du fleuve et volèrent plus bas. Soudain, brisant l’ordre du triangle, une outarde, puis deux, et plusieurs autres après s’en dégagèrent et brouillèrent leur vol. Elles planaient tantôt à droite, tantôt à gauche, dans un nonchalant remous d’ailes, comme s’abandonnant aux fantaisies du vent. Aussi subitement elles reprirent leur rang et soumirent leur essor à la disci-pline première, mais en forme de double triangle, cette fois. De nouveau elles se dispersèrent, volant chacune pour soi, les ailes molles, sans élan. Puis, à

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un commandement secret, elles reprirent leur vol strict, la tête fixe, dardée par une même volonté et l’instinct de la race, vers des grèves plus blondes, vers des roseaux moins tristes, vers la fécondité.

Elles avaient disparu au delà des terres du sud, que Didace, de son regard perçant, fouillait encore le firmament.

— C’est-il beau ! dit-il à Joinville. C’est-il assez beau de les voir passer en herse !

— Qui c’est qui leur dit où aller ? Qui c’est qui leur ordonne de partir ?Dans un geste d’impuissance, Didace leva les bras. Cela le dépassait :— Ah ! l’ordre leur vient de ben loin… et de ben haut… Les Sauvages

disent que, quand les outardes brouillent leur vol, comme t’as vu, le vieux chef cède sa place à un plus jeune qui s’exerce, puis qui prend la tête ensuite.

Une heure plus tard, à l’autre bout de l’île, l’on hissa une guenille rouge au bout d’un bâton. C’était le signal convenu : on venait de capturer le cheval. Didace n’en éprouva pas de satisfaction. Le cœur lourd, assailli de nostalgie, il demeura songeur jusqu’au soir.

* * *

Après, la vie recommença inchangée en apparence au Chenal du Moine. Mais l’Acayenne avait perdu son importance aux yeux de tous, sauf de Phonsine et d’Amable qui entretenaient pour elle la même aversion. La paroisse ayant repris la première place dans l’esprit des hommes, les voisines, leur jalousie étanchée, eurent vite ramené l’Acayenne au même plan qu’elles.

Même le père Didace ne portait plus à sa femme une attention aussi grande, ni aussi affectueuse, depuis qu’elle lui avait fait honte, en parlant de son Varieur, devant les autres. Quand il la voyait distraite, à regarder dans le vide, ou bien à écouter le cri d’une sirène de bateau, il devenait bourru. « Quiens, se disait-il, la v’là encore repartie avec son Cayen ! »

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— Quand c’est qu’on pique ? demanda soudainement Laure Provençal, un soir que les femmes veillaient ensemble.

Devant leur étonnement, elle précisa :— Vous avez pas l’air de vous douter qu’on marie notre fille Lisabel, le

lendemain des Rois ? Il nous reste deux courtepointes à piquer. On est déjà dans les avents…

— Jeudi ça adonnerait-il ? demanda avec empressement l’Acayenne dont le zèle s’excitait à la nouvelle d’une noce prochaine. Vous pourriez venir icitte, vu que le métier est tout rendu.

— En même temps, vous nous donneriez un coup de main pour nos beignes, sur la fin de l’après-midi, proposa Phonsine.

L’Acayenne s’indigna :— Depuis quand c’est que j’amène le monde à la traille, pour faire mon

ordinaire ? Quand je naviguais sur l’eau salée et que j’avais des trente, qua-rante hommes à nourrir, j’en venais à bout. À plus forte raison…

— C’est bon, c’est bon ! trancha Laure Provençal. Mais petite aide fait grand bien quand même.

Le jeudi, Angélina, sur le point de quitter la maison pour se rendre chez les Beauchemin, jeta un regard à la ronde afin de s’assurer que rien ne traînait dans la cuisine. Une chaise dépassait un peu, un quartier de bois excédait légè-rement le bûcher, elle alla les aligner. La main sur la clenche de la porte, elle pausa encore, pensivement. Son père l’observait. Depuis le départ du Survenant, il l’admirait de ne pas se laisser dominer par son chagrin. « Elle porte sa croix », pensa-t-il. Par instinct il ployait les épaules. Il en savait le poids. Lui-même avait porté la sienne, à la mort de sa femme. Mais le temps avait allégé sa peine.

— Habille-toi chaudement, fille, lui dit-il. Il tombe quelques brins de neige. Tantôt il neigera à plein ciel. C’est l’hiver.

Il décrocha sa casquette à oreilles, au montant d’une chaise, et sortit en même temps qu’Angélina, pour mieux interroger le temps. Plus encore que les parcelles blanches qui étoilaient l’espace, le saisissement partout disait

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l’approche de l’hiver. La campagne prenait la figure dure des femmes, secrètes et austères, qui ne permettent jamais à leur douleur de les trahir.

Sur la route le père Didace avançait, luttant contre le froid.— Arrête te chauffer, lui cria David Desmarais. Viens tirer une touche.Chaque syllabe se détachait, nette, dans l’air sonore.— Non, refusa brièvement Didace.— C’est-il l’hiver, quoi ? Y va-t-il neiger pour tout de bon ?— Ah ! je peux rien te promettre. Mais… ça sent la neige. Temps pom -

melé, fille fardée, de peu de durée…— Quand le monde commence à avoir le dos rond, c’est l’hiver, dit encore

David Desmarais en regardant Didace s’éloigner, la tête dans les épaules.Il n’était pas retourné à la maison qu’un nuage de neige s’abattit.« Non, c’est pas la neige. Non, c’est pas l’hiver. Seulement un brouillard »,

s’entêta Angélina, en allant prendre dans la remise le balai de sapinage pour enlever la neige sur les marches et sur le routin.

Mais au bout, la route lui apparut toute blanche, comme un grand bras endormi sur la terre. Aussi longtemps que la route gardait l’aspect de l’au-tomne, Angélina avait cru au retour du Survenant. Avec les neiges, la route changeait. L’hiver ramènerait les balises, les rencontres difficiles, les détours tracés en pleins champs. Jamais le Survenant ne repasserait par le même chemin : un pressentiment en avertit l’infirme. Maintenant l’abandon, de plus en plus lourd, tombait sur elle, comme la neige sur la plaine.

Un tel désespoir l’envahit qu’elle saisit à pleines mains le balai de sapinage et frappa à grands coups le sol blanchi : « Route infâme, c’est toi, avec ton vaste monde, qui me l’as pris, le Survenant. »

À la tête d’un liard, une chouette fit entendre son ululement plaintif. Au cri apeuré, Angélina se calma. La poudrerie l’aveuglait.

Des oiseaux, il n’en restait plus guère, au Chenal du Moine. Des mauves ? Quelques-unes, les dernières. Des hiboux ? Les plus voraces seulement, qui chassent le mulot sur la commune. Des canards sauvages ? Les caducs et les blessés que le grand volier, au départ, abandonne à leur sort.

Un charroi de bois que conduisait Joinville Provençal faillit heurter Angélina. Elle ne l’avait pas entendu approcher.

— C’est l’hiver, lui cria joyeusement Joinville. Regarde les oiseaux de neige s’ils sont joyeux !

Une bande de petits oiseaux blancs, en effet, traversait la bourrasque au-dessus des derniers chaumes. Ils s’égaillaient à voler avec le vent. Ils s’éle-vaient puis se laissaient choir : de vraies boules de neige.

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— C’est l’hiver, dit Angélina, vaincue.Elle attendit que la voiture se fût éloignée. Puis elle alla ramasser une

croûte qui en était tombée.

* * *

Angélina fut la première rendue chez les Beauchemin. Aussitôt, elle se mit à délayer de la pierre bleue avec un peu de farine. La courtepointe était déjà tendue sur le métier, soutenu par une chaise aux quatre coins. Au fur et à mesure que les voisines arrivaient, apportant leurs ciseaux et leur dé, elles se taillaient de l’ouvrage. Deux trempèrent dans le liquide bleu une ficelle qu’elles tirèrent au bout de leurs bras. Puis elles la laissèrent retomber, tantôt sur le droit, tantôt sur le biais, de façon à dessiner sur le tissu des pointes à diamant. D’autres prépa-raient à l’avance de longues aiguillées de fil, des aiguillées de paresseuses, disaient-elles, qu’elles plaçaient près des ciseaux passés à la pierre douce.

Encore plus emmitouflée que de coutume, la mère Salvail arriva la der-nière. Tout essoufflée, les mains tendues à la chaleur du poêle, elle ne se décidait pas à se dépouiller de ses atours.

— T’as senti les beignes, hein, ma sorcière ? lui dit Laure Provençal en jetant un regard de malice aux autres.

— Ça doit venir de su’ le voisin, répondit l’Acayenne qui avait saisi l’allusion.

Les rires éclatèrent dans la cuisine.— Ôte une pelure, cria Laure Provençal à la mère Salvail, si tu veux pas

rôtir.— Laisse-moi le temps de me réchauffer au moins. On n’est pas à la tâche.

Depuis deux jours, j’ai mes douleurs. Je pressens du mauvais temps.— Hou donc ! hou donc ! ôte encore une pelure.Elle avait un nuage de laine, un petit châle, une chape.— Bonté divine, dit une des Demoiselles Mondor, si elle continue à en

ôter, il va ben lui rester rien que le trognon.Trois prirent place aux côtés du métier, une à chaque bout, les meilleures

piqueuses se chargeant des pointes les plus difficiles. Les mains se donnaient avec autant d’agilité à la tâche que les langues à la conversation.

— Nous ferez-vous un frâlic pour notre peine ? demanda subitement l’Acayenne à Laure Provençal.

— Un frâlic ? questionna Laure qui ne comprenait pas.— Tu vois ben qu’elle veut parler du fricot des noces.

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— Ah ! si c’est ça qui vous inquiète, dormez sur vos deux oreilles. Vous verrez la vraie noce.

— Avec un violoneux, renchérit Bernadette Salvail.— Pas rien qu’un, deux, pour pas que la musique arrête.— Et du manger en masse.— Si vous voulez, proposa l’Acayenne, je vous préparerai un six-pâtes,

avec trois, quatre sortes de viande, puis un beau rang de pâte entre.— C’est-il bon ? demanda Lisabel Provençal.— Si c’est bon ?L’Acayenne se passa la langue sur les lèvres :— Rien qu’à en parler, l’estomac me gargouille de faim. — Je veux ben croire, dit la mère Salvail, mais pour la pâte, Angélina est

pas battable.Laure Provençal continua :— Personne s’est jamais levé de notre table, sans avoir mangé à sa faim.

À plus forte raison à une noce. C’est pas un mariage de veufs qu’on fait.Phonsine, intentionnée à écouter, s’accrocha dans le berceau d’une chaise.

Elle faillit trébucher, tellement elle riait.— Non, mais vous la voyez pas qui tâtinne tout le temps ? dit l’Acayenne,

qui se revengeait sur la bru.Enhardie par la présence des autres, Phonsine, toute rouge, demanda :— C’est de moi que vous parlez ?— De qui c’est que tu veux que ça soye ? Je fatigue assez de toujours te

voir aller doucement.— Pis moi, qui c’qui vous dit que je fatigue pas autant de toujours vous

voir aller vite ?La réponse de Phonsine égaya les voisines. On n’aurait pas cru celle-ci

capable de si bien se défendre. Est-ce qu’il commencerait à lui pousser des crocs ? La grande Laure Provençal rajusta ses lunettes ; la mère Salvail s’assit confortablement, pour ne rien perdre de la prise de bec.

Dans l’excitation et la tempête, elles n’avaient pas entendu une voiture approcher de la maison. L’arrivée de Marie-Amanda leur fit pousser des exclamations de surprise.

— Vous pourrez toujours pas dire que je suis avaricieuse de ma personne. Deux fois, c’t’automne, que je viens vous voir !

— L’eau doit commencer à être forte sur le fleuve ?— Elle épaissit tout le temps. Et par icitte, demanda Marie-Amanda,

toujours la même tourloutte ?

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— Comme tu vois, on pique, pour Lisabel.— Ben oui, Lisabel qui se marie, j’ai su ça.— Faut ben, dit Lisabel. Ça fait six mois francs que le Bon me

fréquente. Lorsqu’elle fut réchauffée, Marie-Amanda alla chercher des petits présents

dans un sac : des noix longues pour les femmes de la maison, du tabac fort pour son père et des confitures de cerises de terre pour Angélina qui en raffolait.

— Quand c’est que t’auras rien à donner ? lui demanda Angélina en guise de remerciements.

— C’est vrai, Marie-Amanda arrive toujours les mains combles.— Quoi c’est qui vous prend ? s’indigna Marie-Amanda. Un pot de confi-

tures, quelques terrinées de noix longues, une torquette de tabac, c’est rien. J’appelle pas ça donner.

— Quoi c’est que t’appelles donner ? dit l’Acayenne.— Donner ?La belle figure de Marie-Amanda s’éclaira malicieusement d’un sourire.

Elle pensait : « C’est de se priver de quoi qu’on aime pour en faire présent à quelqu’un qu’on n’aime pas. »

— Faudrait pas qu’elle retiendrait de sa mère, la bonté en personne, si elle était pas donnante.

Laure Provençal cria à la face de Marie-Amanda, comme si elle l’invecti-vait d’injures :

— J’ai jamais vu une créature comme elle. Je jurerais qu’elle a pas tout ce qu’il lui faut, à l’île de Grâce. Et jamais une graine de jalousie contre le prochain.

— Ah ! écoutez ! madame Provençal, faites-moi pas passer pour meilleure que je suis. Si je me mettais à jalouser tous ceux qui ont plus que nous autres, il y aurait gros de monde et ça me ferait trop d’ouvrage.

Comme on continuait à la louanger, elle se leva et fit semblant de s’emporter :

— Phonsine, donne-moi mon butin que je m’en retourne aussi raide !— Quiens ! la v’là-ti qui s’emmalice à c’t’heure ?— On l’a vantée trop vite.— Elle serait pas Beauchemin si elle portait pas sa charge de mauvaiseté.Les rires cliquetaient dans les gosiers.

* * *

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— Le Survenant…Qui eut le malheur de nommer le Survenant ! Avant même qu’on le sût,

les femmes, sauf Marie-Amanda et Angélina qui causaient à l’écart, s’entre-tenaient de lui.

— Il riait donc d’un bon cœur, dit Rose-de-Lima Bibeau.— Pour moi, il riait trop, dit l’Acayenne. Un homme qui rit tant que ça,

la plupart du temps, il est pas vraiment gai dans son cœur.Catherine Provençal reprit :— Il me semble de le voir, sur le seuil de la porte, avec sa tête rouge, et

toujours époitraillé dans sa vareuse carreautée. Tape un clin d’œil icitte et là. Penche d’un bord, penche de l’autre, comme un bateau qui se décide pas à décoster.

— Il était pareil à un oiseau. On savait jamais où c’est qu’il voulait se brancher.

— Oui, sûrement, un bel oiseau, ricana Laure Provençal. Le héron à grand’pattes, sur le bord de la commune !

— Parlez-moi pas d’un garçon qui a du poil dans les oreilles, dit une des jeunes filles.

— Pour des filles qui se pensent pas garçonnières, vous avez l’air de l’avoir regardé joliment de près, le Survenant, dit l’Acayenne.

Voyant que les jeunes filles se défendaient, l’Acayenne renifla de plaisir.— Allez pas vous inventionner de croire qu’il avait jamais rencontré de

filles avant d’arriver au Chenal du Moine, le Survenant ! Il en connaissait, de quoi en saler ! Des créatures de toutes les sortes.

Laissant à peine filtrer une pâle ligne verte entre ses cils d’or, d’une voix plus douce, elle reprit :

— Mais lui, il aimait personne.Depuis un moment Angélina, qui s’était approchée, l’écoutait. En furie,

elle se leva et demanda à l’Acayenne :— Où c’est que vous l’avez si ben connu, le Survenant ? C’est-il dans la

Petite-Rue ?— Je l’ai pas connu, répondit l’Acayenne, mais toi non plus tu l’as pas

connu, comme t’aurais voulu.Angélina ramassa ses ciseaux. Elle prit son dé, planta son aiguille dans la

canette de fil, et décrocha sa chape.— Va-t-en pas, je t’en prie, supplia tout bas Phonsine. Occupe-toi pas d’elle.Mais sans un mot de plus, Angélina passa la porte. Marie-Amanda la

rejoignit sur la route. Silencieuses, elles allaient du pas calme des femmes qui

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ont à soi du temps et de l’espace. La neige tombait toujours et brouillait à mesure l’empreinte de leurs pieds, sur le sol blanchi.

Sans se retourner, Angélina demanda :— Penses-tu ça, Marie-Amanda, que c’est une de ces femmes-là qui me

l’a pris, le Survenant ?L’image de la bohémienne1 rencontrée à l’été, près du Petit Bois de la

Comtesse, la hantait. Qui sait si le Grand-dieu-des-routes n’avait pas retrouvé la gipsy2, avec ses yeux et ses étirements de chatte.

— Pense pas ça, folle. Pour moi…— Parle !— … c’est ni un tel, ni une telle qui nous prend ce qu’on aime…Marie-Amanda s’arrêta dans le vent afin de respirer, puis reprit :— C’est le temps. Le temps qui vient à bout de tout. T’as l’exemple de

mon père. Il aimait ma mère. À sa façon, si tu veux. Mais il l’aimait gros. Et à c’t’heure qu’elle est morte, il en a une autre.

La voix enrouée de chagrin, elle ajouta :— Ma mère avait fait son temps.Des parcelles de neige et des larmes brillant à ses cils, Angélina se retourna

tout d’une pièce.— Je te comprends pas. L’autre fois tu me prêchais que le temps arrange

tout. Aujourd’hui tu dis le contraire.— Je dis pas le contraire. Je t’ai dit que tout se calme à la longue, notre

joie comme notre peine. Tout s’en va avec le temps.Angélina ralentit le pas. Les souvenirs affluaient à son esprit torturé. Trois

surtout la quittaient rarement. Pareils à trois jeunes chats en jeu, ils se frô-laient à elle. Les deux premiers, vivants et chauds –première apparition du Survenant bien découpé dans le vent, à la clarté du jour, le grand rire clair aussi sonore que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel quand le temps est écho, la main en étoile posée sur la table – ceux-là, elle les gardait volon-tiers. L’un se collait à son cou, l’autre se serrait près d’elle. Mais le troisième ! Chaque fois il la griffait au cœur d’où la peine s’échappait goutte à goutte, sans jamais s’épuiser.

— Tu sais, Marie-Amanda, je t’ai pas tout dit.— C’est pas nécessaire de tout dire non plus.

1. Correction des éditeurs, graphie uniformisée selon son emploi dans Le Survenant : « la Bohémienne ».2. Correction des éditeurs, graphie uniformisée selon son emploi dans Le Survenant : « la gypsy ».

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— Ce que je vas t’apprendre, peux-tu me jurer sur la tombe de ta mère que jamais t’en souffleras mot à âme qui vive ?

— Tu me connais !Angélina hésita :— Je pense que j’ai couru après mon malheur.Marie-Amanda s’arrêta :— Comment ça ?— Tu vas voir. Une journée de marché, à Sorel, j’avais vu affichée sur un

arbre du carré la pancarte « Concert ce soir », et le kiosque décoré pour rece-voir la fanfare de la Musicale Richelieu. Je savais, sans le savoir, – mais ça me le disait – que le Survenant irait au concert. Comme de fait, sur le soir, il vient emprunter à mon père le Blond et la voiture légère. Quand je me suis vue fine seule pour la veillée et lui à se barauder, peut-être avec une autre, le cœur m’a manqué, et je lui ai demandé de m’amener.

— T’étais pas fière ! lui reprocha Marie-Amanda.Sur son visage pur comme l’air du matin, un nuage passa. Elle songeait :

« Se plier à toutes les fantaisies d’un homme, s’humilier devant lui, ce n’est pas le bon moyen. »

L’infirme la dévisagea :— Aurais-tu fait mieux à ma place ?Marie-Amanda ne répondit pas. Angélina continua :— Puis j’avais vu la belle Bernadette Salvail toute toilettée prendre le

chemin de Sorel.Son sens de l’économie dominant soudainement sa peine, l’infirme

s’indigna :— Elle, dépensière comme elle est, quoi c’est que ça peut ben lui faire de

mettre au serein son beau chapeau de leghorn ?L’indignation d’Angélina fit sourire Marie-Amanda. L’infirme se radoucit :— Après s’être fait prier, il a fini par consentir à me laisser embarquer.

Mais il avait pas de la façon à en revendre. Oui. Non. C’était toute la conver-sation. Rendus à Sorel, il m’a fait asseoir sur un banc, dans le carré, en disant qu’il allait conduire le cheval à l’Ami du Navigateur.

Les cils d’Angélina battirent. Sa figure changea :— Il est jamais venu me rejoindre. La musique était finie, les lumières

éteintes et je l’attendais toujours. Il a ben fallu que je me décide à aller cher-cher le cheval et à revenir au Chenal. Après avoir dételé, au lieu d’aller me coucher, j’ai commencé à l’attendre.

— Tu l’as attendu ?

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— Si je l’ai attendu ? Demande-moi pas quelle sorte de nuit j’ai passée. J’étais pas dans le monde. Au moindre bruit sur l’eau, je courais au quai. C’était quelque bête de la commune qui allait boire à la rivière. Ou ben rien. Allons donc, je regagnais le chemin. Et toujours avec la crainte que mon père vinssît se réveiller et me surprendre de même. À la barre du jour, des pois-sonniers, qui venaient de porter leurs pêches au Gros, me l’ont ramené.

— Il était pas en fête ? demanda Marie-Amanda.— Comme de raison. Dès que j’ai voulu l’apostropher, il m’a arrêtée :

« Aïe ! neveurmagne ! »— Tu savais pas qu’on n’interbolise jamais un homme en boisson ?— Je le savais, mais… Toujours est-il qu’il m’a empêchée de continuer,

en disant : « Moi, la Noire, j’ai fait tout mon possible pour te faire comprendre que c’était pas de ta compagnie que je voulais. C’était à toi de comprendre. » Puis, alors…

Angélina se mit à pleurer.— Pleure pas, lui dit Marie-Amanda, les larmes aux yeux. Tu pourras

plus parler…— Alors, reprit Angélina, de sa grande main en étoile, il m’a repoussée

loin de lui, pour m’ôter de son chemin. Te dire si je me suis débattue contre moi ? J’ai compris que si j’acceptais ma honte une première fois, je l’acceptais pour tout de bon. Au jour, le bruit d’une charrette à foin m’a réveillée. Odilon marchait à côté. J’ai juste eu le temps de m’écraser dans la coulée. Heureusement qu’il m’a pas aperçue. Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal aurait pensé ? Là, à genoux dans la rosée et à bout de mes forces, j’ai demandé au bon Dieu qu’il y ait un changement entre nous deux, le Survenant puis moi. Il m’a exaucée. Mais pas comme je le voulais.

La voix brisée de douleur, elle acheva :— J’aurais peut-être pas dû.— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda, scandalisée. C’est

mal ! Sais-tu ce qui t’aura été épargné de malheur ? Peux-tu le dire ?Pour l’entraîner au large de son chagrin, elle lui demanda :— Tu lui en as jamais reparlé de cette nuit-là ?— Une fois, une seule fois, qu’il était de bonne humeur, je lui ai demandé

de me dire la vérité.— Quoi c’est qu’il t’a répondu ?— Ah ! il a commencé par s’éclater de rire. Puis il a passé sa grande main

dans ses cheveux.— Il me semble de le voir, dit Marie-Amanda. Je le reconnais ben là.

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— Puis la tête tout en paillasse, et la voix encore pleine d’éclats de rire, il a dit : « Ah ! les maudites femmes ! Elles sont toutes pareilles, toujours la ques-tion à la bouche, toutes ! toutes ! toutes !… depuis… » Il s’est arrêté net comme un homme qui craint d’en avoir trop dit. Et il a ajouté : « Jusqu’à toi. » Là, il m’a regardée d’une curieuse de façon. Il riait plus. La tête renversée, il a com-mencé à parler sérieusement : « Écoute, la Noire, d’abord tu vas me dire ce que t’appelles la vérité. C’est-il ce que j’ai fait au meilleur de ma connaissance ? Ou ben ce que j’ai pu faire en dehors de ma connaissance ? Ou ben ce que tu voudrais que j’aie fait ? Si tu veux me questionner, questionne. Seulement plains-toi pas de la réponse. » Quoi c’est que tu veux qu’on fasse d’un gars de même ? Il y a qu’à endurer son mal.

— Ou ben à l’éloigner, conclut Marie-Amanda.— C’est ce qui est arrivé, mais sans le vouloir de ma part.— T’as pas idée où il peut être allé ? Il te parlait jamais de places qu’il

aimerait visiter ?L’infirme haussa les épaules d’indifférence. Une place ou une autre, du

moment qu’il était loin d’elle.— Ah ! des fois il disait qu’il aimerait revoir la France.Les yeux de Marie-Amanda s’allumèrent de fierté :— Qui c’est qui aimerait pas ça voir la France ?— D’autres fois il avait rien que le bois dans l’idée. Il parlait d’un pays

assez sauvage qu’il y a pas même d’oiseaux qui rôdaillent dans le ciel, ni de bêtes farouches dans les bois.

Le doute fit aller la tête de Marie-Amanda.— Ça se peut pas.— Oui, dans les brûlés, tu sais, où il y a tant de têtes-de-femmes, les grosses

souches qui ont l’air molles à arracher mais qui tiennent toutes par la racine ?Elles arrivaient près de la maison. L’infirme dit :— Je l’aurais suivi partout.De nouveau la peine s’échappait goutte à goutte.Marie-Amanda, incrédule, étendit la main :— T’aurais laissé tout ça ?Il y avait les champs plans et féconds, il y avait la maison tassée dans sa

chaleur et, à côté, le fournil si frais pour les longs jours d’été. Il y avait les granges solides, regorgeantes et, en face, la grande commune pour les pâtu-rages. Il y avait le jardin et ses allées bordées de plantes endormies sous le paillis, mais qui s’éveilleraient plus belles à l’été : le Chenal du Moine où l’air est vaste et le monde paisible.

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— T’aurais laissé tout ça ? Je te crois pas. Et sais-tu une chose, ma fille ? Je commence à penser que t’aimes ça te masser le cœur ?

* * *

Dans la maison les femmes continuaient à piailler comme corneilles en champ de blé mûr. Maintenant qu’elle n’était plus là, chacune parlait sans gêne d’Angélina.

— Elle avait en belle… dit l’Acayenne.Didace et Amable entrèrent.La grande Laure leur expliqua :— On parlait justement d’Angélina puis de votre Survenant. La vôtre dit

qu’Angélina avait en belle.— En belle de quoi ? demanda Amable. Ah ! l’yâble ! pas de le dompter

toujours ben ?— Non, approuva Didace. Si tu parles de dompter quelqu’un, t’as pas

l’homme en mains.— C’est en quoi, reprit Laure Provençal. Quand une fille a le malheur de

s’amouracher d’un gars qui est pas domptable, elle a toujours la ressource de se dompter, elle !

— Pas Angélina ! dit Phonsine.Les femmes parlaient toutes ensemble.— Pourquoi pas elle ?— Parce que le Survenant lui dépensait son argent à boire ?— Parce qu’il riait d’elle ?— Il a jamais ri d’elle, protesta Phonsine. Il s’est même battu pour elle.— Je sais ben une chose : pour chaque cenne qu’il m’aurait dépensée, cent

larmes j’y aurais fait verser.Laure Provençal crut que l’Acayenne venait de parler. Elle se retourna de

son côté :— Vous m’avez l’air d’une femme capable de faire votre chemin ?— Mon chemin ? Il me coûte le prix qu’il me coûte. Seulement…

aujourd’hui, j’ai pas un souci.Phonsine, en colère, se dit : « Je crois ben. Sa vie est assurée sur la terre,

tant qu’elle portera le nom de Beauchemin. Elle est pas à plaindre. »— Mon Varieur, lui… commença l’Acayenne.Mais aussitôt, Laure Provençal se mordit les lèvres. Puis se penchant du

côté de la mère Salvail :

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— Coute donc, le Varieur, à c’t’heure, c’est presquement de leur parenté, aux Beauchemin. Le père Didace a autant d’acquêt de le garder à coucher.

Didace, devinant les paroles de moquerie, coupa net au murmure des voix et aux rires.

— Le Survenant s’est jamais donné pour ce qu’il était pas. Ceux qui l’ont pris autrement et qui se sont fait des chimères avec lui, c’est qu’ils l’ont ben voulu. On n’a pas à y voir ! Quant à Angélina, la pauvre fille, c’est ben de valeur qu’elle se soye amourachée de lui et elle a toute ma compassion, parce que lui, il avait qu’une blonde…

De son gros poing, Didace dessina dans le vide un grand rond qui signi-fiait la route, le vaste monde…

— Quoi c’est que vous faites de celle-citte ? demanda Amable, la tête ren-versée, en faisant mine de tenir par le goulot une bouteille qu’il vidait dans sa bouche.

— Pauvre Angélina ! dit Phonsine, les larmes aux yeux. Elle l’aimait donc, le Survenant ! Elle l’aimait assez, c’est ben simple, pour lui demander pardon des affronts qu’il lui faisait à elle.

L’Acayenne murmura, en souriant :— Elle était pas la seule à l’aimer.Phonsine rougit. Sentant le regard d’Amable s’appesantir sur elle, elle se

rendit au poêle pour se donner une contenance.— Quoi c’est qu’il a, le poêle, à chauffer en démon de même ? Je brûle.Mais, levant le premier rond, elle vit le feu presque éteint et se pencha vers

le bûcher pour en tirer un quartier de bois. Prise de court par sa distraction, elle se retourna carrément vers les autres :

— Non ! Elle était pas la seule à l’aimer !— Allons ! dit Laure Provençal qui jugea bon d’en finir, en secouant les

brins de fils à son tablier, il est temps qu’on s’en aille. On a assez piqué pour cette après-midi.

— Ouais, reprit Didace. Vous me faites l’effet d’avoir piqué en masse.Puis s’impatientant :— Ho ! Ho ! Clairez la place. Ôtez le métier de dans nos jambes. Dégréyez !

Vite, qu’on mange !— On a fini à net vingt-quatre belles pointes, dit avec enthousiasme

Lisabel Provençal, qui n’avait rien saisi.Le soir, Phonsine se remit à harceler Amable pour qu’il obtînt de son père

un acte de donation.

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9

Grâce à la présence de Marie-Amanda et de sa famille, le jour de l’An, que Phonsine appréhendait, se passa sans incident, bien qu’elle et l’Acayenne ne se fussent souhaité la bonne année que du bout des lèvres.

Puis les préparatifs des noces de Lisabel Provençal occupèrent les femmes. À tout moment de la journée elles trottaient sur la glace vive, pour aller donner un coup de main aux Provençal ou tout bonnement pour voir ce qui s’y fricotait. À la fin l’excitation et la fatigue les faisaient se pâmer de rire pour un rien ou provoquaient entre elles des querelles aussitôt oubliées.

La veille du mariage, l’Acayenne préparait son fameux six-pâtes dans la cuisine des Provençal. Tout en parlant, elle se trouva coincée. Sans se rendre compte que les autres observaient ses efforts pour se dégager, elle continua : « Nous autres, sur l’eau salée… » Levant la vue, elle les aperçut qui éclataient de rire, sauf Angélina. L’infirme était au poêle, à tirer des beignes. Rouge de colère, l’Acayenne demanda :

— Quoi c’est que vous trouvez de si drôle ? Parce que je parle de mon Varieur ?Geneviève Provençal essuya une larme. Elle n’en pouvait plus. — Non, non, fit-elle. C’est pas à cause de ça.Elle fit signe à Bernadette Salvail. Les deux jeunes filles poussèrent la table.Encore essoufflée, l’Acayenne s’appuya à la commode :— Puis c’est pas la première fois que je vous vois rire. Ça fait longtemps

que je veux vous tirer votre horoscope. J’vas en profiter. Vous êtes toute une bande de peureuses, de la première jusqu’à la dernière.

— Voyons, l’Acayenne. Modérez vos transports, protesta Laure Provençal.— Vous, comme les autres. Vous avez peur d’entendre la vérité. Quand

on veut vous la dire, vous vous sauvez.La mère Salvail, qui se levait pour partir, se rassit à côté du poêle, près du

plat qu’Angélina remplissait de beignes.— … ou ben vous vous bouchez les oreilles, comme vous fermez les

contrevents de vos maisons, l’été, pour empêcher le soleil d’entrer.

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Pendant que les femmes étaient intentionnées à écouter l’Acayenne, la mère Salvail glissa furtivement un beigne entre ses deux tabliers.

— D’abord, continua l’Acayenne, vous riez parce que je suis ben bâtie ? Ma graisse, c’est moi qui la porte. Puis c’est pas du suif.

Elle montra ses bras fermes.— Puis, mon Varieur, c’était mon premier mari. J’en parlerai tant que je

voudrai, tant que je vivrai, si vous voulez le savoir. Il y a pas de déshonneur là-dedans. Quand j’en parle, je vous ôte rien. Sa part d’amitié personne peut la prendre, pas plus que lui prendra celle du père Didace. C’est pas parce qu’un homme est mort depuis des années… C’était un pêcheur, pêcheur d’éperlan, et c’était pas un ange, si vous voulez le savoir. Il buvait. Des fois il buvait toutes ses pêches. En fête il se possédait pas. Il faisait maison nette, le tuyau du poêle à terre, tout revolait. Mais à jeun, par exemple, il y avait pas meilleur cœur d’homme. Quand il disait : La Blanche, en parlant de moi, il avait tout dit. Une nuit qu’il s’était endormi sur la corvette, un raz de marée a tout lavé sur le pont, lui avec.

« J’avais jamais connu ce que c’était de le soigner. Il était charpenté fort, et ben dur à son corps. Un gaillard. En santé. Jamais une minute de maladie pour me permettre de le dorloter. Tout ce que j’avais pu faire pour lui, c’était de l’attendre, la main sur la clenche de la porte, et de tâcher de le ramener à lui par la douceur. De son vivant je l’ai ben attendu. Et j’ai même pas eu la consolation de le recevoir une fois mort. Son corps, ils me l’ont jamais ramené. »

Phonsine jeta un regard autour d’elle : les visages attentifs et émus étaient levés vers l’Acayenne. « Elle est en train de les embobiner correct », pensa-t-elle.

« Après ? Après, fallait ben vivre. J’ai élevé son petit gars de mon mieux. C’est l’enfant d’une autre femme qu’il avait eue avant moi. Mais je lui ai servi de mère comme il faut. Il a pas trop à se plaindre de moi. Du moins je pense pas. Si mon Varieur eût vécu, des enfants je lui en aurais donné tant qu’il aurait voulu. À la trâlée ! Mais j’ai pas eu c’te joie-là ! »

Du revers de la main elle repoussa les frisons sur son front.« Puis j’ai navigué pour gagner ma vie et celle du petit. Des fois j’étais la

seule femme à bord, avec des vingt, trente hommes. J’étais pas grosse comme à c’t’heure, il s’en faut. Et j’étais jeune. Et pas laide. Il y en avait de toutes les sortes parmi, des bons, des méchants, des taupins, des pleins de détours et d’autres qui étaient foin à lier. J’aimais à rire. Il y a du monde, quel temps qu’il fait, qui gardent toujours leur grand visage, même sans le moindrement

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de chagrin. Moi j’aime à rire. Ça me commande. Je riais souvent, en portant mon chagrin que je cachais. Quand les hommes m’entendaient rire, l’un après l’autre ils venaient me trouver, chacun avec une bonne raison. Un, c’était pour se faire recoudre son butin, un autre, pour se plaindre, un autre avait besoin de se faire consoler. Ben j’en ai jamais redouté un seul, parce que je me redoutais pas. »

L’Acayenne qui achevait son six-pâtes y plaça le dernier rang de pâte.« Le petit gars était pas vieux quand il a commencé à réchapper sa vie. Il

aurait voulu gagner la mienne. J’ai jamais consenti. J’ai continué à naviguer tant que j’ai pu. Le fait d’être sur l’eau, on aurait dit que je me sentais moins seule et comme un peu plus proche de mon Varieur. »

« Après encore, il y a eu le naufrage de la Mouche à Feu sur le lac Saint-Pierre. Puis j’ai connu le Survenant. Puis le père Didace. C’est de même. »

L’Acayenne baissa la voix : « Sur la terre ferme, vos morts, vous les avez à vous autres pour leur fermer les yeux, pour les ensevelir. Vous pouvez vous agenouiller sur leur tombe, leur porter des petits bouquets. Pas moi. En mer, sur l’eau salée, les morts se perdent. Mon Varieur, appelez-le comme vous voudrez. Traitez-moi de folle, si vous aimez. Donnez-moi tous les noms. Mais d’un homme qui, malgré ses défauts, puis sa pauvreté, a eu pour moi des bontés, quand même que j’en parlerais de temps à autre, je me demande pourquoi ça vous porte à rire ou ben, c’est pire, à penser mal de moi ? Quand même… »

Les mots filèrent, troublants, comme la sirène d’un bateau en détresse dans la brume.

Un peu calmée, mais encore rouge d’avoir tant parlé, l’Acayenne étira de deux doigts les coins de sa bouche. La mère Salvail, voyant que l’autre avait terminé son histoire, en profita pour se préparer à partir.

— Maintenant, dit-elle, en se levant, je vous tire ma révérence. Une dizaine de beignes qu’elle avait enfouis à la dérobée entre ses deux

tabliers roulèrent sur le plancher.— Ah ! un mystère ! fit-elle, plus étonnée que toute3 autre, d’avoir ainsi

oublié sa cachette.— Il y a pas de mystère là-dedans, dit Laure Provençal, c’est toi avec tes

grand’mains.L’Acayenne aussi voulut s’en aller. Laure insista pour la garder.— Restez, qu’on parle ! Tantôt je vous payerai la traite.

3. Correction des éditeurs : « que tout autre ».

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— Attends-moi, dit Phonsine à Angélina qui attachait les cordons de son tablier, après en avoir secoué toute trace de farine.

L’infirme, comme si elle n’eût rien entendu, alla droit à l’Acayenne. Tout haut, afin que chacune la comprît, elle lui demanda :

— Si vous voulez, à soir, on fera route ensemble, nous deux ?— C’est bon, dit l’Acayenne.Les femmes, étonnées, regardèrent Phonsine à la dérobée. « Pourvu qu’il

neige pas demain, dit l’une d’elles en entr’ouvrant la porte. La lune vous a un de ces grands cernes… »

Le cœur navré, Phonsine vit l’Acayenne et Angélina partir ensemble. L’Acayenne et Angélina bras-dessus, bras-dessous ! Chaque jour la belle-mère lui rognait quelques-unes de ses possessions : aujourd’hui, l’amitié d’Angé-lina ; demain, ça serait autre chose. « Avant longtemps, se dit-elle, il nous restera plus rien, à Amable et à moi, ni personne pour prendre notre part. »

* * *

— Ah ! que la belle noce !Dans la cuisine des Provençal, Jacob Salvail, le coude au genou et le menton

dans la main, fixant un rond de tapis, parut réfléchir avant de répondre :— Ouais, une grosse noce ! comme il s’en est rarement vu, même à

Sainte-Anne !Durant deux jours et une nuit, la table resta mise et regarnie de bord en

bord à mesure. Sans parler des tournées de petit-blanc.Le six-pâtes fut sans contredit la pièce de résistance. Les premiers y goû-

tèrent avec une légère méfiance.— Vous me jurez, demanda un vieux de Maska, qu’il rentre rien de ce

qui porte plume dans ce plat-là ?— Pourquoi, le père ? demanda une jeunesse.— C’est contraire à mon estomac. J’en ai jamais mangé. Je commencerai

pas à mon âge.— Ah ! ben, misère à poil ! Ils m’avaient toujours dit que les gros casques

de Maska avaient l’estomac tôlé.— Pour boire, mon jeune : à Maska, plus on boit, moins on est chaud.

Mais pas pour manger !— En tout cas, si vous voulez savoir ce qui rentre dedans, allez le

demander à la grosse femme qui se berce à côté du poêle. Apparence que c’est elle qui a préparé la mangeaille.

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Le vieux loucha :— Pas la belle créature, avec le corps de robe comme doré sur tranche,

qui trône dans la chaise berçante ?Phonsine qui, malgré une migraine, servait les autres à table, entendit.

« C’est ben vrai, se dit-elle : elle trouve le tour de trôner partout. Elle a pas assez d’être belle femme, de jouir d’une bonne santé, il faut encore que les hommes vantent son ordinaire. L’eau qui s’en va à la rivière… »

Les convives de la première tablée firent un tel éloge du six-pâtes qu’ils s’en trouvèrent le plus punis : ils ne purent en reprendre une deuxième fois, chacun des autres qui n’étaient pas à table en réclamant sa part. L’Acayenne dut en expliquer la recette : « Vous prenez, dit-elle, une volaille de bonne grosseur, puis un lièvre d’une grosseur… raisonnable que vous coupez par bons morceaux. Après, vous hachez une brique de lard de la grosseur du poing que vous faites revenir dans la poêlonne. Pendant ce temps-là, vous préparez une galette… »

— Les Beauchemin, comme de raison, dit, la bouche amère, une veuve du Pot-au-Beurre, qui eût volontiers épousé le père Didace, il faut toujours qu’ils aient de quoi de mieux que les autres. L’année passée, c’était leur Survenant qui leur faisait honneur. C’t’année, c’est une survenante…

— Allez jamais l’appeler de même ! l’avertit David Desmarais. C’est la femme au père Didace.

— Je le sais, je le sais comme vous. Est-ti bonne femme au moins ?— Ah ! personne a rien à dire de contre.À la veillée, les chansons à répondre alternèrent avec la danse agrémentée

de cabrioles, de virevoltes, de claquements de talon, au son de la musique que deux violoneux entretenaient à la relève.

Au début de la noce, il n’y avait eu que révérences, compliments et embras-sades. Mais au milieu de la deuxième journée, les liens d’amitié se relâchèrent. Des jeunes gens surnommés les Barbottes de l’île Saint-Ignace, en manche de chemise, s’amusèrent à tirer au poignet. À propos de rien, Joinville, pas-sablement gris, donna une jambette au marié qui trébucha sur le coin du poêle et se fit une bosse au front. La parenté de celui-ci s’en trouva mortifiée et parla même de retourner au Pot-au-Beurre avant la fin de la noce. Il fallut l’intervention de Pierre-Côme pour la décider à rester.

Puis, les enfants avaient repris leur naturel. Ils faisaient de leur pire. Échevelés, leurs habits froissés et tachés, quand ils ne se chamaillaient pas, ils glissaient à califourchon sur la rampe de l’escalier. Ou encore ils sortaient et rentraient du dehors, secouant sur les invités leurs mitaines mouillées de neige. Dans un coin, un innocent s’acharnait depuis le matin à jouer molle-

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ment de la guimbarde, comme à la corvée. On riait encore, mais sans gaieté, par accoutumance.

Les jeunes délaissaient la danse pour les jeux de société. Après la chaise honteuse et le clin d’œil, ils jouaient à échanger des « papparmannes d’amour », pastilles blanches à la graine de thé, sur lesquelles était tracée en sucre rouge une question ou une réponse, telle que : « Voulez-vous m’accorder un baiser ? » « Allez le demander à mon confesseur. » « Si maman vous enten-dait ! » Odilon, qui courtisait Bernadette Salvail, y prenait un plaisir fou. Angélina observait le couple. Elle regrettait les instants de bonheur avec le Survenant, que Bernadette lui avait dérobés. Une main sur son épaule la fit tressauter ; le père Didace s’était approché d’elle. Et lui qui, la rencontrant chaque jour, n’avait jamais osé prononcer devant elle le nom du Survenant, demanda, tout ému, au milieu de la fête :

— Le Survenant t’a jamais redonné signe de vie ? T’as jamais eu de ses nouvelles ?

— Comment voulez-vous ?— Non, mais je pensais, des fois, qu’il aurait pu t’écrire… t’envoyer une

postcarte pour te dire ce qu’il devient, ce qu’il fait par là…— M’écrire !Angélina, les yeux bas, demeura immobile sur sa chaise. Rien ne trahit,

dans son maintien, l’émotion qui la transportait. Sans comprendre quel feu d’espoir il venait d’allumer au cœur de l’infirme, sans voir la lueur d’amour flamber dans son regard, le père Didace crut qu’elle préférait ne point reparler du Survenant. Doucement il s’éloigna.

Assis sur les marches de l’escalier à côté, Amable et Vincent Provençal fumaient en silence. Ils avaient tout entendu.

— C’est ben curieux, dit tout bas Vincent, comme ton père a toujours l’air de craire que le Survenant peut accomplir mer et monde.

— Ouais, répondit brièvement Amable. Comme si un gars, en changeant de place, pouvait se changer en même temps. Le Survenant aura beau trotter l’Afrique puis l’Amérique, il restera toujours survenant par-devant. Mais j’ai beau le dire au père, il veut pas comprendre.

* * *

Comme la danse soulève la poussière, le plaisir avait fait lever un nuage de tristesse. Peu à peu il envahit les visages, même les meubles, même les mets affaissés, sans attraits maintenant aux yeux des convives rassasiés.

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La grande Laure, affalée sur une chaise près de la fenêtre, poussa un soupir de satisfaction quand elle vit la dernière voiture fermer le cortège qui allait reconduire les mariés jusqu’au Pot-au-Beurre.

* * *

Le lendemain, un mardi, jour de tournée dans le rang, Angélina guetta le com-merçant qui était aussi postillon. Sans lui laisser le temps de franchir le seuil de la porte elle s’informa s’il n’avait pas une lettre à son adresse. D’ordinaire, elle s’intéressait davantage aux prix et à la marchandise qu’au courrier.

« J’ai commandé des grainages par la poste », expliqua-t-elle, le visage rouge, mentant mal.

— Ah ! cré yé ! tu vas ensemencer de bonne heure, dit le commerçant flai-rant quelque mystère.

Comme il s’éloignait, elle mit la tête dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la bouche afin de ne pas avaler d’air froid, et lui cria :

— À votre prochain voyage, rapportez-moi donc une estampille de deux cennes. En cas…

Mais le lendemain, elle n’y tint plus et se rendit à Sorel choisir des cartes postales illustrées. Un restaurant en exposait à tous les goûts. Pour l’infirme habituée à ne jamais dépenser un sou mal à propos, la moindre emplette méri-tait de la considération. Le jeune commis, pressé d’aller rejoindre sa blonde à l’arrière-magasin, débita à la course, à mesure qu’il tendait des cartes à Angélina :

— Ça, c’est une Paimpolaise… Vous savez, Botrel ?Angélina haussa les épaules.— Mon doux, la chanson : « J’aime Paimpol et sa falaise, son église et son

grand pardon, j’aime surtout la Paimpolaise… »Angélina examina le costume de la femme, son fichu de dentelle, et, dans

ses cheveux, le grand papillon de velours noir. Elle se demanda comment on pouvait le faire tenir ainsi en place.

— Ça, c’est la Suisse…Le paysage étalait un ciel gros bleu, la neige d’une blancheur aveuglante,

et au bas, le vert criard des pâturages. Une bergère y gardait de blancs mou-tons. Angélina, le cœur à la peine, songea à la chanson du Survenant :

« Si vous voulez, belle bergère… »Alors, elle choisit deux cartes : une qui représentait une fille brune et

maigre, à sa propre ressemblance, croyait-elle, et une autre, le chemin de Sainte-Anne-de-Sorel.

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Mais Angélina ne reçut pas de nouvelles du Survenant et les deux cartes postales restèrent au fond d’un tiroir.

* * *

Puis l’on ne parla plus que d’élections municipales au Chenal du Moine. L’on vit sourdre des agents politiques, à la solde d’adversaires de Pierre-Côme, ne négligeant aucun élément, en vue des élections générales. Gros farceurs et conteurs d’histoires comiques, ils jetaient à la volée, de maison en maison, la semence d’une doctrine d’occasion qu’ils renieraient au premier jour en faveur d’un plus haut enchérisseur de leurs services. Didace les avait jugés : « Des jappeux, des jappeux… »

Cependant comme ils traînaient avec eux une ample provision de boisson forte, c’était à qui les aurait pour la veillée. L’œil sur la cruche de petit-blanc, au milieu de la table, pendant huit jours francs les habitants burent leur content. Ils se dilatèrent la rate à rire et ils écoutèrent sans broncher les étran-gers leur expliquer les besoins de la paroisse.

Toutefois le jour de la nomination, personne ne voulut faire opposition à Pierre-Côme qui se trouva réélu par acclamation.

Deux jours plus tard, pour l’amour d’une bagatelle, ils recommencèrent à tempêter contre lui.

— Maudit Provençal !Le Chenal du Moine retombait à sa routine.Toujours la même turelure !

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Toujours la même turelure !Pour les hommes, le train du matin, le bois, les charrois, parfois une visite

clandestine à quelque ouache de rats musqués, le train du soir et de longues heures d’oisiveté à fumer la pipe. Un voyage au marché de Sorel, le samedi, la grand’messe, à Sainte-Anne, le dimanche, demeuraient leurs meilleures distractions.

Pour les femmes, les trois repas interrompant les besognes domestiques, parfois une assemblée entre voisines, à tailler de la catalogne ou à natter de la guenille, tout en se faisant aller la langue.

Avec février une tempête se leva sur la campagne. Pendant deux jours au delà, elle souffla sans répit. Et tout le temps la neige tomba. Elle tomba par étoiles, par flocons, par brins, tantôt fine et poudreuse, tantôt folle et tantôt frivolante. Peu à peu elle combla les creux, coucha les clôtures qu’on avait négligé d’enlever et abolit les frontières. Bientôt elle emprisonna chaque habi-tation. Puis elle isola le Chenal du Moine.

On ne parvenait pas à réchauffer les maisons. Bien qu’on eût calfeutré de tapis le seuil des portes, un air froid courait sur le plancher ; il pénétrait les murs.

Le premier soir, les Beauchemin se couchèrent tôt, mais à tout moment, la plainte des liards autour de la maison ou l’éclatement de clous leur faisaient ouvrir les yeux. À peine endormie, l’Acayenne s’éveilla en criant :

— Le bourgot ! le bourgot !Didace la poussa :— T’as le pesant ! Réveille-toi !— Le bourgot qui appelle !— Voyons donc ! Tu rêves ! C’est le vent qui rafale dans la cheminée.L’Acayenne tâta le drap de laine, la courtepointe rude, la main velue du

père Didace.— Ah ! dit-elle, frissonnante et mal éveillée, je me pensais encore par chez

nous.

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Elle bâilla :— À c’t’heure que tu m’as réveillée, je pourrai p’us me rendormir. Va fal-

loir que tu me parles…Furieux qu’elle usât de détours envers lui et surtout qu’elle eût sans cesse

l’esprit à ses Cayens, le père Didace se mit à crier à toute voix :— J’étais-ti pour te laisser réveiller toute la paroisse ? T’hurlais à la mort.

Tu menais un sabbat du yâble !Le lendemain, ils s’éveillèrent plus tard que d’ordinaire. Une faible lumière

bleue passait avec peine par les fenêtres qu’obscurcissaient des bancs de neige. La cuisine offrait l’aspect d’un caveau. Avant même de manger, les hommes se hâtèrent de déblayer une ouverture afin de laisser pénétrer la clarté, puis de pelleter une allée jusqu’aux bâtiments. Phonsine, debout près de la porte, prit plaisir à regarder travailler Amable et le père Didace : armés de pelles de bois, ils ouvraient une tranchée en découpant de grands carrés ouateux qu’ils lançaient par-dessus leur épaule. Soudain, une folie s’empara d’elle. Nu-tête, à moitié vêtue, elle courut au dehors. Les bras écartés, de tout son long elle se jeta dans le premier banc de neige, y laissant l’empreinte de son corps en forme de croix, un geste qu’elle rêvait d’accomplir depuis son enfance. En se relevant, elle entendit, à travers la tempête, le rire éraillé du père Didace. Toute réjouie, elle retourna dans la maison :

— Le père Didace qui rit, dit-elle.— T’es ben assez folle, lui répondit l’Acayenne qui avait été témoin de la

scène. Quand t’auras attrapé quelque inflammation de poumons, tu seras guère avancée. Et cherche qui c’est qui te soignera ? Vas-tu devenir fantiseuse à c’t’heure ? ajouta-t-elle en examinant la jeune femme de la tête aux pieds.

Sa joie subitement éteinte, Phonsine, s’efforçant de paraître encore plus maigre, abaissa lentement la vue sur son ventre. Non, personne ne pouvait deviner son état de grossesse. À l’idée qu’un jour elle devrait peut-être aban-donner son corps aux mains de l’Acayenne, elle frissonna. Le moment venu de mettre son enfant au monde, elle demanderait à Laure Provençal de l’as-sister, ou même à Angélina, si Marie-Amanda n’arrivait pas à temps. Elles, sauraient la soigner.

Le père Didace revenait, les pieds gros de neige. L’Acayenne courut à lui, un petit balai à la main :

— Attends, que j’t’époussette la neige !— Une vraie bordée ! dit le père Didace.— On en a-t-il encore pour longtemps ? s’impatienta l’Acayenne qui avait

hâte au printemps.

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Avant de rendre oracle, le père Didace leva la tête :— Pour toute la journée… la nuitte… et une partie de la journée de

demain. Le temps est blanc.— Miséricorde ! on va ben être enneigés à tout jamais ! Moi qui me fiais

sur les patates, qui commencent à avoir des ergots, pour craire que c’était le printemps ! dit-elle en ouvrant le petit tiroir de la commode, dans toute sa grandeur.

— Quoi c’est que tu furettes là ? lui demanda Didace.Dans le fond du tiroir étroit on rangeait les papiers important ; au bord,

les livres de prière et les images. Quand quelqu’un y avait à faire, il ne le tirait toujours qu’à demi. Seul Didace, en tant que chef de famille, usait du droit de l’ouvrir en entier. Phonsine pensa que l’Acayenne devait en avoir inspecté le contenu.

— Je furette pas, répondit l’Acayenne. Je cherche l’almanach. Je le trouve pas nulle part.

— Pourquoi faire, l’almanach ? demanda Phonsine.— Quiens, pour connaître le temps.— On n’n’a pas.— Une maison pas d’almanach, j’ai pas encore vu ça, s’étonna l’Acayenne.

C’est plus que rare !Piqué, le père Didace ne perdit pas de temps :— Pour le monde ignorant, p’t’être ben, mais pas pour nous autres qu’on

lit le temps dans le firmament comme sur la paume de notre main.Alphonsine aurait voulu courir au père Didace et l’embrasser. Mais l’Acayenne ne désarmait pas :— C’est pas un mystère à prédire : neige… neige… puis neige tout le temps.

Par chez nous, il tombera ben quelques brins de neige, mais jamais de même.« C’était d’y rester », se dit Phonsine, l’œil soudain allumé de malice.Le troisième jour, vers midi, la neige, qui voltigeait plus rare depuis le

matin, cessa tout à fait. Alors l’on vit qu’elle avait tout nivelé, comme à la main, à perte de vue : les champs, le chenal, la commune. Dans le ciel blanc, le soleil, rouge sang, s’arrondit puis disparut aussitôt, comme un grand œil blessé qui s’entr’ouvre puis qui se referme sur sa peine. Après, une lueur rose dansa sur la neige, autour des ombres bleues.

À la tombée du soir, on entendit au loin le carillon d’un premier traîneau. Le père Didace se rendit à la fenêtre :

— Ah !… ah !… dit-il, la lune a les deux cornes en l’air. Le frette veut pas encore céder.

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Et apercevant le traîneau :— Qui c’est qui peut ben battre la route à soir ? Faut que ça presse en

yâble ! Va donc voir au chemin, Amable !Amable sommeillait, les pieds en chaussons à l’entrée du fourneau, à se

chauffer. Il sursauta :— C’est pas à notre tour à battre le chemin.— C’est toujours à notre tour de donner un coup de main à quelqu’un de

mal pris. Le cheval est à la nage dans la neige. Il en a par-dessus les menoirs.— Qu’il se déprenne tout seul !— Non, mais ça fait-il pitié d’être mal bâti de même ? dit le père Didace

en enfilant son paletot de chat sauvage et en s’apprêtant à sortir.Lorsqu’il revint, dix minutes plus tard, silencieux, la tête basse, l’Acayenne

lui dit :— T’es ben caduc ! As-tu perdu un pain de ta fournée ?En silence il enleva son paletot et se mit à fumer.— Y a pas personne de malade dans la paroisse ? demanda Alphonsine.— Pire que ça !— Pas de la mortalité ?— Canard Péloquin vient de mourir. Son garçon s’en va qu’ri la tombe à

Sorel.— Ah ! fit Phonsine, si c’est pas de valeur !— Canard ! en v’là un nom ! s’exclama l’Acayenne. Qui, ça ?— C’est Péloquin le chasseur, le meilleur guide, le plus beau coup de fusil

qu’on puisse voir !— À vous entendre, renâcla Amable, j’avais toujours cru que c’était vous

le grand chasseur en personne.— Lui, dans son temps, moi, dans le mien, on se faisait pas grand’

dommage.— Pauvre Canard Péloquin ! s’apitoya Phonsine. On dira cinq pater, cinq

ave pour lui, après la prière en famille.— Une grosse perte pour la paroisse !— Ah ! dit Amable, un vieux qui était en enfance depuis des années…— T’es pas capable de comprendre ! T’as seulement jamais pris un fusil

dans tes mains pour chasser. C’est lui, Canard, qui m’a montré à chasser, à tirer au vol plutôt qu’à la rasade de l’eau. Qu’il était donc fin ! Il avait réussi à dresser un vieux jars qui allait s’abander avec les canards noirs, puis qui les conduisait à ses canes, dret à côté de l’affût.

— Pourquoi que tu l’appelles Canard ? demanda l’Acayenne.

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— Parce qu’il imitait le cri du canard, à s’y méprendre. C’était toute beauté de le voir tirer. Je me rappelle une avant-midi, pas ben des années avant d’ar-rêter de chasser, à lui tout seul il avait abattu cent cinquante-quatre canards, tous des courouges. Il en avait l’épaule toute bleue à force de tirer. À midi, il lui restait p’us une seule cartouche. Mon Péloquin a monté à Sorel à l’aviron se chercher des cartouches. Puis, toujours à l’aviron, il a descendu se replacer à l’affût. Et il en a tué encore quelques-uns comme une quarantaine. V’là ce que j’appelle chasseur !

— V’là ce que j’appellerais cochon, dit Amable, en bâillant.Phonsine fit signe à Amable de se taire. Le père Didace, la figure rouge et

fâchée, alla au cabanon. Du fond, il tira la vieille paire de raquettes que le Survenant avait réparées l’année précédente. Ses pouces s’attardèrent à éprouver le nerf tressé.

— Mes souliers mous, sortez-les ! ordonna-t-il aux femmes pendant qu’il se déchaussait.

Phonsine lui apporta ses mocassins.Devinant le dessein de son père, Amable lui dit sincèrement : — Vous êtes trop vieux pour vous barauder la nuitte, en raquettes, à tra-

vers les champs. Restez donc contre le poêle. Votre place est icitte, pas dehors.Didace éclata :— Faut-il être simple d’esprit pour parler de même. Si on dirait pas que

la mousse est à la veille de prendre après moi. Vieillir… vieillir… j’suis pas tout seul. Oublie pas une chose, mon gars, pour chaque jour d’âge que j’at-trape, t’en attrapes d’autant !

Il se leva :— J’ai jamais vu un Beauchemin avoir si peu l’esprit de paroisse ! On dirait

qu’il est comme le poisson armé : il a la chair de travers. Aux yeux de Didace Beauchemin, la mort de Péloquin représentait plus

que la mort d’un homme, c’était le commencement de la fin, un signe des temps : l’effritement d’un pan de l’ancienne paroisse, le raisonnement imbé-cile de la jeunesse, les changements dans la migration des canards que la civilisation refoulait plus au nord, d’année en année, le poussaient au dos, comme pour le précipiter plus tôt dans la fosse.

— Où c’est que tu vas sur c’t’erre-là ? demanda l’Acayenne.— D’abord prier le bon Dieu au corps… Puis parler. Parler, torriâble !

avec du monde de mon temps, puis du monde de ma race !

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11

Depuis quelque temps, Phonsine languissait. Un matin, à la fin de mars, après une nuit d’insomnie, elle se leva avec l’idée de consulter le médecin, le jour même. Elle s’alarmait, non pas tant de grossir à peine, ce dont elle tirait une satisfaction de vanité, que de ne plus sentir la vie de l’enfant dans son sein. Amable, qui connaissait l’aversion de son père pour la maladie et pour la médecine, hésita avant d’accéder à ce qu’il croyait un caprice de sa femme.

— Ouais… tu choisis mal ton jour, un lundi. Deux voyages coup sur coup. Puis le doux temps a massacré les chemins…

Devant l’hésitation d’Amable, Phonsine suggéra :— Il y a quelqu’un chez Pierre-Côme qui doit se rendre à Sorel à matin.

Je profiterai de l’occasion. Personne pourra trouver à redire de même ?Vers midi, Amable, à l’insu de l’Acayenne, cherchait un outil dans le gre-

nier quand le heurt d’une porte refermée avec vigueur le fit sursauter. Il reconnut aussitôt la manière de son père. En entrant, Didace s’exclama :

— Ça pue ben !En effet, plus fort que l’odeur de lait et de cuir mouillé qui, à certains

jours, s’attachait à la cuisine, un parfum vulgaire saisissait l’odorat.L’Acayenne acquiesça :— Une vraie peste ! C’est Phonsine qui est partie à Sorel. Elle s’est frottée

au savon d’odeur, pour vrai !Le rire aux lèvres, elle ajouta :— Elle se savonne pas tant que ça pour rester avec nous autres, hein ?Didace fit mine de ne pas avoir entendu :— C’est étrange qu’elle en ait pas soufflé mot. J’lui aurais donné une com-

mission. Quoi c’est qu’elle est allée bretter à Sorel ? Avec qui c’est qu’elle est partie ?

— Quiens ! Y avait pas de quoi s’en vanter. Elle est partie toute seule avec le beau Joinville à Provençal. Demande-moi ce que les autres vont dire…

— Avec Joinville ? Elle le fait ben exprès pour faire jacasser le monde…

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— Y en fallait un pour remplacer le Survenant…— Torriâble ! commença Didace…Des pas sur le plancher supérieur leur coupèrent la parole. Déjà Amable

dégringolait l’escalier étroit. Au lieu d’expliquer calmement à son père que Phonsine était allée consulter le médecin et qu’il l’avait envoyée avec Joinville afin de ménager les chevaux, il se planta devant sa belle-mère, criant comme un perdu :

— Salissez pas ma femme ! Phonsine est pas de votre race. Elle est respec-table. Salissez-la pas, elle est en famille.

La main levée, il la menaça :— Vous allez la respecter ou ben vous prendrez la porte, je vous le

promets.De son poing fermé, Didace lui rabattit la main :— Arrête. Laisse ta mère tranquille !Il voulait dire : ta belle-mère. Dans l’excitation, le mot lui avait échappé.— Ma mère… c’te langue sale-là ?Sa mère, Mathilde, la sainte femme, qui n’avait rien à soi, qui pouvait

s’arracher le cœur pour combler les autres.Des souvenirs se bousculèrent en lui : les fréquentes absences de Didace

durant son veuvage, ses randonnées à Sorel avec le Survenant, les taquineries des propriétaires de Maska, à la barrière, sur ses espoirs de paternité. Il dit à Didace :

— Vous aviez beau à pas vous marier : pourquoi4 acheter la vache quand on a le lait pour rien ?

L’insulte, pire qu’un crachat, vola à la face de Didace. D’un bond il se leva, retroussant déjà les manches de sa chemise de laine.

— Approche !Amable ne bougea pas. Il blêmit seulement. Didace, bien qu’il eût tassé,

le dominait encore de la moitié de la tête. Ses épaules larges et épaisses dépas-saient celles du fils, faiblement voûtées. Il s’élança pour le frapper, mais soit violence de l’émotion, soit douleur subite, son poing retomba. Au même moment, un rayon de soleil frappa les médaillons de tilleul. Sur les portraits de zinc, les anciens Beauchemin, de leur regard strict comme planté dans le sien, semblaient le juger. Il comparaissait devant les premiers de sa race. Se battre contre plus faible que soi, c’était déjà faillir ; mais contre son propre enfant, c’était une trahison. Il eut honte.

4. Correction des éditeurs : « marier : Pourquoi acheter »

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— J’vas-tu me mettre à fesser sur mon sang à c’t’heure ? De grosses gouttes de sueur perlaient sur son crâne. Il s’effondra dans son

fauteuil.— Chicanez-vous pas pour moi, dit l’Acayenne, faisant mine de ramasser

ses nippes. J’ai jamais été un élément de discorde nulle part. Puisque c’est de même, j’m’en vas vous régaler de mon absence.

Encore essoufflé, Didace l’arrêta :— Toi, reste à ta place. C’est pas à toi à céder le pas.— C’est ça, reprit Amable, hors de lui, mettez-moi à la porte. Maudissez-

moi dehors, pendant que vous y êtes. Mais vous perdez votre temps. Je pars, mais je pars de moi-même. J’vas chercher ma vie ailleurs.

— Où ça ?— Dans le monde… dans le vaste monde…Le mot rendit un son rapetissé, il n’avait plus de sens. Le vaste monde

n’était plus qu’un jouet d’enfant dans la main d’Amable.— Tu partirais, toi ? lui demanda Didace soudainement ému. Mais aus-

sitôt, une lueur de moquerie s’alluma dans son regard.— Tu partirais ? T’es seulement pas capable de tenir un outil dans tes

mains. Et quand tu le laisses tomber, c’est toujours le manche qui fait défaut, jamais ta main. Tu t’apercevrais vite que t’as les dents molles pour manger de la misère. T’as pas de métier…

— Non ? Quoi c’est que vous faites du débardage ? Un métier facile qui exige pas d’apprentissage, où c’est qu’on gagne des grosses gages quasiment à rien faire. Le Survenant le disait ben…

Le Survenant, lui, aurait pris soin de la terre. Un regret vint au cœur du père Didace :

— Laisse le Survenant tranquille ! Le Survenant puis toi, c’est deux !Toujours le Survenant !Amable s’écroula, la tête entre les mains. Il ne comprenait plus rien. Passe

un passant, un soir d’automne. Il rentre en bourrasque dans la maison et s’y installe comme si tous les honneurs lui étaient dus. Tout le monde l’accepte, le père Didace le premier, parce que le Survenant a les reins forts, la tête haute et qu’il a appris à se battre ; les femmes, parce qu’il est bel homme, parce qu’il leur chante des chansons et parce qu’il remplit la boîte à bois à temps.

Mais lui, un faiseux d’almanach, quand il a fini d’une place, il secoue le monde d’une pichenotte, comme la poussière sur son bras. Aïe, neveurmagne ! Hou donc ! cours à la place qui le tente. Après, il s’en trouve pour déplorer sa perte, pire qu’un parent défunt. Mais qui c’est qui va au bois, l’hiver,

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abattre les arbres ? Qui c’est qui apporte le pain sur la table, trois fois par jour ? Celui qui reste !

Celui qui reste, sourd à tous les appels, d’abord à cause d’une mère vieil-lissante que son départ chagrinerait, ensuite à cause d’une femme maladive à qui il a promis protection, on finit par ne plus le voir, parce qu’on l’a tou-jours vu à la même place, comme la commode dans le coin.

— Demain, dit le père Didace, si le doux temps se maintient, on devrait commencer à entailler pour faire les sucres.

Comme Amable se taisait, il demanda :— T’as compris ?— Ouais, répondit Amable. Puis le petit pot sur la table, qui c’qui le rem-

plit de sirop d’érable ? La commode dans le coin !— Quoi, la commode dans le coin ? Tu déparles ?Lorsqu’Amable fut sorti, l’Acayenne demanda à son mari :— Tu penses pas qu’il est parti pour tout de bon ?— Faudrait pas connaître les gars de par chez nous. Ils partent pour mettre

le feu aux quatre coins du monde, mais au bout de deux jours, ils reviennent chercher leur étoupe par icitte.

Didace haletait.— Tu pompes ben, le mien ? lui dit l’Acayenne.Didace, les yeux fermés, fit simplement une moue d’indifférence. Mais

en lui un voile se déchirait : cette douleur qu’il feignait d’ignorer, il ne la reconnaissait que trop. Elle l’avait déjà visité. Il resta ainsi immobile jusqu’à ce qu’elle se fût éloignée. Une fois soulagé, il appela :

— La Blanche !L’Acayenne tressauta :— Mon doux, que tu me fais peur !— J’ai pas rêvé ça ? Amable a ben dit que sa femme est en famille ?Un léger mouvement de recul, pour toute réponse, lui fit comprendre

qu’elle avait entendu. L’œil méfiant, il insista :— Tu t’en doutais pas, toi, qu’elle était grosse ?— Elle me l’a jamais dit.Mais se voyant prise au piège, elle se mit sur ses gardes, prête à attaquer :— C’était à elle de le dire.Légèrement, elle ajouta :— Faute de parler, on meurt sans confession.— Même sans le dire, entre créatures qui vivent côte à côte dans la même

maison, ces choses-là se devinent, sans qu’il soit besoin d’en parler, il me semble ?

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Au lieu de répondre, l’Acayenne regarda dans le vide. Impatienté, Didace continua :

— Comment ça se fait que tu m’en aies rien dit ? Regarde-moi dans les yeux. As-tu peur d’envisager le monde en face ? As-tu de quoi à cacher ? Arrête-les de bouger, tes yeux couleur d’eau. Calme-les un petit brin.

— C’est les mêmes que j’avais avant qu’on se marie.À deux ou trois reprises, les paupières de l’Acayenne battirent comme des

ailes. Puis elle ouvrit tout grands les yeux, les posa à peine sur Didace, puis sur les portraits des Beauchemin. Et, fixant ses mains jointes, elle dit presque bas :

— Tout le monde peut pas avoir, comme les Beauchemin, des yeux qui coupent !

Autrefois pareille réponse eût comblé de joie le cœur du vieux Didace. Mais plus maintenant. Enfoncé dans son fauteuil, il examinait l’Acayenne, elle-même si absorbée dans ses pensées qu’elle ne s’en rendit pas compte. De fines rides la marquaient de la patte d’oie aux tempes et des cheveux blancs ternissaient la chevelure d’or roux. Toutefois le regard de Didace s’arrêta avec complaisance aux plis rosés de la nuque. « Elle est grasse comme une caille. Ben logée. Ben nourrie. Sa vie assurée ; pas l’ombre d’un souci. Ça peut pas se faire autrement. »

Mais au delà de la chair et de la blancheur de l’Acayenne, il lisait autre chose : elle l’avait épousé pour la sécurité de ses vieux jours ; de cœur, elle appartenait au Cayen Varieur. « Je suis pas fou à demeure, pensa-t-il. Elle a beau m’appeler “le mien”, elle peut pas oublier l’autre. Comme de raison c’est avec lui qu’elle a mangé sa misère. »

L’Acayenne l’avait-elle triché ? Certes, elle avait passé l’âge d’élever une famille. Mais c’était à lui, Didace, à être plus attentif, au moment de son second mariage.

La maison luisait de propreté. Il avait une table garnie de bon manger, des habits propres et rapiécés à point. Mais il ne suffit pas à une vraie femme que l’ordre règne autour des meubles et dans la nourriture, il faut encore qu’il règne sur les esprits. Autrement, la maison penche.

Les femmes qui possédaient le don de faire régner les deux étaient donc bien rares ? Sa mère, la première, l’avait eu. Puis ses sœurs. Mathilde aussi, sûrement. Ensuite, Marie-Amanda. Mais elle était mariée. Une fille mariée, c’est une branche qui s’échappe de l’arbre pour prendre racine plus loin. Elle avait traversé la Grand’rivière pour vivre à l’île de Grâce et devenir Aubuchon. Vrai, quand elle arrivait au Chenal, elle se retrouvait Beauchemin comme

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devant. Seulement, le dimanche, à Sainte-Anne, à la messe, quand les habi-tants de l’île de Grâce, après avoir échangé contre des bottines plus fines leurs bottes qu’ils déposaient sous un perron, se rendaient à l’église, en bande à part, Marie-Amanda se tenait avec eux, ses gens ; elle se contentait de sourire de loin à ses connaissances et à sa parenté du Chenal du Moine.

L’Acayenne avait-elle le don ? Didace fit signe que non. Mais personne ne le saurait. Quand un Beauchemin a le malheur de tracer un sillon croche, il ne va pas demander au voisin de le redresser. Le sillon reste croche, mais il reste Beauchemin.

C’était donc Phonsine, cet humble repoussis, qu’il avait souvent traitée de haut parce qu’elle venait de la Pinière, et bousculée parce qu’elle ne tenait pas la maison à son gré, la bru qui donnerait aux Beauchemin le septième Didace, l’enfant tant espéré. Plus que son propre fils même. Son premier fils, certes il l’avait reçu dans l’allégresse, mais aucun doute n’en avait précédé l’arrivée ; en douter eût été douter de son sang, de sa force, de la lumière du jour. Tandis que ce petit-là, l’enfant d’Amable, l’avait-il assez attendu, trois, quatre ans au delà ?

Un air de cantique montait en lui. La tête tantôt à droite, tantôt à gauche, comme la cime d’un liard bercée par une brise d’été, Didace se mit à chantonner :

Venez, divin Messie…— Es-tu écarté ? lui demanda l’Acayenne. On n’est p’us à Noël. On marche

sur Pâques ben vite.Solennel, la tête haute, il croisa les bras :— Dorénavant, faudra prendre ben soin de la bru, rien lui laisser porter

de pesant, ni faire des ouvrages fortes. Tu m’entends ?Sans répondre, l’Acayenne pensa :« C’est pas tant pour la bru que pour le petiot, toutes ces précautions-là.

Apparence qu’il prendra de la place dans la maison. Il est pas encore au monde et il en prend déjà ! »

Après, elle eut son visage lointain des jours où elle disait ne penser à rien, mais le père Didace ne lui en demanda pas la raison. Il se dit :

« Qu’elle reste avec ses Cayens ! Les Beauchemin se passeront d’elle ! »

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Il devait être près de quatre heures quand Phonsine revint à la maison, l’après-midi. Amable était seul. À son air taciturne, elle comprit que tout n’allait pas bien. Sans attendre, il lui fit le récit de la querelle, en atténuant toutefois ses propres remarques.

Ne retenant d’abord que les insultes que l’Acayenne lui avait décernées, Phonsine s’indigna :

— Ah ! la grosse morue d’Acayenne ! Elle, du moment qu’elle fait son lard ! Non, mais, ça mériterait pas d’être pendue au clocher de l’église ? En tout cas, j’aime autant ma propreté que la sienne… Si on dirait pas qu’on est de la vermine à côté d’elle !

Le reste de la querelle lui revint à l’esprit :— Je te blâme pas de partir, dit-elle à Amable. Il y a un bout pour endurer.

Appareille-toi vite, avant que les deux autres reviennent.— Tu veux que je parte ? demanda Amable, au comble de l’étonnement.— Quoi ? C’est pas ce que tu viens de dire ? C’est pas ce que t’as dit à ton

père ?Il bégaya, les traits tirés :— Je voulais leur faire une bonne… peur… C’est… tout.— Non, dit Phonsine, décidée. À présent que tu leur as dit que tu partais,

pars. Autrement, il y aura p’us de vie possible pour nous deux dans la maison. Puis, tu verras, ton père sera le premier à te faire demander. Les sucres vont commencer. Va-t-en à Sorel. Tu peux t’engager.

— Puis, si je trouve pas ?— Ah ! tu trouveras ben… Même si tu restais quelques jours à rien faire,

ça vaudrait mieux que d’être icitte à te laisser maganner. Quelques hardes entassées au fond du paqueton, en poche l’argent prove-

nant de la vente des œufs, plus les économies que Phonsine cachait dans un sucrier cassé, et Amable fut prêt. Mais il ne se décidait pas à quitter la maison. Phonsine, énervée de le voir traîner d’une chaise à l’autre, aller à l’armoire, fureter dans les tiroirs, ne cessait de l’exhorter à s’en aller :

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— Pars, pars vite, Amable, je t’en prie, avant que les vieux reparaissent !Une lueur méchante jaunit le regard d’Amable :— T’as donc ben hâte ! J’vas finir par craire qu’il y a du vrai dans ce que

l’Autre a dit à propos de toi et de…— Et de ? répéta Phonsine.— Oui… du Survenant !— Amable !Phonsine croisa les bras sur son ventre comme pour protéger de l’insulte

l’enfant :— Tu devrais avoir honte !Se repentant aussitôt, Amable attira sa femme, lui releva les cheveux et,

gauchement, l’embrassa près de l’oreille.— Veux-tu que je reste, Phonsine ? supplia-t-il tout bas.C’était la première fois qu’il lui manifestait une pareille tendresse. Elle

dut se raidir pour ne pas céder :— Écoute, Amable, si tu restes, si tu te laisses faire, ça sera la fin. On doit

le respect à ton père, mais il faut tout de même pas qu’il nous manque d’égards non plus. Il a bon cœur, je l’admets, mais tu sais, il est de chair humaine comme les autres. La leçon lui fera pas de tort. Puis, on est-ti pour se laisser dépouiller par l’Autre ? Elle a le trait sur nous deux. Du train qu’elle va là, elle se fera tout donner. Ton père mort, on sera dans le chemin. Il est temps qu’on lui ouvre les yeux. Pense au petit qui s’en vient…

Amable voulut se raccrocher à l’enfant :— As-tu pensé que tu pourrais l’avoir pendant que j’y serais pas ?— Il y a pas de danger. Le docteur m’a dit de dormir sur mes deux oreilles.

J’en ai encore pour cinq grosses semaines à attendre. Quand le fruit est mûr seulement, il tombe de l’arbre. Pas avant.

Ils convinrent de se retrouver le samedi suivant, à l’Ami du Navigateur.— Mais ton père te fera demander avant, le rassura Phonsine. Pars, vite,

comme un homme !Il la regarda dans les yeux :— Je pars, Phonsine, mais j’aime autant te le dire, ça sera pas pour revenir

de moi-même. Jamais. À peine de rentrer par la porte de devant, ajouta-t-il, faisant allusion à l’entrée principale qu’on n’utilisait que dans les grandes circonstances.

Phonsine, le cœur serré, le vit s’éloigner de la maison. Il marchait à pas lents, la tête à moitié tournée vers elle. Une motte de glace le fit buter et tomber à genoux dans la neige, une main en sang, labourée par la croûte,

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encore épaisse par endroits. Son regard chercha à travers la vitre un signe de Phonsine. Lentement, elle s’éloigna de la fenêtre. Si elle restait là à le voir agenouillé dans la neige, elle le rappellerait.

— Non, non, non ! se dit-elle avec résolution, comme pour s’en convaincre en même temps. Maintenant que le coup est donné, qu’il parte ! Ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il lui semblait qu’une révolution jaillirait du départ d’Amable et rétablirait l’ordre dans les esprits. Après, la vie serait facile et juste, pour tout le monde.

Amable s’était redressé. Brusquement, comme s’il s’arrachait, il se mit à marcher à longues enjambées. Il courait presque, en déambulant le talus pour prendre la route tracée sur la glace. Cachée derrière les rideaux, Phonsine vit ses épaules voûtées et son bras libre qu’il balançait mollement. Puis, plus rien. Elle attendit au cas qu’il rebrousserait chemin. Mais non. Alors elle courut à la porte, cherchant à voir au loin. Le soir tombait rapidement. Même les buissons disparaissaient. Elle alluma la lampe et, pour mieux distinguer au dehors les traces d’Amable, la haussa au-dessus de sa tête. Près de la maison, deux trous seulement demeuraient visibles dans la neige, deux trous, comme des orbites vides, que la nuit violaçait.

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Le temps alla en s’adoucissant. La saison des sucres commençait. Elle s’an-nonçait favorable : de la gelée, la nuit ; du beau soleil, le jour. Mais nul ne pouvait en prévoir la durée, à la merci des giboulées, de l’hiver des corneilles, ou d’un printemps trop court. Déjà les brise-glace étaient à l’œuvre. Par les temps clairs, on voyait la fumée du Lady Grey. L’eau monta. Un premier couple de canards noirs se posa sur une mare, dans le champ. Puis d’autres arrivèrent. Et encore d’autres. Didace les regarda passer. D’ordinaire, au printemps, il chassait en maraude tandis qu’Amable faisait les sucres. C’était le fils qui entaillait les planes, en recueillait l’eau et la faisait bouillir, à un bout de la grange, en gagnant le marais. Les Beauchemin n’en faisaient point le commerce : ils ne récoltaient que leur provision de sirop et de sucre d’érable.

Le premier soir, après le départ d’Amable, Didace revint du bois, fourbu et ayant pris du froid. L’eau était si haute qu’il avait dû voyager en canot d’un arbre à l’autre. Après un regard au clou dégarni, auquel Amable avait l’ha-bitude d’accrocher sa casquette, il alla se coucher, sans avoir dit une parole.

De toute la journée, les femmes n’avaient pas échangé deux mots. L’Acayenne voyait déjà le fils de son Varieur installé auprès d’elle. En présence de Didace, elle accabla Phonsine de prévenances que celle-ci refusa avec dignité.

Jusque-là Phonsine avait surtout éprouvé de l’orgueil du départ d’Amable. Enfin, il avait accompli un geste d’homme, un geste de Beauchemin, qui le ferait reconnaître à sa juste valeur ! Mais, émue devant l’accablement de Didace, elle en porta le remords, toute la nuit suivante, comme une pierre au cœur.

Le deuxième soir, après une autre journée aux sucres, Didace de nouveau jeta un coup d’œil au clou, puis il sortit. Il revint peu après avec Beau-Blanc qu’il venait d’embaucher pour la saison des sucres.

Le samedi, quand Phonsine partit pour Sorel, le père Didace n’avait pas encore prononcé le nom d’Amable dans la maison, ni posé une question à son sujet. Elle attendit vainement son mari à l’Ami du Navigateur. Le commis

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qui avait l’habitude de le servir n’était plus là. On l’avait remplacé par un nouveau qui ne le connaissait pas même de vue.

Là elle commença à s’inquiéter pour vrai ! Le temps n’avait plus de mesure : parfois les aiguilles de l’horloge n’avançaient pas, d’autres fois, elles faisaient le tour, sans que Phonsine s’en rendît compte. C’était lorsqu’elle était perdue en méditation à la fenêtre. Dans la maison on disait toujours : la fenêtre, pour désigner celle qui faisait face au nord, comme s’il n’y en eût qu’une. Toute la vie des Beauchemin y avait défilé. Des femmes y avaient accueilli un com-pérage, une noce ; d’autres, d’un dernier regard, y avaient accompagné un cortège de mort. De là, Phonsine avait vu Amable à genoux avant de s’éloi-gner. Le soleil et le vent avaient mangé la neige où il était tombé : deux flaques d’eau luisaient, mirant deux morceaux de ciel printanier.

Un midi que, de la fenêtre, Phonsine surveillait la route, elle vit une voi-ture s’arrêter devant la maison et deux étrangers, accompagnés d’un charre-tier, en descendre. Défaillante, à la pensée qu’ils apportaient peut-être de mauvaises nouvelles d’Amable, elle courut se réfugier dans sa chambre. Par l’entrebâillement de la porte, elle les entendit se nommer, un juge et un avocat, de Montréal, ce qui la rendit inquiète davantage. Que venaient faire, chez le père Didace, deux hommes de loi ? Le charretier qui les conduisait examina l’Acayenne occupée à retourner des grillades de lard dans la poêle. Il la reconnut :

— Vous avez ben grossi ?L’eau de la bombe déborda. Quelques gouttes tombèrent dans la poêle.

La graisse grésilla, répandant une odeur appétissante. Puis l’Acayenne répondit :

— C’est pas de ce que je grossis, comme j’appesantis !De sa cachette, Phonsine la vit se tapoter le front du coin de son tablier

retroussé, découvrant ainsi l’ampleur de sa taille.Les étrangers demandèrent à acheter des canards sauvages. Phonsine res-

pira en apprenant le but de leur voyage. Didace ne pouvait leur en vendre, mais il offrit de leur en trouver, en clignant de l’œil vers eux :

— À condition que ça soye sans témoin.

* * *

Pierre-Côme Provençal avait vu les étrangers s’arrêter chez les Beauchemin. Il attendait Didace. Il laissa celui-ci lui demander : « T’aurais pas du fruit défendu à me passer ? » Et il lui répondit : « Non ! »

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Didace sortit des écus qui brillèrent au soleil :— Essaye pas, t’en as de caché dans le quart d’avoine, à la grange. C’est

pas pour moi, tu comprends ben que si j’avais le goût d’en manger, j’aurais qu’à aller me tuer un bouillon. C’est pour deux gros messieurs de Montréal qui en veulent, une vraie démangeaison. Ils te les paieraient jusqu’à trois trente-sous le couple, mais pas une taule de plus.

« À ce compte-là, pensa Didace, je ferai encore un joli profit sur lui. »— Non ! répondit Pierre-Côme.Les bons gardes-chasse se recrutent parmi les meilleurs chasseurs. Après

avoir été un fameux tireur et un rusé braconnier comme il s’en trouvait peu, Pierre-Côme mettait au service de la loi sa connaissance du pays et ses anciens tours. De plus, il se piquait d’honneur d’être aussi strict avec ses quatre gars qu’avec le premier maraudeur.

Devant le monde, il faisait la leçon à ses fils. Sévère, le verbe haut, ses gros pouces arrogants levés aux entournures, il disait pour que chacun l’entendît :

— Que je vous prenne jamais à chasser en temps défendu ! Garçons ou pas garçons, vous paierez l’amende comme les autres !

Mais quand il partait en tournée d’inspection, il ne manquait jamais de leur en signaler la région. Une heure après, les fils s’en allaient braconner dans la direction opposée.

— Tu leur diras de ma part, à tes gros messieurs de Montréal, que Pierre-Côme Provençal, le garde-chasse du Chenal du Moine, respecte la loi. Il vend pas de canards sauvages en temps défendu, ni pour or, ni pour argent.

Son cou déjà gros s’enfla d’orgueil, comme si la chair trop riche voulait déverser. Il était plus qu’un homme. Il était la loi même, inflexible, inexo-rable. Une statue.

« Que je le dégraisserais donc à mon goût, ce gros bouffi-là ! pensa Didace. Puis avec un couteau croche ! »

Du dos de la main, il fit reluire sur les écus le profil à double menton d’Édouard VII et remit son portefeuille en poche. Quel dommage, ce bel argent perdu pour la paroisse !

Il allait déboucher sur la grand’route quand un cri de Pierre-Côme le fit retourner.

— Quoi donc ?Pierre-Côme attendit que Didace fût tout près :— As-tu dit tantôt que t’avais affaire à mon garçon ? Parce qu’Odilon est

là, à ras la grange, si tu veux y parler…

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* * *

Le soulagement que Phonsine avait éprouvé à constater que les étrangers ne lui apportaient point de mauvaises nouvelles d’Amable fut de courte durée. Aussitôt elle retomba dans son inquiétude. Son front, puis le haut de ses joues prirent le masque de la grossesse. Elle mangeait à peine. Et de savoir son état l’objet des conversations, des discussions et des calculs, elle se sentit frustrée en sa personne, et plus abandonnée.

Si le départ d’Amable fit rêver quelques jeunes gens, il laissa indifférents la plupart des hommes. Amable, quitter le Chenal du Moine ? On le connais-sait trop bien pour ce qu’il était : une sorte d’herbe qui pousse tout en orgueil. Un bon matin, il aurait repris sa place à la maison, Amable comme devant.

Mais les femmes ne se rassasiaient pas d’en parler. Elles en voulaient à Phonsine d’avoir si bien gardé le secret de sa grossesse, quoique l’une et l’autre prétendissent s’en être aperçues depuis longtemps à tel et tel signe.

Une après-midi qu’elles étaient réunies chez les Provençal, la mère Salvail augura :

— Sainte bénite, c’est sûrement un petit chat qu’elle aura. Elle est grosse comme rien. Moi, à mon premier…

À les entendre, une ne marchait pas, elle roulait. Une autre avançait à l’aide de deux chaises. Une troisième se pencha vers la voisine pour lui dire un secret à l’oreille.

— En tout cas, Phonsine est pas belle comme elle est là, dit l’Acayenne.Laure Provençal se redressa :— P’t’être ben à c’t’heure. Mais vous auriez dû la voir fille. Il y avait pas

plus beau dans tout le canton : les yeux bleu-de-vaisselle et des joues rouges à en saigner.

— Vous m’en direz tant ! Je me la figurais une grande élinguée, les yeux morts…

— Vous voulez dire comme moi ? demanda la mère Salvail.Elle haussa les épaules :— Elle est là qui me regarde. N’empêche que quand j’étais fille, j’étais

assez rougeaude que j’en avais honte. Les cavaliers se suivaient en filée à la porte pour me demander la faveur de la veillée. Un dimanche…

— Tellement, interrompit la grande Laure, que son vieux père parlait de la faire crier, à la sortie de la messe, sur le perron de l’église, avec la grosse citrouille pour les âmes, les pommes de chou et les animaux de race.

Les rires filaient.

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À l’écart Angélina les écoutait parler de Phonsine. Leurs propos légers lui faisaient mal au cœur. Est-ce qu’on demande à l’automne de ressembler au printemps ? Un arbre ne porte pas en même temps et la fleur et le fruit. La peine de Phonsine et l’entêtement d’Amable la bouleversaient.

Sachant Phonsine seule, elle partit pour se rendre chez les Beauchemin. En route, elle entra à la maison et prit un pot de géranium, avec l’intention de l’offrir à la jeune femme. « Ça la désennuiera », pensa-t-elle. Mais elle s’aperçut qu’elle avait choisi le plus gros ; elle se ravisa : un moyen ferait aussi bien. Après avoir regardé l’un et l’autre à plusieurs reprises, elle apporta le premier. Dans son cœur elle mesura le plaisir de Phonsine au sacrifice que l’offrande lui coûtait.

— Tiens, dit-elle en entrant, et s’exerçant à paraître indifférente, je t’ap-porte un petit bouquet.

Phonsine n’y prêta pas attention. Alors la voix de l’infirme se réchauffa :— C’est un de mes fameux géraniums d’exposition, tu sais.Du bout de ses doigts maigres, elle en flatta les feuilles veloutées :— Il est à la veille, à la veille de fleurir. Faudra que t’en prennes bien soin,

lui donner du soleil et de l’eau, mais pas trop. Moyennement. Prends-en bien soin, tu m’entends ? Parce que, si tu le laisses dépérir, je viendrai te l’ôter, aussi vrai que t’es là, je te le promets.

Phonsine, les yeux dans l’eau, s’efforça de sourire, mais elle éclata en sanglots.

Angélina la prit près d’elle :— Voyons, faut que tu sois plus courageuse que ça. Oublie ta peine : elle

s’en ira. Pense à la joie qui s’en viendra. Si tu tricotais, ça t’aiderait à passer le temps. Veux-tu que je te monte un tricot ?

— J’ai essayé, répondit Phonsine. Mais je perds la centaine à tout coup.— Pourquoi que tu couds pas d’abord ? C’est moins mêlant. Tiens, j’ai

pas mal tissé de laine, à l’hiver. Je peux t’apporter les bouts de pièces, si tu veux. Dans les peines, tu trouverais de quoi faire des belles bonnettes pour ton petit.

Phonsine, pour toute réponse, regarda au loin. Puis elle dit :— J’aurais jamais cru, Angélina, que c’était dur de même d’attendre

quelqu’un.Angélina frissonna. Elle remonta sa chape près du cou. Et, les yeux bas,

elle répondit :— Il y a pire…— Pire ?

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L’infirme baissa la voix :— C’est… de p’us attendre quelqu’un… quand t’as connu ce que c’était…

de l’attendre…— T’as aucun espoir ? lui demanda Phonsine.L’infirme leva la tête, transfigurée :— Qui me promettrait que, dans dix ans, le Survenant reviendrait passer

une heure avec moi au Chenal, j’attendrais sans me plaindre, sans presque-ment trouver le temps long. Mais… non… aucun espoir…

— Comme ça, lui dit Phonsine, à c’t’heure tu peux laisser le Chenal du Moine ? Tu peux aller te promener à l’île de Grâce, chez Marie-Amanda ?

Angélina, le regard dardé sur la route, se leva subitement :— Moi, m’éloigner, tu y penses pas ?« Elle en gardera un reliquat toute sa vie », se dit Phonsine, oubliant un

instant sa propre peine.

* * *

Le même soir, des coups de marteau éveillèrent Phonsine. Ils partaient du fournil. Elle se leva. Penchée à la fenêtre, elle vit le père Didace incliné, des clous à la bouche. Il devait réparer quelque pièce de rechange d’un instru-ment aratoire. Il passait et repassait sa main sur le bois comme pour en adoucir le grain. Subitement il s’en écarta, découvrant à la vue le ber, l’ancien ber des Beauchemin, qu’il avait descendu du grenier.

Il n’avait donc plus de rancune contre Amable et Phonsine ? Elle qui croyait qu’il les avait pris en aversion.

Didace l’aperçut. Son premier mouvement fut de dérober le ber, mais il le laissa en place. Après avoir éteint la lanterne du fournil, il s’avança vers la maison. Phonsine tremblait comme une feuille. Elle eût voulu se jeter à genoux, se confesser à lui, obtenir son pardon.

— Mon beau-père, commença-t-elle…Mais Didace l’arrêta. Des larmoyages, des renotages, il n’en voulait point.

Chacun avait assez de ses fautes qu’il portait à morte charge. Au lieu de ça, il lui dit :

— J’ai pensé à une chose, ma fille. Demain, grèye-toi de chaud matin. On ira voir ce qui se passe à Sorel.

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14

De bonne heure, le lendemain matin, Didace et Phonsine partirent pour Sorel. La jeune femme suggéra de prendre un raccourci sur la glace, pour arriver plus tôt. Mais Didace refusa :

— Les bonnes routes allongent jamais, ma fille. Tu sauras ça.Sorel. Sanglée d’un pont de glace, la ville, somnolente sous ses voiles de

brouillard, ne semblait pas bouger.Après l’Ami du Navigateur, ils visitèrent les grands quais, les caves du

marché, les chantiers, s’encourageant l’un l’autre, à mesure que le temps pas-sait, avec l’espoir d’apprendre au prochain endroit quelque chose d’Amable. Mais personne ne pouvait rien dire de lui.

Dans les rues passantes, les ornières étaient à la terre. Le cheval y avançait péniblement. Plutôt que de prendre les chemins cahoteux des petites rues, Didace laissa les patins du traîneau racler la chaussée, afin d’épargner des secousses à Phonsine.

Peu à peu, la ville s’éveilla. Dans le port le radoub des bateaux commen-çait. Parfois d’un hublot émergeait une tête de manœuvre. Des peintres ceinturaient de vermillon les cheminées noires. Par intervalles, l’air perméable apportait le résonnement de grands coups de maillet que des calfats appli-quaient au flanc des chalands de bois.

Au seuil des maisons, des rentiers s’attardaient à prédire la débâcle. Place Royale, des jeunes gens, par grappes, navigateurs ou compagnons, s’entrete-naient de leur engagement prochain. À l’approche des filles, ils se taisaient. Mais dès qu’elles les avaient dépassés, de nouveau ils haussaient la voix, la plaisanterie à la bouche. Si l’une d’elles, plus hardie, se retournait pour leur donner la riposte, ils se tordaient de rire. Leur figure basanée portait à la fois l’assurance des garçons élevés dans les villes et la marque de l’air marin. Après l’engourdissement d’un hiver sédentaire, il leur tardait de reprendre à naviguer.

Vers midi, Didace, las d’errer, abandonna Phonsine à ses recherches.

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— Je me rends chez le notaire. Viens me retrouver là à deux heures. Surtout, ajouta-t-il, fais-toi pas mourir à le chercher. Là où il est, il est tou-jours pas planté en terre. Il nous reviendra ben.

Il s’efforçait de bourrasser, c’était visible, mais une fêlure brisa sa voix, quand il reprit :

— Si tu le rejoins, arrange-toi, sans faire semblant de rien, pour lui dire que j’ai passé chez le notaire.

— Advenant que je sois pas rendue à deux heures, dit seulement Phonsine, la voix basse, il faudra pas m’attendre : ça sera signe que j’aurai trouvé une occasion.

* * *

On entrait sans frapper chez le notaire. Le moindre entrebâillement de la porte déclenchait une sonnette. Une odeur de volaille cuite dans son jus accueillit Didace qui se trouva, du fait, encore moins dispos. « Il se prive pas, le notaire : de la volaille, le jeudi ; du pur gaspillage. »

Le notaire tenait bureau à toute heure du jour. À l’occasion, il se levait la nuit, sans hésiter, pour aller rédiger un acte urgent. Parfois il devait traverser le fleuve, au mauvais temps. Souvent, on l’acquittait simplement en nature. Selon les moyens ou la générosité du client, il acceptait volontiers un porcelet, un quartier de veau, une échelle, une partie d’attelage, un cordon de bois, ou encore quelque volaille, tel que le jour même.

Didace s’en souvint. Des voix, par éclats, parvenaient de la pièce voisine. Il crut reconnaître le ton de Pierre-Côme Provençal et il s’empourpra à la pensée que le Gros-Gras pût encore agrandir son bien. Avant longtemps, il serait Pierre-Côme le riche, avec une maison de briques… puis une clôture de fer… un château, quoi !

La voix du notaire fit tressauter Didace :— Ah ! monsieur Beauchemin ! Je suis à vous à l’instant même, dit-il en

traversant la pièce.Didace savait à quoi s’en tenir sur la vitesse du notaire. De son côté, une

brève visite chez l’homme de loi ne l’eût point satisfait, estimant pour son compte qu’un contrat doit être mûri, ses conséquences pesées, avant que d’y faire sa croix au-dessus du paraphe notarial. Et comment réfléchir plus à son aise qu’en fumant dans une antichambre, devant un diplôme dont les dimen-sions déjà imposantes se trouvaient encore accrues par un large encadrement de noyer ?

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D’ailleurs, Didace était maître de son temps. Il se remit à fumer. Par la porte entr’ouverte il pouvait voir dans le bureau. Pierre-Côme n’y était pas. Assise à contre-jour, une petite vieille, toute ratatinée, disparaissait presque au fond d’un vaste fauteuil de bois, à côté de trois gaillards. Didace la reconnut. C’était, avec ses fils, une femme de journée qu’on surnommait la Petite Pipe parce qu’elle fumait la pipe de plâtre parfois. Elle avait dû être fort jolie. Ses traits gardaient une certaine finesse, mais ses yeux pâles, déco-lorés, n’avaient plus de vie.

À force de privations, à laver au caustique les bateaux, à écurer des par-quets de bois mou qu’elle s’enorgueillissait de faire reluire « jaune comme de l’or », à nettoyer des coquerons, besognes que les autres femmes de journée refusaient, elle avait amassé de quoi acquérir un petit lopin de terre, puis de quoi y faire bâtir une cabane à simple rang de planches, lambrissée de papier goudronné, près du cimetière, comme pour être plus vite rendue dans la tombe.

— Savoir qu’elle vivrait pas trop vieille, dit d’une voix avinée le plus vieux des garçons.

Didace comprit que la vieille passait son bien à ses fils.— La Petite Pipe qui se donne à ses trois veaux, se dit-il. Si c’est pas

misérable !— Ben oui ! Savoir que je vivrais pas trop vieille…Ses pieds balançant dans le vide, la Petite Pipe participait à la conversa-

tion, comme s’il se fût agi d’une étrangère. Ses yeux flétris allaient de l’un à l’autre de ses enfants, cherchant où appuyer sa faiblesse, sa vieillesse. Que n’eût-elle consenti pour accommoder ses garçons !

— Qui saurait qu’elle ferait pas une trop longue maladie avant de mourir… je la prendrais ben.

Ils s’entendaient à merveille pour partager le bien, mais aucun ne voulait de la mère, usée plus de misère que d’âge.

— Qui saurait ? dit la vieille sur le même ton.Les deux qui avaient parlé ainsi sortirent de la maison. Aussitôt la vieille

s’approcha du troisième qui n’avait pas encore ouvert la bouche.— Prends-moi avè toi, tu seras regagnant, lui dit-elle. Je vivrai pas vieille,

tu sais. Je te le promets.— Il y a ben du sort là-dedans, s’indigna le père Didace. L’un est ivrogne,

l’autre sans-cœur et paresseux, le troisième est ivrogne, puis sans-cœur, puis paresseux et c’est avec celui-là qu’elle veut s’en aller vivre. Y aura-t-il jamais moyen de comprendre une créature ?

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Après le départ de la Petite Pipe avec ses trois fils, Didace passa dans l’étude. Sans une parole il prit place en face du notaire qu’il laissa parler le premier, comme s’il ne devait l’aider en rien.

— Venez-vous me voir pour votre testament, comme il en avait été ques-tion l’autre fois ?

— Oui puis non.— Enfin, monsieur Beauchemin, vous avez tout de même affaire à moi ?Didace se décida à parler :— Je voudrais me faire dresser un plan de donaison. Vous allez me défri-

cher ça, clair, net, sur le papier, sans rien oublier.— Si je comprends bien, vous… songez à donner votre terre à Amable ?— En plein ça, avec mon droit de commune.— Ainsi qu’un certain montant d’argent. Je l’insérerai plus tard. En

échange, votre fils s’engage à vous nourrir… avec votre vieille… bien entendu…— À sa table, et comme lui. Je suis pas la Petite Pipe, moi.À mesure qu’il écrivait ses notes, le notaire lisait :— À vêtir le donateur et son épouse.— Comme il faut. Pour le dimanche comme pour la semaine.— À les éclairer, à les chauffer…— Avec lui, et comme lui… — À leur fournir une place de banc à l’église de Sainte-Anne… à aller

quérir le prêtre en cas de besoin, à leur procurer les soins de médecin…Didace se raidit :— J’ai jamais eu le docteur de ma vie. J’ai pas de maladie sur moi.— Tout de même, par mesure de précaution…— Mettez-le, consentit Didace.— Est-ce tout ? demanda le notaire.— Non. Je voudrais encore avoir ben à moi un jeu de canards qui meurt

pas, deux jars, dix canes, avec leur nourriture, mon petit canot de chasse pour chasser quand je voudrai, en temps défendu comme en temps permis par la loi, puis quelques piastres pour payer l’amende au besoin. C’est pas personne qui m’empêchera de chasser, ni Amable, ni Pierre-Côme. Puis je voudrais m’apporter une collation quand je couche à l’affût. J’ai-ti le droit ?

— Assurément, vous pouvez faire toutes les réserves nécessaires. Quant à votre vieille, en auriez-vous quelques-unes pour elle ? Du tabac à priser, par exemple ?

— La mienne prise pas.— Des bonbons ? Les vieilles aiment ça avoir quelques douceurs à elles.

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— Correct. Mettez-y une livre de mélange – des surettes, des pappar-manes fortes, comme elle aimera – tous les premiers vendredis du mois.

Le notaire se leva.— Pendant que vous irez chercher vos témoins, je vais dresser l’acte. J’ai

tous vos titres ici.Saisi de surprise, Didace serra sa ceinture de laine davantage :— Aïe, notaire ! Vous y pensez pas ? Une terre à donner, c’est pas une dent

qu’on s’arrache après la porte de cave.Au moment de le céder, le bien des Beauchemin se rattachait à lui par des

fibres tenaces, innombrables.— Laissez-moi souffler encore un peu. Qui sait ? J’vas peut-être aimer

mieux un testament ?Avec la même patience, le notaire élabora un plan de testament. Quand

il eut terminé, il dit à Didace :— Vous n’avez pas pensé à votre enterrement ?— Ah ! ben, batêche ! Faut-il que je pense à ça par-dessus le marché ? S’ils

veulent pas me faire enterrer, ils me saleront.Le notaire éclata de rire :— Il y aurait aussi des messes.— Quoi, des messes ?— D’ordinaire on en met.— Si ceux qui resteront ont pas le cœur de m’en faire dire, je m’en pas-

serai. Moi, je meurs, c’est ben le moins qu’ils me regrettent. Qu’ils fassent leur part ! Je fais la mienne.

— D’accord ! dit le notaire. Mais vos héritiers, tout en vous regrettant, peuvent bien négliger de vous faire dire des messes. Tandis que si vous en exprimez la volonté dans votre testament, des messes seront chantées pour le repos de votre âme, dans un délai raisonnable… Tenez, j’ai connu des gens… la veuve Caouette, du Marais…

Le notaire énuméra des cas pénibles dont il avait été témoin au cours de sa carrière. Plié en deux, tout pensif, Didace l’écoutait, en regardant la dou-blure de son casque dont il s’efforçait de tirer un fil. Brusquement il demanda :

— Crèyez-vous ça, vous, notaire, qu’il y a un enfer, avec des flâmes, des démons à grand’fourches, le yâble et son train, comme sur l’image de la mauvaise mort ?

Le notaire caressa son menton, avant de répondre :— Je crois, cher monsieur Beauchemin, qu’il y aura une récompense et

une punition, pour chacun de nous, selon nos bonnes ou nos mauvaises

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œuvres. Quant au feu de l’enfer, il se peut fort bien qu’il ne ressemble pas du tout au feu de la terre.

L’étude s’emplit du bruit métallique de la pipe que Didace secoua sur le crachoir.

— Ouais, ben, des messes… c’est peut-être pas une méchante idée, parce que, j’vas dire comme vous, si j’attends après les autres, je pourrais ben en avoir rien que de loin-z-à-loin…

Subitement, il se décida :— Mettez-en ! Je prends pas de chance. J’ai pas envie que l’yâble me souffle

du feu au derrière pendant l’éternité.— Combien voulez-vous en faire dire ?— Ah ! j’ai pas l’idée. Combien que je devrais en mettre, d’après vous ?Le notaire se gratta la tête :— C’est difficile à dire. Cela dépend évidemment de bien des choses. De

la vie que vous avez menée, de votre jeunesse. Je ne vous ai pas toujours suivi…

— Ah ! ben, torriâble ! éclata Didace, toute la terre va y passer ! Il restera rien pour les héritiers !

* * *

À deux heures, Phonsine n’avait pas paru. Sans avoir pris de décision au sujet de la donation ou du testament, Didace se prépara à retourner seul au Chenal du Moine.

Gaillarde partit à fond de train sur la route de Sainte-Anne, mais les mau-vais chemins la forcèrent vite à ralentir son allure. Après la ville et les amas de vieille neige à la crête noircie de suie, en bordure des trottoirs, Didace respira devant l’immensité, propre et blanche, de la plaine du Chenal. Tout reposait alentour. Ce n’était plus la lourde somnolence hivernale, mais le léger assou-pissement qui précède un réveil. Non plus le vent bourru qui rafale autour des maisons et qui vous pénètre jusqu’à la mœlle, mais la brise qui passe et qui repasse comme une main caressante. Le cœur serré en pensant à Amable, Didace fumait, la cheminée de sa pipe tournée en bas, par la bruine qui se formait. Malgré son inquiétude, il huma à plaisir l’air printanier, qui venait de loin, avec l’espoir d’un recommencement. Amable reviendrait bientôt. Après le coup d’eau et les grandes mers de mai, un autre mois, et tout reverdirait. Quelques mois encore et les joncs bleus sortiraient de l’eau. On serait en été. L’odeur du sarrasin… Le premier coup de faux… l’entame du champ d’avoine.

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Les femmes travailleraient au jardinage. Ce petit enfant devrait apporter la paix entre elles. Puis, en été, les femmes s’écoutent moins…

Un rayon léger obliqua dans la brume. Le soleil parut. La neige avait fondu. Des ronds de terre entouraient les arbres.

Didace vit des bourgeons roux, aux ramilles d’un liard, et, à la tête, cinq merles tout penauds, les premiers arrivés.

* * *

Des enfants, à la sortie de l’école de Sainte-Anne-de-Sorel, trouvèrent Phonsine prostrée contre la clôture. Ils coururent au magasin en avertir le commerçant qui s’empressa de la reconduire chez elle.

— C’était de prendre un charretier, s’indigna le père Didace, quand il sut que Phonsine avait marché de Sorel à Sainte-Anne.

Mais il la vit, pitoyable près du poêle, un petit châle serré sur sa poitrine, la déformation de son corps accentuant la maigreur de ses épaules et de sa figure. Il se radoucit :

— T’avais pas peur au moins que je gronde par rapport aux cennes que ça coûterait, hein, la Petite ?

Dans le temps que les Beauchemin étaient pauvres, ils avaient pu lésiner même sur le strict nécessaire, mais aujourd’hui ils avaient du bien, de l’argent chez le notaire, à la fabrique…

Comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, l’Acayenne se berçait, en mangeant une pomme dont le jus coulait sur son menton. À la voir impas-sible, Didace s’emporta :

— Grouille-toi, emplâtre. Fais chauffer le thé. As-tu envie de la laisser périr de misère ? Tu vois pas qu’elle est gelée d’un travers à l’autre ?

— Aussi, on dirait qu’elle fait exprès pour avoir l’air misérable, dit l’Acayenne qui déjà agitait la théière.

* * *

Phonsine n’avait pas dormi deux heures qu’elle s’éveilla net, comme si quelqu’un l’eût poussée à l’épaule. Le cœur battant, elle attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, mais elle s’était trompée : il n’y avait per-sonne dans la chambre. Malgré cela, convaincue d’une présence auprès d’elle, elle voulut s’asseoir dans son lit. Une douleur violente aux reins la força à se recoucher. La douleur s’éloigna, comme la vague se retire, et Phonsine put

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s’assoupir. Mais une heure plus tard, de nouveau le mal l’éveilla, portant au ventre, cette fois.

— J’aurais pas dû tant marcher, se reprocha la jeune femme. Ni rester si longtemps sans manger.

Et elle pensa, affolée :— J’ai attrapé la colique cordée.Elle prit peur. On lui avait parlé de personnes ainsi affligées qu’on avait

dû retourner bout pour bout, afin de leur dénouer l’intestin.De ses mains étendues, elle se massa le ventre avec précaution, en geignant

tout bas : « Mon pauvre corps… mon pauvre corps… »5

Si le jour pouvait seulement arriver. À la clarté du jour, on endure mieux son mal. Puis, elle demanderait qu’on lui envoyât chercher un emplâtre de la sœur Agnès.

Au troisième éveil, la même poussée douloureuse l’envahit avec plus de vigueur, comme une marée montante. Soudain Phonsine comprit : les pre-mières tranchées.

Elle allait avoir son enfant. Et Amable n’était pas là. Mais il n’y avait plus que l’enfant. Rien que l’enfant. Marie-Amanda avait déjà dit devant elle : « À un premier, c’est toujours long. Il faut prendre son mal en patience. Après, quand t’as ton petit dans les bras, tu te rappelles même pas d’avoir souffert le martyre. » Phonsine mordit son poing pour ne pas crier. Dans un moment de répit, elle pria : « Mon Dieu, je vous offre tout, mes épreuves, mes souf-frances, ma peine… » Mais le mal recommençait déjà… « ma peine, mes épreuves à venir, pour que l’enfant vive et qu’il ne soit pas infirme. »

Un courage extraordinaire la força à se lever. Son corps moulu n’obéissait plus à sa volonté. Assise sur le rebord du lit, à trois reprises, elle tenta en vain de se mettre debout. Ses jambes lui refusèrent leur aide. Elle glissa à genoux. Elle ne crierait point. D’autres avant elle ont livré le combat, mais ce n’était pas le sien. Mon Dieu ! Des mains de feu la pétrissaient, la poussaient, l’en-traînaient ; elles l’abandonnèrent, solitaire, dans la rouge vallée de la mater-nité. Un cri résonna à travers la maison : le mystère commençait.

L’Acayenne, éveillée en sursaut, accourut en robe de nuit, la natte sur le dos :— Crie pas de même. Tu vas empêcher les hommes de dormir !Au cri qui annonçait l’approche d’une vie nouvelle, et auquel il ne pouvait

se méprendre, Didace s’était levé, lui aussi, et habillé en hâte. Sans pénétrer, par respect, dans la chambre de Phonsine, il ordonna, le parler bref :

5. Correction des éditeurs, guillemets ouvrants et fermants ajoutés d’après le sens.

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— Vite, de l’eau à chauffer, en masse !L’Acayenne commença par dire :— Il y a pas de presse. La nièce de mon Varieur, elle…Mais aussitôt, au regard tranchant de Didace, elle comprit qu’elle avait

mal fait.— Pour c’te nuitte, lâche-moi tes Varieur, je t’en prie ! Occupe-toi des

Beauchemin. Ça te portera plus bonheur.Et à Beau-Blanc :— Attelle vite en double pour aller quéri le docteur. En passant chez

Pierre-Côme, réveille les Provençal, pour leur faire savoir, de ma part, que la maladie de Phonsine est commencée. Tâche que la grand’Laure vienne nous donner un coup de main au plus vite.

— Pourquoi faire ? questionna l’Acayenne. On n’a pas besoin d’elle.Didace ouvrit la bouche, mais il se tut. À quoi bon lui répondre ? Il y a

des choses qui s’expliquent seulement à qui veut les comprendre : ceux du Chenal ont tout droit de se battre, de se quereller à leur aise. Mais à l’heure de la naissance comme à l’heure de la mort, ils n’en ont plus souvenance. Ils ne font plus qu’un. La paroisse parle plus fort que leur personne.

La lanterne à la main, Didace sortit, précédant l’engagé. Tout en l’aidant à atteler les deux chevaux de trait, il lui recommanda :

— Surtout amuse-toi pas en chemin, parce que je le saurai et tu te sou-viendras de moi.

Et il pensa à Angélina :— Ce serait p’t’être pas un mal que t’arrêtes chez elle en même temps

pour lui demander son aide.Puis il se trouva seul. Seul, désœuvré, il se dirigea vers les bâtiments. Une

tiédeur animale se dégageait de l’étable. C’est cette nuit que Didace, fils de Didace, va naître. Le septième Didace.Tout son sang crie d’une clameur qui sourd de la race ancienne. C’est cette nuit !Didace ne vit plus d’impatience, lui qui connaît pourtant les lois de la

nature, lui qui sait qu’avant de le faucher, il faut accorder à l’épi le temps de se gorger de pluie et de soleil, et qu’il ne sert de rien de vouloir hâter le fruit de mûrir.

Cette nuit !Et Amable n’est même pas là pour recevoir l’enfant !Une sourde colère montait en Didace d’être seul à attendre, impuissant à

faire rien de mieux.

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Soudain, Didace saisit la lanterne qu’il avait posée sur le plancher et l’ac-crocha au mur. Puis, le visage vieilli d’émotion, il se mit à fourrager à tâtons, d’un parc à l’autre, au milieu des bêtes étonnées.

Au moins que les bêtes veillent avec lui ! Du bout du fourchon, il harcela le cochon, le flanc haletant et repu. D’un coup d’épaule méprisant, il tassa contre l’entre-deux la Gaillarde, comme si, à dormir, la jument l’eût trahi. De se voir déjucher, maussades, les poules, la fale basse, aussitôt commen-cèrent à caqueter, tandis que le coq, ébloui de cette aube précoce, exerçait son clairon.

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Pour la troisième fois, Laure Provençal se pencha au-dessus de Phonsine :— C’est une fille… Phonsine. Tu veux pas la regarder ?Plus blanche que l’anémone, Phonsine gisait, inanimée, au creux de

l’oreiller.— Une belle petite fille… pas infirme !…Elle leva l’index sur sa bouche pour demander aux femmes d’être

complices :— … et qui a bonne envie de vivre.Dans la cuisine, le médecin, en train de se restaurer, expliquait au père

Didace, tout en reprenant des pommes de terre fumantes et une tranche de lard entregelé :

— Non, voyez-vous, monsieur Beauchemin, l’enfant n’est pas à terme. Même si elle était née il y a quelques semaines, elle aurait eu plus de chance de vivre. Mais une enfant à huit mois, c’est un cœur bleu.

Didace eut un mouvement de recul.— Un cœur bleu ! Et la mère ? demanda-t-il, au bout de quelques

instants.— La mère ?Le docteur hocha la tête. Il but une gorgée de thé. La saveur âcre du liquide

bouillant le fit grimacer. Il alla soulever les paupières de Phonsine. Puis, reprenant sa place à table, il baissa la voix :

— Elle n’est pas réchappée. Je ne peux pas en répondre.Il avala une autre gorgée de thé et se leva.— Allez-vous lui laisser une fiole de remède à prendre ? demanda

l’Acayenne.— Non, pour le moment tenez la malade éveillée autant que possible, c’est

tout ce que je vous demande. Même si elle ne donne pas signe de vie, par-lez-lui tranquillement, pour qu’elle ne s’endorme pas.

— Elle a-ti sa connaissance ?

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— Toute sa connaissance, répondit le docteur. Dans une heure, faites-lui prendre une petite gélatine. Ç’a pour effet d’épaissir le sang. Ça l’aidera peut-être à conserver le peu qu’il lui reste. Je crains les hémorragies. Et surtout, toujours la tête basse, le pied de la couchette levé, d’ici à ce que je repasse. Je vous le recommande.

— Et à boire ? Quoi c’est qu’on lui donnera ?— Le moins possible, pour empêcher la montée du lait. Un peu de café,

si elle cherche à dormir, mais du vrai, et pas trop chaud. Pas du café d’orge, vous m’entendez ? Du café de magasin, fort. Du café de noces.

— Je me charge de le faire, dit Angélina. Je connais sa tasse.— Oui, ben, dans ce cas-là, dit le docteur avec une pointe de malice,

ferme les yeux quand tu mets la main dans le sac de café, et jette pas rien qu’une pincée au fond de la cafetière, mais une bonne poignée.

* * *

Didace n’en pouvait plus. Après le départ du docteur, il alla s’étendre tout habillé au pied du lit, l’Acayenne s’allongea à ses côtés. Comme si elle eût compris son désappointement, elle dit :

— Au moins si ç’avait été un garçon, hein ? Un petit garçon, c’est plus câlin, il me semble.

Didace, face au mur, ne répondit pas.La voix d’Angélina le réveilla deux heures plus tard. Il croyait s’être assoupi

seulement :— Monsieur le curé et Pierre-Côme qui arrivent par la porte de devant.D’un grand effort, Didace se mit debout. Son sang se retira au cœur : les

deux visiteurs, en effet, se dirigeaient vers la porte de devant. À peine coiffé, il s’élança à leur rencontre, comme pour parer le coup, sans témoin.

— C’est-il pour Phonsine que vous venez ? leur demanda-t-il.Pierre-Côme fit signe que non.— Soyez bien courageux, monsieur Beauchemin, dit le curé Lebrun.— C’est Amable, quoi ?Aucun ne répondit.Didace fit « Ah ! » seulement, tout son corps pris de tremblement. Ils vou-

lurent l’appuyer au tronc d’un ormeau. Un instant l’homme et l’arbuste oscillèrent comme bercés par la même rafale. Un rameau encore vivace, mais affaibli par le dernier verglas, se détacha de la branche avec un bruit sec. Il tomba sur l’épaule de Didace.

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Peu après le vieux se redressa, refusant tout appui :— Parlez ! dit-il.— Tout ce qu’on sait, monsieur Beauchemin, commença l’abbé Lebrun,

c’est qu’Amable a mal manœuvré.Pendant qu’un steamer prenait un chargement de minerai, dans le port

de Montréal, une poulie avait terrassé Amable qui s’était fait embaucher comme débardeur. Le crâne fracturé, il gisait, entre la vie et la mort, sur un lit d’hôpital.

— Je veux savoir la vérité : il est pas mort toujours ?— Pas encore.Didace retrouva assez de force pour marcher seul jusqu’à la maison. La

tête basse, un instant plus tard, il s’abandonna :— Qui aurait cru qu’un jour Amable partirait !— Ben quiens ! répliqua Pierre-Côme, silencieux jusque-là, c’est toujours

sur les couteaux qui coupent pas qu’on se donne une entaille. Les autres, on s’en méfie.

— Ah ! vous savez, je l’ai provoqué. J’aurais dû m’en douter : on provoque pas un Beauchemin. Il était plus Beauchemin que je pensais.

L’un après l’autre, l’abbé Lebrun et Pierre-Côme se levèrent. Quand Didace les vit prêts à partir, debout à son tour et la voix éraillée de chagrin, il demanda bas à Pierre-Côme, afin que Phonsine n’entendît point :

— Gros-Gras, tu le sais, c’est ton vieux père et ta propre mère qui m’ont conduit au baptême. Demain, il va falloir faire baptiser la petite. Moi, j’y serai pas. Je prendrai le premier train pour Montréal. Veux-tu être dans les honneurs, à ma place ?

Pierre-Côme avait contracté l’habitude de peser toute question avant de donner sa réponse. Mais cette fois, sans attendre, il fit signe que oui.

Un bref éclair de satisfaction anima le visage de Didace :— Dans ce cas-là, je te prête la Gaillarde. Tu sais si elle se comporte ben

quand elle est de cérémonie !Elle, au moins, ne lui faisait pas défaut. Dire que, la nuit précédente, il

l’avait tassée contre l’entre-deux, dans l’étable, parce qu’elle ne quittait pas la litière assez vite. Il revoyait son grand œil liquide, étonné.

Bientôt il tomba dans un profond abattement. La main sur la clenche de la porte, Pierre-Côme cherchait quoi dire à Didace pour lui faire comprendre qu’il partageait son malheur. À vrai dire, lui et Didace n’avaient pas toujours marché la main dans la main. Mais que sont, entre voisins, quelques gros mots, des chicanes même, un affût brûlé et l’amende, quand les coups portent

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franc et que le poing va plus de l’avant que la rancune du cœur ? Toutes choses de nature à renforcer plutôt qu’à affaiblir la véritable amitié.

Puis ils avaient eu la même enfance – Tit-Côme, Tit-Dace – la même jeunesse, ils avaient joué les mêmes tours, couru les mêmes dangers. Ils s’étaient battus, sur le perron de l’église, le matin du jour de l’an – je m’ap-pelle Provençal, je m’appelle Beauchemin. Ça ne s’oublie pas.

Sûrement Didace avait eu une heure malheureuse quand il avait accepté le Survenant, ce chef-d’œuvreux, dans la maison. Rien de bon n’en avait résulté pour la paroisse. Une si belle paroisse que les anciens avaient bâtie avec tant de cœur. Si l’on veut la garder ainsi entre soi, il ne faut pas laisser l’étranger y pénétrer et en faire une risée. Autrement on la voue à sa perte.

Mais plaindre Didace serait le ranger avec les vieux jars, les caducs, ceux que le volier abandonne à leur sort, en route.

Pierre-Côme toussota, puis il toussa à sa force. On eût dit qu’il allait s’arra-cher le gosier. Les six verres cliquetèrent autour de la carafe sur le buffet. Puis il renâcla et, marchant droit au poêle, il en souleva un rond pour cracher.

Au bruit qu’il faisait, Phonsine geignit. Scandalisées d’un pareil vacarme, dans une maison où il y avait de la maladie grave, les femmes, qui se rele-vaient pour prendre soin de la jeune mère et de l’enfant que l’une d’elles tenait enroulée dans de l’ouate à l’entrée du fourneau, lui firent signe de baisser le ton. Mais lui, tout à son idée, éclata quand même :

— Coute donc, Didace, quoi c’est que t’attends pour réparer ton bout de chemin ? C’est une vraie honte, pour la paroisse, un devant de porte semblable.

Sans perdre de temps, Didace regimba :— Non, mais ça prend-ti pas une maudite race de monde !Voyant son curé qui les regardait à pleins yeux, il se calma. La mère Salvail

se pencha vers Angélina :— Quel cœur dur, ce gros Provençal-là ! Tu trouves pas ?Ils n’avaient pas franchi le seuil de la maison que le curé Lebrun se tourna,

tout ému, du côté de Pierre-Côme :— Savez-vous, monsieur Provençal, que vous avez bien bon cœur !

* * *

Phonsine respirait à peine. Son sang trop clair s’échappait, telle l’eau d’une cruche fêlée. Elle luttait pour conserver ses forces. Une à une, comme un troupeau épars, elle les rassemblait dès qu’elle reprenait connaissance.

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— Je mourrai pas. Non, elle ne mourrait pas. Si elle mourait, qui prendrait soin de sa petite ?

Non, sa petite ne serait pas comme elle l’avait été, une orpheline, élevée par charité. Déjà elle la voyait grandir. Elle cherchait ce qu’elle pourrait bien lui donner. Une poupée ? Une belle ! Pour remplacer celle que Phonsine n’avait jamais eue. Puis elle la mettrait grand’pensionnaire au couvent de Sorel, pour cicatriser la blessure d’orgueil qu’elle gardait au cœur, d’avoir, enfant, servi d’autres enfants. Le dimanche, elle se ferait belle pour aller la demander au parloir. Sa fille aurait un uniforme large, à plis, les plis les uns sur les autres, – le nombre de plis ayant figuré dans son esprit d’enfant le symbole de la richesse. Plus tard, elle porterait de la soie. Elle ferait des ouvrages fins. Ça serait son mari, non pas un survenant, qui lui apporterait des bottes de foin d’odeur. Quand elle aurait un enfant, sa mère, elle, Phonsine, l’assisterait au lieu d’une étrangère qui l’empêcherait de crier.

Au dehors, la merlette appelait. Phonsine la plaignit.–Pauvre merlèze, pauvre petite mère, toi aussi t’es toute seule ? As-tu perdu

ton compagnon ?Puis Phonsine se sentit entraînée. La fièvre la dissolvait. Elle n’était plus

qu’une feuille morte sur l’eau. Il faisait bon de n’avoir pas de poids à porter, de se laisser dériver avec le courant. Mais la feuille heurtait un caillou.

Phonsine se retrouva péniblement à la réalité de la chambre. Ah ! oui, elle avait une petite fille. La joie la fit palpiter. Avec la joie, le sang, par ondes chaudes, afflua en elle. Elle chercha à se calmer.

— Je mourrai pas.Elle pensa : « Ça ferait trop plaisir à l’Acayenne. » Puis elle se mordit les

lèvres, de contrition. Pour sa pénitence, quand elle serait plus forte, elle égrè-nerait deux dizaines de chapelet.

Sûrement Amable aurait préféré un garçon, mais lorsqu’il reviendrait, elle lui dirait : « Regarde comme elle est belle. C’est parce qu’elle ressemble aux Beauchemin. » De nouveau, la fièvre la mangeait. Amable était debout, à côté de la couchette. Il suppliait sa femme de lui mettre la petite dans les bras. Phonsine essayait bien. Elle voulait lui dire : « Tu vois pas que j’ai les deux mains attachées ? » Mais elle ne parvenait ni à parler, ni à lever un doigt. Alors il repartait.

Phonsine se réveilla, la tête baignant de sueur. Dans la cuisine, le ber criait, sous la poussée du gros pied de Didace.

— Je voyage, se plaignit-elle accablée.Le père Didace entendit la plainte. Il entr’ouvrit plus grande la porte de

chambre :

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— As-tu besoin de quelque chose, Phonsine ?Mais la malade ne remuait déjà plus. Elle semblait dormir. La petite dor-

mait aussi. Ce petit paquet de chair, une fille, dire que c’était peut-être tout ce qui subsisterait d’Amable. Et pas longtemps, un jour ou deux. Les mains sur les yeux, blessé dans sa chair et blessé dans son orgueil, il eut la vision d’Amable étendu sur le quai, la tête fracassée, dans une mare de sang. Et ici, à la maison, son enfant, cette figure grotesque, perdue dans un bonnet, ce corps maigrelet enroulé dans de l’ouate. Le dernier rejeton : un cœur bleu. Si ce n’était pas pénible !

Dieu donne les coups où ils portent. Rien ne sert de se rebeller. C’est aller contre le vent, l’abbé Lebrun l’a dit. Mais les coups portent…

La lumière de la lampe baissait. Elle ne reflétait plus qu’un demi-rond jaune, étroit. Courbaturé, les deux mains aux reins, Didace alla regarder au dehors. Autour de la maison, l’aube, calme et pure, étendait sa paix à l’infini. La journée serait belle. Didace revint lever le globe de la lampe. Entre son pouce et son index à la peau racornie, il moucha la mèche. Une clarté blanchâtre jaillit dans la pièce, fit danser des ombres et offusqua le sommeil de Z’Yeux-ronds.

L’enfant s’agita dans le ber. Didace ne l’avait pas bien regardée encore ; il avait attendu d’être seul. Il se pencha au-dessus du ber, une première fois d’abord. Puis, une deuxième, pour plus de certitude. Il se frotta les yeux. Un gros nœud se formait dans sa gorge. Mais oui, l’enfant avait le front bas, volon-taire, des Beauchemin, avec les cheveux noirs et drus, et le nez large, incom-parable pour prendre l’erre de vent. Comme lui ! À son image, elle était de la race !

À pas feutrés, sur ses chaussons, il avança dans la chambre. Chacun de ses pas résonna, comme des coups de marteau, aux tempes de Phonsine. Elle vit trois têtes d’homme, dans la porte, puis deux, puis elle reconnut le père Didace et se mit à trembler. S’il lui reprochait de lui avoir donné une fille au lieu d’un garçon ? Ou s’il lui demandait d’être debout, pour accueillir le compérage ?

— J’aurai jamais la force, pensa-t-elle.Didace avait posé la main sur le pied de la couchette. Phonsine eut le ver-

tige. Tout tangua dans la chambre.— Phonsine, dors-tu ?Elle fit signe que non. À grand’peine, elle parvint à formuler deux syllabes :

« A-mab- ? »6

6. Correction des éditeurs, guillemets ouvrants et fermants ajoutés d’après le sens.

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Où est Amable ? On lui cache la vérité. Elle a entendu les femmes parler à voix basse, dans la cuisine. Et on a fait demander Marie-Amanda.

Dans un sursaut d’orgueil, Didace se redressa. Il y a une loi pour tout dans le monde : une pour le temps, une pour les plantes, une pour la famille. Seul le maître, et non le fils, doit commander dans la maison. Amable n’avait qu’à obéir.

— Je suis son père, dit-il, la tête haute.Dans la cuisine la petite geignit, la petite avec le front bas, volontaire, avec

le nez large des Beauchemin. Alors pour courir au plus tôt consoler l’enfant, il voulut se hâter de tout dire, mais les mots lui déchiraient la gorge. Le gros nœud se reformait plus serré.

— Aujourd’hui, ma fille, tu vas faire baptiser. Mais j’y serai pas. Plus tard tu sauras pourquoi. Prends pas d’inquiétude pour ça. Dans notre famille, tu le sais, le plus vieux s’est toujours appelé Didace. Pour ben faire, c’te petite-là, faudrait l’appeler comme moi, comme Amable-Didace, comme tous les autres Didace.

Sa voix mourut :— Appelle-la Didace, Didace. T’entends, Phonsine ?Phonsine essaya de répéter le nom après lui, comme pour prêter serment :

« Didace… Marie-Didace ». Mais elle n’y parvint pas.En signe de vie, elle mit toutes ses forces à soulever un peu la main. Puis,

impuissante, elle la laissa retomber dans la coulée de lumière que la lampe de la cuisine traçait sur la courtepointe. Dans l’ombre, son visage ruisselait de larmes et son corps continuait à trembler, non plus de crainte, mais de joie maintenant.

Maintenant, elle était vraiment Beauchemin.

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DeuXième partie

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— Marie-Didace !

* * *

Marie-Didace, un souffle de vie, sans même la force de pleurer. Elle a un mois. À chaque visite, les voisines s’étonnent de la retrouver dans le ber.

— Ce petit pleur misérable !— Elle est bleue comme un raisin !— Mais elle geint sans larguer, reprend l’Acayenne, tandis que, de ses

mains fortes, elle retourne l’enfant sur le ventre et la dodine à petits coups de genoux.

De la voir faire, Phonsine, qui relève mal de ses couches, frissonne, le cœur chaviré d’inquiétude, près du poêle surchauffé : « Elle va ben me la casser ! »

* * *

Marie-Didace, deux yeux noirs et pointus qui interrogent l’espace ou qui louchent, dans le ber, sur le poing qu’elle essaie de ronger. Une risette, un hoquet. Elle a trois mois. De nouveau, les voisines s’étonnent :

— Ma grand’foi, on dirait ben qu’elle veut profiter.De semaine en semaine, de jour en jour, le mystère s’opère. Marie-Didace

vit. Elle s’éveille à la connaissance des gens de la maison. Maman : un cor-sage noir et dur, où sa petite tête se heurte à chercher en vain un coin propice au sommeil. Me-mère : un vaste corsage fleuri, mœlleux et chaud, qui se soulève en grandes vagues et en chansons.

Phonsine, déjà jalouse, veut reprendre l’enfant.— Donnez ! dit-elle.Mais Marie-Didace enfonce davantage sa tête dans le creux chaleureux,

entre le bras et le sein de l’Acayenne.

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— Tu vois ben qu’elle veut dormir. Elle fait sa niche. Ah ! la canaille de canaille !

La chaise fait entendre un craquement berceur :— Berce… Berce… la petite… berce… berce…Les yeux de Marie-Didace se ferment.

* * *

Mais le héros, le champion de la maison, c’est le père Didace. À un an et demi, Marie-Didace le suit comme son ombrage. S’il passe la porte sans l’emmener, elle trépigne, se jette par terre.

— Non, mais vous la voyez pas, la moutonne, qui fonce partout ? Viens-t’en, moutonne. Laisse pe-père tranquille.

— Elle se pâme ! crie Phonsine, affolée.Vitement le père Didace revient sur ses pas. Voilà la petite consolée.— Eh ! race de Beauchemin !Pe-père : un gros parler fort, un visage plein de piquants.

Menton fourchu, Bouche d’argent, Nez cancan, Joue rôtie, Joue bouillie, Petit œil, Gros œil, Sourcillon, Sourcillette…

… un pied magique qui soulève l’enfant dans l’espace

Petit trot, Gros trot, Petit galop, Gros galop,

… deux grandes mains qui la hissent au plafond.— Elle me fait des joies, dit le père Didace, les larmes aux yeux, à qui veut

l’entendre.

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Pe-père : deux grands bras qui l’emportent à l’autre bout du monde… à l’étable, parmi la vie des bêtes. Z’Yeux-ronds, la queue basse, suit, comme par obligation.

Guidée par la main du père Didace, la main de la petite plonge dans le quart. Une poignée de moulée aux petits cochons qui pleurent comme des enfants, se bousculent, se dressent, l’œil éveillé, le museau rose et frémissant. Une poignée de grain aux poules. Les doigts écartés et raidis de moulée, Marie-Didace sourit de voir les poussins picorer à ses pieds.

Soudain le père Didace, las du vivant fardeau de l’enfant, s’engage vers la maison. La cour s’emplit des cris de Marie-Didace.

— Tu veux pas retourner à la maison ? Non ? Où c’est que tu veux donc aller ?

L’enfant pointe le bord de l’eau.— Voir les canards au quai ? On y va. On y va…De nouveau l’enfant se chagrine. — Bon !Du regard le vieux cherche alentour la cause de chagrin.— C’est pourtant vrai, on a semé Z’Yeux-ronds en route.Sans Z’Yeux-ronds qui couraille les canards, il n’y a guère de plaisir à avoir

au quai.— Z’Yeux-ronds !Le chien abandonne à regret sa tache de soleil. Il clopine jusqu’auprès de

son maître, puis prenant sa part du jeu, il s’élance à la poursuite des canards. Phonsine paraît sur le seuil de la porte du fournil, le cœur ému :

— Vous allez me la rendre inserviable !Puis, le cœur en alerte, elle crie :— Surtout, penchez-vous pas avec, au-dessus de l’eau. Je vous le recom-

mande, pour l’amour du bon Dieu !

* * *

— Marie-Didace !. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . — Six ans faits ! et ça obéit pas plus qu’un petit enfant d’un an, s’impa-

tienta l’Acayenne.Marie-Didace, à plat ventre dans l’herbe haute, entendit sans broncher.

À la voix de sa grand-mère, elle discerna qu’il n’était pas encore urgent de

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répondre. Les yeux mi-clos, comme une petite chatte, toute à sa vie secrète, l’oreille collée au sol, elle écoutait, par ce midi de juin, sa première musique de la terre. Alentour, une abeille butinait ; des anémones, de la vergerette, et, au fond, des violettes éclataient. Pour Marie-Didace, elles étaient des fleurs éveillées. D’autres, à côté, dormaient encore.

La cane blanche s’approcha, caquetant, le train lourd, imposant. Toujours immaculée et toujours solitaire, son isolement étonnait. Mais pas Marie-Didace qui en savait la raison : la cane blanche ne voulait pas salir ses plumes. De crainte que le secret de sa cachette ne fût révélé par le caquetage, Marie-Didace éloigna la cane.

— Marie-Didace !La voix, plus aiguë déchira le silence. Cette fois l’enfant jugea bon de

répondre.— Quoi c’est ?— Cours vite au bord de l’eau. Va dire à pe-père que le manger est paré

à dresser. Et pile pas dans l’ortie.Marie-Didace s’assit sans hâte. Elle cueillit une anémone et en porta à ses

lèvres la coupe minuscule. Une fourmi montait sur son pied. Avant de se lever, tandis que du sable chaud coulait entre ses orteils, elle laissa à l’insecte le temps de se poser à terre. Une fois debout, Marie-Didace partit en courant. Soudain, essoufflée, elle s’arrêta et leva la tête. Les liards, aux feuilles lisses et soyeuses, bruissaient. Sur la branche maîtresse, un étourneau appelait. Un goglu, plastron blanc, dos lustré, s’envola. Partout, d’un arbre à l’autre, les oiseaux s’affairaient, chacun à son nid.

Plutôt que de passer par la barrière ouverte, Marie-Didace enfila avec difficulté la clôture entre les fils de fer. Une mèche de ses cheveux y resta accrochée. Sur la route, tout près, un léger attroupement se formait. L’enfant y courut, ses pieds nus faisant lever, par plaisir, le plus de poussière possible.

Le dernier coup d’eau avait noyé les terres. Le bas du Chenal du Moine était inondé. Depuis son mariage avec Bernadette Salvail, Odilon Provençal s’y était établi, en attendant de posséder le vieux bien paternel. Les proprié-taires devaient laisser errer les animaux, qu’ils ne pouvaient encore mettre en pacage sur la commune, afin de permettre aux bêtes de chercher leur vie.

Odilon Provençal accourait, une poche à la main. Sa femme le suivait. Apercevant leur fils Tit-Côme, elle se mit à crier :

— Éloigne les enfants. Éloigne Tit-Côme, qu’il ait pas connaissance de rien.

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— Quoi c’est ? demanda à Tit-Côme, Marie-Didace qui avait devancé le couple.

D’une voix flûtée trahissant déjà une légère suffisance, il expliqua avec condescendance :

— C’est la vache qui vient d’avoir son veau.Dans l’herbe, près de la vache attentive à le lécher, le veau luisait,

filandreux, son œil bleuté interrogeant l’espace.Odilon, énervé, tempêtait après sa femme.— Poigne la chaîne, Bedette. Hou donc ! mène la vache à l’étable.

Remue-toi.Bernadette leva les épaules de pitié.— Pauvre Dilon ! pauvre homme que t’es ! Tu sais ben qu’elle voudra pas

grouiller tant que son veau sera icitte.La vache partie, les enfants se dispersèrent. Sur le quai, un grand amas de

laine séchait. Marie-Didace s’y jeta la tête la première. Didace, qui réparait son canot de chasse, sous le gros saule, pausa, le pinceau à la main, afin de mieux suivre les ébats de l’enfant.

— Tu goudronnes ?Didace sursauta à la voix de Pierre-Côme Provençal qu’il n’avait pas

entendu approcher. Lentement, posément, il répondit :— Je goudronne !Dans un regard, les deux hommes se mesurèrent :— Tu goudronnes : tu prépares ton canot pour chasser avant le temps ? Je

te rejoindrai bien à la coulée des petits chenaux.— Je goudronne : essaye de me faire payer l’amende si tu peux ! Je placerai

mon affût assez creux dans les joncs, que tu passeras à côté, sans même t’en douter.

— As-tu su la nouvelle ? demanda Pierre-Côme, appuyé au saule.— … La nouvelle ? demanda à son tour Didace.— Le lard a encore monté. Il se vend .27. Tout monte sans bon sens, le

beurre de table .47, les œufs. Tout.— Ouais ?— C’est écrit sur la gazette. Va ben falloir s’y mettre à notre tour ?— Ouais… répéta Didace en réfléchissant.La guerre, une curieuse d’invention. Des hommes se battent, souffrent,

perdent leurs biens. Ils meurent même sur le champ de bataille ; pendant ce temps-là leurs frères, au loin, mangent plein leur ventre et s’enrichissent. Oui, mais ceux du Chenal ont lutté, eux aussi. Dans les premiers temps de la

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colonie, par exemple, quand les Iroquois allaient tremper leurs armes au ruisseau Jean et que les anciens ne pouvaient pas s’éloigner de la maison, au risque de se faire scalper, autrement qu’armés de mousquets ; puis, quand les Sauvages enlevaient les femmes et les forçaient à vivre sous la tente comme des Sauvagesses. Depuis, les Beauchemin ont-ils lutté pour abattre la forêt, pour acquérir, ensuite pour conserver le petit lopin de terre, la maison, lutté contre l’eau, lutté contre les glaces, contre toutes sortes d’ennemis, tandis que ceux des vieux pays jouissaient.

Marie-Didace tirait son grand-père par la manche :— Pe-père, écoute !— Quoi, ma fille ?— Écoute : la grive demande de la pluie.Didace sourit à sa petite-fille :Pauvre petite ! Qui sait si ce n’était pas à la suite de toutes ces misères que

le sang des Beauchemin avait fait un remous dans Amable. Didace pensa : « Notre guerre, on l’a eue ! L’un à la joie, l’autre à la peine, c’est le roule du monde ! »

— Il y a pas l’ombre d’un doute, conclut-il, on va hausser les prix.Il tira une touche profonde, à sa pipe :— Puis la guerre marche toujours ? Quoi c’est qu’ils en disent sur la

gazette ?— Pas ben… ben de quoi. Pour parler franchement…À la vérité, Pierre-Côme effleurait d’un regard rapide les titres des nouvelles

de guerre : SUS AUX VIEILLES MÉTHODES… GUERRE À OUTRANCE… COMME LLOYD GEORGE… TROP GRAND NOMBRE DE MINISTRES EN ANGLETERRE. Son gros pouce humecté de salive tournait vite les feuilles pour arriver à la cote des denrées. À peine jetait-il un coup d’œil à la liste des morts au champ d’honneur, des blessés, des disparus, des prisonniers de guerre parmi lesquels ne se trouvait aucun des siens.

— La France en regagne-ti ? demanda Didace.— Des fois elle faiblit. D’autres fois on dirait qu’elle veut prendre de

l’avance.— Ils vont pourtant finir par avoir la paix. Qu’ils doivent donc languir

après !Pierre-Côme se rengorgea pour protester :— La paix, tu y penses pas ? Aux chantiers, à Sorel, ils viennent d’obtenir

un gros contrat, vingt steamboats de cent quatre-vingts quelques pieds de long. Les gros culs-ronds achèvent pas de traverser de l’autre bord. Puis les

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obus, à c’t’heure ? Joinville dit qu’ils en fabriquent des huit cent mille par semaine, rien que dans le pays. C’est un signe, il me semble.

Didace perça le mobile des paroles de Pierre-Côme :— T’es ben, toi !— Quoi, j’sus ben ?— T’es pas à plaindre ! Tu fais de l’argent comme de l’eau : une terre qui

rapporte ; tes quatre garçons proches de toi. Trois établis, Joinville, aux obus, qui gagne des huit, dix piastres par jour.

— Mais va pas craire qu’il en dépense pas là-dessus…Joinville était l’écharde plantée au cœur de Pierre-Côme. Dans l’espoir

de le rattacher à la maison et à Rose-de-Lima Bibeau qui l’eût volontiers épousé, et plutôt que le voir s’éloigner pour tout de bon du Chenal, il avait consenti à le laisser travailler à Sorel. Puis, d’après les apparences, dans quelques semaines la conscription serait un fait accompli.

Voyant Didace qui travaillait le bras gauche collé au corps, il lui demanda :— As-tu attrapé un effort ?— Je sais pas trop si je me serai déplacé un petit os, ou ben tressailli un

nerf, mais j’ai mal au bras l’yâble. On dirait que la viande veut laisser les os.— Il a dû se former un câlus. Va donc voir Coq. Avec ses gros pouces il

va te ramancher ça le temps de le dire.— Ah ! ça va se replacer tout seul.Ils fumèrent en silence. Au bout d’un certain temps, Pierre-Côme demanda :— C’est-il le canot que le Survenant t’avait fait que tu répares là ?— Le même. Avant qu’une branche vinssît tomber dessus, il avait pas un

brin de mal. Il était comme flambant neuf. Heureusement qu’elle a tombé dret sur la pince, là où est la force.

— En effet, reprit Provençal, comme il se préparait à partir ; j’ai vu sur la gazette le portrait d’un gars qui ressemblait ben gros à ton Survenant. Mais ça peut pas être lui, parce qu’il était costumé en soldat.

Didace ne broncha pas. Longtemps il avait espéré, et craint à la fois, le retour du Survenant, parce qu’en revenant au Chenal du Moine, malgré la joie que le père Didace en eût éprouvée spontanément, le Grand-dieu-des-routes aurait triché.

— Marche te coucher ! cria soudain Didace, au chien des Provençal qui harcelait Z’Yeux-ronds, haletant, la langue sortie.

— Ton chien est pas raisonnable, Gros-Gras. Il est toujours rendu icitte à faire la loi au mien. Tu sais comment c’est que ce pauvre Z’Yeux-ronds était de quart, puis travaillant, quand il était plus jeune. Aujourd’hui, il a p’us la

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force. Si ton maudit jappeux continue, j’vas me grèyer d’un chien, son garçon à lui – montrant Z’Yeux-ronds – il est en élève su’ un habitant de Saint-Ours. Et tu vas voir que le tien va manger sa ronde, ça sera pas long.

Le vent tourna. Au loin la Pèlerine sonnait. Des bribes d’angélus volèrent dans le ciel bleu et blanc.

Pierre-Côme s’éloigna, le chien à ses trousses. Marie-Didace se souvint subitement de la commission qu’elle devait faire.

Au même instant la voix de l’Acayenne s’éleva pour appeler l’enfant. Puis, celle de Phonsine, angoissée :

— Mon Dieu ! pourvu qu’elle soit pas tombée dans le puits.— Oui… oui… vous êtes pas à l’agonie, leur cria Didace.Puis il dit à l’enfant :— Réponds vite. Ta mère s’inquiète.— Quoi c’est ? demanda Marie-Didace.L’Acayenne cria :— Tu vas manger la meilleure volée que les fesses vont te chauffer

longtemps.— Oui, touchez-y donc et vous aurez à faire au père Didace. On dirait

que vous prenez plaisir à envoyer la petite au bord de l’eau.Les deux femmes se querellaient près du fournil.— Si le mois de septembre peut donc arriver, continua Phonsine, que j’vas

donc vous l’entrer à la petite école ! Là au moins elle trottera pas.— Ça serait ben un vrai crime, protesta l’Acayenne. Une enfant qui a pas

encore l’âge de raison.Marie-Didace se mit à pleurnicher, collée à son grand-père. — J’y vas pas à l’école. J’y vas pas. J’sais pas lire, pas écrire. J’sais rien faire.

Quoi c’est que j’aurai l’air, à l’école ?— T’apprendras.— J’ai pas l’âge de raison, me-mère l’a dit. Puis, dans les grosses tempêtes,

j’m’écarterai dans la neige.— Crains pas, je te battrai le chemin s’il le faut. Puis, après la classe, j’irai

au-devant de toi. Tu te colleras à ras moi et je te cacherai le vent.Il s’arrêta :— Regarde, regarde vite ce qui vole au-dessus de la commune.Un héron battait l’air de ses grandes ailes. Les pattes verticales, il se posa

sur la grève opposée.— Si t’es bonne fille, continua Didace, après-midi p’t’être ben que je te

mènerai voir un nid de sarcelles.

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— Où ça ? demanda l’enfant sur un ton de doute et de joie à la fois.— Vis-à-vis l’île à la Croix.Marie-Didace battit des mains. Entre toutes les îles, elle aimait l’île à la

Croix dont la pointe verte représentait à ses yeux la proue d’un bateau paré de verdure.

— La petite mère sera-ti sur le nid ? demanda-t-elle.— Oui, mais faudra que tu te tiennes tranquille pour pas l’effaroucher.

Il lui reste presquement pas de plumes7. Elle les a toutes arrachées pour en garnir son nid. Les petits doivent pourtant être à la veille d’éclore.

— Il y en a combien ?— Treize. Une vraie belle nichée. Le petit père se tient autour. Il y a rien

de plus fin.Du pied le père Didace écrasa un brandon fumant, parmi les herbes folles.

Il le recouvrit de terre. Avec précaution, il plaça le pinceau dans la chaudière de goudron. Puis il prit l’enfant par la main.

7. Correction des éditeurs : « presquement pas de plume ».

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Seule, dans la grand’maison, Phonsine venait à peine de s’étendre à la fraîche quand elle dut se lever. On frappait à coups répétés à l’entrée. Tout en s’y rendant, elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Il était une heure. Elle avait juste eu le temps de s’assoupir.

À la porte, une bouffée d’air torride lui arriva au visage. Deux chasseurs attendaient.

— Vous dormez dur ! dit l’un sur le ton du badinage que Phonsine confondit avec celui du reproche.

Phonsine toisa l’étranger. Qu’en savait-il pour se mêler de parler ?— On cogne depuis cinq grosses minutes, continua-t-il. L’autre expliqua :— On cherche le père Didace pour qu’il nous conduise à la chasse.Mécontente du dérangement qu’ils lui causaient, et de leurs remarques,

elle ne leur offrit pas d’entrer. Elle se contenta de leur parler à travers la porte de grillage métallique.

— Vous le cherchez en pure perte, murmura-t-elle. Il est aux champs et il peut pas laisser. Les foins sont commencés rien que d’à matin.

— Ah ! firent l’un et l’autre.— Puis, vous pensez pas, continua Phonsine, qu’il est de bonne heure, au

mois d’août, pour chasser le canard ?— Plus il est jeune, plus il est tendre. Puis Pierre-Côme fait ses foins. Vous

comprenez ? C’est en plein le bon temps.Devant leur insistance, elle finit par céder, surtout de crainte que le père

Didace n’apprît plus tard son refus.Un large chapeau de paille rabattu sur les yeux, afin de se garantir des

coups de soleil, Phonsine laissa la cour, où des torchons de vaisselle blanchis-saient sur l’herbe. Assis sur le bord de la galerie, les hommes, la pipe au bec et les jambes pendantes, la suivirent des yeux. Soudain ils se sourirent, étonnés de la voir, plutôt que de prendre le sentier de raccourci longeant le

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puits, s’allonger, malgré la chaleur, et contourner les bâtiments, d’un pas nerveux et vif, en contraste avec son peu d’empressement précédent. Une fois les communs dépassés, elle retrouva son allure somnolente. À longs pas indo-lents, elle se dirigea vers le haut de la terre, ses pieds comme d’eux-mêmes, sans qu’elle s’y appliquât, évitant de fouler le foin encore debout.

* * *

La première fois que Phonsine, en rêve, était tombée dans le puits, c’était le surlendemain de la mort d’Amable. D’abord, elle rêvait qu’en cherchant à l’ôter à l’Acayenne, sa tasse lui échappait des mains. Comme elle se penchait au-dessus du puits pour essayer de la reprendre, elle s’apercevait que ce n’était plus sa tasse, mais sa petite fille qui tombait. Elle-même, happée par le vide, tournoyait dans l’abîme sans fond, en poussant un cri qui lui écorchait la gorge. Elle s’était éveillée trempée de sueurs, la gorge à vif, et en palpitations comme si son cœur voulait bondir hors de la poitrine. Sûrement, on allait accourir à elle, lui porter secours, ou tout au moins la questionner. Encore pantelante, elle attendit. Mais non. Dans la pièce voisine, on veillait au corps. Une femme, d’une voix morne, spectrale, récitait l’oraison pour Amable :

— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur, comme vous avez délivré…— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur…— Délivrez, Seigneur…Phonsine avait essayé de se lever : elle n’était pas même parvenue à dégager

sa jambe des couvertures reployées sur son corps. Par la fenêtre, une aube blafarde repoussait la nuit, la dernière qu’Amable passait sur la terre. Et la peine repoussait en Phonsine les images de leur bref bonheur. Elle revoyait le visage d’Amable, si désolé, qui cherchait le sien, à travers la vitre ; puis ses épaules affaissées, puis son dos qui disparaissait à jamais du Chenal du Moine.

— Pardon, Amable !Secouée de sanglots, la tête dans l’oreiller, elle s’était mise à pleurer.

* * *

Le mois suivant, le rêve de Phonsine s’était renouvelé par deux fois. Dès qu’elle avait eu la force d’entreprendre le voyage, elle était allée consulter le médecin à Sorel.

— Cries-tu fort ? lui avait-il demandé.

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— Je dois. La gorge me brûle quand je me réveille.— Quoi c’est que t’éprouves quand tu tombes dans le puits ?— D’abord, ça m’attire. Après… ben c’est la mort. Je meurs à tout coup.— Puis le lendemain ?— Je sens une fatigue, une pesanteur par tout le corps. J’ai mal à tous les

membres. Je vous dis, je reste moulue comme après une grosse journée de battage au moulin.

Le docteur caressa sa barbe pensivement. Se renversant dans son fauteuil à bascule, les mains jointes sur son ventre qu’un pantalon serré rendait plus proéminent, l’œil vague, il se perdit en réflexion. Seul remuait parfois le gland du bonnet grec dont il se coiffait dans la maison, même l’été, afin de protéger son crâne chauve contre les courants d’air. Soudain, apercevant une charge de bois qui pénétrait dans la cour, il se précipita au dehors pour diriger le charretier vers la remise. Puis il revint à son attitude méditative, sur son siège, non sans avoir relevé les pans du frac noir qu’il portait, d’une année à l’autre, plutôt par respect pour sa profession que par vanité, car, fils d’habitants, il était demeuré familier avec eux. Phonsine attendit qu’il parlât.

— Je vois rien de grave dans ton cas, conclut-il. Il y en a qui font des sauts en l’air dans leur lit quand ils s’endorment. Toi, c’est le contraire : tu tombes, à la place. Pour te guérir, il te faudrait un vrai choc.

— Journée de la vie ! Vous trouvez pas que j’en ai eu assez, docteur ?Il la regarda avec compassion : — Je comprends, ma fille, t’as été éprouvée. T’as passé à la mortalité et

t’as eu les fièvres lentes, après avoir acheté. Mais les fièvres lentes…Petit à petit sa voix s’enflammait. Il grimaça. Son visage se couvrit de

mépris :— Les fièvres lentes, il ne faut pas m’en parler. Une maladie sournoise s’il

y en a une, et qui laisse son poison dans le sang pendant des années.De plus en plus bourru, il apostropha la jeune femme, comme si elle fût

responsable de son état :— Regarde-toi donc. T’es maigre comme un pic ! T’as les yeux dans le

fond de la tête. T’as même pas été capable de nourrir ta petite. Sais-tu ce qu’il te faudrait ? Quelque bonne maladie qui t’empêcherait de penser. Ça te nettoierait les idées avec le sang. Après, t’aurais une santé à toute épreuve. En attendant, il te faut de la tranquillité.

Ce qu’elle ne pouvait dire au médecin, c’était ce qui la rongeait : l’incu-rable rancune qu’elle gardait à l’Acayenne d’avoir poussé Amable à partir ; de l’avoir remplacée, elle, comme reine et maîtresse dans la maison ; et,

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au-dessus de tout, la crainte de perdre sa petite. « Je suis déjà assez punie comme c’est là. Il y aura donc jamais de paix pour moi », se dit-elle, tandis que le médecin passait à l’officine. Par la porte entr’ouverte, elle le vit glisser les panneaux de verre d’une armoire occupant un pan de mur, puis en tirer, l’un après l’autre, deux bocaux qu’il approcha de ses yeux myopes, les lunettes levées, afin de lire sur l’étiquette la nature du contenu.

— Allez-vous me préparer un vin, fer et bœuf ? demanda Alphonsine.— Non, un remède meilleur que ça, pour calmer tes nerfs, et qui va te

renforcir en même temps, répondit le docteur, tout en enlevant, avec la queue de son frac, la poussière sur la bouteille.

Plus tard, son cauchemar se répétant par périodes de plus en plus rappro-chées, elle en avait de nouveau entretenu le docteur. Mais lui-même en avait parlé à l’Acayenne qui, jouissant d’une bonne santé, ne pouvait admettre les malaises des autres.

— Elle crie pas plus que ma botte, avait-elle répondu. Vous savez ben, docteur, que c’est toutes des imaginations qu’elle se fait.

Plus pour la rassurer que pour la railler, le docteur avait dit à Phonsine :— Sais-tu, ma fille, si j’étais que toi, je me remarierais. Ça te guérirait

sûrement.L’indignation de Phonsine avait été à son comble. Dès qu’une veuve

contractait le moindre bobo, tout le monde, même le médecin, était prêt à en attribuer la cause à l’absence d’homme dans sa vie. Après elle n’en avait plus soufflé mot à personne. Mais à mesure que son cauchemar revenait, sa nervosité augmentait avec la terreur de la nuit. Elle veillait tant qu’elle pou-vait, faisant des efforts pour ne pas succomber au sommeil.

Et jamais elle ne passait près du puits.

* * *

Depuis le matin Didace Beauchemin fauchait.Il avait, selon sa coutume, une fois la rosée tombée, entamé le champ du

premier coup de faux, tel qu’il appartient au maître du bien. Puis il avait continué à faucher à la main, de façon à ne rien laisser perdre des lisières, le long de la coulée, le long des haies où courait le liseron.

Maintenant, Didace manœuvrait la faucheuse mécanique. Seule la rareté des hommes, depuis la guerre, l’y avait décidé. De loin, Phonsine le vit avancer, col ployé, du même mouvement que les chevaux qu’il conduisait, comme s’il participait à leur peine.

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Andain après andain, le foin doré à la tête, bleu près de la tige, se couchait, et, parmi, le mil sauvage, le trèfle d’odeur, le laiteron, la faverolle. À mesure, l’air se chargeait des plus pures odeurs.

Depuis le midi, l’Acayenne retournait le foin coupé. Sa robe d’indienne rose vif se voyait à distance. Orgueilleuse de la blancheur de sa peau, elle portait des menottes de fil noir. Phonsine la regarda manier la fourche, secouer le foin et le faire sécher, mieux que le jeune journalier, à l’emploi des Beauchemin. Elle lui envia sa force.

Délogés de la fraîcheur de la terre, les maringouins laissaient entendre un bruissement agaçant. Parfois, une claque en faisait éclater un dont le dard venait de piquer l’un ou l’autre. Mais, avec les foins, leur temps achevait : ils iraient se réfugier dans les marais.

Un gros nuage couvrit le firmament au-dessus du Chenal. La prairie s’em-plit d’ombre. Puis le soleil reparut, plus brillant. Le champ, fauché, montrait ses taches. Il apparut à Phonsine comme le pelage d’un animal frais tondu.

* * *

Marie-Didace et Tit-Côme avaient d’abord glané le foin, à petites brassées, avec la ferme volonté de se rendre utiles, l’après-midi entier. Peu à peu le jeu les avait entraînés soit à égrener du plantain pour la capture des oiseaux, soit à cueillir des framboises à l’orée du bois, selon le désir de Marie- Didace.

Chaque fois que Phonsine voyait la petite ordonner les jeux ou tenir tête à tout le monde, elle se réjouissait de trouver dans sa fille les attributs qui lui avaient tellement fait défaut. « Elle s’amuse, se dit-elle, émue. À son âge, j’étais déjà inquiète. »

La voix claire de Marie-Didace lui arriva avec la brise :— Tit-Côme, veux-tu on va jouer à la femme qui a perdu son mari ?— Sais pas zouer, dit Tit-Côme qui parlait sur le bout de la langue.Phonsine, un dard au cœur, s’écrasa dans l’herbe, hors de leur vue, pour

les écouter parler dans leur cruelle innocence.— Sais pas zouer, se moqua Marie-Didace. J’vas te montrer. Moi j’suis la

femme, toi l’homme, mon mari. Il est arrivé des méchants. Ils nous ont fait embarquer chacun sur un gros bateau et ils nous ont emmenés loin… loin… loin… On s’est perdus. Ça fait cent ans qu’on se cherche.

— Mets trente ans, ça va suffire, dit l’Acayenne qui reconnaissait une histoire d’Acadiens qu’elle avait racontée à la petite. Phonsine la reconnut

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aussi et elle souffrit de voir la place que sa belle-mère occupait dans l’esprit de l’enfant.

— Trente ans d’abord, corrigea Marie-Didace. Tu frappes à toutes les maisons. « A vous vu ma Julie ? » Moi je demande : « A vous vu mon Julot ? » Commence !

Tit-Côme, en sautillant comme un moineau, s’adressa aux piquets de clô-ture, aux arbres, au foin : « A vous vu ma Didace ? »

La petite, mécontente, le reprit de nouveau :— Non, ma Julie !D’un ton grave et triste, pour donner l’exemple à son compagnon, elle alla

demander à Didace, à l’Acayenne, à l’engagé : « A vous vu mon Julot ? »— Après ? questionna Tit-Côme qui ne s’amusait pas.— Écoute. Un dimanche, c’est la procession. Je porte un grand voile de

veuve.Elle ramassa une guenille et s’en couvrit la figure. Puis elle prit un bout

de bois qu’elle remit à Tit-Côme.— Toi, t’es vieux. Tu boites. Tout d’un coup, tu m’aperçois. Tu t’en viens

me trouver.Les enfants mimèrent l’histoire.— Eh ! madame, là, troussez votre voile, ordonna Tit-Côme.— Pas de même, protesta Marie-Didace.Et se tournant du côté de l’Acayenne :— Comment, me-mère ?L’Acayenne leur expliqua :— Il s’approche tranquillement de la femme et, pour pas lui faire peur, il

lui parle doucement : « Je voudrais pas vous offenser, ma chère dame, mais vous me faites assez penser à une personne de ma connaissance que j’ai perdue depuis des années ! Ce serait-il un effet de votre bonté de relever votre voile et de me montrer les traits de votre visage ? » Là, les deux se reconnaissent – c’était ben la Julie Arsenault – et ils se mettent à pleurer.

— C’est pas un jeu, dit Tit-Côme, en refusant de continuer.Marie-Didace se fâcha contre lui.— Eh ! crasse de Provençal !— Marie-Didace, que j’t’entende ! lui cria l’Acayenne.Mais Didace, en riant, l’encouragea tout bas :— Dis-le, dis-le, mais dis-le comme il faut : race de Provençal ! pas crasse :

race de Provençal !« Il me la gâte », pensa Phonsine.

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Au bout de quelques instants, comme Marie-Didace ramassait des petites grenouilles et qu’elle semblait s’amuser, Tit-Côme alla la rejoindre. Un cri de la petite fit lever la tête de Didace :

— Pe-père, tu coupes les pattes des grenouilles avec ton moulin.Didace arrêta sans peine les chevaux dont l’ardeur se modérait peu à peu

depuis le matin. Il en profita pour aller casser une hart de plane : elle lui ser-virait d’aiguillon. Comme il écorçait la branchette, il aperçut Phonsine, à quelques pas. En voulant se relever, le genou de la jeune femme heurta un objet ; elle y porta la main : c’était la poupée qu’elle avait achetée à Marie-Didace ; le son s’échappait du corps de chevreau. Le visage décoloré n’avait plus d’yeux. L’enfant n’y attachait aucun prix ; elle l’abandonnait, à la pluie, n’importe où.

— Marie-Didace !La petite crut que sa mère venait la chercher ; elle courut se réfugier auprès

de l’Acayenne.— Cours pas tant, lui dit Phonsine, le cœur serré. Et regarde ta poupée

si elle a bonne mine !Puis elle dit à son beau-père :— Deux hommes vous demandent à la maison, ils veulent que vous les

meniez à la chasse.— Les connais-tu ?— Sûrement ! Pas par leur nom, mais de visage. Autrement, je leur aurais

jamais ouvert…— Pourquoi que tu les laissais pas venir faire leurs arrangements eux autres

mêmes ? Ça t’aurait épargné un voyage.— Ils me l’ont offert, mais, des fois que vous auriez voulu vous donner

quelque défaite… je savais pas…L’Acayenne planta la fourche en terre.— Tu vois ? dit-elle au père Didace. Si t’étais pas tant tête-de-pioche et si

tu consentais à faire venir le garçon de mon Varieur, t’aurais de l’aide et tu serais libre de chasser comme t’aimerais.

Elle ne perdait jamais une occasion de faire valoir les avantages que la présence du fils Varieur apporterait à chacun. La conscription lui fournissait un argument précieux.

Mais le père Didace y restait insensible. Sans répondre il conduisit les chevaux à l’ombre des jeunes planes. Déjà les feuilles pâlissaient. À leur déclin, elles perdaient le vert altier du plein été. Il commença à dételer. Quand l’Acayenne s’en aperçut, il achevait.

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— Tu peux pas laisser la pièce à moitié fauchée ? Le temps est chargé, on va avoir de l’orage. Regarde : il se forme une peau sur le firmament, au nord.

Didace rangea en silence la faucheuse mécanique. La faux miroita au soleil, à travers la feuillée. Il plaça un tapon de paille sur le siège. L’Acayenne, d’une voix irritée, reprit :

— Didace, tu vas pas abandonner le moulin à faucher ? Tu vas pas laisser les foins ? Les foins passent avant tout.

— Les foins, les foins ! on n’attend pas après pour manger. Je m’en vas à la chasse. C’est ça qui est la vie. Que l’yâble emporte les foins !

Il hissa Tit-Côme sur un cheval, Marie-Didace sur l’autre, et, Phonsine à la suite, ils se dirigèrent vers la maison.

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3

Tantôt sautant à cloche-pied, tantôt allongée sur l’herbe à surveiller le vol des oiseaux, Marie-Didace guettait depuis le matin le retour de son grand-père. La première elle vit approcher du Chenal le canot que montaient les deux chasseurs, et, à la traîne, un deuxième canot, le canot du père Didace, qui paraissait allège.

Elle courut le dire à l’Acayenne occupée à coucher les plants de tomates, dans le potager. Du fournil, Phonsine entendit.

— Quoi c’est que ça peut vouloir dire ? Y serait-il arrivé quelque accident ?Les bras éloignés du corps, la tête dans les épaules et les traits si tirés que

Phonsine fit le saut en le voyant, Didace, soutenu par deux étrangers, s’ap-puya au chambranle de la porte, avant d’entrer dans la maison.

— Vite ! Arrachez-moi mon butin ! J’étouffe !L’Acayenne, satisfaite d’avoir raison, commença à le narguer :— Hein, t’as pris du mal ? Je te l’avais-ti prédit, hier ?Mais elle le trouva si changé qu’elle se tut. Didace ferma les yeux.Le père Beauchemin avait eu une attaque d’angine, au milieu de la nuit.

Les chasseurs l’avaient couché sur la paille, au fond de son canot, à l’abri du vent, sous le prélart de chasse. Mais ils avaient dû attendre la clarté pour sortir de l’affût et retrouver leur chemin parmi les chenaux. Au jour, les appe-lants levés et le canot attaché à leur embarcation, l’orage avait éclaté. Vent devant, le canot à la touée, ils avaient lentement remonté le courant. Le soleil brillait haut quand ils arrivèrent à la maison.

— Voulez-vous qu’on vous envoie le docteur ? proposèrent les chasseurs qui retournaient à Sorel.

— Oui, oui, allez chercher le docteur Casaubon, s’empressa de répondre Phonsine.

— C’est ce maudit bras gauche qui veut plus ramer, expliqua Didace.— T’auras pris de la fraîche, dit l’Acayenne. Moi-même, je t’ai une dou-

leur qui me tient dans l’épaule.

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Phonsine pensa : « C’est à croire qu’elle ne cherchera pas à attirer l’atten-tion sur elle. » À genoux aux pieds du père Didace, la jeune femme lui dit :

— Grouillez pas. J’vas vous enlever vos bottes.Elle essaya de les tirer, sans en venir à bout. Elle tirait mollement comme

en rêve. Où avait-elle accompli le même geste auparavant ? Peu à peu, par petites touches, des images se dessinaient, précises, dans sa mémoire : age-nouillée auprès du Survenant, un soir qu’il avait bu, Phonsine lui enlevait ses bottes. Au milieu de phrases incohérentes, – il danse le soleil, le matin de Pâques il danse ! – il lui révélait les amours du père Didace avec l’Acayenne. La tête de l’homme ivre retombait sur la table. Deux flaques d’eau grise maculaient le plancher frais lavé. Phonsine avait eu le pressentiment de tout ce qui lui serait dérobé de sécurité, de paix. Parmi les avoines ardentes et soleilleuses, elle ne serait plus que l’humble grain noir qu’une main dédai-gneuse rejette loin du crible.

Le Survenant n’avait pas porté bonheur aux Beauchemin. Vrai, sa puis-sance magnétique n’avait plus guère de reflet sur eux ; mais le sillon de mal-heur qu’il avait creusé inconsciemment autour de leur maison, six ans plus tard le temps ne l’avait pas encore comblé. Cette femme, l’Acayenne, elle n’était pas des leurs, elle les frustrait d’une part du vieux bien et sans cesse elle les menaçait de la présence du fils de son Varieur ; cette femme, qui pre-nait toujours la part de Marie-Didace et qui se faisait aimer de l’enfant au détriment de Phonsine, c’était le Survenant qui l’avait présentée au père Didace. Sans elle, sans son œuvre sournoise, Amable n’aurait jamais quitté le Chenal du Moine, et il ne serait pas mort. Chaque nuit, Phonsine ne retrouverait pas la sombre hantise de voir sa petite tomber dans le puits.

Si c’était à recommencer ! Qu’il en vienne donc un Survenant frapper à la porte des Beauchemin ! Phonsine le recevrait de la plus belle façon ! Ses forces, elle les exerçait toujours en rêve, elle les épuisait en rêve. Dans la réalité…

Deux larmes roulèrent sur les joues amaigries de Phonsine. Elle tirait, tirait…

— Tire, tire fort !La gorge serrée, elle murmura : « J’ai peur de vous faire mal. »À la fêlure dans la voix de la bru, Didace ouvrit les yeux. Il ne vit que sa

tête penchée, sa chevelure châtain clair que des fils blancs striaient.— Tu grisonnes ? dit-il doucement étonné.La tendresse inaccoutumée du père Didace acheva de bouleverser

Phonsine.

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— Quiens ! elle fait encore sa lippe, dit l’Acayenne en prenant sa place. À croupetons sur le plancher, elle empoigna d’une main le cou-de-pied du père Didace, de l’autre elle saisit le talon et, en un rien de temps, lui enleva ses bottes.

Elle voulut lui envelopper les genoux dans une chape de laine, mais il rejeta la couverture en disant :

— Faites-le dire… à…— À Pierre-Côme ?Il fit signe que oui.— Puis… à… Marie-Amanda…Marie-Didace, heureuse de se rendre utile, courut chez les Provençal.

* * *

Le curé Lebrun prit place, dans la voiture légère, à côté de Pierre-Côme Provençal. Aussitôt la petite jument rousse détala, un nuage de poussière à la suite, sur le chemin du Chenal du Moine.

Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s’immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l’un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort… Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre.

La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de fusil ensemble. Un passé de plus de trente ans remon-tait mélancoliquement à sa mémoire : les merveilleuses chasses d’autrefois, les vents violents franc nord, les voyages de misère à la baie de Lavallière, les passes à la queue des îlets. Et les affûts de branches de saule si durs à planter… Et les mares qu’il fallait faucher à la grand-faux… Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand les hommes revenaient tout faits de glace au Chenal du Moine…

Il tressauta. La voiture venait de s’arrêter devant la maison des Beauchemin.Ému et gêné à la fois, le prêtre dit à Didace :— Je viens vous faire visite en passant.Didace comprit pourquoi son curé était là. Il voulut lui donner un coup

de main. Tout était bien ainsi. L’un aidant l’autre, ils haleraient ensemble pour une dernière passée :

— Décapotez-vous, décapotez-vous, monsieur le curé, on va jaser une petite escousse.

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Didace parlait difficilement. Chaque fois qu’il respirait, on eût dit qu’une charrue lui labourait la poitrine.

— Quoi c’est qui ne va pas ? demanda l’abbé Lebrun, en enlevant son cache-poussière d’alpaca.

Angélina, l’Acayenne et Phonsine entouraient le malade, dans son fauteuil, près de la fenêtre.

— Il est nâvré tout bonnement, répondit l’Acayenne.L’œil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire. Faisant

bâiller la chemise grossière, il frappa sa poitrine velue où saillaient, éparses ou par grappes, des taches de vieillesse :

— La coque est bonne. La coque est encore bonne, monsieur le curé. C’est le deux-temps qui marche p’us.

— Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre ? questionna Alphonsine, plus pour rassurer son beau-père que par besoin de savoir.

Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre. — Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace.Puis il revint s’asseoir et demanda au malade :— Avez-vous quelque chose qui vous reproche ?— Ah ! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j’m’en vas accoster

de l’autre bord. J’ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps et ça me for-çait pas de chasser avec des appelants en tout temps. Seulement… quand la chasse était bonne… et que j’avais des canards de trop… j’en ai ben porté aux Sœurs pour régaler les orphelins…

À peine s’était-il reposé qu’il s’empressa de poursuivre :— À part de ça, quand j’étais jeune, je buvais comme un trou…L’abbé Lebrun eut beau lui demander de baisser la voix, Didace n’en

continua pas moins à se confesser tout haut :— Je buvais comme un trou…Didace Beauchemin n’avait rien à cacher. Sa fin ressemblerait à sa vie : il

partirait, face aux quatre vents, par le chemin du roi :— … je manquais rarement un coup. Et quand j’étais chaud, je cherchais

rien qu’à me battre. Je me battais, un vrai yâble ! Et j’étais un bon homme un peu rare. J’ai donné des rondes, c’est vrai, mais j’en ai mangé des rôdeuses. Je sacrais comme un démon. À tout bout de champ. Pour rien. J’allais voir les femmes des autres. J’m’en cachais pas. Mais je me confessais tous les pre-miers vendredis. Aujourd’hui, je prends rarement un coup. Je sacre presque-ment p’us et je couraille jamais. Seulement, je vas pas souvent à confesse.

Didace se tut. Le prêtre lui demanda :

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— Est-ce tout ?Après avoir réfléchi, Didace répondit :— J’haïrais pas… prendre la tempérance pour la vie.— Je veux dire : tout ce que vous avez sur la conscience ?— Quant au reste, monsieur le curé, j’ai toujours fait pour bien faire, au

meilleur de ma connaissance…Le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès

de l’homme simple qui se mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d’accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes, de la bouche du prêtre, comme l’eau, patiente et sereine, d’une belle rivière, tantôt sinueuse, tantôt droite, sans tumulte, sans remous, assurée de se confondre bientôt à la mer. Didace ne sentait plus son mal. D’abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu, un baume purificateur se répandit en lui, l’allégeant du poids de ses fautes. Puis il devint semblable à un tout petit enfant dont la main repose dans la main d’un plus grand que lui et qui se laisse conduire en toute tran-quillité, sans s’inquiéter de la route. Soudain, il se redressa. Le front haut, il semblait humer l’erre de vent, en contemplation devant une volée d’oiseaux voyageant vers le nord. Didace Beauchemin voyait le bon Dieu, Dieu le Père, des saintes images dans le livre de prières et, à sa droite, la Sainte Vierge, drapée dans un pan de ciel clair, avec des étoiles d’or piquées en auréole. Un peu à l’écart, c’était Mathilde qui lui souriait ? Sûrement ! Non plus une Mathilde couleur de terre et toujours soucieuse de dérober aux regards ses vieilles mains, mais une belle jeune femme entre Amable et Éphrem, le fils noyé dans une jonchaie, un midi de juillet, réunis comme sur la petite Sainte-Famille de faïence qui ornait le chiffonnier.

Soudain, Dieu prit la figure d’un divin garde-chasse à qui Didace aurait joué quelques vilains tours dans ce bas monde, mais qui fermait les yeux sur les fredaines des humbles gens. Un divin garde-chasse qui lui permettait bien de tirer un ou deux coups de fusil et de donner quelque rafale aux oiseaux dans les mares célestes.

Comment Didace avait-il pu craindre un Dieu si grand de bonté, et se tenir éloigné de lui aussi longtemps ?

Après l’absolution, Didace n’était plus le même homme. Un ange, de son aile miraculeuse, l’avait transfiguré. Doucement, il supplia :

— Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut. Beau-Blanc ira vous reconduire.

Il suffoquait.

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— J’sus avide d’air, depuis à matin.Le curé ouvrit la fenêtre ; Didace se calma. Il aurait voulu causer de nou-

veau de l’au-delà et de la vie éternelle, mais trop de souvenirs de leur temps de chasseurs l’assaillaient de toutes parts et le rattachaient à la terre. Malgré un halètement pénible, il se hâtait de tout dire :

— Vous souvenez-vous, monsieur le curé, de la fois de votre fusil français, quand vous étiez jeune prêtre ? Votre père vous avait fait cadeau d’un saint-Étienne, un douze, un fameux de beau fusil. Et vous pensiez qu’il suffisait d’un bon fusil pour faire un bon chasseur. Comme vous étiez tout nouveau dans la paroisse, on vous avait conduit au banc de sable, une belle après-midi d’automne. Tout d’un coup on voit venir à nous une grosse bande d’alouettes. Le ciel en était noir. L’un de nous autres vous crie : « Exercez-vous ! monsieur le curé, c’est le temps. » Je vous vois encore tirer dans le tas. V’lan ! V’lan ! Mais pas un oiseau tombe. Pas un. On n’osait pas rire, comme de raison, vous étiez notre curé et on vous connaissait à peine. Mais on se tordait par en dedans. Quand vous vous êtes déviré devers notre bord, en nous voyant près d’éclater, vous avez dit d’un grand sérieux : « Il tire ce fusil-là ! » Pas un mot. Personne bronchait. Les yeux pointus, on attendait que vous vinssiez parler. Vous nous avez demandé : « Avez-vous vu comment je m’suis exercé à passer les plombs entre chaque alouette sans en frapper une seule ? » Là on a ri à notre goût. Et on vous a adopté du coup. On avait compris que vous seriez peut-être ben jamais un fameux chasseur, mais qu’on aurait de la misère à vous accoter sur les histoires de chasse.

Le curé Lebrun s’efforça de sourire. Le prêtre se sentait réjoui de remettre une si belle ouaille au bon Pasteur mais l’homme pleurait son ami. Après s’être mouché bruyamment, il se leva pour de bon. Les femmes l’aidèrent à endosser son cache-poussière, puis s’agenouillèrent pour la bénédiction. À voix basse il leur dit :

— Je reviendrai lui porter la communion.Le malade, accablé, ne parut pas entendre. Après quelques instants de

silence, les yeux égarés, il demanda, d’une voix saisie :— J’vas recevoir le bon Dieu ?Le prêtre fit signe que oui.— Retardez pas, monsieur le curé. En tout cas, si je vous revois pas, vous

pourrez vous servir de mon affût… à… la baie…Cependant Didace n’acheva pas. Tout le temps que son curé s’apprêta à

partir, pas une fois il ne leva la vue sur lui. D’un air bourru, il semblait exa-miner soigneusement l’île du Moine, les vastes champs communaux qui

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rougeoyaient de salicaires jusqu’au fleuve, l’immense pâturage où les bêtes broutaient l’herbe riche. Aucune main familière, pas même celle d’un Survenant, ne les rentrerait à l’étable, la Saint-Michel sonnée. Sous le poil jaune et rude de ses sourcils embroussaillés perla une grosse larme qui, après être restée suspendue un moment à la courte frange des cils, se mit à rouler sur le vieux visage ravagé de douleur.

* * *

Après le départ du prêtre, Didace ne voulut point se coucher avant d’avoir vu son fusil accroché à la poutre du plafond. Ensuite, il se laissa encanter dans le lit, parmi les oreillers. Les femmes lui passèrent une chemise propre. Au-dessus du linge blanc, la grosse face brûlée de soleil et de vent parut encore plus brune. Puis il demanda à rester seul. Mais à tout instant, elles entrebâil-laient la porte pour s’enquérir de ce dont il pouvait avoir besoin.

À la cachette, Marie-Didace alla le retrouver sur la pointe des pieds.— Beau pe-père ! dit-elle en lui passant les mains sur la figure. T’es beau,

pe-père, mais t’as le visage cordé !Puis elle s’en fut à la grange et en revint avec un petit canard éclos, la

veille, d’une deuxième couvée, la première ayant manqué. — Regarde, pe-père, il mange des petites mouches. Il réchappe déjà sa

vie.Didace le prit dans ses mains arrondies en forme de nid ; mais le caneton

ayant laissé sa carte sur le drap net, il le remit à l’enfant.— Tu vas te faire gronder. Va jouer, la petite. Laisse la porte ouverte.Un instant après, on entendit le père Didace qui parlait tout haut :— C’est toi, un ami de cinquante ans, qui me trahis ? C’est toi ?Angélina s’approcha. Par la fente de la porte, elle le vit qui fixait son fusil.— Il fait des reproches à son fusil, expliqua-t-elle la voix basse.— Vous voyez ? dit l’Acayenne en se tournant vers les femmes. Il l’avoue

qu’il a pris du mal à la chasse. Son fusil a pu repousser, on sait jamais.— S’il bourrasse, c’est bon signe, dit Phonsine, pour s’encourager.— En tout cas, je voudrais pas pour ben de quoi qu’il passe le dimanche

sur les planches, dit Laure Provençal, parce qu’un mort sur les planches, le dimanche, c’est de la mortalité dans l’année.

Phonsine entra dans la chambre :— Avez-vous besoin de quelque chose, père Didace ? Voulez-vous que je

redresse vos oreillers ? Vous devez être mal, la tête basse, de même ?

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Dans sa hâte de devancer la bru, l’Acayenne s’accrocha au coin du chif-fonnier. L’angle du meuble entra dans les chairs de sa hanche. On entendit l’étoffe qui craquait, puis un faible cri de douleur, puis :

— Ce chiffonnier-là, une bonne fois, je le mettrai de bisc-en-coin. Et avant longtemps, je me le promets.

— Pour faire vos changements, attendez, madame Varieur, dit Phonsine, étonnée elle-même de son audace subite.

Le père Didace, des yeux, lui signala de se taire et de fermer la porte. Quand ils furent seuls, il la fit se pencher près de lui.

— Tâchez de vous arrimer pour pas trop vous chicaner. Faut pas trop lui en vouloir. Elle a mangé de la grosse misère, ça l’a endurcie. Puis elle aime ben à mener. Mais patiente ! T’auras ton tour.

Peu de temps après la mort d’Amable, Didace avait fait un testament en faveur de Marie-Didace.

— T’auras ton tour !Il s’arrêta, crispé de douleur, la main sur la poitrine. À pas feutrés,

Phonsine s’éloigna du lit. Aussitôt il la rappela :— Fais-toi aimer de la petite.Elle attendit qu’il en dît davantage, mais en vain.L’après-midi traîna, malgré les allées et venues des voisins. Les heures,

lourdes de chaleur et d’anxiété, n’avaient pas de fin. Quand l’horloge jetait ses coups précipités, dans la cuisine, on tressautait. Le silence et l’oisiveté rendaient ce jour d’angoisse semblable à un dimanche. Le vent était tombé. De nouveau, les mouches collaient à tout. Dans l’herbage la cigale chantait.

Un yacht amena Marie-Amanda sur le coup de six heures. Les yeux cernés et mouvant péniblement son corps massif alourdi d’un huitième enfant, elle se dirigea, son chapeau encore à la main, à la chambre du père Didace.

À la vue de sa fille, un faible sourire anima le regard du malade. — Je t’attendais, dit-il. Approche que je te parle !Puis, après un effort, il reprit :— J’m’en vas. J’en ai pas pour longtemps.Marie-Amanda voulut l’encourager :— Pourtant vous avez pas l’air d’être au bout de votre fusée ?De la main il l’arrêta. Les autres pouvaient le tricher. Pas Marie-

Amanda.— Approche encore : je veux te parler, te demander pardon…— Pardon ?

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— Oui, pardon des offenses que j’ai pu te faire, à toi, puis à tous les autres. Même sans le vouloir, des fois on peut faire mal au cœur.

Sa voix était de plus en plus rauque :— Je veux te remercier également de toutes tes bontés pour moi, pour la

famille. T’as toujours été bonne, comme ta mère. Je l’ai pas toujours reconnu comme j’aurais dû.

Il s’arrêta pour tousser. Marie-Amanda, fort émue, se retenait de pleurer. L’enfant en son sein remua. « La vie… la mort… si proches, si loin ! » pensa-t-elle.

Un sifflement entre les lèvres, Didace reprit :— Les commencements ont été durs. Ben durs. Le premier Beauchemin

est arrivé au Chenal en petit capot. Aujourd’hui, regarde ! La maison pièce sur pièce, les champs… Mon père me l’a toujours dit : sans les créatures qui les encourageaient à rester, les hommes seraient repartis, tous, les uns après les autres. Ma mère, ma mère à moi, ça c’était vaillant ! Levée avec le jour à travailler jusqu’aux étoiles. Ça mangeait, mais ça travaillait. Dans l’eau glacée jusqu’à la ceinture, au printemps, pour arracher un morceau de butin à la rivière !

Didace ferma les yeux, les traits étirés. Un peu plus tard, il dit, en mon-trant de la tête Phonsine et l’Acayenne, dans la cuisine :

— Tâche que le bien dure et que la concorde règne entre les deux.L’Acayenne passa la tête par l’entrebâillement de la porte :— Comment c’est que tu trouves notre malade, Marie-Amanda ? Il est

pas pire, hein, pour un homme qui a eu le prêtre dans la journée ?Marie-Amanda, la figure en larmes, sortit de la chambre avec sa belle-

mère. Elle fit signe à celle-ci de se taire :— C’est inutile, son sacrifice est fait.À la porte de devant, le dos tourné aux autres, elle resta debout, à tâcher

de se composer un visage plus serein. Au delà de l’île de Grâce, le soleil se couchait. Sur la commune, une caravane, cheval blanc en tête, se formait, impatiente de remonter vers la berge du nord. Au-dessus des salicaires, le dos des moutons ondulait, par vagues courtes et drues.

En retournant auprès de son père, Marie-Amanda s’arrêta, stupéfaite, au seuil de la chambre. Sur la courtepointe, un rayon d’ambre et d’or dansait. À la lueur du couchant, la tête de l’ancêtre flamboyait. Les traits affinés, le regard levé vers le ciel en feu, Didace semblait ébloui. Un volier de canards noirs traversa le rectangle lumineux. Aucun muscle ne vibra sur le visage du mourant. Marie-Amanda comprit que son père ne voyait plus clair.

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— Venez, venez vite, dit-elle aux autres, en allant chercher Marie-Didace. Mais l’enfant, qui tremblait, se dégagea pour donner la main à l’Acayenne.

D’une voix ferme que démentait sa figure tourmentée, la fille aînée des Beauchemin commença :

— Mon père, on est tous avec vous, Marie-Didace… la femme d’Amable…Le reste se perdit dans les cris de Phonsine :— Non ! non ! non !Angélina l’entraîna dans la cuisine :— Laisse-le partir en paix. Il entend tout, lui souffla-t-elle à l’oreille.Laure Provençal alluma un cierge :— Prière pour les agonisants !…Didace, fils de Didace, avait cessé de vivre.

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4

Phonsine allait rarement à l’île de Grâce. À peine si elle s’y rendait deux fois l’an. Et toujours par nécessité.

Marie-Amanda reconnut de loin le pas nerveux de sa belle-sœur et, à côté, la démarche sautillante de Marie-Didace. Une inquiétude s’empara d’elle : quelque chose allait mal encore au Chenal du Moine.

Les enfants coururent au-devant de Marie-Didace et lui firent des joies. Une fois dans la maison, les deux femmes s’abordèrent du regard, puis elles échangèrent, en guise de salutations, les remarques ordinaires, sans rien dire toutefois de ce qui les préoccupait, comme mues par une complicité, en pré-sence des enfants.

Phonsine ne tenait pas en place. Elle allait d’une chaise à l’autre, pressée de repartir.

— Reste, on t’enverra reconduire, dit Marie-Amanda.— Tu y penses pas : les vaches !— La belle-mère y verra. Puis vous avez de l’aide.Mais Phonsine ne voulut rien entendre :— Je suis venue par occasion. Ils doivent m’attendre sur la grève. Il faut

qu’on retourne avant la noirceur.Les enfants insistèrent :— Restez, ma tante !— Je peux pas : j’ai laissé le cheval et la voiture chez le commerçant de

Sainte-Anne.Voyant que Phonsine avait à lui parler, Marie-Amanda s’offrit à la recon-

duire, un bout, vers le bord de l’eau. Elle avançait lentement, avec précaution, afin de ne pas trébucher dans les trous que les rats musqués avaient creusés au printemps. À tout moment, Phonsine se retournait ou faisait un bond, comme une bête traquée.

Un engoulevent se laissa choir, rapide, vertical, pour mieux happer sa proie. Puis, de la tête des ormes, une nuée d’étourneaux s’envola.

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Marie-Didace battit des mains :— Ma tante ! un mariage d’oiseaux !Marie-Amanda lui sourit :— Ils s’abandent pour partir.Puis, se tournant vers Alphonsine et montrant l’enfant :— Tu pourrais bien nous la laisser une couple de jours. Ludger ira la

ramener à Sainte-Anne.Marie-Didace fut la première à protester :— Non, j’aime mieux aller retrouver me-mère.— Tu vois ? dit amèrement Phonsine. Il y a pas à l’éloigner du Chenal.

J’ai eu toutes les peines du monde à l’amener.Marie-Amanda fronça les sourcils. Les lamentations allaient recommencer.

Elle se hâta d’envoyer l’enfant.— Cours vite rejoindre mon oncle Ludger. Pauvre mon oncle, il s’ennuie

tout seul dans la chaloupe. Cours à lui. Il va être fier de te voir.Lorsque Marie-Didace eut dégringolé le talus, Marie-Amanda s’arrêta :— J’y pense. J’aurais pu t’offrir des noix longues. Les enfants sont allés

aux noix hier. En aurais-tu apporté ? Il y a un tour pour les casser : tu les échaudes, la veille. Le lendemain tu les casses sur une roche ou ben sur un fer à repasser. Ça fait une belle culotte.

Phonsine s’arrêta aussi pour regarder la figure placide de Marie-Amanda. Des noix ? Pourquoi faire des noix ? Sans répondre, comme si celle-ci ne lui eût rien offert, elle commença :

— C’est elle, la…Marie-Amanda, sachant que Phonsine parlait de l’Acayenne, l’interrompit :— Quoi c’est qui se passe encore ? Écoute, Phonsine, oublie pas, avant de

parler, qu’elle porte notre nom !— Oui, mais seulement parce qu’elle peut pas faire autrement. Elle est

ben plus Varieur que Beauchemin et je vas te le prouver tout de suite. Pas plus tard qu’à matin, elle a fait demander à Marie Provençal de lui composer une lettre au garçon de son Varieur. Et sais-tu ce qu’elle lui demande ? De s’en venir rester avec nous autres, au Chenal, comme le garçon de la maison. Roi et maître, c’est pas de valeur ! Quoi c’est que je vas devenir dans tout ça ?

— Vous avez Beau-Blanc pour vous aider ?— En attendant, oui. Mais il se fie que les hommes sont rares, pour nous

menacer tout le temps de retourner aux obus. L’Acayenne en profite.— La lettre est pas partie ?— Pas encore. Marie l’a apportée pour la montrer à son père avant.

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— Comme ça il y a rien de fait ? Prends pas peur avant le temps. Tu sais ben que Pierre-Côme permettra jamais à un étranger de s’établir au Chenal. Surtout… après le Survenant…

— Oui, parlons-en de celui-là, le beau chef-d’œuvreux ! Il nous aura attiré assez de malheur.

Un sens de justice fit protester Marie-Amanda :— Dis donc pas ça. Après lui, il y a eu l’accident d’Amable, c’est vrai ;

mais s’il fallait faire le partage des torts, le Survenant serait pas le seul à prendre sa charge. Puis il y a eu la mort de mon père, il y a trois semaines, c’est vrai…

Une flamme brève durcit le regard de Phonsine.— D’après toi, c’est pas des malheurs ?— C’est des malheurs, sûrement. Des grands malheurs. Mais des mal-

heurs… je sais pas trop comment dire… des malheurs naturels, qu’on peut pas exempter : tôt ou tard, toi, moi, on ira tous sur le coteau. Des malheurs qui se supportent, qu’on peut porter devant le monde, tu sais ce que je veux dire ; pas des malheurs qui font honte et qu’il faut cacher, comme le déshon-neur, par exemple…

— Il manquerait p’us que ça ! s’indigna Phonsine. Pour en revenir à l’Acayenne… tout ce qu’elle peut faire pour attirer la petite, elle le fait. T’as vu tantôt ? Encore hier soir, par le vent qu’il faisait, Marie-Didace se plaignait d’avoir peur. C’était pas vrai. – La voix de Phonsine prit un ton de fierté. – Elle a peur de rien. Pour la dompter, je voulais qu’elle reste tranquille dans son lit. Ben, à matin, je l’ai trouvée couchée avec l’Acayenne. Tout en est ainsi.

Elle se tut, attendant de Marie-Amanda le secours d’une bonne parole.Au ciel, un long nuage gris en forme de bateau voguait vers le port du

couchant, nacré de rose et d’ambre. Sur le fleuve, un trois-mâts naviguait vers la mer.

— Regarde, regarde le bateau, s’il est calé, il s’en va à la guerre, dit Marie-Amanda.

— J’ai pas besoin de le regarder, il en passe à tous les jours, répondit Phonsine que rien de l’extérieur ne pouvait soustraire à sa détresse.

Sa voix se fit suppliante :— Tâche donc d’inventer un moyen de la faire partir, Marie-Amanda. Il

le faut, il le faut à tout prix. Je peux p’us la souffrir !— Mais, Phonsine, t’es dans l’obligation de la garder. Même de la soigner,

si elle tombait malade.

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Phonsine s’arrêta net, les yeux agrandis comme devant une image de terreur :

— Moi, la soigner ? Jamais ! Je pourrais pas !— Pourquoi faire ?La voix sourde, haineuse, Phonsine répondit :— Parce que je la respecte pas.— Quand t’en parles, on dirait que c’est le yâble tout pur qui t’apparaît.

Pourtant, elle me semble d’un bon cœur… et donnante…— D’un bon cœur, elle ? Donnante, elle ?La voix comble d’amertume, Phonsine dit :— Elle est de c’te race de monde qui ont toujours l’air de tout donner,

pendant qu’ils vous arrachent le sang du cœur. Bonne ? Une femme qui m’a pris ma tasse ! ma place ! mon mari !

Phonsine criait.— Pas si fort ! lui dit Marie-Amanda. Ils vont t’entendre.— Ben, qu’ils m’entendent ! Tant mieux !Maintenant rien ne pouvait l’arrêter de parler :— Puis elle veut m’ôter ma petite ! la terre ! tout mon butin ! T’entends ?

J’m’en vas à la besace. Toute seule. Dans le chemin. Je serai renvoyée. — Troubles-tu ? demanda Marie-Amanda. Tu sais ben que la terre appartient

à Marie-Didace ? L’Acayenne peut rien dessus. Brode donc pas d’histoires.— Tu penses ça ? Si tu savais comme elle a la maîtrise sur tout. Je sais p’us

de quel bord me tourner. Des fois, c’est ben simple, je me demande ce que le bon Dieu peut vouloir de moi…

Une vive douleur aux reins cambra Marie-Amanda. Son huitième enfant ne tarderait guère à naître. La voix entrecoupée, elle dit :

— Au lieu de toujours trouver à redire sur elle, si tu t’arrimais pour pas te chicaner. On dirait que tu le fais exprès. Après tout, t’as ni maux, ni mal…

Phonsine pâlit. Ainsi c’était toute l’aide qu’elle pouvait attendre de Marie-Amanda : des reproches, des reproches, puis des noix longues.

— On voit ben que t’as pas souci de rien, dit Phonsine en s’élançant.À sa grande surprise, Marie-Amanda la vit franchir la butte de terre forte,

le banc de marée mœlleuse et, sans ralentir le pas, atteindre le sable de la grève, puis embarquer dans la chaloupe où Marie-Didace l’attendait.

— Phonsine, pars pas de même, lui cria Marie-Amanda, incapable de la suivre.

Par le vent contraire, sa voix mourut à la première touffe d’aulnages.— Phonsine !

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Déjà la chaloupe s’éloignait du rivage. L’embarcation coupa la vague, puis gagna l’eau étale du large. L’enfant envoyait, à deux mains, des baisers à sa tante, mais Phonsine tournait le dos à l’île.

Atterrée, Marie-Amanda resta immobile, au sommet de la berge. « Ils me disent bonne », pensa-t-elle avec remords. « Phonsine venait à moi avec sa peine et j’ai pas su la consoler. »

Aussi pourquoi était-ce toujours son tour de consoler les autres, jamais son tour d’être consolée ? Au moment où elle aurait senti le besoin de s’épan-cher, Phonsine arrivait avec ses tracas, ses déboires. La pauvre Phonsine ! Marie-Amanda avait cru l’aider en ne s’apitoyant pas trop sur son sort. Puis le père Didace lui avait tellement recommandé de faire régner la concorde entre les deux femmes.

Souci de rien, Marie-Amanda ? Sept enfants à vêtir, à nourrir puis à accorder ; un huitième à mettre au monde ; une maison à entretenir ; un mari à encourager et à remonter. Souci de rien ?

Au loin un enfant pleurait. Marie-Amanda écouta. Croyant reconnaître la voix de l’un des siens, elle se hâta de retourner à la maison.

* * *

Au bout du village de Sainte-Anne, Phonsine dut ralentir l’allure de Gaillarde : le conducteur d’une voiture approchant en sens contraire lui faisait signe d’arrêter. Elle reconnut le docteur Casaubon.

— J’arrive du Chenal du Moine, Phonsine. De chez vous, même.— De chez nous, comment ça ?— La belle-mère n’est pas bien.L’Acayenne, malade ? Phonsine ne le crut pas.— Je te parle sérieusement. Elle a fait une crise.— Quoi c’est qu’elle peut tant avoir ?— Je peux pas dire encore.Il hésita.— … Mais j’aime pas le cœur de cette femme-là. C’est un cœur mou !— Qui c’est qui en a soin ? Elle est pas toute seule ?— Non, les femmes se sont cotisées pour la soigner, en t’attendant.— Elle souffre-ti, pensez-vous ?— Elle a dû souffrir, avant que j’arrive.— Et j’étais pas là. La tricheuse !Le docteur, étonné, regarda Phonsine.

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— En tout cas je lui ai laissé des remèdes à prendre. Mais… – Il se reprit pour insister davantage. – Mais… faudra la surveiller, ne pas la laisser manger. Elle a beau dire qu’elle ne mange pas, tu sais je la connais, c’est une grosse mangeuse. Elle n’est pas grasse de rien…

— Si elle mangeait, elle souffrirait-ti ? demanda encore Phonsine. Cette fois, le docteur l’examina plus attentivement.— Regarde-moi donc droit dans les yeux.Il s’inclina, le corps à demi projeté hors de la voiture, et prit le bras de

Phonsine, l’obligeant à se tourner vers lui. La pupille de l’œil lui parut se dilater, puis se rétrécir de façon anormale. Mais la lumière du jour déclinait rapidement. Une brume se formait et il n’y voyait pas bien.

— Cries-tu toujours, la petite ?— Laissez-moi. Je suis pas malade. Vous me l’avez déjà dit.— Quand tu viendras à Sorel, rends-toi à mon office. Je voudrais te parler.

Et retarde pas trop, c’est mieux.— J’ai rien, je vous le dis. Quant à l’autre ?…— Demain, je serai chez vous de bonne heure. Si ça va pas mieux, je lui

appliquerai les sangsues.Marie-Didace grimaça :— Les sangsues, pouah !

* * *

Avant même d’avoir dételé, Phonsine courut à la cuisine.Les mains jointes lâchement entre ses genoux, l’Acayenne était assise, pliée

en deux, près du poêle.— Souffrez-vous ? lui demanda Phonsine.Elle leva un peu la tête, avec effort, pour répondre :— Pas là, mais tantôt !Phonsine ne pouvait détacher ses yeux du visage de sa belle-mère qui lui

parut vieillie de dix ans. C’était elle et ce n’était pas elle, comme une sœur plus âgée qui lui ressemblerait.

Les voisines eurent connaissance de l’étonnement de Phonsine. Laure Provençal prit la parole :

— T’aurais dû être icitte quand elle s’est pâmée. Elle venait pas à bout de se dépomper. Je te dis qu’elle était pas belle à voir. Je rentre, sans toquer à la porte, comme de coutume. Je la trouve-ti pas effalée dans sa chaise, après étouffer bleu.

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— Quiens ! reprit la mère Salvail, elle était toujours pas pour étouffer rouge rien que pour faire plaisir aux Provençal.

— Je lâche un cri, continua Laure. Heureusement qu’Odilon s’adonnait à passer. Il fallait faire demander le docteur.

— Je sais, reprit Phonsine. Je l’ai rencontré sur mon chemin. Il vous a laissé des remèdes ?

L’Acayenne jeta un regard de dédain vers la commode :— Quelques petites pilunes bleues. Je me demande l’effet que ça peut

avoir, une pilune de la grosseur d’une tête d’épingle, dans le corps d’une grosse personne comme moi. Au moins, si j’en mettais pour la peine, dans le creux de ma main, mais rien qu’une, si je venais qu’à trop souffrir ?…

— Quoi c’est que vous ressentez ? demanda Alphonsine.— Ah ! ce que je sens ?… Elle poussa un soupir… C’est comme si j’avais

une tête d’enfant qui me pèserait sur le cœur.— Il faut pas qu’elle mange, tu le sais ?Phonsine ne répondit pas. — Elle est p’us jeune, comme de raison. Elle vieillit à son tour, affirma la

mère Salvail, d’un accent où perçait la satisfaction.— C’est pas de ce que je vieillis, corrigea l’Acayenne, comme je raidis.Maintenant que Phonsine était de retour, les femmes abandonnèrent

l’Acayenne à ses soins et retournèrent à leur maison. Elle mit le ragoût à chauffer. Bientôt un fumet de porc épicé et de farine grillée se répandit dans la cuisine. Elle trempa une miche de pain dans la sauce et la servit à Marie-Didace. L’Acayenne prit la louche et se tira du ragoût qu’elle mangea jusqu’au fond de l’assiette. Phonsine la laissa faire sans prononcer une parole. « Après, si elle souffre, se dit-elle, elle l’aura bien voulu. »

Beau-Blanc en entrant la fit sursauter. Elle chercha aussitôt à dérober l’as-siette que l’Acayenne venait de vider. Quand l’engagé fut sorti, elle se versa du thé, mais elle n’en but qu’une gorgée. Une lassitude l’empoignait à la nuque. Où était sa rancune ? Quelqu’un avait soufflé dessus et l’avait éteinte. Au moment de l’assouvir il n’y avait plus dans sa tête qu’un grand trou noir, le vide. Elle aida l’Acayenne à se coucher. Puis elle plaça la boîte de pilules à portée de la main, sur le chiffonnier, et elle suspendit une chape de laine grise à la fenêtre.

— Souffrez-vous ? lui demanda-t-elle.L’Acayenne fit signe que non.— Mais, si tu voulais, ma fille…La voix était faible, pitoyable :

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— … si tu voulais, tu me masserais dans le dos. J’ai les chairs hachées. Tu dois avoir la main douce, il me semble.

Une grimace de répugnance sur la figure, Phonsine retraita d’un pas. « Je peux pas », se dit-elle. Elle se pencha sur ses mains, et les examina comme jamais auparavant : ses mains nerveuses et maigres, pas belles, ni délicates – comment les garder fines et blanches à faire les gros travaux du ménage ? – mais loyales, ses mains qui n’avaient jamais rien profané.

« Je peux pas », se dit-elle encore.Mais mue par une impulsion plus forte que sa volonté, elle les appliqua

subitement au dos de l’Acayenne. L’autre échappa un cri de surprise. Au contact de la peau étrangère, les longs doigts gauches refusèrent d’obéir ; ils s’immobilisèrent, impuissants.

— Pèse fort, plus fort, implora l’Acayenne.De nouveau la main enfila l’ouverture. Les yeux fermés, la jeune femme,

frémissante de dédain, recommença à frotter le dos nu. Elle frictionnait à sa force la peau que l’âge avait épaissie. Le grain en était lâche, et la graisse molle, sans résistance, formait de petites boursouflures. Une odeur fade s’en dégagea.

D’un mouvement d’épaule, l’Acayenne signifia qu’elle en avait assez. Phonsine se sentit malade. Le cœur sur les lèvres, elle courut au dehors.

* * *

Durant la nuit, Phonsine fit deux fois son mauvais rêve : elle tombait dans le puits, avec sa tasse, et Marie-Didace que l’Acayenne poussait. Plutôt que d’avoir de nouveau le cauchemar, elle resta assise sur son lit, en pleine obs-curité, le cœur faible, à demi inconsciente, à attendre le jour. Lorsque les premières lueurs dansèrent à l’orient, Phonsine se recoucha.

À son réveil, le soleil brillait. Elle eût volontiers dormi encore, mais il lui fallait se lever. Dans sa tête lourde, elle dut chercher pourquoi. Ah ! oui, l’Acayenne était malade. Sans bruit, afin de ne pas éveiller Marie-Didace, elle se rendit à la chambre de sa belle-mère.

— Êtes-vous mieux ? demanda-t-elle, par l’entrebâillement de la porte.Seul le cliquetis de l’horloge emplissait la cuisine. Phonsine alluma le

poêle. Tout lui demandait un effort. Au lieu d’aller droit au bûcher, à la boîte à allumettes, elle tâtonnait pour venir à bout de les trouver.

— Prendriez-vous une bouchée ?L’Acayenne devait entendre. Elle devait être éveillée.

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Intriguée, Phonsine pénétra dans la chambre. Bien qu’il n’y fît pas clair, l’ordre lui parut y régner, sauf qu’un bas noir gisait par terre, près du lit ; l’autre, gardant l’empreinte du pied large et épais de l’Acayenne, pendait encore au montant de la chaise.

— Dormez-vous ?Pas l’ombre d’un souffle.— Vous dormez ?Prise de panique devant le silence effrayant, Phonsine chercha à arracher

la chape à la fenêtre, mais sa main affolée ne réussit qu’à en décrocher un pan. La lumière que les liards jaunissants rendaient éblouissante entra brus-quement dans la pièce. Aveuglée par la clarté brutale, Phonsine ne vit rien. Mille soleils étincelèrent devant elle, lui firent fermer les yeux. Lorsqu’elle les ouvrit, l’Acayenne allongée, droite sous les couvertures, paraissait reposer, magnifique dans sa chair. Sur son visage calme et légèrement penché, comme dans un moment de réflexion, la bouche gardait le pli du sourire. Une teinte rosée persistait aux joues et à la gorge. Des frisons, qu’une dernière sueur avait dû provoquer, ornaient le front lisse d’une frange d’or fané. Aucune trace d’agonie.

Hypnotisée, sans comprendre, Phonsine ne quittait pas des yeux le visage immobile. Soudain, elle abaissa la vue. Sur la courtepointe rouge feu, les mains jointes formaient un nœud dur et grisâtre, comme un nœud de bou-leau. Du bout des doigts, elle les effleura puis recula jusqu’au mur. L’Acayenne était morte. Seule. Sans le prêtre. En pleine nuit.

Toute la paroisse accuserait Phonsine d’avoir tué l’Acayenne parce qu’elle la haïssait. Beau-Blanc témoignerait devant le corps de jury qu’elle l’avait laissée manger, la veille. Elle était la honte, le déshonneur de Marie-Didace, des Beauchemin, de la paroisse…

Ce fut la fin du monde. Un chaos épouvantable. Des mains monstrueuses happèrent Phonsine ; elles l’entraînèrent dans une cavalcade infernale que menait l’Acayenne, escortée de Pierre-Côme Provençal. Angélina galopait à côté en riant comme une folle. Tout le temps, la Pèlerine sonnait. Et chaque fois le timbre heurtait la tempe de Phonsine. Des quatre coins de la paroisse, les gens, à la face de démon, accouraient, fourche en main, pour l’entraîner en enfer, pendant l’éternité.

Phonsine voulut fuir. Sans un cri, elle s’écrasa près du lit. Sa tête, heurtant le chiffonnier, fit rouler la boîte de pilules que l’Acayenne avait vidée durant la nuit.

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Assise près de la fenêtre, un plat de grès sur les genoux, Angélina pelait des pommes. Elle passait si adroitement le couteau entre la peau et la pulpe que la pelure, mince et rouge, retombait en spirale. À côté, un jeune chat en jeu, couché sur le dos et la patte levée, guettait le moment d’en saisir une à la volée. Allongée sous le poêle, sa mère, la chatte blanche, paraissait sommeiller. Une raie d’or furtive sous les paupières mi-closes révélait seule l’indulgente surveillance qu’elle exerçait sur ces ébats puérils.

Au bruit de la clenche agitée, Angélina leva les yeux. Elle aperçut, par la vitre, le visage de Marie-Didace tout en larmes.

— Entre donc, le taquet est jamais mis, tu le sais ?La sévérité de sa voix jurant avec la tendresse de son regard, elle alla ouvrir :— Me déranger ainsi pour rien ! T’as fait quelque mauvais coup encore ?À la vue de l’enfant, les cheveux dans la figure et la robe dégrafée, elle se

tut, étonnée. Marie-Didace avait dû courir et tomber en chemin : le sang coulait sur sa jambe déchirée et souillée de terre.

— D’où c’que tu sors, pour l’amour du ciel ?Au lieu de répondre, l’enfant se remit à pleurer. David Desmarais entra.— Brâille pas, ma fille. Dis-nous ce que t’as.Marie-Didace se décida à parler.— Venez vite à la maison ! Venez m’aider !David l’encouragea :— Ben oui, on va y aller.Rassurée, Marie-Didace continua :— Me-mère veut pas se réveiller. Elle me répond pas. Puis maman reste

assise, sans grouiller, sur le bord du puits. Il y a personne pour faire le train.— Beau-Blanc y est pas ?— Il y a personne, répéta Marie-Didace.— C’est donc ça que les animaux se lamentaient tant, réfléchit David.— Courez vite, dit Angélina à son père. Je vous suis.

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David partit aussitôt. Angélina mit hâtivement les pommes à cuire avec de l’eau et un peu de sucre à l’arrière du poêle. Puis elle sortit de la maison, avec Marie-Didace qu’elle tenait par la main.

Sur le seuil même, elle dut s’arrêter, éblouie. Après la bruine de la veille, le Chenal étincelait au soleil. L’or scintillait de partout ; dans les clairières, sur les berges, parmi les chaumes, de touffe en touffe, d’une île à l’autre, à la cime d’un liard, comme aux plus basses branches de saule, l’or jaune des trembles, l’or fauve du cornouiller fin, l’or blond emmêlé aux longs cheveux des rouches. Au loin la Pèlerine tinta.

— Quoi c’est que t’écoutes ? demanda Marie-Didace. Les globes qui sonnent ?— Pas des globes, corrigea Angélina, la voix étranglée, des glas. Oui.

Encore des glas.— Courons, dit l’enfant, qui cherchait à l’entraîner.L’infirme n’avançait pas aussi rapidement qu’elle l’eût voulu. Elle n’osait

questionner Marie-Didace de peur de raviver son chagrin. À chaque pas, elle priait : « Mon Dieu, épargnez-nous un nouveau malheur. » Près de la palis-sade, dans le jardin, aux rosiers un bouton solitaire, qui ne serait jamais rose, se mourait. Le mystère de ces humbles destinées la rendait toujours mélan-colique. Elle se reprocha d’avoir négligé la plante moins belle que les autres. À la première journée libre, elle transplanterait le rosier en meilleure terre.

Une haie de tournesols, avec quelques soleils secs parmi les fanes, cachait les alentours de la maison des Beauchemin. Quand l’infirme et l’enfant l’eurent dépassée, Angélina resta stupéfaite : assise au bord du puits, Phonsine tenait pressé contre son cœur un objet qu’elle berçait comme la tête d’un bien-aimé. S’étant approchée, Angélina vit que c’était la tasse, la tasse que Phonsine aimait tant et qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.

Le docteur, qui était déjà rendu, vint soulever la paupière de Phonsine. David Desmarais le suivait. Les uns après les autres, attirés peu à peu par le rassemblement, quelques hommes, et des femmes surtout, accouraient. Ils se tenaient ensemble, à l’écart, plongés dans la consternation.

« Il est arrivé un grand malheur, leur dit le docteur, en enlevant son gilet : l’Acayenne est morte. Rien de surprenant, elle a avalé une grosse dose de médicament. Peut-être qu’elle aurait duré une semaine ou deux, mais pas plus : elle était marquée. Quant à la petite femme, elle est bien ébranlée. Elle a eu un vrai choc. J’attendais ça depuis longtemps. Elle a saigné à la tempe, ça peut la sauver. Deux hommes vont la transporter dans la maison. – Il baissa la voix –. Je veux lui appliquer les sangsues dans la figure. »

Il fit signe d’éloigner Marie-Didace, mais elle n’y consentit pas.

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Vincent et Joinville Provençal s’avancèrent pour soulever Phonsine. Pierre-Côme les recula et enleva la jeune femme dans ses bras.

— Elle pèse moins qu’une plume, dit-il.Quand il revint au dehors, quelqu’un demanda :— Qui c’est qui va faire le train ? Qui c’est qui va voir à tout ?Une voix fluette partit du groupe :— Moi puis Tit-Côme.— Cré petite Beauchemin ! s’exclama Pierre-Côme plus ému qu’il ne vou-

lait le paraître.Il se cambra, puis toussa, les épaules renversées :— Chacun va y mettre du sien, c’est ben le moins. Les Beauchemin nous

ont toujours assez fait honneur.— Mais il doit leur rester des parents parmi les Antaya ? protesta Odilon.Pierre-Côme toisa son garçon.— On n’est pas pour aller demander de l’aide ailleurs. À peine de sonner le

tocsin pour obtenir du secours de tout un chacun dans la paroisse. Moi je m’oc-cupe de l’Acayenne, de l’enquête, de l’enterrement, de tout le grément. Puis j’ai assez de créatures à la maison, deux vont s’en venir avoir soin de Phonsine.

— Je me charge de Marie-Didace, dit Angélina. Je l’emmène avec moi, le temps qu’il faudra.

— Bon, approuva Pierre-Côme.— Moi, je… dit David Desmarais.— Moi, je… dit Jacob Salvail.— Moi, je… dit un autre.C’était à qui offrirait ses services. — Chacun votre tour, leur dit Pierre-Côme satisfait. Toi, Dâvi ?— Je reste proche. Je prendrai charge des bâtiments.— Toi, Jacob ?— Moi, je suis le premier voisin, je soignerai les animaux.Voyant qu’Odilon se taisait, Pierre-Côme l’apostropha :— On va se relever pour faire les labours. Odilon, tu vas les commencer.— Ben, je sais pas trop, renâcla Odilon. Il y a ma grange que j’suis en

train de remonter.— Laisse faire ta grange, dit Pierre-Côme en serrant les poings. Ta grange

attendra. Elle partira toujours pas au vol ? La paroisse passe avant.Se tournant du côté de l’assemblée, il grossit la voix :— Et que j’en voie pas un dérober seulement la moitié d’une pomme de

cheval, parce que je le ferai hiverner à la paille.

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Une légère distance sépare, au cœur même du village, l’église, le presbytère et le magasin de Sainte-Anne-de-Sorel. D’eux-mêmes les chevaux ralentissent, par habitude, auprès de la palissade à laquelle on les attache, à l’heure des offices.

Le cheval qu’Angélina conduisait de Sorel au Chenal fit ainsi. Le soleil venait de se cacher. L’ombre d’un grand nuage trembla puis s’abattit sur la lande. Aussitôt l’or des liards se ternit. Trois ou quatre feuilles pâles virevol-tèrent dans l’air mort. Mais au delà, la cime de quelques planes, encore enso-leillée, continua de flamber. Un frisson parcourut le dos de l’infirme. « En automne, le temps est traître », se dit-elle, en descendant du boghei. « On pense qu’on brûle. On n’a pas la tête revirée, qu’on gèle. L’automne !… »

Mais elle bannit vite de son idée toute mélancolie. Puisqu’elle avait oublié d’acheter du fil à Sorel, elle en prendrait chez le commerçant de Sainte-Anne. Et elle en profiterait pour arrêter au presbytère. Désappointée de ne pas trouver le curé Lebrun à fumer, en arpentant la galerie, comme il en avait l’habitude après le repas du midi, elle hésita avant de se diriger vers le magasin.

À côté une auto – la sirène de cuivre en forme de cornet astiquée à fond, la capote luisante de laque noire – étincelait. Objet d’orgueil pour le com-merçant de Sainte-Anne, la voiture restait à la vue, les jours de beau temps, à une juste distance du chemin, afin de permettre aux passants de l’admirer, sans toutefois encourir le risque d’effrayer les chevaux des clients. D’ailleurs, même lorsque les routes étaient sèches, elle lui servait rarement.

Angélina regarda le fleuve, avant de pénétrer dans le magasin. Au large, un transatlantique camouflé, tranchant à peine sur la couleur de l’eau, des-cendait le grand chenal. « Quelque bateau de soldats », songea Angélina, indifférente.

Haussant le pied, afin de ne pas s’accrocher au défaut du seuil qu’elle connaissait, Angélina entra dans le magasin. Le carillon de trois clochettes

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s’agita : l’une, claire, prenait toujours les devants ; les deux autres, plus graves, résonnaient plus longtemps. Il n’y avait personne. Angélina s’assit sur le banc, le long de l’unique comptoir. L’atmosphère chargée d’odeurs lui plaisait ; des odeurs poivrées, lourdes d’épices, lui arrivaient, par bouffées, de l’arrière-ma-gasin ; d’autres odeurs plus fines, plus sucrées, l’entouraient.

La femme du commerçant, grosse, courte, les chairs affaissées, s’avança dans la porte, entre la cuisine et le magasin. Elle prit place derrière le comp-toir, sans s’asseoir toutefois. Les deux femmes se mirent à causer. Pas plus que l’une n’était pressée de vendre, l’autre ne montrait d’empressement à acheter. Les nouvelles de la paroisse d’abord.

— Tant de mortalités dans une famille, ça se voit pas, dit la femme du commerçant qui faisait allusion aux Beauchemin.

— Rarement, admit Angélina.— Et tout du grand monde ! Puis Phonsine si malade !— Si vous la voyiez !— Elle est changée tant que ça ? Pas reconnaissable, je gage ?— Comme de raison, après deux semaines au lit, elle est pas vigoureuse,

mais c’est de son caractère que je parle. Elle est p’us la même personne. On voit ben qu’elle était rongée par en dedans.

— Et la petite ?Le visage d’Angélina s’anima d’un sourire :— Je l’ai toujours avec moi. Elle doit m’attendre. Avant que je parte pour

Sorel, à matin, elle m’a dit : « Tu me feras signe de loin. Je t’attendrai grimpée sur le four à pain. Puis je courrai au-devant de toi. »

Elles continuèrent à causer. La marchande, ainsi que pour ponctuer ce qu’elle disait, laissait sa main morte s’abattre sur le comptoir. Cela faisait un bruit mat, comme des coups de marteau dans la conversation.

La clientèle ne les dérangeait guère. Un petit garçon vint demander à acheter du bonbon. Le nez écrasé sur la vitre du comptoir, il examina chaque boîte, sans arrêter son choix. Il prit une pipe de tire rouge à la cannelle, mais aussitôt des souris de jujube reliées par un élastique, à deux pour un sou, lui parurent une aubaine. Pour les atteindre, la marchande dut sortir une boîte non entamée de cochons de guimauve trempés dans le chocolat, dont le museau seul demeurait en sucre rose. L’enfant tremblait d’excitation :

— Des petits cochons de tirasse qui s’étirent, puis qui s’étendent, j’en veux un.

Mais à peine en possession du bonbon, la convoitise le fit loucher sur un sifflet de réglisse. La marchande y mit le holà.

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— Décide-toi. J’ai pas rien que ça à faire que d’attendre tes appoints.L’enfant s’élançait au dehors, le cochon de guimauve à la main. D’un cri

la marchande l’arrêta :— Aïe, Tit-gars, t’oublies de donner ta cenne !— C’est pour marquer !— As-tu un billet de ta mère ?L’enfant commença à pleurnicher. La marchande ne se laissa pas

attendrir :— Avance icitte. Donne-moi ton bonbon. Tu l’auras quand tu m’appor-

teras un billet. Pas avant.Il s’enfuit en pleurant, tandis que la marchande expliquait à Angélina,

tout en retassant la guimauve avant de retourner le bonbon à la boîte :— Les petits bougres ! Si on les laissait faire, ils nous videraient le magasin

tout rond.Les deux femmes n’avaient plus rien à se dire. Angélina demanda du fil

en rouleau. Quand elle en eut choisi de la teinte qu’elle cherchait, elle fit mettre deux souris de jujube dans un sac, pour Marie-Didace, et elle paya.

— C’est tout ? lui demanda la commerçante, en pensant que ce n’était pas Angélina qui faisait vivre le magasin.

Tandis qu’elle s’apprêtait à partir, les yeux d’Angélina tombèrent sur le bout de journal qui enveloppait le fil. Saisie, elle défit le paquet et défroissa le papier à moitié déchiré, afin de mieux l’examiner. Un portrait d’homme dont on ne voyait que la tête et les épaules, en uniforme militaire, apparut sous l’en-tête « Glorieux disparu ». Le Survenant ! Pour Angélina il n’y avait aucun doute, c’était lui, un soldat, vieilli, plus marqué par la vie, sûrement, mais c’était ses yeux, plus tristes qu’auparavant peut-être, c’était sa bouche moqueuse, sa belle bouche d’où le rire s’échappait, riche et facile, c’était son nez large, aux ailes mobiles, c’était sa chevelure, qui flambait comme un feu de forêt, mais qu’on avait coupée. À peine une courte vague dépassait-elle le front. C’était bien lui.

— Où avez-vous eu cette gazette-là ? demanda Angélina.— Je serais ben en peine de te le dire, pauvre enfant. Mon vieux la ramasse

d’un bord et de l’autre, dans les caves, comme ça adonne.— Y a-t-il longtemps que vous l’avez ?— C’est comme je te dis : ça peut faire un an, ça peut faire quelques jours.— Oui, mais le reste de la page, insista Angélina, vous devez l’avoir ?— Ben, ma fille, si tu veux chercher une aiguille dans un voyage de foin,

t’as beau : la gazette est pêle-mêle dans le backstore.

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Levant la vue, elle aperçut Angélina, la figure allongée :— T’es ben blême ! Je gage que t’as pas mangé. Prendrais-tu une bolée de

bouillon ? J’en ai du chaud sur le poêle. Sans gêne ?L’infirme fit signe que non. Elle posa sur le comptoir le morceau de

journal :— À qui c’est que cet homme-là vous fait penser ?— Je vois pas la ressemblance…La femme du commerçant le retourna sous un autre angle :— Peut-être ben au père Didace quand il était jeune… Pourtant non !L’enfant revenait, un billet à la main, qu’il remit à la marchande, rougis-

sante d’indignation à mesure qu’elle le déchiffrait : « Commence donc par arranger ton bas de porte, la grosse, avant de te mêler de rire des autres devant le monde… ! »

Elle prit Angélina à témoin de l’injustice dont elle était victime :— Hein, tu vois pas ça, ma fille ? C’est de même. On fait du bon à ça. On

vend à crédit à ça. Et ça nous invictime des pires bêtises.Les poings sur les hanches, se tournant du côté du petit garçon, elle lui

cria :— Va dire à ta mère que j’y fais dire que c’est rien qu’une…Avant d’en entendre davantage, Angélina, étourdie, et malheureuse, se

hâta de sortir.« Glorieux disparu ! » Le Survenant était mort. Et pas même un nom à

mettre sur sa figure. Peut-être qu’en faisant les recherches nécessaires ? Une voix interrogea Angélina :

« Pour que ceux du Chenal du Moine recommencent à lui trouver tous les vices de la création ? Pour qu’on reprenne le procès de ses moindres agisse-ments ? Pour qu’on s’empare de sa mort comme d’une proie grotesque et qu’on l’examine en tous sens ? Aïe ! neveurmagne ! Quoi c’est que ça te donnerait ? » Rien, puisque pour Angélina, il n’aurait toujours qu’un nom : le Survenant.

Sans s’en apercevoir elle avait marché jusqu’au presbytère.— Monsieur le curé ? demanda-t-elle.— Tu t’adonnes mal, pauvre Angélina, répondit la ménagère qui était

aussi la sœur du prêtre, mon frère le curé est allé donner un coup de main au curé de Saint-Aimé qui est malade – répète-le pas, – mais pas mal malade. Je l’attends pas avant tard dans la soirée. Tu peux toujours t’asseoir. Amuse-toi, amuse-toi, insista la ménagère contente d’avoir quelqu’un avec qui causer.

Angélina s’assit sur le bord du fauteuil, se raidissant de toute sa volonté pour ne pas trahir son chagrin.

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— Avais-tu affaire à lui privément ? Parce que si c’est pour la dîme, je peux la recevoir aussi ben comme lui.

— Non, je voulais faire dire une basse messe pour l’Acayenne. — Tu te reprendras, si t’aimes mieux ?Angélina réfléchit.— Je pense que… après tout je vas vous laisser l’argent.— Il y a pas de soin, tu sais, j’ai encore une bonne mémoire. Puis, pour

plus de précaution, je marque tout.L’infirme tira de son porte-monnaie deux billets d’un dollar qu’elle posa

sur la table. En même temps le morceau de journal se trouva à sortir.— En effet, demanda-t-elle à la ménagère, reconnaissez-vous cet

homme-là ?La ménagère examina de près le bout de gazette.— Un soldat… ouè ! Ça serait-il pas un petit Latraverse qui s’est fait tuer

à la guerre ? Tu sais celui que je veux dire : un des garçons à Noé, la grosse tête à Latraverse ?

Angélina ferma les yeux. Comme elle restait sans rien dire, la vieille femme cessa de porter attention au portrait pour prendre l’argent sur la table.

— Mais tu m’en donnes de trop !— Non, dit Angélina. Je voudrais aussi faire chanter une grand’messe

pour un ami défunt.— Un ami défunt !… Attends un petit brin. Je vas tout t’entrer ça, à la

mode, dans mon petit calepin, pour pas qu’il y ait de mélange : « une grand’messe pour un ami défunt, recommandée par… » Par qui ?

Angélina hésita :— Mettez : « par un particulier ».Intriguée, la ménagère mordilla le crayon. Ses lunettes abaissées, elle dévi-

sagea l’infirme :— T’aimerais pas au moins inscrire le nom de l’ami défunt ?— C’est pas nécessaire, murmura Angélina.— T’as l’air malade ! s’apitoya la ménagère. Tu veux pas prendre un petit

verre de quelque chose, pour te remettre en train, avant de partir ?— Merci, dit Angélina tout bas. Seulement je voudrais obtenir une faveur

de monsieur le curé : qu’il dise les deux messes lui-même, la grand’messe la première. J’aimerais pas qu’elles fussent chantées le même jour.

Angélina voulait bien prier pour l’Acayenne et pour le Survenant, mais séparément. Un vieux fonds de rancune l’empêchait de les réunir, même dans la prière.

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La ménagère toussota. Elle posa sa main tiède et sèche sur la main froide d’Angélina :

— Tu sais, ma fille, dans la vie, tu traverses de bien vilaines bourrées. Mais, on les passe… on… les… passe !

L’infirme dégagea doucement sa main et s’en alla.Le Survenant était mort ! À qui le dire ? Avec qui en parler ? Un mois aupa-

ravant, il y aurait eu le père Didace. Lui aurait reconnu le Survenant, au premier coup d’œil. Marie-Amanda ? Marie-Amanda était à l’île de Grâce. C’était tout de suite, si elle ne voulait pas mourir là, qu’Angélina devait laisser saigner son cœur, ses larmes couler. Tout de suite. Tout de suite.

Sans même une génuflexion, les yeux fermés, elle s’écroula sur un banc de côté, dans l’église, près de la huitième station du chemin de la croix. Il était temps. Elle n’avait plus ni bras, ni jambes. Seuls deux mots vivaient en elle : glorieux disparu. Ils battaient à ses tempes au même rythme que le sang de son cœur : glorieux disparu, glorieux disparu…

Une épave entraînée par la peine, Angélina s’abandonna. Elle pleura comme s’il n’y eût plus sur la terre ni hommes, ni femmes, ni champs, ni bois, rien qu’une immense détresse : la sienne. Elle était moulue de douleur, moulue menu ; un grain de blé sous les roues de la volonté divine.

Une infinie lassitude lui venait aux épaules, à la poitrine, d’avoir tant pleuré. Soudain, sans que rien n’eût changé autour d’elle, Angélina sentit qu’elle n’était plus seule. Comme les saintes femmes du chemin de la croix, elle accompagnait quelqu’un, d’un accompagnement muet et sympathique. Tout de suite elle comprit. Le Survenant était revenu au Chenal du Moine, pour une suprême consolation, lui porter le message de sa mort. Ce n’était pas par pur hasard qu’elle, si précautionneuse, avait oublié d’acheter du fil à Sorel. Peut-être aussi pour lui demander une prière ?

Angélina s’agenouilla et pria. Peu à peu, au-dessus de sa peine, la buée d’amertume se dissipait, dégageant par larges ondes claires une pieuse rési-gnation et le secret soulagement de savoir le Survenant délivré de la hantise et des embûches de la route.

« Enfin », pensa-t-elle, « il a trouvé son chemin. Il est rendu. » Un grand soupir lui échappa. Et elle pensa encore : « Il sait maintenant comment je l’ai aimé ! » Aussitôt elle se chagrina d’avoir pensé à lui au passé. Et elle se sentit veuve. Un sentiment de fierté lui fit redresser la tête. Désormais, au lieu de l’humiliation de la vieille fille déjetée, elle porterait en sa personne la dignité d’une veuve.

Sa peine, elle ne la confierait à aucun. Pas même à Marie-Amanda. Depuis qu’elle était au monde, elle avait pu partager avec son amie toutes ses joies,

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toutes ses peines, ses grands secrets d’enfant, ses petits secrets de jeune fille. Mais Marie-Amanda, avec ses huit enfants – le huitième venait de naître –, avait ses soucis. Et puis, on change. L’une mariée à l’île de Grâce, l’autre, fille au Chenal du Moine, certes elles se retrouveraient toujours avec plaisir, mais elles n’avaient plus la même vie.

Non, cette peine-là était à la fois trop vive et trop délicate pour permettre à de vaines paroles de la flétrir, même de l’effleurer. Angélina la protégerait. Inconsciemment, ses mains refaisaient le geste maternel de mettre une plante à l’abri, de l’entourer.

Tout de même, l’infirme eût aimé proclamer à tous les vents, au Chenal du Moine, que le Survenant avait fait sa part, qu’il était mort à la guerre, « les yeux au ciel, fier de repartir voir un dernier pays », en glorieux, comme il l’avait promis, non pas en trimpe, tel qu’on le lui avait prédit. Elle se tai-rait. On ne saurait rien de lui. Son silence serait sa revanche sur le vaste monde…

— Mes rosiers ! pensa Angélina.Ses rosiers qu’elle devait transplanter, l’après-midi même, avant les grandes

gelées d’automne. Puis Marie-Didace devait l’attendre. À l’image de l’enfant grimpée sur le four à pain, Angélina eut un faible sourire.

Les yeux dans l’eau, elle plia avec précaution le portrait du Grand-dieu-des-routes, prenant bien soin de ne pas faire de plis à la figure de l’homme, et elle l’enfouit en son corsage, dans le petit sac de coton jaune, avec son scapulaire.

Après un signe de croix, la tête haute, elle sortit de l’église.

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autres teXtes Du cycle Du surVenant

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aDaptations raDiophoniques Des romans

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le surVenantRadiothéatre

(1951)

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sources Des Variantes

I Le Survenant1, adaptation radiophonique du roman réalisée par Guy Beaulne et diffusée le 15 juillet 1951 dans le cadre de la série « Les grands romans canadiens ».

1. Archives Radio-Canada, microfiche d’un tapuscrit comprenant des corrections et des ajouts faits à la main par l’auteure, 36 p.

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Principaux personnages :

DiDace Beauchemin, environ soixante ans, est un homme fier. On sent dès le début qu’il n’aime pas Phonsine et qu’Amable le contrarie par sa faiblesse. Il aime la force. Il admire le Survenant et sa voix fléchit chaque fois qu’il lui adresse la parole. Très sympathique.pierre-côme Provençal, même âge, est la suffisance même. Il est maire de son village.Le surVenant, dans la trentaine, un homme sans mesure. Il parle bas ou très fort. Sait se faire aimer des femmes. Son « nè-veur-magne ! » doit porter.angélina, calme en apparence. Sa passion n’éclate qu’à l’avant-dernière scène.phonsine, jeune femme frustrée depuis sa naissance, a développé un com-plexe de crainte. Son beau-père la domine et l’impressionne.amaBle, autour de trente ans, faible, sans personnalité, envieux.

Personnages secondaires :

oDilon Provençal, digne fils de Pierre-Côme, annonce déjà la suffisance qu’il aura à cinquante ans.joinVille, son cadet, est sympathique, curieux du vaste monde.jacoB Salvail, cinquante ans.maria Salvail, sa femme, même âge.BeDette2, leur fille, coquette, aime le Survenant sans l’avouer.laure Provençal, la femme de Pierre-Côme, âge moyen.DaViD Desmarais, père d’Angélina.Sauf le Survenant, ils appartiennent tous à la famille paysanne. Ils sont frustes mais dignes. Leur parler n’a rien de vulgaire. Il est naturel et canadien.

2. Les noms de certains personnages ont été harmonisés avec ceux employés dans le radio-roman et le téléroman.

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narrateur Un soir d’automne... Au Chenal du Moine… Musique. Quand Didace Beauchemin arriva au sillon voisin de sa maison, il se redressa. Et, pour mieux prendre connaissance de la planche de terre qu’il venait de labourer, le vieux se retourna : les raies parallèles couraient égales et presque droites dans la terre grasse et brune.

DaViD Approbateur. T’as fait une bonne journée, Didace !DiDace Étonné. Ahé salut, Dâvi ! Temps. Pas pire, hein ?DaViD Temps. C’est-ti l’automne, quoi ?DiDace En plein l’automne ! Il passe presquement p’us un bateau

au nord. Quèquesi goélettes. Un quat’-mâts3 par-ci par-là.DaViD La grosse navigation diminue à tous les jours. Bruit de boghei

au loin, qui approcheii peu à peu et tranquillement. Ça doit être Pierre-Côme Provençal qui revient de Sorel avec le plus vieux de ses garçons. Demande-moi ce qu’il peut ben aller bretter par là ?

DiDace Qu’il fasse donc cent voyages par jour en allant puis en revenant ! Pour ce que ça m’occupe !

DaViD Dis-moi pas que la chicane dure encore entre vous deux ?DiDace On s’chicane pas. On s’adresse même pas la parole. Temps.

Après l’affront qu’il m’a fait…DaViD L’affront ? De te faire payer l’amende ?DiDace C’est pas tant l’amende – qu’il s’inquiète pas le Gros-Gras.

Didace, fils de Didace,iii est encore capable de cracher quèques piasses, c’est pas l’amende commeiv le fait d’avoir mis le feu à mon affût.

DaViD Mais, pauvre Didace, Pierre-Côme est garde-chasse. Faut toujours ben qu’il fasse observer les règlements de temps à autre.

3. Navire à voile à quatre-mâts. L’Accomodation, bâti pour John Molson en 1809, est le pre-mier vapeur à descendre le fleuve Saint-Laurent. Au cours du 19e siècle, en raison des avan-cées technologiques et de la construction de canaux et d’écluses, les vapeurs prendront progressivement le dessus sur les embarcations à voile. Au milieu du 20e siècle, le transport par goélettes et autres bateaux à voile représente 5 % du volume total du transport fluvial et est surtout utilisé pour le transport local (voir Jean-Claude Lasserre, Le Saint-Laurent, grande porte de l’Amérique, Cahier du Québec, coll. « géographique », Hurtubise HMH, Ville Lasalle, 1980, 753 p.).

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299autr es teXtes Du cycle Du surVenant

DiDace Indigné. C’était de les faire observer par les passants ou ben par les gros messieursv de la ville qui chassent gantés et qui se font traîner par des guides. En tous cas, c’était pasvi de les faire observer par moi. J’luivii demande rien ? Puis j’lui dois rien ? Qu’il passe son chemin tout drette ! La voiture est arrivée au premier plan.

pierre-côme Arrié ! Ouô !DaViD Arrives-tu de Sorel, Pierre-Côme ?pierre-côme Eh oui !viii Que voulez-vous ! Temps. Il tousse. Aïe, Didace !

Silence. C’est-ti ta Gaillarde qui était à l’herbe sur la com-mune tantôt ?

DiDace Pourquoi que tu veux tant savoir ça ?pierre-côme Parce que si c’est elle, je te dis qu’elle est pas de la tauraille.

En la voyant, j’te mens pas, j’ai fait le saut.DiDace En plein la Gaillarde !pierre-côme Avec emphase. Que je vienne jamais à faire baptiser, je te

l’emprunte pour le compérage. Rires modérés, pendant que l’attelage s’ éloigne.

oDilon Quoi c’est qui vous a pris, dans le monde, d’lui parler le premier ? Il va s’en vanter à toute la paroisse.

pierre-côme T’as pas compris ? T’as rien saisi ? Les élections qui s’en viennent. Si j’veux que les Beauchemin votent pour moi…

oDilon Vous voyez d’loinix ! Temps. Vous trouvez pas qu’il vieillit, le père Didace ? On dirait qu’il refoule.

pierre-côme Quiens ! Il a beau s’appeler Beauchemin, il vieillit comme les autres. La peau du cœur doit commencer à lui épaissir.

oDilon Vous deux, pour l’âge, vous vous faites pas grand dommage, hein ?

pierre-côme Protestant vivement.x En tout cas, s’il refoule c’est sûrement pas de vieillesse. Ça doit être l’occupation qui le fait tasser. Temps. Avec un garçon comme Amable, maladif, sans endurance à l’ouvrage, toujours paré à saigner du nez…

oDilon Et une bru sans dessein comme Phonsine.pierre-côme Depuis que Mathilde, sa vieille, est morte et que sa grande

fille, Marie-Amanda, est mariée à l’île de Grâce, la maison est quasiment pas restable. Temps. Une qui te ferait une bonne femme, c’est la fille à Dâvi Desmarais.

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oDilon En riant. Angélina ? Ah ! la corneille ! Est pas commode à fréquenter. Pis pas belle de reste.

pierre-côme Je sais. Je sais. Elle est un p’tit brin passée fleur, pis elle tire de la patte, mais quand une fille a du bien clair net à elle, et qu’elle a de la vertu, quoi c’est qu’elle a tant besoin d’être belle par-dessus le marché ?

oDilon Elle veut seulement pas voir un garçon.pierre-côme Tut ! tut ! tut ! Au prochain soir de bonne veillée, faudra que

tu retournes la voir. Elle finira ben par se laisser apprivoiser comme les autres. FO

*

DiDace FI C’est égal. Pierre-Côme m’a parlé le premier. À c’t’heure, j’chasserai tant que je voudrai, en temps défendu comme en temps permis par la loi.

DaViD Cré Didace, va !DiDace Salut, Dâvi. FO

*

DiDace Bruits de bottes qu’on racle près du seuil de la porte. Appelant. Phonsine !

phonsine Oui, mon beau-père.DiDace Amable est pas icitte ?phonsine Il repose sur le canapé d’en haut. Apparence qu’il est revenu

des champs à moitié éreinté.DiDace Bruit d’eau de quelqu’un qui se lave les mains. Y a seulement

pas un torchon pour m’essuyer les mains.phonsine Avec empressement. Attendez, mon beau-père. J’vas vous en

aveindre un, de suite. Temps.xi DiDace On soupe pas à soir ?phonsine Le temps d’entamer le pain et de dresser la soupe, puis on

se met à table. Oh ! J’me suis coupée. S’efforçant d’ être gaie. Le pain danse à soir. C’est signe que les bonnes années s’en viennent. Elle va ouvrir la porte. Petit… p’tit… p’tit…

DiDace Quoi c’est que tu fais là ?phonsine J’vasxii jeter l’entame aux poules. Elle est pleine de sang.

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301autr es teXtes Du cycle Du surVenant

DiDace Le pain, ma fille, se jette pas. Pas même aux poules. On le brûle. Bruit d’un rond de poêle qu’on lève.

phonsine Appelant. Amable, descends, le souper est paré. Pendant quelques secondes, on n’entend que le bruit des couteaux, fourchettes.

DiDace Le pain ! Même bruit. Grondement de chien. Marche te cou-cher, Z’Yeux-ronds ! On frappe fortement à la porte.

phonsine Craintive et basxiii. Qui c’est qui peut bien cogner de même ?DiDace Entrez ! Un homme entre de façon décidée. Quoi c’est qu’il

y a ?surVenant J’cherche à manger.DiDace Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant !surVenant Dans ce cas-là, j’vas toujours commencer par nettoyer le

cochon. Bruit de pompe manœuvrée à tour de bras.phonsine Vous savez pas le tour ! Vous faites tout revoler l’eau sur mon

plancher frais lavé. On pompe de même. Petits coups de pompe brefs.

surVenant Rit. Insouciant. Ah ! nèveurmagne !DiDace Bref. À table ! À table, tout le monde. Bruit de couteaux,

fourchettes. Quoi c’est que t’attends, Survenant ? Sers-toi. On n’est toujours pas pour te servir. Même bruit.

surVenant Condescendant. C’est un thé qui est buvable. Il xivdéguste son thé bruyamment. Mais c’est pas encore un vrai thé de chan-tier. Parlez-moi d’un thé assez fort qu’ilxv porte la hache sans misère !xvi

DiDace Resteras-tu longtemps avec nous autres ?surVenant Quoi ! J’resterai le temps qu’il faut !DiDace D’abord, dis-nous ton nom. D’où que tu sors ?surVenant Mon nom ? Vous m’en avez donné un : vous m’avez appelé

Venant. DiDace On t’a pas appelé Venant. On a dit : le Survenant.surVenant Je vous questionne pas. Faites comme moi. J’aime la place.

Si vous voulez me donner à coucher, à manger et un tant soit peu de tabac par-dessus le marché, je resterai. Je vous demande rien de plusse. Pas même une taule. Je vous ser-virai d’engagé. Et appelez-moi comme vous voudrez.

DiDace Ton de réflexion. Ouais !... À c’te saison-citte, il est grande-ment tard pour prendre un engagé. La terre commence à

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être déguenillée. Temps. D’un autre côté… t’es gros et grand. T’es presquement pris comme une île… et t’as pas l’air trop trop ravagnard… Tu peux rester !

*

narrateur Musique.xvii Avant de s’engager dans le sentier oblique conduisant à la maison des Beauchemin, Angélina Desmarais s’arrêta près de la haie vive et chercha son souffle. Un reliquat d’une maladie de l’enfance la faisait incliner vers la gauche plutôt que boiter franchement. « Elle tirait de l’aile », comme disaient les garçons du Chenal du Moine. Au tournant de la montée, le vent l’avait assaillie et quasi-ment jetée à terre. Bruit de bidon de lait qui roule.

DiDace Tu manges une claque de vent, eh, fille ?angélina Vous autres même, père Didace, d’après ce que je peux voir,

le frette vous fera pas grand dommage c’t’automne ! Déjà en hivernement ! Et le fournil condamné !

DiDace Entre donc, Phonsine est là ! angélina Sur le seuil de la porte. J’te dis Phonsine que vous avezxviii… oh !

narrateur Mais à la vue du Survenant qu’elle ne connaissait pas, Angélina s’arrêta, saisie. Perché sur un tabouret l’étranger essayait patiemment de passer un bout de gros fil dans le chas d’une aiguille fine.

phonsine Viens t’asseoir, Angélina.angélina Timidement, au Survenant. Vous avez l’air d’en arracher ! Je

peux-ti vous faire la charité de vous aider ?phonsine Indignée. Je vous en prie, Survenant, donnez-moi ce vête-

ment-là que j’y couse un bouton.surVenant Pourquoi faire ? Pensez-vous qu’un homme est pas capable

de s’débattre sans l’aide d’une créature ?DiDace De l’extérieur. Survenant !phonsine Dépêchez-vous, mon beau-père vous appelle. Oui, oui, il y

va, là !surVenant Je peux toujours prendre le temps d’avaler une gorgée d’eau.

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Bruit de la pompe.phonsine Indignée. Ma tasse ! C’est ma tasse que vous avez là ! Vous

allez la casser. C’est pas franc !surVenant Rires. Pour ben faire, faudrait toucher à rien dans c’te mai-

son-citte. Le père a son fauteuil ; Amable, sa berçante ; et v’là que la p’tite mère a sa tasse. Il s’en va. Porte.xix

angélina Avec émotion et grand intérêt. Qui, l’homme ?phonsine Rien qu’un survenant.angélina Pour quelques jours en passant ?phonsine Par malheur, non. Apparence qu’il va hiverner au Chenal

du Moine.xx

angélina Avec satisfaction. Ah !phonsine Avec rancœur. J’comprends pas mon beau-père d’endurer

une pareille ramassure des routes, un gars qui peut même pas dire son nom. Un fend-le-vent s’il y en a un !

angélina Tu l’aimes pas, Phonsine ?phonsine J’le haïsxxi pas, mais c’est plus fort que moi : les oiseaux de

passage toujours parés à repartir au vol me disent rien de bon.angélina Est-ti d’avance à l’ouvrage ?phonsine Regarde-le travailler si tu veux te faire une idée de lui.angélina Il a la tête rouge, c’est pire qu’un feu de forêt. Rires au dehors.

xxii Écoute-le donc rire ! Si on dirait pas la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne de Sorel, quand le temps est écho.xxiii

phonsine Des journées quand il est d’équerre, comme aujourd’hui, le Sorcier l’emporte et il peut faire mourir quatre bons hommes à l’ouvrage, rien que d’une bourrée.

angélina De quoi c’est que t’as à te plaindre de lui, d’abord, s’il est si bon travaillant ? Est-ti malcommode ? Ou ben dur d’entretien ?

phonsine Il s’est donné juste pour son tabac puis sa nourriture. C’est vrai qu’il mange comme un défoncé. Mais c’est pas encore ça… Une minute. Que j’aille voir si personne nous écoute… Mystérieusement. Yxxiv boit !

angélina Protestant. L’as-tu vu en fête pour dire pareille chose ?phonsine Pas encore. Mais il nous fait l’effet de boire. Amable pense

qu’un homme vif et toujours sur les nerfs comme lui, qui se darde à l’ouvrage, c’est pas naturel : il doit avoir quèque passion. Ben d’la voile ! Mais pas de gouvernail !

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*

narrateur Musique.xxv Didace Beauchemin ne cherchait plus à s’éloigner de la maison. Tous les soirs, depuis l’arrivée du Survenant, la cuisine s’emplissait. Les hommes d’abord xxviarrivèrent, curieux d’entendre ce que l’étranger pouvait raconter du vaste monde. Mais, au retour, sur la route…

pierre-côme Ouais. Il dit que c’est ben beau par là. Mais on n’en a pas vu le reçu sur la table. Un du Chenal irait et ça serait p’us la même chanson. Il serait p’t’être ben fier de revenir par chez-nous. Méfiez-vous de lui, c’est un sauvage4.

joinVille Il est pourtant ben blond.oDilon Quoi c’est qui vous fait dire ça ?pierre-côme Rien qu’à son parler, ça se voit. Il parle tout bas quand il se

surveille pas. Puis il sourit jamais. Un sauvage sourit pas5. Il rit ou ben il a la face comme une maison de pierre.

*

narrateur Les femmes, à leur tour, prirent l’habitude d’aller veiller chez les Beauchemin.

DaViD Tiens, la mère Salvail. Elle s’ennuyait de son vieux, hein ?maria C’est pas ça. C’est à cause de Bernadette qui me tourmentait…pierre-côme Ah ! ah ! Bedette !maria Voyons donc Pierre-Côme !xxvii Quand même, on n’est pas

les seules. V’là la vôtre, Pierre-Côme, avec vos quatre grandes filles, et la petite maîtresse d’école.

phonsine Tant de monde à la fois dans la maison ! Que j’suis donc fière !

*

narrateur Un soir, Angélina Desmarais se joignit à la compagnie. Elle arriva, misérable et sixxviii confuse qu’elle chercha la clenche du mauvais côté de la porte.

4. Dans le radioroman, le Survenant sera l’ami du vieux Fred, un Amérindien. 5. Clin d’œil à la nouvelle « Un sauvage ne rit pas », publiée dans La Revue moderne en 1943.

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amaBle T’auras pas le garçon de la maison !angélina Je tente pas dessus non plus : je fais rien que rapporter la

canette de fil que j’ai empruntée à Phonsine.oDilon Est-ti possible ! V’là la belle Angélina qui est moins farouche

à présent.joinVille Pourtant Dieu vrai qu’elle est belle comme un cœurxxix à

soir ! Elle vous a les joues comme deux vraies pommes fameuses.

oDilon T’es-tu lavée au savon d’odeur, la Corneille ? Tu sens le géra-niaume à plein nez et t’as le visage r’luisant, pire qu’un soleil.

surVenant Pendant la dernière phrase, il a commencé à chanter. « Si vous voulez, belle bergère6, Quitter champs et moutons blancs, Beau rosier, belle rose, Quitter champs et moutons blancs, Belle rose du printemps. »angélinaxxx Rires. Gageons, le Survenant, que vous jouez du piano.xxxi

surVenant Sûrement.oDilonxxxii Chez Angélina, ils ont un harmonium. Mais c’est de valeur :

personne joue jamais.xxxiii

surVenant C’est-ti la vérité qu’ilxxxiv dit là ?angélina La franche vérité. Seulement…xxxv C’est un harmonium tout

ancien qui a besoin de se faire accorder, j’ai ben peurxxxvi. On l’a pas ouvert depuis la mort de ma mère.

surVenant À quelque détour, faudra que j’arrête chez vous l’essayer.angélina Au comble de l’ étonnement et du ravissement. Pas vous ?surVenant Oui, moi. Pourquoi pas, la Noire ?

*

narrateur Pour la première fois le cœur de l’infirme se tournait dans le sens de l’amour, à la façon des feuilles qui cherchent le soleil. Mais si les femmes prêtaient une oreille complaisante aux chansons du Survenant, les hommes, tout en le narguant,

6. Variante d’une pastourelle bien répandue (Belgique, Canada, États-Unis, France et Suisse) connue sous le nom : « La Belle Rose » (voir Conrad Laforte, Le Catalogue de la chanson folk-lorique française, vol. I : chansons en laisse, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Les Archives de folklore », 1977, p. 213-219).

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dans le secret de leur cœur, enviaient sa force et son adresse à l’ouvrage. Sauf Amable qui le détestait. À une corvée de route7.

joinVille Regarde-moi donc laxxxvii tête rouge qui travaille comme un déchaîné à l’autre boutte !

oDilon Lexxxviii Venant aux Beauchemin ?amaBle Il est pas plus Beauchemin que toi, Odilon Provençal.oDilon Ouvre-toi donc les oreilles avant de parler. J’ai pas dit :

Venant Beauchemin. J’ai dit : le Venant aux Beauchemin. Tu parles trop vite, toi. Il va t’arriver malheur.

amaBlexxxix Ah ! c’est rien qu’un grand-dieu-des-routes. Pas mêmexl quèque gars qui arrête le sang ou ben qui conjure les tourtes8.xli

DiDace Auprès des hommes. Vousxlii autres, riez-en pas du Survenant. Il peut avoir quèques défauts. Mais il a assez de qualités pour s’appeler Beauchemin correct.

oDilonxliii Gardez-le donc votre grand-dieu-des-routes ! Personne veut vous le voler.

joinVillexliv À mi-voix. Ma foi d’honneur ! On dirait presquement que le père Didace le respecte.

*

DiDace Bruit de canards qui s’ ébrouent dans l’eau. On a l’ impression que le père Didace se dirige vers la mare à canards. Il appelle les canards, qui lui répondent… jusqu’ à ce qu’ il soit au pre-mier plan. Kin… Kin… Kin… Marche à la maison, Z’Yeux-ronds, chien infâme ! Torriâble ! Ah ! ben, torriâble ! Ça parle au sorcier ! Mon canot de chasse qui est disparu ! Criant vers la maison. Amable ! Venant !

amaBle Qu’est-ce qu’y a, l’père ?DiDace Eh ! Torriâble ! V’là mon canot qu’est parti. Un si bon canot !

Quelqu’un aura tenté dessus et me l’aura volé, je vois pas d’autre chose.xlv

7. Correction des éditeurs : « À une corvée de route, un poissonnier de Maska... ».8. Éteinte depuis la seconde moitié du XiXe siècle, la tourte était un pigeon sauvage qui se déplaçait en bandes immenses composées de plusieurs milliers d’individus. Leur présence était fort nuisible pour les agriculteurs, les tourtes se nourrissant de fruits et de graines.

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surVenant Si c’est la perte de votre canot qui vous occupe…amaBle Moqueur. Toi, Survenant, ça sera jamais l’occupation qui

te fera mourir.DiDace En colère. Si jamais je mets la main su’ le voleur, j’le poigne

par le soufflier et j’l’étouffe dret là !surVenant Mais ça vous redonnera pas votre canot. Si vous voulez,

j’peux vous en bâtir un, en tout semblable à l’autre.amaBle Parle donc pas pour rien dire, Survenant.surVenant J’parle d’un grand sérieux. Il y a du bon bois secxlvi en masse

à rien faire, sur les entraits.amaBle Il mange pas de pain.surVenant Je veux ben croire, mais il en gagne pas non plus. Seulement

il me faudrait des outils.xlvii

DiDace Y a ben un coffre d’outils dans la chambre d’en haut. Je sais pas ce qu’ils peuvent valoir au juste. Tu peux toujours les regarder…

surVenantxlviii Je peux vous bâtir un canot de neuf pieds en pin, pas trop versant, avec une pince de dix-huit pouces et le derrière en sifflet. Un canot pour un homme. Un vrai petit tape-cul.

DiDace Là, tu parles, mon garçon !surVenant Je pourrai travailler en paix dans le fournil. Mais je veux

pas voir làxlix un écornifleux. Pas un seul.DiDace T’es ben maître de pas en endurer un, si tu veux pas.surVenant Après… J’ai une idée… Ah ! je vous en parlerai plus tard… FO

*

narrateur lAprès la soirée, en entrouvrant la porte, Didace entendit dans le ciel un long sifflement d’ailes : un dernier volier de canards sauvages qui9 voyageaient de nuit sans un cri, à une grande hauteur, de leur vol rapide du départ.

DiDace C’est la fin !

narrateur Longtemps il resta à écouter sur le seuil li. Et il sut une fois de plus que l’ordre de l’hiver allait bientôt succéder à l’ordre de l’automne. Cloche d’ église au loin.lii

9. Correction des éditeurs : « sauvages voyageaient »

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DiDace FI Hou donc ! Phonsine ! Hou donc ! T’entends pas la cloche de Sainte-Anne ? Le tinton est à la veille de sonner. Quoi c’est qu’elle a à se friser belle comme une mariée,liii à matin ? Porte qu’on ferme.

phonsine Vite, Amable, ton père est pas commode, à matin.amaBle J’crés ben, il est rentré assez tard. Je voudrais ben savoir ce

qu’ils ont à se barauder à Sorel à tout bout de champ, lui pis le Survenant ?

phonsine Fais donc pas l’innocent ! Tu sais ben qu’ils vont porter les meubles que le Survenant répare dans le fournil.

amaBle Ça prend pas une journée aller porter des meubles. Ils reviennent chaque fois qu’il s’en va minuit.

phonsine Exagère pas, il était pas même onze heures hier au soir.amaBle Tu prends la part du Survenant, comme de raison, tête folle

que t’es !phonsine Hon ! T’as pas honte de parler de même !amaBle En tous les cas…phonsine Chut !... le v’là ! Bruit de porte. Éboulis de bois dans le bûcher.surVenant Chauffe ! Phonsine, chauffe le poêle, si tu veux avoir un

mari joyeux ! Il rit.amaBle En bougonnant. Tu me rejoindras à la porte. Phonsine se met

à pleurer.surVenant Voyons, voyons, Phonsine, on pleure pas pour des riens.

C’est pas le temps, le dimanche matin. Puis Amable qui t’aime tant !

phonsine Agressive, malgré ses larmes. Quoi c’est que t’en sais tant pour te mêler de parler, Grand-dieu-des-routes ? Et qui c’est qui te dit qu’Amable m’aime ? À moi il m’en parle jamais.

surVenant C’est pire ! Une femme, ça peut vous taper la face pendant des heures de temps. Mais si vous lui prenez seulement le bout du petit doigt pour l’arrêter, elle crie au meurtre comme une perdue. Et un homme a beau donner son nom à une femme, il pourrait s’ouvrir la poitrine avec un cou-teau et s’arracher le cœur pour elle. Du moment qu’il lui déclame pas à tous les vents qu’il l’aime, non ! Il l’aime pasliv.

phonsine T’en sais ben long sur les femmes, pour un vieux garçon de ton espèce ?

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surVenant Qui c’est qui t’a déjà dit que j’étais… La porte s’ouvre.DiDace Avez-vous envie qu’on arrive au sanctus10 ? FO

*

narrateur FI À la sortie de la messe, quelques flocons de neige, les pre-miers,lv voltigèrent, se posant délicatement comme avec d’infinies précautions sur la terre.

pierre-cômelvi Le temps est blanc. Va-ti neiger, quoi ?phonsine Il neige !DiDace Tu veux dire qu’il neigeotte.phonsine Non, non, regardez ! Avec enthousiasme. Il neige !pierre-côme Une neige follette de rien !phonsine Vexée. Quoi c’est que vous appelez neiger, d’abord ?pierre-côme Une bonne bordée. Une grosse neige qui rend l’eau forte et

qui fait prendre le pont de glace. Pas des brins de neige de même, des vraies plumes folles !

phonsine Il serait à peu près temps qu’il neige pour tout de bon, à la veille des Fêtes.

*

VoiX Musique. Atmosphère des Fêtes. Chez Jacob Salvail. Bonne année !lvii Bonne et heureuse ! tout le monde !

VoiX Toi pareillement ! Et le paradis à la fin…VoiX Puis à toi, Bedette,lviii quoi c’est qu’on va te souhaiter ? Un

cavalier ?jeunes gens Chantant. « Bonjour le maître et la maîtresse. Et tous les

gens de la maison… »lix

maria Y a pas ben, ben de quoi, mais c’est de grand’cœur.lx On va laisser le grand monde se régaler. Après, les jeunes mange-ront en paix. Et je vous recommande le dessert. C’est Angélina qui a préparé la pâte : de la pâte feuilletée, avec tous des beaux feuillets minces…

10. Le sanctus est un cantique grégorien récité vers le milieu de la messe, après l’offertoire et avant la communion.

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phonsine Mange donc tout de suite, Angélina. Tu dois avoir faim !angélina J’aime mieux servir. Je prendrai une bouchée tantôt.surVenant Aïe, vous deux, là, tâchez de me garder de quoi à manger !angélina Espérez ! À demi-voix. Phonsine !lxi Y a-t-il longtemps qu’il

est revenu ?phonsine Pendant la grand-messe.angélina Ben mal équipé, d’après ce que je peux voir ?phonsine Faut pas m’en parler : c’était pas monde de le voir. Une bosse

au front, un œil noir. J’ai eu toute la misère du monde à lui faire prendre une gorgée de thé, puis à le faire dormir pour le renipper un p’tit brin à soir. Heureusement qu’Amable l’a pas vu de même !

angélina J’vas dire comme toi, heureusement !surVenant Quand c’est qu’on mange, donc ?oDilon Pas de passe-droit. Tu mangeras à ton tour. T’es pas à

l’agonie. Et sois pas en peine du manger : il y en a tout un chaland.

surVenant Je vous avertis que je mange comme un Gargantua11.amaBle Gar-gan-tua ? !oDilon Parle donc le langage d’un homme, Survenant. Un gar-

gantua ! T’es pas avec tes sauvages par icitte : t’es parmi le monde ! Le Survenant éclate de rire.

amaBle À mi-voix. Il dit des choses qui ont ni son, ni ton, et il est trop simple d’esprit pour s’apercevoir qu’on rit de lui.

surVenant Aïe, la Noire ! Veux-tu me servir pour l’amour de la vie ? Je me meurs de faim.

angélina Si vous voulez ôter votre étoile de sur la table, je vous apporte une assiette enfaîtée.

surVenant Mon étoile ?angélina Oui, votre grande main en étoile…surVenant Angélina ! Angélina, viens icitte que je te parle ? Monologue

intérieur. Pourquoi me suit-elle ainsi des yeux ? Pourquoi attache-t-elle du prix au moindre de mes gestes ?

oDilon Survenant,lxii as-tu eu vent à Sorel du gros accident ?surVenant Monologue intérieur. Est-ce qu’elle ? Jamais je croirai…lxiii

11. Célèbre géant appaissant dans un cycle romanesque de François Rabelais (vers 1494-1553). La référence souligne le caractère carnavalesque du Survenant.

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amaBle Venant ! Rêves-tu ? Tu rêves ?surVenant Quoi ? Quoi ?oDilon On te demande si t’as eu vent à Sorel du gros accident ?surVenant Quel accident ?oDilon Apparence que trente-quèqueslxiv personnes ont péri dans

une explosion à la station des chars du Pacifique, à Montréal12.

surVenant Ah ! oui. L’Acayenne m’en a soufflé mot.amaBle Étonné. Qui ça, l’Acayenne ?surVenant Une personne de ma connaissance.oDilon Elle est sûrement pas du pays. Ça doit être encore quelque

sauvagesse. Avec un faux côté, elle itou !surVenant À mi-voix. Tu veux parler d’Angélina ? Haut. Je t’avertis,

Provençal, laisse-la tranquille. Tu m’entends ? À partir d’au-jourd’hui laisse-la en paix, ou ben t’auras de mes nouvelles. Tu m’comprends ? FO La fin se perd dans une musique de danse. Cotillon.

*

calleur Cotillon. Avec accompagnement de pieds qui battent la mesure. On entend, sans exagération : Sa-lu-ez vot’ compagnée ! Balancez vos dames !

joinVille Aïe ! Regarde-moi donc : j’suis mouillé quasiment d’un tra-vers à l’autre !

jeune homme Ben, tu m’as pas vu ! J’suffis pas à m’abattre l’eau !joinVille Et tourne à droite !jeune homme Et revire à gauche !lxv

laure Pendant que la musique joue encore. Mon doux Jésus ! Madame Salvail, v’là Odilon après se battre avec le Survenant à ras la grange.

maria J’me sens faible.lxvi J’crés quasiment que j’vas faire la toile.lxvii

12. Objet d’une note d’Yvan Lepage : « Gare du Canadien Pacifique. Il s’agit, en l’occurrence, de la gare Viger, où une explosion de gaz se produisit effectivement sous le quai, le soir du vendredi 31 décembre 1909. L’accident fit une trentaine de blessés » (Marie-Didace, édition critique par Yvan G. Lepage, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Biblio -thèque du Nouveau Monde », 1996, p. 173).

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phonsine Miséricorde ! quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser !

laure Aussi, pourquoi garder ce survenant de malheur ? Pour voir si on avait besoin de ça au Chenal du Moine ! Mais il jouit de son reste. Attendez que Pierre-Cômelxviii l’attrape par le chignon du cou : il va lui montrer qui c’est lxixle maire de la place. Ma chape ! Bedette, donne-moi ma chape ! Garder un étranger de même, c’est pas chanceux : c’lui-là peut rien que porter malheur. Sortant. Pierre-Côme ! Pierre-Côme ! FO

*

narrateur Personne ne se soucia d’expliquer comment la bataille avait commencé entre Odilon et le Survenant. Toutefois, à partir de ce jour, il fut bien compris au Chenal du Moine que quiconque se moquerait d’Angélina Desmarais devrait des comptes au Survenant. Mais les veillées chez les Beauchemin ne reprirent pas au même rythme. À peine si le père Didace s’aperçut du changement. Avec les jours lxxplus longs, l’ou-vrage se prolongeait dans le fournil jusqu’au soir. Si bien qu’au matin…

DiDace Ouais, il nous reste p’us grand-chose à faire !surVenant Pour ainsi dire rien ! Quant à entreprendre d’autres meubles,

y a pas de bois pour la peine… Mais j’ai calculé ça : avec… vingt-quatre piastres… attendez !... oui… et cinquante-sept cennes, j’en aurais assez pour aller à Montréal faire des mar-chés et acheter les outils qu’il faut !

amaBle C’est ben trop d’argent !DiDace En tout cas, y a rien qui presse. Le printemps est à la veille…

à la veille de ressourdre.surVenant Bas et nostalgique. Les bateaux des vieux pays aussi. Les

grands quais vont se réveiller. lxxiAvec la bonne odeur de goudron… Les cris des matelots… Et l’ancre qu’on lève ! Le débardage, ça c’est un métier ! Facile, qui demande pas d’ap-prentissage. Et qui rapporte… en bel argent…

DiDace Ouais, mais tu parles pas des débardeurs couchés au fond de la cale, à pelleter du grain, les poumons encrassés de

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poussière. Tu parles pas des rats, les rats de navire de la grosseur des matous.

surVenant Ça s’endure ben, allez ! quand on a le métier dans le sang.DiDace Amable, Phonsine te fait signe d’aller à la maison.amaBle Bâille. Ouais ! Porte.DiDace Avec empressement. T’as dit que ça te prendrait vingt-quatre

piastres et cinquante-sept cennes pour aller à Montréal ? Tiens ! v’là l’argent. Soixante cennes pour faire un compte rond. Quand c’est que tu t’attends à revenir ?

surVenant Je partirai p’t’être demain, au jour. P’t’être après-demain. Mais je resterai pas plus que deux, trois jours, dans le plus, dans le plus…

DiDace J’sus ben content. Tu verras, Survenant : y a rien de plus beau que par icitte. Le printemps devrait pas retarder gros à c’t’heure. Quand le temps est arrivé, c’est le soleil, c’est le vent, c’est la pluie qui mangent la vieille neige. Mais tu connais ça ? Après on voyage à la grande eau toute la belle journée. Y a rien de plus beau, je te l’dis ! Music fade and sustain.

*

lxxiiamaBle Vot’ beau merle, hein, il m’a tout l’air envolé sur l’aile de notre argent ?

DiDace S’il revient pas t’de suite, faut craire qu’il a ses raisons.amaBle Ses raisons ? Aïe ! On les connaît. Ça fait quand même une

semaine qu’il est parti. Musique. U&FO lxxiii

joinVille J’veux pas rien dire de trop, monsieur Beauchemin, mais…

DiDace Parle !joinVillelxxiv … J’ai vu votre Survenant à Sorel.DiDace T’es sûr que c’est lui ?joinVillelxxv Sûr et certain. Même qu’il était ben en fête. Il se tenait pas

sur ses jambes.amaBle Quand j’vous disais de vous méfier de lui !DiDace Toi, t’as promis à Dâvi Desmarais d’aller lui aider à entâiller.

Quoi c’est que t’attends pour te rendre à la cabane à sucrelxxvi ?

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amaBle Ouè, j’y vas. Mais en même temps, j’dirai à Angélina ce qu’il est au juste son Survenant : un ivrogne… un batailleur… un fend-le-vent s’il y en a un. Un… pas-de-parole.

phonsine Je t’en prie, Amable. Fais pas ça. C’est laid. Puis la pauvre Angélina aura assez de partager les peines du Survenant, si elle l’aime, sans lui faire partager la charge de ses fautes.

DiDace Va atteler, Amable !amaBle Vous partez pas au-devant de lui, au moins ?DiDace Attelle, que je te dis ! FO

*

narrateur Musique. Une fois seule, toutelxxvii à la joie de travailler sans témoin, Phonsine se mit à la besogne. Personne ne lui repro-cherait sa gaucherie. Personne n’aurait connaissance de sa faiblesse. Mais vers trois heures, elle commença à trouver le temps long et à surveiller la route. On entend sonner quatre heures à coups précipités, d’un timbre fêlé.

phonsine On entend comme une bourrasque de pluie sur les vitres. La pluie ! Bourrasque de pluie sur les vitres. Oh ! C’est le Survenant ! Tout seul ! Et à pied !lxxviii Entre vite ! Elle referme la porte sur lui. Si c’est pas un vrai déshonneur de se mettre en boisson pareil ! Ôte tes bottes, au moins. Regarde donc mon plancher tout sali, mon plancher frais lavé ! Tu devrais avoir honte ! S’emportant. J’dirai tout à mon beau-père. Il te mettra à la porte. Durant cette scène le Survenant se contente de rire niaisement. Et l’argent ? Puis les outils ? Quoi c’est que t’en as fait ? Où est mon beau-père ?

surVenant Vaguement. Le… père ? Il est allé… voir… sa blonde !phonsine Tu dis ? Parle donc franchement. surVenant Ben quoi ? J’suis pas chaud. J’ai bu rien qu’un coup. Écoute,

la p’tite mère…phonsine Dis-moi la vérité, Survenant. Le père Didace est… allé

voir ?lxxix

surVenant Le père Didace…lxxx

phonsine Oui, oui, mon beau-père.lxxxi

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surVenant Il va se marier… avec… tu sais ben l’Acayenne ?... la belle Acayenne ? Il entonne. « J’ai pas choisi, Mais j’ai pris la plus belle13. » En diminuant. Puis on a l’ impression d’un homme qui s’endort.

phonsine Il ronfle déjà ! J’savais que c’passant-là nous apporterait rien que des revers ! Ça serait-il possible que mon beau-père se remarie ? Qu’il amène dans la maison une nouvelle femme qu’on connaît ni d’Adam ni d’Ève ? L’Acayenne ? Où c’est que j’ai entendu ce nom-là ? Si Amable apprend ça, lui qu’un rien décourage ! On n’est plus rien que nous trois, le père Didace, Amable, puis moi à veiller au vieux bien des Beauchemin… Bonne sainte Mathilde Beauchemin, vous permettrez pas qu’une autre femme prenne votre place ? FO lxxxii

narrateur Au mur, sur des portraits de zinc, dans des médaillons de tilleul, ils sont six générations de Beaucheminlxxxiii, l’œil perçant, le regard droit, le front haut. Ils règnent puissants, stricts, indéfectibles sur leur œuvre de famille. Dans l’hon-nêteté et le respect humain de leurs sueurs et de leur sang de pionniers, dans les savanes et à l’eau forte, de toute une vie de misère, ayant été de leur métier bûcherons, naviga-teurs, poissonniers, défricheurs, ils ont écrit la loi des Beauchemin. À ceux qui suivent, aux héritiers du nom, de l’observer avec fidélité.

phonsine FI lxxxiv Mon Dieu… accordez-moi la grâce d’avoir un enfant… un autre Didace, fils de Didace !

*

narrateur Enfin, le printemps éclata. Un duvet blond flotta sur la campagne, plus blonde elle aussi. L’eau du chenal redevint claire et verte. Musique.lxxxv On entend peu à peu le coasse-ment des grenouilles. Un murmure, plus qu’un murmure, une musique s’éleva parmi la prêle des marais, droite et rose

13. Extrait d’un refrain souvent associé à la chanson connue sous le nom : « M’en revenant de la jolie Rochelle ». (Canada, États-Unis et France) (voir Conrad Laforte, Le Catalogue de la chanson folklorique française, vol. I : chansons en laisse, Québec, Presses de l’Université Laval, « Les Archives de folklore », p. 352-356, 1977).

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près des berges. En un hymne à la vie, les grenouilles se dévasant remontaient à la surface de l’eau et célébraient leurs noces avec la lumière du jour. On entend au cours de la scène qui suit le bruit de piquets qu’on enfonce. Bruit d’une chaloupe près du quai.

pierre-côme C’est ça, mon Didace, travaille ! L’ouvrage sauve.DiDace Va chez l’diâblelxxxvi. Plus bas. Lui, c’est le vrai cultivateur !

Quatre garçons, quatre filles, tous attachés à la terre, tou-jours d’accord. Ça pense jamais à s’éloigner ni à gaspiller. Et l’idée rien qu’à travailler et à agrandir le bien.

surVenant Il vous aurait fallu des garçons de même, pour ben faire.DiDace C’est ben là ma grand’ peine. Amable, on n’en parle pas : il

est toujours éreinté. Un rien le décourage. Il est pas Beauchemin pour mon goût. Au moins si Phonsine avait eu des enfants ! Mais non ! Pas même un petit dans les bras après trois ans de ménage.

surVenant Votre femme devait être vaillante, elle ?DiDace Vaillante ? J’aurais voulu que tu vinssis la connaître. Ses

frères, ses sœurs, c’étaient tous des flancs mous. Mais elle ! Je me rappelle qu’un printemps l’eau avait monté assez haut qu’on a dû rapailler notre butin partout, passé les îles et jusque dans l’anse de Nicolet. Après, pour venir à bout de se grèyer en neuf, moi puis Mathilde, on s’est-ti lxxxviinourris longtemps rien qu’au poisson à la sel-et-eau.

surVenant À la quoi ?DiDace À la sel-et-eau. Tu connais pas ça ? Ben, le matin, j’allais

visiter mes pêches. Le poisson qu’était pas vendable, je l’mettais de côté. La femme l’accommodait en le jetant tout vivant dans une chaudronnée d’eau bouillante, avec une poignée de gros sel. On le mangeait de même, sans beurre, sans aucun agrément. La première fois on trouve ça bon. Mais jour après jour, tout un été de temps, à la longue l’es-tomac nous en criait de faim. Fallait tant ménager… Et si on en avait du cœur pour défendre notre bien !

surVenant Du cœur ? C’est pas ça qui vous manque. Je vous regardais tantôt quand vous étiez choqué : vous êtes loin d’être vieux. Vous pourriez encore élever une famille.

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DiDace Sursautant. Me r’marier ? Moi, à mon âge ? Prendre une deuxième femme assez jeune pour… On le sait ben : j’suis pas des plus jeunes, mais j’suis pas vieux, vieux comme il y en a, pour mon temps. Pendant un moment, on n’entend que des coups de marteau. J’me demande quel l’âge l’Acayenne peut ben avoir, elle ?

surVenant Ah ! elle est proche de la quarantaine, mais je jurerais ben qu’elle a pas un jour de plus. FO

*

phonsine On entend le chant de la cigale.lxxxviii Écoutez-moi donc la cigale chanter !

amaBle C’est signe de chaleur.phonsine On cuit déjà comme dans un four. Quoi c’est qu’on va ben

devenir si l’été continue de même !lxxxix

amaBle Tiens, le Survenant qui s’en va voir Angélina.phonsine Pourtant vrai ! Le dimanche après-midi, comme de raison,

il en a ben le droit. FO

*

surVenant On entend un harmonium à l’ intérieur de la maison.xc Au premier plan, quelques instants après avoir plaqué un accord sur l’harmonium. Un harmonium, c’est trop lent. Ça répond pas. Parlez-moi d’un piano. Le son part et s’arrête à volonté.

angélinaxci Chante au moins, Survenant, si tu veux pas mexcii jouer un air…

surVenant C’est bon. J’vas texciii chanter la romance qu’une actrice chanta à un roi qui l’aimait. S’accompagnant à l’ harmonium, il chante à l’arrière-plan.

« Reviens, veux-tu, Ton amour me brise le cœur14. » Ah ! non ! C’est assez !angélina xcivT’avais pas dit que tu voulais te promener en voiture ? FO

*

14. Extrait, légèrement déformé, de la chanson française « Reviens ! », une valse créée en 1910 par Harry Fragson (pseudonyme de Léon Philippe Pot, 1869-1913).

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angélina Trot de cheval sur la route, qui ralentit. À quoi c’est que tu jongles, Survenant ?

surVenant Je pense à ben des choses.angélina À quoi encore ?surVenant Je pense que nulle part j’ai resté aussi longtemps que par icitte.

Avant, quand j’avais demeuré un mois à un endroit, c’était en masse. Mais, au Chenal, je sais pas pourquoi… Peut-être parce qu’il y a de l’eau que j’aime à regarder passer… de l’eau qui vient de pays que j’ai déjà vus… de l’eau qui s’en va vers des pays que je verrai, un jour… je sais pas trop…

angélina Y a rien d’autre qui te retient, par hasard ?surVenant À supposer que je te le dirais, la Noire, serais-tu plus riche

après ? Marche, marche ! Bruit de trot.angélina Soudainement. xcv Regarde-moi donc ces gipsies ! Faut pas

être honteux !surVenant Quoi ! s’ils s’aiment !angélina Raison de plus ! Je comprends pas que…surVenant Quoi, encore ?angélina Qu’il y en ait (gênée) pour qui l’amour soye… rien que ça.surVenant Faut jamais mépriser ce qu’on comprend pas. Peut-être

qu’avec tout le reste, ce rien-que-ça, il y en a qui peuvent pas l’avoir.xcvi Prends les guides, Angélina. J’vas me faire tirer la bonne aventure.

angélina Survenant !surVenant J’serai pas longtemps. FO

*

surVenant FI Tu pleures ? Pourquoi tu pleures, Angélina ? Pas par rap-port à moi, hein, la Noire ? Je veux pas que tu verses une seule larme pour moi. Jamais.

angélina En sanglots. Ben non, je pleure pas.surVenant Très tendre. Voyons, la Noire, j’ai arrêté juste le temps de

faire dire ma bonne aventure. Faut pas penser que j’ai voulu te causer de la peine. Tu sais, la Noire, dans le fond de mon cœur, j’suis pas méchant.

angélina Je le sais ben trop, va !surVenant Essuie tes larmes, là !

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angélina Oui… Après un soupir… quoi c’est qu’elle t’a tant dit, la gipsy ?

surVenant Elle m’a dit qu’avant longtemps, je ferais… une longue route.

angélina Avec empressement. Tu l’as pas crue au moins ?surVenant Silence. Oh ! Tu sais pas la grande nouvelle ? Il y a un cirque

qui vient à Sorel à la fin de la semaine. Va falloir que j’y aille à tout prix. Un cirque. Tu y penses pas ? Samedi, jour de marché, ça peut pas mieux s’adonner.

angélina C’est-ti grati ?survenant Hein ?angélina Je demande si c’est grati, l’entrée ? Le Survenant éclate de rire.

*

Bateleur Atmosphère de cirque.xcvii Timbre du bateleur des fêtes foraines. De ce côté-là,xcviii venez voir le grand pélican blanc qui a trente-six dents dont vingt-quatre à la mâchoire et douzexcix… Reprenant sa voix naturelle. Ah ! la belle fille rougeaude ! Ah ! si j’étais pas marié ! On entend des rires.

joinVillec Tu parles d’un effronté !Bateleur Allons, les dames et les demoiselles !ci Venez voir le grand

pélican blanc. Seulement dix cennes pour voir de près le grand pélican blanc qui a trente-six dents… De ce côté-citte,cii les amis. Essayez vos forces. Entrez. Par ici, mes-sieurs. Vous avez devant vous Louis l’Étrangleur, le champion de la France, qui a rencontré le fameux boucher de Toulouse, le lutteur mystère de Dieppe.

oDilon Aïe ! regarde-moi les donc ! Si on dirait pas deux étalons : un claille15 et un percheron !

Bateleurciii Il a aussi terrassé le Japonais Zatiasma de la Nouvelle Z’Irlande16. Une piasse de la minute à qui de vous sera pas couché au bout de cinq minutes de lutte avec le meilleur

15. Clyde, abréviation de Clydesdale ; race de chevaux écossais (voir John Peter Tison, Les canadianismes dans une sélection de romans canadiens-français contemporains, mémoire de maîtrise, Kansas State Teachers College of Emporia, 1967, p. 10). 16. Nouvelle-Irlande : île de Papouasie-Nouvelle-Guinée baignée par l’océan Pacifique, la mer des Salomon et la mer de Bismarck et faisant partie de l’archipel Bismarck.

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lutteur, non seulement de Montréal et des environs, mais de toute la province de Québec, y compris Sorel.

joinVilleciv Ah ! cré bateau ! C’est quelqu’un. C’est tout un homme !surVenantcv Pousse pas. Oublie pas que les gars de Sorel ont le bras

mortel17. T’es dans le pays des taupins.oDilon Beau dommage !cvi Boucher Levert, le seul homme qui a

battu Jos Montferrand18 était de Sorel !Bateleurcvii Gouailleur. Y en a une vingtaine dans le monde à prétendre

qu’ils ont battu Montferrand. Mais c’est pas prouvé…oDiloncviii En tout cas, Boucher Levert, lui…joinVille Venez-vous dans la tente ?surVenant On y va. Remue-ménage et bruit de foule (voix d’ hommes).

*

joinVille Aïe, le Survenant va se battre avec l’Étrangleurcix, y avez-vous vu la longueur des gigots ?

Bateleurcx Tout est permis, la savate, le chui-chutsou19, tous les coups. Il est ben entendu que la direction du cirque est pas respon-sable des membres cassés… des côtes enfoncées… ni d’au-cune conséquence. Vous luttez à vos risques, compris ? Si vous aimez mieux vous retirer, il est encore temps, compris ?

17. Le Sorelois du 3 février 1888 (page 2) reproduit un article paru dans La Presse :« Voilà une petite ville remarquable par son site et par le type de ses habitants :Les gens de SorelOnt l’bras mortel ;Les gens d’MaskaSont d’forts à bras !Nous ne garantissons ni la poésie ni la pureté de langage du quatrain ci-dessus, mais c’est un vieil adage sorelois et mascoutain, connu même des Montréalais, puisque nous nous en souvenons. Qui connaît un peu l’endroit n’a pas oublié les combats homériques entre les Sorelois et les Mascoutains [les habitants de Saint-Hyacinthe et des environs] les jours de marché à Sorel. »18. « Voyageur », « homme de chantier », homme fort et figure légendaire, né le 25 octobre 1802 à Montréal, fils de François-Joseph Favre, dit Montferrand, voyageur, et de Marie-Louise Couvret, décédé le 4 octobre 1864 dans sa ville natale (voir Dictionnaire biographique du Canada). 19. Prononciation erronée de Ju-jitsu qui est un regroupement de techniques de combats japonaises.

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surVenant Compris. Amène-le, ton Étrangleur !joinVille Excité. Ça va commencer ! Ça commence ! La lutte com-

mence. Coups sourds.cxi

amaBle Aïe, Survenant, tignasse-le un petit brin dans l’jarret !Bateleurcxii T’as pas le droit de fesser de même !oDiloncxiii Y a pas de coups défendus ! C’est toi qui l’as dit.amaBlecxiv Ton cochon a commencé avec son coup de genou !joinVille Si la « fight » continue pas, on jette la tente à terre ! La lutte

reprend.oDiloncxv Mais il est ben fort, ce maudit-làjoinVille Surveille ta gauche, Survenant ! Gêne-toi pas ! Donnes-y !

FO

*

surVenant FI Scène d’auberge. J’aurais pu tenir encore une bonne demi-heure, mais je trouvais le motton assez gros pour qu’on puisse tous prendre un bon coup à l’hôtel des chars.cxvi

joinVille Ah ! cré Survenant ! Y est-il fort, nom d’un nom ! Un vrai boulé, quoi !

oDiloncxvii Boucher Levert, lui…surVenant Les amis, vous avez bu la traite du plus pauvre bougre du

Chenal du Moine. À c’t’heure, il va falloir boire la traite du plus riche.cxviii Joinville, paye la traite. Les Provençal sont assez riches…

joinVille J’voudrais ben. Mais j’ai pas une cenne qui m’adore.surVenant Insinuant. Un gros marché, à matin, Joinville ?joinVille Ne comprenant pas tout de suite. Un gros marché ? C’est vrai,

l’argent du marché ? C’est autant à moi qu’aux autres !cxix

Criant. La traite ! La traite pour tout le monde dans l’hôtel ! Pas rien qu’une, deux. Deux traites générales ! FO

*

surVenant FI T’es blodde, Provençal. T’es vraiment blodde.amaBle Flatte-le. C’est ça, flatte-le à c’t’heure que tu lui as fait

dépenser l’argent du marché. Quoi c’est que Pierre-Côme va penser ?cxx

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surVenant Laisse faire, mon Joinville. Pour te dédommager, j’vas t’ap-prendre à regagner le double. Tes poules… là… si tu veux qu’elles pondent, l’hiver prochain…

amaBle Aïe, livre pas tes secrets. Oublie pas une chose : on te garde, nous autres !

surVenant En riant. Tu me gardes, toi ? Toi ? Bas, grave et nostalgique.cxxi

Ce qu’on donne, Amable, est jamais perdu. Ce qu’on donne à un, un autre nous le remet. Avec une autre sorte de paye. Et souvent au moment où on s’attend à rien.

amaBle C’est ben beau à dire… En tout cas, si vous vous en venez pas, moi je vous tire ma révérence.cxxii

surVenant J’ai connu un matelot nègre qui jetait toujours à l’eau la première tranche de pain qu’il recevait sur le bateau. Il disait que, dans un naufrage, c’était grâce à un goéland s’il était pas mort de faim. Lentement. Cast your bread upon the water ! Ah ! nèveurmagne !

joinVille Accoudé à une table, pleurant, dans une demi-ivresse. Maudit, que c’est beau ce que tu racontes là, Survenant ! Parle donc encore ! Recommence ce que tu viens de dire. J’ai pas tout compris. Recommence. Le nègre… le goéland… La tranche de pain… là… FO cxxiii

*

narrateur Le lendemain, dimanche, dès la première clarté Angélina se leva et s’en fut dans le jardin. Au-dessus de la baie de Saint-François, l’étoile du matin tremblotait encore, mais le soleil allait bientôt paraître.

angélina Que la journée sera belle ! Oh !

narrateur Au milieu d’une touffe de grande oseille, près du fossé, une large tache rouge bougeait.

angélina Étonnée. Le mackinaw du Survenant ! Mais c’est un homme qui est couché là, à plat ventre, une bouteille collée à sa joue…cxxiv Survenant, réveille-toi !... Oh ! mon dieu ! C’est Joinville, Joinville Provençal !… Bas, lentement. Celui qui l’aura fait boire est grandement coupable… Music fade and sustain.cxxv

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*

phonsine Entrez, entrez ! Bruit de pas. J’peux pas craire que vous allez recommencer à venir veiller. Que j’suis fière !

narrateur Septembre et les grandes pluies redonneraient donc aux veil-lées d’automne leur rythme familier de l’hiver précédent.

oDiloncxxvi Dis-nous, le Survenant, comment elle est, la blonde au père Didace ! Tu la connais, toi. Conte-nous ça !

narrateur Les mots tombèrent sur le cœur de Phonsine comme des grêlons sur un toit. Music out.cxxvii

phonsine Bas et découragée. Mon doux, Angélina, pourvu qu’il parle pas trop devant Amable. Empêche-le, j’t’en prie.

angélina Comment faire ? Prends garde !cxxviii

phonsine S’efforçant de paraître gaie. À la ronde.cxxix Si on dirait pas une soirée des jours gras. Dommage que mon beau-père soit allé coucher à la chasse. Lui qui aime tant la compagnie…

amaBle Parle, Survenant ! Ce que t’as à dire, dis-le !surVenant Indifférent. C’est pas aisé à dire. Prenant son temps. Si vous

voulez parler de l’Acayenne, de son vrai nom Blanche Varieur, d’abord elle est veuve.

maria Vivement intéressée. Puis après ?surVenant Puis c’est une personne blonde, quasiment rousse. Pas ben

belle de visage. Et pourtant elle fait l’effet d’une image. La peau blanche comme du lait. Et les joues rouges à en saigner.

DaViD A fait pas pitié !surVenant Même ton. C’est pas tant la beauté, comme je vous disais

tantôt, que cette douceur qu’elle vous a dans le regard… et qui est pas disable.

maria Et de sa personne, elle est-ti d’une bonne taille ? Sûrement elle est pas chenille à poil et maigre en arbalète comme moi pour tant faire tourner la tête aux hommes. À t’entendrecxxx, Survenant, apparence que les hommes mangeraient dans le creux de sa main.

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surVenant Riant. Pour parler franchement, à comparer à vous, Madame Salvail… elle (avec emphase) déborde !

maria Grasse à20 fendre avec l’ongle ?angélina Mais elle doit avoir de l’âge ?surVenant Elle doit. Mais c’est comme si elle était une jeunesse. Quand

elle rit, c’est ben simple, le meilleur des hommes renierait père et mère. Il s’anime de plus en plus.

angélina Je vois ben qu’elle t’a fait les yeux doux.surVenant Quoi ! pas plus à moi qu’à un autre. Vous êtes tous là à me

demander mon idée : je vous la donne de francheté. En tout cas, c’est en plein la femme qu’il fautcxxxi pour réchauffer la paillasse d’un vieux.

amaBle Bas. Phonsine,cxxxii si c’était pas que de te savoir en famille, j’ui enverrais mon poing en plein dans le front. Tu veux pas que je leur dise !cxxxiii

phonsine Bas, sur le même ton. Non, non ! Gardons ça pour nous deux et reprendscxxxiv courage, Amable. Ça sera sûrement rien qu’une passée… Ton père ferait pas la folie de…

laure Fiez-vous-ycxxxv pas, à c’te rougette-là. Elle va vous plumer tout vivants. T’entends, Amable ?

surVenant Vous aimez pas ça une rougette, la mère ? Riant. Pourtant, quand la cheminée flambe, c’est signe que le poêle tire ben.

maria Mais d’où qu’elle sort pour qu’on l’appelle l’Acayenne ?surVenant De quelque part dans le golfe.maria C’empêche pas qu’elle donne à chambrer à des navigateurs

et qu’on parle de contre elle, comme d’une méchante.laure Qu’elle reste donc dans son pays !surVenant Indigné. Des maldisances, tout ça, rien que des maldisances !

Comme de raison, une étrangère, c’est une méchante : elle est pas du pays. Bruit de chaises remuées. Vous autres ! Vous autres… vous savez pas ce que c’est d’aimer à voircxxxvi du pays… de se lever avec le jour, un beau matin, pour filer fin seul, le cœur allègecxxxvii, tout son avoir sur le dos. Non ! Vous aimez mieux piétonner toujours à la même place, pliés en deux sur vos terres de petite grandeur, plates et cordées comme des mouchoirs de poche. Sainte-Bénite, vous aurez

20. Correction des éditeurs : « Grasse à en fendre ».

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donc jamais rien vu de votre vivant. Quand uncxxxviii oiseau un peu rare vient à passer,cxxxix vous en parlez pendant des mois de temps. Quoi c’est que ça serait si vous voyiez d’avancer devers vous, par troupeaux de milliers, les oies sauvages, blanches et frivolantes comme une neige de bourrasque ?

pierre-côme Tout ce qu’on avait à voir, Survenant, on l’a vu.surVenant Chantant. « Là-haut, là-bas, sur ces montagnes21

J’aperçois des moutons blancs Beau rosier, belle rose J’aperçois des moutons blancs Belle rose du printemps Si vous voulez, belle bergère… » Pendant que le Survenant chante, les hommes parlent à

mi-voix, en lecxl narguant et en se moquant de lui.amaBlecxli Chante, beau marle, chante toujours tes chansons !oDilon Il sera content quand ils le ramasseront dans le fossé,

assommé par quèque trimpe et le visage plein de vase.amaBlecxlii On fera une complainte sur lui, le fou à Venant.oDiloncxliii Il crèvera comme un chien, le fend-le-vent.amaBlecxliv Sans avoir le prêtre, sans un bout de prière.oDilon Grand-dieu-des-routes. Leur rire interromptcxlv le chant du

Survenant, qui peut durer plus longtemps si nécessaire.phonsine Tu t’en vas pas, Angélina ? Silence. Attends, j’vas réhausser

la lumière.angélina Non, allume pas. Il fait assez clair et j’ai ma chape à la main.surVenant T’as pas peur au moins, belle bergère ?angélina Peur ? Personne tentera sur moi.cxlvi FO

*

surVenant FI Sur la route, appelant. Angélina !angélina J’t’attendais. J’t’attendais pour te parler cœur à cœur. Faut

que tu te confesses à moi, Survenant. Y a de quoi qui te mine. J’t’ai rien fait de vilain sans le vouloir ?

surVenant Mais non, la Noire. J’ai pas de raisons de me tourmenter.angélina Pourquoi donc que t’es p’us le même homme qu’avant ?surVenant Mais non…

21. Extraits de la chanson « Belle rose du printemps ».

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angélina Essaye pas de nier : ta voix sonnait étrange tout à l’heure. As-tu une peine quelconque, quelque déboire que tu cherches à me cacher ? Silence. Si tu t’ennuies, dis-le. Garde pas ça en toi, c’est mauvais. Un peu gênée. Depuis un certain temps j’ai dans l’idée une chose qui te déplaira pas : tu sais l’harmonium à la maison, j’aimerais à le changer pour… un piano !

surVenant Pauvre Angélina !angélina As-tu besoin d’argent ? Je pourrais encore t’en avancer que

tu nous remettrais rien que quand ça t’aviendra. Tu nous as assez aidés qu’on te redoit plus que ça, il me semble.

VoiX De Femme On entend en retrait une voix de femme, pour suggérer le monologue intérieur. La route te reprendra.

angélina Puis j’voulais t’apprendre que mon père est paré à passer la terre à mon nom. On doit rien dessus, tu sais. Sans être des richards, on est assez en moyen. Celui qui me prendra pour femme sera pas tellement à plaindre.

surVenant La femme qui m’aura pourra jamais en dire autant de moi : j’ai juste le butin sur mon dos.

angélina Dis pas ça, Survenant. T’as du cœur. Et, travaillant comme tu l’es, t’arriverais pas les mains vides. Quand on est vraiment mari et femme, il me semble qu’on met tout en commun.

VoiX De Femme La route te reprendra... surVenant Tu trembles comme une feuille, Angélina. Rentre vite à la

maison. Tu vas prendre du mal.angélina Suppliante et humble. Si tu voulais, Survenant…surVenant Avec tristesse et infiniment de tendresse. Tente-moi pas,

Angélina. C’est mieux.VoiX De Femme La route te reprendra… la route te reprendra… la route te

reprendra… FO

*

cxlviiDiDace Quoi c’est que ça peut ben vouloir dire ? La cheminée est éteinte.cxlviii Et les animaux à l’abandon dans le jardin ! Moi qui m’suis donné tant de peine à faire lever le blé d’Inde d’automne… Entrant dans la maison. Torriâble ! Le poêle est mort ! Si c’est pas un vrai déshonneur ! À tue-tête. Levez-

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vous, bande d’emplâtres ! Venez m’aider à courailler les ani-mauxcxlix. Ils sont en train de tout manger. Toute la terre s’en va chez l’yâble. Il nous restera p’us rien. Hou, donc, Survenant ! Lève ! Amable !

phonsine Dans la chambre voisine. Lève-toi vite. Ton père est en colère.amaBle Ah ! deux, trois vaches dans le clos, c’est pas la mort d’un

homme.DiDace Lequel de vous trois a laissé la barrière ouverte, hier au soir ?amaBle En retrait. Pas moi, sûrement. Ça doit être le Survenant. Il

est rentré le dernier.DiDace C’est-ti toi, Survenant ? Demandez-moi ce qu’il brette si

tard dans le bed, celui-là ? Il a pourtant pas coutume. S’il faut que j’aille le tirer du nique à c’t’heure, c’est ben le res-tant des écus.

phonsine Au premier plan. Laissez faire, mon beau-père, j’vas monter à votre place. On entend Phonsine monter les marches. Dans un cri. Le Survenant est parti !

DiDace Ça se peut pas ! Ça se peut pas !phonsine Oui. Oui. Quand je vous le dis : il est parti. Avec toutes ses

hardes. Son lit est seulement pas défait. La voix de Phonsine se rapproche jusqu’au premier plan.cl Les trois voix contrastent. Avec tristesse. Parti, le Survenant !

DiDace Découragé. Il est parti !amaBle Déguisant mal sa joie. Parti, parti pour toujours !

*

angélina Musique.cli Combien c’est qu’il vous devait ?joinVilleclii Ah ! une couple de piastres p’t’être ben ?cliii

angélina Tenez ! Et un bon trente sous par-dessus le marché ! On entend l’argent résonner sur la table. Et à toi Odilon ?

oDilon Un cinq piastres au bas mot.angélina V’là un autre cinq. Avec un écu en plus. On entend de nou-

veau résonner l’argent.cliv

oDilon Je t’en prie, Angélina.angélina Prends-le. Prends-le. Voyons, c’est son argent à… lui. Bruit

plus accentué de pièces de monnaie sur un meuble. Music fade and sustain.

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*

laure V’làclv encore Angélina qui passe ! Ah ! la folle ! Avec sa robe du dimanche, à la pluie battante, enfoncée dans la vase jusqu’à la cheville ! La p’tite chatte ferait pas pire.clvi

maria Avec pitié. Pauvre Angélina ! Traîner sa jambe faible par les chemins glaiseux, sur les buttes, dans les baissières, partout !

laure En colère.clvii Elle en a de la grâce. Pour un fend-le-vent, un grand-dieu-des-routes, un… survenant qui riait d’elle ! FO

*

angélina Music up and fade.clviii J’ai tout payé. À présent les beaux gars du Chenal du Moine peuvent me traiter d’avarde, de cor-neille, de boiteuse et rire de moi à leur aise. Mais personne, personne aux îles, n’a le droit d’enlever un seul cheveu sur la tête du Survenant. Elle éclate en sanglots. Musique up and out.clix

*

phonsine FI Trois jours, trois jours francs qu’on n’a pas vu un brin de fumée sortir de la cheminée. Ni un morceau de linge voler au vent sur la corde à linge. C’est inquiétant.

DiDace J’ai été cogner à la porte deux, trois fois. Angélina veut pas répondre.

phonsine Faudrait y voir, après tout, on est ses plus proches voisins.DiDace Si on le faisait dire à Marie-Amanda ?phonsine C’est sa meilleure amie. Elle traverseraitclx sûrement de l’île

de Grâce… FO

*

marie-amanDa FI Écoute, Angélina…angélina En larmes. Le Survenant, c’était le mien et j’leclxi reverrai

p’us. Dire que je me serais arraché le cœur pour lui. Je demandais rien pourtant… Rien que de le voir lever la vue sur moi, de temps à autre, même sans le faire exprès.

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marie-amanDa Écoute. Avant de connaître le Survenant, t’avais ta maison, tes fleurs. Tu les as encore. De plus pendant un an, il t’a donné son cœur. Il t’a pas appauvrie ? T’as rien à regretter ? Et tu regrettes tout ! Sois plus raisonnable que ça !

angélina Fièrement.clxii Le Survenant s’est toujours conduit envers moi en vrai monsieur. S’il avait agi autrement, j’te dis ben fran-chement que j’sais pas si j’aurais eu de quoi à lui refuser.

marie-amanDa Je veux pas dire ça, Angélina. angélina Avec gêne. Marie-Amanda… penses-tu… si je partais à sa

recherche, que je réussirais à le ramener ?marie-amanDa P’t’être que tu le ramènerais, mais tôt ou tard il repartirait

et tout serait à recommencer. À supposer que tu l’attacherais à toi, que tu le riverais à toi, même avec une chaîne de fer, si tu le voyais, chaque jour par ta faute, rongé d’ennui, le cœur ailleurs, et toi, pareille à une déjetée à ses yeux, pauvre Angélina, tu le perdrais plus que tu le perds à c’t’heure.

angélina Je peux pas comprendre…marie-amanDa Cherche pas à comprendre. Plus tard tu comprendras. De

la peine, ma fille, ça meurt comme de la joie. Tout finit par mourir à la longue. C’est dans l’ordre des choses. Depuis huit jours, t’es là, sans un accent de vie, penchée sur ton mal, comme une plante morte sur la commune. Ton père est à la veille de revenir. Faut pas qu’il te retrouve de même. Redresse-toi. Temps.

angélina Pauvre Survenant ! Il avait ses défauts, j’en conviens. Il fêtait parfois. Et s’il éprouvait pas plus de sentiments pour moi, il est pas à blâmer. J’ai pas su le tour de m’faire aimer. On marchait point du même pas tous les deux. Seulement… seulement j’veux lui donner son dû : il m’a jamais appelée boiteuse.

marie-amanDa Ah ! il avait ses qualités : il était ni malamain ni ravagnard. Et franchement il était beau à voir. Si droit… si vaillant… Avec des belles manières… Une chanson attendait pas l’autre.

angélina Et toujours la tête haute, le rire aux lèvres. Ce grand rire clair ! On entend le même son de cloches qu’ à la première entrevue d’Angélina et du Survenant. FO

*

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curéclxiii Approchez. Vous arrivez dans le bon temps, père Didace. Ma ménagère aclxiv justement trois sarcelles à mijoter à la daube. Goûtez-y et vous m’en donnerez des nouvelles.

DiDace Pas à midi, monsieur le curéclxv. J’ai pas faim. Et mon monde m’attend chez le commerçant. Je voulais simplement vousclxvi

dire un mot.curé Entrez donc, clxvii père Didace ! Quel bon vent pour la chasse,

n’est-ce pas ?DiDace Pouah ! ce petit vent !curé Ça me fait penser que je ne vous ai pas vu à l’affût

dernièrement.DiDace Bref. Non. Je chasse presquement pas.curé Comment se fait-il ?DiDace Énigmatique. Ah !curé Ça va toujours à la maison ? Phonsine ? Amable ?DiDace Ça va p’tit train… Mais, monsieur le curé, j’aurais affaire

à vous privément. Je vous retiendrai pas trop longtemps.curé Passez dans mon office, monsieur Beauchemin. FO

*

curé FI … Et vous vouliez me parler, monsieur Beauchemin ?DiDace Distrait et semblant sortir d’un rêve. C’est pourtant vrai ! En

effet, monsieur le curé… Éclatant. Monsieur le curé, depuis la mort de ma vieille, je trouve la maison ben grande. Puis Phonsine est pas trop, trop capable. Elle a pas toujours le temps de raccommoder mes chaussons. Et s’il fallait que la vermine vinssît se mettre dans mon butin ! Trouver une personne à mon goût, j’crés presquement que j’me remarie-rais. Quoi c’est que vous en dites, monsieur le curé ? J’ai p’t’être un voile qui me couvre la vue. J’voudrais rien faire sans vous consulter.

curé Oui… Réfléchissant. À condition de prendre une femme qui vous convienne en tout. Mais je ne vous cacherai pas que je trouve le risque énorme, avec un grand garçon et une bru dans la maison.

DiDace C’est en quoi, monsieur le curé. Des enfants peuvent leur arri- ver ; deux femmes seraient pas de trop pour en prendre soin.

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331autr es teXtes Du cycle Du surVenant

curé D’abord, monsieur Beauchemin, répondez franchement à ma question : avez-vous une femme en vue ?

DiDace Plus ou moins. Je connais une veuve ben fine, capable sous tous rapports. Travaillante. Bonne cuisinière. C’est une pauvre femme mais d’un caractère riche et joyeux. Seule-ment, ça veut pas dire que je pense à me marier avec.

curé Je comprends. Son nom ?DiDace Varieur. Blanche Varieur. Un beau nom, hé ?curé Varieur… le nom n’en est sûrement pas un de la paroisse.

Ni même de la région ?DiDace Ah ! non, elle vient d’une paroisse d’en bas de Québec, assez

difficile à prononcer. Le nom de la place est écrit sur un papier. Je l’ai sur moi, si vous aimez à le voir. La femme est Acayenne. Elle était cuisinière à bord d’une barge, vous savez La Mouche qui a pris en feu l’été passé ? Ah ! L’Acayenne a ben failli périr. Elle a dû se pendre après un câble, dans le vide, au-dessus de l’eau, pendant une grosse heure. Elle en a fait une vraie maladie. Ils ont pensé qu’elle passerait. Elle a eu le prêtre. Temps. Depuis ce temps-là, elle tient maison à Sorel. Le Survenant la connaissait ben.

curé Quel âge a-t-elle ?DiDace Elle frise la quarantaine tout juste.curé Ne pensez-vous pas qu’elle est un peu jeune pour vous ?DiDace Mais, monsieur le curé, j’voudrais élever encore une couple

de garçons, s’il y a moyen.curé Faites donc une chose, monsieur Beauchemin. Ne vous

pressez pas de prendre une décision. Attendez. J’écrirai au curé de la paroisse d’où elle vient. Si la personne est digne de devenir votre épouse et de succéder à votre chère défunte, je serai le premier à m’en réjouir. Le mariage est une chose fort grave et d’autant plus sérieuse pour un veuf avec de grands enfants au foyer…

DiDace Vous pouvez toujours écrire, monsieur le curé… Mais je jongle à une chose, monsieur le curé… Pour la dispense des bans, là… vous pensez pas que, si je la prenais t’de suite, là… à vous j’exempterais pas mal de trouble, et à moi, vu que les chemins veulent se couper et vont devenir méchants sans bon sens, je m’épargnerais un gros voyage ? Musique.

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*

annonceur Radio-Canada vient de vous présenter Le Survenant, roman de Germaine Guèvremont, publication des Éditions Beauchemin, de Montréal, et des Éditions Plon, de Paris. L’adaptation radiophonique était de Germaine Guèvremont. Dimanche prochain Radio-Canada vous propose un autre roman de Germaine Guèvremont, Marie-Didace. « Les grands romans canadiens » est une réalisation de Guy Beaulne. Music up to cue.

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variantes

i I nord. [R Quelques A Quèques] goélettesii I qui [R s’] approcheiii I Didace, [R Beauchemin A , fils de Didace,] estiv I piasses, [R mais A c’est pas l’amende, comme] lev I gros [R monsieurs A messieurs] devi I guides. [R Pas par les gens du pays. A En tout cas, c’ était pas] devii I moi. [A J’lui] demandeviii I pierre-côme [R comme tu vois. A Eh oui !] Queix I voyez [A d’ loin] ! {Tempsx I pierre-côme [A {Protestant vivement.}] Enxi I suite. [A {Temps.}] / DiDacexii I phonsine [R Je A J’] vasxiii I Craintive [A et bas].} Quixiv I Il [R sippe] dégustexv I thé [A assez fort] [R qui A qu’ il] portexvi I misère ! [R // narrateur Ce soir-là, ni les jours suivants qu’ il passa au travail,

l’ étranger ne parla de partir. Didace finit par lui demander.] / DiDacexvii I narrateur [A {Musique.}] Avantxviii I avez [R condamné le fournil de bonne heure [ ?]]… ohxix I va. [A {Porte.}] / angélinaxx I hiverner [R par icitte. A au Chenal du Moine.] / angélinaxxi I J’le [R hais A haïs] pasxxii I forêt. [A {Rires au dehors.}] Écoute-lexxiii I écho. [R {On peut entendre en retrait le son d’une cloche d’ église.}] / phonsinexxiv I Mystérieusement.} [R Il A Y ] boitxxv I narrateur [A {Musique.}] Didacexxvi I d’abord [R y] arrivèrentxxvii I Bedette ! / [R <illisible> A maria] Voyons [R , sa mère ! <illisible> A donc Pierre-

Côme !] Quand xxviii I et [A si] confusexxix I comme [R une image A un cœur] àxxx I printemps. / [R <illisible> A angélina] {Riresxxxi I piano. [R Je vois ça à vos yeux.] / surVenantxxxii I Sûrement. / [R <illisible> A oDilon] Chezxxxiii I harmonium [R <illisible> A . Mais c’est de valeur : personne joue jamais.] /

surVenantxxxiv I vérité [R qu’elle A qu’il] ditxxxv I Seulement… [R vous l’aimerez peut-être pas.] C’estxxxvi I accorder [A , j’ai ben peur]. On xxxvii I Maska… / [R passant Qui, Amable, celui à A joinVille <illisible> Regarde-moi

donc la] têtexxxviii I oDilon [R C’est le A Le] Venantxxxix I malheur. [R <illisible> / passant Comment c’est qu’ il se nomme d’abord, Amable ?

/ amaBle On le sait pas plus que toi. C’est un survenant. passant {Désapointé.} A / amaBle] Ah !

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xl I grand-dieu-des-routes. [R Je pensais que c’ était au moins A Pas même] quèquexli I tourtes. [R Le diable et son œuvre [ ?]…] / DiDacexlii I hommes.} [R Toi gros casque de Maska, passe ton chemin ben vite. Ou ben je te

renfonce ton casque à trois <illisible> que tu verras plus se coucher le soleil. Et vous A Vous] autres

xliii I correct. / [R passant A oDilon] Gardezxliv I voler. / [R oDilon A joinVille] {Àxlv I disparu ! [R // narrateur Didace sauta dans la chaloupe et partit à la recherche

de son canot, mais en vain. Vers deux heures il revint à la maison. Il mangea seul, sans prononcer une parole. A {Criant vers la maison.} Amable ! Venant ! / amaBle Qu’est-ce qu’y a, l’père ? / DiDace Eh ! Torriâble ! V’ là mon canot qu’est parti. [R Pour sûr on me l’a volé A Un si bon canot ! Quelqu’un aura tenté dessus et me l’aura volé, je vois pas d’autre chose.]] / surVenant

xlvi I bois [R franc A sec] enxlvii I plus. [A Seulement il me faudra des outils.] / DiDacexlviii I regarder… [R FO / surVenant FI … Des serres… des griffes… des maillets… / DiDace

On dirait ben que tu les connais tous par leur petit nom ? / surVenant Mon grand- père avait un coffre semblable / DiDace Comme ça ton grand-père était charpentier ? / surVenant Mon grand-père ? C’ était un vieux détourreux. Il me disait que le coffre venait d’un ancien… mais qu’ il se souvenait pas de son nom. {Rires puis soudain sérieux.} / [AR DiDace T’es pas de rien ! / ] A surVenant] Je

xlix I voir [A là] unl I narrateur [R FI] Aprèsli I seuil [R de la porte]. Etlii I automne. [A {Cloche d’ église au loin.}] / DiDaceliii I sonner. [R Elle est là qui tourne tout le temps dans A Quoi c’est qu’elle a à se friser

belle comme une mariée,] àliv I l’aime [R tant A pas] ! / phonsinelv I la [R neige A messe], quelques flocons [A de neige, les premiers,] voltigèrentlvi I terre. / [A pierre-côme] Lelvii I année ! [R / BeDette /] Bonnelviii I toi, [A Bedette,] quoilix I maison… / [R narrateur Dès le seuil de la porte, la chaleur de la salle basse de

plafond, après le frimas du dehors accueillait les groupes d’ invités. Jacob Salvail don-nait son grand fricot. Puis un arôme de fines herbes, d’ épices, de nourriture grasse...FO / ] maria

lx I grand’cœur. [R / BeDette] On lxi I voix [R à Phonsine.} A .} Phonsine] Ylxii I oDilon [A Survenant,] as-tulxiii I qu’elle ? [A Jamais je croirai…] / amaBlelxiv I que [R trente-quelques A trente-quèques] personneslxv I I gauche ! [R / petit garçon Venez vite voir deux hommes se battre à ras la grange.

Y a une marre de sang à côté comme quand on fait boucherie !] / laurelxvi I Jésus ! [A Madame Salvail, v’ là Odilon après se battre avec le Survenant à ras la

grange.] / maria [R J’cré quasiment A J’me sens faible.] J’crélxvii I toile. [R / DeuXième petit graçon {Essouflé.} C’est… c’est Odilon Provençal qui

se bat avec le Survenant. Vous pariez que le Survenant y donne ça !] / phonsine

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lxviii I que [R mon vieux A Pierre-Côme] l’attrapelxix I c’est [R qui] lelxx I jours [R <illisible>] pluslxxi I réveiller. [R Le débarda] Aveclxxii I dis ! [A {Music fade and sustain.}] // [R narrateur La semaine se passa sans que le

Survenant revint. /] amaBlelxxiii I connaît. [A Ça fait quand même une semaine qu’ il est parti.] / [R narrateur

Toutefois une inquiétude perçait en Didace. Elle s’aggrava le matin que… / <illisible> A {Musique.}U&FO / joinVille] J’veux

lxxiv I Parle ! / [R <illisible> A joinVille] ... J’ailxxv I lui ? / [R <illisble> A joinVille] Sûrlxxvi I la [R sucrerie A cabane à sucre] ? / amaBlelxxvii I narrateur [R Toute A Une fois seule, toute] àlxxviii I pied ! [R / narrateur Comme un arbre à tous les vents, il chancelait. / phonsine]

Entrelxxix I est [R en amour avec… A … allé voir ?] / surVenantlxxx I surVenant [R Avec… A Le père Didace…] / phonsinelxxxi I phonsine [R Avec qui ? A Oui, oui, mon beau-père.] / surVenantlxxxii I Beauchemin… [A Bonne sainte Mathilde Beauchemin, vous permettrez pas qu’une

autre femme prenne votre place ? FO] // narrateurlxxxiii I Beauchemin [R <illisible>], l’œil lxxxiv I phonsine [A FI] Monlxxxv I verte. [A {Musique.}] Onlxxxvi I chez [R l’yâble A l’ diâble] ! {Pluslxxxvii I s’est-ti [R longtemps] nourrislxxxviii I plus. // [R narrateur Du véritable printemps bref et chaud l’on passa presque sans

transition à l’ été. / ] phonsine [A {On entend le chant de la cigale.}] Écoutez-moilxxxix I devenir [R <illisible> A si l’ été continue de même !] / amaBlexc I maison. [R } / BeDette <illisible> / angélina Ah ! Bedette <illisible> / { ] Auxci I volonté. / [R BeDette {Câline.} A angélina] Chantexcii I pas [R nous A me] jouerxciii I J’vas [R vous A te] chanterxciv I cœur. » [ R {Le reste se perd tandis qu’Angélina parle à mi-voix.} / angélina Je veux

pas te faire de peine, Bedette. Mais le Survenant a parlé de faire un tour de voiture. On dégourdira les jambes du Blond. / BeDette Je comprends. {Rageuse.} Je me la ferai pas dire deux fois. <illisible> / surVenant Bedette est partie ? / angélina Oui. A Ah ! non ! C’est assez ! / angélina] T’avais

xcv I trot.} [R narrateur Soudain, près d’une roulette abandonnée, un couple de bohé-miens, vêtus de hardes de couleurs vives…] / angélina [A {Soudainement.}] Regarde-moi

xcvi I l’avoir. [R / narrateur Devant le campement des bohémiens, la jeune gipsy main-tenant seule souriait au Survenant, de ses longs yeux pers, de ses dents blanches… / surVenant] Prends

xcvii I cirque.} [R / narrateur Trois petites tentes autour de la tente centrale, à peine plus étendue, une baraque délabrée, quelques loups-cerviers, un porc-épic, deux ours bruns si apprivoisés qu’ ils avaient devant le monde des timidités presque humaines… / au choiX A Bateleur] {Timbre

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xcviii I foraines.} [A De ce côté-là,] venezxcix I douze [R au <illisble>]… {Reprenantc I rires.} / [R <illisible> A joinVille] Tuci I Bateleur [A Allons, les dames et les demoiselles !] Venezcii I dents… [R FO / oDilon FI Aïe ! regarde-moi les donc ! Si on dirait pas deux étalons :

un claille et un percheron ! / autre Bateleur <illisible> A De ce côté-citte,] lesciii I Dieppe. [A / oDilon Aïe ! regarde-moi les donc ! Si on dirait pas deux étalons : un

claille et un percheron ! / Bateleur] Ilciv I Sorel. / [R <illisible> A joinVille] Ahcv I homme ! / [R <illisible> A surVenant] Poussecvi I taupins. / [R <illisible> Quiens ! A oDilon Beau dommage !] Boucher cvii I Sorel ! / [R <illisible> A Bateleur] {Gouailleurcviii I prouvé… / [R <illisible> A oDilon] Encix I remue-ménage [R } // narrateur Soudain, d’un saut, le Survenant franchit le

câble qui entourait l’arène – un simple rond de sable – et enleva son mackinaw. Il disparut derrière un rideau vert à frange et revint en brayet. À la vue de la solide mus-culature du Survenant… A et bruit de foule (voix d’ hommes)].} // [R homme A joinVille] Aïe [A , le Survenant va s’battre avec l’Étrangleur], y

cx gigots ? / [R <illisible> A Bateleur] Toutcxi I commence ! [A {La lutte commence. Coups sourds.}] / amaBlecxii I l’jarret ! / [R <illisible> A Bateleur] T’ascxiii I même ! / [R <illisible> A oDilon] Ycxiv I dit. / [R <illisible> A amaBle] Toncxv I terre ! [A {La lutte reprend.}] / [R <illisible> A oDilon] Maiscxvi I coup [R , <illisible> A à l’ hôtel des chars.] / joinVillecxvii I quoi ! / [R <illisible> A oDilon] Bouchercxviii I riche. [R / homme <illisible> / ] Joinvillecxix I marché ? [A C’est autant à moi qu’aux autres !] {Criantcxx I marché. [A Quoi c’est que Pierre-Côme va penser ?] / surVenantcxxi I Toi ? [A {Bas, grave et nostalgique.}] Cecxxii I dire... [A En tout cas, si vous vous en venez pas, moi je vous tire ma révérence.] /

surVenantcxxiii I là… [A FO] // narrateurcxxiv I joue… [R {Elle a avancé jusqu’au fossé.}] Survenant,cxxv I coupable… [A {Musique fade et sustain.}] // phonsinecxxvi I de [R l’année précédente A l’hiver précédent]. / [R jacoB AR DaViD A oDilon]

Dis-nouscxxvii I toit. [A {Musique out.}] / phonsinecxxviii I faire ? [A Prends garde !] / phonsinecxxix I gaie. [A À la ronde.]} Sicxxx I À [R vous A t’] entendrecxxxi I femme [A qu’ il faut] pourcxxxii I bas [R à Phonsine} A .} Phonsine,] sicxxxiii I front. [A Tu veux pas que je leur dise !] / phonsinecxxxiv I ton.} [R Reprend A Non, non ! Gardons ça pour nous deux et reprend] couragecxxxv I proVençal [A Fiez-vous-y] pascxxxvi I d’aimer [A à voir] du

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cxxxvii I cœur [R léger A allège], toutcxxxviii I vivant. [R Un A Quand un] oiseaucxxxix I passer [R et A ,] vouscxl I en [A le] narguantcxli I lui.} / [RA amaBle] Chantecxlii I vase. / [R <illisible> AR jacoB A amaBle] Oncxliii I Venant. / [R <illisible> A oDilon] Ilcxliv I fend-le-vent. / [R oDilon A amaBle] Sanscxlv I prière. / [R jacoB A oDilon] Grand-dieu-des-routes. {[R Leurs éclats de] rire [R

interrompent A interrompt] lecxlvi I moi. [R {Dans un demi-sanglot.}] FO

cxlvii I FO // [R narrateur Le lendemain matin, en revenant de la chasse, Didace s’ étonna de ne pas voir un brin de fumée autour de la cheminée. / ] DiDace

cxlviii I dire ? [A La cheminée est éteinte.] Etcxlix I les [R vaches A animaux]. Ilscl I défait. {[A La voix de Phonsine se rapproche jusqu’au premier plan.] Lescli I toujours ! // [R narrateur Et Angélina ? Quelques jeunesses s’ étant vantées que le

départ du Survenant leur faisait perdre de jolies sommes qu’ il leur avait empruntées, l’ infirme attendit que son père s’en fût allé au nord visiter des parents. Alors elle se poudra, se farda même et enfila sa bonne robe. Puis elle alla de maison en maison… / ] angélina [A {Musique.}] Combien

clii I devait ? / [R <illisible> A joinVille] Ah !cliii I piastres [R ? A p’t’ être ben ?] / angélina cliv I plus. [A {On entend de nouveau résonner l’argent.}] / oDilonclv I meuble. [A Musique fade et sustain.]} // [R narrateur Et sa peine ? Même sa peine

pouvait attendre. Nul ne la lui prendrait. Elle la laissa tomber au plus creux de son cœur, comme une charge pourtant précieuse que l’on abandonne au pied d’un arbre, sur une route pénible, assuré de la retrouver au retour. / ] [R BeDette C’est A laure V’ là] encore

clvi I cheville. [A La p’tite chatte ferait pas pire] / mariaclvii I partout ! / [R BeDette A laure {En colère.}] Elleclviii I un… [R <illisible> A survenant] qui riait d’elle ! [R maria Bernadette <illisible>

A FO] // angélina [A Music up and fade.] J’aiclix I sanglots. [A Music up and out.]} // phonsineclx I Elle [R viendrait A traverserait] sûrementclxi I larmes.} [R J ’le A Le Survenant, c’ était le mien et j’le] reverraiclxii I angélina [A {Fièrement.}] Leclxiii I Survenant.} // [R narrateur Au presbytère de Sainte-Anne, une semaine plus

tard... / ménagère A curé] Approchezclxiv I Didace. [R J’ai A Ma ménagère a] justement clxv I midi, [R mam’selle Eulalie A monsieur le curé]. J’ai clxvi I simplement [A vous] direclxvii I mot [R à monsieur le curé. Votre frère est-ti là ? / ménagère Il arrive justement. / ].

/ curé [R {Étonné.} Ah ! A Entrez donc,] père

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marie-DiDaceRadiothéatre

(1951)

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sources Des Variantes

I Marie-Didace1, adaptation radiophonique du roman réalisée par Guy Beaulne et diffusée le 22 juillet 1951 dans le cadre de la série « Les grands romans canadiens ».

1. Dactylogramme annoté par l’auteure, copie carbone, FGG, série 1, 32 p.

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phonsine Fernande LarivièreamaBle Clément Latouracayenne2 Denyse PelletieramanDa Juliette Huotpierre-côme Roland D’AmourjacoB Georges ToupinDiDace Ernest Guimontlaure Blanche Gauthiermaria Jeanette Teasdaleangélina Hélène Loisellenotaire, oDilon Yves Létourneaucuré José Rettmans [?]marie-DiDace Gisèle Wilettecommerçante Madame Alarie

annonceur Radio-Canada présente « Les grands romans cana-diens ». Music up and down and sustain, « The Future ».

Marie-Didace, roman de Germaine Guèvremont. MU&D

narrateur Silence. Puis gouttes d’eau tombant systématiquement de la pompe ou de la gouttière… Grondement de ton-nerre au loin… Bruit d’ horloge… Grondement de tonnerre plus rapproché. Allongée sur le lit, les bras en couronne sur sa tête, Phonsine ne dormait pas. Inquiète, elle épiait dans la nuit humide les moindres bruits de la maison, tandis qu’à ses côtés Amable dormait profondément.

phonsine Amable ! Silence. T’entends pas, Amable ? Silence. Amable ! Le tonnerre gronde au nord !

2. Les noms de certains personnages ont été harmonisés avec ceux employés dans le radio-roman et le téléroman.

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amaBle Voix enrouée de sommeil. Laisse-le gronder. Le ton-nerre… en octobre… c’est le présage d’une… belle automne…

phonsine Une belle automne sûrement ! Il mouille à verse pres-quement à tous les jours. Ronflement progressif d’Amable. Il est déjà rendormi. J’ai rarement vu un homme si peu s’inquiéter de rien. Du moment qu’il dort ou qu’il se chauffe contre le poêle, lui, il est content. Et encore ! C’est même pas lui qui entre le bois pour le feu. Qui c’est qui va à la recherche d’éclisses, même de bûches, sinon moi, depuis le départ du Survenant ? Celui-là, j’aime autant pas y penser. Avec son beau verbe, puis son grand rire, il est mieux loin !... Mais le petit qui va venir au monde, lui sera un vrai Beauchemin ! Et il manquera jamais de rien, je me le promets. Non pas seulement de ce qui s’achète, mais de ce qui se donne. Rien se perd dans le monde. Le Survenant le disait toujours. Ma part de tout ce que j’ai pas eu dans la vie, je la donne au petit, pour que lui au moins… Jappements au loin. Cris d’animaux. Affolée. Des voleurs d’animaux, Amable ! Réveille-toi, il se passe de quoi sur l’île. Indignée. Il dort comme un bienheureux. Des malfaiteurs me tueraient à ses côtés, on passerait au feu et il en aurait même pas connaissance.

amaBle Se réveillant et bâillant. As-tu parlé ?phonsine J’dis que t’es ben bâti. Tu dors comme une bûche sans

t’inquiéter de rien.amaBle De quoi ?phonsine Le troupeau peut périr. On s’réveillerait dans le

chemin. Et tu dors ! Il y a eu des voleurs d’animaux sur la commune.

amaBle Quelques maquignons, p’t’être ben ? Des gipsies, tout probable…

phonsine Que ça soit qui ça voudra, si c’est nos cochons qu’ils ont volés…

amaBle Ouais, ben, tu veux toujours pas que je parte à la nage après ?

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phonsine iPuis ton père qui est pas encore rentré…amaBle Ah ! il a dû attendre un chaland de pommes au bassin,

à Sorel. Il en a parlé encore l’autre jour.phonsine T’as toujours quelque défaite. Mais tu trouves pas ça

étrange qu’il chasse même pas c’t’automne ? Temps. Remarque ben ma parole. À la première nouvelle, il nous ressourdra marié.

amaBle Attire donc pas le malheur, j’t’en prie, il se passera ben de ton aide. On fait rien que commencer à respirer en paix. Dors ! Dors ! FO

*

phonsine On entend quelques bruits discrets : porte d’armoire qu’on ferme, ou ustensiles qu’on remue. Empressée. Il fait grand jour. Levons-nous vite, Amable. Il doit être tard.

amaBle Je me lève, je me lève.phonsine Écoute donc. J’entends remuer dans la cuisine… On

dirait que… Au comble de l’excitation. Amable, le Survenant est revenu ! T’as compris, Amable ? Le Survenant est revenu !

amaBle Ben, à t’entendre, on dirait que t’en es fière !phonsine Quoi c’est que tu veux dire ?amaBle Ce que je veux dire ? Habille-toi vite pour aller voir le

beau merle. Mais à c’t’heure, j’vas lui apprendre à me reconnaître comme son maître. Bruit de porte. Passe !

phonsine Étonnée. Oh !acayenne Très enjouée. Vous me connaissez pas ?phonsine À mi-voix. Ma tasse !acayenne Je suis la femme au père Didace.phonsine Elle boit dans ma tasse !acayenne Ils m’appellent l’Acayenne, par mon sobriquet. Pendant

un bout de temps, j’étais la veuve Varieur. Mais mon vrai nom, c’est… Blanche. Vous, vous êtes la bru ? Et vous, le garçon de la maison ? Amable s’enfuit en faisant claquer la porte.

phonsine En détresse. Laisse-moi pas, Amable.

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acayenne On gèle pas dans la cambuse, hein ? J’ai allumé : une attisée, ça tempère la maison. Pendant que le poêle prenait, j’en ai profité pour délayer des crêpes. Je vous dis que le père Didace s’est régalé à son goût. Prendriez-vous une bolée de thé chaud ? Puis vous devez avoir faim ?

phonsine S’enfuyant. Faim ? J’ai pas plus faim que la rivière à soir.

acayenne D’abord que c’est de même… FO MU

*

phonsine FI Ta pauvre mère qui était si bonne, Marie-Amanda. Et déjà remplacée !

marie-amanDa Oui, mais c’te pauvre mère, elle est morte.phonsine Qui aurait cru ça de ton père qu’il se remarierait sur

ses vieux jours !marie-amanDa Un homme est pas fait pour vivre seul, Phonsine. Tu

le sais.phonsine Dâvi Desmarais, lui, est ben resté veuf.marie-amanDa Tu vas chercher les extrêmes : il est à moitié mort. Et

oublie pas une chose : il a une Angélina pour tout gérer sur la terre.

phonsine Veux-tu dire que je négligeais ?marie-amanDa Je dis pas que tu négligeais et je dis pas que tu négli-

geais pas. Mais si mon père se trouve heureux remarié, à la bonne heure !

phonsine Le jour qu’il se réveillera, je le plains. Je le plains de tout mon cœur.

marie-amanDa Il me semble, Phonsine, qu’une femme capable comme elle dans une maison, pour toi qui es déjà pas trop forte, c’est de l’aide ?

phonsine Une femme comme elle dans une maison, pour moi, c’est surtout ben de la crainte. Quand on pense que ton père lui a assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera le nom des Beauchemin… J’sais pas si j’verrai jamais la fin de cette Acayenne-là ?

marie-amanDa Parle pas de même. C’est laid !

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phonsine Je te le dis carrément, Marie-Amanda, j’ai peur pour plus tard. J’ai peur. J’ai toujours comme une souleur au cœur… FO

*

narrateur Music up and sustain under. Une lutte sourde pour la maîtrise de tout s’établissait entre Phonsine et l’Acayenne. Lorsqu’elles étaient seules dans la maison…

acayenne Je fatigue assez de toujours te voir aller tranquillement.phonsine Puis moi ? Qui c’qui vous dit que je fatigue pas autant

de vous voir aller vite ? On a eu assez du beau Survenant pour nous faire ses lois.

acayenne Va pas t’inventionner de craire qu’il avait jamais ren-contré de créatures avant d’arriver au Chenal du Moine, le Survenant ! Il en connaissait, de quoi en saler. Des créatures de toutes les sortes. Avec malice. Mais lui, il aimait personne. Pas plus Angélina que les autres.

phonsine Où c’est que vous l’avez si ben connu, le Survenant ? C’est-il dans la petite rue ?

acayenne Je l’ai pas connu comme t’entends, mais y en a d’autres qui l’ont pas connu non plus, comme elles auraient voulu. FO MU&D

*

narrateur Comme pour aggraver les choses, les hommes ne se privaient pas d’admirer l’Acayenne.

pierre-côme Aïe, Didace, t’as la vraie femme, hein ! Une belle pièce de femme. Carrée comme une maison de pierre.

jacoB Batêche, oui ! Elle passe pas dans la porte… À côté de Phonsine qui ferait son chemin entre deux brins de foin !

pierre-côme Moi, je vous dis franchement, avoir une femme de même…

jacoB C’est pas à demander si tu irais pas coucher aux noirs souvent c’t’automne. Rires.

DiDace Faites attention, la v’là !ii FO

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*

laure FI C’est comme rien : la langue doit lui démanger de parler, par escousses.

maria Devant les hommes, comme de raison, l’Acayenne a pas trop de faire la belle.

laure Elle a assez navigué à bord des chalands pour les connaître. Rires.

maria Les hommes ? Eux autres, du moment qu’une créature a un gros estomac, ils prennent même pas la peine de lui regarder le visage avant de jurer qu’elle est belle comme une image.

laure Je viendrai ben à bout de la faire parler. J’ai dans l’idée qu’elle en sait long sur le beau Survenant. Elle a ben dû pacager avec… J’en viendrai ben à bout. Phonsine et Angélina doivent venir me donner un coup de main à piquer des couvrepieds… Je la demanderai en même temps. FO

*

acayenne FI Mon Varieur, lui ! Rires étouffés des femmes. Quoi c’est que vous trouvez de si drôle ? Parce que je parle de mon Varieur ?

angélina Non, non, c’est pas à cause de ça.laure C’est parce que… Incapable de continuer parce qu’elle

rit.acayenne Indignée. C’est pas la première fois que je vous vois

rire. Ça fait longtemps que j’veux vous tirer votre horoscope. J’vas en profiter.

laure Voyons, l’Acayenne ! Modérez vos transports. C’était de vous voir prise entre la commode puis la table qui nous faisait rire.

acayenne Vous riez parce que j’suis ben bâtie ? Ma graisse, c’est moi qui la porte. Puis c’est pas du suif, si vous voulez le savoir. Se radoucissant. Mon Varieur, c’était mon premier mari. Et j’vas vous le dire une fois pour toutes, j’en parlerai tant que je voudrai, tant que je vivrai.

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laure Personne vous en empêche !acayenne Non, puis il y a pas de déshonneur là-dedans. Quand

j’en parle, j’vous ôte-ti de quoi ? Sa part d’amitié, per-sonne peut la prendre, pas plus que lui prendra celle du père Didace. C’est pas parce qu’un homme est mort depuis des années…

maria Quoi c’est qu’il faisait, de son métier ?acayenne C’était un pêcheur, un pêcheur d’éperlan, et c’était

pas un ange, loin de là ! Il buvait. Des fois, il buvait toutes ses pêches. En fête, il se possédait pas. Il faisait maison nette, le tuyau du poêle à terre, tout revolait. Mais à jeun, par exemple ! Y avait pas de meilleur cœur d’homme3.

laure Y a-t-il longtemps qu’il est mort ?acayenne Des années. Une nuit qu’il s’était endormi sur la cor-

vette, un raz de marée a tout lavé sur le pont, lui avec. J’avais jamais connu ce que c’était de le soigner. Il était charpenté fort et ben dur à son corps. Avec admira-tion. Un gaillard ! iiiEt j’ai même pas eu la consolation de le recevoir une fois mort. Temps. Son corps, ils me l’ont jamais ramené.

phonsine À mi-voix. Écoute-la donc, Angélina. Elle est en train de les embobiner correct.

angélina Après, l’Acayenne ?acayenne Après ? Fallait ben vivre. J’ai élevé son petit gars de

mon mieux.maria Ah ! il avait un enfant !acayenne Oui, l’enfant d’une autre femme qu’il avait eue avant

moi. Mais ça m’faisait rien. J’lui ai servi de mère comme il faut. Le petit a pas eu trop à se plaindre de moi. Du moins, je pense pas. Temps. Si mon Varieur eut vécu, des enfants je lui en aurais donné tant qu’il aurait voulu. À la trâlée ! Mais j’ai pas eu c’te joie-là ! Voix plus calme. Puis j’ai navigué pour gagner ma vie

3. Une première version de l’Acayenne apparaît dans Tu seras journaliste sous le nom de Madame Rivard (TSJ, p. 105). L’épisode consacré à ce personnage est lui-même la réécriture d’une chronique (« Madame Rivard ») retrouvée dans les archives personnelles de l’auteure et qui aurait vraisemblablement été publiée dans Le Courrier de Sorel (voir TSJ, p. 197).

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et celle du petit. Des fois, j’étais la seule femme à bord avec des vingt, trente hommes.

laure Vous aviez pas peur ?acayenne Non. Pourtant j’étais pas grosse comme à c’t’heure,

il s’en faut. Et j’étais jeune. Et pas laide. Il y en avait de toutes les sortes parmi, des bons, des méchants, des taupins, des pleins de détours et d’autres qui étaient foin à lier. Ben j’en ai jamais redouté un seul, parce je me redoutais pas.

angélina Le petit, quoi c’est qu’il est devenu ?acayenne Il était pas vieux quand il a commencé à se réchapper.

Il aurait voulu gagner ma vie. J’ai jamais consenti. Ah ! non ! J’ai continué à naviguer tant que j’ai pu. Le fait d’être sur l’eau, on aurait dit que je me sentais moins seule, je sais pas, et un peu plus proche de lui, mon Varieur… Après il y a eu le naufrage de la Mouche à Feu sur le lac Saint-Pierre. Puis j’ai connu le Survenant à Sorel. Puis le père Didace. C’est de même. Mais il commence à se faire tard.

laure Radoucie. Allez-vous-en pas. Restez, qu’on parle !acayenne Une autre fois.angélina Humblement. Si vous voulez, à soir, on fera route

ensemble, nous deux ?acayenne C’est bon !angélina Attends-nous, Phonsine ! Pars pas toute seule de même !phonsine Je connais le chemin. Porte. Pour elle-même. L’Acayenne

et Angélina qui vont s’en aller bras dessus, bras des-sous ! Qui m’aurait dit ça ! Avant longtemps, il nous restera plus rien à Amable et à moi. Ni personne pour prendre notre part. Et le petit qui va venir au monde dans quelques mois… FO

*

narrateur Music up and under. Après les Fêtes, de grandes tem-pêtes de neige, de la poudrerie et des bourrasques de vent s’abattirent sur la campagne. Puis le Chenal du Moine retomba à sa routine.

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pierre-côme Toujours la même tourloutte ! On mange… on dort… on charrie du bois…

jacoB Le dimanche, la messe ! Puis… toujours la même tourloutte !

narrateur Jusqu’à ce qu’un midi… MO

DiDace Ça pue ben icitte !acayenne Avec empressement. Tu l’as dit, une vraie peste ! C’est

Phonsine…DiDace Phonsine ?acayenne Oui, elle est partie à Sorel. Elle s’est frottée au savon

d’odeur pour vrai. Elle rit. Elle se savonne pas tant que ça pour rester avec nous autres, hein ?

DiDace C’est étrange qu’elle en ait pas soufflé mot qu’elle devait aller à Sorel. J’lui aurais donné une commission.

acayenne Quiens ! Y avait pas de quoi s’en vanter !DiDace Avec qui c’est qu’elle est partie ?acayenne Toute seule avec le beau Joinville à Provençal.

Demande-moi ce que les autres vont dire.DiDace Avec Joinville, qui est pas de la croix de Saint-Louis4 !

Elle le fait ben exprès pour faire jacasser le monde.acayenne Y en fallait un pour remplacer le Survenant !DiDace Torriâble ! Pas dans l’escalier5.iv

acayenne T’étais là, toi ?amaBle Oui, j’étais là. Bégayant et enragé. Puis vous, ayez pas

le malheur de salir ma femme ! Phonsine est pas de votre race. Elle est respectable. Salissez-la pas ! Elle est en famille. Vous allez la respecter ou ben vous pren-drez la porte, je vous le promets. Vous m’entendez ?

DiDace Arrête ! Laisse ta mère tranquille !amaBle Ma mère ! C’te langue sale-là ?DiDace Menaçant. Amable !

4. L’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, fondé en 1693, est le seul ordre militaire décerné en Nouvelle-France. Pour être admis à cet ordre, il faut être officier de l’armée régulière au service du roi de France. L’expression « ce n’est pas une croix de Saint-Louis » désigne un individu qui n’a pas de mérites exceptionnels.5. Correction des éditeurs : didascalie rétablie (suivant la leçon de la variante).

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amaBle Vous aviez beau à pas vous marier. Pourquoi acheter la vache quand on a le lait pour rien ?

DiDace Ah ! mon…acayenne Interrompant. Chicanez-vous pas pour moi. J’ai jamais

été un élément de discorde nulle part. Puisque c’est de même, j’m’en vas vous régaler de mon absence.

DiDace Toi, reste à ta place. C’est pas à toi à céder le pas.amaBle C’est ça, maudissez-moi dehors pendant que vous y

êtes. Mais vous en aurez pas la chance. Je partirai avant.DiDace Narquois. Où ça ?amaBle Dans le monde… dans le vaste monde…DiDace Tu partirais, toi ? Tu partirais ? T’es seulement pas

capable de tenir un outil dans tes mains. Et quand tu le laisses tomber, c’est toujours le manche qui fait défaut. Jamais ta main. Tu t’apercevrais vite que t’as les dents molles pour manger de la misère. T’as pas de métier.

amaBle Non ? Quoi c’est que vous faites du débardage ? Un métier facile qui exige pas grand apprentissage, où c’est qu’on gagne des grosses gages quasiment à rien faire. Le Survenant le disait…

DiDace Laisse le Survenant tranquille. Le Survenant puis toi, c’est deux ! Amable s’ éloigne. Didace se radoucit. Demain si le doux temps se maintient, on devrait commencer à entailler pour faire les sucres. Temps. T’as compris ?

amaBle Oué ! Porte fermée fort.acayenne Avec empressement. Penses-tu qu’il est parti pour tout

de bon ?DiDace Faudrait pas connaître les gars du Chenal du Moine.

Ils partent pour mettre le feu aux quatre coins du monde. Mais au bout de deux jours ils reviennent chercher leur étoupe par icitte. Temps. La Blanche !

acayenne Sursautant. Mon doux ! que tu m’as fait peur !DiDace J’ai pas rêvé ça ? Amable a ben dit que sa femme est en

famille ? Temps. Tu t’en doutais pas qu’elle était grosse ?acayenne C’était à elle de le dire. Faute de parler, on meurt sans

confession.v

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DiDace Écoute ben ce que j’vas te dire. Dorénavant faudra prendre soin de la bru, rien lui laisser porter de pesant, tu m’entends ? Ni faire des ouvrages fortes. T’as com-pris ? J’te le dirai pas deux fois. Autrement, tu sauras ce que c’est un Didace Beauchemin ! Pas. Porte.

acayenne Apparence qu’il prendra de la place dans la maison, ce petit-là ! Il est pas encore au monde et il en prend déjà ! FO MU&FO

*

phonsine FI Ah ! la grosse morue d’Acayenne ! Elle, du moment qu’elle fait son lard ! Non, mais, ça mériterait pas d’être pendue au clocher de l’église ? En tout cas, j’aime autant ma propreté que la sienne.

amaBle Si on dirait pas qu’on est de la vermine à côté d’elle !phonsine Je te blâme pas de partir. Il y a un boutte pour endurer.

Appareille-toi vite avant qu’eux autres reviennent.amaBle Tu veux que je parte ?phonsine Quoi ? C’est pas ce que tu viens de dire ? C’est pas ce

que t’as dit à ton père ?amaBle Bégayant. Je… J’voulais… leur faire une bonne peur…

pas plusse !phonsine Décidée. Non. À présent que tu leur as dit que tu par-

tais, pars. Autrement, il y aura plus de vie possible pour nous deux dans la maison. L’Acayenne aura tou-jours le dessus. Puis, tu verras, ton père sera le premier à te faire demander. Les sucres vont commencer. Va-t-en à Sorel. Tu peux toujours t’engager là.

amaBle Puis, si je trouve pas d’ouvrage ?phonsine Ah ! T’en trouveras ben ! Admettant que tu resterais

quelques jours à rien faire, ça vaudrait mieux que d’être icitte, à te laisser maganner. Temps. J’vas t’aider à ramasser tes hardes et à faire ton paqueton. Temps. Mouvement de va-et-vient. Tiens, v’là quelques piastres, puis l’argent des œufs. Samedi sur l’heure du midi, va m’attendre à l’Ami du Navigateur, à Sorel. Je te rejoindrai là. Temps. Maintenant, pars ! Pars vite !

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amaBle T’as donc ben hâte ? J’vas finir par craire qu’il y a du vrai dans ce que l’Acayenne a dit… à propos de toi et de…

phonsine … Et de ?amaBle … Oui… du Survenant !phonsine Amable ! Tu devrais avoir honte ! Au moins, respecte

ton enfant !amaBle Humble et contrit. Phonsine ! Veux-tu que je reste,

Phonsine ?phonsine Attendrie. Écoute, Amable, comprends-moi ben. Si tu

restes, si tu te laisses faire, c’est la fin. On doit le res-pect à ton père, mais il est temps qu’on lui ouvre les yeux. Pense au petit qui va venir au monde…

amaBle Si je pars, Phonsine, ça sera pas pour revenir de moi-même, j’aime autant te le dire. Jamais je remettrai les pieds icitte de moi-même. Jamais ! FO MU&FO

*

angélina Fade in doucement. Tiens, Phonsine, j’t’apporte un petit bouquet, un géranium. Ça te désennuiera ! Phonsine éclate en sanglots. Voyons, Phonsine, faut que tu sois plus courageuse que ça. Essaye d’oublier, fais un effort pour ne pas penser à ta peine. T’es ben chan-ceuse malgré tout : tu vas avoir un petit enfant à toi.

phonsine En larmes.vi Temps. Depuis samedi, quand j’ai attendu Amable deux heures de temps pour rien, à l’Ami du Navigateur, je peux pas rien faire. J’attends, puis j’attends.

angélina Tu sais qu’il va ressourdre.phonsine À mesure que le temps passe… je perds confiance…

j’aurais jamais cru, Angélina, que c’était dur de même d’attendre quelqu’un.

angélina Il y a pire !phonsine Pire ! ?angélina Oui. Temps. C’est de plus attendre quelqu’un… quand

t’as connu ce que c’était… de l’attendre.phonsine T’as aucun espoir ? Tu penses pas que le Survenant

peut revenir ?

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angélina Bien lentement. Qui me promettrait que dans dix ans le Survenant reviendrait passer une heure avec moi au Chenal, j’attendrais sans me plaindre… sans presque-ment trouver le temps long… On peut entendre comme en rêve le rire du Survenant en même temps que la cloche de Sainte-Anne de Sorel.

phonsine Comme ça tu peux laisser le Chenal du Moine, tu peux aller à l’île de Grâce, chez Marie-Amanda ?

angélina Indignée. Moi, m’éloigner ? Tu y penses pas !phonsine Pauvre Angélina ! T’en garderas un reliquat toute ta vie !angélina Se mouche. On entend des coups de marteau. Qui c’est

qui cogne de même au-dessus de notre tête ?phonsine J’vas aller voir. Temps afin de donner l’ impression que

Phonsine a grimpé quelques marches puis est redes-cendue. Ah ! mon doux !

angélina Quoi ?phonsine C’est mon beau-père qui est en train de réparer le

vieux ber des Beauchemin.DiDace Appelant. Phonsine !phonsine En larmes. Mon beau-père !DiDace Des larmoyages, puis des renotages, j’en veux pas !

Demain, grêye-toi de chaud matin. On ira voir ce qui se passe à Sorel. Puis si tu trouves Amable avant moi… ben… tu pourras lui dire que… je passerai chez le notaire. FO

*

notaire FI En échange votre fils s’engage à vous nourrir… avec votre vieille.

DiDace À sa table et comme lui.notaire Écrivant. À vêtir le donateur et son épouse…DiDace Comme il faut. Pour le dimanche comme pour la

semaine.notaire … À les éclairer… à les chauffer…DiDace Avec lui et comme lui.notaire À leur fournir une place de banc à l’église… à aller

quérir le prêtre en cas de besoin, à leur procurer les soins du médecin.

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DiDace J’ai jamais eu le docteur de ma vie. J’ai pas de maladie sur moi.

notaire Tout de même, par mesure de précaution.DiDace Mettez-le.notaire Est-ce tout ?DiDace Non. Je voudrais encore avoir ben à moi un jeu de

canards qui meurt pas, deux jars, dix canes, avec leur nourriture… mon petit canot de chasse pour chasser tant que je voudrai en temps défendu comme en temps permis par la loi… puis quelques piastres pour payer l’amende au besoin.

notaire C’est à peu près tout, je pense bien. Pendant que vous irez chercher vos témoins, je vais dresser l’acte. Amable n’aura qu’à signer quand il reviendra. J’ai tous vos titres ici. Bon !

DiDace Pas si raide, notaire. Une terre à donner c’est pas une dent qu’on s’arrache après une porte de cave. Il faut y repenser à deux fois. Puis Phonsine doit m’attendre à la porte. FO MU&D

*

narrateur Mais Phonsine n’était pas là. Une demi-heure plus tard, comme elle n’avait pas paru, tel que convenu, le père Didace se prépara à retourner au Chenal du Moine. Des enfants, à la sortie de l’école de Sainte-Anne de Sorel, trouvèrent la jeune femme prostrée près de la clôture. La nuit suivante… Plaintes de bébé.

angélina En retrait. Doucement, avec tendresse. Oui, une fille… Phonsine… tu veux pas la regarder ? Une belle petite fille… pas infirme… et qui a une bonne envie de vivre.

DiDace L’enfant a-t-il envie de vivre pour vrai ?laure Non. L’enfant est pas à terme, père Didace. Même si

elle était venue au monde, il y a une couple de semaines, le docteur dit qu’elle aurait eu plus de chance. Mais un enfant à huit mois, c’est… un cœur bleu.

DiDace Un cœur bleu ! Puis la mère, elle ?

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laure Phonsine ? Elle est pas réchappée.DiDace Elle a-ti sa connaissance, vous pensez ?laure Toute sa connaissance. Mais allez donc vous reposer,

père Didace, vous êtes tout étiré. Ça vous sert à rien de rester debout.

DiDace Je pense, en effet, que je fais mieux de me jeter sur le pied du lit quelques minutes. S’il y avait de quoi le moindrement, vous me réveillerez. Music fade out dans un bruit de voiture.

*

angélina FI Monsieur Beauchemin… Père Didace ! Ça fait deux bonnes heures que vous êtes couché. Temps. Levez-vous. V’là monsieur le curé et Pierre-Côme qui arrivent par la porte de devant.

DiDace C’est pourtant vrai. J’ai dormi. Donne-moi mon casque que j’aille au-devant d’eux autres. Porte ouverte. Hennissement de cheval et bruit de voiture. C’est-il pour Phonsine que vous venez me voir ?

curé Effort en descendant de voiture. Pauvre monsieur Beauchemin ! Soyez ben courageux !

DiDace C’est pas pour Amable, toujours ? Silence. Ah ! Temps. Parlez ! Je vous écoute !

curé Tout ce qu’on sait, monsieur Beauchemin, c’est qu’Amable a mal manœuvré. Apparence qu’il aurait continué jusqu’à Montréal où il se serait fait embau-cher comme débardeur, au quai ; la poulie d’un steam-boat lui aurait fracassé la tête.

DiDace Je veux savoir la vérité. Il est pas mort ?curé Hésitant. Pas encore.DiDace S’abandonnant. Qui aurait cru qu’un jour Amable

partirait ? Il en parlait jamais.pierre-côme Ben quiens ! C’est toujours sur les couteaux qui

coupent pas qu’on se donne une entaille. Les autres, on s’en méfie.

DiDace Ah ! vous savez, je l’ai provoqué. J’aurais dû m’en douter ! On provoque pas un Beauchemin. Il était plus Beauchemin que je pensais.

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curé Rentrez à la maison, monsieur Beauchemin. Restez pas à la fraîche de même. Venez avec nous. FO

*

DiDace FI Allez vous reposer toutes les deux, je veillerai.laure Vous voulez pas faire un somme ? Faut que vous par-

tiez de bonne heure demain matin.DiDace Non, j’ai pas le cœur à dormir. Comment c’est qu’est

Phonsine ?angélina Elle respire à peine.laure Son sang est trop clair. C’est comme de l’eau… Mais

pourtant… elle lutte.angélina On dirait qu’elle a peur de s’endormir. Elle cherche à

parler tout le temps.laure Manquez pas de nous réveiller, s’il y avait le moindre

signe. FO

*

phonsine FI Voix faible et fiévreuse. Je mourrai pas. Si je mourais, qui c’est qui prendrait soin de ma petite ? Non, ma petite sera pas, comme je l’ai été, une orpheline élevée par charité6. Elle aura une poupée, une belle. Moi, j’en ai jamais eue. Plus tard, quand elle aura un enfant, ça sera sa mère qui l’assistera, pas une Acayenne qui l’empêchera de crier7. Regarde, Amable, comme elle est belle ! Elle ressemble aux Beauchemin. Es-tu fier ? En pleurant. Tu vois pas que j’ai les deux mains attachées ?

DiDace Parles-tu, Phonsine ?phonsine Je voyage…DiDace As-tu besoin de quelque chose ? Faible pleur d’un

enfant dans la cuisine puis bercement d’une chaise. Dire que c’est p’t’être ben tout ce qui subsistera d’Amable,

6. Voir Marie-Didace, p. X.7. Voir Marie-Didace, p. X.

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ce petit paquet de chair : une fille ! Le dernier rejeton des Beauchemin, quand on pense, un cœur bleu ! Le bercement de la chaise arrête. Phonsine, dors-tu ?

phonsine Monologue intérieur. Le père Didace ! S’il me reproche de lui avoir donné une fille au lieu d’un garçon… Ou s’il me demande d’être debout pour accueillir le com-pérage… j’aurai jamais la force.

DiDace Phonsine, dors-tu ?phonsine Avec difficulté. A-mab ? Où est Amab…DiDace Faible pleur d’un enfant au loin. Voix radoucie mais

ferme. Demain, ma fille, tu vas faire baptiser. Moi j’y serai pas. Plus tard tu sauras pourquoi. Prends pas d’inquiétude pour ça. Dans notre famille, tu le sais, le plus vieux s’est toujours appelé Didace… Pour ben faire, c’te petite-là… faudrait l’appeler comme moi… comme Amable-Didace, comme tous les autres Didace. Voix plus faible. Appelle-la Didace8. Di-da-ce. T’entends, Phonsine ? Music up and sustain.

narrateur Phonsine mit toutes ses forces à soulever un peu sa main. Puis, impuissante, elle la laissa tomber dans la coulée de lumière que la lampe de la cuisine traçait sur la courtepointe. Dans l’ombre, son visage ruisselait de larmes et son corps continuait à trembler, non plus de crainte, mais de joie maintenant. Maintenant, elle était vraiment Beauchemin9. MU&FO

*

acayenne Appelant. Marie-Didace10 ! Marie-Didace ! Six ans faits et ça obéit pas plus qu’un petit enfant d’un an !

phonsine Mon dieu ! Pourvu qu’elle soye pas tombée dans le puits !

8. L’attribution du prénom Didace à la fille d’Amable et Phonsine marque la fin de la lignée patriarchale des Didace. 9. Phonsine devient paradoxalement Beauchemin au moment où disparaît son mari. 10. Guèvremont aurait voulu consacrer un autre roman à ce personnage (voir : Le plomb dans l’aile, infra). Marie-Didace, devenue une jeune femme, est au centre des deux dernières années du téléroman.

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acayenne Impatiente. Ben non… ben non ! Elle doit être en train de jouer avec Tit-Côme11. Je l’ai aperçue tantôt dans la prairie. Appelant plus fort. Marie-Didace !

marie-DiDace En retrait, mais pas très loin. Quoi c’est ?acayenne Pourquoi faire que tu réponds pas quand on t’appelle ?

Cours vite au quai. Va voir si pe-père s’en vient de la chasse. Et pile pas dans l’ortie, parce que les orteils vont te chauffer, je te le promets !

phonsine Surtout, penche-toi pas au-dessus du puits, je t’en prie.marie-DiDace Au loin, en courant. Tit-Côme ! FO

phonsine L’Angélus sonne au loin. Midi ! Et le père Didace qui est pas revenu ! Y a pourtant pas coutume de retarder de même. Ça commence à être inquiétant.

acayenne Aussi, c’t’idée d’abandonner les récoltes pour aller à la chasse aux noirs en temps défendu, avec deux étran-gers. Courir les chenaux… puis les rigolets, en pleine nuit, à son âge… Au moins s’il consentait à faire demander le garçon de mon Varieur, on aurait de l’aide. Avec emphase. Lui est fort… puis vigoureux !

phonsine Marie-Didace s’en vient en courant. Elle va peut-être… Bruit de porte métallique.

marie-DiDace Coupant. Le v’là ! V’là pe-père couché dans canot. Il remue pas une patte. C’est les autres qui le traînent.

phonsine Mon doux Jésus ! Il lui serait-il arrivé malheur ?

*

DiDace FI Vite ! Arrachez-moi mon butin ! J’étouffe !acayenne Narguant. Hein, t’as pris du mal ? Je te l’avais-ti pas

prédit, hier, oui ou non ?DiDace Laisse faire. Douloureusement. C’est ce maudit bras

gauche qui veut plus ramer !… Un point au cœur !phonsine Grouillez pas. J’vas vous enlever vos bottes.DiDace Haletant. Faites-le dire… à…phonsine À Marie-Amanda ?DiDace Ouè… puis à Pierre-Côme…

11. Ce personnage sera développé dans les deux dernières années du téléroman.

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acayenne Va, Marie-Didace, comme une grande fille.phonsine Bas. Et demande à Pierre-Côme d’avertir monsieur le

curé tout de suite. FO

*

curé vii FI Ça ne va pas à votre goût, monsieur Beauchemin ?acayenne Ah ! monsieur le curé, il est navré tout bonnement. Il

aura attrapé de la fraîche à la chasse. Moi-même, je vous ai une douleur qui voyage dans le bras gauche… jusqu’à l’épaule.

DiDace Ah ! la coque est bonne, la coque est encore bonne, mon-sieur le curé. Mais c’est le deux-temps qui marche p’us12.

phonsine Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre.curé Si vous voulez fermer la fenêtre et vous retirer. Le

temps de le confesser. Fenêtre fermée puis porte fermée. Avez-vous quelque chose qui vous reproche, monsieur Beauchemin ?

DiDace Ah !... Je sais pas trop comment j’m’en vas accoster de l’autre bord. J’ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps.

curé Pas si fort. Baissez la voix. Les autres peuvent vous entendre.

DiDace Continuant à parler à haute voix, quoique haletant un peu. Je buvais comme un trou… Je manquais rare-ment un coup. Et quand j’étais chaud, j’cherchais rien qu’à me battre. J’me battais, un vrai yâble ! Et j’étais un bon homme, un peu rare. J’ai donné des rondes, c’est vrai, mais j’en ai mangé des rôdeuses. Tousse.

curé Prenez votre temps.DiDace J’sacrais comme un démon. À tout bout de champ.

Pour rien. J’allais voir les femmes des autres. J’m’en cachais pas. Mais je m’confessais tous les premiers vendredis. Aujourd’hui, j’prends rarement un coup. J’sacre presquement p’us. Et je couraille jamais. Seulement, j’vas pas souvent à confesse.

12. Expression déjà utilisée dans Tu seras journaliste (voir TSJ, p. 98).

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curé Est-ce tout ?DiDace Hum… J’haïrais pas prendre la tempérance pour la vie…curé Je veux dire tout ce que vous avez sur la conscience ?DiDace Quant au reste, monsieur le curé, j’ai toujours fait

pour ben faire, au meilleur de ma connaissance. Musique.viii

narrateur Le curé Lebrun se recueillit avant de représenter Dieu, la Vérité éternelle, auprès de l’homme simple qui se mourait, son ami. Il cherchait au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d’accès.ix

DiDace FI Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut, Pierre-Côme ira… Toux. Pierre-Côme ira vous reconduire. Toux. J’suis avide d’air depuis à matin.

curé Pas. Madame Beauchemin, monsieur Provençal, vous pouvez revenir. Temps. On va ouvrir la fenêtre.

acayenne On ne t’a pas trop fatigué, mon vieux ?DiDace Pas trop.acayenne Tu vois comme c’est pas forçant ?DiDace Non… pour toi ! Vous souvenez-vous, monsieur le

curé, de la fois de votre fusil français quand vous étiez jeune prêtre ? xToux.

acayenne Parle pas tant. Tu te fatigues pour rien.xi

curé Oui… J’m’en vas vous quitter, mais pas pour bien, bien longtemps. Plus bas. Je reviendrai lui porter la communion.

DiDace Atterré. J’vas recevoir le bon Dieu ? Ah ! Retardez pas, monsieur le curé.

curé Le temps d’aller à l’église et de revenir.DiDace En tout cas, si je vous revois pas… Vous pourrez vous

servir de mon affût, c’t’automne, à la baie… de… FO

*

acayenne FI Veux-tu que je redresse tes oreillers, mon vieux ? Tu dois être mal, la tête basse de même. Faible cri de dou-leur. Aïe ! J’me suis accroché dans le chiffonnier. Aussi,

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avant longtemps, j’le mettrai de bisc-en-coin ce chiffonnier-là.

phonsine Voix basse et insinuante. Pour faire vos changements, attendez, madame Varieur ! Porte de grillage au deu-xième plan.

DiDace Phonsine, ma fille, tâche de pas trop te chicaner avec l’Acayenne, quand je serai p’us là. Faut pas trop lui en vouloir. Elle a mangé de la grosse misère. Ça l’a endurcie. Puis elle aime ben à mener. Mais, patiente ! T’auras ton tour. Doucement. Fais-toi aimer de ta petite. Phonsine pleure. Qui c’est qui arrive ?

phonsine En larmes. Je pense que c’est Marie-Amanda.DiDace Tu me l’enverras.marie-amanDa Porte. Son père ! Phonsine !DiDace FI Approche, que je te parle Marie-Amanda ! Temps.

J’m’en vas. J’en ai pas pour longtemps.marie-amanDa Encourageante. Pourtant vous avez pas l’air d’être au

bout de votre fusée…DiDace J’ai eu le prêtre, tu sais…marie-amanDa C’était mieux.DiDace Approche encore. Je veux te parler, te demander

pardon.marie-amanDa Pardon ? De quoi ?DiDace Oui, oui, pardon des offenses que j’ai pu te faire à toi,

puis à tous les autres. Même sans le vouloir, des fois, on peut darder au cœur. Temps. Je veux te remercier de toutes tes bontés pour moi, pour la famille. T’as toujours été comme ta mère. Je l’ai pas toujours reconnu comme j’aurais dû.

marie-amanDa Parlez pas trop, mon père. Vous allez vous morfondre. Reposez-vous.

DiDace Laisse-moi dire ce que j’ai à dire. Les commencements ont été durs pour nous autres. Ben durs. Le premier Beauchemin est arrivé au Chenal en petit capot. Aujourd’hui, regarde ! La maison pièce sur pièce… les champs… Mon père me l’a toujours dit : sans les créa-tures qui les encourageaient à rester, les hommes seraient repartis, tous, les uns après les autres. Plus

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tard, tu le diras à Marie-Didace. Temps.xii De plus en plus essoufflé. Tâche que le bien des Beauchemin dure et que la concorde règne entre l’Acayenne puis Phonsine. J’suis inquiet… inquiet… de… Temps.

marie-amanDa Mon Jésus, miséricorde ! Appelant à mi-voix. Venez, venez vite ! Marie-Didace ! Phonsine !

marie-DiDace J’ai peur !marie-amanDa Léger remue-ménage. Donne-moi la main. Solennelle,

dominant sa peine. Mon père, on est tous avec vous, Marie-Didace… la femme d’Amable…

phonsine Affolée. Non ! Non ! Non !marie-amanDa Tout bas. Laisse-le partir en paix. Il entend tout.acayenne Prière pour les agonisants. Ô Dieu, dont un des attri-

buts est de pardonner et de faire miséricorde, nous vous implorons pour l’âme de votre serviteur Didace Beauchemin ; ne la livrez pas, Seigneur, au pouvoir de l’ennemi et ne l’oubliez pas à jamais ; mais daignez ordonner à vos saints anges de la recevoir et de l’in-troduire dans la céleste patrie, afin qu’après13… Cris du volier de canards. Fade out et sustain.

narrateur À la lueur du couchant, la tête de l’ancêtre flamboyait. Les traits affinés, le regard levé vers le ciel en feu, Didace semblait ébloui. Un volier de canards sauvages traversa le rectangle lumineux de la fenêtre. Aucun muscle ne vibra sur le visage du vieillard. Didace, fils de Didace, avait cessé de vivre.

*

marie-amanDa FI Étonnée. Mais c’est Phonsine qui s’avance sur l’île ! Pour le sûr ! Avec Marie-Didace ! En quel honneur ? Elle qui vient pas par icitte une fois par année… Quelque chose doit encore aller mal au Chenal du Moine. Porte grillagée qui claque.

marie-DiDace Bonjour, ma tante !marie-amanDa Bonjour, ma belle ! Viens m’embrasser ! Si elle a grandi !

13. Cette « messe de l’enterrement » se retrouve dans divers livres de prière, notamment dans le Paroissien romain complet,Tours, Alfred Mame et fils éditeurs, 1866, p. 700.

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Puis toi, Phonsine ? Dis-moi donc ce qui t’amène ?phonsine Abattue. J’avais affaire à te parler. J’ai fait le voyage

exprès. Mais je peux pas rester longtemps.marie-amanDa Prends le temps de t’asseoir au moins. Reste à coucher.

Ludger ira te reconduire demain.xiii

marie-DiDace Battant des mains. Ma tante, regarde, un mariage d’oiseaux !

marie-amanDa Ils s’abandent pour partir, hein ? On voit que c’est l’au-tomne. Phonsine, tu pourrais nous laisser la petite pour une couple de jours. Elle jouerait avec les enfants ?

marie-DiDace J’aime mieux aller retrouver me-mère.phonsine Amère. Tu vois ? Tout en est ainsi. Y a pas à l’éloigner.

J’ai eu toutes les peines du monde à l’amener.marie-amanDa Cours vite, Marie-Didace. Va rejoindre mon oncle

Ludger au quai… Quoi c’est qui se passe encore ?phonsine C’est elle l’Acayenne, la…marie-amanDa Écoute, Phonsine, oublie pas avant de parler que la

belle-mère porte notre nom.phonsine Oui, mais seulement parce qu’elle peut pas faire autre-

ment. Elle est ben plus Varieur que Beauchemin, je te le dis !

marie-amanDa Voyons donc !phonsine J’vas te le prouver de suite. Pas plus tard qu’à matin,

elle a fait demander à la fille de Pierre-Côme de lui composer une lettre pour envoyer au garçon de son Varieur. Et sais-tu ce qu’elle lui demande ? De s’en venir rester avec nous autres, au Chenal, comme le garçon de la maison. Roi et maître, c’est pas de valeur ! Quoi c’est que j’vas devenir dans tout ça ? xiv

marie-amanDa Prends pas peur avant le temps. Tu sais ben que Pierre-Côme permettra jamais à un étranger de s’établir dans la paroisse. Surtout après… le… Survenant…

phonsine Tâche donc d’inventer un moyen, Marie-Amanda, de faire partir l’Acayenne. Tout ce qu’elle peut faire pour attirer la petite, elle le fait. T’as vu tantôt ? Je peux p’us la souffrir.

marie-amanDa Mais, Phonsine, t’es dans l’obligation de la garder,

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même de la soigner, si elle tombait malade.phonsine Avec répugnance. Moi, la soigner ? Jamais ! Je pourrais

pas.marie-amanDa Étonnée. Pourquoi faire ?phonsine Bas. Parce que... je la respecte pas. Haineuse et lente.

Je sais pas si un jour je verrai c’te femme-là souffrir, souffrir pour crier, pour demander de l’aide…

marie-amanDa Scandalisée. Parle pas comme ça. C’est méchant. Quand t’en parles on dirait que c’l’yâble tout pur qui t’apparaît. Pourtant, elle me semble d’un bon cœur… et donnante…

phonsine D’un bon cœur, elle ? Donnante, elle ? Elle est de c’te race de monde qui ont toujours l’air de tout donner pendant qu’ils vous arrachent le sang du cœur. Bonne ? Une femme qui m’a tout pris. Elle m’a ôté ma place, mon mari… Ma tasse…

marie-amanDa Pas si fort ! Les autres vont t’entendre au bord de l’eau.phonsine Criant. Ben, qu’il m’entendent ! Tant mieux. Puis elle

veut m’ôter ma petite ! la terre ! tout mon butin ! T’entends ? J’m’en vas à la besace. Toute seule… dans le chemin… À quelque détour, elle me jettera dans le puits…

marie-amanDa Es-tu folle ? Troubles-tu ? Tu sais ben que la terre appartient à Marie-Didace. L’Acayenne peut rien dessus. Brode donc pas tant d’histoires.

phonsine Épuisée. Tu penses ça ? Si tu savais comme elle a la maîtrise sur tout. Je sais p’us de quel bord me tourner. Des fois… C’est ben simple… J’me demande ce que le bon Dieu peut vouloir de moi…

marie-amanDa Au lieu de toujours trouver à redire sur elle, si tu tâchais de t’arrimer pour pas tant te chicaner avec elle. On dirait que tu le fais exprès.

phonsine C’est toute l’aide que je peux attendre de toi ? Des reproches… des reproches…

marie-amanDa Phonsine ! Phonsine ! Pars pas de même, Phonsine ! FO

*

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laure FI À mi-voix. Arrête, Phonsine. Entre pas de suite dans la maison.

phonsine Pourquoi faire ?laure T’as pas rencontré le docteur sur ton chemin ?phonsine Mais non.laure Il sort d’icitte. L’Acayenne est malade.phonsine Quoi c’est qu’elle peut ben avoir ? Rien de grave ?laure Évasive. Ah ! Le docteur le sait pas ou ben il veut pas

le dire. Il nous a rien que dit qu’il aimait pas le cœur de c’te femme-là. C’est un cœur mou.

phonsine Qui c’est qui en a soin ?laure On s’est cotisées pour rester avec elle en t’attendant.phonsine Elle souffre-ti, d’après vous, madame Provençal ?laure Pas à c’t’heure, mais elle a dû souffrir.phonsine Comme en rêve. Et j’étais pas là !laure Il lui a laissé des remèdes à prendre. Faut la surveiller…

pas la laisser manger surtout. Elle a beau dire qu’elle mange pas, entre nous deux c’est une grosse man-geuse, tu la connais ? Elle est pas grasse de rien.

phonsine Comme hallucinée. Si elle mangeait, elle souffrirait-ti ?laure Puisque le docteur le défend ! C’en fait une question

à poser ? Fade out et master fade.

*

acayenne FI … Quelques petites pilunes bleues. Je me demande l’effet que ça peut avoir, une pilune de la grosseur d’une tête d’épingle, dans le corps d’une grosse per-sonne comme moi. Au moins, si j’en mettais pour la peine dans le creux de ma main. Mais rien qu’une, si je venais à trop souffrir…

phonsine Quoi c’est que vous ressentez ?acayenne Ah ! ce que je ressens… Soupir. C’est comme si j’avais

une tête d’enfant qui me pèserait sur le cœur.phonsine Votre lit est paré. Quand vous voudrez vous coucher.

J’ai accroché une chape de laine au châssis. Vos pilules, oubliez-les pas !

acayenne Tu les mettras à la main sur le chiffonnier.

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phonsine Avec intensité. Souffrez-vous ?acayenne Pas trop. Mais si tu voulais, ma fille… si tu voulais, tu

me masserais dans le dos. J’ai les chairs comme hachées.phonsine Bas. Je peux pas !acayenne Tu dois avoir la main douce, il me semble.phonsine Je peux pas. Ah ! non !acayenne Oui ! Oui ! Pèse fort. Plus fort. Aie pas peur… FO

*

phonsine FI Donne l’ impression d’une personne qui se lève. Il doit être tard : le soleil brille pas mal fort. Mon Dieu ! que j’ai mal à la tête ! J’ai tellement mal à la tête. On dirait toujours que ma tête touche au plafond. C’est vrai, l’Acayenne est malade. Je pensais plus à elle. Pas dans l’escalier. Êtes-vous mieux ? Elle dort encore. J’aurais peut-être pas dû la laisser manger. Quoi c’est que je cherche donc ? Ah ! oui, des allumettes. Des allu-mettes, il me faut des allumettes. Pour allumer le poêle. Je trouve rien. C’est étrange qu’elle bouge pas. Peu à peu la panique la gagne. Dormez-vous ? Vous dormez, hein ? Vous dormez ?

narrateur La musique s’est imposée peu à peu et elle demeure. Phonsine pénétra dans la chambre et arracha la chape suspendue à la fenêtre. La lumière que les liards jau-nissants rendaient éblouissante y entra brusquement. L’Acayenne allongée droite sous les couvertures parais-sait reposer, magnifique dans sa chair. Phonsine ne quittait pas des yeux le visage immobile. Soudain, elle abaissa la vue. Sur la courtepointe rouge feu, les mains jointes formaient un nœud dur et grisâtre, comme un nœud de bouleau. Du bout des doigts, elle les effleura.

phonsine Dans un désespoir sourd et bas qui va grandissant. Morte ! Elle est morte. Toute seule. En pleine nuit. Sans le prêtre. Ils vont m’accuser de l’avoir tuée parce que je la haïssais. Ça va se savoir que je l’ai laissée

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manger. Je serai la honte de Marie-Didace… Je devrai comparaître devant le corps du jury. Moi, la honte des Beauchemin !... De toute la paroisse… MU Hallucinant. Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! FO La cloche de la Pèlerine s’est mêlée à la musique. FO

*

pierre-côme Il est arrivé un grand malheur : l’Acayenne est morte. Mais excitez-vous pas, excitez-vous pas !

hommes, Femmes Remous léger et lointain. Ah ! Mon doux !pierre-côme Rien de surprenant, elle a avalé une grosse dose de

médicament. Le docteur dit qu’elle aurait duré une semaine ou deux, sans ça, mais pas plus : elle était battue du cœur. Quant à Phonsine, elle est ben ébranlée. Elle a eu un vrai choc. Seulement elle a saigné à la tempe, ça peut la sauver.

jacoB Quoi c’est que le docteur va y faire, Pierre-Côme ?pierre-côme Il va lui appliquer les sangsues dans le visage.jacoB Qui c’est qui va faire le train ? Qui c’est qui va voir à tout ?marie-DiDace Moi puis Tit-Côme !pierre-côme Cré petite Beauchemin, va ! Tousse avec émotion.

Chacun va y mettre du sien, c’est ben le moins. Les Beauchemin nous ont toujours assez fait honneur. Odilon renâcle.xv Moi, pour commencer, je m’occupe de l’Acayenne, de la veillée au corps et de l’enterre-ment. Puis, j’ai assez de créatures à la maison, deux vont s’en venir avoir soin de Phonsine.

angélina Je me charge de Marie-Didace. Je l’emmène avec moi, le temps qu’il faudra.

pierre-côme Bon ! Angélina !oDilon Moi, je…jacoB Moi, je peux ben…oDilon Moi, j’suis ben prêt…pierre-côme Chacun votre tour ! Toi, Jacob ?jacoB Je reste proche. Je prendrai charge des bâtiments.pierre-côme Toi, Dâvi ? T’es le premier voisin, tu pourrais ben soi-

gner les animaux. On va se relever pour faire les

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labours. Odilon, tu vas les commencer.oDilon Hésitant. J’sais pas trop. Il y a ma grange que je suis

en train de remonter.pierre-côme Indigné. Laisse faire ta grange. Ta grange attendra.

Elle partira toujours pas au vol ? La paroisse passe avant. Et que j’en voie pas un dérober seulement la moitié d’une pomme de cheval, parce que je le ferai hiverner à la paille. Vous m’entendez ? FO

*

commerçante Clochette de magasin. Silence. Bruit de savates traînées sur le plancher. Tiens, de la visite rare ! C’est du nou-veau de te voir au magasin de Sainte-Anne, Angélina, depuis tant de temps que tu passes tout drette pour aller faire tes emplettes à Sorel.

angélina C’est parce que ç’adonnait pas tout bonnement.commerçante Donne-moi donc des nouvelles des gens du Chenal.

Parle-moi donc des Beauchemin ! Comment c’est qu’est Phonsine ? Tant de mortalité dans une famille, ça se voit pas.

angélina Rarement.commerçante Puis tout du grand monde. Et Phonsine ?angélina Si vous la voyiez !commerçante Elle est changée tant que ça ? Pas reconnaissable, je

gage ?angélina Comme de raison, après trois semaines au lit, elle peut

pas être vigoureuse. Mais c’est de son caractère que je veux parler. Elle est p’us la même personne. On voit ben qu’elle était rongée par en-dedans.

commerçante Pauvre elle ! Puis la petite ? Marie-Didace ?angélina Je l’ai toujours avec moi. Tendrement. Elle doit m’at-

tendre. Temps. Vousxvi avez du fil blanc, en rouleau, numéro dix ?

commerçante Sûrement. Puis après ?angélina C’est tout.commerçante Indignée. Il te faut rien d’autres choses ?angélina … P’t’être deux souris de jujube pour la petite… Ça

fait combien en tout ?

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commerçante Six cennes. Attends que je t’enveloppe ton fil. Soudai-nement pressée. Tiens ! Excuse-moi, la soupe renverse dans la cuisine.

angélina Au premier plan, assommée d’étonnement. Mais c’est le portrait du Survenant, en soldat, sur la gazette. Il y a pas de nom écrit au-dessus, rien que « Glorieux dis-paru14 ». Mais c’est ben lui, je le reconnais. Ses yeux… sa bouche… sa belle bouche qui riait tant… sa chevelure flambant rouge, pire qu’un feu de forêt. C’est lui ! À haute voix. Où c’est que vous avez eu cette gazette-là ?

commerçante Sa voix part de la cuisine en se rapprochant. Je serais pas mal en peine de te le dire, pauvre enfant. Mon vieux la ramasse d’un bord et de l’autre, comme ça adonne.

angélina Y’a-t-il longtemps que vous l’avez ?commerçante C’est comme je dis, ça peut faire deux jours, puis ça

peut faire deux ans.angélina Oui, mais, le reste de la page, vous devez l’avoir en

quelque part ?commerçante Vexée. Ben, ma fille, si tu veux chercher une aiguille

dans un voyage de foin, t’as beau, la gazette est pêle-mêle dans le back-store…

angélina Timidement. À qui c’est que cet homme-là sur la gazette vous fait penser ?

commerçante Je vois pas la ressemblance. Temps. P’t’être ben au père Didace quand il était jeune… Pourtant, non. J’vois pas à qui.

angélina xviiIl faut que je me sauve. Je dois passer au presbytère. Voir monsieur le curé. FO Porte avec clochette. Blank puis cloche d’ église au loin…

*

angélina FI … Puis je veux faire dire une basse messe pour l’Acayenne, puis je voudrais aussi faire chanter une grand-messe pour un ami défunt, monsieur le curé.

14. Dans la dernière année du téléroman, Guèvremont fera revenir le Survenant et celui-ci aura en effet combattu lors de la Première Guerre mondiale.

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curé Un ami défunt ! Recommandé par qui ?angélina Mettez « par un particulier », si ça ne vous fait pas de

différence…xviii Seulement je voudrais obtenir une faveur, monsieur le curé : que les deux messes soient pas célébrées le même jour.

curé Je n’y vois aucune objection, mais je ne comprends pas par exemple une telle réserve de votre part…

angélina Monsieur le curé, reconnaissez-vous cet homme-là ?curé Un soldat ?… « Glorieux disparu » ! Ça ne serait pas un

jeune Latraverse, le fils de Noé, celui qu’on appelait la grosse tête à Latraverse ? Mais, mademoiselle Angélina, vous êtes toute changée ! Passez donc à la cuisine… Ma sœur va vous faire une bonne tasse de thé chaud.

angélina Non, non, je suis trop pressée, monsieur le curé. Je veux faire une petite prière à l’église en passant. Une autre fois… Pas qui s’ éloignent et porte qui se ferme.xix FO

*

angélina Orgue de l’ église. FI Sanglots. Le Survenant est mort ! À qui le dire ? Avec qui en parler ? Deux mois aupara-vant, il y aurait eu le père Didace. Lui l’aurait reconnu au premier coup d’œil.xx Sanglots.

VoiX Du surVenant Comme en rêve. Angélina !angélina Hallucinée. Il est revenu sur la terre m’apporter le mes-

sage de sa mort.xxi VoiX Du surVenant Angélina !angélina Peut-être aussi pour me demander la faveur d’une

prière ? Temps. Enfin ! Il a trouvé son chemin ! Il est rendu. Mon Dieu ayez pitié de lui ! Il sait maintenant comment je l’ai aimé. Puis s’emportant avec fierté. Ma peine, je la partagerai avec personne. C’est à moi seule, cette peine-là. Les gars du Chenal du Moine peuvent m’appeler la Corneille, me traiter d’avarde tant qu’ils voudront. À c’t’heure, je suis veuve ! S’emportant de nouveau. Tout de même j’aurais-ti aimé ça proclamer à tous les vents, au Chenal, dans tout le vaste monde que le Survenant est mort à la guerre, les yeux au ciel

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fier de repartir voir un dernier pays, en glorieux, comme il l’avait promis, non pas en trimpe comme on lui avait prédit. Non. Je me tairai. On ne saura rien de lui. Avec fierté. Je suis sa… veuve ! Revenant à elle-même. Mes rosiers ! Puis Marie-Didace qui doit m’attendre, grimpée sur le four à pain. Lentement. Au nom du Père… et du Fils… et du Saint-Esprit. Musique d’orgue up.

narrateur La tête haute, elle sortit de l’église. Cloche et… FI Musique.

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variantes

i I phonsine [R Les Provençal, eux autres, sont rendus il y a une bonne escousse, j’en suis quasiment sûre. Quand il s’agit de surveiller le bien, on les prend rarement en défaut ceux-là. Faut leur donner ça. Sont pas riches de rien.] Puis

ii I v’là ! [R / pierre-côme Avez-vous su que… hum ! {(cherchant ses mots)} avez-vous su que le grand Paul, du Nord-Ouest, est en promenade dans sa parenté ?/ laure Tu veux dire Tit-Pierre à Grand’Paul, des Îles ? / pierre-côme Non mais c’est-ti assez épouvan-table d’avoir une femme belette de même ? Laisse-moi donc finir. Il dit qu’ il a par là deux cent cinquante acres de belle terre, toute labourée, parée à recevoir le grain au printemps. / DiDace Ouais, c’est de la terre ! Seulement, on ne l’a pas vue ! / jacoB Aïe, deux cent cinquante acres, on ne rit pas ! Loin comme d’ icitte à l’autre bout du monde. / pierre-côme Et vous, l’Acayenne ? Quoi c’est que vous en dites ? {Silence.} / DiDace Eh ! vieille ! Ils te parlent ! / acayenne Hein ? Quoi ? / DiDace Ils te demandent ce que t’en dis ? / acayenne Moi ? Ah ! Rien ! / DiDace {Monologue intérieur.} À quoi c’est qu’elle jongle tout le temps ? Elle est jamais avec nous autres. On dirait une île éloignée de la terre ferme. Quand elle nous parle c’est toujours comme si elle faisait un effort, comme si elle devait traverser de l’eau, ben d’ l’eau.] FO

iii I gaillard ! [R En santé. Jamais une minute de maladie pour me permettre de le dorloter. Tout ce que j’avais pu faire pour lui, c’ était de l’attendre, la main sur la clenche de la porte et de tâcher de le ramener à son bon sens par la douceur. De son vivant, je l’ai ben attendu.] Et

iv I Torriâble ! {Pas dans l’escalier.} / acayennev I confession. / [R DiDace Même sans le dire, entre créatures qui vivent côte à côte dans

la même maison, ces choses-là se devinent, sans qu’ il soit besoin d’en parler, il me semble ? {Silence.} Comment ça se fait que tu m’en aies rien dit ? Regarde-moi dans les yeux. As-tu peur de regarder le monde en face ? As-tu de quoi à cacher ? Regarde-moi ! Arrête-les de bouger, tes yeux couleur d’eau. Calme-les un petit brin. / acayenne C’est les mêmes que j’avais avant qu’on se marie. {Plus bas.} Tout le monde peut pas avoir, comme les Beauchemin, des yeux qui coupent. / ] DiDace

vi I toi. [R Si tu tricotais ça t’aiderait à passer le temps, en attendant qu’Amable revienne.] / phonsine {En larmes.} [R J’ai essayé, mais j’ échappe des mailles à tout coup.] {Temps

vii I FO // [R pierre-côme FI {Trot de cheval sur la route. Avec compassion.} Un autre qui va s’en aller sur le coteau ! Eh ! oui ! Monsieur le Curé ! / curé Pauvre père Didace ! Ça fait bien proche trente ans qu’on chasse ensemble ! Ah ! les merveilleuses chasses d’autrefois ! Les vents violents franc nord… Les voyages de misère à la baie de Lavallière… / pierre-côme Les passes à la Queue des îlets… / curé Et les affûts de branches de saule si dures à planter ! / pierre-côme Et les mares qu’ il fallait faucher à la grand’ faux ! / curé Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand on revenait tout faits de glace au Chenal du Moine ! / pierre-côme Ouô ! Entrez, monsieur le curé, je vous rejoindrai tantôt. {Pas sur le gravier.} // ] curé [R {Porte de grillage ouverte et fermée.}] FI

viii I connaissance. [A {Musique.}] / narrateurix I d’accès. / [R curé … Mon cher frère… / ] DiDacex I prêtre ? [R / curé Ah ! oui, mon saint-Étienne, celui que mon père m’avait donné en

cadeau ? / DiDace Un douze. Un fameux beau fusil. Et vous pensiez qu’ il suffisait d’un bon fusil pour faire un bon chasseur. Comme vous étiez tout nouveau dans la paroisse, on vous avait conduit au banc de sable, une belle après-midi d’automne.] {Toux.

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xi I rien. / [R DiDace Laisse-moi parler. C’est tout ce qui me reste. Tout d’un coup on voit venir à nous une grosse bande d’alouettes. Le ciel en était noir. L’un de vous autres vous crie : « Exercez-vous, monsieur le curé, c’est le temps ! » / pierre-côme Je vous vois encore tirer dans le tas. V’ lan ! v’ lan ! Pas un oiseau tombe. Pas un. / DiDace Tu y étais, en effet, Pierre-Côme ? On n’osait pas rire, comme de raison, vous étiez notre curé et on vous connaissait à peine. Mais on se tordait par en dedans. Quand vous vous êtes déviré vers notre bord, en nous voyant près d’ éclater, vous avez dit d’un grand sérieux : « Il tire ce fusil-là ! » Pas un mot. Personne bronchait. / pierre-côme Les yeux pointus on attendait que vous vinssiez parler. / DiDace Là, vous nous avez demandé : « Avez-vous vu comment j’m’suis exercé à passer les plombs entre chaque alouette, sans en frapper une seule ? » Là on a ri à notre goût. Et on vous a adopté du coup. On avait compris que vous seriez peut-être ben jamais un fameux chasseur, mais qu’on aurait de la misère à vous accoter sur les histoires de chasse. {À partir de « Là on a ri », le débit va plus lentement et en décroissant. Toux.} Vous partez, monsieur le curé ? / ] curé

xii I Temps.} [R Ma mère, ma mère à moi, ça c’ était vaillant ! Levée avec le jour, à travailler jusqu’aux étoiles. Ça mangeait, mais ça travaillait. Dans l’eau glacée jusqu’ à la ceinture, au printemps, pour arracher un morceau de butin à la rivière !] {De

xiii I demain. / [R phonsine Tu y penses pas ? Les vaches… / marie-amanDa La belle-mère y verra. Puis, vous avez un homme engagé. / phonsine Je ne peux pas. Ils m’attendent sur la grève. J’ai traversé par occasion. J’ai laissé le cheval et la voiture chez le commerçant de Sainte-Anne. Il faut qu’on retourne avant la noirceur. Viens me conduire jusqu’au bord de l’eau. Vite, Marie-Didace, grèye, on s’en va. FO / ] marie-DiDace

xiv I ça ? / [R marie-amanDa Mais vous avez un engagé ? / phonsine En attendant, oui, mais il se fie sur la rareté des hommes pour nous menacer tout le temps de retourner aux obus. L’Acayenne en profite. / ] marie-amanDa

xv I honneur. [R / oDilon {Renâclant.} Mais il doit leur rester des parents parmi les Antaya ? / pierre-côme On n’est pas pour aller demander de l’aide à la paroisse voisine. À peine de sonner le tocsin pour obtenir du secours de tout un chacun du Chenal du Moine. A {Odilon renâcle.}] Moi

xvi I m’attendre. [R Avant que je parte pour Sorel à matin, elle m’a fait promettre de lui faire signe de loin. « Je t’attendrai grimpée sur le four à pain », qu’elle m’a dit. « Puis, je courrai au-devant de toi ». Elle est fine, un peu rare ! Il faut que je me dépêche de retourner au Chenal parce qu’elle va s’ inquiéter. Puis j’ai mes rosiers à transplanter avant la noirceur.] {Temps.} [R En effet, vous A Vous] avez

xvii I qui. [R Mais t’es ben blême. Je gage que t’as pas mangé. Viens prendre une bolée de bouillon. Sans gêne. Arrive.] / angélina [R Non.] Il

xviii I différence… [R / curé Mais vous aimeriez pas au moins inscrire le nom de l’ami défunt, mademoiselle Angélina ? / angélina C’est pas nécessaire.] Seulement

xix I ferme.} [R / curé Un soldat... ça serait pas...] FO

xx I d’œil. [R Il y a Marie-Amanda ? Mais Marie-Amanda est à l’ île de Grâce avec ses huit enfants. C’est tout de suite… tout de suite qu’ il m’ faudrait en parler.] {Sanglots

xxi I mort. [R C’est pas par pur hasard que j’ai oublié d’acheter du fil à Sorel.] / VoiX

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Fragment D’un roman inacheVé

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le plomB Dans l’aile1

(1959)

1. « Le plomb dans l’aile », Cahiers de l’Académie canadienne-française, vol. IV, 1959, p. 69-75, repris dans : Marie-Didace, « Appendice III », édition critique par Yvan G. Lepage, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1996, p. 354-361.

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— Trois marches. Trois marches à monter. Et tu seras rendue.Pressé de mettre fin à une entrevue pénible, le notaire Descheneaux2

précisa :— Te voilà au Journal de Sorel3. Tu demandes le directeur. Et c’est fait.Gêné par le silence de Marie-Didace Beauchemin qu’il reconduisait à la

porte et à qui il venait de refuser un emploi, il ajouta :— Tu vois que c’est simple. Simple et facile. Trois marches de rien.Sans un mot, la jeune fille partit.Par l’entrebâillement, un vent chaud, humide courut sur le crâne du

notaire. Il se hâta de refermer la porte, délivré et repentant à la fois d’avoir menti à Marie-Didace Beauchemin, de la lignée des Beauchemin, du Chenal du Moine. Pourquoi, après avoir mérité la confiance du grand-père Didace Beauchemin, du père Amable-Didace, fallait-il que la petite-fille Beauchemin, qui commençait à être grandette, lui demandât une chose impossible : du travail, alors que chaque jour, à Sorel, le nombre de chômeurs grandissait. Pour motiver son refus, il n’avait qu’à ouvrir le cahier des actes, où aucune entrée n’apparaissait sous l’en-tête de septembre, mil neuf cent trente-et-un4 – un mois au-delà. Mais son prestige ? Il y tenait.

Peut-être aurait-il dû engager Marie-Didace à retourner au Chenal du Moine ? Ou encore l’exhorter à faire confiance à l’avenir ? Quand il n’y croyait pas lui-même ? L’avenir ! Un mur sans issue. Une surface lisse, sans le moindre relief où s’aggripper pour attendre la fin de la crise. Un mirage.

Le notaire éternua. Il mit la faute sur le vent chaud, humide et ne pensa plus qu’à sa santé compromise.

Fidèle aux instructions du notaire Descheneaux, Marie-Didace Beauchemin dépassa le Carré Royal, suivit la rue Georges5, longea les maisons jusqu’à ce

2. Le personnage du notaire apparaît dans le roman Marie-Didace, mais sans patronyme.3. Il s’agit de la transposition du Courrier de Sorel où travailla Guèvremont de 1928 à 1935 et qui était situé au 22 rue Georges (voir TSJ, p. XXIV-XXXIX).4. Le krach de la bourse de New York en 1929 entraîne une crise économique dans le monde industrialisé et le Québec n’y échappe pas. Le chômage connaît une hausse fulgurante.5. Carré royal : délimité par la rue George, la rue du Prince, la rue du Roi et la rue Charlotte.

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qu’elle distingua l’une d’elles, à sa carrure, à son allure commerciale. Puis à ses trois marches.

Arrivée au bas du perron, la jeune fille pausa, inquiète ; curieuse aussi de ce monde nouveau où elle allait pénétrer ; un journal, une imprimerie. Plus inquiète que curieuse.

Le matin même, en quittant le Chenal du Moine, Marie-Didace affirmait à tous qu’elle serait copiste chez le notaire Descheneaux, « notre notaire de famille », tel que le nommait avec fierté Angélina Desmarais, comme s’il se fût agi d’une possession unique. Déjà là-bas des jeunes filles de son âge devaient l’envier, elle, la copiste du notaire, installée près de la fenêtre, à copier sans relâche, entre le spectacle divers de la ville et les odeurs intimes, les bruits rassurants de la maison du notaire, attenant à l’étude.

Au lieu de l’étude, une imprimerie. Aux fenêtres, sur fond noir des ins-criptions en lettres dorées : impressions de toutes sortes. Par la porte du grillage, le rythme mécanique des presses accompagné de senteurs lourdes d’encre et de cambouis.

La prophétie d’Angélina Desmarais, à l’heure de la séparation, la veille, s’accomplissait-elle déjà : « Tu pars avec du plomb dans l’aile6 ! »

Pourtant le notaire disait que tout était simple. Trois marches. Trois marches à monter. Sur la première marche un jeune chat égaré miaulait, l’œil agrandi de peur, une transparence mauve au fond de ses oreilles en alerte.

Le cœur serré, Marie-Didace reprit à marcher.

* * *

La veille, Angélina Desmarais et Marie-Didace pêchaient la perchaude en chaloupe, dans la baie de l’île de Grâce où un poissonnier les avait laissées, quitte à les reprendre après avoir visité ses verveux. Une douce et somnolente lumière de septembre pénétrait les deux femmes. Soudain Marie-Didace, debout nu-pieds dans la chaloupe, sa petite jupe rouge collant à la peau moite de ses jambes, décida :

— On hâle l’ancre.À l’autre bout de la barque, Angélina tressauta. Deux crapets-soleil seu-

lement gisaient au fond de la chaudière. À peine deux bouchées.

6. Guèvremont utilise cette même expression pour décrire la jeune enfant qu’elle était dans « À l’eau douce. Extraits des Mémoires de Germaine Guèvremont », Châtelaine, vol. VIII, no 4, avril 1967, p. 74.

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— Pas déjà ?— Oui, déjà, trancha Marie-Didace.Sa voix vibrait de défi accentué par l’espace. Elle remonta sa jupe trop

ample qui glissait jusqu’aux hanches.— Allons plus loin. Là-bas.Du doigt elle indiqua une touffe d’arbres à la tête des Îlets. Mais son regard

les dépassa. Sans attendre le consentement de sa compagne, Marie-Didace arc-boutée, sa jeune poitrine dressée sous la blouse de cotonnade, tira amarre, puis l’ancre qu’elle replongea à l’eau. De longues herbes aquatiques s’en déta-chèrent. Molles et d’un vert vif, elles flottèrent un instant. Puis l’eau, brouillée un instant par l’agitation, redevint limpide.

Pour mieux reprendre haleine, Marie-Didace leva la tête. Elle vit que le soleil étendait ses rayons sur toute la lande. Bientôt il annoncerait son déclin. Elle sut qu’elle devait se hâter de parler. Vitement elle enfonça les rames dans les tolets et se mit à ramer vers la grève.

Angélina se méprit.— Tu commences à avoir faim. Accoste à la première éclaircie où il y a

un platin de sable.Angélina prenait de l’âge, de plus elle boitait. Marie-Didace dut l’aider à

atteindre la terre. Quand la vieille fille se décoiffa, son chapeau laissant une marque rouge à son front, le grand jour accusa la maigreur terreuse du visage, les sillons creux au coin de la bouche, la dureté des traits que n’atténuait même pas la tristesse du regard.

Avec soin elle étala la collation sur un linge de toile bise, après en avoir effacé les plis. Puis elle versa dans des verres grossiers jusqu’à deux doigts du bord, un sirop de framboise, attentive à n’en point perdre une goutte.

Outrée de tant de docilité aux choses, d’une telle application en tout, Marie-Didace l’observait, le cœur en révolte. « Si je reste, je finirai par lui ressembler. »

Inconsciente de l’exaspération qu’elle provoquait, Angélina mangeait, sans déguster, plus préoccupée de cueillir les miettes égarées sur son corsage.

« Mon Dieu, supplia Marie-Didace, je veux pas devenir semblable à Angélina. Accordez-moi la force de parler. »

Les larmes aux yeux, elle arracha à pleines dents la mie d’un quignon de pain, puis lança le tout à l’eau.

Sans qu’Angélina eut le temps d’exprimer un reproche, la jeune fille éclata :— Faut que je te parle, Angélina.

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— Mais… parle, pauvre enfant ! De quoi c’est que tu veux tant me dire ?— Laisse-moi parler. Après tu me diras tout ce que tu voudras.Elle chercha son souffle, puis baissa la voix :— Demain, je pars.Un pâle sourire effleura les lèvres de l’infirme. Elle avait dû mal com-

prendre. On ne part pas ainsi, du jour au lendemain. Du moins, pas du Chenal du Moine.

— Demain, je pars, répéta Marie-Didace, plus fermement cette fois.— Partir ? Pour où aller ?— Gagner ma vie. Loin du Chenal du Moine.— Toi ? L’enfant de la maison !Gagner sa vie ! L’explication ne tenait à rien. Sans être riche, Angélina

possédait des moyens suffisants pour garder Marie-Didace qu’elle avait recueillie près de quinze ans plus tôt. Un matin, on avait découvert sa mère, Phonsine Beauchemin, assise au bord du puits. Elle tenait près de son cœur une tasse qu’elle berçait comme la tête d’un bien-aimé. Phonsine, privée de sa raison, mourait peu après.

— De plus, Marie-Didace, quand t’auras tes vingt-et-un ans…Mais l’autre ne voulait pas de calcul.— Je m’ennuie, Angélina.Un espoir vogua dans l’esprit de la vieille fille.— Si c’est de Côme Provençal que tu t’ennuies…Depuis quelques semaines, Côme Provençal faisait son apprentissage de

pilote branché7.— Il peut bien courir les sept mers du monde, quant à moi. Je ne m’en-

nuie pas de lui.— De qui c’est… donc ?— Je m’ennuie… de tout.Un autre appel véhément déchira l’air. Une jeune cane sauvage clamait

elle aussi sa nostalgie. De marais plus cléments ? Ou d’un compagnon leurré par des roseaux trompeurs ? Mystère !

Profitant de la diversion qu’apportait le passage de l’oiseau solitaire, Angélina chercha à attirer l’attention de Marie-Didace :

— Les canards noirs sont pas encore parés à s’arouter vers le sud.

7. De l’anglais branch pilot, pilote reçu et commissionné pour entrer et sortir toute espèce de bâtiments de rades, rivières, etc. Lamaneur (voir Oscar Dunn, Glossaire franco-canadien et vocabulaire de locutions vicieuses usitées au Canada, Imprimerie A. Côté et Cie, Québec, 1880).

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Tout à sa plainte, Marie-Didace ne l’entendit pas.— J’m’ennuie, Angélina.— J’ai pourtant voulu te faire une belle vie ! soupira l’infirme.— Oui, une vie d’obéissance.Aussitôt, elle chercha à dissiper l’amertume qui levait en elle :— T’as été la bonté même pour moi !Elle alla poser sa petite tête fiévreuse sur les genoux de l’aînée.— J’en peux plus de rester au Chenal du Moine. Je veux partir. Aide-moi,

Angélina.L’aider ! L’aider à retirer le glaive qu’elle venait de lui enfoncer dans le

cœur ? Sans un cri surtout. Une mèche tombait sur le front moite, Angélina eût voulu l’enrouler sur son doigt, caresser les tempes et peut-être chasser la magie du départ. Mais trop fort et trop ancré en elle était le partage d’un monde simple, capable de grandes preuves d’affection au besoin, rarement de marques puériles. Elle s’accusa : « J’ai manqué de vigilance. J’ai voulu l’élever au-dessus de moi. Aujourd’hui, je la perds par ma faute. » Angélina restait seule, tel était son destin. La main levée pour un geste de tendresse se referma sur un éphémère aveuglé par la lumière du jour.

— Pars, puisque tu le veux, Marie-Didace. Mais je serais coupable de pas t’avertir. À Sorel, il y a un monde que tu connais pas. Y a du danger. La crise. Tu pars avec du plomb dans l’aile.

* * *

Où était Marie-Didace ?De l’eau frémissait à ses pieds. De l’eau captive entre des berges pontées.

Elle était donc près des quais. Sur l’autre rive, la pinède de la Pointe à la Misère dominait le village de Saint-Joseph de Sorel8. Plus près sur le ciel clair, l’échancrure de toits noirs, de cheminées : des chantiers maritimes, une fonderie9.

Une mère appela sans joie sa petite fille qui jouait à la marelle dans le voi-sinage : c’était l’heure de manger.

— Pain, lait, sucre, scanda avec dégoût une voix d’enfant.

8. Aussi appelée Pointe aux Pins. L’action de la nouvelle « Un sauvage ne rit pas » s’y déroule. On retrouve aujourd’hui un parc à cet endroit.9. La ville de Sorel vit un grand essor économique au XiXe siècle avec la construction de plu-sieurs chantiers maritimes. S’y greffent de nombreuses autres industries, telles que la fonderie Beauchemin, liées à la construction des bateaux.

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Aussitôt d’autre voix enchaînèrent comme pour une rengaine :— Pain, lait, sucre. Pain, lait, sucre.Le jeu prenait fin.Marie-Didace sentit sur elle le poids d’un regard. Des chômeurs, allongés

près d’une grange l’examinaient à loisir, plus par désœuvrement que par effronterie. Son désarroi, en les apercevant, déclencha leur rire.

Elle se hâta de retourner sur ses pas. Près du perron, le chat égaré miaulait encore, une transparence mauve au fond de ses oreilles en alerte.

Marie-Didace monta les trois marches en courant.

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articles De the gazette ayant inspiré l’écriture Du cycle

Du surVenant

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heroic act costs captain his liFe1

ephrem hamel, oF sorel, retireD tugmaster, Dies From injuries

Sorel, Que., November 15 – Ex-Captain Ephrem Hamel, for fifty years a tugmaster connected with the Federal Shipyards at Sorel and the Montreal Harbour Commission, died at the Sorel Hospital here yesterday, from a frac-tured skull and cerebral hemorrhage. The former captain was 72 years of age and exceedingly healthy in spite of his advanced age. His death was the direct result of a heroic deed enacted on St. George’s street, here, on November 6 last, when he gave his life to save endangered citizens by gallantly stopping a runaway horse harnessed to an express wagon.

The body of the retired captain was removed to the Paulhus morgue here where members of a jury, under Dr. Hormisdas Dupre, of St. Robert, coroner of the Richelieu district, rendered a verdict of accidental death in the case.

The inquest revealed that Hamel was fatally injured when his head was struck by one of the shafts of the vehicle. Fearing for pedestrians, Hamel, in spite of his 72 years, ran into the street and seized the animal by the reins and mane and managed to halt its mad career.

In the struggling, however, the shaft of the vehicle broke and struck Hamel’s head causing a fracture of the skull and cerebral hemorrhage.

The injured man was rushed to the home of Dr. A. Richard, of Sorel, where first aid was rendered. He was then taken to the Sorel Hospital where Dr. W. Robidoux did his utmost to save the victim’s life, but the surgeon’s efforts were futile, Hamel dying at 4.30 o’clock yesterday morning.

1. The Gazette, vol. CLX, no 277, 16 novembre 1931, p. 16.

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Boy missing anD empty Boat FounD memBer oF picnic party at sorel islanDs

is BelieVeD DrowneD2

Sorel, Que., June 12. – Seventeen-year-old Wilfrid Deguise, adopted son of Mr. and Mrs. Arthur Gendron, residents of this city, is believed to have lost his life by drowning in the St. Lawrence, at the Sorel Islands this morning. Deguise was with a party of nine youths who had gone to the islands, ten miles south of Sorel, on a week-end outing. He had left the island on which the youths were camping on a rowboat early this morning, and at one o’clock this afternoon a resident of Beauchemin Island discovered a drifting rowboat, with the missing youth’s pipe on one of the seats and a single oar. A short distance from the drifting rowboat, Deguise’s peak cap was also slowly drif-ting down the current towards Lake St. Peter.

Late this evening the eight other members of the party were searching the river for the body of their companion. Several residents of Beauchemin Island were also actively co-operating in the search.

It was last evening that the party met in Sorel and left for the Sorel Islands by motor truck. They headed for an island occupied by camps owned by the Club Canadien, where they were to spend the week-end. Early this morning all the members of the party were out-of-doors and divided in two shifts for the purpose of going to Mass at the Franciscan Monastery in Sorel.

A first shift left at dawn to attend the first Mass while the members of the second shift waited for the return of their companions to go to a later Mass. Deguise was a member of the waiting shift. Shortly after the departure of the first party, Deguise left with a rowboat for an outing on the river.

The hypothesis is that while cruising, the youth endeavored to approach an island and stood up in the rowboat, using one of the oars for the purpose.

2. The Gazette, vol. CLXI, no 141, 13 juin 1932, p. 7.

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It is believed that Deguise, who could not swim and mistook the depth of the river near the island, lost his balance and fell into ten feet of water, where he was drowned. The missing youth was a mechanic’s apprentice.

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recoVer youth’s BoDy Victim oF Drowning near sorel taken

From water3

Sorel, Que., June 19. – The body of Wilfrid Deguise, 17 years of age, of this town, who was drowned last Sunday afternoon, was recovered yesterday morning at 11 o’clock, by Napoleon Ethier, who had been seeking it for a week. Deguise was drowned while rowing out to an island where he was camping with other youths. An inquest was held by Coroner H. Dupre, M. D., and a verdict of found drowned was rendered.

3. The Gazette, vol. CLXI, no 147, 20 juin 1932, p. 7.

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sorel is thrilleD By FoolharDy act three riVers man Does acroBatic

stunts on power line tower ignores 30,000 Volts

hunDreDs watch in horror eXpecting momentarily to see him

hurleD 185 Feet to grounD4

Sorel, Quebec, October 26. – During nearly twenty minutes this afternoon, hundreds of residents of this city were thrilled and terrified at the sight of a man who flirted with death on a high power tower, carrying 30,000-volts, and 185 feet from the crowd. Amid live wires and cables the man who, accor-ding to police, was under the influence of liquor, played the part of a circus acrobat. The “performance” was so daring that men and women shouted in horror on numerous occasions, fearing that he would lose his life.

When the man finally decided to descend the tower, he was taken to the police station accompanied by Constable Patrick Lesueur. He refused to give any explanations and it was only last evening that the police managed to get his name, which he gave as Alphonse Morin, 32 years of age, of Three Rivers. No charge had been laid up to nine o’clock last night but Morin was being kept at the station, guarded by the police, who feared that if they released him he would return to the tower and “stage another performance.”

TOWER 240 FEET TALL

The tower is the property of the Shawinigan Water and Power Company and has a height of 240 feet. It is situated at the southern limits of the city of Sorel, between the C.N.R. bridge and railway station. When officials of

4. The Gazette, « Sorel is Thrilled by Foolhardy Act », vol. CLXI, no 258, 27 octobre 1932, p. 3.

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the company were notified they promptly turned the power off on the tower in question and the city property was not affected by the current being turned off.

It was shortly after three o’clock this afternoon when the man who later gave his name as Morin climbed the tower in the presence of a few citizens. With a few minutes, however, the crowd grew thicker and thicker, and storekeepers, children and grown-ups rushed to the scene of the performance “en masse.”

In the meantime the performer absolutely declined to climb down and using the aluminum bars for a trapeze, he balanced and tumbled ; walked and danced in the fashion of a skilful circus acrobat on six-inch aluminum levers ; promenaded here and there at a height of 185 feet ; nimbly skipped from one narrow beam to another ; remained suspended by the legs for minutes, wagging his head defiantly to the crowd below ; stood on most dangerous spots keeping his equilibrium in a masterly fashion and following a series of daring stunts, cleverly slipped down one of the uprights of the power tower.

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workman is killeD crusheD unDer 1,500-pounD clam

oF coal crane5

Sorel, Que., June 25. – Bruno Cournoyer, 43 years of age, a resident of this city and father of eight children, was crushed beneath the 1,500-pound clam of a huge coal crane, at Big Pier, situated at the foot of Prince Street, yes-terday morning. Cournoyer was pronounced dead at St. Charles Hospital, twenty minutes after the accident. Members of a jury under Dr. Hormisdas Dupre, of St. Robert, coroner of the district, disposed of the case with a ver-dict of accidental death.

It was learned at the inquest that Cournoyer was an employee of Weaver Coal Company, and was unloading coal from the S. S. Salvestan at the time of the fatality. Cournoyer stood near the crane, when suddenly something went wrong with the mechanism of the derrick, and the clam crashed upon him. Dr. J. J. Guertin, of this city, was summoned, together with Abbe Leblanc, curate of St. Pierre de Sorel Church, and the last rites of the church were given to the dying and unconscious man. He was rushed to the hos-pital, but failed to regain consciousness and was pronounced dead shortly after his arrival.

5. The Gazette, « Workman is Killed », vol. CLXII, no 151, 26 juin 1933, p. 7.

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Fish-game warDen e. proVencal Dies Veteran oF 32 years’ serVice passes away

at VeneraBle age oF 826

Sorel, Que., November 20. – Etienne Provencal, for 32 years game and fish warden in the district of Richelieu, died this morning at the home of his daughter in St. Joseph de Sorel. He was 82 years of age, and had retired from his duties two years ago. He had been ill two weeks.

Mr. Provencal was known to thousands of hunters and fishermen of the district of Richelieu and also to many others from Montreal and other points who came here to hunt and fish. He was born and raised in the district and 32 years ago joined the staff of provincial fish and game wardens, retiring two years ago because of ill-health.

He is survived by seven sons : Noel, of Montreal ; Napoleon and Pierre, of Ste. Anne de Sorel ; and Ovila, Azarias, Alcide and Wilfrid, of Sorel ; and by two daugh-ters : Mrs. Augustin Bourque, of Sorel ; and Mrs. Noel Gauthier, of St. Joseph de Sorel. The funeral will take place on Wednesday morning at 9 o’clock.

6. The Gazette, « Fish-Game Warden E. Provencal Dies », vol. CLXII, no 278, 21 novembre 1933, p. 7.

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teXtes De germaine guèVremont portant sur le cycle Du surVenant

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c’est notre Fête1

Je n’oublierai jamais le dur après-midi de décembre, il y a trois ans, quand j’allais frapper à la porte de Paysana. Journaliste peu avide de succès, et pour cause, ayant toujours écrit sous le couvert de pseudonymes multiples, j’étais en quête de travail depuis plusieurs mois. C’est une grave erreur, en un siècle où les arrivistes ont souvent le dessus du panier, de ne pas prendre soin de sa publicité. D’innombrables démarches couronnées d’autant d’échecs avaient mis mon bel essor au ralenti. Il gelait à pierre fendre au dehors mais mon cœur s’était gelé davantage au contact de cette politesse froide, stérile, qui accueille les inconnus à la recherche de travail.

C’est donc avec un enthousiasme de commande que je me présentai chez Françoise Gaudet-Smet, qui m’ouvrit les portes de sa maison, à deux battants. Paysana n’était encore qu’à l’état d’embryon. Ce qu’elle m’en dit me parut sensé, solide et plein de promesses. Je lui offris ma collaboration. Elle accepta, mais ajouta :

— Écrivez-moi aussi un conte de Noël.— Un conte ?— Oui, un conte paysan. Et un beau !J’acquiesçai d’un petit oui qui aurait bien voulu être un non. Seule la

nécessité fut la cause de mon consentement.Jamais de ma vie, je n’avais écrit de contes et, dans les circonstances, je

rencontrais sur ma route beaucoup plus de comptes de fournisseurs que de contes de fée.

Improvisée « conteuse de contes », plus perplexe que saint Joseph quand il perdit l’Enfant-Jésus au retour du voyage à Jérusalem, je m’installai à ma table de travail. Ayant passé la plus grande partie de ma vie à la campagne, il me restait la ressource de raconter ce que j’y avais vu et d’être sincère. D’une plume tremblante, j’écrivis :

1. Publié dans la chronique « Pays-Jasettes », Paysana, vol. IV, no 1, mars 1941, p. 24.

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« L’éclaircie qu’il a raclée, à l’aide de ses gros ongles et agrandie avec sa manche de chemise, permet au jeune Amable Beauchemin d’observer les choses du dehors. Assis près de la fenêtre, il suit des yeux, sans les voir, les voyages de bois qui défilent lentement sur le chemin du roi. »

Le conte commençait. Après…Après, de mois en mois, la directrice m’appelait au téléphone. Il lui fallait

toujours des contes. Elle m’exhortait au travail. D’autres fois, l’exhortation était renversée. La montée était dure et la route difficile.

Même si je faisais la mouche du coche, je tâchais de donner un coup d’épaule. Paysana arrive au sommet. C’est ce qui compte.

Déjà trois ans…

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mes personnages2

Giovanni Guareschi, l’auteur du Petit Monde de Dom Camillo, qui s’exerce volontiers au paradoxe, évinça un jour un importun en lui répondant qu’un auteur a assez d’écrire un livre sans être obligé de le comprendre par surcroît. Tant de lecteurs ont tenté d’expliquer le Survenant que l’auteur n’a plus l’ex-cuse de ne pas le comprendre.

« Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’ap-prêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser ». Dans quel monde pénètre le Survenant ? Le pays d’abord. Un pays ancien que Bacqueville de la Potherie, dans son Histoire de l’Amérique Septentrionale et description du fleuve Saint-Laurent de 1534 à 1701 citait déjà « comme le centre de tout ce que l’on peut souhaiter de meilleur en Canada ». Du gibier d’eau à profusion. Des bois de haute futaie. De grandes pinières dont on faisait des mâts pour les vaisseaux du Roy. Un pays ancien et immuable : tel est le Chenal du Moine à l’époque où le Survenant y échoit. Une route qui aboute à nulle autre, qui s’en va mourir à la rivière, le force à rebrousser chemin. La faim, la tombée de la nuit, l’inclinent à s’arrêter. Une seule maison se dresse sur une butte, la maison des Beauchemin. Pourquoi pas là aussi bien qu’ailleurs ? Le Survenant y frappe.

« Approche de la table, approche sans gêne, Survenant ». Survenant ? Dès les premiers mots qui l’accueillent, l’étranger prête l’oreille. Cette langue archaïque et bien française le séduit autant que la générosité bourrue du vieux Didace Beauchemin. Le Survenant découvre vite qu’il est dans un monde de sédentaires, d’habitants, de sécuritaires dont la richesse réside plus peut-être dans la satisfaction de se suffire que dans l’assurance du bien-être quo-tidien. Il est dans un monde accordé plutôt que soumis aux lois de la nature. Individualistes par héritage, mais communautaires par nécessité, l’instinct

2. L’autorité, 9 mai 1953, p. 6. Cette étude a été lue à La Revue des Arts et des Lettres à Radio-Canada.

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grégaire les fait se protéger contre l’envahissement de tout élément extérieur.

Ce monde plaît au Survenant et en même temps il le provoque. Lui, l’im-prévoyant qui accomplit pour ainsi dire la prophétie : « Je réprouverai la pru-dence des prudents », lui qui est arrivé au Chenal du Moine seulement avec son paqueton au dos, sa force musculaire, ses souvenirs et son sourire oppo-sera à l’inquiétude des suivants de Pierre-Côme Provençal (Quoi c’est que Pierre-Côme va penser ?) une libération des conventions imbéciles, des pré-jugés, des prétendues servilités qu’il abolit d’un « Nèveurmagne ».

Aux tenants d’un chauvinisme terrien, le Survenant apporte les rumeurs du vaste monde, le vent du large, l’universel. Il a poussé la dépossession au point de s’affranchir de l’esclavage de l’argent. Détachement ou habileté ? Celui qui ne commande pas de salaire ne reçoit-il pas davantage que celui qui exige un traitement ? « Je demande rien. Pas même une taule ». Le Survenant sait qu’ainsi il a le droit de s’asseoir à la table du maître. Il peut élever la voix, se servir. Il est à même de tout. Alors il accomplit pour un temps la besogne de ses hôtes. Il lui faut donc travailler deux fois plus qu’un autre s’il veut qu’on le tolère. Et quand il se repaît, c’est à la façon des fauves et de ses contemporains d’âme : les hommes du Cro-Magnon. Le Chenal du Moine n’est qu’une halte. Il espère toujours atteindre au territoire de chasse qui lui permettra de vivre à sa guise.

Jugé par des sédentaires, le Survenant est un affreux égoïste. Placé dans son milieu, il est un chef de tribu. Il est fort, il est brave, il est habile. Pierre-Côme Provençal a reconnu tout de suite en lui l’ennemi possible, le rival et l’enchanteur. Si le Survenant décidait un jour de s’attacher à un pays, à une paroisse, à une maison ? Qu’arriverait-il au Chenal du Moine ?

Par ses qualités individuelles, le Survenant n’a de pair que le vieux Didace, chef de la tribu des Beauchemin. Tous deux jouissent de la santé primitive qui laisse libre jeu à tous les sens. Ce que de pauvres civilisés tentent d’expli-quer par des centaines de mots et des dizaines d’incidentes, un Survenant l’exprime d’une inflexion de voix, d’un geste des doigts, d’une émanation que l’oreille, les yeux, les narines de Didace saisissent et interprètent correc-tement. Tous deux savent qu’il n’est de liberté, de sécurité, de vérité que celle que l’on se crée.

Le Survenant est-il amoral lorsqu’il fait dépenser par Joinville Provençal l’argent, le fruit du marché ? Lorsqu’il accepte d’Angélina Desmarais de nom-breux prêts… à perpétuité ? Il le serait s’il y avait en lui le plein consentement de la liberté. De plus, ce qu’il n’a pas remboursé en espèces sonnantes, il le

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leur a remis au centuple en leur enseignant à augmenter le rendement de leurs terres.

La brune Angélina serait probablement la compagne idéale pour le Survenant. Elle est une mal-ajustée, une infirme qui a reporté sur les choses, sur les fleurs, l’affection qu’elle n’a pu donner aux humains. Si elle s’est atta-chée au Survenant, si le père Didace a cru que l’étranger s’établirait au Chenal du Moine, ils en sont les seuls responsables. Le Survenant n’a jamais fait de promesse à personne. Il sait bien que tôt ou tard la route le reprendra.

Un soir d’automne, la route l’a repris.

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au pays Du surVenant3

Chacun porte en soi son « Survenant », cette partie tout intime de l’ être qui se révolte de la routine de son petit quotidien et qui part, un moment, vers le vaste monde du merveilleux, des rêves impossibles, et qui revient, et qui repart, éblouie, déçue…

L’automne. À la tombée du jour.Un étranger, jeune et fort, paqueton au dos, marche d’un pas allègre sur

un chemin nouveau. Arrivé à un carrefour, il doit s’arrêter. Non pour reprendre haleine, mais pour choisir entre deux routes : l’une longe le fleuve ; l’autre plonge dans les terres. Sans hésiter, il s’engage dans la première. Après six milles, elle meurt à la rivière. L’homme doit revenir sur ses pas.

La brunante enveloppe maintenant le pays. Les maisons espacées au haut des prairies, entrevues au passage, se confondent avec les ombres des liards. Une seule maison borde la route. Appuyé à la vigne, par la fenêtre il voit une jeune femme poser la lampe allumée sur une table bien garnie. L’étranger a faim. Il n’a pas mangé depuis le matin. Vitement il rejette la grappe de raisin sauvage impuissante à étancher sa soif pour frapper à la porte.

À la maison des Beauchemin, on entre sans heurter. Au bruit, Phonsine, avertie en son cœur de l’approche du malheur, se dresse pour empêcher le maître d’ouvrir. Mais le vieux Didace, fils de Didace, le sixième du nom, vexé dans ses sens de patriarche, accueille l’étranger : un survenant.

— Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant.C’est ainsi que le malheur est entré dans la maison. C’est ainsi que se joue

le sort de la frêle Angélina Desmarais et que s’ébranle la sécurité du Chenal du Moine.

D’un coup d’œil, le Survenant devine le drame familial : le père Didace, veuf depuis peu ; le fils Amable, maladif et sans vaillance ; la bru Phonsine, négli-gente et craintive. Une maison sans enfant et sans joie. Une terre à l’abandon.

3. La Revue moderne, vol. XXIX, no 1, mai 1957, p. 12, 14.

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Le pays ? Un pays d’eau, de marais, de chenaux, de rigolets, d’îles, de jonchaies et d’oiseaux sauvages. Un pays où l’œil n’accroche pas, où l’œil voit tant qu’il veut voir, selon la parole du père Didace. Pourquoi le Survenant n’y règnerait-il pas ? Au Chenal du Moine ou ailleurs. Le vaste monde est partout.

De son côté, Didace Beauchemin reconnaît en lui le fils digne de la lignée des Beauchemin, habile, fort, volontaire. Les qualités de l’étranger ne font qu’accentuer les défauts d’Amable qui, frustré non seulement de ses droits mais de l’affection paternelle, devient de plus en plus taciturne.

Voilà que la maison reprend vie. Chaque soir, les voisins y accourent pour entendre l’étranger leur parler du vaste monde. Sûrement, les Provençal, Gros-Gras en tête, n’ajoutent pas foi à ce qu’il raconte. Mais Joinville prête volontiers l’oreille à ses propos. Et un soir, Angélina, qui a toujours refusé la compagnie des garçons, se joint aux autres. Pour son malheur.

D’où vient l’étranger ? Qui est-il ? On le nomme tour à tour : grand-dieu-des-routes, fend-le-vent, chef-d’œuvreux, survenant. Mais son nom véritable, qui le saura jamais ? On le dit médecin, homme de loi, sorcier. À ceci, il ne trouve rien à répondre. Nèveurmagne !

Quand le père Didace lui demande la raison de sa présence, il rit ou se tait. Une fois seulement, il avoue : « Je finissais de naviguer. J’avais bu mon été. Et l’hiver serait longue. »

Phonsine sent en elle une transformation indéfinissable sous l’influence du Survenant. Plus encore, Angélina portera la marque de son passage. Chez les Provençal, les ennemis naturels des Beauchemin, Odilon voit baisser son prestige et Joinville parle de naviguer. Le Survenant entraîne le père Didace chez une veuve accorte qui tient pension à Sorel. Quel est son but ?

Peu à peu le doute pénètre les gens du Chenal du Moine. Sont-ils vraiment aussi heureux qu’ils le croyaient ? Petit à petit leur certitude se désagrège. De jour en jour, leur vie semble rapetisser.

Deux, au Chenal du Moine, lisent dans le jeu de l’étranger : Pierre-Côme Provençal et Amable Beauchemin. Un Pierre-Côme vieillissant qui ne peut céder les rênes à Odilon, « pas tant qu’il aura l’œil ouvert », et un Amable, lucide et impuissant qui, de sa chaise berçante, voit tout, comprend tout et ne réagit pas, entraîné par la destinée.

Le Survenant est un mur contre lequel se brisent les intrigues, railleries, colères.

Le vaste monde est partout. Pour un survenant il est nulle part. Un matin, le père Didace, revenant de la chasse, ne trouve plus l’étranger à la maison, qui est reparti, comme il était arrivé.

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Plus qu’un homme, le Survenant est l’île de nostalgie, de déraison, d’inac-cessible, d’inavouable – et pourtant d’humain – que chacun porte en soi. L’île perdue.

Longtemps, on parlera de lui au Chenal du Moine. Et ailleurs. On en parle encore.

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portant sur le cycle Du surVenant

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in 1935, with the country at the Depth oF the Depression1...

In 1935, with the country at the depth of the depression, we moved to Montreal hoping to do better and to assure our children a better education. One day I heard a new magazine would be published ; all others had refused my collaboration because I had no experience in writing. “ Can you write short stories about country people ?” asked the editor. Out of necessity I answered in the affirmative. That was the start of my career.

These short stories were published under the title En pleine terre. A critic wrote about them with enthusiasm and advised to write a novel. I started writing Le Survenant. At first it was tepidly received by critics. “Just another novel about the land”. But Mr. Maurice E. Coindreau, a professor of French literature at Princeton University, noticed it and wrote a half-page study of the book in Pour la Victoire in New York. In the fall, there was the World “Conférence des Vivres”2 in Quebec City. Mr Tanguy-Prigent, minister of Agriculture, in France, had crossed the ocean in de Gaulle’s airplane to be present, taking with him the Head of the statistical branch of agriculture, Mr. Augé-Laribé. Before the latter returned to Paris, someone in Québec gave him Le Survenant. Mr. Augé-Laribé sent the book to Mr. Gabriel Marcel, literary critic for Plon, who decided to publish it in the exclusive collection of “L’Épi”. It was only the fifth one, coming right after Julien Green’s Journal. I was not a little bit excited at hearing the good news. And I wanted to share the pleasure with that unknown “admirer” in Quebec who had given the book to Mr. Augé-Laribé. Weeks after, I learned it and wrote a letter of gratitude to him. He answered me that he was very glad but that he could not tell me more because he had not read the book yet…

1. Conférence inédite, sans titre, sans date, FGG, Série 5.2. <En interligne : « Food conference ? »>

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on DemanDait récemment à un auteur à succès3…

On demandait récemment à un auteur à succès ce qui l’avait poussée à écrire un premier roman. Elle répondit – car il s’agit d’une jeune, d’une toute jeune femme – elle répondit : je ne le sais pas. Comme je préfère à cette réponse évasive l’attendrissement de Colette, son attendrissement et sa vieille peur, lorsqu’à soixante ans passés, elle nous parle de ses apprentissages.

Les miens furent humbles. Et nullement romanesques. Journaliste d’abord par nécessité, je devins romancière par accident. Comme mon premier livre date de quinze ans déjà, vous constaterez, hélas ! en me voyant, que ma voca-tion littéraire fut une vocation… tardive.

C’était la guerre. À la demande de la directrice, j’avais brossé pour la revue Paysana quelques tableaux paysans. Or comme les éditeurs faisaient des affaires d’or durant le grand silence de la France, en réimprimant des livres français, la directrice décida de participer elle aussi à l’édition, mais en se servant d’abord de mes contes comme cobaye. À mes yeux, ces bucoliques tout en ayant leur charme pastoral ne me satisfaisaient pas pleinement. Je pensais toujours à ce qu’il arriverait si un élément étranger venait troubler la paix, la trop grande sécurité, des gens du Chenal du Moine. J’écrivis une courte nouvelle d’une dizaine de pages qu’on ne voulut pas inclure dans le livre, parce qu’on le trouvait assez… épais sans ça. Ainsi naquit En pleine terre. Et ainsi devaient naître par rebondissement Le Survenant, puis Marie-Didace.

Dans mon jeune temps, les jeunes filles… même si elles n’étaient pas de bonne famille, lisaient des romans. Elles en lisaient, certes, mais dont elles sautaient invariablement les trente premières pages de description initiale et indispensable. Lorsque je commençais à écrire Le Survenant, je commençai par dresser un inventaire laborieux de la maison, des dépendances, du

3. Conférence inédite, sans titre, sans date, FGG, série 5, 3 p.

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cheptel… tout y passa, le bahut, la table, les chaises, la clenche de la porte. Il y en avait trente pages, les trente pages classiques.

J’avais fait la promesse à un ami de lui envoyer les chapitres de mon livre, au fur et à mesure qu’ils se dérouleraient. La réponse fut rapide et laconique : « Où voulez-vous en venir ? »

Froissée dans mes sens de romancière, car j’avais fini par me convaincre que je l’étais, je répondis par retour du courrier : « Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’apprêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser. C’était un étranger, jeune d’âge, paqueton au dos, qui cherchait à manger… »

De nouveau, mon ami-critique me répondit cette fois pour me crier : « Bravo, vous l’avez. »

À mon insu, et parce que je croyais simplement dresser le schéma de mon histoire, et parce que je ne me regardais pas écrire, comme dans un miroir, j’avais trouvé le commencement du Survenant.

Et de ces trente pages de description, rien ne fut perdu. On retrouve ces notes sur la table, la chaise, le seuil de la porte, etc.

Le reste alla assez bien. Aussitôt après le premier chapitre, j’écrivis la mort du père Didace… le départ du Survenant… et la folie de Phonsine. Ces pages écrites d’une seule traite ne durent pas être retouchées. Par contre, il y eut beaucoup de recommencements… sans parler du découragement. Combien de tentations de tout détruire ? Mais avec la pureté de l’air du matin, c’était de nouveau la clarté… et le départ… l’embarquement…

.............Être romancier, est-ce simplement écrire une histoire ?

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my small literary career4...

My small literary career was not a smooth one. I became a reporter by acci-dent and a writer through necessity, never with the thought that I had a novelist’s vocation.

If I was born in a small town, I spent my childhood and the greatest part of my youth in a village where my parents moved when I was two years old. It was a picturesque village with a jail where they hung many criminals. I enjoyed sitting at a court, listening to the lawyers pleading, to the witnesses. My father was a lawyer, but moreover a writer. I thought that writing was natural for all fathers. That is how I started writing early just for myself. My mother was a painter. Even married she took painting lessons in Montreal, that was at the time tantamount to a scandal to the villagers. With two rather ill-bred children, our family was classified an eccentric one. We never really belonged to the village.

At twenty years old, I got married to Hyacinthe Guévremont and we went to live in Ottawa. But my husband missed so much his native place that after four years we moved to Sorel, where I did not belong. In seven years I gave birth to five children. There was no time for writing. After I lost a little girl everything changed. The editor of The Gazette (Montreal) offered me, to get me over my grief, to send news from Sorel and the surroundings. Lost in sorrow I accepted, sure that nothing happened in Sorel. An hour after I signed the contract, the church burned. Without any experience I had to do my first paper. It was like plunging into deep water, without any notion of swimming. Soon I found out how many things may happen in a small town. I offered to the local newspaper editor to give him news. In return he offered me the fantastic salary of five dollars a week. I had to do everything, from

4. Conférence inédite, sans titre, sans date, FGG, série 5. Cette conférence serait postérieure à avril 1966, moment où Germaine Guèvremont a reçu une bourse du Conseil des Arts du Canada.

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dusting the desks, getting new subscribers, writing sometimes the editorial. Always he refused me to sign anything I wrote, because we did not have the same political ideas and my name would ruin his newspaper. Lightly I thought “maybe one day he will be sorry for it”. And this during nine years.

In the year 1935, times were hard, my husband was without work. We moved to Montreal hoping to do better. Again I took rendez-vous with the lady-editor of a women’s magazine and offered her my collaboration. She said : “Only if you can write peasant short stories”. Feebly I answered : “I can” at the thought I could go without a meal but that the children had to eat. This, at the salary of five dollars (again) for each story, and exceptionally ten dollars. I wrote so profusely that one day she decided to publish these stories in a book (En pleine terre). I agreed reluctantly, feeling all the time that they were not worthwhile. The critics were rather favourable, but they reproached me not to have made a novel out of it. I answered them : “The novel’s mother is not dead yet”. So I wrote Le Survenant and Marie-Didace (both translated in The Outlander). Suddenly a miracle happened. Both books were published in Paris, New York, London, in braille, a choice of the Catholic book of the month, acclaimed by The New York Times, The Saturday Review of Literature and Time. They saw in it a minor classic. It was worth to me many prizes and honours : two honoris causa doctorates ès-Lettres (Université Laval, Québec, Université d’Ottawa) a membership to The Royal Society of Canada, to the exclusive Académie canadienne-française. This year the Canadian Arts’ Council, and the Minister of Cultural Affairs, offered me grants to write another book and a scenario of The Outlander.

And I just signed a contract with EUROPE 1, a French firm, for a telefilm to be distributed through Europe. After twenty years Le Survenant and Marie-Didace still sell at the rate of over five thousand copies in Canada.

If my literary road was forged the hard way, thorns may change into roses. This is my message to encourage a young writer never to despair.

Good luck to you.

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how DiD i start to write5 ?

How did I start to write ? In a novel there is always an inside story. If I tell you the story of my novel, it is not in a vain desire to appear to your eyes under brighter colours than I deserve. I have outgrown that stage. But if it may help to create a better understanding between readers and authors, I will be satisfied.

To get to the point, after we came to live in Montréal, a country magazine owner, Mrs. Françoise Gaudet-Smet, asked me if I could write short stories for her. Badly in need of work, I nodded in the affirmative. It meant quite a gamble for me because I had never written a short story before. These stories were sketches of the main characters of the Beauchemin family. They were to be published in a book called En pleine terre. I wanted to add another story to them but Mrs Smet thought the book would be thick enough without it. And this story is The Outlander.

Meanwhile Mrs Smet needed a longer story, a novelette for her magazine. You will write it, she told me. Why not ? It was more like play than work. If the compositor needed two full pages I gave him, not more, not less, creating situations in proportion. This is my only claim of comparison to Alexandre Dumas.

By then the book, thick enough, had been published. One critic particu-larly liked it6. He even came to meet me and to tell me to write a novel. “Yes”, I answered. As a matter of fact I seemed unable to say no. My eagerness in accepting your invitation to address you in your own language is the best proof that I may be often over-confident. “Accept all reasonable offer of work”, someone advised me once, “and find the way to do it after”. But this

5. Conférence inédite, sans titre (première ligne : « How did I start to write ? »), sans date, FGG, série 5, 5 f.6. <interligne ; se continue en marge : « Another reproached me for not having written a novel, although he praised the book. » Ajout d’une autre phrase manuscrite en bas de page : « The mother of novel is not dead yet, I told him. »>

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novel writing was altogether another story. The recipe is not to be found in such and such a book, at such and such a page, like a chocolate cake.

I took fright. At that time I was secretary of La Société des écrivains cana-diens. What would the members say should they find out that I had written a novel ? Would they think that, like a bad servant, in the absence of my masters, I had endorsed their clothes ? Anyway I sharpened my pencils, ready to write. But the subject ? Subjects are everywhere, do we read in circular letters advertising : “How to learn the way to write in a month”. But to find a subject is not as easy as that.

Thirty pages would have been sufficient for the original story of The Outlander as intended for En pleine terre. It was far from the size of a novel. I had never travelled. Sorel with its islands and the village where I spent my youth were the only places familiar to me.

Every one of you, I am sure, thinks of her childhood as marvellous. I do too. In a small village, between my mother who painted all summer and my father who spent most of his time writing poetry or fishing into the North river, my sister and I were happy. There was also an uncle living with us, a rival of Major Hoople. From the Philippines Islands where he had won the war by playing clarinet in the band, he had brought back a few words of Spanish, a mild attack of malaria, a comfortable pension from the United States, which he still gets at the age of 76, and of course fabulous tales. He was the knavish hero of the village.

My father used to take me fishing with him. We had to drive six miles to the river and we rarely caught any fish. But he always promised me that some day I would. “You must not tell anyone, but next time I will take you to a place where the fish goes to drink.”

The next time, in a small boat, in the shade under the weeping willows, we would listen to the small but numerous noises in the quietness, or he would teach me to love and respect the habitants while I waited and waited for the fish to come to drink. Each time we came back our neighbour, the shoesmith, was waiting for us – any fish ?

The life in this village was almost static. My mother was considered ultra-modern because she painted out of doors and received a fashion book, The Delineator, from London. Natural events such as births, marriages and deaths were the only ones. I wondered what repercussion a young and eman-cipated stranger would bring upon such a quiet community. I had read enough books about the peasant to know that the character is universal.

The subject was found. But the start ?

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Young girls of my generation who spent their leisure hours during summer time rocking in a hammock in the sun and reading novels were considered awkward and fast. The wise one would sit modestly in the shade behind a climbing-cucumber curtain doing drawn work on one of these Penelope tablecloths or knitting iced wool into an ornamental head shawl called “fascinator”.

The novels that I read then always started with not less than thirty pages of description so dull or so complicated that one had to skip them to read the real beginning of the story.

So when I started, I felt obliged to write thirty dull pages of description, first describing everything in the house of Didace Beauchemin, the stove, the table, the sideboard, the doorknob. In fact it sounded more like an inven-tory for an auction sale than the first chapter of a novel. I sent those pages to the critic who had advised me to write a novel. “What are you aiming at ?” he wrote me by return mail. “What do you want to say ? What is the story about ?” Not only by return mail, but by airmail and Special Delivery, I wrote back : “Un soir d’automne, au Chenal du Moine.” An autumn evening at Monk’s Inlet and so on for pages and pages as fast as the typewriter would go. It was easy because I never thought I was writing a novel, but just telling him a story. This was the real beginning. And after this I stopped watching myself write.

The time came when that book cast such a spell upon me that I ceased all collaboration to magazines and newspapers. I worked and worked. It was war. Everywhere we could read : “Nothing matters but victory.” But to me nothing mattered but this novel. Beginners sometimes recall that Balzac could write a novel in three months. But that was after he had written during twenty years and mastered the craftsmanship. I kept writing and writing at my table between four walls while others enjoyed summer and the sunshine. By then The Outlander was more than a man to me : he was a symbol. The symbol of what is unattainable in all of us. How many men and women with their feet planted solidly as roots in the soil of daily routine are outlanders at heart ? As the French poet says : « Cherchez le bonheur, il est là-bas. » If you want happiness, you will find it… yonder. Each character was a part of myself and with the reader. Poor Angelina with her grief, and Phonsine so awkward, and weak Amable, and Old Man Didace. I felt like Flaubert when he said : “Madame Bovary, c’est moi.”

The time came also when the book was published. I had controlled the name of every flower, of every bird and done my best. My work was finished

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and I was in peace with myself and with the reader. Yet, the fate of the book was uncertain. When I held Le Survenant in my hand I felt happy in a way but so worried in another. What if some unjust critic would scoff at these characters I had learned to love as human beings ? It was worse than criti-cized. It was lukewarmly received. “Just another regionalist novel.” they said. “Too well written”, said another. Discouraged I then formed the silly plan to write […]7

7. <Document incomplet. Ajout en marge qui pourrait s’y greffer et proposer une fin plau-sible : « writing pages about the beautiful snow falling and falling upon Monk’s Inlet. »>

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le surVenant, homme ou Dieu ?8

La jeunesse me plaît. Peut-être pour la joie égoïste de me rappeler ma propre jeunesse toujours en révolte contre nos parents que nous jugions stricts, igno-rants, intransigeants… Pour venir vous parler, je n’ai pas le mérite d’être dans le vent, mais j’ai tout de même l’excuse d’avoir fait face au vent, et aux pires vents du « norouêt ». Je ne viens pas vous parler en termes didactiques, le voudrais-je que je ne le pourrais pas… Autodidacte, non formée… ni déformée par les disciplines littéraires, je m’adresse à vous en des termes familiers, humains et sincères.

De fait, le roman est toujours un peu une confession consciente ou inconsciente, puisqu’on y avoue un peu de soi… Pour écrire un roman, j’éta-blis en tête une loi simple : faire humain et vivant… Des jeunes m’écrivent. Leurs lettres se résument en quelques mots : « Je rêve d’écrire un roman ». Que puis-je leur répondre sinon : « Écrivez-le ». Rêver d’écrire, ce n’est pas suffisant. Il faut écrire. Mais comment écrire ? J’aime la réponse que fit Charles Schweitzer à son petit-fils Jean-Paul Sartre qui l’interrogeait dans le même sens : « En pratiquant » (cf. Les Mots).

Écrire peut devenir un art, mais au début, c’est un métier. Un métier qui s’apprend comme celui du forgeron. Écrire veut dire travailler, s’astreindre à tant de mots par jour… Écrivez en quelques coins que vous vous trouviez. Pour ma part, j’ai écrit une bonne partie de mes livres sur la planche à repasser.

Ah ! Il y aura des heures creuses, des périodes de découragement ou vous croirez que tout est perdu. Songez alors que vous êtes comme une femme promise à la maternité. Vous portez un roman. Les premiers temps sont les plus durs à passer. Le jour où vous sentirez que vos personnages ont la vie,

8. Conférence donnée aux étudiants de l’Université de Montréal, 24 novembre 1965, 10 p. Texte disparu mais dont de longs extraits ont été publiés par Robert Barberis et Renée Cimon (voir infra).

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ce n’est plus vous qui portez un roman. C’est le roman qui vous portera. Vous aurez alors l’état de grâce du romancier. Aux heures de doutes, soumet-tez-vous à votre subconscient. Il est votre meilleur ami. Il travaillera pour vous…

Plutôt un mot simple qu’un mot recherché. Que j’aurais voulu employer dans mes livres le mot « hiératique » qui m’enchantait. Le fait est que je le laissai jusqu’à la dernière correction des épreuves pour le remplacer par un autre moins décoratif mais plus juste. Il faut le don d’humilité pour vous soumettre à vos personnages. Ce sont eux qui vivent et non vous. Ils ont droit à leur propre logique que vous devez respecter.

Quels écueils faut-il éviter ? Un lent démarrage. Rendre le personnage central antipathique. Les incohérences. Une trop grand hâte de publier. Trop de complaisance envers le lecteur. Un dernier conseil. Vous voulez un livre révolté, un roman noir. C’est votre privilège et c’est de votre âge. Mais ne vous refusez pas la douceur de la tendresse. Il en est de la tendresse comme de ces vêtements qu’on juge démodés, mais qu’un grand couturier nous recommande de garder précieusement, car dans cinq ans ils seront de nou-veau à la mode. Déjà la nouvelle vague fait vieux jeu, mais la tendresse se porte toujours bien. Je n’en veux pour exemple qu’un roman paru cet automne, qui a pour titre Admirable (de François Sonkin) qui est toute ten-dresse et pourtant se révèle fort populaire. Et maintenant, le Survenant, homme ou dieu9 ?

Un titre qui peut paraître prétentieux de prime abord. Le désarroi d’un jeune étudiant me l’a inspiré, à la pensée que le Survenant avait pu exploiter Angélina. Il le voulait dieu. Et je le voyais homme.

Un soir d’automne, un étranger s’engage sur une route qui s’en va mourir à la rivière. Il doit rebrousser chemin. Perdu, il s’arrête un moment pour étancher sa soif auprès d’une vigne sauvage. Où passera-t-il la nuit ? À la belle étoile ? Soudain une lampe s’allume dans le lointain. Il y a donc une maison ? Il ira y demander le gîte d’un soir. D’un coup d’œil il saisit le secret de cette maison : le père Didace, un patriarche, fort et fier, et malheureux d’avoir un seul fils, Amable, paresseux et sans-cœur à l’ouvrage, et la bru Phonsine, gauche et désordonnée, incapable de préparer un repas convenable.

Le lendemain, il découvre un hameau habité de gens sécuritaires, suffi-sants et glorieux qui croient que le Chenal du Moine est la fin du monde.

9 Extraits publiés dans : Robert Barberis, Le Quartier latin, « Le cahier des arts et des lettres », 2 décembre 1965, p. 9.

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Ah ! que de baudruches à dégonfler ! Que de fausses idoles à détruire ! Que de valeurs à rétablir ! Cela le comble. Arrivé pour un soir, le Survenant y res-tera un an.

Son nom véritable ? Le père Didace aura beau le lui demander ouverte-ment, il tentera par mille détours de le savoir, nul ne le saura, pas plus qu’on ne saura rien de ses antécédents, à nous faire croire qu’il n’a pas d’état civil.

Mais déjà, dès le début, les hommes pressentent, outre sa force physique, une force supérieure qui les domine, donc un danger pour le hameau, ils le nomment par dérision : Grand-dieu-des-routes.

Ils ont raison. Homme, le Survenant s’acharnera à remettre à sa place réelle le maire du hameau, qui veut tout régenter ; dieu, son âme se penche vers la pauvre Angélina, noirâtre, infirme et déjetée, que les garçons raillent en l’ap-pelant Corneille, tout en convoitant son argent. Mais Angélina se méprend sur la pitié du Survenant, qu’elle croit de l’amour. Peu à peu, elle se trans-forme au point d’être presque belle. Homme, il s’efforcera de la détacher de lui. Il lui empruntera de l’argent qu’il ne lui remettra jamais, compensant cette omission par mille services qu’il lui rendra.

Grand-dieu-des-routes, il apporte au père Didace une bouffée du vaste monde, il remet de l’ordre dans la maison, stimulant Phonsine à préparer de meilleurs repas, mais n’ayant jamais raison de la paresse d’Amable. Il s’achar-nera à faire produire une terre jugée inculte, il augmentera le cheptel. Homme, il fait de fréquents voyages à Sorel. Phonsine soupçonne qu’il boit. Ah ! ce n’est pas pour réciter la prière quotidienne qu’il se rend souvent à la Pension du Navigateur, chez l’Acayenne, cette femme charnelle, bien en chair, si agréable à l’œil, et bonne cuisinière par surcroît. Rarement il reviendra ivre à la maison du Père Didace qu’il respecte. Il n’y rapportera que la brume de sa passion. Petit à petit, cet enchanteur entraînera le père Didace chez l’Acayenne. Mieux, il le convaincra que cette femme forte pourrait lui donner un enfant, un véritable Beauchemin, selon le cœur du père Didace. Il l’en-gage à l’épouser.

Le soir d’un autre automne, il songera à retourner, au vaste monde qui l’attend. Il a donné sa mesure au Chenal du Moine. Seule Angélina en aura le pressentiment. Transie, sur la route, à guetter son passage, elle ira jusqu’à lui offrir d’échanger son harmonium pour un piano, suprême sacrifice à ses yeux, s’il veut rester au Chenal du Moine. Mais le Grand-dieu-des-routes sait trop qu’un jour… la route le reprendra… la route le reprendra. Dans le silence de la nuit, le Survenant repartira, comme il était arrivé, sans bruit. Tous, surtout Angélina, en resteront marqués pour la vie.

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Ah ! il m’eût été facile, comme l’on m’y invitait, de faire partir le Survenant, abandonnant Angélina lourde du fruit de ses œuvres, d’inventer un gros mélo, une sorte de Chemineau à la Jean Richepin, qui vingt ans plus tard reviendrait expier son péché. Cela m’eût valu peut-être plus de lecteurs ; des esprits timorés auraient hypocritement dévoré le livre sous le manteau pour mieux en dire du mal plus haut. Je n’y ai pas consenti. Je suis restée fidèle au Survenant. Aujourd’hui, en paix avec moi-même, je ne regrette rien10.

10. Extrait publié dans : Renée Cimon, Germaine Guèvremont, Montréal, Fides, « Dossiers de documentation sur la littérature canadienne-française, 5 », 1969, p 18.

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le Français qui étonne la France De nos jours11

Le français qui étonne la France de nos jours, vous l’aurez deviné, c’est le français du Chenal du Moine, le français du Survenant.

Mais avant de vous en parler je veux marquer, d’un signe de reconnais-sance émue, mon propre étonnement devant l’accueil si sympathique que la France fit à un livre écrit au début de la guerre, pour des Canadiens, sans le moindre espoir qu’il atteigne la France et, comme l’a dit M. Gaillard de Champris, sans aucun souci didactique.

Deux raisons m’ont inspiré le titre de cette causerie : premièrement, la nécessité d’apporter, dans l’édition parisienne du Survenant, une explication à des mots qui nous semblent d’essence bien française, tels que bretter, gouffe, houiller, liard, tout d’un pain, pivelé, ravagnard, prendre vent ; deuxièmement, la surprise de lire dans un journal parisien que Le Survenant était écrit en vieux français.

Vieux français, le parler quotidien des habitants du Chenal du Moine, composé aux trois quarts d’illettrés en 1910 ? Il y a lieu de s’étonner… et il y a de quoi s’émouvoir.

Un mot d’abord du panorama sorelois.Jacques Cartier fut le premier, naturellement, à nous en parler. Il raconte

dans ses relations qu’en 1535, poursuivant sa découverte du Nouveau-Monde que les Espagnols dédaignaient comme « terre de rien », il fit voile à bord de l’Émérillon et de deux barques, « avecq bon vent », vers Hochelaga.

11. Texte d’une élocution donnée par Germaine Guèvremont, possiblement le 23 avril 1949, lors de la cérémonie de son entrée à l’Académie canadienne-française (voir : Gilles Marcotte, « Guèvremont et Duhamel reçus à l’Académie canadienne-française. La cérémonie a eu lieu à l’Université [de Montréal], samedi dernier », Le Devoir, 25 avril 1949, p. 3), FGG, série 5, 17 p (le dossier contient deux états d’écriture). Le texte possède de très nombreuses ressem-blances avec l’article intitulé « La langue paysanne du Canada » publié par Guèvremont dans la revue Liaison (vol. III, no 25 (mai 1949), p. 274-278).

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Arrivé au lac Saint-Pierre qu’il nomma lac d’Angoulême, il dut y laisser son galion. En longeant la rive sud, il vit des terres aussi unies que l’eau. C’est le Chenal du Moine. Il se rendit en barque à « cinq ou six belles iles » où les Français trouvèrent cinq hommes qui prenaient des bêtes farouches. Cartier ajoute avec candeur qu’aussitôt que les sauvages virent le capitaine, ils le prirent entre leurs bras.

Le navigateur malouin, meilleur découvreur que narrateur, ne s’attarde guère à nous narrer par le détail le charme de ces parages. Cependant, il dit encore qu’il y vit les plus beaux arbres du monde, quoique M. Léopold Desrosiers, natif de Berthier, en face de Sorel, prétend que c’est sans doute parce que Cartier tournait le dos aux arbres de Berthier.

Plus tard Bacqueville de la Potherie nous donnera une description plus détaillée de ces lieux uniques. « L’Amériquain », tel qu’il s’intitule, écrit à une dame de la cour de France, et prenant le grave prétexte de la distraire de ses sérieuses occupations il lui décrit les îles de Sorel, « plates et remplies de boies de haute futaie », comme un des endroits les plus agréables et les plus déli-cieux du monde. « On y voit », dit-il, « de grandes pinières dont a fait des mâts pour les vaisseaux du Roy ».

L’étranger, de passage seulement au Chenal du Moine, peut s’étonner qu’on parle tant de beauté devant cette terre unie comme de l’eau, ce terrain planche dont rêvait la mère Chapdelaine, dans sa nostalgie de la vieille paroisse. Pas une bosse, pas un pli de terrain, rien de « buttailleux », comme on dit dans mon pays.

Les rares élévations où l’on a construit les maisons, pour parer aux inonda-tions, sont artificielles. L’œil n’accroche pas nulle part. L’œil voit tant qu’il veut voir, ainsi que l’explique Didace Beauchemin. C’est un paysage trop grand pour qu’on puisse le contempler en une seule fois. Il faut le regarder petit à petit. Mais une fois que l’œil s’y est habitué, qu’il s’y est apprivoisé, pour ainsi dire, il ne peut plus se repaitre de la sereine beauté du Chenal du Moine où l’air est vaste et le monde paisible. Une eau claire et profonde, d’un vert incomparable, tantôt fleuve tantôt chenal, tantôt rigolet, tantôt coulée, entoure cinquante-deux îles. Les oiseaux sauvages en font leur paradis et, par ricochet, le paradis des chas-seurs. Quand, au coucher du soleil, l’été, la plaine rougeoie de ses milliers de salicaires, et qu’un pêcheur hale de l’eau calme ses filets regorgeant de poissons, franchement on croirait contempler une image biblique. Le cœur est dans l’at-tente, comme si le Christ allait séparer les joncs bleus et marcher sur les flots.

Rien d’étonnant que les mœurs et le parler de ces gens aient un accent de grandeur quasi-patriarcale. Des trente familles de colons, anciens soldats du

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régiment de Carignan, qui fondèrent leur foyer au fort Richelieu, il y a près de trois siècles, vingt y ont encore des descendants. Pierre Salvaye de Trémont accompagnait Pierre de Saurel en 1672. Madame Charles Fleury qui m’ac-cueille au Chenal du Moine en 1947 est née Salvail. Les Salvail ont laissé tomber la particule, par économie sans doute, mais ils ont conservé la noblesse, noblesse du geste, noblesse de langage…

Au Chenal du Moine, le français est immuable. En France, au sujet du Premier accroc coûte deux cents francs et du français d’Elsa Triolet, une Russe de naissance, on a pu parler de la désaffection moderne pour la grande prose classique, de la transformation du langage populaire, de l’évolution de la syntaxe, de la modification de la langue, sous prétexte que la langue française est une langue vivante. Transformation, pour les écrivains d’avant-garde, peut-être ? Je comprends qu’à côté de ce français heurté, nerveux, la syntaxe paysanne puisse paraître massive, lente, lourde. C’est de la terre forte. Comme la terre forte adhère à la semelle, la syntaxe paysanne colle à la langue. Mais elle est bien française. « J’aurais aimé ça, mon jeune, qu’on vinssît se baucher sur l’ouvrage, nous deux, il y a une trentaine d’années », dit le père Didace au Survenant. Le premier Beauchemin ne devait pas s’exprimer autrement. Madame Fleury, avec ses grands mots, vous dirait bien qu’on n’interbolise pas un parler de même.

Georges Duhamel lui donnerait certainement raison, lui qui nous expli-quait, l’an passé, qu’il n’a pas consenti à enlever le mot andain du diction-naire de l’Académie sans consulter… son jardinier. Et comme le jardinier en connaissait le sens, le mot andain est resté dans le dictionnaire.

Sorel a pu changer de nom et pendant soixante-quinze ans s’appeler William Henry ; ses rues, d’abord tirées au cordeau, être rectifiées et bapti-sées King, Queen, Prince, les habitants ont gardé à leurs rangs des noms bien français : le Chenal du Moine, le Pot-au-Beurre, le Marais, la Pinière, à la Prêle, au rang de Rimbault, l’île à la Cavale. À peine la langue s’est-elle enta-chée de quelques anglicismes. Maria Chapdelaine a dit : « Nous sommes restés »… Eux n’ont rien dit : ils sont restés. C’est le roman de la vieille paroisse. Peut-être, par économie supérieure, avec leur sourde passion de sécurité, ont-ils compris que là était le salut. C’est avec des gens qui ne bronchent pas qu’on garde des vieilles paroisses, et avec des vieilles paroisses qu’on conserve un pays.

Mais passons à la langue. Mon premier contact avec la langue soreloise, sans avoir l’envergure et le pittoresque de la connaissance que fit Jacques Cartier de la terre soreloise, m’est tout de même resté dans la mémoire. Une

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Soreloise vantait devant moi les talents de sa fille qui, disait-elle, calculait de façon étonnante. « C’est inné chez elle ? » demandais-je à la mère qui me toisa, étonnée. « Mais non, c’est de naissance. » Ainsi, je sus que le français que l’on parlait à Sorel n’était pas un français scolastique, mais un français… naturel, un français de naissance.

Nous voici au Chenal du Moine, chez madame Fleury. Elle m’a vue appro-cher sur le routin. Mais elle ne quitte pas son ouvrage pour m’accueillir. Seule une lueur dans son regard me sourit. Cela suffit. « Je viens me promener. Allez-vous me garder ? » Voilà bien des fois qu’elle me fait demander, mais maintenant que je suis sur les lieux, rien ne doit trahir son plaisir de ma visite. « Ah ! pour une journée ou deux on n’en mourra toujours pas ! » « Quoi c’est qu’il a de nouveau au Chenal ? » « Rien, toujours la même tourloute ! » La même tourloute, c’est la turelure bien française !

Et l’aïeule, donc ? La mère Salvail, octogénaire, se chauffe, près de la fenêtre, au soleil et près du poêle en même temps. La main en écran sur ses yeux, elle surveille le firmament. Passe un nuage couleur de fumée. « Ah ! c’est le présage… » Elle a un présage pour tous les temps. « C’est le présage… » est-ce assez beau et français ?

Quand elle a dit d’un homme qu’il n’est pas « ravagnard », elle a tout dit. C’est non seulement un prix de vertu, un baccalauréat, un doctorat honoris causa qu’elle lui confère, mais encore la marque du parfait Sorelois.

Et presquement, ce savoureux presquement qui revient comme un leitmotiv dans la conversation et auquel l’oreille étrangère ne s’accoutume pas. A lui seul il possède un sens que n’ont pas presque ou quasiment. Presque signifie fort probable ; quasiment veut dire probable mais presquement, c’est encore plus proche parent de la probabilité ; les deux mots sont frérots.

— Le père Didace a-t-il fini de faucher ? – Presquement. Alors il faut échauder le thé, dresser la soupe, le maître sera dans la maison en un rien de temps.

Quand Phonsine parle du bucéphale, l’oiseau à grosse tête que son beau-père a tué, elle dit qu’il est gouffe. Gouffe, et non gouffre comme on l’a écrit dans le vocabulaire du Survenant. Gouffe ou goffe, dans le sens d’épais, de grossier, est français. On le retrouve dans les Caprices de Saint-Amant, et il semble presque naturel sous la plume d’un poète, joyeux vivant, plus assidu à la Société des Goinfres, qu’aux séances de l’Académie française.

Entrechats et caprioles (Dieu sait combien à propos)

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Répondent d’un pied dispos Tant aux sinistres qu’aux violes Et le roi des instruments Diffamé de tremblements Dont le cliquetis me tue En rebec se prostitue À ses goffes mouvements.

Les mots purement régionaux sont assez rares au Chenal du Moine. Il y a le petit vent de coyeau. Un rang est habité par des Cournoyer dit Coyeau. Alors quand le vent souffle de ce rang on dit qu’il est un vent de coyeau. Un fanau : a-t-on créé ce mot de fanal et de falot ? ou a-t-on fait un singulier d’un pluriel, comme on dit aujourd’hui un matériau ? La parole est aux linguistes. Il y a aussi un deux-temps, pour un yacht à deux cylindres.

Un critique québécois a dit qu’il faudrait faire sortir du glossaire les anciens mots. Ne vaut-il pas mieux y faire entrer ceux qui n’en sont pas ? Un auteur qui tirerait, uniquement du Glossaire, des mots, des expressions qu’il mettrait dans la bouche de ses personnages, risquerait fort de fausser leur dialogue et de donner une œuvre purement livresque. D’ailleurs, on ne parle pas au bord de l’eau la même langue que dans le fin fond des concessions, ni la même que dans les pays d’en-haut. Pour bien comprendre une langue, il ne suffit pas de l’avoir étudiée dans les livres, il faut l’avoir entendue parler par ceux qui l’ont reçue avec le lait maternel. Il faut encore avoir partagé la vie de ceux qui la parlent, s’être assis à leur table, avoir partagé leur labeur, leur pain, le pain qu’ils ont tenu parfois sur leur poitrine, encore moite des sueurs d’une longue journée de labour.

Quand on a compris toute la finesse paysanne qui se cache la plupart du temps sous une lenteur, une lourdeur voulue, quand on a vu un paysan écouter comme seul un paysan en a le don, et quand on a vu deux habitants, aussi détourreux, ratoureux, contraireux, l’un que l’autre, se mesurer, la saveur de leur parler nous pénètre aisément.

— Ça goudronne ? dit Pierre-Côme Provençal qui trouve le père Didace en train de réparer son canot de chasse, bien avant la saison.

— Ça goudronne ! répond le père Didace.Ils n’ont pas besoin de s’en dire davantage. Le garde-chasse sait que Didace

se prépare à braconner. Et le père Didace sait qu’il devra se tenir sur ses gardes.Maurice Coindreau, professeur de littérature française à Princeton, New

Jersey, et le traducteur des livres de Steinbeck, s’est demandé si je soupçonnais

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que j’étais entourée de traquenards et de chausse-trapes en m’attaquant au roman de mœurs le plus difficile, le roman régionaliste. (J’avoue candidement que je l’ignorais.) Et il signale le dialecte parmi les dangers à la base de toute littérature régionaliste :

premier danger : une passion ardente pour la terre, tendance à embellir et à tomber dans un lyrisme facile et de mauvais goût.deuxième danger : stylisation trop bienveillante des personnages, ce qui les transforme en fantoches d’une édifiante banalité.troisième danger : ce qu’en langage dramatique on appelle « La scène à faire ».et quatrième danger : le dialecte.« Le romancier régionaliste » écrit monsieur Coindreau, « doit résister à

l’attirance des mots de terroir, au désir un peu vaniteux d’étaler ses connais-sances de philologie régionale. Certes l’auteur écrit en français canadien, mais loin de patoiser à outrance elle n’emploie que des termes locaux indis-pensables à la vérité de son récit. Cela m’a permis de trouver sous sa plume des mots qui me sont familiers depuis l’époque où, petit chouan, je com-mençais à balbutier sur les genoux de ma mère vendéenne : les mottons de beurre, un homme jouqué dans un arbre, le far aux fines herbes. En revoyant ces mots qu’avec tant d’autres, je garde jalousement moi-même dans mon vocabulaire, il m’a semblé que l’Atlantique était soudain devenu un ruisseau qu’une enjambée pourrait franchir. »

Et bien, ces mots – et parmi ceux-ci quelques-uns que déjà Racine jugeait vieillis et que Louis XIV condamnait comme « gaulois » – ces mots ont-ils traversé l’Atlantique avec Trempe la Crouste, simple soldat du régiment de Carignan, ou avec sieur Pierre Salvaye de Trémont ? Viennent-ils de l’Aunis, du Poitou, ou de la Normandie, ou de la Touraine ? Il ne m’appartient pas de vous l’affirmer.

Je suis venue simplement témoigner en toute franchise qu’au Chenal le Moine les habitants ont gardé le français des anciens, avec le vieux bien.

Et comme eux, j’ai tâché de ne pas trop déroger.

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le parler au canaDa est un sujet compleXe12

Le parler au Canada est un sujet complexe. Si complexe que seuls un linguiste averti ou un savant philologue devraient en disserter. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Il ne m’appartient donc pas de chercher les phénomènes qui ont pu régenter notre parler indigène. En réponse à l’aimable, quoique très indul-gente invitation de l’Association des Humanités, mieux vaut me borner à vous présenter un fait : un fait canadien et français, et à vous exposer les simples remarques que j’ai pu recueillir soit à l’oreille, soit à la patiente nota-tion de mots, soit encore sur les bancs de cette grande école qu’est l’expérience directe.

Les linguistes savent que dans tous pays où deux populations d’idiome différent sont en présence, la moins civilisée voit le sien disparaître petit à petit et que là où deux nations égales en civilisation sont en contact intime, la langue la moins nombreuse s’efface. Bien qu’en minorité, nous avons conservé notre langue native et le miracle de la survivance française dure encore.

Nous avons donc appris sur les genoux de nos mères à parler français, à prier en français, à penser en français. Peut-être pas avec le même souci didac-tique que Malherbe qui, sur son lit de mort, suppliait son confesseur de lui épargner les solécismes. Sans nous embarrasser des subtilités linguistiques, nous croyons parler un français ordinaire, un français raisonnable. Voici qu’en certains lieux on s’inquiète de plus en plus au sujet de notre langue. Questionner témoigne déjà d’un malaise. Si un français érudit a pu écrire dernièrement que la langue française est gravement menacée en France, c’est bien le moins qu’on s’interroge sur la qualité du français que nous parlons au Canada.

12 Sans titre, première ligne : « Le parler au Canada… », texte d’une conférence destinée à l’Association des Humanités, FGG, série 5, 10 p.

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Mais voilà un sujet bien délicat et on ne l’aborde pas sans s’exposer ipso facto à la critique. Admettez à haute voix que notre langue n’est pas compa-rable au français véritable, qu’elle en est même différente et que la plupart d’entre nous parlent mal, aussitôt il s’en trouvera qui verrait dans votre com-portement un manque de respect plutôt qu’une marque de respect pour la langue française. Sans goût pour la controverse, j’allais abandonner la partie lorsque la découverte d’un livre vint ranimer mon ardeur. Ce livre, un roman qui a pour titre Abou Nassif, le premier de la série des Enfants de la terre, bien qu’écrit en français par un libanais, Farjallah Haik, fut publié dans la col-lection « Feux Croisés, Âmes et terres étrangères ». Sa publication avec les livres étrangers crée un précédent tel que les éditeurs l’expliquent parce que « si les Libanais ont une langue propre, ils sont, dans le domaine intellectuel, d’expression française comme les Suisses romans, les Wallons et les Canadiens ».

Abou Nassif a beau être conforme au génie français on y relève des expres-sions, des dictions propres au Liban, qui nécessitent des renvois et des expli-cations auprès du lecteur français, comme on trouve dans un autre livre français dont l’auteur est haïtien : Gouverneurs de la Rosée, par Jacques Roumain. Par exemple : avoir l’os bleu (ne jamais oublier un affront qu’on reçoit d’autrui), premier sur dernier (tôt ou tard), pincer la pâte (administrer une correction), tu veux me déjeuner avant que je te dîne (aller au-devant des coups), traire pur (agir franchement), multiplier des cinq par des six (supposer des choses) – un grain de beauté et une verrue s’appelle une damascaine.

Gouverneurs de la Rosée est le roman des travailleurs noirs d’Haïti pour qui l’eau est la réponse à la vie. Quand ils veulent se réunir en assemblée, ils vont au coumbite, où ils boivent le clairin, un alcool fait de canne à sucre. La conversation est un causer et le mariage paysan un plaçage. Manquer de res-pect à quelqu’un, c’est le dérespecter et un homme qui est paresseux, on le dirait ébranché de ses bras. « C’est une insolenceté », s’exclame-t-on. « Tu es ruseuse, ma commère, » répondra un autre. On n’en finirait plus de citer de tels exemples.

Enfin, puisqu’il faut ajouter à certains de nos romans publiés en France un glossaire de mots canadiens et d’autres tombés en désuétude, pourquoi nous offusquer si nous affirmons que notre langue est différente du français actuel, sans y être étrangère ?

* * *

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Notre situation, tant économique que géographique, crée à notre idiome de perpétuels obstacles. L’anglicisme, né du bilinguisme que nous adoptons avec trop d’empressement, en est un. L’américanisme en est un autre. On sait combien le cinéma, la radio, les publications, les chansons populaires, le sport, l’outillage, etc. permettent à l’argot américain de pénétrer chez-nous. Fait assez curieux, l’américanisme nous menace non seulement directement, mais par tous les emprunts que la France pratique dans le langage américain. Ainsi, après avoir mis du temps à détrôner sweater pour le remplacer par chandail, il faut dire maintenant pull-over. Il fallut apprendre à appeler éventaire un stand à journaux. Maintenant stand est tout à fait correct. Notre façon de parler est donc à la croisée ou à la merci de plusieurs influences linguistiques.

* * *

Si notre parler populaire est assez homogène, par contre, il existe certaines frontières dans le parler paysan. Un Madelinot ne s’exprimera pas de la même façon qu’un colon des pays d’en-haut et un pêcheur gaspésien parlera autre-ment qu’un scieur de long. Le Madelinot emploiera brangeler pour branler, braque pour baroque, lèveyer pour louvoyer, il dira : « Ça va haler » pour arriver à temps, avoir des raz de marée, au lieu de lubies, d’un enfant qui ne cesse de pleurer : il braille sans largue. Aux îles de la Madeleine une fête est un frâlic, la contrepartie des fricots et des bouquets d’autres régions.

Le Gaspésien appelle le maître du port le maître de grave et l’armateur, quel qu’il soit, le bonhomme, la bernache, barnèche et la cane de roche, candroche. Lorsqu’il a perdu de vue l’île Bonaventure et qu’il est arrivé à la juste creuseur de l’eau, il expliquera qu’il a calé ou envoyé l’île avant d’ancrer un ou deux monts, selon son endroit de pêche. Si le soleil se lève en feu, le pêcheur gaspé-sien a un dicton tout prêt pour vous mettre en garde contre la pluie :

Rouge matinée D’l’eau plein l’s écuvées.

Harry Bernard a réuni dans Une autre année sera meilleure un heureux assemblage de mots et de dictons encore en usage dans les chantiers de la Mauricie. En voici quelques-uns au hasard : banique, pitoune, approuvements, pièger, guider (servir de guide), tenter (coucher sous la tente), portager, ren-versis, pistes d’ours (petites crêpes dorées qui font les délices des hommes des bois), ce qui vient de s’ éteindre ! (jugement final) et va dire à ta mère qu’elle te

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laisse pas sortir le soir, façon péremptoire de retourner à l’eau la truite trop jeune prise à la ligne.

Si j’affirme que l’habitant de la vieille paroisse possède la langue la plus riche, la plus française et la plus statique, quelqu’un verra peut-être un plai-doyer pro domo sua dans une telle assertion. Et il n’aura pas tort. Sage sécu-ritaire, fidèle à l’habitat, à la cuisine, aux coutumes d’autrefois, l’habitant devait garder la langue simple, étoffée, apportée de France. Avarde, vieillarde, francheté, formance, radoub, aulnages, autant de mots qui peuvent tirer leurs titres de noblesse du lexique de l’ancien français ou d’un précieux document écrit à la plume par le père Potier, jésuite, en <blanc>, sur la façon de parler des Canadiens au XViiie siècle ; ainsi que bon nombre d’expressions telles que tuer la lampe ou le feu, le poêle est mort, visiter les rets, cette pointe nous mange l’ île, la neige pelotait, etc.

On reproche à la langue paysanne d’être lente et lourde. Elle est lente peut-être, mais de cette lenteur de la terre et de l’homme qui vit dans le calme près du sol. Lorsqu’au printemps l’habitant du bord de l’eau voit les canards sauvages et les sarcelles à ailes bleues voltiger et barauder au ciel, non plus par bande comme à l’automne mais par couple, et faisant taire son instinct de braconnier par respect plus de la loi de vie que de la loi des hommes : « Je me meurs d’envie de dégraisser mon fusil et d’aller me tuer un bouillon », son langage a, à mon oreille, un accent de franchise ou, mieux, de francheté. Comme le bon vin qui garde son bouquet, la syntaxe paysanne colle au palais.

Par un paradoxe, c’est parfois quand on nous reproche de parler le plus mal que nous parlons le mieux. Que les membres d’une société, anxieux de solutionner le problème du français, tel que le rapportait un journal, se réu-nissent pour condamner l’expression éplucher des patates ou trouver un meil-leur terme à banc de neige qui vaut bien banque de neige dans Si le grain ne meurt d’André Gide, celui qui dit éplucher des patates, encore que ce ne soit pas du français le plus noble, n’est pas le plus malparlant. D’ailleurs on pou-vait lire l’expression dans un récent numéro du Figaro Littéraire (29 septembre 1951), à propos de l’église de Saint-Liboire en France que les paroissiens sont en train de construire avec trois millions de francs seulement, et cin-quante-sept millions de courage et de bonne volonté. Chaque homme de la paroisse met la main à l’ouvrage comme les anciens cathédraliers. « Tandis que des travailleurs bénévoles font chantier du vendredi au lundi, les femmes cassent du bois et épluchent des patates. »

Charles Maurras écrit dans Aspects de la France (4 avril 1952) à propos d’une critique des Cannibales de Marie-Aimée de Kermorvan :

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À l’époque de sa plus ample extension, le grec ancien reçut, mérita même le qua-lificatif de « commun ». La noble Athènes consentit à parler ce koinon mais j’ai lu quelque part que les nuances du pur attique furent cependant maintenues par des colonies éloignées au fond du Pont-Euxin ou de l’Hespérie marseillaise. Il en fut ainsi du français à Québec, à Port-Louis, à certains quartiers de la Nouvelle-Orléans. Seulement, les motifs étaient bien différents ! Le grec d’Alexandre avait faibli de ses conquêtes. Ses sacrifices lui avaient acheté un empire. Les sauvetages partiels étaient pareillement sortis du souvenir de presti-gieuses splendeurs. Chez nous, c’est l’infortune qui a été généreuse, la gloire est venue du malheur : quand elles eurent fini par atteindre et léser même le génie de la langue dans la métropole, nos pluies d’adversités eurent cet effet émouvant de tenir nos créoles dans le lien immatériel de leurs tendres fidélités.

* * *

A côté du langage paysan, la langue populaire paraît heurtée, nerveuse, pressée comme les citadins eux-mêmes. Pour une expression qui fait image, telle que voyager sur le pouce plutôt qu’en auto-stop, ami de garçon et ami de fille qui ont supplanté cavalier et blonde pourtant bien campés, ou encore celle de ma femme de ménage qui appelle tous les colporteurs des draveurs (drivers), draveurs de pain, draveurs de lait, combien de termes impropres ! Figurer, dans le sens de calculer, réaliser, balance du temps, matériel au lieu de tissu, débarquer du train, embarquer dans le train, échapper sa bourse, etc.

Aux yeux de l’ouvrier qui travaille à longueur de jour, le langage n’est pas un objet de parure mais un outil qu’il plie à sa commodité. D’un évier il fera un lavier, d’une buanderie, la launderie. Il n’a aucun scrupule à transformer être près de ses pièces en être proche de ses piasses et à traduire to talk through his hat : parler à travers son chapeau. Mais avant de le condamner sans recours, souvenons-nous qu’une partie de boisson s’appelait drinkerie dans l’ancien français et que dérélict (abandonné) était du bon français.

Dans un siècle de vitesse qui nous entraîne à une allure folle, peut-on s’attendre à ce qu’un manœuvre appelle les choses par leur nom et qu’il dise un coussinet quand son patron dit un bearing ? Peu lui importe que le lan-gage soit social et national plutôt qu’individuel. Après le pain, c’est sa prin-cipale possession. Elle lui permet de communiquer avec son semblable et il n’en demande pas davantage. Voltaire lui-même qui avait déploré de « voir la populace diriger les premiers d’une nation en fait de langues comme en d’autres usages importants » dut s’incliner devant la loi du nombre et se sou-mettre à ces tyrannies collectives. À l’Académie, le 27 avril 1778, il s’étendit

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sur « le peu de ressources de la langue française et sur la nécessité de l’enrichir en accueillant certaines expressions du langage vulgaire. Notre langue est une gueuse fière, ajouta-t-il, il faut lui faire l’aumône malgré elle. »

Parlons-nous mieux que nos ancêtres ? Je ne le crois pas. Ils n’avaient à leur usage qu’une langue et il leur était plus facile et tout naturel de préserver l’héritage français. Ainsi mon grand-père était un habitant, fils d’habitant. Pour ne l’avoir jamais vu ouvrir un livre ni un journal, dans mon ignorance, je le croyais ignorant. Ignorant des choses livresques, car il savait plus de secrets de la terre que je n’en saurai jamais. Quelle ne fut pas ma surprise à la mort de ma mère de trouver deux lettres qu’il lui avait écrites, des lettres d’une clarté, d’une simplicité et d’un esprit français que ne renierait pas un académicien.

Où avait-il puisé sa culture ? Au contact des semblables sûrement, car en son temps l’instruction, pour un fils d’habitant qui se destinait à l’agricul-ture, ne dépassait guère l’époque de la première communion.

Pour continuer l’œuvre de MM. Adjutor Rivard et Louis-Philippe Geoffrien, dressera-t-on un jour le florilège de nos plus beaux mots avant que le progrès du siècle ne les efface de notre vocabulaire ? Et aussi pour perpé-tuer « le lien immatériel de nos tendres fidélités à la France ».

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Carte des îles de Sorel et du Lac Saint-Pierre, 1917, Société historique Pierre-de-Saurel.

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taBle Des matières

le surVenant 7

marie-DiDace 145

autres teXtes Du cycle Du surVenant 289Adaptations radiophoniques des romans 291 Le Survenant 293 Marie-Didace 339

Fragment D’un roman inacheVé 377 Le plomb dans l’aile 379

appenDice ii 387Articles de The Gazette ayant inspiré l’écriture du Cycle du Survenant 389

Textes de Germaine Guèvremont portant sur le Cycle du Survenant 399

Conférences inédites de Germaine Guèvremont portant sur le Cycle du Survenant 409

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