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HAL Id: halshs-00297165 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00297165 Submitted on 21 Jul 2008 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les Albanais à Istanbul Gilles De Rapper To cite this version: Gilles De Rapper. Les Albanais à Istanbul. Les dossiers de l’IFEA, série La Turquie d’aujourd’hui, n° 3. 2000. <halshs-00297165>

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HAL Id: halshs-00297165https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00297165

Submitted on 21 Jul 2008

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Les Albanais à IstanbulGilles De Rapper

To cite this version:Gilles De Rapper. Les Albanais à Istanbul. Les dossiers de l’IFEA, série La Turquie d’aujourd’hui, n°3. 2000. <halshs-00297165>

Les Albanais à Istanbul

parGilles de RAPPER

Programme de recherche“Turquie - Caucase - Mer Noire”

INSTITUT FRANÇAIS D’ETUDES ANATOLIENNES GEORGES DUMEZIL

Istanbul, septembre 2000

´´

série: la Turquie aujourd’hui no: 3

Directeur de la publication:

Paul DUMONT

Comité de rédactionde la série

la Turquie aujourd’hui

Bertrand BUCHWALTERFadime DEL‹

Edhem ELDEMSylvie GANGLOFF

François GEORGEONBurcu GÜLTEK‹N

Jean-François PEROUSEZafer TOPRAK

ISBN 2-906053-57-0

INSTITUT FRANÇAIS D’ETUDES ANATOLIENNES GEORGES DUMEZIL

Nuru Ziya Sok. no.22 P.K. 5480072 Beyo¤lu/‹STANBUL

Téléphone: 90(212) 244 17 17 - 244 33 27Télécopie: 90(212) 252 80 91

Courrier électronique:[email protected]

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Gilles de Rapper

Les Albanais à Istanbul

Introduction et préliminaires

Ce dossier a pour objectif de donner uneimage des communautés albanaises et d’originealbanaise en Turquie et plus particulièrement àIstanbul : leur origine, leur fonctionnement etleurs relations avec les autres communautésalbanaises dans les Balkans (Albanie, ex-Yougoslavie, Grèce), dans le contexte géopoli-tique des années 1990.

Ce contexte est bien sûr marqué à la fois parles crises successives qui ont marqué la décom-position de la Yougoslavie, dont la dernière,dans la province du Kosovo (1998-1999), a poséla question de la position des Albanais dans lesÉtats balkaniques où ils constituent une partsignificative de la population, et par l’évolutionpolitique, économique et sociale que connaîtl’Albanie depuis la chute de la dictature com-muniste, au début des années 1990.

La guerre du Kosovo des années 1998 et1999 a rendu visible un trait marquant de lapopulation albanaise, à savoir l’importancenumérique, économique et politique de la dia-spora et de l’émigration : les communautésalbanaises d’Europe occidentale (principale-ment en Allemagne et en Suisse) et d’Amériquedu nord (États-Unis et Canada) ont joué un rôlenon négligeable dans le financement des opéra-tions militaires des Kosovars albanais et ontservi de relais entre ceux-ci et l’opinion inter-nationale, en particulier par l’organisation demanifestations de soutien dans la plupart desgrandes villes européennes et nord-américaineset par la transmission d’informations et dereprésentations géopolitiques vers les médiasoccidentaux.

La Turquie abrite une partie de la diasporaet de l’émigration albanaises. Les liens qui exis-tent entre les Albanais et la Turquie ne tiennentdonc pas uniquement à l’histoire de l’Empireottoman, mais reposent sur la présence effec-

tive d’Albanais et de gens d’origine albanaisedès les débuts de la République. Parmi eux, unepart importante est originaire du Kosovo ou deMacédoine, qu’ils ont quittés au cours du 20e

siècle, à plusieurs reprises et dans des circons-tances qui sont directement liées aux événe-ments des deux dernières années. Ne serait-ceque pour cette raison, la crise du Kosovo a euun impact sur la population albanaise deTurquie, qui justifie que l’on s’intéresse à lasituation présente de cette population, à la foissegment de la diaspora albanaise et de la sociététurque.

Albanais d’Istanbul ou de Turquie ? Lematériel contenu dans ce dossier a été recueilliexclusivement à Istanbul, qui rassemble lamajorité de la présence albanaise en Turquie.On y traite donc avant tout des Albanais d’Is-tanbul. L’enquête effectuée au mois de février2000 ne constitue cependant que la premièreétape d’un travail de recherche portant surl’ensemble de la communauté albanaise deTurquie, et nous avons à ce titre inclus un cer-tain nombre de données relatives à d’autresvilles et régions d’implantation albanaise. Ilfaut préciser que, à la différence de cellesrecueillies à Istanbul, ces dernières ne sont pasissues d’une enquête de terrain et n’ont pu fairel’objet d’une observation directe.

Signalons enfin quelques points de méthode.Ce qui suit ne constitue pas une étude his-torique des Albanais en Turquie, mais s’attacheà décrire la situation présente. Les références àl’histoire ne visent qu’à éclairer certains aspectsde la situation telle qu’elle est observableaujourd’hui. Par ailleurs, parler d’Albanais enTurquie ou d’Albanais de Turquie pose unproblème de définition : qui est Albanais, quine l’est pas ? Nous avons choisi de regroupersous ce terme les gens qui ont effectivement lanationalité albanaise (les moins nombreux)

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Les Albanais à Istanbul

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ainsi que tous ceux qui sereconnaissent une originealbanaise (en Albaniecomme en ex-Yougoslavieou en Grèce) à partir dumoment où la revendica-tion de cette origine s’ap-puie sur une expériencepersonnelle ou familialedatable. Il s’agit doncd’une définition subjec-tive, reposant sur l’identi-fication des gens à la caté-gorie « Albanais », qui netient pas compte de cri-tères objectifs comme lanationalité (citoyenneté),la langue ou le lieu denaissance. En consé-quence, la question dunombre des « Albanais »ainsi définis n’est pas laplus importante, et on necherchera pas à la préci-ser. Nous employons leterme « communauté »pour désigner l’ensembleou un sous-ensemble desAlbanais de Turquie. Cemot doit être entendudans le sens où l’entendaitMax Weber : ce sont lesgens qui ont quelquechose en commun, ici lefait d’être, eux-mêmes ouleurs ascendants, arrivésde régions albanaisesdes Balkans. Il ne sous-entend jamais un groupe-ment organisé, doté d’unestructure propre et ten-dant vers un objectif commun (« sociation »dans le vocabulaire wébérien). Comme on leverra, la plupart des Albanais ainsi définis neremettent pas en cause leur appartenance à lanation turque.

Enfin, ce dossier ne prétend pas être exhaus-tif, il ne représente qu’une étape de la rechercheet nous avons à ce titre volontairement donné lapriorité aux sources et au point de vue albanais,moins accessibles et moins connus, tout ennous appuyant sur un certain nombre detravaux non-albanais.

1. Origines de la présence albanaise enTurquie

Cette première partie s’attache à rappelercertains événements historiques qui sont à l’ori-gine de mouvements migratoires des Albanaisvers la Turquie et Istanbul en particulier, et quipèsent aujourd’hui encore sur les représenta-tions des gens d’origine albanaise, c’est-à-diresur la façon dont ceux-ci perçoivent leurexpérience, tant individuelle que collective. On

Carte 1 : Les Albanais dans les Balkans

MONTENEGRO

SERBIE

BULGARIE

MACÉDOINE

GRÉCE

ALBANIE

PodgoricaProkletije

Mokra G.

Metohija

Kosovo

Morava

Polje

Drenica

L. de Shkodër

Mali Skanderbeia

Mal i shpat

Crna Gora

Vardar

Pél

agon

ie

L. Prespa

Sar Planina

Polo

g

Kor

ab

Suva

G

Mallakastër

Vjosë

Drin

Shkodër Kukës

Prizren

Tetovo

Durrës

Gjlrokastër

Frontières intemationalesFrontières du Kosovo et du Montenegro (R.F. de Yougoslavie) Limites de l’aire de peuplement albanophonePrincipaux itinéraires routiersProjet de création ou d’aménagement d’itinéraire

0 100 km

Korçë

Igoumenitsa

Ioannina

DipotamiaGrammos

Thessalie

Olympe

Allakm

on

Mirditë

L. d’Obrid

Pinde

Tirana

Peshkopi

Debar

Elbasan OhridStruga

Krusevo Prilep

Kicevo

Gostivar

Skopje

KumanovoKjustendil

Salonique

StipVeles

Strumica

Edessa

Kozani

Larissa

VolosTrikala

Veria

Pristina

Nis

T. Mitrovica

Novi Pazar

Kosova

Pec

Bitola

Kastoria

Berat

Vlorë

Les Albanais à Istanbul

distingue quatre grandes périodes : l’empireottoman jusqu’en 1912, les guerres balkaniquesjusqu’au traité de Lausanne (1923), laYougoslavie d’avant et après la seconde guerremondiale (1918-1960), et l’Albanie depuis la findu régime communiste (1991-2000).

1.1. – L’Empire ottoman

Il est impensable de retracer ici la longuehistoire des relations entre les Albanais etl’Empire ottoman. Signalons seulement que laprésence albanaise à Istanbul est ancienne : lesAlbanais y apparaissent dès les débuts de laconquête ottomane (Todorov, 1983, 59).Jusqu’au 17e siècle, la pratique du devchirmécontribue à maintenir une présence albanaisedans l’armée et l’administration ottomanes, cequi n’exclut pas l’existence de migrationsvolontaires. À cette époque, les Albanais sontsurtout installés à Istanbul et occupent desfonctions spécialisées : paveurs, puisatiers,plongeurs spécialisés, colporteurs, marchandsambulants (Mantran, 1962, 63). Leur localisationprécise n’est pas connue (en dépit de son nom,le village d’Arnavutköy n’est, pas plus qu’au-jourd’hui, peuplé d’Albanais) en raison d’unecaractéristique qui rappelle la situation actuelle:« Musulmans en général, écrit Robert Mantran(1962, 63-64), ils ne paraissent pas avoir consti-tué dans la ville un noyau organisé et se fondentprobablement dans la masse des Turcs. »

À partir de la seconde moitié du 19e siècle,la présence albanaise prend une nouvelleimportance avec le développement du mouve-ment national albanais, dont Istanbul constitueun des centres les plus actifs. Parmi les person-nalités de l’époque ayant vécu à Istanbul, onpeut citer Pashko Vasa Shkodrani (1825-1892),Abdyl Frashëri (1839-1892) et ses deux frèresNaim (1846-1900) et Sami (1850-1904), NamikQemali (1840-1888), écrivain né à Tekirda¤ (enturc, son nom s’orthographie Nam›k Kemal),Abidin Pashë Dino (1843-1908) et IsmailQemali (1846-1919), auteur de la déclarationd’indépendance de l’Albanie, le 28 novembre1912. La plupart d’entre eux ont servi dans l’ad-ministration de l’empire ottoman.

Dès la fin du 19e siècle, des Albanais chré-tiens sont établis à Istanbul, où ils s’occupentde commerce et d’artisanat. Leur appartenanceà la communauté orthodoxe fait qu’ils sont sou-vent assimilés aux Grecs, comme ils le seront

encore par la suite, mais ils sont à l’origined’une tradition d’émigration vers la Turquie audépart des régions albanaises de Korçë etKolonjë, dont on trouve encore des tracesaujourd’hui. D’une manière générale, la circula-tion des Albanais dans l’Empire et leur installa-tion à Istanbul et dans d’autres régions(Mer Noire, Anatolie Occidentale) favorisentl’établissement d’une diaspora albanaise enTurquie, lorsque les circonstances politiquesdu début du 20e siècle poussent un grandnombre d’entre eux à quitter les Balkans.

1.2. – Les guerres balkaniques et la premièreguerre mondiale, jusqu’au traité de Lausanne

L’indépendance de l’Albanie est proclaméeen novembre 1912, à l’issue de la premièreguerre balkanique qui oppose l’Empire ottomanaux nations chrétiennes déjà constituées enÉtats : Grèce, Serbie, Monténégro et Bulgarie.En tant que territoire ottoman, l’Albanie estconvoitée au nord par les Serbes et au sud parles Grecs. La déclaration d’indépendance et lademande de reconnaissance internationale sontun moyen pour les Albanais d’empêcher leursvoisins serbes et grecs d’étendre leur autoritésur les territoires albanais, le maintien de ceux-ci dans l’Empire ottoman n’apparaissant pluspossible. Jusqu’à la déclaration d’indépen-dance, la majeure partie de la population étaitsans doute favorable à une autonomie au seinde l’Empire plutôt qu’à l’indépendance, etdans les années suivantes encore, la fidélité àl’Empire et au sultan ne disparaîtra pas totale-ment.

Les raisons qui ont alors poussé un certainnombre d’Albanais à quitter l’Albanie et lesrégions adjacentes pour l’Empire ottoman sontcertainement multiples, à la fois politiques,sociales et économiques. Il faut dire que lespremières années de l’État albanais sont parti-culièrement difficiles : le gouvernement n’exerceune autorité que sur une petite partie du terri-toire, le reste étant occupé au sud par les Grecs,au nord par les Serbes et les Monténégrins.Violence et insécurité poussent alors de nom-breux Albanais à l’exil. Istanbul n’est d’ailleurspas la seule destination : c’est à cette époqueégalement que se développe un courant migra-toire vers les États-Unis et, dans une moindremesure, vers l’Argentine et l’Australie, quisemble toucher particulièrement les popula-

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tions chrétiennes du sud-est et qui ne s’inter-rompra qu’avec la deuxième guerre mondiale,pour reprendre au début des années 1990, aprèsla chute du régime communiste.

Istanbul apparaît comme une destinationprivilégiée pour les raisons développées dansle paragraphe précédent : de nombreuxAlbanais ont déjà des relations avec la capitalede l’Empire et peuvent compter sur le soutiende parents déjà sur place. L’Empire ottoman,puis la Turquie, apparaissent d’autant pluscomme une destination naturelle que, parmi lapopulation rurale, musulmane en particulier, laconscience nationale albanaise est peu dévelop-pée, et que les gens se définissent d’abord parl’appartenance à une communauté religieuse,souvent assimilée à une communauté nationaleou ethnique. Les musulmans albanais se disentalors « Turcs », une attitude qui dure jusqu’àaujourd’hui dans certaines régions rurales.

C’est pour cette même raison qu’un certainnombre d’Albanais se trouvent concernés,quelques années plus tard, par la conventiond’échange de populations entre la Grèce et laTurquie, incluse dans le Traité de Lausanne de1923. La définition des frontières de l’Albanie,commencée en 1913, interrompue par la pre-mière guerre mondiale et reprise en 1919, laisseen effet au sud deux régions de peuplement enpartie albanais en territoire grec : il s’agit enÉpire de la Tchamerie (alb. Çamëri, gr.Tsamouria) et en Macédoine de la région deKastoria (alb. Kostur). Les musulmans deTchamerie sont reconnus comme Albanais etlaissés en dehors de l’échange en tant que tels.Ils sont cependant soumis à des pressions de lapart des autorités grecques et sont poussés àpartir. Certains passent la frontière albanaise,d’autres partent pour la Turquie. On trouveleurs descendants principalement dans larégion d’Izmir. La quasi-totalité de la popula-tion tchame musulmane est expulsée de Grèceen 1944, sous l’accusation de collaboration avecl’occupant italien puis allemand. La plupartd’entre eux s’installent en Albanie (Péchoux etSivignon, 1989 et ICG 2000 pour l’état actuel dela question tchame).

Les musulmans albanophones de Macédoinegrecque occidentale sont au contraire classéscomme Turcs dès l’époque de l’échange despopulations et sont à ce titre obligés de quitterleurs villages dès 1924 pour la Turquie. Unepartie d’entre eux préfère cependant traverser la

frontière toute proche et s’installer en Albanie.Parmi ceux qui sont envoyés en Turquie, unepetite partie demande au bout de quelquesannées à partir en Albanie qu’ils considèrent,sinon comme une patrie, comme un pays beau-coup plus proche de celui qu’ils ont dû aban-donner (de Rapper, 1997). Les autres restentdans les régions anatoliennes où les autoritésturques les ont installés, ou essayent de gagnerles villes.

Il est difficile de chiffrer l’ensemble de cescourants migratoires et d’avoir une idée de l’im-portance numérique de la présence albanaiseen Turquie à cette époque. Tout au plus peut-on donner quelques chiffres issus du recense-ment de 1935, pour la province d’Istanbul(tableau 1). Le caractère fortement urbain de lapopulation albanaise y apparaît déjà.

1.3. – Les Albanais de Yougoslavie, avant etaprès la deuxième guerre mondiale

Le rattachement du Kosovo à la Yougoslavieà la fin de la première guerre mondiale a eusuffisamment d’impact sur la présencealbanaise en Turquie, jusqu’à aujourd’hui, pourêtre traité séparément (les principales syn-thèses sont, pour la période moderne et con-temporaine, Vickers 1998 et Roux 1992.Malcolm 1998 concerne en grande partie despériodes plus anciennes qui ne nous concer-nent pas ici). Deux vagues d’émigration de laYougoslavie vers la Turquie peuvent êtredistinguées : la première a lieu entre 1918 et1941, pendant la phase de colonisation duKosovo par la Yougoslavie ; la deuxième dansles années 1950 et 1960 (on ne tient pas comptepour l’instant de l’arrivée de Kosovars en 1998et 1999, traitée dans la troisième partie).

Total Ville province

d’Istanbul d’Istanbul

Langue maternellealbanaise 6175 6722

Nationalitéalbanaise 1183 1204

Nés en Albanie 6297 6803

Tableau 1 : Présence albanaise en 1935,province d’Istanbul.

Source : recensement 1935.

Les Albanais à Istanbul

1.3.a. – La colonisation du Kosovo (1918-1941)

On appelle « Programme de colonisation »(Vickers, 1998, 103 ; Roux, 1992, 191-203) l’éta-blissement de l’autorité yougoslave au Kosovoaprès le rattachement de la région au Royaumedes Serbes, des Croates et des Slovènes (quidevient Yougoslavie en 1929) à la suite de lapremière guerre mondiale. Il s’agit aussi d’ins-taller des colons serbes au Kosovo, sur lesterres que les Albanais ont quittées dans lesannées de guerre ou que l’on encourage à quit-ter par la mise en œuvre d’une réforme agraire.En même temps, et surtout après 1928, desmesures sont prises pour favoriser l’émigrationdes Albanais vers l’Albanie et vers la Turquie.Un accord est signé en juillet 1938 entre lesgouvernements yougoslave et turc, ce dernieracceptant d’accueillir jusqu’à 200 000 Albanais,Turcs et musulmans du Kosovo et de Macé-doine (soit 40 000 familles). Cet accord ne seracependant pas ratifié par le parlement turc et lesfonds ne seront jamais débloqués pour mettreen œuvre le déplacement et l’installation desréfugiés dans les régions peu peupléesd’Anatolie. De 1929 à 1941 cependant, laYougoslavie s’efforce d’organiser le départ desAlbanais sur la base d’accords internationaux(Vickers, 1998, 105), et parvient à provoquer unevague de départs vers l’Albanie et la Turquie.

La première réaction albanaise aux expul-sions et l’installation de colons serbes et mon-ténégrins, dans les premières années de l’après-guerre, prend la forme d’une révolte sociale etpolitique, celle du mouvement des Kaçaks(Vickers, 1998, 99-102 et 108). Durant cettepériode, les départs vers la Turquie sont encoreun phénomène limité. Les paysans expropriésprennent la montagne et organisent des raidscontre les villages serbes des basses terres. Lesdéparts vers l’étranger ne se multiplient quedans la deuxième phase de la colonisation, àpartir de 1929, lorsque les chefs du mouvementkaçak sont arrêtés ou tués. Outre les zonesde plaine, colonisées pour des raisonséconomiques évidentes, les régions les plustouchées sont celles qui bordent la frontièrealbanaise, l’objectif des autorités yougoslavesétant d’isoler les Albanais du Kosovo des mon-tagnes du nord de l’Albanie où ils peuvent trou-ver refuge.

Il est difficile de dire combien d’Albanaisont ainsi été expulsés vers l’Albanie et la

Turquie. Michel Roux (1992, 201) minimisel’impact de la réforme agraire et de la politiquede colonisation sur la composition ethnique dela population et estime à « quelques dizaines demilliers probablement » le nombre de départsvers l’Albanie et la Turquie. Se fondant sur lesrecensements de 1921 et 1931 et sur le dénom-brement de 1939, il estime à 45 000 et 32 000les départs de musulmans entre 1921-1931 et1931-1939 respectivement (Roux, 1992, 217-225). Les chiffres yougoslaves de l’époqueindiquent, pour la période 1927-1939, 19 279départs d’Albanais vers la Turquie et 4322 versl’Albanie (Vickers, 1998, 119). Si, d’aprèsMiranda Vickers, ces chiffres sont minimiséspar les autorités yougoslaves de l’époque qui neveulent pas attirer l’attention de l’opinion inter-nationale, ceux avancés plus récemment par leshistoriens et démographes albanais sont beau-coup plus élevés : entre 200 000 et 300 000 pourZamir Shtylla (1996, 98), qui inclut tous lesdéparts des régions albanaises de laYougoslavie vers d’autres pays (principalementTurquie, Albanie et pays arabes), 250 000Albanais expulsés vers la Turquie dans l’entre-deux-guerres et 50 000 vers l’Albanie pourHivzi Islami (1994, 62 et 1996, 142), reprenantles travaux de Hakif Bajrami (1981).

Dès cette époque, les départs sont plus nom-breux vers la Turquie que vers l’Albanie. Pourdes raisons qui tiennent à l’attrait d’Istanbul entant qu’ancienne capitale de L’Empire et au faitque de nombreux Albanais y avaient déjà de lafamille, l’attrait de la Turquie est beaucoup plusfort que celui de l’Albanie, qui traverse d’autrepart une période d’instabilité sociale et poli-tique. Les réfugiés de Yougoslavie, comme lesmusulmans de Grèce, sont envoyés dans leszones reculées et sous-peuplées. La plupartd’entre eux cependant parviennent à gagnerIstanbul et d’autres villes, dont Bursa (Shtylla,1996, 98). D’autres émigrent de la Turquie versl’Albanie, où ils sont également installés dansdes régions encore peu exploitées que le gou-vernement cherchait à mettre en valeur.

À cette époque déjà, comme lors de la vaguesuivante, les départs se font par l’intermédiairede la Macédoine, où est localisée l’administra-tion yougoslave qui organise les départs, et d’oùles communications vers les pays de destina-tions sont bonnes : les principales routes d’émi-gration partent de Skopje vers Thessalonique,

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6Gilles de Rapper

et de là vers Istanbul, par train ou par bateau.Durant les années 1918-1928 en particulier, lavoie de chemin de fer Nish-Sofia-Istanbul estégalement empruntée par de nombreuxmigrants (Shtylla, 1996, 98).

1.3.b. – La répression des années 1950 et 1960

La dernière vague d’émigration massive versla Turquie a lieu dans les années 1950 et 1960,en conséquence d’une politique de répressionet d’incitation au départ menée par les autoritésyougoslaves. Jusqu’en 1948, les Albanais deYougoslavie bénéficient de la situation crééepar les bonnes relations entre l’Albanie et leurpays. À cette date cependant (juin 1948), laYougoslavie rompt avec l’URSS et avec sessatellites, Albanie comprise. Les Albanais duKosovo et de Macédoine sont alors soupçonnésd’être manipulés par l’Albanie et de vouloirdéstabiliser le pays. Une campagne est lancéepour les inciter au départ et favoriser leur inté-gration dans la minorité turque nouvellementcréée (Vickers, 1998, 149). Un nouvel accordentre la Yougoslavie et la Turquie est signé en1953. La répression anti-albanaise menée parAlexandre Rankovic, ministre de l’intérieur de1945 à 1953, pousse de nombreux Albanais audépart vers la Turquie.

Trois choses peuvent être dites à propos decette nouvelle vague de départs : premièrement,elle a, à la différence des précédentes, unedimension politique qui s’ajoute à la dimensionnationale : les Albanais sont incités au départen raison de leur opposition au socialismeautant sinon plus qu’en raison de leur apparte-nance nationale (Roux, 1996, 188). Cette oppo-sition politique caractérise aujourd’hui encoreles Albanais de Turquie issus de cette émigra-tion, parmi lesquels les sentiments anticommu-nistes sont répandus. Il faut noter de même lerôle joué par une partie des dirigeants de lacommunauté musulmane en faveur de l’exilvers la Turquie et d’Istanbul « aux rues decristal ». Il existe pareillement aujourd’hui unressentiment envers ces gens qui ont fait passer« la religion avant la nation » (voir aussiBerishaj, 1998, 114-115).

Deuxièmement, les Albanais ont recourspour émigrer vers la Turquie à l’ethnonymeturc : afin de pouvoir migrer légalement, ilsdoivent se faire passer pour membres de laminorité turque, du Kosovo dans un premier

temps, puis de Macédoine. C’est ce qu’ils fontlors des recensements de 1953 et 1961 (Islami,1997, 183). Ainsi, entre 1948 et 1953, le nombred’Albanais dans l’ensemble de la Yougoslavien’augmente que de 3 814 personnes, alors quecelui des Albanais de Macédoine passe de197 389 à 162 524 dans la même période.Dans le même temps, le nombre de Turcsen Yougoslavie passe de 97 954 en 1948 à259 535 en 1953, pour tomber ensuite à 182 964(1961), 127 920 (1971) et 101 291 (1981) (Islami,1994, 195). Un tiers des individus qui se sontalors déclarés Turcs ne parlaient pas turc. Ilsemble que ce changement obligé d’identité aitfacilité leur intégration future dans la Répu-blique turque, alors même qu’ils refusaient l’in-tégration à la société yougoslave que les auto-rités voulaient leur imposer (Roux, 1996, 188).

Enfin, venant une vingtaine d’années aprèsla vague précédente, l’émigration des années1950 et 1960 bénéficie de l’existence d’unecommunauté albanaise de Turquie dont lesliens familiaux avec les régions d’origine nesont pas rompus. Là encore, leur intégrationrapide en sera facilitée.

Au total, on estime à entre 230 000 et250 000 le nombre de personnes expulsées duKosovo, du Monténégro et de Macédoinejusqu’à la fin des années 1960 (Islami, 1996,142), dont 195 000 entre 1954 et 1957 (Vickers,1998, 157). Il s’agit de musulmans, Albanais,Turcs et Yürüks, les Albanais représentant sansdoute 80% du total. Les années 1955 et 1956,pendant lesquelles la police mène une opéra-tion de désarmement de la population albanaisesoupçonnée de préparer un soulèvement arméorchestré depuis l’Albanie, les violences poli-cières (tortures et assassinats) entraînent un picdans les départs : 31 969 pour la seule année1956 (Bainbridge, 1993, 302).

Leur installation en Turquie se fait princi-palement à Istanbul (Aksaray puis Bayram-pafla), ainsi qu’à Sakarya (Adapazar›).

1.4. – Les Albanais d’Albanie depuis la chutedu communisme

1.4.a. – Les premiers départs (1990-1991)

S’ils sont contemporains de l’exode versl’Italie et la Grèce, les départs vers la Turquiedoivent être distingués de ceux vers ces deux

Les Albanais à Istanbul

pays : il ne s’agit pas d’une fuite désespérée etdésorganisée, mais de l’utilisation de réseaux etde relations déjà existants dans une stratégied’émigration à long terme, à l’instar de ce qui sepasse à la même époque et aujourd’hui encoreen direction des États-Unis.

La chute de la dictature communiste enAlbanie a été marquée par plusieurs vagues dedéparts vers l’étranger. Lors de ce qu’on appellela « crise des ambassades », en juillet 1990 àTirana, des centaines de personnes ont trouvérefuge dans les ambassades étrangères.L’ambassade de Turquie a ainsi accueilli unetrentaine de personnes qui se sont installées enTurquie avec l’aide des autorités. Ce premiercontingent a favorisé l’arrivée d’autres émigréssur la base des réseaux de parenté. Il sembleen effet que les premiers arrivés étaient enmajorité des pères de famille qui, une fois leursituation stabilisée (souvent grâce à l’aided’Albanais du Kosovo et de Macédoine), ont faitvenir leur famille. On trouve principalementdes gens originaires de Myzeqe, région del’ouest du pays, des villes de Lushnjë, Fier etBerat, ainsi que d’autres venus de Tiranë,Shkodër, Elbasan et Korçë. Il s’agit surtoutd’une population rurale, d’un niveau d’éduca-tion peu élevé, qui fuit les conditions de vie descoopératives et des fermes d’État.

Leur installation à Istanbul s’est faite dansles quartiers où la présence albanaise était déjàforte : Bayrampafla, Zeytinburnu, Küçükköy,Esenler ; ils peuvent ainsi bénéficier de l’assis-tance d’une communauté albanaise déjà inté-grée et bien organisée.

Pour un certain nombre d’entre eux, laTurquie n’a été qu’un tremplin vers d’autrespays, en particulier vers les États-Unis. Cephénomène existe à la même époque dans lesautres pays qui accueillent des Albanais :Grèce, Italie, France. La Grèce et l’Italie cons-tituent aujourd’hui encore pour de nombreuxAlbanais la première étape d’une émigration deplus longue durée dans des pays jugés plusintéressants (États-Unis, Canada, Australie,Suisse, Allemagne).

Enfin, parmi les raisons données au choixde la Turquie comme pays d’émigration, lesAlbanais mentionnent l’absence de formalitésd’entrée (la plupart d’entre eux achètent un

visa de tourisme à la frontière) et l’absencede racisme anti-étranger et anti-albanais enparticulier, racisme que l’on dénonce au con-traire dans l’attitude des Grecs envers lesAlbanais.

1.4.b. – La crise de l’année 1997

L’immigration en provenance d’Albaniereste limitée jusqu’en 1997 : malgré les avan-tages qu’ils reconnaissent à la Turquie, lesAlbanais préfèrent en effet migrer vers la Grèceet l’Italie, où les salaires sont plus élevés et quiconstituent des portes d’entrée vers l’Unioneuropéenne. À cette date cependant, la crisepolitique très grave qui secoue le pays suite àl’effondrement de certaines pyramides finan-cières et le climat de violence et d’insécuritéqui la suit (les Albanais évoquent aujourd’huiencore cet épisode comme une « guerre »),provoquent une nouvelle vague de départs, versl’Italie et la Grèce bien sûr, mais aussi vers laTurquie. Depuis plusieurs années déjà, lesrevenus de l’émigration étaient placés enAlbanie dans des sociétés pyramidales censéesrémunérer les placements à des taux très avan-tageux (jusqu’à 100% pour certaines). Dès 1995,certaines de ces pyramides ont commencé àfaire faillite : les nouveaux placements ne per-mettaient plus de rémunérer les plus anciens.Le phénomène s’est accentué en 1996 jusqu’àprovoquer à la fois la panique des épargnantsvoulant récupérer leurs placements, et la fuitedes « sommets », c’est-à-dire des initiateurset principaux bénéficiaires des pyramides, àl’étranger. Le mécontentement des épargnants a

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Année Nombre de Nombre defamilles personnes

1991 20 120

1992 110 700

1993 160 750

1994 100 650

1995 80 580

1996 60 400

1997 4500 27000

1998 2000 15000

Tableau 2 : arrivées en provenance d’Albanie,1991-1998

Source : Shoqata e emigrantëve shqiptarë, août 1998.

8Gilles de Rapper

été exploité par l’opposition (Parti socialiste,PS), aidée en cela par le malaise créé en mai1996 par les élections parlementaires, mar-quées par des irrégularités en faveur du pouvoir(Parti démocratique, PD). Des casernes et entre-pôts d’armes ont été pillés, mettant en circula-tion une grande quantité d’armes diverses etfavorisant l’apparition de bandes armées cher-chant à exercer une autorité sur une ville, unquartier ou une région. L’effondrement del’État, en particulier entre mars et juillet 1997, aentraîné un sentiment d’insécurité qui, joint àla désorganisation de l’économie, a poussé lesgens à quitter le pays. Selon une étude réaliséepar l’Association des émigrants albanais (voirplus bas, § 2.3.c.), les arrivées en Turquie enprovenance d’Albanie connaissent un pic en1997 et 1998 (tableau 2).

Les régions d’Albanie les plus touchées sontcelles dans lesquelles les troubles sont les plusviolents, en raison notamment de l’apparitionde bandes armées échappant à tout contrôle etse livrant à des règlements de comptes : lesvilles de Berat, Vlorë et Shkodër souffrent plusparticulièrement. Les raisons qui poussent audépart sont moins, comme dans les premièresannées, la misère et l’absence de perspectiveséconomiques que l’insécurité : en conséquence,il s’agit moins d’une émigration de pères defamilles ou de jeunes hommes célibatairesallant chercher du travail à l’étranger, que d’uneémigration familiale dont le but est de mettre lafamille en sécurité et de lui assurer des condi-tions de vie normales. La scolarisation des fillesest une raison souvent avancée : depuis 1997,en raison du développement de la prostitutionet de la recrudescence des enlèvements dejeunes filles, de plus en plus de familles renon-cent à mettre leurs filles à l’école au-delà de lascolarité obligatoire (14 ans). En ce sens, onassiste à l’époque au même phénomène enGrèce : l’émigration albanaise, jusqu’alors com-posée d’hommes jeunes et célibataires envoyantleurs gains à la famille restée en Albanie, setransforme et devient familiale, avec l’arrivéede femmes et d’enfants et, dans une moindremesure, de personnes âgées.

À Istanbul, ces arrivées se sont faites surune base familiale : les nouveaux arrivants sonttous venus avec l’adresse de parents déjà instal-lés et ont pu bénéficier de leur aide. Une assis-tance a également été fournie par les Albanaisde Yougoslavie.

En conclusion, il faut noter l’origine diverse,dans le temps et dans l’espace, de la présencealbanaise en Turquie. Cette diversité se main-tient au sein de la communauté albanaiseactuelle, marquée par des particularismes etdes divisions héritées des pays d’origine : ladiaspora albanaise de Turquie n’est ni uni-forme, ni unie.

2. Formes et organisation de la présencealbanaise

La présence albanaise ne constitue pas uneminorité « ethnique » ou « nationale », ni auregard de l’État, qui ne reconnaît, pour cer-taines questions (scolarisation des enfants, parexemple), que les trois minorités arménienne,grecque et juive, ni au regard de la majoritédes Albanais, qui insiste pour être dite turqued’origine albanaise, et ne revendique aucunediscrimination positive, pas plus qu’elle ne seplaint de discrimination négative. En ce sens,elle ne constitue aucunement un problème ausein de la société turque.

Il existe pourtant un sentiment d’apparte-nance à une communauté albanaise ainsi quedes formes d’organisation qui maintiennent cesentiment communautaire. Nous essayons decerner dans la deuxième partie les formes, l’or-ganisation et le fonctionnement de la commu-nauté albanaise d’Istanbul.

2.1. – Définition de l’albanité

Même définie par l’origine commune, lacommunauté albanaise d’Istanbul ne forme pasun groupe homogène : arrivés à des époquesdifférentes, depuis des régions différentes etpour des raisons différentes, les gens d’originealbanaise ont souvent apporté avec eux lesprincipes de division de la société albanaise etle souvenir de destins politiques différents.Ainsi par exemple, une division fondamentaleexiste entre les Albanais d’ex-Yougoslavie etceux d’Albanie : depuis 1913 en effet, les deuxgroupes ont vécu dans deux États distincts etsouvent ennemis, et ils véhiculent aujourd’huiencore des images différentes de la nation (deRapper 1998 et de Rapper, Deslondes et Roux1998 ; voir aussi plus bas, §2.4.b.). Par ailleurs,dans la plupart des cas, l’intégration à la sociététurque est acceptée ou recherchée, dans lamesure où les perspectives de retour dans lepays d’origine sont inexistantes, et l’ont été dès

Les Albanais à Istanbul

le début : ce fut le cas en particulier pourles Albanais de Yougoslavie avant et après ladeuxième guerre mondiale, dont le retour étaitrendu impossible dans les accords entreYougoslavie et Turquie.

Il est par conséquent particulièrement diffi-cile non seulement de chiffrer la présencealbanaise actuelle, mais aussi de dire qui estAlbanais et qui ne l’est plus. On peut faire à cesujet les remarques suivantes :

Alors que la langue est, depuis les débuts dunationalisme albanais au 19e siècle, considéréecomme un élément fondamental de l’albanité(le terme qui s’impose alors pour désigner lanation albanaise est shqiptar, littéralement« celui qui parle albanais (shqip) »), on constateparmi les Albanais de Turquie un abandonrapide de la langue albanaise, plus ou moinsradical selon les groupes. Il n’est pas impen-sable de se déclarer Albanais, mais de ne pou-voir le faire qu’en turc. Pourtant, la languealbanaise a dû constituer jusqu’à récemmentune langue d’usage courant et public et, commeon le verra plus bas (§ 2.4.a), la Turquie est sou-vent considérée par les Albanais comme unpays où « on trouve toujours quelqu’un quiparle albanais ». Pour la première génération del’émigration, la langue albanaise est restée pen-dant plusieurs années une façon de marquerson origine et son appartenance : « À Prishtinë,raconte A., arrivé en 1957, mon père n’avaitjamais parlé albanais dans la rue, seulement leturc. Mais ici à Istanbul, quand il faisait lemarché, il s’était mis à parler albanais, car laplupart des marchands étaient Albanais. »

L’identification à la nation albanaise, ou àune communauté d’origine albanaise, ne se faitpas tant sur la langue que sur le souvenir del’origine, de l’expérience de l’exil et des raisonsqui ont poussé à l’exil. Le fait que dans la plu-part des cas (Kosovo, Macédoine, Tchamerie,Albanie 1912-1918), les départs se sont faitspour des raisons liées à l’appartenancenationale, qu’il s’agisse d’expulsions de terri-toires revendiqués par une autre nation ou depressions en faveur de l’assimilation desAlbanais à une autre nation, maintient le sou-venir d’un destin commun et renforce le senti-ment d’appartenance nationale. De cettemanière par exemple, les Albanais deYougoslavie sont très sensibles à la question dela Tchamerie et ont bien sûr réagi fortement à la

guerre du Kosovo de 1998-1999. C’est là unedifférence très nette entre les Albanais deTurquie et ceux de Grèce : partis en Grèce pourdes raisons avant tout économiques, cesderniers apparaissent beaucoup moins préoc-cupés par le sort de la Tchamerie ou du Kosovo,même si la montée du racisme anti-albanaisdans la société grecque contribue à leur faireprendre conscience des problèmes qui seposent aux Albanais qui vivent hors d’Albanie.

Les pratiques matrimoniales contribuentsans doute à maintenir également le souvenird’une origine commune, dans la mesure où ilsemble que l’on puisse parler d’endogamie de lacommunauté d’origine albanaise. Bien qu’iln’existe aucune étude sur le sujet, les intéressésreconnaissent que la tendance est au mariage àl’intérieur de la communauté d’originealbanaise : cela est vrai lors des mariages quisurviennent dans les premières années de l’exil,et qui continuent parfois des cycles d’alliancecommencés dans le pays d’origine. Commedans d’autres sociétés paysannes européennes,les mariages chez les Albanais répondent à larègle du « ni trop proche, ni trop loin » qui veutque le conjoint soit choisi parmi les gens aveclesquels on est déjà en relation, sans pourautant autoriser le mariage dans les degrés rap-prochés. Dans le contexte de l’émigration etcompte tenu du caractère familial ou lignagerde l’installation dans le pays d’arrivée, lesquartiers d’Istanbul habités par les Albanais ontformé des unités endogames dans lesquelles ilest facile de trouver un conjoint répondant auxcritères du « ni trop proche, ni trop loin ». Celaest vrai également à mesure que le temps passe :les nouveaux arrivants trouvent leur intérêt àchercher des alliances parmi la vague précé-dente, mieux intégrée et capable de favoriserl’intégration des derniers arrivés ; ceux-ci four-nissant aux plus anciens un réservoir defamilles avec lesquelles le risque de tomberdans une alliance « trop proche » est très faible.On rencontre par exemple des mariages entreAlbanais d’Albanie venus depuis les années1990 et descendants des réfugiés deYougoslavie des années 1950. En ce sens, l’ar-rivée régulière de nouveaux réfugiés albanaispermet à la fois aux nouveaux arrivants debénéficier de la présence de communautés plusanciennes qui servent alors de relais avec lasociété turque (ce qui manque par comparaisonaux réfugiés albanais de Grèce, et qui est

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10Gilles de Rapper

responsable de leur repli sur eux-mêmes et deleurs difficultés à faire partie de la sociétégrecque), tandis que, dans le même temps,chaque nouvelle vague revitalise le sentimentd’appartenance à la communauté nationalealbanaise parmi les personnes d’installationplus ancienne.

La plupart des individus originaires deYougoslavie ont par ailleurs gardé des liensavec des membres de la famille restés sur place,et certains sont allés régulièrement en visite auKosovo et en Macédoine, en particulier à partirdes années 1980. L’identification à la nationalbanaise repose en grande partie sur la perma-nence de ces liens de famille et sur la relationpersonnelle et affective qu’ils maintiennentavec la région d’origine. Comme on le verraplus bas, la plupart des associations « albanai-ses » regroupent en fait des gens unis par unemême région d’origine à l’intérieur du Kosovoou de la Macédoine.

Si la majorité des Albanais de Turquie sontmusulmans, on trouve des chrétiens parmi lesplus anciens (1912) ainsi que parmi les plusrécents (1990). Il s’agit surtout de chrétiensorthodoxes originaires du sud de l’Albanie(Korçë, Kolonjë). La province d’Istanbul encomptait 1786 en 1935 pour 4883 musulmanset 36 catholiques. L’association de la fraternitéturco-albanaise (voir plus bas) compte aussi desorthodoxes parmi ses membres fondateurs.Beaucoup d’entre eux cependant ont quittéIstanbul après l’affaire de Chypre. Ils étaientidentifiés et s’identifiaient eux-mêmes auxGrecs : ceux qui sont restés (au Patriarcat parexemple) ne se déclarent pas Albanais, mais ontgardé le souvenir de leur origine albanaise etparfois un usage limité de la langue.

2.2. – Tentative de cartographie

La définition mouvante de l’albanité rendaléatoire toute tentative de recensement ou decartographie de la communauté albanaise.Selon la définition que l’on avance en effet (ouque l’on se garde d’avancer), le nombred’Albanais en Turquie peut aller de 65 000 per-sonnes (Ethnobarometer 1999) à plusieurs mil-lions (quatre selon l’estimation la pluscourante, cinq pour l’Institut national de ladiaspora à Tirana, jusqu’à quatorze millionspour les informateurs les plus enthousiastes). Il

Année Région Région Istanbul

d’origine d’installation

1912 Albanie Yozgat Alibeköy

1924 Kosovo Adana

1932 Grèce Bafra

Kolonjë Manisa

Edirne

1924 Macédoine ‹briktepe

grecque Samsun

Tokat

Konya

1918- Kosovo Diyarbak›r ?

1941 Monténégro Elaz›¤

Macédoine Yozgat

Bursa

Tekirda¤

‹zmir

‹zmit

Eskiflehir

~ 1930 Tchamerie Marmara

Erdek

‹zmir

Manisa

Bal›kesir

Karfl›yaka

1950- Kosovo Adapazar› Aksaray

1960 Monténégro Bursa Bayrampafla

Macédoine ‹zmir Küçük-Çekmece

Kad›köy

Feriköy

1990- Berat Bayrampafla

1996 Fier

Lushnjë

1997 Berat Bayrampafla

Shkodër Zeytinburnu

Vlorë

Tableau 3 : Origine et régions d’installationdes Albanais, 1912-1997

Source : entretiens à Istanbul, février 2000.

Les Albanais à Istanbul

est cependant possible de donner quelquesindications, dans la mesure notamment où lesAlbanais ont tendance, lors de leur arrivée, às’installer là où vivent déjà d’autres Albanais : ilen résulte une cristallisation des communautésalbanaises en un nombre de lieux limité.

2.2.a. – Les « anciens Albanais »

La différenciation au sein de la communautéalbanaise se fait plus en fonction de la date d’ar-rivée que de la région d’origine. Les premiersarrivés sont souvent appelés « anciens Albanais »par ceux qui sont arrivés par la suite, qu’ilssoient originaires d’Albanie, de Yougoslavie oude Grèce. Les réfugiés des années 1950 et 1960,qui forment la part la plus importantenumériquement et aussi la plus active de lacommunauté albanaise, appellent « anciensAlbanais » les gens arrivés entre le début dusiècle et la deuxième guerre mondiale, maissont eux-mêmes désignés par la même expres-sion par les réfugiés des années 1990.

Il est difficile d’attribuer à chaque vagued’arrivée une répartition spatiale particulière.

La première caractéristique de la communautéalbanaise est peut-être d’être essentiellementurbaine : Istanbul et Izmir, en particulier, abri-tent les communautés les plus nombreuses. Siceux de Grèce sont principalement installésdans la région d’Izmir et en Anatolie, on entrouve quelques-uns à Istanbul où, cependant, lesmigrants venus de Yougoslavie sont les plusnombreux. Ces derniers représentent en effet laplus forte immigration vers la Turquie : entre1950 et 1986, 40% des gens arrivant en Turquieviennent de Yougoslavie (Bainbridge, 1993,302). Le tableau 3 indique les principaux lieuxd’installations des Albanais, selon la région d’o-rigine.

En ce qui concerne la langue, la plupart desindividus étant arrivés avant l’adoption de lalangue standard au Kosovo (1968), il s’agit d’unAlbanais dialectal, guègue pour la plupart d’en-tre eux, tosque pour ceux de Manastir (Bitola).Cela entretient peut-être les particularismes eten même temps favorise l’adoption du turccomme langue commune et langue de culture.Les réfugiés des années 1950 et 1960 semblentavoir perdu l’usage de la langue albanaise très

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Carte 2 : L’installation des Albanais à ‹stanbul

12Gilles de Rapper

rapidement, plus rapidement que ceux arrivésdans les années 1930. Beaucoup d’entre eux ontaujourd’hui des difficultés à parler albanais, àtrouver des mots qui leur viennent beaucoupplus naturellement en turc. Leurs enfants com-prennent plus ou moins, mais ne parlent pas, etleurs petits-enfants n’ont souvent aucune con-naissance de la langue albanaise. « Avec mafemme, se souvient J., arrivé de Prishtinë dansles années 1950, nous avons parlé albanais à lamaison pendant sept ou huit ans après notrearrivée. Puis nous sommes passés au turc, enparticulier pour les enfants. Après, on ne parlaitalbanais que pour se disputer en présence desenfants, pour qu’ils ne comprennent pas ! »

L’absence de contacts réguliers avec le paysd’origine pendant plusieurs années (les visitesaux parents restés en Yougoslavie ne sedéveloppent que dans les années 1970 et 1980),les conditions de l’exil et la perte progressive dela langue entraînent une coupure profondeentre une partie des réfugiés et leur régiond’origine. Comme le déplore l’un d’eux, « Beau-coup d’entre eux ont perdu leurs liens avec lepays d’origine, ils ne savent plus très bien d’oùils viennent, ils parlent des villes d’aujourd’huicomme si elles étaient encore des villages ».

2.2.b. – La « nouvelle émigration »

L’immigration récente depuis l’Albanie estestimée entre 5000 et 8000 personnes par leconsulat albanais d’Istanbul en février 2000,qui semble ne faire mention que des personnesen situation régulière, et où l’on reconnaîtcependant que personne n’en a jamais fait lecompte. L’Association des émigrants albanais,qui a mené ses propres enquêtes, avance lenombre de 12 000 à 13 000 personnes à lamême époque, 20 000 en décembre 1997 etjusqu’à 30 000 en août 1998, après les arrivéesmassives provoquées par la crise politique del’année 1997. Seuls 5000 seraient en situationrégulière. Les autres arrivent avec un visa detourisme de trois mois acheté à la frontière.L’expiration de ce visa pose un problèmelorsqu’il s’agit de rentrer en Albanie : les gensen situation irrégulière doivent payer uneamende à la frontière au moment de leur sortiede Turquie (jusqu’à 300 $ selon le consulatalbanais). Parmi ses revendications, l’Associa-tion des émigrants albanais demande une régu-larisation plus rapide des Albanais et unassouplissement du régime des amendes.

Ces gens sont pour la plupart originaires desrégions albanaises de Berat, Fier, Lushnjë, Vlorëet Shkodër. Ils viennent en majorité de zonesrurales défavorisées, ce qui leur vaut parfoisl’appellation péjorative de katundar, « paysans,ploucs », de la part de ceux, moins nombreux,qui viennent des villes. On les trouve princi-palement dans les quartiers de Bayrampafla(surnommé pour cette raison Beratpafla),Zeytinburnu, Beflyüzevler et Küçükköy.

Il s’agit, depuis le début, d’une émigrationfamiliale, différente de celle vers la Grèce quin’a pris ce caractère familial qu’après la crise de1997. Elle pose donc des problèmes particuliersde logement et de scolarisation. En 1997 et1998, les Albanais d’Albanie ont profité del’implantation de ceux de Yougoslavie pourobtenir des écoles primaires qu’elles acceptentde scolariser les enfants, même lorsque lesparents étaient en situation irrégulière.

Contrairement aux Albanais de Yougoslaviearrivés dans les années 1950 et 1960, ceuxd’Albanie sont venus avec l’intention de rentreren Albanie après quelques années passées enTurquie. Les retours ont déjà commencé, provo-qués par 1) un relatif retour au calme enAlbanie ; 2) les difficultés d’intégration rencon-trées en Turquie (voir plus bas, § 2.3.c.) ; 3) lapeur des tremblements de terre, notammentdepuis août 1999.

2.3. – Vie sociale : associations, aide sociale,activités professionnelles

2.3.a. – Les associations

Le regroupement des réfugiés et migrants enassociations n’est pas une spécificité albanaiseà Istanbul, les autres réfugiés des Balkans sontaussi organisés en associations. Leur caractéris-tique est d’être, pour la plupart, organisées surla base de la région d’origine (voir la liste enannexe).

La plus ancienne association albanaiseactuellement en activité est la Fraternité turco-albanaise, fondée en 1952 et dont le siège estaujourd’hui à Bayrampafla, après avoir été àGalatasaray. Elle est fondée par des Albanais,musulmans et chrétiens, ayant pour la plupartétudié à Istanbul avant de repartir en Albanieau temps du roi Zog (1924-1939), et qui se con-sidéraient comme les héritiers de la génération

Les Albanais à Istanbul

de la Renaissance (mouvement nationalalbanais de la seconde moitié du 19e siècle). Àce titre, l’association avait une orientation poli-tique marquée, à la fois nationaliste et anticom-muniste. Avec l’arrivée des réfugiés deYougoslavie, dans les années 1950 et 1960, ellese tourne également vers des activités d’aide etde solidarité : « deux ou trois docteurs et deuxpharmaciens travaillaient pour l’association, sesouvient I., qui a adhéré en 1959. Deux pique-niques étaient organisés chaque année, on fêtaitle 28 novembre (fête nationale albanaise). » En1960, l’association se transforme en groupefolklorique et donne des concerts à Istanbul,Bursa et Izmir. En 1991, à la suite des change-ments en Albanie et en Yougoslavie, la Frater-nité est « revitalisée » : la direction est rajeunieet des activités sont organisées en direction del’Albanie et du Kosovo (échanges de déléga-tions, invitation de groupes de théâtre et demusique, manifestations en faveur des Albanaisdu Kosovo). Depuis ses débuts, elle totalise2000 adhésions et compte aujourd’hui encoreparmi ses membres 250 chrétiens orthodoxes,ce qui la distingue des autres associationsalbanaises.

D’autres associations sont fondées à la findes années 1960 et dans les années 1970, à lasuite de l’arrivée massive d’Albanais deMacédoine et du Kosovo. Elles sont toutesorganisées par région d’origine : association desgens de Prizren (1967), de Tetovë (1971), dePrishtinë (1975), de Pejë, etc. Leur raison d’êtreest avant tout sociale. Elles offrent aux réfugiésoriginaires d’une même région un endroit pourse retrouver, les aident à trouver logement ettravail, leur offrent des soins médicaux et desbourses d’aide à la scolarité pour leurs enfants.

L’association Rumeli-Balkan, qui n’est pas àproprement parler une association « albanaise »,a été fondée en 1986. Elle a pour objectif « depromouvoir les danses albanaises, turques etmacédoniennes, d’enseigner et de sauvegarderles traditions balkaniques », principalementcelles des Turcs, Albanais et Macédoniens ori-ginaires de Macédoine. Implantée à Bayrampafla,elle dispose depuis une dizaine d’années d’unlocal dans lequel ont lieu des cours de danseou, comme en février 2000, des expositions decostumes traditionnels originaires de Macé-doine. Elle fonctionne également commetroupe de danse, réunissant 120 danseurs entrois groupes d’âge. Elle compte en tout 200

membres. Depuis 1992, l’association organise,en liaison avec la municipalité de Bayrampafla,un festival international de danses folkloriquescensé refléter la diversité de la population del’arrondissement. Le festival dure plusieursjours (du mercredi au dimanche), au début del’été. Lors de la dernière édition, en 1998, il aréuni, selon les organisateurs, 1000 danseurs,dont 800 venus de l’étranger et 200 turcs. Lefestival débute par une parade dans la rue prin-cipale de Bayrampafla et continue avec desreprésentations et concerts dans différentslieux.

Une des plus récentes est l’association desKosovars, fondée en 1994 et, à la différence desautres associations, ouvertement animée parune volonté politique. Selon son vice-président,l’association a pour objectif « de suivre la poli-tique du parlement et du gouvernement turcsenvers le Kosovo. » Elle organise pour cela desrencontres avec des parlementaires, des mem-bres du gouvernement et des hauts fonction-naires, prépare des dossiers de presse sur laquestion du Kosovo, activités qu’elle oppose àcelles « de type Croix Rouge » des autres asso-ciations albanaises. La création de l’associationdes Kosovars répond aussi en partie, dansl’esprit de ses initiateurs, à une volonté d’uni-fication des diverses associations albanaises(« rassembler les associations kosovares sousun même toit ») et, à travers elles, de la com-munauté albanaise. Il est vrai que la multiplicitédes associations et leur caractère souvent localfont regretter les temps anciens du mouvementnational albanais, à la fin du 19e siècle, lorsqueles associations nationalistes d’Istanbul étaientà la pointe du combat pour la défense des terri-toires albanais et la formation d’un nouvel État.Si l’association estime aujourd’hui avoir con-tribué à influencer l’opinion publique et laclasse politique turques, son rôle de fédérateurde l’ensemble de la communauté albanaise estresté relativement faible, ce que certains met-tent au compte de l’individualisme desAlbanais.

Les gens impliqués dans la vie associativefont souvent partie de plus d’une seule associa-tion, dont chacune répond à un besoin dif-férent. On peut par exemple être membre del’association des gens de Prizren et participeraux soirées qu’elle organise, et s’engager demanière plus politique dans le cadre de l’asso-ciation des Kosovars. Enfin, il ne faut pas

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14Gilles de Rapper

oublier que les membres des associations nereprésentent pas la totalité de la populationalbanaise, dont une partie se tient en dehors dela vie associative.

Le financement des associations se fait prin-cipalement par les cotisations des membres etpar les recettes de ventes de boissons, d’entréeset de billets de loterie lors des soirées. Les mem-bres les plus aisés participent plus largement et,en général, se retrouvent à la direction de l’as-sociation. Les dépenses sont dues au loyer, autéléphone, éventuellement à des salaires, ainsiqu’à l’accueil de personnalités. Certaines asso-ciations parviennent à distribuer de l’aide, parexemple sous forme de bourses pour la scolari-sation des enfants. C’est le cas de l’associationRumeli-Türkleri (Shkup/Skopje), qui parle de500 bourses scolaires.

Le fractionnement de la communautéalbanaise, malgré le travail des associations, estpeut-être le plus visible dans l’état de la presse :il n’existe aujourd’hui à Istanbul aucune presse,ni en langue albanaise, ni à destination desgens d’origine albanaise. La Fraternité turco-albanaise a publié de décembre 1993 à juillet1996 une revue appelée « Besa », à raison decinq à six numéros par an. Cette revue ne sevoulait pas bulletin d’information de l’asso-ciation, mais s’adressait à l’ensemble de la com-munauté albanaise, relatant les visites des per-sonnalités albanaises et kosovares en Turquie,publiant (en turc et en albanais) les dépêchesdu Centre d’information du Kosovo, des entre-tiens avec des hommes politiques kosovars,ainsi que des articles sur l’histoire des relationsentre Albanais et Turcs, sur la situation desAlbanais du Kosovo et de Macédoine, et despoèmes. La publication a été arrêtée pour desraisons financières, la revue n’ayant jamaisréussi à fidéliser ses lecteurs. De l’aveu mêmedes anciens membres de la rédaction, l’erreur aété de vouloir une revue pour toute la commu-nauté albanaise, alors que les lecteursattendaient une revue plus centrée sur la vie del’association. Auparavant, dans les années1974-1975, une autre revue intitulée Besa a étépubliée sur une initiative privée, intégralementen albanais, avec un contenu ouvertement poli-tique et anticommuniste. Il faut noter parailleurs que la presse albanaise du Kosovo et deMacédoine ne parvient pas régulièrement àIstanbul : quelques journaux sont ramenés parceux qui rentrent d’une visite à Prishtinë ou

Skopje ; ils circulent pendant plusieurs jours demain en main, mais l’intérêt qu’on leur portereste occasionnel. En comparaison, les Albanaisd’Albanie semblent tenir à lire la pressealbanaise, dont quelques titres parviennentrégulièrement à Istanbul.

2.3.b. – La vie professionnelle

Dans leur grande majorité, les réfugiés de lapremière génération sont employés dans lesecteur privé et, pour la plupart, dans le com-merce. À leur arrivée, l’ignorance de la langueleur interdisait de chercher du travail dans lafonction publique, et beaucoup ont commencépar travailler comme apprentis, avant de mon-ter leur propre affaire. Pour certains, cela selimite à un atelier de confection ou une bou-tique, pour d’autres, cela peut aller jusqu’auxgrandes entreprises industrielles. Ce type deparcours individuel engendre chez la plupart,outre un attachement à la libre entreprise etune opposition à tout ce qui peut l’entraver,l’idée d’une ascension sociale continue, qui doitse poursuivre à la génération suivante : lesenfants ne doivent pas connaître le parcoursdifficile de leurs parents et doivent échapper àce que l’un d’eux appelle « les quatre malheursde l’émigrant » : 1) ne pas connaître la langue ;2) ne pas avoir d’argent ; 3) être seul ; 4) tombermalade.

La deuxième génération a souvent eu l’occa-sion de suivre des études, voire des étudessupérieures, et la parfaite maîtrise de la langueturque lui a ouvert, dès le départ, un choix decarrière plus vaste.

Il ne faut pas négliger par ailleurs unphénomène d’émigration secondaire, qui apoussé à partir des années 1960 des réfugiés duKosovo et de Macédoine à partir, parfois avecleur famille, travailler en Europe occidentale(Allemagne, Belgique).

Si de nombreux réfugiés se sont lancés dansle commerce, l’activité commerciale avec laYougoslavie n’a commencé que dans les années1980 et celle avec l’Albanie ne s’est réellementdéveloppée que pendant les années 1990. Lerôle des Albanais d’Istanbul dans ce commercesemble s’être limité à celui d’intermédiaires : ilne nécessitait pas de déplacements vers laYougoslavie et l’Albanie. Jusqu’au milieu desannées 1990, ce sont les commerçants de cesdeux pays qui se déplacent à Istanbul ou

Les Albanais à Istanbul

envoient leurs commandes et leur paiement àceux d’Istanbul dont la tâche est de se procurerles marchandises sur les marchés de la ville etde les expédier à leurs commanditaires. Jusqu’àces dernières années, une seule agence de cetype pouvait envoyer jusqu’à dix camions versl’Albanie et la Yougoslavie. Depuis la crisealbanaise de 1997 et la guerre du Kosovo, cetype de commerce n’est plus aussi rentable, enraison d’une réorganisation des réseaux : deplus en plus de commerçants albanais ont quit-té les conditions peu favorables au commercede leurs pays d’origine pour continuer leuractivité depuis Istanbul, au détriment des inter-médiaires de la diaspora. Certains d’entre euxse reconvertissent dans les transports, affrétantdes cars et des avions à l’usage des Albanais etKosovars qui se livrent au commerce à la valise.Trois compagnies créées par des Albanais deTurquie assurent des trajets quotidiens vers lesprincipales villes du Kosovo et d’Albaniedepuis la Yeni Otogar d’Istanbul. D’autres com-pagnies amènent les voyageurs depuis leKosovo jusqu’au quartier de Lâleli, où ils dis-posent d’un ou deux jours pour faire leursachats avant de repartir. Dans l’ensemblecependant, les réseaux ont changé, ce sont lesKosovars et les Albanais qui prennent désor-mais en main leurs propres affaires.

2.3.c. – Le cas des Albanais d’Albanie

Les Albanais d’Albanie arrivés dans lesannées 1990 forment un groupe à part du sim-ple fait de leur arrivée récente : leur intégrationsociale, économique et politique est limitée etles liens qu’ils entretiennent avec leur paysd’origine sont beaucoup plus étroits que dans lecas des Albanais de l’ex-Yougoslavie.

Ils ont également la particularité d’êtrereprésentés par une seule association, l’Asso-ciation des émigrants albanais (Shoqata eemigrantëve shqiptarë), fondée en 1997, quirevendique 1500 membres en février 2000(contre 350 en août 1998), à rapporter aux 5000familles albanaises installées à Istanbul. Ils’agit d’une association non déclarée dont lesbuts sont : « 1) assister les émigrants albanaisdans leurs efforts pour se procurer du logement,de bonnes conditions de vie, un emploi, dessoins médicaux ; 2) contacter les autorités dupays à propos des différents problèmes et

besoins auxquels les émigrants font face ; 3)organiser une coopération entre les membres etles organisations caritatives en vue de s’assurerleur soutien pour assister les membres lesplus démunis dans leurs dépenses de santé etd’éducation ; 4) rechercher et promouvoir desoffres d’emploi ; 5) communiquer avec lesemployeurs afin d’éviter les discriminations etintervenir en faveur de permis de résidence etde sécurité sociale ». Pour atteindre ces objec-tifs, l’association a réalisé plusieurs étudesvisant à mieux connaître la population et àcerner ses besoins. Elle a monté des projetsprésentés à des organisations caritatives dans ledomaine de l’éducation (cours de turc, d’anglais,d’albanais et d’informatique pour les enfantsde l’immigration) et de la santé (soutien auximmigrants en cas d’hospitalisation), organiséune soirée et participé aux manifestations enfaveur des Albanais du Kosovo, pendant lacrise de 1998-1999.

La majorité des Albanais d’Albanie séjour-nent de manière illégale en Turquie, passéel’expiration de leur visa de tourisme dèlivré à lafrontière.

Sur le plan professionnel, la plupart d’entreeux occupent des emplois sous-qualifiés, sou-vent dans les quartiers mêmes où ils habitent,et le bas niveau des salaires les oblige à mettretous les membres de la famille au travail ainsiqu’à exercer deux activités dans la mêmejournée. Non déclarée, leur activité profession-nelle est précaire et un certain nombre d’entreeux sont au chômage. Leur situation rappelleainsi celle des migrants Albanais de Grèce etleurs revendications sont du même type : régu-larisation, afin notamment de pouvoir rentrerrégulièrement en Albanie ; emplois conformesà l’activité exercée en Albanie (cette revendi-cation est essentiellement celle des intellec-tuels contraints d’exercer une activité manuelle) ;accès au système éducatif et au système desoins ; reconnaissance par l’État albanais desdiplômes acquis en Turquie (dans la perspec-tive d’un retour en Albanie après les études desenfants).

Plus que toute autre association albanaise,l’association des émigrants albanais entretientde très bons rapports avec les autorités du paysd’origine et cherche à faire connaître son exis-tence et ses activités en Albanie. Cela se fait pardes rencontres et contacts officiels, avec l’am-

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16Gilles de Rapper

bassade d’Albanie à Ankara et le consulatgénéral d’Istanbul, ainsi qu’avec des personna-lités de l’État albanais. En mai 1998, l’associa-tion disait avoir rencontré le président de laRépublique albanaise, le premier ministre, lesministres des Affaires étrangères, de la Défenseet autres, le président du Parlement, desdéputés, ainsi que le directeur de l’Institutnational de la diaspora auprès du ministère desAffaires étrangères.

2.4. – Discours et représentations

2.4.a. – Les Albanais et la Turquie

L’héritage ottoman dans la société albanaise,comme ailleurs dans les Balkans, est multiple etomniprésent : dans la religion, dans la langue,dans les manières de vivre, les règles de socia-bilité, la vie domestique. Sa perception estambivalente. Parce que l’héritage ottoman estlié à la nation – il fait partie de l’histoirenationale, il fait partie de ce qu’être Albanaissignifie – et pris en compte par le discoursnationaliste, sa perception présente un dua-lisme propre aux faits nationaux : une mêmeréalité est utilisée pour affirmer une chose etson contraire.

C’est ainsi que, comme dans les autres Étatsbalkaniques, l’héritage ottoman est occulté,minimisé, voire nié par le discours nationaliste :la période ottomane est présentée comme unepériode sombre qui précède la renaissancenationale. C’est une période d’oppression etd’obscurantisme responsable du retard que lespays balkaniques présentent par rapport aureste de l’Europe. C’est ce que l’on observe dansles manuels scolaires. Dans certains discourslocaux, par exemple, l’islamisation est évoquéecomme un accident de parcours, qui ne doit pasfaire oublier que les Albanais sont, presque parnature, chrétiens.

À l’opposé, la place attribuée aux Albanaisdans l’Empire est glorifiée : un ouvrage paru àTirana en 1997 sur les Albanais dans l’Empireottoman donne par exemple une liste de 35grands vizirs « albanais et d’origine albanaise »,des débuts de la conquête des Balkans à 1922.Les Albanais insistent parfois sur la proximitélinguistique existant entre l’albanais et le turc :à l’opposé du discours nationaliste sur l’ancien-neté et la spécificité de la langue albanaise, onentend dire que la langue albanaise est turque à

50% et que les Albanais peuvent suivre sansproblème les programmes de la télévisionturque. De nombreux mots reçoivent uneétymologie turque, surtout s’ils sont en faitd’origine grecque. Enfin, les Albanais rappel-lent souvent qu’ils occupaient une place parti-culière dans l’Empire ottoman, du fait de leurbravoure et de leur fidélité, qui les faisaientrespecter et admirer par les Turcs. Ils racontentà ce sujet une histoire qui a la particularité delier les deux aspects, positif et négatif, del’héritage ottoman : un Albanais se plaint à unTurc de ce que les cinq siècles d’occupationottomane ont laissé le pays dans un état d’ar-riération déplorable. « Comment, répond leTurc, de quoi vous plaignez-vous ? Pendantcinq siècles le ministre de l’éducation a étéAlbanais ! Vous n’avez qu’à vous en prendre àvous-même ! »

Il faut noter également la permanence del’assimilation Turc-musulman qui fonctionneaujourd’hui encore en Albanie : les deux motssont pris l’un pour l’autre et l’appartenance àune communauté religieuse est souvent com-prise comme appartenance à une communauténationale. L’assimilation Grec-orthodoxe fonc-tionne de la même manière. Dans certainesrégions rurales albanaises, les musulmans sedésignent comme Turcs, même s’ils font la dif-férence entre les sens religieux et national del’ethnonyme. Cette confusion est cependantexploitée par leurs voisins chrétiens qui met-tent en doute sinon leur appartenance, dumoins leur fidélité à la nation albanaise.

En ce qui concerne la diaspora, on a vu queles Albanais sont souvent arrivés en Turquie entant que musulmans, voire en tant que Turcs,c’est-à-dire comme étrangers aux nations chré-tiennes qui se constituaient en États. Ce fut lecas lors de l’échange des populations entre laGrèce et la Turquie. C’est aussi le cas desAlbanais de Yougoslavie dans les années 1950et 1960. On peut se demander si l’intégrationrapide de ces réfugiés et l’absence de repli iden-titaire ne sont pas dus à cette assimilationlatente entre les catégories « musulman » et« turc ». Il faut certainement tenir compte ausside la proximité culturelle créée par un héritagecommun. Les réfugiés des différentes époquesinsistent sur la rapidité avec laquelle ils se sontsentis chez eux : il est fréquent d’entendre, dansles récits concernant l’arrivée en Turquie, que

Les Albanais à Istanbul

« on se croirait en Albanie », même si, là encore,une affirmation voisine avec son contraire :malgré cette proximité, ou à cause d’elle, desdifférences irréductibles sont affirmées, quel’on attribue à la nature même des deux popu-lations : les Turcs sont asiatiques, les Albanaissont européens. C’est le cas en particulier chezles Albanais d’Albanie qui, pour expliquer leurfaible degré d’intégration dans la société turque,se posent eux-mêmes comme Européens et par-lent de la mentalité orientale des Turcs. Cetteopposition est moins marquée, voire absente,chez les Albanais de Yougoslavie qui ne ren-contrent plus de difficultés d’adaptation à lasociété turque. Il est intéressant de voir lamême opposition à l’œuvre entre Tosques etKosovars à la fin du 19e et au début du 20e

siècle (Vickers, 1998, 64-65) ; elle traverseaujourd’hui encore les représentations réci-proques des Grecs et des Albanais, commecelles des Macédoniens et des Albanais.

Jusqu’à ces dernières années, la commu-nauté albanaise est marquée par l’absence derevendications politiques : les Albanais ne for-ment pas une « minorité » et, d’une manièregénérale, ne demandent rien d’autre que le faitd’être reconnus comme citoyens turcs. Ils insis-tent sur l’absence de discrimination et deracisme et sur la possibilité de se fondre dans lasociété turque sans être montrés du doigt en rai-son de leur origine. Ils opposent leur situation àcelle des migrants albanais de Grèce, confrontésau racisme. Le fait d’être Albanais ou d’originealbanaise ne s’exprime donc pas sur un modepolitique et ne dépasse pas en général l’histoirefamiliale. Les Albanais aiment en particulierraconter des histoires dans lesquelles l’identitéalbanaise est cachée, maintenue dans la sphèredomestique : comme dans l’histoire des deuxcamarades de classe qui se prenaient réci-proquement pour des Turcs, jusqu’au jour oùl’un d’eux s’adresse à son père en albanais, enprésence de l’autre qui le reconnaît alors pourAlbanais et dévoile lui aussi sa propre identitéalbanaise. La même attitude apparaît à proposde la langue turque : elle est considérée commelangue publique, opposée à l’albanais et auxautres langues, maintenues dans la sphèreprivée. « Dans la journée, dit l’un d’eux, onn’entend parler que turc. Mais si on avait unmoyen, le soir venu, d’écouter les conversationsdans les maisons, on entendrait des dizaines delangues différentes. » Il est peu probable que ce

soit le cas dans la réalité : la plupart desAlbanais (mis à part la dernière vague en prove-nance d’Albanie) ont adopté le turc commelangue familiale et ont rapidement perdul’usage de l’albanais.

Les Albanais gardent cependant une con-science de type ethnique ou national : il existeune limite entre les Albanais et les autres.Pourtant, cette conception de la nation neprend pas de forme politique (sauf exceptionsprésentées plus bas, §3) : l’appartenance à lacommunauté albanaise se fait plus sur desréseaux familiaux que sur la constitution d’ungroupe particulier et animé d’objectifs poli-tiques. Sur quoi repose ce sentiment d’apparte-nance commune ? Plus que sur la langue, qui seperd, cette communauté est fondée à la fois surl’idée de l’origine commune et d’un destin his-torique commun, et sur une certaine concep-tion du sang : les Albanais et gens d’originealbanaise partagent le même sang et quelquesgouttes de ce sang albanais suffisent pour êtrereconnu comme Albanais, voire pour êtredéclaré capable de parler albanais ; lesréférences au sang (alb. gjak) et aux veines (alb.damar) sont par ailleurs nombreuses. D’autrepart, les persécutions endurées dans le paysd’origine et l’expérience de l’exil maintiennentun sentiment de communauté, du moins parmiles générations qui ont effectivement vécu cesévénements. Les générations nées en Turquieont au contraire tendance à rejeter cette histoirefamiliale et à ne pas cultiver le sentimentd’appartenance commune qui en découle. Cettetendance est paradoxalement renforcée par lesanciennes générations elles-mêmes, qui tien-nent en même temps à ce que leurs enfants etdescendants ne passent pas par les mêmes dif-ficultés et suivent la voie d’une ascensionsociale continue, ce qui passe par une assimila-tion plus poussée à la société turque.

Les conséquences de l’importance donnéeau sang lorsque les Albanais parlent de leurplace dans la société turque actuelle sont lessuivantes :

Il est d’abord possible d’affirmer que lesAlbanais sont partout, répartis dans toutl’espace, à tous les niveaux ; c’est ainsi que lenombre d’Albanais avancé par les Albanaiseux-mêmes tourne autour de 4 millions, voireplus. La référence au sang permet une défini-tion très vague de qui est Albanais.

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Les gens aiment ensuite rappeler que lesAlbanais sont, sur une base individuelle oufamiliale, à l’origine de nombreux faits mar-quants de l’histoire : Mustafa Kemal etSuleyman Demirel seraient d’origine albanaise,tout comme la première Miss Turquie, dans lesannées 1930. On rappelle que les Albanais ontsauvé la Turquie aux Dardanelles, en se fon-dant sur la présence de noms de famille du typeKosova, Tetova ou Gostivar sur les monumentsaux morts. Ce trait n’est pas particulier auxAlbanais de Turquie : les Albanais en généralont tendance à voir des Albanais partout et àleur attribuer beaucoup de choses. Par exempled’avoir créé cinq États : la Turquie, par l’inter-médiaire d’Atatürk, la Grèce, grâce auxArvanites ayant participé à la révolution de1821, la Serbie, car les Karageorgevic étaientd’origine albanaise, l’Égypte, par l’intermédiairede Mehmet Ali, et l’Italie, car Garibaldi étaitd’origine albanaise). On remarquera quel’Albanie ne figure pas dans la liste, signe de laméfiance que les Albanais entretiennent enversleur État national.

Enfin, le recours à l’idée du sang permet detracer des limites et d’affirmer que les Albanaissont quand même différents des Turcs. Dans lemême contexte, cette idée sert aussi de fon-dement à celle de « race » : celle-ci est moinsdirigée contre les autres (sinon pour parler degroupes dévalorisés, comme les Tsiganes) quevers la valorisation de soi : les Albanais sont ungroupe à part, une « race » à part, et leur conti-nuité est assurée par la présence de sangalbanais dans leurs veines. De là découle égale-ment l’idée selon laquelle la Turquie n’est pasun État-nation, au sens que prend cette expres-sion dans les Balkans (plus proche du droit dusang que du droit du sol), mais une mosaïque :les gens qui y vivent viennent de partout et par-lent toutes sortes de langues. Il faut noter parailleurs que les Albanais sont unanimes àaffirmer leur attachement à la Républiqueturque, dans la mesure où elle repose surl’égalité des citoyens et non sur la juxtapositionde minorités opposées à une majorité. Ils évo-quent souvent le caractère multi-ethnique ettolérant de la Turquie, et d’Istanbul en parti-culier, se félicitant de ce que le délit de facièsn’existe pas en ce qui concerne les Albanais.Encore une fois, la reconnaissance des dif-férences et des groupes particuliers n’atteintcependant jamais le niveau politique : elles sont

essentielles parce que fondées sur le sang, maisne déterminent pas la constitution du corpspolitique.

L’importance accordée au sang (et donc à lafamille, au lignage et à la « race ») dans le dis-cours des Albanais sur la nation ne constituepas, comme on pourrait le penser, une marquedu caractère « clanique » ou « tribal » souventattribué aux Albanais depuis le dix-neuvièmesiècle dans les travaux occidentaux. Elle appa-raît au contraire comme une particularité desAlbanais de Turquie, beaucoup plus dévelop-pée chez eux que chez les Albanais d’Albanie.Il faut sans doute y voir une reconstruction dela nation albanaise dans le contexte d’uneassimilation très poussée dans la société turque :lorsque l’usage de la langue et les liens avec lepays d’origine se perdent, et lorsque les notionsde citoyenneté et de nationalité sont brouilléespar l’expérience de l’exil, le recours au sangpermet de maintenir, quelque temps encore, lesentiment d’appartenance commune. De lamême manière, la vision d’une Turquie multi-ethnique et tolérante, dans laquelle l’identité dechacun est respectée dans le cadre d’un Étatunitaire, correspond à la fois à la revendicationminimale des Albanais (pouvoir se direAlbanais sans demander aucun droit politique)et à ce que la société turque attend des minori-taires potentiels.

2.4.b. – Les Albanais entre eux : permanence de

quelques frontières

L’origine diverse dans le temps et dansl’espace qui caractérise la communauté alba-naise de Turquie se reflète dans les représen-tations que les Albanais portent sur eux-mêmes. Il suffira ici de mentionner deux fron-tières, deux lignes de partage que les Albanaisont apportées avec eux en Turquie. La premièreest celle entre Albanais d’Albanie et Albanaisde l’ex-Yougoslavie, la seconde est celle entreAlbanais du sud et Albanais du nord. Toutesdeux reposent sur les mêmes représentations.

Depuis 1913, date de la création des fron-tières de l’Albanie, et plus encore après 1948 etla rupture des relations entre Albanie etYougoslavie, les Albanais ont vécu séparés parune frontière qui, de simple tracé politique, estdevenue une partie intégrante des représenta-tions actuelles de la nation albanaise. Ce rôle dela frontière est apparu depuis le début des

Les Albanais à Istanbul

années 1990, lorsque les contacts entre les deuxcôtés ont été rétablis. De la part des Albanaisd’Albanie, les Kosovars sont apparus commeplus développés et plus riches, en particulierpour avoir bénéficié de l’émigration versl’Europe occidentale qui était interdite à ceuxd’Albanie. En même temps, les activités com-merciales de certains Kosovars arrivés enAlbanie à cette époque ont donné naissance àune image mafieuse des Albanais du Kosovoqui, conjuguée avec la représentation de vio-lence attribuée aux Albanais du nord engénéral, dont les Kosovars font partie, estresponsable de la méfiance des Albanais enversles Kosovars. De l’autre côté, les Albanais deYougoslavie ont été marqués par la pauvreté del’Albanie et par la faiblesse de son tissu social,responsables d’un taux de criminalité élevé eteffrayant. En même temps, cette image con-traste avec celle de l’Albanie comme « tronc »de la nation albanaise, Albanie idéalisée aveclaquelle, dans de meilleures conditions, lesautres « branches » de la nation sont destinéesà s’unir. Il en résulte un regard teinté de com-misération sur les Albanais d’Albanie, parentspauvres de la nation.

Ces représentations se retrouvent chez lesAlbanais de Turquie, notamment parmi lesdernières vagues d’arrivées, celle des années1950 et 1960 en provenance de Yougoslavie, etcelle des années 1990 en provenance d’Albanie.Leur position relative en Turquie correspond eneffet à celle décrite plus haut entre Albanie etYougoslavie : ceux d’Albanie sont effective-ment les plus démunis, les moins bien intégrés,c’est-à-dire ceux qui ont besoin d’aide, alorsque ceux du Kosovo bénéficient de l’auraacquise par les Kosovars durant la guerre. Enconséquence, les relations entre originairesd’Albanie et ceux venus de Yougoslavie sontsouvent marquées par la condescendance desseconds envers les premiers. Alors que cer-taines associations cherchent à renouer les con-tacts avec le Kosovo et la Macédoine, par exem-ple, les voyages vers l’Albanie sont encore rares :« ce sont plutôt eux qui viennent ici », dit-on ensouriant, comme s’il était évident que lesAlbanais de Turquie n’avaient rien à gagner àvisiter l’Albanie.

L’opposition entre nord et sud fait partie desreprésentations les plus courantes en Albanie.Très schématiquement, elle oppose un nord

pauvre et arriéré mais authentique à un sudriche et développé mais marqué par les contactsavec l’étranger. Elle est utilisée dans le cadre dela communauté albanaise de Turquie par lesAlbanais d’Albanie pour se poser face à ceuxoriginaires d’ex-Yougoslavie. Les premiers étanten majorité originaires du sud de l’Albanie, ilsutilisent l’image de « culture » qui s’appliquefréquemment au sud pour s’affirmer face auxseconds, socialement favorisés. Ils stigmatisentle conservatisme et le fanatisme de ceux dunord, tout en reconnaissant en même tempsleur courage ou leur réussite économique.Contrairement à ce qui se passe en Albanie, oùtous les Albanais d’ex-Yougoslavie sont caté-gorisés parmi les gens du nord, la frontièreentre nord et sud traverse ici la Macédoine,les régions de Struga, Ohrid et Bitola étantrattachées au sud de l’Albanie sur la base de lalangue (dialectes tosques opposés aux dialectesguègues du nord) et d’un comportement migra-toire dirigé vers les États-Unis, qui rappellecelui de certaines régions du sud albanais.

3. Les Albanais de Turquie et la questionalbanaise dans les Balkans

3.1. – Présentation de la question albanaise

On appelle question albanaise l’ensembledes problèmes liés à la présence de fortes com-munautés albanaises à l’extérieur des frontièresde l’Albanie, quels que soient leur statut dansles pays où elles vivent et les relations qu’ellesentretiennent avec l’Albanie. La questionalbanaise se pose dès l’indépendance del’Albanie, avec la création de frontières qui sontà quelques détails près les frontières actuelles.Elle se pose à nouveau à la fin de la premièreguerre mondiale, lorsqu’il s’agit d’attribuerl’Épire du nord et le Kosovo. Elle apparaîtencore pendant la seconde guerre mondiale,lorsque les occupations italienne et allemandepermettent la création d’une « Grande Albanie »,constituée de l’Albanie et d’une partie duKosovo et de la Macédoine. De 1948 à 1990, enraison de la situation géopolitique de l’Albanie,elle ne se pose que d’une manière limitée, dansle seul cadre de la Yougoslavie. Les années1990 voient le retour de la question albanaise etson internationalisation, avec la montée de lacontestation albanaise au Kosovo face au nou-veau régime yougoslave, la fin du communisme

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en Albanie et le développement d’une forteémigration vers l’Italie et la Grèce, et l’indépen-dance de la Macédoine, au sein de laquelle lapopulation albanaise (entre un quart et un tiersde la population totale) conteste son statut deminorité nationale.

La diaspora albanaise a toujours joué un rôlede premier plan dans le cadre de la questionnationale, qu’il s’agisse des Albanais deTurquie et de Roumanie au début du vingtièmesiècle, à l’époque de l’indépendance, de ceuxdes États-Unis pendant l’entre-deux-guerres ou,plus récemment, de ceux de Suisse etd’Allemagne en liaison avec le Kosovo. La dia-spora sert alors, selon les cas, de relais versl’opinion publique internationale, de soutienfinancier, et peut fournir à l’occasion des per-sonnalités politiques, tel Fan Noli dans l’entre-deux-guerres, originaire d’un village de Thrace(Ibriktepe) et émigré aux États-Unis avant defonder l’Église orthodoxe autocéphale albanaiseet d’entrer dans le gouvernement albanais.

Pour des raisons qui tiennent autant à la si-tuation en Albanie et en Yougoslavie qu’auxconditions de l’activité politique en Turquie,les Albanais de Turquie n’ont pas eu de rôlepolitique prépondérant de la fin des années1950 jusqu’aux années 1990. La chute du com-munisme en Albanie et l’exacerbation des ten-sions au Kosovo et en Macédoine sont alorsl’occasion d’un retour de la question albanaiseau sein de la diaspora albanaise de Turquie.

3.2. – L’impact de la crise du Kosovo

Les premières manifestations de la préoccu-pation des Albanais de Turquie pour les événe-ments du Kosovo apparaissent au milieu desannées 1990. L’association des Kosovars, auxobjectifs explicitement politiques, est fondéeen 1994, et l’ouverture d’un Bureau de repré-sentation de la République du Kosovo a lieu enoctobre 1996, l’activité du representant ayantcommencé dés 1993. Il assure le relais entre ladiaspora et les milieux politiques proches de laLigue démocratique du Kosovo (LDK) d’IbrahimRugova. L’association des Kosovars sembleau contraire représenter une mouvance pluscritique envers la LDK.

Avec l’éclatement du conflit entre lesAlbanais du Kosovo et les forces serbes, à la findu mois de février 1998, une première vague deréfugiés kosovars arrivent en Turquie. Ils sont

estimés à 3000 par la Représentation de laRépublique du Kosovo et repartent la mêmeannée vers le Kosovo. Certains d’entre euxreviennent l’année suivante, marquée par laguerre menée par l’OTAN contre la Yougoslavie.Ils sont alors entre 15 000 et 20 000 personnes.Leur accueil s’est d’abord fait dans les famillesalbanaises originaires du Kosovo et de Macé-doine, en attendant que des camps soient prêtsà les recevoir. Certaines familles plus aisées ontouvert les portes de leurs résidences secon-daires. La plupart d’entre eux sont retournés auKosovo dès la fin des hostilités et l’occupationdu territoire par les forces des Nations Unies,au début de l’été 1999. Comme ce fut le casdans d’autres pays d’accueil, ces retours se sontfaits de manière spontanée et rapide, sansorganisation. Sur place, les réfugiés ont reçuune assistance médicale, de la nourriture et descartes de téléphone, afin de pouvoir garderle contact avec le reste de la famille, restéau Kosovo ou dispersé dans d’autres paysd’accueil. Les membres de la diaspora ont puservir de relais entre les familles que l’exodeavait séparées, tel A., qui a établi dès le débutde la guerre la liste de toute sa parenté, avec lelieu de résidence et numéro de téléphone, afinde se tenir au courant du sort de chacun.

Des collectes d’argent ont également étéorganisées, mais avec un résultat mitigé.« L’arrivée des Kosovars a été précédée par celledes Bosniaques, au début des années 1990,explique-t-on à la Représentation de laRépublique du Kosovo. À cette époque, les gensont donné beaucoup d’argent, mais l’aide a étédétournée. En conséquence, les gens hésitentmaintenant à donner ». De tels détournementssont pareillement dénoncés dans les quêtesorganisées en faveur des Kosovars.

Enfin, une soixantaine de soldats de l’Arméede libération du Kosovo (ALK) ont été soignésdans des établissements privés d’Istanbul.Selon le responsable d’une clinique à finance-ment albanais, il s’agissait de soldats trop grave-ment blessés pour être soignés à Tirana, quiaccueillait la plupart des blessés.

L’activité de la diaspora a également étépolitique, sous forme de lobbying auprès de lapresse, des autorités turques et de la popula-tion. Des manifestations ont été organisées àIstanbul, en particulier en 1998 et en mars1999, à la veille des bombardements del’OTAN.

Les Albanais à Istanbul

Il faut noter dans toute cette activitél’importance des nouveaux moyens de commu-nication, dont Internet, qui ont permis unecirculation rapide de l’information depuis leterrain vers les relais de la diaspora puis versles opinions publiques et les gouvernements.Un tel phénomène avait déjà pu être observélors de la crise de Macédoine, entre Grecs etMacédoniens (Danforth 1995).

On peut se demander toutefois si cette revi-talisation du sentiment national albanais n’estpas condamnée à faire long feu, dans la mesureoù il ne concerne que certaines générations etque les générations les plus jeunes semblentgarder une certaine distance par rapport à leurorigine albanaise.

3.3. – L’instabilité politique en Albanie

Il n’est pas nécessaire de revenir ici surl’instabilité politique en Albanie, sinon pourrappeler que chaque nouvelle crise provoqueune vague de départ vers les pays voisins, enparticulier Italie et Grèce. À cette émigrationponctuelle s’ajoute une émigration continue,familiale et de longue durée entretenue par lapermanence de mauvaises conditions de vie.Du fait de la constitution d’un « noyau »d’Albanais d’Albanie à Istanbul, il n’est pasexclu de voir arriver de nouveaux réfugiés,dans le cas ou le pays traverserait une nouvellecrise.

3.4. – Tirana et la diaspora albanaise

Jusque dans les années 1990, la diasporaalbanaise était définie par rapport à la seuleAlbanie : en faisaient partie tous les Albanaisvivant en dehors des frontières nationales, qu’ils’agisse de la Yougoslavie, de l’Amérique dunord et du sud, de l’Australie, etc. (Islami1981). Avec le développement de l’émigrationalbanaise et la dissolution de la Yougoslavie,cette définition s’est transformée : les commu-nautés issues de l’émigration vers la Grèce etl’Italie sont désormais comptées, alors que lesAlbanais du Kosovo et de Macédoine ont ten-dance à faire partie du tronc commun au mêmetitre que ceux d’Albanie. Telle est la définitionretenue par l’Institut national de la diaspora,fondé en janvier 1996 à Tirana et rattaché auministère des affaires étrangères depuis sep-tembre de la même année. Albanie, Kosovo et

Macédoine occidentale sont considérés comme« territoires ethniques albanais », dans unetentative pour atténuer l’impact de la frontièrealbano-yougoslave sur les relations entre lesdifférentes communautés albanaises, et, dans lemême temps, la distinction entre diasporaancienne (issue en particulier des départs quiont eu lieu au début du vingtième siècle) etémigration récente est estompée.

Cette politique témoigne d’un regain d’in-térêt de Tirana pour la diaspora. La périodecommuniste était en effet marquée par l’ab-sence de relations entre l’Albanie et sa diaspora,cette dernière étant considérée comme lasource de contacts dangereux avec l’étranger,alors que la politique des autorités était au con-traire de maintenir la population à l’abri de toutcontact. Quant à l’émigration, elle était inexis-tante. Le régime distinguait deux typesd’Albanais ayant quitté le pays : ceux quil’avaient fait avant la deuxième guerre mondialeétaient appelés « migrants économiques », ceuxde l’après-guerre, « fuyards ». La question desAlbanais de Yougoslavie, comme celle de laTchamerie, n’étaient pas soulevées afin de nepas provoquer les voisins yougoslaves et grecs.

Pour cette raison, la diaspora issue del’émigration des Albanais du Kosovo et deMacédoine à partir des années 1970 versl’Europe occidentale, a d’abord été la seule àacquérir une importance politique et écono-mique. L’engagement politique et économiquede cette diaspora a culminé lors de la dernièrecrise, à la fin des années 1990. Dans le mêmetemps, la mise à mal, durant la guerre, de cer-tains réseaux « traditionnels » entre la diasporaet le Kosovo (en particulier ceux de la LDK),ainsi que le rôle de base arrière, de relais et depays d’accueil pour les réfugiés kosovars tenupar l’Albanie, ont pu donner à Tirana lesmoyens de s’affirmer comme centre unique etcomme organisateur de la diaspora. Les objec-tifs de l’Institut national de la diaspora sontainsi de mieux connaître la diaspora et sonpotentiel humain et matériel, de réduire les dif-férences qui existent au sein de la diasporaentre les gens originaires d’Albanie et ceux deYougoslavie, de veiller au respect des droits desAlbanais dans les pays dans lesquels ils sontétablis, et, enfin, d’encourager les Albanaisde la diaspora à investir dans les « territoiresethniques » (Albanie, Kosovo, Macédoine).

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22Gilles de Rapper

CONCLUSION

La présence albanaise en Turquie ne con-stitue pas une minorité nationale et ne cherchepas à être reconnue comme telle. L’originealbanaise est cependant considérée par ceuxqui la partagent comme un dénominateur com-mun sur la base duquel ils peuvent revendiquerune place particulière à la fois dans l’histoire etdans la société turque. Le cas des Albanaisd’Istanbul est en ce sens révélateur : nombreuxet conscients de leur origine commune sinond’une identité nationale commune, ils ne for-ment pourtant pas un groupe homogène et neparviennent pas à s’organiser en tant que com-munauté unique, pas plus qu’ils ne cherchent àjouer un rôle politique en tant que tels dans lecadre de l’État turc.

La recomposition politique dans les Balkanset la crise du Kosovo en particulier peuventcependant favoriser l’émergence de sentimentsnationalistes plus affirmés et renforcer les liensexistant aujourd’hui encore entre les Albanaisd’Istanbul et leurs pays d’origine. On peut pour-tant se demander si un tel sentiment nationa-liste pourra se maintenir parmi les individusdes seconde et troisième générations.L’évolution politique des différentes com-munautés albanaises des Balkans, de mêmeque le développement des relations commer-ciales entre ces communautés et les Albanaisd’Istanbul, seront déterminantes.

A. – Chronologie (événements intéressant les Albanais de Turquie).

1878 Reconnaissance de l’indépendance de laSerbie. Expulsion des Albanais de Nish versle Kosovo.

1912 Première guerre balkanique et indépen-dance de l’Albanie. Le sud du pays estoccupé par la Grèce, le nord par la Serbie etle Monténégro. Départs d’Albanais versIstanbul.

1913 Le Kosovo est partagé entre la Serbie et leMonténégro.

1918-1941 Colonisation et réforme agraire au Kosovo.Les Albanais sont encouragés à partir versl’Albanie et la Turquie.

1922-1924 Traité de Lausanne et échange des popula-tions entre la Grèce et la Turquie. Certainsvillages albanais du nord de la Grèce sontdéplacés en Turquie.

1948 Rupture entre la Yougoslavie et l’URSS, rup-ture entre la Yougoslavie et l’Albanie. Débutd’une politique de répression et d’encou-ragement au départ envers les Albanais deYougoslavie.

1953 Accord Bled entre la Yougoslavie et laTurquie, en faveur du départ des musul-mans de Yougoslavie vers la Turquie.

1990-1991 Fin de la dictature communiste en Albanie.Exode vers l’Italie et la Grèce, émigrationvers la Turquie.

1997 Crise des « pyramides » et guerre civile enAlbanie. Nouvelle vague de départs.

1998 Début de la guerre du Kosovo (mars).Mobilisation des Albanais de Turquie enfaveur des Albanais du Kosovo.

1999 Intervention de l’OTAN, exode desKosovars. Accueil de réfugiés kosovars enTurquie.

B. – Listes des associations « albanaises » actuellement en fonctionnement (Istanbul) :

1. Göstivarl›lar Kültür ve Dayan›flma Derne¤i / Shoqatae gostivarjanëve (Alibeyköy)

2. ‹pekliler Dayan›flma ve Kültür Derne¤i / Shoqata epejanëve (Bak›rköy)

3. Kalkandelenliler Dayan›flma Derne¤i / Shoqata etetovarëve (Aksaray)

4. K›rcaoval›lar Sosyalyar Derne¤i / Shoqata e kërço-varëve (Bayrampafla)

5. Kosova Gilanl›lar Dayan›flma ve Kültür Derne¤i /Shoqata e gjilanasve (Aksaray)

6. Kosoval›lar Kültür ve Dayan›flma Derne¤i / Shoqatae kosovarëve (Aksaray)

7. Kumanoval›lar Dayan›flma ve Kültür Derne¤i /Shoqata e kumanovasve (Aksaray)

ANNEXES

Les Albanais à Istanbul

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8. Prifltineliler Kültür ve Dayan›flma Derne¤i / Shoqatae prishtinasve (Bayrampafla)

9. Prizrenliler Dayan›flma ve Kültür Derne¤i / Shoqata eprizrenasve (Aksaray)

10. Rumeli Türkleri Kültür ve Dayan›flma Derne¤i /Shoqata e rumelitëve (F›nd›kzade)

11. Türk – Arnavut Kardeflli¤i Kültür ve Dayan›flmaDerne¤i / Vëllazëria Shqiptaro-Turke (Bayrampafla)

12. Sultan Murat (Küçük Çekmece) (fonctionne encoopération avec la précédente)

13. Rumeli Balkan Türk Halk Oyunlar› Manast›r FolklorAraflt›rma Derne¤i (Bayrampafla)

14. Shoqata e emigrantëve shqiptarë (Bayrampafla).

15. Association de l’amitié turco-albanaise (Tirana),depuis 1991 (Président : Gazmend Shpuza, del’Institut d’histoire, Tirana).

16. Autres associations albanaises en Turquie : ‹zmir,Bursa, Adana, Adapazar›.

C. – Adresses :

1. Consulat général de la République d’Albanie (Consulgénéral : Kujtim Ymeri). Valikona¤› Caddesi, EkmekFabrikas› Sk. No: 4, Niflantafl›. Tél. : 0212 232 16 99,0212 296 24 28 ; fax. : 0212 296 24 27.

2. Représentation de la République de Kosovë enTurquie (Chef de la représentation : Enver Tali).Cerrahpafla Caddesi No: 18/4, Aksaray. Tél. : 0212632 27 52 ; fax. : 0212 530 38 83.

3. Municipalité de Bayrampafla. Tél. : 0212 567 64 00.

4. Institut national de la diaspora, Ministère desAffaires étrangères, Tirana (Bd. Marsel Kashen)(Directeur : Thimi Nika). Tél. : 042 32 882, 042 26938 ; fax. : 042 62 085.

D. – Sources et ressources.

1. Documents inédits fournis par les associations :

– Mërgata dhe rëndësia e hapjes së përfaqësisë sëKosovës në Turqi (L’exil et l’importance de l’ouver-ture de la représentation de la Kosovë en Turquie).

– Emigracioni në Turqi, pasojat social-ekonomike dheprofesionale, 1990-1997 (L’émigration en Turquie,conséquences socio-économiques et profession-nelles, 1990-1997).

– Mbi marrëdhëniet e shoqatave në emigracion meorganet shteterore (Sur les relations des associationsde l’émigration avec les institutions étatiques[albanaises]).

2. Sites albanais (informations générales, les mentions des Albanais de Turquie dans la pressealbanaise sont très rares) :

– Albanian Home Page : http://www.albanian.com :présentation du pays, liens vers la presse albanaised'Albanie, de l’ex-Yougoslavie et de la diaspora, enparticulier vers Shekulli, principal quotidienalbanais, http://www.shekulli.com.al (en albanais eten anglais).

– Albanian Studies : http://www.ssees.ac.uk/albania.htm :site de la School of Slavonic and East-EuropeanStudies (Université de Londres) dédié aux étudesalbanaises. Actualité de la recherche, sélection deliens vers des sites albanais (en anglais).

– Gouvernement albanais : http://www.albgovt.gov.al:actualité gouvernementale, composition du gouverne-ment (en albanais et en anglais).

3. Sites internationaux sur la question albanaise dans les Balkans et la crise du Kosovo :

– International Crisis Group : http://www.intl-crisis-group.org

– Institute for War and Peace Reporting :http://www.iwpr.net

– Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies :http://www.unhcr.ch

4. Travaux occidentaux et albanais (cités en abrégé dans le texte) :

Alpan Kaçi 1997 : Nexhip P. Alpan et Nesip Kaçi, 1997.Shqiptarët në Perandorinë Osmane [Les Albanaisdans l’empire ottoman]. Tiranë, Albin.

Bainbridge 1993 : Margaret Bainbridge (ed.), 1993. TheTurkic People of the World. London, Kegan PaulInternational.

Bajrami 1981 : Hakif Bajrami, 1981. Rrethanat shoqëroredhe politike në Kosovë më 1918-1941 [Les circons-tances sociales et politiques au Kosovo en 1918-1941]. Prishtinë, Instituti i historisë.

Berishaj 1998 : Anton Kolë Berishaj, 1998. Shndërrimi ietnisë [La transformation de la nation]. Pejë,Dukagjini.

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Islami 1981 : Hivzi Islami, 1981. La diaspora d'un peupleméditerranéen : le cas des Albanais. PeuplesMéditerranéens, 15 : 73-84.

24Gilles de Rapper

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Verli 1991 : Marenglen Verli, 1991. Reforma agrare kolonizuese në Kosovë (1918-1941) [La réformeagraire de colonisation au Kosovo]. Bonn/Tiranë,Iliria.

Vickers 1998 : Miranda Vickers, 1998. Between Serb and Albanian. A History of Kosovo. London, Hurst &Co.

TABLE DES MATIERESIntroduction et préliminaires, 1

1. Origines de la présence albanaise en Turquie, 2

1.1. L’Empire ottoman, 3

1.2. Les guerres balkaniques et la première guerre mondiale, jusqu’au traité de Lausanne, 3

1.3. Les Albanais de Yougoslavie, avant et après la deuxième guerre mondiale, 41.3.a. La colonisation du Kosovo

(1918-1941), 51.3.b. La répression des années 1950

et 1960, 6

1.4. Les Albanais d’Albanie depuis la chute du communisme, 61.4.a. Les premiers départs

(1990-1991), 61.4.b. La crise de l’année 1997, 7

2. Formes et organisation de la présence albanaise, 8

2.1. Définition de l’albanité, 8

2.2. Tentative de cartographie, 102.2.a. Les « anciens Albanais », 112.2.b. La « nouvelle émigration », 12

2.3. Vie sociale : associations, aide sociale, activités professionnelles, 122.3.a. Les associations, 122.3.b. La vie professionnelle, 142.3.c. Le cas des Albanais

d’Albanie, 15

2.4. Discours et représentations, 162.4.a. Les Albanais et la Turquie, 162.4.b. Les Albanais entre eux :

permanence de quelques frontières, 18

3. Les Albanais de Turquie et la question albanaise dans les Balkans, 19

3.1. Présentation de la question albanaise, 19

3.2. L’impact de la crise du Kosovo, 20

3.3. L’instabilité politique en Albanie, 21

3.4. Tirana et la diaspora albanaise, 21

Conclusion, 22

Annexes, 22

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