gÉomÉtrie projective. axiomatique...

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CHAPITRE IV GÉOMÉTRIE PROJECTIVE. AXIOMATIQUE. GÉOMÉTRIES NON EUCLIDIENNES §1. Introduction 1. Classification des propriétés géométriques. Invariants par transformations La géométrie traite des propriétés des figures du plan ou de l’espace. Ces propriétés sont si nombreuses et si diverses qu’il faut, pour y mettre de l’ordre, un principe de classification. On peut par exemple introduire une classification fondée sur la méthode de démonstration. On distingue habituellement, dans ce cas, méthode « synthétique » et méthode « ana- lytique ». La première est la classique méthode axiomatique d’Euclide, dans laquelle tout repose sur des fondements purement géométriques, in- dépendants de l’algèbre et du concept de continu numérique, et dans la- quelle, par des raisonnements logiques, on déduit les théorèmes à partir d’un ensemble initial d’énoncés appelés axiomes ou postulats. La seconde méthode est fondée sur l’introduction de coordonnées numériques et re- court aux techniques de l’algèbre. Cette méthode a suscité de profonds changements à l’intérieur des mathématiques, qui ont conduit à l’unifica- tion de la géométrie, de l’analyse et de l’algèbre en un même système. Dans ce chapitre, la classification fondée sur la méthode jouera un rôle moins important que celle fondée sur le contenu, inspirée par la nature même des théorèmes, sans considération des méthodes servant à les démontrer. En géométrie plane élémentaire, on distingue les théorèmes relatifs à la congruence 1 des figures, faisant intervenir les notions de longueur et d’angle, des théorèmes relatifs à la similitude des figures, ne faisant intervenir que la notion d’angle. Cette distinction particulière n’est pas très importante, puisque longueur et angle sont si intimement liés qu’il est plutôt artificiel de vouloir les séparer. (L’étude de cette relation constitue l’essentiel de la trigonométrie.) Au lieu de cela, nous pourrions dire que les théorèmes de la géométrie élémentaire portent sur des grandeurs — longueurs, mesures d’angles, aires. De ce point de vue, deux figures sont équivalentes si elles sont congruentes, c’est-à-dire 197

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  • CHAPITRE IV

    GÉOMÉTRIE PROJECTIVE. AXIOMATIQUE.GÉOMÉTRIES NON EUCLIDIENNES

    §1. Introduction

    1. Classification des propriétés géométriques. Invariants partransformations

    La géométrie traite des propriétés des figures du plan ou de l’espace.Ces propriétés sont si nombreuses et si diverses qu’il faut, pour y mettrede l’ordre, un principe de classification. On peut par exemple introduireune classification fondée sur la méthode de démonstration. On distinguehabituellement, dans ce cas, méthode « synthétique » et méthode « ana-lytique ». La première est la classique méthode axiomatique d’Euclide,dans laquelle tout repose sur des fondements purement géométriques, in-dépendants de l’algèbre et du concept de continu numérique, et dans la-quelle, par des raisonnements logiques, on déduit les théorèmes à partird’un ensemble initial d’énoncés appelés axiomes ou postulats. La secondeméthode est fondée sur l’introduction de coordonnées numériques et re-court aux techniques de l’algèbre. Cette méthode a suscité de profondschangements à l’intérieur des mathématiques, qui ont conduit à l’unifica-tion de la géométrie, de l’analyse et de l’algèbre en un même système.

    Dans ce chapitre, la classification fondée sur la méthode jouera un rôlemoins important que celle fondée sur le contenu, inspirée par la naturemême des théorèmes, sans considération des méthodes servant à lesdémontrer. En géométrie plane élémentaire, on distingue les théorèmesrelatifs à la congruence1 des figures, faisant intervenir les notions delongueur et d’angle, des théorèmes relatifs à la similitude des figures,ne faisant intervenir que la notion d’angle. Cette distinction particulièren’est pas très importante, puisque longueur et angle sont si intimementliés qu’il est plutôt artificiel de vouloir les séparer. (L’étude de cetterelation constitue l’essentiel de la trigonométrie.) Au lieu de cela, nouspourrions dire que les théorèmes de la géométrie élémentaire portentsur des grandeurs — longueurs, mesures d’angles, aires. De ce point devue, deux figures sont équivalentes si elles sont congruentes, c’est-à-dire

    197

  • 198 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    si l’une d’elles peut être obtenue à partir de l’autre par un déplacement,dans lequel seule la position change, pas les grandeurs. On peut alorsse poser la question de savoir si la notion de grandeur et les notionsassociées de congruence et de similitude sont essentielles à la géométrie,ou si les figures géométriques peuvent avoir des propriétés plus profondesqui ne soient pas détruites par des transformations plus radicales que desdéplacements. Nous verrons que c’est effectivement le cas.

    Imaginons qu’on grave sur un bloc rectangulaire de bois tendre uncercle et deux diamètres perpendiculaires de ce cercle (fig. 69). Si on placece bloc dans un étau puissant et qu’on le compresse en réduisant sa largeurde moitié, le cercle deviendra une ellipse et les angles entre les diamètresde cette ellipse ne seront plus des angles droits. L’une des propriétés ducercle est que ses points sont équidistants du centre, alors que cela n’estpas vrai pour une ellipse.

    Fig. 69. Compression d’un cercle.

    Il pourrait par conséquent sembler que toutes les propriétés géométriquesde la configuration d’origine sont détruites par la compression. Mais c’estloin d’être le cas ; par exemple, l’énoncé selon lequel le centre divisechaque diamètre en deux parties égales est vrai à la fois pour le cercleet pour l’ellipse. Voilà une propriété qui persiste, même après un change-ment plutôt radical des grandeurs de la figure d’origine. Cette observationsuggère que l’on peut classer les théorèmes portant sur une figure géo-métrique, selon qu’ils restent vrais, ou non, quand la figure est soumiseà une compression uniforme. De manière plus générale, et pour n’im-porte quelle classe de transformations d’une figure (déplacements, com-pressions, inversion par rapport à un cercle, etc.), nous pourrions nousdemander quelles sont les propriétés de la figure qui ne sont pas modi-fiées par les transformations de cette classe. L’ensemble des théorèmes

  • [§1, 2] transformations projectives 199

    portant sur ces propriétés sera la géométrie associée à cette classe de trans-formations. L’idée de classer les différentes branches de la géométrie se-lon les classes de transformations considérées a été proposée par FelixKlein (1849-1925) dans sa leçon inaugurale (le « programme d’Erlangen »)de 1872. Depuis cette époque, cette idée domine la pensée géométrique.

    Au chapitre V, nous découvrirons le fait surprenant que certaines pro-priétés des figures géométriques leur sont si profondément inhérentesqu’elles persistent même après que les figures ont été soumises à des dé-formations complètement arbitraires ; des figures dessinées sur un blocde caoutchouc qui est étiré ou compressé de n’importe quelle manièreconservent toujours certaines de leurs caractéristiques d’origine. Cepen-dant, dans ce chapitre, nous nous pencherons sur les caractéristiques quidemeurent inchangées, ou « invariantes », par une classe particulière detransformations qui se situe entre la classe très restreinte des déplace-ments d’une part, et la classe plus générale des déformations arbitrairesde l’autre. Il s’agit de la classe des « transformations projectives ».

    2. Transformations projectives

    L’étude des transformations projectives des figures s’est imposée auxmathématiciens il y a bien longtemps, avec les problèmes de perspectiveétudiés par des artistes tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer.L’image réalisée par un peintre peut être considérée comme une projec-tion de l’original sur la toile, le centre de projection se trouvant dans l’œildu peintre. Dans ce processus, les longueurs et les angles se retrouvent né-cessairement distordus, d’une manière qui dépend des positions relativesdes différents objets dépeints. Pourtant la structure géométrique de l’ori-ginal est habituellement reconnaissable sur la toile. Comment cela est-ilpossible ? Sans doute parce qu’il existe des propriétés géométriques « in-variantes par projection » — des propriétés qui apparaissent inchangéesdans l’image et rendent son identification possible. Découvrir et analyserces propriétés est l’objet de la géométrie projective.

    Il est clair que les théorèmes de cette branche de la géométrie nepeuvent être des énoncés portant sur les longueurs et les angles ou sur lacongruence. Certaines propriétés isolées de nature projective sont connuesdepuis le xviie siècle et même, comme dans le cas du « théorème de Mé-nélaüs », depuis l’Antiquité. Mais une étude systématique de la géomé-trie projective ne fut entamée qu’à la fin du xviiie siècle, lorsque l’Écolepolytechnique de Paris inaugura une nouvelle période de progrès mathé-matiques, particulièrement en géométrie. Cette école, produit de la Révo-lution française, fournit de grands contingents d’officiers aux armées de

  • 200 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    la République. L’un des diplômés de cette école était Jean Victor Pon-celet (1788-1867), qui écrivit son célèbre Traité des propriétés projectivesdes figures en 1813, alors qu’il était prisonnier de guerre en Russie. Auxixe siècle, sous l’influence de Steiner, Von Staudt, Chasles, et d’autres, lagéométrie projective devint l’un des principaux thèmes de recherche enmathématiques. Sa popularité était due pour une part à son grand charmeesthétique et pour une autre part à la clarification qu’elle apportait à lagéométrie dans son ensemble et à ses liens étroits avec la géométrie noneuclidienne et avec l’algèbre.

    §2. Notions fondamentales

    1. Le groupe des transformations projectives

    Nous allons d’abord définir la classe, ou le « groupe � », des transfor-mations projectives. Supposons que nous ayons deux plans � et � 0 de l’es-pace, non nécessairement parallèles. On peut réaliser ce qu’on appelle uneprojection centrale de � sur � 0 à partir d’un centre donné O qui n’est ni sur� ni sur � 0 en définissant l’image de chaque point P de � comme étant lepoint P0 de � 0, tel que P et P0 se trouvent sur la même droite passant par O.

    l

    l 0

    O

    P

    P0

    � 0

    Fig. 70. Projection à partir d’un point.

    �Le terme « groupe », lorsqu’il est appliqué à une classe de transformations, impliqueque l’application successive de deux transformations de la classe donne à nouveau unetransformation de la même classe, et que la « réciproque » d’une transformation de la classeappartient elle aussi à cette classe. Les propriétés de groupe des opérations mathématiquesont joué, et jouent toujours, un très grand rôle dans de nombreux domaines, bien qu’engéométrie peut-être, l’importance de la notion de groupe ait été un peu exagérée.

  • [§2, 1] le groupe des transformations projectives 201

    On peut aussi réaliser une projection parallèle, où les droites de projectionsont toutes parallèles. De la même manière, nous pouvons définir laprojection d’une droite l du plan � sur une droite l 0 de � 0 à partir d’unpoint O de � ou par une projection parallèle.

    l

    l 0

    P

    P0

    � 0

    Fig. 71. Projection parallèle.

    Toute transformation d’une figure en une autre par une projectioncentrale ou parallèle, ou par une succession finie de telles projections, estappelée transformation projective �. La géométrie projective du plan ou dela droite est constituée de l’ensemble des propositions géométriques quine sont pas affectées par des transformations projectives arbitraires desfigures. À l’opposé, nous appellerons géométrie métrique l’ensemble despropositions relatives aux grandeurs des figures, invariantes seulementpar la classe des déplacements.

    Certaines propriétés projectives sont immédiatement reconnaissables.Un point, bien sûr, se projette en un point. De même, une droite seprojette en une droite ; car, si la droite l de � est projetée sur le plan � 0,l’intersection de � 0 et du plan passant par O et l sera la droite † l 0. Siun point A et une droite l sont incidents ‡, alors, après une projection

    �Deux figures reliées par une seule projection sont dites en perspective. Par conséquentune figure F est en relation avec une figure F0 par le biais d’une transformation projectivesi F et F0 sont en perspective, ou si nous pouvons trouver une succession de figures,F;F1;F2; : : : ;Fn;F, telle que chaque figure soit en perspective avec la suivante.

    †Il y a des exceptions si la droite OP (ou le plan passant par O et l) est parallèle auplan � 0. Ces exceptions n’en seront plus au §4.

    ‡Un point et une droite sont dits incidents si la droite passe par le point, ou si le pointest sur la droite. Cette façon de dire nous laisse le choix de considérer la droite ou le pointcomme plus important.

  • 202 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    quelconque, le point correspondant A0 et la droite correspondante l 0seront encore incidents.

    Par conséquent, l’incidence d’un point et d’une droite est invariantepar toute transformation projective, autrement dit par l’action du groupeprojectif. De ce fait découlent plusieurs conséquences simples mais impor-tantes. Si trois points ou plus sont alignés, c’est-à-dire incidents avec unemême ligne droite, alors leurs images seront elles aussi alignées. De même,si dans le plan � , trois droites ou plus sont concourantes, c’est-à-dire in-cidentes avec un même point, alors leurs images seront également desdroites concourantes. Tandis que ces propriétés simples — incidence, ali-gnement et concourance — sont des propriétés projectives (c’est-à-dire despropriétés invariantes par projection), les mesures de longueur et d’angle,et les rapports de ces grandeurs, sont généralement altérés par projection.Des triangles isocèles ou équilatéraux peuvent se projeter en des trianglesdont les côtés sont tous de longueur différente. Ainsi, bien que le « tri-angle » soit une notion de géométrie projective, le « triangle équilatéral »ne l’est pas, et appartient seulement à la géométrie métrique.

    2. Le théorème de Desargues

    L’une des premières découvertes en géométrie projective est le cé-lèbre théorème de Desargues (1593-1662) sur le triangle : si dans un plan,deux triangles ABC et A0B0C0 sont placés de manière à ce que les droites re-liant les sommets correspondants soient concourantes en un point O, alorsles côtés correspondants, s’ils sont prolongés, se couperont selon trois pointsalignés.

    A A0

    B B0

    C

    C0

    O

    PQ R

    Fig. 72. Configuration de Desargues dans le plan.

    La figure 72 illustre ce théorème, et le lecteur est invité à dessinerd’autres figures pour le tester expérimentalement. La démonstration n’est

  • [§2, 2] le théorème de desargues 203

    pas triviale, en dépit de la simplicité de la figure qui ne fait intervenir quedes lignes droites. Ce théorème relève clairement de la géométrie projec-tive, car si on projette toute la figure sur un autre plan, elle conserveratoutes les propriétés qui interviennent dans l’énoncé. Nous y reviendronsà la page 220. Pour le moment nous désirons attirer l’attention sur le faitque le théorème de Desargues reste vrai si les deux triangles sont dansdeux plans différents (non parallèles), et que le théorème de Desarguesen dimension trois est très facile à démontrer. Supposons que les droitesAA0, BB0, et CC0 se coupent en un point O (fig. 73), conformément à l’hy-pothèse. Alors AB se trouve dans le même plan que A0B0, de sorte que cesdeux droites se coupent en un point Q ; de même AC et A0C0 se coupenten R, et BC et B0C0 se coupent en P. Puisque P, Q et R sont sur les prolon-gements des côtés de ABC et de A0B0C0, chacun de ces points se trouve àla fois dans le plan de ABC et dans celui de A0B0C0, et donc sur la droited’intersection de ces deux plans. Par conséquent P, Q et R sont alignés, cequ’il fallait démontrer.

    A

    A0

    B

    B0

    C

    C0

    O

    P

    Q

    R

    Fig. 73. Configuration de Desargues dans l’espace.

    Cette démonstration simple suggère que nous pourrions démontrerce théorème en dimension deux par ce qu’on pourrait appeler un passageà la limite, en aplatissant la figure de sorte que les deux plans coïncident àla limite, et que le point O, ainsi que tous les autres, se retrouvent dansce plan. Il existe cependant une certaine difficulté à mettre en œuvreun tel passage à la limite, car la droite d’intersection PQR n’est pasdéterminée de manière unique lorsque les plans coïncident. Néanmoins,

  • 204 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    la configuration de la figure 72 peut être considérée comme un dessin enperspective de la configuration dans l’espace de la figure 73, et cela peutnous servir à démontrer le théorème dans le plan.

    Il existe en réalité une différence fondamentale entre le théorème de Desargues dansle plan et dans l’espace. Notre démonstration en dimension trois recourait au raisonnementgéométrique basé uniquement sur les notions d’incidence et d’intersection des points, desdroites et des plans. Il peut être prouvé que la démonstration du théorème en dimensiondeux, à condition qu’elle se fasse dans le plan uniquement, requiert nécessairement l’utilisa-tion de la notion de similitude des figures, qui est fondée sur la notion métrique de longueuret qui n’est plus une notion projective.

    La réciproque du théorème de Desargues affirme que si ABC et A0B0C0 sont deuxtriangles tels que les points où se coupent les côtés correspondants soient alignés, alors lesdroites joignant les sommets correspondants sont concourantes. Sa démonstration pour lecas où les deux triangles sont dans des plans non parallèles est laissée au lecteur.

    §3. Birapport

    1. Définition et démonstration de l’invariance

    Tout comme la longueur d’un segment de droite est la clef de la géo-métrie métrique, il existe une notion fondamentale de géométrie projec-tive qui permet d’exprimer toutes les propriétés projectives particulièresdes figures.

    Si trois points A, B, C sont sur une même droite, une projection chan-gera en général non seulement les distances AB et BC mais égalementle rapport AB=BC. En effet trois points A, B, C d’une droite l , quelsqu’ils soient, peuvent toujours être reliés à trois points A0, B0, C0 d’uneautre droite l 0 par deux projections successives. Pour cela, on doit faireeffectuer à l 0, une rotation autour du point C0 jusqu’à ce qu’elle prenne

    A

    A0

    A00

    B

    B0B00

    C

    C0

    O

    l

    l 0l 00

    Fig. 74.

  • [§3, 1] définition du birapport. démonstration de l’invariance 205

    la position l 00 parallèle à l (fig. 74). On projette alors l sur l 00 par uneprojection parallèle à la droite reliant C et C0, en définissant trois points,A00, B00 et C00 .D C0/. Les droites reliant A0, A00 et B0, B00 se couperonten un point O, qu’on prend comme centre de la seconde projection. Cesdeux projections sont les projections demandées �.

    On vient de voir, en fait, qu’aucune quantité n’impliquant que troispoints sur une droite ne peut être invariante par projection. Mais — etcela est la découverte essentielle de la géométrie projective — si on aquatre points A, B, C, D sur une droite, et qu’on les projette en A0, B0,C0, D0 sur une autre droite, alors il existe une certaine quantité, appelée lebirapport2 des quatre points, qui conserve sa valeur par projection. C’estlà une propriété mathématique d’un ensemble de quatre points sur unedroite que la projection ne détruit pas, et qui se retrouve dans toutesles images de la droite. Le birapport n’est ni une longueur, ni le rapportde deux longueurs, mais le rapport de deux rapports de longueur : si onconsidère les rapports CA=CB et DA=DB, alors leur rapport,

    A B C D

    x D CACB

    �DA

    DB;

    est par définition le birapport des quatre points A, B, C, D, pris dans cetordre.

    Montrons maintenant que le birapport de quatre points est invariantpar projection, c’est-à-dire que si A, B, C, D et A0, B0, C0, D0 sont despoints correspondants sur deux droites reliées par une projection decentre O, alors

    CA

    CB

    �DA

    DBD C

    0A0

    C0B0

    �D0A0

    D0B0:

    La démonstration qui suit recourt à des moyens élémentaires. On saitque l’aire d’un triangle est égale à 1

    2.base � hauteur/ et qu’elle vaut aussi

    la moitié du produit de deux côtés par le sinus de l’angle qu’ils renferment.

    �Que se passe-t-il si les droites joignant A0, A00 et B0, B00 sont parallèles ?

  • 206 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    On a donc (fig. 75),

    aire OCA D 12h � CA D 1

    2OA �OC � sin 1COA

    aire OCB D 12h � CB D 1

    2OB �OC � sin1COB

    aire ODA D 12h �DA D 1

    2OA �OD � sin 1DOA

    aire ODB D 12h �DB D 1

    2OB �OD � sin 1DOB

    Il s’ensuit que

    CA

    CB

    �DA

    DBD CA

    CB� DB

    DAD OA �OC � sin

    1COAOB �OC � sin1COB

    � OB �OD � sin1DOB

    OA �OD � sin 1DOAD sin

    1COAsin1COB

    � sin1DOB

    sin 1DOA:

    A

    A0

    B

    B0

    C

    C0

    O

    D

    D0

    h

    Fig. 75. Invariance du birapport par projection centrale.

    Par conséquent le birapport de A, B, C, D ne dépend que des anglessous lesquels on voit de O les segments joignant A, B, C, D. Puisqueces angles sont les mêmes pour quatre points A0, B0, C0, D0 obtenus parune projection quelconque de A, B, C, D à partir de O, il s’ensuit que lebirapport reste inchangé par projection.

    Le fait que le birapport de quatre points reste inchangé par une projection parallèledécoule de propriétés élémentaires des triangles semblables. La démonstration est laisséeau lecteur à titre d’exercice.

  • [§3, 1] définition du birapport. démonstration de l’invariance 207

    A

    A0

    B

    B0

    C

    C0

    D

    D0

    1‚ …„ ƒ

    Fig. 76. Invariance du birapport par projection parallèle.

    Jusqu’à maintenant nous avons considéré le birapport de quatre pointsA, B, C, D d’une droite l comme étant un rapport de longueurs positives.Il est plus commode d’en modifier la définition comme suit. On choisit unsens positif sur l , et on convient que les longueurs mesurées dans ce sensseront positives, tandis que les longueurs mesurées dans le sens opposé se-ront négatives. On définit alors le birapport de A, B, C, D dans cet ordrecomme la quantité

    .1/ .ABCD/ D CACB

    �DA

    DB;

    où les nombres CA, CB, DA, DB sont à prendre avec le signe approprié.Puisque le changement de l’orientation choisie sur l ne fait que changer lesigne de chaque terme de ce rapport, la valeur de .ABCD/ ne dépend pasde cette orientation. On peut facilement voir que .ABCD/ sera négatifou positif selon que le couple A, B est ou n’est pas séparé par le couple C,D (on dit aussi « selon que les couples A, B et C, D sont ou non enchevê-trés »). Puisque cette propriété de séparation est invariante par projection,le signe du birapport .ABCD/ est également invariant. Si on choisit sur l

    A B C D

    A C B D

    .ABCD/ > 0

    .ABCD/ < 0

    Fig. 77. Signe du birapport.

  • 208 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    un point O comme origine et si on prend comme coordonnée x de chaquepoint de l sa distance à O orientée, de sorte que les coordonnées de A, B,C, D soient respectivement x1, x2, x3, x4, alors

    .ABCD/ D CACB

    �DA

    DBD x3 � x1x3 � x2

    �x4 � x1x4 � x2 D

    x3 � x1x3 � x2 �

    x4 � x2x4 � x1 �

    Lorsque .ABCD/ D �1, de sorte que CA=CB D �DA=DB, alors Cet D divisent le segment AB à l’intérieur et à l’extérieur, dans le mêmerapport. On dit dans ce cas, que C et D divisent harmoniquement lesegment AB, et chacun des points C, D est appelé le conjugué harmoniquede l’autre par rapport au couple A, B. Si .ABCD/ = 1, alors les points Cet D (ou A et B) coïncident.

    A B CO D

    x1x2x3

    x4

    Fig. 78. Birapport en termes de coordonnées.

    On doit garder à l’esprit que l’ordre dans lequel A, B, C, D sontpris est un point essentiel de la définition du birapport .ABCD/. Parexemple, si .ABCD/ D �, alors le birapport .BACD/ est 1=�, tandis que.ACBD/ D 1 � �, comme le lecteur pourra le vérifier aisément. Quatrepoints A, B, C, D peuvent être ordonnés de 24 manières différentes(4 � 3 � 2 � 1), chaque façon de faire donnant une certaine valeur à leurbirapport. Certaines de ces permutations donneront au birapport la mêmevaleur que l’ordre original A, B, C, D ; par exemple .ABCD/ D .BADC/.En guise d’exercice, le lecteur peut démontrer que le birapport ne peutavoir que six valeurs différentes pour ces 24 permutations des points, soit

    �; 1 � �; 1�;� � 1�

    ;1

    1 � �;�

    � � 1:Ces six valeurs sont en général distinctes, mais deux d’entre elles peuventcoïncider — comme dans le cas de la division harmonique, lorsque � D�1.

    On peut également définir le birapport de quatre droites 1, 2, 3, 4coplanaires (c’est-à-dire situées dans un même plan) et concourantes,comme le birapport des quatre points d’intersection de ces droites avecune autre droite située dans le même plan. La position de cette cinquièmedroite est sans importance, en raison de l’invariance du birapport par

  • [§3, 1] définition du birapport. démonstration de l’invariance 209

    projection. De façon équivalente, on peut définir le birapport des quatredroites par la formule

    .1 2 3 4/ D sin.1; 3/sin.2; 3/

    �sin.1; 4/

    sin.2; 4/

    où le second membre est pris avec le signe plus ou moins selon qu’uncouple de droites sépare ou non l’autre. (Dans cette formule, .1; 3/, parexemple, signifie l’angle compris entre les droites 1 et 3.) Enfin, on peutdéfinir le birapport de quatre plans concourants (quatre plans se coupantselon une droite l de l’espace). Si une droite coupe les plans en quatrepoints, ces points auront toujours le même birapport, quelle que soit laposition de la droite. (La démonstration est à faire à titre d’exercice.)On peut, par conséquent, désigner cette valeur comme le birapport desquatre plans. De manière équivalente, on peut définir le birapport dequatre plans concourants, comme le birapport des quatre droites selonlesquelles ils sont coupés par un cinquième plan arbitraire (fig. 79).

    Fig. 79. Birapport de plans concourants.

    La notion de birapport de quatre plans mène naturellement à laquestion de savoir si on peut définir une transformation projective del’espace de dimension trois dans lui-même. On ne peut pas généraliserde façon immédiate de deux à trois dimensions la définition à partir desprojections centrales. Mais on peut démontrer que toute transformationcontinue d’un plan dans lui-même, qui relie d’une manière biunivoque

  • 210 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    les points à des points et les droites à des droites, est une transformationprojective. Ce théorème suggère la définition suivante pour la dimensiontrois : une transformation projective dans l’espace est une transformationbiunivoque et continue qui conserve les lignes droites. On peut démontrerque ces transformations conservent le birapport.

    Aux énoncés précédents, on pourrait ajouter quelques remarques.Supposons qu’on ait trois points distincts A, B, C, sur une droite, decoordonnées x1, x2, x3. On demande de trouver un quatrième point D telque le birapport .ABCD/ soit égal à �, où � est donné. (Le cas particulier� D �1, pour lequel le problème revient à la construction du quatrièmepoint harmonique, sera repris avec plus de détails dans le numéro suivant.)En général, ce problème possède une solution unique ; car, si x est lacoordonnée du point D cherché, alors l’équation

    .2/x3 � x1x3 � x2 �

    x � x2x � x1 D �

    possède exactement une solution x. Si x1, x2, x3 sont donnés, et si onsimplifie l’écriture de l’équation .2/ en posant .x3 � x1/=.x3 � x2/ D k,on trouvera, en résolvant cette équation, que x D .kx2 � �x1/=.k � �/.Par exemple, si les trois points A, B, C sont équidistants, avec pourcoordonnées respectives x1 D 0, x2 D d , x3 D 2d , alors k D .2d �0/=.2d � d/ D 2, et x D 2d=.2 � �/.

    Si on projette la même droite l sur deux droites différentes l 0 et l 00

    A0

    A00

    B0

    B00

    C0

    C00

    D0

    D00

    l

    l 0l 00

    O0O00

    Fig. 80. Correspondance projective entre des points de deux droites.

  • [§3, 2] application au quadrilatère complet 211

    à partir de deux centres différents O0 et O00, on obtient une correspon-dance P ! P0 entre les points de l et ceux de l 0, et une correspondanceP ! P00 entre ceux des droites l et l 00. Cela établit donc une correspon-dance P0 ! P00 entre les points de l 0 et ceux de l 00, qui possède la pro-priété que tout ensemble de quatre points A0, B0, C0, D0 de l 0 a le mêmebirapport que l’ensemble correspondant A00, B00, C00, D00 de l 00. Toute cor-respondance biunivoque entre les points de deux droites possédant cettepropriété est appelée correspondance projective, indépendamment de lamanière dont elle est définie.

    Exercices. 1) Démontrer que si on a deux droites dont les points sont en correspon-dance projective, on peut translater l’une d’elles dans une position telle que la correspon-dance donnée puisse être obtenue par une simple projection. (Indication : faire coïnciderdeux points correspondants sur les deux droites.)

    2) En se basant sur le résultat précédent, montrer que si les points de deux droites let l 0 sont reliés par une succession finie de projections de centres arbitraires sur plusieursdroites intermédiaires, on peut obtenir le même résultat en n’utilisant que deux projections.

    2. Application au quadrilatère complet

    En guise d’application intéressante de l’invariance du birapport, nousallons établir un théorème simple mais important de géométrie projective.Il porte sur le quadrilatère complet, une figure constituée de quatre droitestelles que trois quelconques d’entre elles ne soient jamais concourantes,et de leurs six points d’intersection. Dans la figure 81, les quatre droitessont AE, BE, BI, AF. Les droites AB, EG et IF sont les diagonales

    A BC D

    E

    F

    G

    H

    I

    Fig. 81. Quadrilatère complet.

  • 212 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    du quadrilatère. Prenez n’importe quelle diagonale, AB par exemple,et placez dessus les points C et D où elle rencontre les deux autresdiagonales. On obtient alors le théorème : .ABCD/ D �1 ; autrementdit, les points d’intersection d’une diagonale avec les deux autres divisentharmoniquement les sommets de cette diagonale. Pour le démontrer, ilsuffit d’observer que

    x D .ABCD/ D .IFHD/ par projection à partir de E,.IFHD/ D .BACD/ par projection à partir de G.

    Mais nous savons que .BACD/ D 1=.ABCD/ ; de sorte que x D 1=x,x2 D 1, x D ˙1. Puisque C et D séparent A et B, le birapport x estnégatif et doit donc être égal à �1, ce qu’il fallait démontrer.

    Cette remarquable propriété du quadrilatère complet permet de trou-ver, avec la règle comme seul instrument, le conjugué harmonique parrapport à A et B de tout troisième point C aligné avec ces deux points. Ilsuffit de choisir un point E en dehors de la droite AB, de tracer EA, EB,EC, de placer un point G sur EC, de tracer AG et BG coupant respective-ment EB et EA en F et I, et de tracer IF qui coupe la droite passant parA, B et C au quatrième point harmonique cherché, D.

    Problème. Soient un segment AB du plan et R une région de ce plan (fig. 82) ; ondésire prolonger la droite AB à droite de R. Comment peut-on le faire sans que la règlene rencontre R au cours de la construction ? (Indication : choisir deux points arbitraires Cet C0 sur le segment AB, puis trouver leurs conjugués harmoniques respectifs D et D0 aumoyen de quatre quadrilatères ayant A et B comme sommets.)

    A BR

    Fig. 82. Prolonger une droite au-delà d’un obstacle.

    §4. Parallélisme et infini

    1. Points à l’infini comme « points idéaux »

    En examinant le paragraphe précédent, nous pouvons nous rendrecompte que certains de nos arguments ne tiennent plus si certaines droitesde construction, censées se couper, sont en fait parallèles. Par exempledans la construction du conjugué harmonique, le quatrième point D ne

  • [§4, 1] points à l’infini comme « points idéaux » 213

    pourra exister si la droite IF est parallèle à AB. Le raisonnement géomé-trique semble être constamment entravé par le fait que deux droites pa-rallèles ne se coupent pas, de sorte que dans toute discussion impliquantl’intersection de droites, il nous faut prendre en compte le cas particulierdes droites parallèles et le formuler séparément. De même, une projec-tion à partir d’un centre O doit être distinguée d’une projection paral-lèle, qui exige un traitement séparé. S’il fallait vraiment entrer dans unediscussion détaillée de chaque cas particulier, la géométrie projective de-viendrait très compliquée. Cela nous conduit à essayer de trouver unealternative — en l’occurrence un moyen d’étendre les notions de base afind’éliminer les exceptions.

    C’est ici que l’intuition géométrique nous montre la voie : si l’on faittourner lentement une droite coupant une autre droite, jusqu’à les rendreparallèles, alors le point d’intersection des deux droites s’éloignera à l’in-fini. Nous pourrions alors naïvement dire que les deux droites se coupenten un « point à l’infini ». L’essentiel est donc de donner à cet énoncé vagueune signification précise, de façon à pouvoir traiter les points à l’infini,ou, comme on les appelle parfois, les points idéaux, exactement commeles points ordinaires du plan ou de l’espace. En d’autres termes, nousvoudrions que toutes les règles portant sur le comportement des points,des droites, des plans, etc. persistent, même lorsque ces éléments géo-métriques sont idéaux. Pour atteindre cet objectif, nous pouvons procé-der soit de manière intuitive, soit de manière formelle, tout comme nousl’avons fait avec les extensions du système des nombres, où l’une des ap-proches avait comme point de départ l’idée intuitive de mesure, et l’autresur les règles formelles des opérations arithmétiques.

    Tout d’abord, il nous faut prendre conscience qu’en géométrie syn-thétique, les notions fondamentales de point ou de droite « ordinaire » nesont pas mathématiquement définies. Les prétendues définitions de cesnotions que l’on trouve fréquemment dans les manuels de géométrie élé-mentaire ne sont que des descriptions suggestives. Dans le cas d’élémentsgéométriques ordinaires, notre intuition est à l’aise tant qu’il s’agit de leur« existence ». Mais ce qui est réellement nécessaire en géométrie, en tantque système mathématique, c’est de valider certaines règles qui servent àtravailler avec ces notions, comme lorsqu’on veut relier des points, trou-ver l’intersection de droites, etc. D’un point de vue logique, un « point »n’est pas une « chose en soi », mais est complètement décrit par la totalitédes énoncés qui le relient aux autres objets. L’existence mathématique de« points à l’infini » sera confirmée dès que les propriétés mathématiquesde ces nouvelles entités, c’est-à-dire leurs relations avec les points « or-dinaires » et celles qu’ils entretiennent entre eux, auront été énoncées

  • 214 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    d’une manière claire et cohérente. Les axiomes ordinaires de la géomé-trie (celle d’Euclide par exemple), sont des abstractions du monde phy-sique du crayon et de la craie, des fils tendus, des rayons lumineux, desbâtons rigides, etc. Les propriétés que ces axiomes attribuent aux pointset aux droites mathématiques, sont des descriptions extrêmement simpli-fiées et idéalisées du comportement de leur contrepartie physique. Pardeux points concrètement tracés au crayon, on peut faire passer non pasune mais un grand nombre de droites dessinées au crayon. Lorsque lediamètre des points devient de plus en plus petit, toutes ces droites onttendance à se confondre. C’est ce que nous avons à l’esprit lorsque nousénonçons comme un axiome géométrique que « par deux points ne passequ’une et une seule droite » ; nous ne faisons pas référence à des pointset des droites physiques, mais bien aux notions abstraites de point et dedroite en géométrie. Les points et les droites de la géométrie sont dotésde propriétés foncièrement plus simples que celles de n’importe quel ob-jet physique, condition essentielle pour l’avancement de la géométrie entant que science déductive.

    Comme nous l’avons déjà remarqué, le fait que deux droites parallèlesne se coupent pas en un point complique grandement la géométrie ordi-naire des points et des droites. Nous sommes alors contraints de simplifierdavantage la structure de la géométrie, grâce à une extension de la no-tion de point géométrique qui permet de supprimer cette exception, toutcomme nous avons dû étendre la notion de nombre pour éviter les restric-tions associées à la soustraction et à la division. Nous serons égalementguidés ici par le désir que les lois qui gouvernaient le domaine d’originesoient conservées dans le domaine étendu.

    On conviendra donc d’ajouter aux points ordinaires de chaque droite,un point « idéal » unique. Ce point sera considéré comme appartenantà toutes les droites parallèles à la droite donnée et à aucune autre. Enconséquence de cette convention, deux droites du plan, quelles qu’ellessoient, se couperont en un point ; si les droites ne sont pas parallèles, ellesse couperont en un point ordinaire, alors que si les droites sont parallèles,elles se couperont au point idéal commun aux deux droites. Pour desraisons reposant sur l’intuition, le point idéal d’une droite est appelé lepoint à l’infini de la droite.

    La notion intuitive de point d’une droite s’éloignant à l’infini pourrait nous conduireà ajouter deux points idéaux sur chaque droite, un dans chaque sens de la droite. La raisonpour laquelle nous n’en n’ajoutons qu’un, comme nous l’avons fait, est que nous souhaitonsconserver la règle stipulant que par deux points, ne passe qu’une et une seule droite. Si unedroite contenait deux points à l’infini, en commun avec chaque droite parallèle, alors ilpasserait par ces deux « points » une infinité de droites parallèles.

  • [§4, 2] éléments idéaux et projection 215

    Nous conviendrons également d’ajouter aux droites ordinaires du planune droite « idéale » (également appelée droite à l’infini du plan), conte-nant tous les points idéaux du plan, et aucun autre point. Cette conventions’impose si l’on souhaite conserver la loi d’origine stipulant que par deuxpoints, passe toujours une droite, ainsi que la loi, nouvellement établie,que deux droites se coupent toujours en un point. Pour le voir, choisis-sons deux points idéaux quelconques. Alors, l’unique droite censée passerpar ces points, ne peut être une droite ordinaire, car, selon notre conven-tion, une droite ordinaire ne contient qu’un seul point idéal. De plus, cettedroite ne peut pas contenir de point ordinaire, puisqu’un point ordinaireet un point idéal déterminent une droite ordinaire. Enfin, cette droitedoit contenir tous les points idéaux, puisque nous souhaitons qu’elle aitun point commun avec chaque droite ordinaire. Par conséquent, cettedroite doit exactement avoir les propriétés que nous avons décidées pourla droite idéale du plan.

    Selon nos conventions, un point à l’infini est déterminé, ou est repré-senté, par une famille de droites parallèles, tout comme un nombre irra-tionnel est déterminé par une suite d’intervalles rationnels emboîtés. Direque l’intersection de deux droites parallèles est un point à l’infini n’induitaucune connotation mystérieuse, mais n’est qu’une manière pratique d’ex-primer que les droites sont parallèles. Cette manière d’exprimer le parallé-lisme, dans un langage réservé à l’origine à des objets intuitivement perçuscomme différents, a pour seul objectif de rendre superflue l’énumérationdes cas exceptionnels. Ils seront désormais automatiquement désignés parle même genre d’expressions linguistiques ou les mêmes symboles queceux utilisés dans les cas « ordinaires ».

    En résumé : nos conventions sur les points à l’infini ont été choisiespour conserver après extension du domaine des points les lois gouvernantla relation d’incidence entre points et droites ordinaires, tout en rendantpossible sans restriction la recherche du point d’intersection de deuxdroites, auparavant possible uniquement pour les droites non parallèles.Les considérations qui nous ont menés à cette simplification formelledes propriétés de la relation d’incidence, pourraient sembler quelque peuabstraites. Mais elles sont amplement justifiées par les bénéfices obtenus,comme le lecteur pourra le constater dans les pages qui suivent.

    2. Éléments idéaux et projection

    Introduire les points à l’infini et la droite à l’infini d’un plan nous per-met de traiter la projection d’un plan sur un autre de manière beaucoupplus satisfaisante. Considérons la projection d’un plan � sur un plan � 0 à

  • 216 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    partir d’un centre O (fig. 83). Cette projection établit une correspondanceentre les points et les droites de � et ceux de � 0. À chaque point A de �correspond un unique point A0 de � 0, avec les exceptions suivantes : si le

    � 0A

    B0

    l

    O m0

    Fig. 83. Projection tenant compte des éléments à l’infini.

    rayon de projection OA est parallèle au plan � 0, alors A ne correspondà aucun point ordinaire de � 0. Ces points de � qui font exception appar-tiennent à une droite l à laquelle ne correspond aucune droite ordinairede � 0. Mais ces exceptions disparaissent si l’on convient qu’au point A cor-respond le point à l’infini de � 0 dans la direction de la droite OA, et qu’àla droite l correspond la droite à l’infini de � 0. De la même manière, nousassignons un point à l’infini de � à chaque point B0 de la droite m0 de � 0par laquelle passent tous les rayons issus de O et parallèles au plan � . Àla droitem0 correspondra la droite à l’infini de � . Par conséquent, grâce àl’introduction des points et des droites à l’infini du plan, la projection d’unplan sur un autre établit une correspondance biunivoque entre les points etles droites des deux plans, sans aucune exception. (Cela fait disparaître lesexceptions signalées en note de bas de page, p. 201.) De plus, on voit faci-lement qu’une autre conséquence d’une telle convention est qu’un pointappartient à une droite si et seulement si la projection de ce point appar-tient à la projection de la droite. Et donc que tous les énoncés portant surdes points alignés, des droites concourantes, etc., qui n’impliquent que despoints, des droites et la relation d’incidence sont invariants par projectionau sens étendu. Cela nous permet d’opérer sur les points à l’infini d’unplan � en opérant simplement sur les points ordinaires correspondantsdu plan � 0 relié à � par projection.

  • [§4, 3] birapport comprenant des éléments à l’infini 217

    *L’interprétation des points à l’infini d’un plan � par des pointsordinaires d’un autre plan � 0 au moyen d’une projection de centre Oextérieur à � nous permet de concevoir un « modèle » euclidien concretdu plan étendu. Pour cela, il suffit d’ignorer le plan � 0 et de ne considérerque le plan � et les droites passant par O. À chaque point ordinaire de� correspond une droite passant par O et non parallèle à � ; à chaquepoint à l’infini de � correspond une droite passant par O et parallèleà � . Par conséquent, à la totalité des points, ordinaires et idéaux, de �correspond la totalité des droites passant par O, et cette correspondanceest biunivoque, sans aucune exception. Les points d’une droite de �correspondront aux droites d’un plan passant par O. Un point et unedroite de � seront incidents si et seulement si la droite et le plan passantpar O qui leur correspondent sont incidents. Par conséquent, la géométried’incidence des points et des droites dans le plan étendu, est entièrementéquivalente à la géométrie d’incidence des droites et des plans ordinairespassant par un point fixe de l’espace.

    *La situation est similaire en dimension trois, bien qu’il ne soit pluspossible de recourir à une projection pour le comprendre intuitivement.On introduit de nouveau un point à l’infini associé à chaque famille dedroites parallèles. Chaque plan contient une droite à l’infini. Mais il fautensuite introduire un nouvel élément, le plan à l’infini, consistant en tousles points à l’infini de l’espace et contenant toutes les droites à l’infini.Chaque plan ordinaire rencontre le plan à l’infini selon sa droite à l’infini.

    3. Birapport comprenant des éléments à l’infini

    Il nous faut dire quelque chose du birapport impliquant des élémentsà l’infini. Désignons par le symbole 1 le point à l’infini d’une droite l .

    A B C P

    l

    1

    ‚…„

    ƒ

    O

    Fig. 84. Birapport comprenant un point à l’infini.

    Étant donnés trois points ordinaires A, B, C de l , on peut assigner unevaleur au symbole .ABC1/ de la manière suivante : soit P un point de l ;.ABC1/ devrait être la limite de .ABCP/ lorsque P s’éloigne à l’infini

  • 218 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    sur l . Mais

    .ABCP/ D CACB

    .PAPB

    ;

    et lorsque le point P s’éloigne à l’infini, PA=PB tend vers 1. On peut alorsposer par définition

    .ABC1/ D CA=CB:En particulier, si .ABC1/ D �1, alors C est le milieu du segment AB :le milieu d’un segment et le point à l’infini dans la direction du segmentdivisent le segment harmoniquement.

    Exercices. Quel est le birapport de quatre droites parallèles l1, l2, l3, l4 ? Quel est lebirapport si l4 est la droite à l’infini ?

    §5. Applications

    1. Remarques préliminaires

    Introduire des éléments à l’infini permet de ne plus traiter séparément,que ce soit dans les constructions ou dans les théorèmes, les cas oùdeux droites, ou plus, sont parallèles. Il suffit de garder à l’esprit quelorsqu’un point est à l’infini, toutes les droites qui passent par ce point sontparallèles. La distinction entre projection centrale et parallèle n’a plus lieud’être, puisque cette dernière n’est qu’une projection à partir d’un pointà l’infini. Dans la figure 72, le point O ou la droite PQR peuvent êtreà l’infini (fig. 85) ; en guise d’exercice, nous laissons au lecteur le soin deformuler dans un langage « fini » les énoncés correspondants du théorèmede Desargues.

    AA0

    PQR

    B

    C 1

    ‚…„

    ƒ

    B0

    C0

    Fig. 85. Configuration de Desargues avec un centre à l’infini.

  • [§5, 1] applications 219

    Souvent, le recours à des éléments à l’infini simplifie non seulementl’énoncé mais aussi la démonstration d’un théorème projectif. Le principegénéral en est le suivant. Désignons par « classe projective » d’une figuregéométrique F la classe de toutes les figures images de F par des transfor-mations projectives. La figure F aura les mêmes propriétés projectives quetous les éléments de sa classe projective, puisque ces propriétés sont, pardéfinition, invariantes par projection. Par conséquent, tout théorème pro-jectif (c’est-à-dire n’impliquant que des propriétés projectives) vrai pour Fsera vrai pour tout élément de la classe projective de F, et réciproquement.Ainsi, pour démontrer un théorème pour F, il suffit de le démontrer pourn’importe quel autre élément de sa classe projective. L’intérêt de cela estqu’il suffit de trouver un élément particulier de la classe projective de Fpour lequel le théorème est plus facile à démontrer que pour F elle-même.Par exemple, deux points A, B quelconques d’un plan � peuvent être pro-jetés à l’infini par une projection de centre O sur un plan � 0 parallèle auplan OAB ; les droites passant par A et celles passant par B seront ainsitransformées en deux familles de droites parallèles. Pour démontrer lesthéorèmes projectifs de ce paragraphe, nous ferons ce genre de transfor-mation préliminaire.

    AO

    B C

    D A

    O

    B

    C

    D

    Fig. 86.

    Le résultat élémentaire suivant relatif aux droites parallèles nous serautile. Soient deux droites, se coupant en un point O et coupées par deuxdroites l1 et l2 aux points A, B, C, D (fig. 86). Si l1 et l2 sont parallèlesalors

    OA

    OCD OB

    OD

    et réciproquement, si OAOC DOBOD alors l1 et l2 sont parallèles

    3. La dé-monstration découle des propriétés élémentaires des triangles semblables,et est laissée au lecteur.

  • 220 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    2. Démonstration du théorème de Desargues dans le plan

    Nous allons maintenant démontrer que deux triangles ABC et A0B0C0d’un plan, placés de sorte que les droites joignant les sommets corres-pondants se coupent en un même point (fig. 72), ont les intersections P,Q, R de leurs côtés correspondants sur une même droite. Projetons toutd’abord la figure de façon que Q et R se retrouvent à l’infini. Après unetelle projection, AB sera parallèle A0B0, et AC à A0C0 (fig. 87). Et commenous l’avons fait remarquer au numéro 1 de ce paragraphe, il suffira, pourétablir le théorème de Desargues dans le cas général, de le démontrerpour ce cas particulier de figure.

    A

    OB

    C

    B0

    C0

    r

    s

    u

    x

    y

    v

    A0

    Fig. 87. Démonstration du théorème de Desargues.

    Il suffit donc de démontrer que l’intersection de BC et B0C0 se re-trouve également à l’infini, autrement dit que BC est parallèle à B0C0 ; lespoints P, Q, R seront alors effectivement alignés (puisque tous trois situéssur la droite à l’infini). Or

    AB == A0B0 impliqueu

    vD rs; AC == A0C0 implique

    x

    yD rs�

    Par conséquent uv D xy ; ce qui implique BC == B0C0, ce qu’il fallaitdémontrer.

    Il faut remarquer que cette démonstration du théorème de Desarguesfait appel à la notion métrique de longueur d’un segment. On a doncdémontré un théorème projectif par des moyens métriques. De plus, siles transformations projectives sont définies « intrinsèquement » commeles transformations planes qui conservent le birapport (voir p. 210), alorscette démonstration se déroule entièrement dans le plan.

    Exercices. Démontrer d’une manière similaire la réciproque du théorème de De-sargues : si les triangles ABC et A0B0C0 ont pour propriété que P, Q, R sont alignés, alorsles droites AA0, BB0, CC0 sont concourantes.

  • [§5, 3] le théorème de pascal 221

    3. Le théorème de Pascal

    Ce théorème � s’énonce : si les sommets d’un hexagone sont situés al-ternativement sur deux droites sécantes, alors les trois points d’intersectionsP, Q, R des côtés opposés de l’hexagone sont alignés (fig. 88). (Noter quel’hexagone peut être croisé. Les côtés « opposés » sont identifiables sur leschéma de la figure 89.)

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    P

    Q

    R

    Fig. 88. Configuration de Pascal.

    1

    2 3

    4

    56

    Fig. 89.

    Par une projection préliminaire, envoyons à l’infini les points P et Q. Ilsuffit alors de montrer que R se retrouve lui aussi à l’infini. Cette situationest illustrée par la figure 90, où 23 == 56 et 12 == 45. On doit montrer que16 == 34. On a

    a

    aC x Db C y

    b C y C s ;b

    b C y DaC x

    aC x C r �

    �Page 242, nous discuterons d’un théorème plus général du même genre. Le casparticulier traité ici est également connu sous le nom de Pappus d’Alexandrie, celui quil’a découvert (iiie siècle apr. J.-C.).

  • 222 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    a

    b

    r

    s

    x

    y

    Fig. 90. Démonstration du théorème de Pascal.

    Par conséquenta

    bD aC x C rb C y C s ;

    de sorte que 16 == 34, ce qu’il fallait démontrer.

    4. Théorème de Brianchon

    Ce théorème s’énonce : si les côtés d’un hexagone passent alternative-ment par deux points fixes P et Q, alors les trois diagonales joignant deuxsommets opposés de l’hexagone sont concourantes (fig. 91).

    2

    3

    4

    5

    6

    P

    Q

    1

    Fig. 91. Configuration de Brianchon.

    Au moyen d’une projection, envoyons à l’infini le point P et le pointoù deux diagonales par exemple 14 et 36, se rencontrent (fig. 92). Puisque14 == 36, on a a=b D u=v. Mais x=y D a=b et u=v D r=s. Par conséquent

  • [§5, 5] remarque sur la dualité 223

    x=y D r=s et 36 == 25, de sorte que les trois diagonales sont parallèles,donc concourantes. Cela suffit à établir le théorème dans le cas général.

    2

    3

    4

    5

    6

    Q

    1

    a

    br

    s

    u

    vx

    y

    Fig. 92. Démonstration du théorème de Brianchon.

    5. Remarque sur la dualité

    Le lecteur aura peut-être noté la remarquable similitude entre lesthéorèmes de Pascal (1623-1662) et de Brianchon (1785-1864). Cettesimilitude devient particulièrement frappante si on place côte à côte lesénoncés des deux théorèmes :

    Théorème de Pascal

    Si les sommets d’un hexagonesont alternativement sur deuxdroites, les points où les côtés op-posés se rencontrent sont alignés.

    Théorème de Brianchon

    Si les côtés d’un hexagonepassent alternativement par deuxpoints, les droites qui joignent lessommets opposés sont concou-rantes.

    Non seulement les théorèmes de Pascal et de Brianchon, mais tous lesthéorèmes de la géométrie projective vont par paires, chacun semblableà l’autre, et pour ainsi dire identique en structure. Cette relation estappelée dualité. En géométrie plane, le point et la droite sont appeléséléments duaux. Tracer une droite passant par un point et placer unpoint sur une droite sont des opérations duales. Deux figures sont ditesduales si on peut obtenir l’une à partir de l’autre en remplaçant chaqueélément et chaque opération par son élément dual ou son opérationduale. Deux théorèmes sont duaux si l’un devient l’autre lorsque tous leséléments et opérations sont remplacés par leurs duaux. Par exemple, lesthéorèmes de Pascal et de Brianchon sont duaux, et le dual du théorème

  • 224 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    de Desargues est précisément sa réciproque. Ce phénomène de dualitédonne à la géométrie projective un caractère assez distinct de celui de lagéométrie (métrique) élémentaire, dans laquelle une telle dualité n’existepas. (Par exemple, cela n’aurait pas de sens de parler du dual d’un anglede 37° ou d’un segment de longueur 2.) Dans beaucoup d’ouvrages degéométrie projective, le principe de dualité, qui affirme que le dual de toutthéorème purement projectif est un théorème, est mis en relief en plaçantles théorèmes duaux, de même que leurs démonstrations duales, dans descolonnes parallèles, ainsi que nous l’avons fait ci-dessus. La raison de fondde cette dualité sera examinée au paragraphe suivant (voir égalementp. 250).

    §6. Représentation analytique

    1. Remarques introductives

    Au tout début de la géométrie projective, la tendance était de toutconstruire sur une base synthétique et « purement géométrique », évitantle recours aux nombres et aux méthodes algébriques. Ce programmerencontrait de grandes difficultés, puisqu’il restait toujours des endroitsoù la formulation algébrique semblait inévitable. L’élaboration d’unegéométrie projective purement synthétique ne connut un succès total quevers la fin du xixe siècle, mais au prix d’une extrême complication. Àcet égard, les méthodes de la géométrie analytique ont eu bien plus desuccès. La tendance générale des mathématiques modernes est de toutbaser sur le concept de nombre, et en géométrie cette tendance, quidémarra avec Fermat et Descartes, a remporté des succès décisifs. Lagéométrie analytique a évolué du statut de simple outil de raisonnementgéométrique vers un sujet où l’interprétation géométrique intuitive desopérations et des résultats n’est plus l’objectif ultime et exclusif, maisa bien plutôt une fonction de principe directeur servant à suggérer età comprendre les résultats analytiques. Ce changement de significationde la géométrie est le produit d’une évolution historique progressive quia grandement étendu le champ de la géométrie classique, conduisantpresque à l’unification de la géométrie et de l’analyse.

    En géométrie analytique, les « coordonnées » d’un objet géométriquesont un ensemble des nombres qui suffit à caractériser cet objet. Ainsi,on définit un point du plan en donnant ses coordonnées rectangulaires x,y ou ses coordonnées polaires �, � , tandis qu’un triangle peut être définipar la donnée des coordonnées de ses trois sommets, ce qui nécessite six

  • [§6, *2] coordonnées homogènes. la base algébrique de la dualité 225

    coordonnées en tout. Nous savons qu’une droite du plan x, y est le lieugéométrique de tous les points P.x; y/ (voir p. 101 pour cette forme denotation) dont les coordonnées satisfont une équation linéaire du type

    .1/ ax C by C c D 0:Nous pouvons donc dire que les trois nombres a, b, c sont les « coordon-nées » de cette droite. Par exemple, a D 0, b D 1, c D 0 définissent ladroite d’équation y D 0, qui est l’axe des x ; a D 1, b D �1, c D 0, dé-finissent la droite d’équation x D y qui est la bissectrice de l’angle entrela partie positive de l’axe des x et la partie positive de l’axe des y. Dela même manière, les équations du second degré définissent les « sectionsconiques » :

    x2 C y2 D r2 cercle centré à l’origine de rayon r ,.x � a/2 C .y � b/2 D r2 cercle de centre .a; b/ de rayon r ,x2

    a2C y2

    b2D 1 ellipse,

    etc.

    L’approche naïve de la géométrie analytique consisterait à débuterpar des notions purement « géométriques » — point, droite, etc. — età les traduire ensuite dans le langage des nombres. Le point de vuemoderne est à l’opposé. On commence par l’ensemble de tous les couplesde nombres x, y et l’on appelle chacun de ces couples un point, car nouspouvons, si nous le souhaitons, interpréter ou visualiser un tel couplede nombres grâce au concept familier de point géométrique. De même,on dit qu’une équation linéaire en x et y définit une droite. Un telglissement de l’aspect intuitif vers l’aspect analytique de la géométrieconduit à un traitement simple et pourtant rigoureux des points à l’infinien géométrie projective, et il est indispensable pour une compréhensionplus approfondie de l’ensemble du sujet. Pour les lecteurs possédant uncertain entraînement, nous donnons ci-dessous une description de cetteapproche.

    *2. Coordonnées homogènes. La base algébrique de la dualité

    En géométrie analytique ordinaire, les coordonnées rectangulairesd’un point du plan sont les distances orientées de ce point à deux axesperpendiculaires. Ce système ne tient plus pour les points à l’infini dansle plan étendu de la géométrie projective. Par conséquent, si l’on souhaiteappliquer les méthodes analytiques à la géométrie projective, il faut trou-ver un système de coordonnées qui s’appliquera aux points idéaux comme

  • 226 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    aux points ordinaires. Un tel système de coordonnées sera introduit de lameilleure façon en supposant le plan donné � plongé dans un espace dedimension trois muni d’un repère .O; x; y; z/ (où les coordonnées rectan-gulaires x, y, z, sont les distances orientées d’un point aux trois plans decoordonnées définis par les axes .O; x/, .O; y/ et .O; z/). Le plan � estpris parallèlement au plan .O; x; y/, à une distance égale à 1 au-dessus delui, de sorte que tout point P de � sera doté des coordonnées de dimen-sion trois .X;Y; 1/. Si l’on prend l’origine O du système de coordonnéescomme centre de projection, chaque point P détermine une unique droitepassant par O, et réciproquement. (Les droites passant par O et parallèlesà � correspondent aux points à l’infini de � , voir p. 212.)

    Y

    P.X;Y; 1/

    x

    y

    z

    .x; y; z/

    . x; y; z/

    .tx; ty; tz/

    X

    O

    XY

    Fig. 93. Coordonnées homogènes.

    Décrivons maintenant les points de � au moyen d’un système de « co-ordonnées homogènes ». Pour déterminer les coordonnées homogènesd’un point ordinaire P de � , on considère la droite passant par O et P et onchoisit sur cette droite un point Q quelconque, différent de O (fig. 93). Ondit alors que les coordonnées ordinaires x; y; z de Q sont les coordonnéeshomogènes de P. En particulier, les coordonnées .X;Y; 1/ de P lui-mêmesont un ensemble de coordonnées homogènes de P. Tout autre ensemblede nombres .tX; tY; t / avec t ¤ 0 sera également un ensemble de coor-données homogènes de P, puisque les coordonnées de tous les points de ladroite OP différents de O auront cette forme. (On a exclu le point .0; 0; 0/

  • [§6, *2] coordonnées homogènes. la base algébrique de la dualité 227

    puisqu’il est sur toutes les droites passant par O et ne permet donc pas deles distinguer les unes des autres.)

    Cette façon d’introduire les coordonnées dans le plan nécessite troisnombres au lieu de deux pour préciser la position d’un point. Elle acomme autre inconvénient le fait que les coordonnées d’un point nesont pas déterminées de manière unique, mais seulement à un facteurarbitraire t près. Mais elle a le grand avantage de permettre d’attribuerdes coordonnées aux points à l’infini de � . Un point à l’infini P estdéterminé par une droite passant par O et parallèle à � . Tout point Q decette droite aura des coordonnées de la forme .x; y; 0/. Par conséquent lescoordonnées homogènes d’un point à l’infini de � sont de la forme .x; y; 0/.

    Il est facile de déterminer l’équation en coordonnées homogènesd’une droite de � en constatant que les droites joignant O aux pointsde cette droite sont situées dans un plan passant par O. La géométrieanalytique a montré que l’équation d’un plan est de la forme

    ax C by C cz D 0:

    C’est par conséquent l’équation en coordonnées homogènes d’une droitede � .

    Étant donné que le modèle géométrique des points de � , identifiésaux droites passant par O, a servi son objectif, on peut maintenant lemettre de côté et donner une définition purement analytique du planétendu :

    Un point est un triplet ordonné de nombres réels .x; y; z/, non tousnuls. Deux triplets .x1; y1; z1/ et .x2; y2; z2/ définissent le même point s’ilexiste t ¤ 0 tel que

    x2 D tx1y2 D ty1z2 D tz1

    En d’autres termes, on peut multiplier les coordonnées de n’importe quelpoint par n’importe quel facteur non nul sans modifier le point. (C’estpour cela qu’on les appelle coordonnées homogènes.) Un point .x; y; z/est un point ordinaire si z ¤ 0 ; si z D 0, c’est un point à l’infini.

    Une droite de � est constituée de tous les points .x; y; z/ qui satisfontune équation linéaire de la forme

    .10/ ax C by C cz D 0;

  • 228 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    où a, b, c sont trois constantes quelconques, non toutes nulles. En particu-lier, les points à l’infini de � satisfont tous l’équation linéaire

    .2/ z D 0:C’est par définition une droite, et cette droite est appelée la droite à l’infinide � . Puisqu’une droite est définie par une équation de la forme .10/, letriplet de nombres .a; b; c/ est appelé coordonnées homogènes de la droite.10/. Il en découle que, pour tout t ¤ 0, .ta; tb; tc/ sont également descoordonnées homogènes de la droite .10/, puisque l’équation

    .3/ .ta/x C .tb/y C .tc/z D 0est satisfaite par les mêmes triplets de coordonnées .x; y; z/ que .10/.

    On observe, dans ces définitions, une parfaite symétrie entre pointset droites : chacun est spécifié par trois coordonnées homogènes .u; v; w/.La condition pour que le point .x; y; z/ soit sur la droite .a; b; c/ est

    ax C by C cz D 0;et c’est également la condition pour que le point de coordonnées .a; b; c/soit sur la droite de coordonnées .x; y; z/. Par exemple, l’identité arithmé-tique

    2 � 3C 1 � 4 � 5 � 2 D 0peut tout aussi bien s’interpréter comme : le point .3; 4; 2/ est sur la droite.2; 1;�5/ ou le point .2; 1;�5/ est sur la droite .3; 4; 2/. Cette symétrieest la base de la dualité entre un point et une droite en géométrie projec-tive, car toute relation entre points et droites devient une relation entredroites et points, lorsque les coordonnées sont convenablement réinter-prétées. Dans cette nouvelle interprétation, les coordonnées précédentesdes points et des droites sont considérées comme représentant respective-ment des droites et des points. Toutes les opérations et tous les résultatsalgébriques restent les mêmes, et leur interprétation donne la contrepar-tie duale du théorème d’origine. Cette dualité n’est plus possible dans leplan ordinaire à deux coordonnées X, Y, puisque l’équation d’une droiteen coordonnées ordinaires

    aXC bYC c D 0n’est pas symétrique en X;Y et a; b; c. Le principe de dualité n’est parfai-tement établi que si l’on inclut les points et la droite à l’infini.

    Pour passer des coordonnées homogènes x; y; z d’un point ordinaire P du plan � à descoordonnées rectangulaires ordinaires, il suffit de poser X D x=z, Y D y=z. Alors X;Y

  • [§7] problèmes de constructions avec la règle seule 229

    représentent les distances du point P à deux axes perpendiculaires de � parallèles aux axesOx et Oy (fig. 93). Nous savons qu’une équation de la forme

    aXC bYC c D 0représente une droite de � . En remplaçant X par x=z, Y par y=z et en multipliant par z,on trouve que l’équation de la même droite en coordonnées homogènes est, comme il estdit p. 227,

    axC by C cz D 0:Par conséquent, l’équation de la droite 2x�3yCz D 0 est 2X�3YC1 D 0 en coordonnéesrectangulaires ordinaires X;Y. Bien sûr, cette dernière équation n’est pas vérifiée par lepoint à l’infini de cette droite, dont l’un des ensembles de coordonnées homogènes est.3; 2; 0/.

    Il reste une chose à préciser. On est parvenu à une définition purement analytique dupoint et de la droite, mais qu’en est-il de la notion tout aussi importante de transformationprojective ? On peut démontrer qu’une transformation projective d’un plan sur un autre,comme on l’a définie p. 201, peut se définir analytiquement par un système d’équationslinéaires,

    .4/

    x0 D a1xC b1y C c1zy0 D a2xC b2y C c2zz0 D a3xC b3y C c3z

    reliant les coordonnées homogènes x0; y0; z0 des points du plan � 0 aux coordonnés homo-gènes x; y; z des points du plan � . De ce point de vue, on peut maintenant définir unetransformation projective par la donnée d’un système d’équations linéaires de la forme (4).Les théorèmes de géométrie projective deviennent alors des théorèmes relatifs aux trans-formations des triplets numériques soumis à ces relations. Par exemple, la démonstrationde l’invariance du birapport de quatre points alignés par une transformation projectivedevient un simple exercice d’algèbre sur les équations linéaires. On ne détaillera pas davan-tage cette procédure analytique. Revenons plutôt aux aspects plus intuitifs de la géométrieprojective.

    §7. Problèmes de constructions avec la règle comme seul instrument

    Dans les constructions qui vont suivre, il est entendu qu’on utilisera la règle commeseul outil.

    Les problèmes 1 à 18 sont recensés dans un article de J. Steiner, dans lequel il démontrequ’on peut se passer de compas dans les constructions géométriques si on se donne uncercle et son centre (voir ch. III, p. 183). On conseille au lecteur de résoudre ces problèmesdans l’ordre donné.

    Un système de quatre droites a, b, c, d passant par un point P est appelé harmoniquesi le birapport .abcd/ vaut �1. On dit alors que a et b sont conjugués par rapport à c et d ,et inversement.

    1) Démontrer que si, dans un système harmonique de quatre droites a, b, c, d , le rayona est la bissectrice de l’angle entre c et d , alors b est perpendiculaire à a.

    2) Construire la quatrième droite harmonique de trois droites données passant par unpoint. (Indication : utiliser le théorème sur le quadrilatère complet.)

    3) Construire le quatrième point harmonique de trois points d’une droite.4) Si un angle droit et un angle arbitraire donnés ont leur sommet et un côté en

    commun, doubler l’angle arbitraire donné.

  • 230 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    5) Étant donnés un angle et sa bissectrice b, construire la perpendiculaire à b passantpar le sommet P de l’angle donné.

    6) Démontrer que si les droites l1; l2; l3; : : : ; ln passant par un point P coupent unedroite a aux points A1;A2; : : : ;An, et une droite b aux points B1;B2; : : : ;Bn, alorsles points intersections de tous les couples de droites du type AiBk et AkBi (i ¤ k,i; k;D 1; 2; : : : ; n) se trouvent sur une même droite.

    7) Démontrer que si une parallèle au côté BC d’un triangle ABC coupe AB en B0 etAC en C0, alors la droite joignant A à l’intersection D de B0C et C0B, coupe BC en sonmilieu.

    7a) Énoncer et démontrer la réciproque de 7.8) Sur une droite l , on donne trois points P, Q, R tels que Q soit le milieu du segment

    PR. Construire la parallèle à l passant par un point S donné.9) Étant données deux droites parallèles l1, l2, couper en son milieu un segment donné

    AB de l1.10) Mener par un point P donné la parallèle à deux droites parallèles l1 et l2 données.

    (Indication : réduire 9 à 7 en utilisant 8.)11) Steiner donne la solution suivante au problème de la duplication d’un segment de

    droite AB donné, lorsqu’une parallèle l à AB est donnée : par un point C qui n’est ni surl ni sur la droite AB, mener CA coupant l en A1, et CB coupant l en B1. Tracer alors(voir 10) la parallèle à l passant par C, qui rencontre BA1 en D. Si DB1 rencontre AB enE, alors AE D 2AB.

    Démontrer cet énoncé.12) Diviser un segment AB en n parties égales si une parallèle l à AB est donnée.

    (Indication : considérer d’abord un segment arbitraire de l , et construire le n-ième multiplede ce segment en utilisant 11.)

    13) Étant donné un parallélogramme ABCD, mener par un point P la parallèle à unedroite l . (Indication : appliquer 10 au centre du parallélogramme et utiliser 8.)

    14) Étant donné un parallélogramme, multiplier un segment donné par n. (Indication :utiliser 13 et 11.)

    15) Étant donné un parallélogramme, diviser un segment donné en n parties égales.16) Si un cercle et son centre sont donnés, mener par un point donné la parallèle à une

    droite donnée. (Indication : utiliser 13.)17) Si un cercle et son centre sont donnés, multiplier et diviser un segment donné par n.

    (Indication : utiliser 13.)18) Étant donnés un cercle et son centre, mener par un point donné, la perpendiculaire

    à une droite donnée. (Indication : utiliser un rectangle inscrit dans le cercle donné etpossédant deux côtés parallèles à la droite donnée, puis se ramener à ce qui précède.)

    19) En utilisant les résultats des problèmes 1 à 18, quels sont les problèmes deconstruction élémentaire que l’on peut résoudre si l’on a pour seul outil une règle dotéede deux côtés parallèles ?

    20) Deux droites données l1 et l2 se coupent en un point P en dehors de la feuillede papier. Construire la droite joignant un point Q donné à P. (Indication : compléter leséléments donnés dans la figure du théorème de Desargues dans le plan, de manière que Pet Q deviennent les intersections des côtés correspondants des deux triangles du théorèmede Desargues.)

    21) Construire la droite reliant deux points donnés dont la distance est plus grandeque la longueur de la règle utilisée. (Indication : utiliser 20.)

    22) Deux points P et Q placés en dehors de la feuille de papier sont déterminés pardeux couples de droites l1, l2 et m1, m2 passant par P et Q, respectivement. Construirela partie de la droite PQ située sur la feuille de papier. (Indication : pour obtenir un pointde PQ, compléter les éléments donnés dans la figure du théorème de Desargues de sorte

  • [§8] coniques et quadriques 231

    qu’un triangle ait deux de ses côtés sur l1 et m1 et que l’autre ait ses côtés correspondantssur l2 et m2.)

    23) Résoudre 20 à l’aide du théorème de Pascal (p. 221). (Indication : compléter leséléments donnés dans la figure du théorème de Pascal, en utilisant l1; l2 comme deux côtésopposés de l’hexagone, et Q comme point d’intersection de deux autres côtés opposés.)

    *24) Deux droites situées entièrement en dehors de la feuille de papier sont chacunedonnées par deux couples de droites se coupant en des points de ces droites situées endehors du papier. Déterminer leur point d’intersection au moyen de deux droites passantpar celui-ci.

    §8. Coniques et quadriques

    1. Géométrie métrique élémentaire des coniques

    On ne s’est préoccupé jusqu’à présent que de points, de droites, deplans et de figures formées au moyen de ces éléments. Si la géométrie pro-jective se réduisait à l’étude de telles figures « linéaires », elle n’aurait quepeu d’intérêt. Il est fondamental de savoir que la géométrie projective nese limite pas à l’étude des figures linéaires, mais qu’elle comprend égale-ment celle de toutes les sections coniques et de leur généralisation auxdimensions supérieures. Le traitement métrique par Apollonius, des sec-tions coniques — ellipses, hyperboles et paraboles —, plus courammentappelées coniques, fut l’une des grandes réalisations mathématiques del’Antiquité. Le rôle des coniques dans les mathématiques pures et les ap-plications est immense (par exemple, les orbites des planètes et celles desélectrons de l’atome d’hydrogène sont des coniques). Il n’est donc pasétonnant que la théorie grecque classique des coniques soit encore unepartie indispensable de l’enseignement mathématique. Mais l’évolutionde la géométrie ne s’est pas arrêtée avec les Grecs ; les importantes pro-priétés projectives des sections coniques furent découvertes deux milleans plus tard. En dépit de la simplicité et de la beauté de ces proprié-tés, l’inertie académique les a, jusqu’aujourd’hui, tenues à l’écart du pro-gramme d’enseignement des lycées.

    Commençons par rappeler les définitions métriques des sections co-niques. Il y a diverses définitions, dont on prouve l’équivalence dans lescours de géométrie élémentaire. Les plus courantes font référence auxfoyers. On définit l’ellipse comme le lieu géométrique des points P duplan dont la somme des distances r1, r2 à deux points fixes F1, F2, lesfoyers, est constante. (Si les deux foyers coïncident, la figure est un cercle.)L’hyperbole est définie comme le lieu des points P du plan, pour lesquelsla valeur absolue de la différence r1 � r2 est constante. La parabole est

  • 232 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    définie comme le lieu géométrique des points P pour lesquels la distancer à un point fixe F et la distance à une droite l donnée, sont égales.

    En termes de géométrie analytique, ces courbes peuvent toutes êtresdéfinies par des équations du second degré en x et y. Il n’est pas difficilede démontrer que, réciproquement, toute courbe définie analytiquementpar une équation du second degré :

    ax2 C by2 C cxy C dx C ey C f D 0

    est l’une des trois coniques, ou une droite, ou la réunion de deux droites,ou un point ou encore est imaginaire. On le démontre habituellementdans les cours de géométrie analytique en introduisant un nouveau sys-tème de coordonnées, convenablement choisi.

    Ces définitions des coniques sont essentiellement métriques, puis-qu’elles utilisent la notion de distance. Mais il existe une autre définitionqui les rattache à la géométrie projective : les sections coniques sont sim-plement les projections d’un cercle sur un plan. Si on projette un cercle Csur un plan � à partir d’un point O, alors les droites de projection forme-ront alors un cône double infini, et la projection de C sera l’intersectionde ce cône avec le plan � . Cette intersection sera une ellipse ou une hyper-bole selon que le plan coupe une ou les deux portions du cône. On auraune parabole si � est parallèle à l’une des droites passant par O (fig. 94).

    Fig. 94. Sections coniques

    Le cône de projection n’a pas besoin d’être un cône droit, c’est-à-direun cône dont le sommet O est à la perpendiculaire du centre du cercle C ; ilpeut aussi être oblique. Dans tous les cas, nous l’admettrons, l’intersection

  • [§8, 1] géométrie métrique élémentaire des coniques 233

    du cône et du plan sera une courbe dont l’équation est du second degré ;réciproquement, toute courbe définie par une équation du second degrépeut être obtenue à partir d’un cercle au moyen d’une projection du typeindiqué. C’est pour cette raison que les courbes du second degré sontappelées sections coniques.

    F1

    K1

    K2

    P

    Q1

    Q2

    S1

    S2

    F2

    Fig. 95. Sphères de Dandelin

    Lorsque le plan ne rencontre qu’une seule des deux portions d’uncône droit, la courbe d’intersection E est une ellipse, comme nous l’avonsdit. On peut démontrer que E satisfait la définition focale habituelle del’ellipse, donnée plus haut, au moyen d’un argument simple, mais beau,proposé en 1822 par le mathématicien belge Germinal Pierre Dandelin. Ilintroduit dans sa démonstration, deux sphères, S1 et S2 (fig. 95), tangentesau plan � aux points F1 et F2 respectivement, et tangentes au cône le longdes cercles parallèles K1 et K2. On relie un point quelconque P de E à F1et F2 et on trace la droite joignant P au sommet O du cône. Cette droiteest entièrement sur la surface du cône et coupe les cercles K1 et K2 auxpoints Q1 et Q2. Puisque PF1 et PQ1 sont deux tangentes à S1 issues dumême point P, on a

    PF1 D PQ1:De même,

    PF2 D PQ2:

  • 234 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    En additionnant ces deux égalités on obtient

    PF1 C PF2 D PQ1 C PQ2:

    Mais PQ1 C PQ2 D Q1Q2, qui est la distance entre les cerclesparallèles K1 et K2 le long de la surface du cône. Cette distance est,par conséquent, indépendante du choix particulier du point P de E. Larelation qui en résulte,

    PF1 C PF2 D const.

    pour tous les points P de E, est précisément la définition focale d’uneellipse. Donc E est une ellipse et F1, F2 sont ses foyers.

    Exercice. Lorsqu’un plan coupe les deux portions du cône, la courbe d’intersection estune hyperbole. Le démontrer en introduisant une sphère dans chaque portion du cône.

    2. Propriétés projectives des coniques

    À partir de ce que l’on vient d’établir, on adoptera la définitionprovisoire suivante : une conique est la projection d’un cercle sur un plan.Cette définition est plus conforme à l’esprit de la géométrie projectiveque ne l’est la définition focale habituelle, qui repose entièrement sur lanotion métrique de distance, mais elle n’échappe pas non plus à ce défaut,puisque le « cercle » est aussi une notion de géométrie métrique. On vadonner, dans un instant, une définition purement projective des coniques.

    a bc

    da0

    b0c0 d 0

    A

    BC

    D

    OO0

    Fig. 96. Birapport sur un cercle

  • [§8, 2] propriétés projectives des coniques 235

    Puisqu’une conique n’est rien d’autre que la projection d’un cercle,puisque, autrement dit, le mot « conique » désigne toute courbe de laclasse projective du cercle (voir p. 219), toute propriété du cercle inva-riante par projection s’appliquera aussi à toute conique. Un cercle a la pro-priété (métrique) bien connue que de tout point O du cercle, on voit tou-jours un arc donné AB sous le même angle. Dans la figure 96, l’angle 1AOBest indépendant de la position de O. On peut mettre cette propriété en re-lation avec la notion projective de birapport en considérant, non pas deuxpoints A et B, mais quatre points A, B, C, D du cercle. Les quatre droitesa, b, c, d joignant ces points à un cinquième point O du cercle auront un bi-rapport .abcd/ qui ne dépendra que des angles 1COA, 1COB, 1DOA, 1DOB.Si nous relions A, B, C, D à un autre point O0 du cercle, nous obtenonsquatre droites a0, b0, c0, d 0. D’après la propriété du cercle que l’on vientde mentionner, les deux quadruplets de droites seront « congruents � ». Ilsauront donc le même birapport : .a0 b0 c0 d 0/ D .a b c d/. Si l’on projette àprésent le cercle en une conique K quelconque, on obtient quatre pointsde K, appelés de nouveau A, B, C, D, deux autres points O, O0 ainsi queles deux quadruplets de droites a, b, c, d et a0, b0, c0, d 0. Ces quadrupletsne seront pas congruents, puisque l’égalité des angles n’est généralementpas conservée par projection. Mais puisque le birapport est invariant parprojection, l’égalité .a0 b0 c0 d 0/ D .a b c d/ sera préservée. Cela conduitau théorème fondamental : si quatre points donnés A, B, C, D d’une co-nique K sont reliés à un cinquième point O de K par les droites a, b, c, d ,alors le birapport .a b c d/ ne dépend pas de la position de O sur K (fig. 97).

    ab

    cd a0

    b0c0 d 0

    A

    BC

    D

    OO0

    Fig. 97. Birapport sur une ellipse

    Ce résultat est remarquable. On savait déjà que quatre points donnés

    �Un système de quatre droites concourantes a; b; c; d est dit congruent à un autre sys-tème a0; b0; c0; d 0 si les angles entre deux droites du premier système, quelles qu’elles soient,sont égaux et ont la même orientation que les angles entre les deux droites correspondantesdu second système.

  • 236 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    sur une droite apparaissent sous le même birapport quand on les voit d’uncinquième point O. Ce théorème est à la base de la géométrie projective.On vient de voir que la même chose est vraie pour quatre points d’uneconique, à une condition : le cinquième point n’est plus absolument libredans le plan, il doit rester sur la conique donnée (sur laquelle il esttoujours libre de se déplacer).

    Il n’est pas difficile de démontrer la réciproque de ce résultat, sousla forme suivante : s’il existe deux points O, O0 d’une courbe K, telsque chaque quadruplet A, B, C, D de points de K soit vu sous le mêmebirapport à partir de O et O0, alors K est une conique (et donc A, B, C,D sont vus sous le même birapport à partir de n’importe quel troisièmepoint O00 de K). La démonstration ne sera pas faite ici.

    Ces propriétés projectives des coniques induisent une méthode géné-rale de construction des coniques. On désigne par faisceau de droites lesystème de toutes les droites d’un plan passant par un point O donné (ondit aussi issues de O). Considérons les faisceaux issus de deux points Oet O0 d’une conique K. On peut établir une correspondance biunivoqueentre les droites du faisceau O et celles du faisceau O0 en associant unedroite a de O à une droite a0 de O0 chaque fois que a et a0 se coupent enun point A de la conique K. Alors quatre droites a, b, c, d du faisceau Oauront le même birapport que les quatre droites correspondantes a0, b0,c0, d 0 de O0. Toute correspondance biunivoque entre deux faisceaux dedroites qui possède cette propriété est appelée correspondance projective.(Cette définition est visiblement duale de la définition d’une correspon-dance projective entre deux points de deux droites, donnée p. 211). À par-tir de cette définition, on peut maintenant dire que la conique K est le lieudes intersections des droites correspondantes de deux faisceaux en corres-pondance projective. Ce théorème est à la base d’une définition purementprojective des coniques : une conique est le lieu des intersections des droitescorrespondantes de deux faisceaux en correspondance projective �. Il esttentant de poursuivre plus avant dans la théorie des coniques, à partir decette définition, mais nous nous limiterons à quelques remarques.

    On peut obtenir des faisceaux en correspondance projective de lamanière suivante. Projetons tous les points P d’une ligne droite l à partirde deux centres différents O et O00 ; faisons correspondre entre elles lesdroites a et a00 des deux faisceaux de projection qui se rencontrent surl (fig. 98). On obtient ainsi une correspondance projective entre les deuxfaisceaux. Au moyen d’un déplacement (translation ou rotation) amenonsmaintenant le faisceau O00 à une position quelconque O0. Le faisceau O0

    �Ce lieu peut, dans certains cas, se réduire à une droite (fig. 98).

  • [§8, 2] propriétés projectives des coniques 237

    a b cd

    a00

    b00c00 d 00

    O

    O00

    Fig. 98. Schéma préliminaire à la construction de faisceaux en correspondanceprojective

    ainsi obtenu sera en correspondance projective avec O. De plus, toutecorrespondance projective entre deux faisceaux peut s’obtenir de cettefaçon. (Ce résultat est le dual de celui de l’exercice 1, page 211.) Si lesfaisceaux O et O0 sont congruents, on obtient un cercle. Si les anglessont égaux, mais de sens opposés, la conique est une hyperbole équilatère(fig. 99).

    O

    O0

    O

    O0

    Fig. 99. Cercle et hyperbole équilatère engendrés par des faisceaux en correspon-dance projective

  • 238 chapitre iv. géométrie projective. axiomatique

    On peut remarquer que le lieu des points d’intersection peut être unedroite, comme dans la figure 98. Dans ce cas, la droite OO00 se correspondà elle-même, et tous les points de OO00 doivent aussi être considéréscomme appartenant au lieu. On obtient une conique dégénérée forméede deux droites (c’est-à-dire une section de cône par un plan passant parle sommet).

    Exercices. 1) Dessiner des ellipses, des hyperboles et des paraboles au moyen de fais-ceaux projectifs. (Il est fortement conseillé au lecteur de s’exercer à de telles constructions.Elles l’aideront à comprendre.)

    2) Soient cinq points O, O0 A, B, C d’une conique K inconnue. Construire le secondpoint d’intersection D de K et d’une droite d donnée passant par O. (Indication : considérerles droites a, b, c issues de O définies par OA, OB, OC et de même les droites a0, b0, c0issues de O0. Tracer la droite d passant par O et construire la droite d 0 passant par O0 desorte que .abcd/ D .a0b0c0d 0/. Alors l’intersection de d et d 0 est nécessairement un pointde K.)

    3. Les coniques en tant que courbes de droites

    La notion de tangente à une conique est une notion de géométrieprojective car une tangente à une conique est une droite qui rencontre laconique en un seul point, et cette propriété est invariante par projection.Les propriétés projectives des tangentes aux coniques reposent sur lethéorème fondamental suivant : le birapport des points d’intersection dequatre tangentes données à une conique avec une cinquième tangente est lemême quelle que soit la position de la cinquième tangente.

    La démonstration de ce théorème est très simple. Puisqu’une coniqueest la projection d’un cercle et que l’énoncé ne