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Guy Debord Voci per l’Encyclopédie des Nuisances La grande biblioteca di Omar Wisyam Volume n. 3

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Guy Debord

Voci per l’Encyclopédie

des NuisancesLa grande biblioteca di Omar Wisyam

Volume n. 3

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Voci per l’Encyclopédie des Nuisances

Abat-Faim (1)

Guy Debord à l’ Encyclopédie des Nuisances

Lundi 16 septembre [1985]

Chers amis,

Nous avons reçu, en rafale, les livres — pour jeunes ou plus vieux lecteurs —, les textes, les photos,les pommes, la confiture, etc., etc. Combien de beaux présents vois-je ici assemblés… Ô splendidenouveau monde qui compte de pareils châtelains !

La note sur le détracteur de Machiavel va bien, sauf la septième ligne, qui est obscure. Mais, sur 

un plan plus générai, je crois que les camarades Encyclopédistes devraient tenir une réunion detravail sur le thème «Ne doit-on pas prendre garde à limiter un peu, en quantité, le recours au ton del’ironie ?» Vous maniez volontiers l’ironie parce que vous l’employez avec talent, et avec plaisir. Etparce qu’il y a vraiment de quoi, certes ! Mais voici les arguments contre, non au sens absolu, biensûr : 1) L’ironie tout au long d’un texte tend généralement à des phrases plus longues, comportantplus de relatives, et d’allusions. Toutes choses égales d’ailleurs, elle demande plus de culture chezle lecteur. 2) Elle fait un effet plus puissant par saccades qu’à jet continu (on doit faire du reste lamême remarque pour les injures directes, qui sont le contraire de l’ironie). 3) Notre époque, par bêtise et inculture, et même plus profondément par sa manière mécanique de ne plus concevoir qu’une adhésion positive à tout ce qui est là, ne comprend guère l’ironie ; et, tendanciellement , esten train d’en perdre la dimension, le concept. 4) L’ironie est un peu dépassée, objectivement, par la

grossièreté unilatérale de la marche du monde vers sa perte. 5) Enfin, et ici nous retrouvons lasignificative question des «aigris», votre ironie, vu les nuisances dont vous parlez, sera forcémentamère, doit l’être, et en ce sens risque de ne pas désespérer l’ennemi comme c’eût été le cas voilàcent ans, ou même vingt. L’ennemi n’a plus aucun terrain commun avec vous, même sur le plan dela logique formelle. Il se dira : pendant que les mécontents ironisent aigrement, nous polluonschaque jour davantage le monde, nous le modernisons foutrement, et nous en tirons jusqu’à 25.000N.F. par mois, sans compter un colloque semestriel à Tokyo et à Los Angeles. C’est fibré, ça !

Au profit de quel ton faudrait-il modérer la place de l’ironie ? C’est simple. Le ton qui doit assezvite se voir en expansion scandaleuse dans l’Encyclopédie doit fatalement être la critique à lahache (Nietzsche aurait dit «à coups de marteau»), la dénonciation menaçante, l’invective, laprophétie ad hominem. Enfin, il faut se vanter de les avoir démasqués, et déjà par là de les mettregrandement en danger . Le syllogisme est simple : personne, nulle part, ne dit ce que nous disons. Ilfaut donc qu’il y ait un intérêt vital à cacher de si importantes évidences. Or, nous, nous avonsréussi à les dire, pour leur malheur . 

Pour réécrire Abat-faim, c’est très facile. Il n’y a qu’à tourner en harmonieux exposé discursif ce quiest fait de notes télégraphiques et de parenthèses (rien qu’en s’interdisant dans ce texte l’emploid’une seule parenthèse, tout son ordre est changé).

J’aimerais recevoir le «calendrier provisoire» des futurs concepts traités, qu’évoque la quatrièmelivraison d’EdN .

Nous partirons d’ici au début de la semaine prochaine, pour Arles. Vers le 15 ou le 20 octobre,nous irons à Paris. Si vous êtes là et si, comme probable, nous voyageons en voiture, nous pourronsfaire un crochet par votre fief.

Amitiés,

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Guy

P.-S. : Madame de Changaï a conclu qu’elle devait avoir un faux numéro de téléphone pour Besanceuil. Réécrivez-nous le vrai.

ABAT-FAIM

On sait que ce terme a désigné une «pièce de résistance qu’on sert d’abord pour apaiser, abattre lapremière faim des convives» (Larousse). Hatzfeld et Darmesteter, dans leur renommé dictionnaire,le qualifient de «vieilli». Mais l’histoire est maîtresse infaillible des dictionnaires. Avec les récentsprogrès de la technique, la totalité de la nourriture que consomme la société moderne en est venue

à être constituée uniquement d’abat-faim.

Dégradation extrême de la nourriture. D’abord, le goût. Produit de la chimie s’imposantmassivement dans l’agriculture et l’élevage ; secondairement, de certains emplois rentables desnouvelles pratiques de conservation (congélation, et passage rapide à la décongélation) ousimplement possibilité de stockage dans n’importe quelles conditions (bières). Logique de lamarchandise : poursuite quantitative de toute économie de temps, et des frais dans la main-d’œuvreou le matériau (lesquels facteurs diminuent d’autant le profit). Le qualitatif ne compte pas, icicomme ailleurs. On y substitue diverses réclames idéologiques, des lois étatiques imposées soi-disant au nom de l’hygiène, ou simplement de l’apparence garantie (fruits calibrés), pour favoriser 

évidemment la concentration de la production ; laquelle véhiculera au mieux le poids normatif dunouveau produit infect. À la fin du processus, le monopole sur le marché vise à ne laisser de choixqu’entre l’abat-faim et la faim elle-même.

L’utilité essentielle de la marchandise moderne est d’être achetée (c’est ainsi que par un de cesmiracles dont elle a le secret, et par la médiation du capital, elle peut «créer des emplois» !). Et nonplus dorénavant d’être consommée, digérée. La saveur, l’odeur, le tact même sont abolis au profitdes leurres qui égarent en permanence la vue et les oreilles. D’où le recul général de la sensualité,qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle (qui commence à la racine avecla perte de la lecture et de la plus grande partie du vocabulaire). Pour  l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’a plus aucune sorte d’importance :c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus, voter Fabius ou lire Bernard-Henri Lévy.

Le phénomène qui est mondial, qui affecte d’abord tous les pays économiquement avancés, et quiréagit aussitôt sur les pays soumis à l’arriération du même processus, peut être daté avec précision.Quoique annoncé par des modifications graduelles, le tournant se manifeste très brusquement endeux ou trois années. Il s’est produit en France, par exemple, autour de 1970 (environ dix ans plustôt dans l’Europe du Nord, dix ans plus tard dans l’Europe du Sud).

La bourgeoisie avait dit longtemps : «Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus» (Marx). Elle ditmaintenant : «Il y a eu du goût, mais il n’y en a plus.» Tel est le dernier « look » de la société duspectacle, et tout «look » individuel, si branché qu’il se veuifle, ne peut être branché que sur elle ;car c’est elle qui tient tout le réseau.

Avait-on voulu en venir là ? Autrefois, personne. Depuis les physiocrates, le projet bourgeois aété explicitement d’améliorer, quantitativement et qualitativement, les produits de la terre (que l’on

savait relativement plus immuables que les produits de l’industrie). Ceci a été effectivement réalisépendant tout le XIXe siècle et au-delà. Les critiques du capitalisme se sont parfois préoccupésdavantage de qualité plus grande. Fourier particulièrement, très favorable aux plaisirs et aux

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passions, et grand amateur de poires, attendait du règne de l’harmonie pour bientôt un progrès desvariétés gustarives de ce fruit. Sur ce point, il s’est trompé.

Les nuisances de l’abat-faim ne se bornent pas à tout ce qu’il supprime, mais s’étendent à tout cequ’il apporte avec lui par le fait même qu’il existe (ce schéma s’applique à chaque productionnouvelle du vieux monde). La nourriture qui a perdu son goût se donne en tout cas pour 

parfaitement hygiénique, diététique, saine, par rapport aux aventures risquées dans les formes pré-scientifiques d’alimentation. Mais elle ment cyniquement. Elle contient une invraisemblable dosede poisons (la célèbre Union Carbide usine ses puissants produits pour l’agriculture), mais ensurplus elle favorise toutes sortes de carences (par la suppression d’oligo-éléments, etc.) dont onmesure les résultats après la fête dans la santé publique. Le licite dans le traitement del’alimentation, quoique épouvantable, s’accompagne en prime d’une part d’illicite toléré, et dufranchement illicite qui existe quand même (doses d’hormones dépassées dans le veau, etc.). On saitque le principal cancer répandu aux États-Unis n’est pas celui qui fait ses délices des poumons dufumeur de tabac pollué ou de l’habitant des villes plus polluées encore, mais celui qui ronge lestripes du président Reagan, et des soupeurs de son espèce.

Cette grande pratique de l’abat-faim est également responsable de la famine chez les peuples

périphériques plus absolument soumis, si l’on ose dire, au système capitaliste mondial. La techniqueen est simple : les cultures vivrières sont éliminées par le marché mondial, et les paysans des paysdits sous-développés sont magiquement transformés en chômeurs dans les bidonvilles en expansiongalopante d’Afrique ou d’Amérique latine. On n’ignore pas que le poisson que pêchaient etmangeaient en quantité les Péruviens est maintenant accaparé par les propriétaires des économiesavancées, pour en nourrir les volailles qu’ils répandent là sur ce marché (pour effacer le goût dupoisson, sans évidemment restaurer quelque autre goût que ce soit, on a besoin d’acroléine, produitchimique fort dangereux, que les habitants de Lyon, au milieu desquels on le fabrique, neconnaissent pas — tant comme consommateurs que comme voisins du producteur ; mais qu’ils nemanqueront pas de connaître un de ces jours, sous une catastrophique lumière). Les spécialistes dela faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent main dans la main avec d’autresspécialistes qui s’emploient à faire croire qu’ici règnent les délices abondantes d’on ne sait vraimentquelle «grande bouffe», idée dont se gobergent quelque peu les cadres moyens, et tous ceux quiveulent croire à leur bonheur «promotionnel») nous communiquent les résultats de leurs calculs : laplanète produirait encore bien assez de céréales pour que personne n’y souffre de la faim, mais cequi trouble l’idylle, c’est que les «pays riches» consomment abusivement la moitié de ces céréalespour l’alimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande deboucherie qui a été ainsi engraissée vite aux céréales, peut-on parler de «pays riches» ? Sûrementnon. Ce n’est pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu’une partie de la planète doit mourir de la famine ; c’est pour nous faire vivre dans la boue ; mais l’électeur aime qu’on le flatte, en luirappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d’autres pays perdus l’engraissent

avec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l’électeur, dansce discours, c’est qu’on lui dise qu’il vit richement. Il aime à le croire.Non seulement le médicament, mais la nourriture, comme tant d’autres choses, sont devenus des

secrets de l’État . On se souvient qu’une des plus fortes objections contre la démocratie, au temps oùles classes propriétaires en formulaient encore, parce qu’elles redoutaient encore, non sans raison,ce qu’une démocratie effective signifierait pour eux, c’était l’évocation de l’ignorance de lamajorité des gens, obstacle effectivement rédhibitoire pour qu’ils connaissent et conduisent eux-mêmes leurs affaires. Aujourd’hui, elles se croient donc bien rassurées par les vaccins récemmentdécouverts contre la démocratie, ou plutôt cette petite dose résiduelle que l’on prétend nous garantir : car les gens ignorent aussi bien ce qu’il y a dans leurs assiettes que les mystères de l’économie, lesperformances escomptées des armes stratégiques, les subtils «choix de société» proposés afin que

l’on reprenne la même et que l’on recommence ; ou l’emploi secret des services spéciaux, l’emploispécial des services secrets.Quand le secret s’épaissit jusque dans votre assiette, il ne faut pas croire que tout le monde ignore

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tout. Mais les experts, dans le spectacle, ne doivent pas répandre des vérités aussi dangereuses. Ilsles taisent. Tous y trouvent leur intérêt. Et l’individu réel isolé qui ne se fie pas à son propre goût età ses propres expériences, ne peut se fier qu’à la tromperie socialement organisée. Un syndicatpourrait-il le dire ? Il ne peut dire ce qui serait irresponsable et révolutionnaire. Le syndicat défenden principe les intérêts des salariés dans le cadre du salariat. Il défendait, par exemple, «leur 

bifteck». Mais c’était un bifteck abstrait (aujourd’hui, c’est quelque chose d’encore plus abstrait,«leur travail», qu’il défend, ou plutôt qu’il ne défend pas). Quand le bifteck réel a presque disparu,ces spécialistes ne l’ont pas vu disparaître, du moins officiellement. Car le bifteck qui existe encoreclandestinement, celui fait d’une viande élevée sans chimie, son prix est évidemment plus élevé, etrévéler sa simple existence ébranlerait fort les colonnes du temple de la «politique contractuelle».

La consommation abstraite de marchandises abstraites s’est donné visiblement ses lois,quoiqu’elles ne fonctionnent pas trop bien, dans les règlements de ce qui se fait appeler «Marchécommun». C’est même la principale réalité effective de cette institution. Toute tradition historiquedoit disparaître, et l’abstraction devra régner dans l’absence générale de la qualité (voir l’articleAbstraction). Tous les pays n’avaient évidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques etculturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière

(sauf en Alsace), du très mauvais café, etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagnebuvait du bon chocolat et du bon vin, l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain,de bons vins, beaucoup de volailles et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marchécommun, à une égalité de la marchandise polluée. Le tourisme a joué un certain rôle, le touristevenant s’habituer sur place à la misère des marchandises que l’on avait justement polluées pour lui.(Le touriste est celui qui est traité partout aussi mal que chez lui : c’est l’électeur en déplacement.)

Dans la période qui précéda immédiatement la révolution de 1789, on se souvient combiend’émeutes populaires ont été déchaînées par suite de tentatives alors modérées de falsification dupain, et combien de hardis expérimentateurs ont été traînés tout de suite à la lanterne avant d’avoir pu expliquer leurs raisons, sûrement très fortes. Autre temps, autres mœurs ; ou pour mieux le direles bénéfices que la société de classes tire de son lourd équipement spectaculaire, en appareilstechniques et en personnel, paient largement les frais inévitables. C’est ainsi que lorsqu’on a vu, il ya déjà presque dix ans, le pain disparaître en France, presque partout remplacé par un pseudo-pain(farines non panifiables, levures chimiques, fours électriques), non seulement cet événementtraumatisant n’a pas déclenché quelque mouvement de protestation et de défense comme il s’en estrécemment prononcé en faveur de l’école dite libre, mais littéralement personne n’en a parlé.

Il y a des époques ou mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis (reste unesimple hypothèse, et peu sérieuse semble-t-il, qu’on ne peut ni ne veut vérifier). Presque pluspersonne ne cohabite avec la vérité. (Et avec le plaisir ? L’architecture moderne l’a en tout cassupprimé dans sa vaste sphère d’action.) Si le plaisir était fait de jouissances spectaculaires, onpourrait dire les consommateurs heureux tant qu’ils trouvent des images à brouter. La dangereuse

dialectique revient alors par ailleurs. Car on voit bien que tout se décompose des dominations de cemonde. Alors que la critique épargne toute leur gestion, tous les résultats les tuent. C'est lesyndrome de la maladie fatale de la fin du XXe siècle : la société de classes et spécialisations, par un effort constant et omniprésent, acquiert une immunisation contre tous les plaisirs. Elle mourra duS.I.D.A.

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Abat-Faim (2)

On sait que ce terme a désigné une «pièce de résistance qu’on sert d’abord pour apaiser, abattre lapremière faim des convives» (Larousse). Hatzfeld et Darmesteter, dans leur dictionnaire le

qualifient de «vieilli». Mais l’histoire est maîtresse infaillible des dictionnaires. Avec les récentsprogrès de la technique, la totalité de la nourriture que consomme la société moderne en est venueà être constituée uniquement d’abat-faim.

L’extrême dégradation de la nourriture est une évidence qui, à l’instar de quelques autres, est engénéral supportée avec résignation : comme une fatalité, rançon de ce progrès que l’on n’arrête pas,ainsi que le savent ceux qu’il écrase chaque jour. Tout le monde se tait là-dessus. En haut parce quel’on ne veut pas en parler, en bas parce que l’on ne peut pas. Dans l’immense majorité de lapopulation, qui supporte cette dégradation, même si l’on a de forts soupçons, on ne peut voir en face

une réalité si déplaisante. Il n’est en effet jamais agréable d’admettre que l’on s’est laissé berner, etceux qui ont lâché le «bifteck» — et la revendication du «bifteck» — pour l’ombre «restructurée»de la chose sont aussi peu disposés à admettre ce qu’ils ont perdu au change que ceux qui ont cruaccéder au confort en acceptant des ersatz semblables dans leur habitat. Ce sont habituellement lesmêmes, qui ne peuvent rien refuser de peur de démentir tout ce qu’ils ont laissé faire de leur vie.

Cependant le phénomène, mondial, qui affecte d’abord tous les pays économiquement avancés etqui réagit aussitôt sur les pays soumis à l’arriération du même processus, peut facilement être datéavec précision. Quoiqu’il ait été annoncé par des modifications graduelles, le seuil franchi dans laperte de qualité se manifeste en deux ou trois années comme brusque renversement de toutes les«habitudes alimentaires» anciennes. Ce bond antiqualitatif s’est produit en France, par exemple,autour de 1970 ; et environ dix ans plus tôt dans l’Europe du Nord, dix ans plus tard dans l’Europe

du Sud. Le critère qui permet d’évaluer très simplement l’état d’avancement du processus est biensûr le goût : celui des aliments modernes est précisément élaboré par une industrie, dite ici «agro-alimentaire», dont il résume, en tant que résultat désastreux, tous les caractères, puisque l’apparencecolorée n’y garantit pas la saveur, ni la fadeur l’innocuité. C’est tout d’abord la chimie qui s’estmassivement imposée dans l’agriculture et l’élevage, afin d’augmenter le rendement au détrimentde toute autre considération. Ensuite l’emploi de nouvelles techniques de conservation et destockage. Et chaque «progrès» accompli, en renversant ce que les experts de l’abat-faim appellentnos «barrières mentales», c’est-à-dire l’expérience ancienne d’une qualité et d’un goût, permetd’avancer encore plus loin dans l’industrialisation. Ainsi la congélation, et le passage rapide à ladécongélation, ont d’abord servi à commercialiser des «cuisses de volailles», par exemple,composées de matière broyée et reconstituées par «formage». À ce stade, la matière en question aencore un rapport avec son nom, «volaille», qui n’est distendu que relativement à ce que pourraitêtre une volaille qui aurait échappé à l’élevage industriel. Mais une fois cette forme acceptée, lecontenu peut d’autant plus aisément être altéré : l’exemple vient à nouveau du Japon —  ex Orientelux — où les «pattes de crabes» et «crevettes» sont en fait produites industriellement à partir depoissons à bas prix reconstitués sous cette apparence. Voilà de quoi rendre optimiste quelqu’uncomme Jacques Gueguen, «chargé de recherches à la station I.N.R.A. de Nantes», où l’on étudie lesmoyens de nous faire avaler des steaks à base de «matières protéiques d’origine végétale». Celles-ciont certes encore quelques défauts, mais l’on y remédiera : «Pour la couleur, ce n’est pas tout à faitça, reconnaît Jacques Gueguen : “Les isolats de soja sont blanc crème, avec un arôme perceptible dechou. Pour le tournesol, cela donne des fibres grises. Quant à celles du colza, elles sont jaunes,

toujours avec un arrière-goût de chou. De toute façon, affirme-t-il, ces fibres sont rebroyées,recolorées et aromatisées, et vous n’y verrez que du feu, une fois que vous les retrouverez sousforme de steak de bœuf, de veau, de porc ou de dinde.” Sceptique, vous vous dites que vous ne

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mangerez jamais de cette viande-là. Alors, jetez un coup d’œil un peu plus attentif sur lacomposition de vos raviolis préférés ou du hamburger que vous venez d’acheter au rayon surgelés :un paquet bien banal, avec la photo d’un steak grillé à point reposant sur son lit de salade. Du bœuf comme les autres ? Pas tout à fait, si vous lisez ce qui est écrit sur le carton : 69% (parfois cela peutdescendre jusqu’à 65%) de viande de bœuf hachée, “assaisonnée” avec des protéines végétales. En

fait ces 31% de protéines végétales n’ont rien d’un assaisonnement mais constituent une sorte derembourrage additionnel à la vraie viande.» (Cosmopolitan, juin 1985.)Mais la logique qu’il y a à nous rappeler tout ce que nous avons déjà avalé n’a pas besoin d’être

aussi franchement énoncée pour être contraignante : il suffit de nous faire oublier tout ce que nousne pouvons plus goûter. Ainsi, après que l’on a rendu la bière infecte pour qu’elle soit stockabledans n’importe quelles conditions, n’aurons-nous plus grand-chose à regretter quand on l’adapteraencore mieux aux nécessités de sa circulation marchande : «La brasserie Adelshoffen à Schiltigheimdans la banlieue de Strasbourg lance actuellement de la bière concentrée. Un volume de bière pour cinq volumes d’eau gazeuse. Grâce aux techniques modernes d’ultrafiltration, la bière n’est plusqu’un mécano dont on peut séparer chaque élément : eau, alcool, principes aromatiques… CommeCoca-Cola, Adelshoffen rêve déjà d’expédier d’Alsace vers le monde entier du sirop reconstituable

sur place par des embouteilleurs locaux. […] “Cela réduit les coûts de transport et d’emballagepuisque les brasseurs sont de plus en plus des revendeurs d’emballages si l’on regarde la part duprix du liquide dans le coût du produit final” explique Michel Debuf. “Le concentré de bière est unprojet faramineux aux débouchés planétaires”, s’enthousiasme-t-il. Désormais un simpleembouteilleur local pourra casser les monopoles des brasseries. “Avec le concentré il suffit d’unechaîne d’embouteillage pour ajouter l’eau et le gaz carbonique. Tout embouteilleur de sodas, typeCoca-Cola, peut le faire.”» (Libération, 29 juillet 1985.)

Cette poursuite insensée de toute économie de temps, et des frais dans la main-d’œuvre ou lematériau (lesquels facteurs diminuent d’autant le profit) tend à faire prévaloir dans toute sa puretéabstraite la logique de la marchandise, qui, avec le temps (par exemple le temps accumulé dansl’histoire humaine pour acquérir le savoir-faire nécessaire à la fabrication d’une bonne bière)prétend ignorer le qualitatif. Lequel ne manque pas de revenir négativement , comme maladie. On ysubstitue donc diverses réclames idéologiques, des lois étatiques imposées soi-disant au nom del’hygiène, ou simplement de l’apparence garantie, pour favoriser évidemment la concentration de laproduction ; laquelle véhiculera au mieux le poids normatif du nouveau produit infect. À la fin duprocessus, le monopole sur le marché vise à ne laisser de choix qu’entre l’abat-faim et la faim elle-même.

Les États-Unis ont ainsi la Food and Drugs Administration, et ici la consommation abstraite demarchandises abstraites s’est donné visiblement ses lois, quoiqu’elles ne fonctionnent pas trop bien,dans les règlements de ce qui se fait appeler «Marché Commun». C’est même la principale réalitéeffective de cette institution. Toute tradition historique doit disparaître, et l’abstraction devra régner 

dans l’absence générale de la qualité (voir l’article Abstraction). Tous les pays n’avaientévidemment pas les mêmes caractéristiques (géographiques et culturelles) dans l’alimentation. Pour s’en tenir à l’Europe, la France avait de la mauvaise bière (sauf en Alsace), du très mauvais café,etc. Mais l’Allemagne buvait de la bonne bière, l’Espagne buvait du bon chocolat et du bon vin,l’Italie du bon café et du bon vin. La France avait du bon pain, de bons vins, de nombreuxfromages, beaucoup de volaille et de bœuf. Tout doit se réduire, dans le cadre du Marché Commun,à une égalité de la marchandise polluée. Le tourisme a joué là-dedans un certain rôle, le touristevenant s’habituer sur place à la misère des marchandises que l’on avait justement polluées pour lui,comme il venait consommer tout ce qui était détérioré du fait même de sa présence. Le touriste esten effet celui qui est traité partout aussi mal que chez lui : c’est l’électeur en déplacement.

L’utilité essentielle de la marchandise moderne, qui s’est développée aux dépens de toute autre,

est d’être achetée ; c’est ainsi que par un de ces miracles dont elle a le secret, et par la médiation ducapital, elle peut «créer des emplois» ! Quant à son emploi à elle, son usage, il est postuléautoritairement ou évoqué fallacieusement, dans le cas des aliments en leur conservant

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artificiellement quelques caractéristiques de leur état ancien. Mais ces apparences s’adressent biensûr aux sens les plus faciles à abuser : «Grâce aux nouvelles méthodes employées pour éviter ladégradation des aliments, on trouve en toute saison des fruits et des légumes qui n’apparaissaientautrefois que quelques semaines par mois sur nos marchés. Les pommes, par exemple, qu’on stockedans de gigantesques frigorifiques. Seul gros problème, les fruits mis au froid y perdent beaucoup

de leur saveur naturelle.» (Cosmopolitan, ibidem.) Autrefois, quand les mois ne comptaient quequelques semaines, il y avait un temps pour chaque chose : aujourd’hui nous manquent à la fois laréalité du temps et celle des choses. Ce sont les sens les plus directement pratiques qui sontsacrifiés : la saveur, l’odeur, le tact, sont abolis au profit des leurres qui égarent en permanence lavue et l’ouïe (voir l’article Abbé). L’usage de certains sens étant brimé (il est certain qu’il vautmieux perdre l’odorat quand on habite une grande ville), et celui d’autres ainsi égaré, on assiste à unrecul général de la sensualité, qui va de pair avec le recul extravagant de la lucidité intellectuelle ;lequel commence à la racine avec la perte de la lecture et de la plus grande partie du vocabulaire.Pour l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’aplus aucune sorte d’importance : c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus ou voter Fabius,avaler Fabius ou élire Findus. Ses importantes activités, son envahissante passivité, ne lui laissent

en effet pas le temps d’acquérir et de développer des goûts qu’opportunément la productionmarchande n’a elle-même pas le temps de satisfaire : cette merveilleuse adéquation entre absenced’usage et usage de l’absence définit la perte actuelle de tout critère de valeur. Nous retrouvonsainsi la significative question du temps, de ce temps partout gagné pour  ne pas vivre. Ainsi le tempsconsacré autrefois à la préparation des repas étant aujourd’hui absorbé par la contemplation de latélévision, «les consommateurs sont de moins en moins demandeurs des bas morceaux qui exigentde longues préparations alimentaires». Ces «bas morceaux», à l’aide desquels on confectionnaitnaguère nombre d’excellents plats de la cuisine populaire française, doivent maintenant êtrerecyclés sous une apparence plus convenable à une préparation rapide : «À y regarder de (pas trop)près, à y goûter, on s’y tromperait. Cela a tout d’une entrecôte : l’aspect, le fondant, la “tendreté”.Pourtant, cela est fait de gîte, de flanchet, de collier de bœuf, bref, de ces morceaux habituellementréservés à la préparation de braisés ou de ragoûts mitonnés. Le bœuf à braiser transformé enbifteck ? C’est ce que nous préparent les chercheurs et industriels qui détruisent l’architecture de laviande, mélangent des morceaux plus ou moins finement divisés et les remettent en forme créant dela viande “restructurée”.» (Le Monde, 25 septembre 1985.) Ne doutons pas que cette restructurationétendra bien vite son champ d’action bien au-delà du domaine des bovidés : «Que l’on parvienne àconfectionner des “biftecks” appétissants et tendres à partir de chair de volaille ou de porc, moinscoûteuse que celle du bœuf, et “les bovins auraient leur avenir derrière eux”, comme le souligneM. Dumont.» (Ibidem.) Ce Dumont plein d’avenir est directeur du laboratoire de recherche sur laviande de l’Institut National de la Recherche Agronomique (I.N.R.A.) ; c’est donc un spécialiste del’abat-faim, comme celui qui, à propos de la technique de «cuisson-extrusion» qui permet de

fabriquer des «produits à structure alvéolaire», comme ceux destinés aux chiens et aux chats,déclare : «Pour ce qui est des applications de ce procédé en alimentation humaine, “tout reste àfaire”.» (Ibidem.) Pour ce qui est de nous faire accéder à une bestialité sans instinct , beaucoup estpourtant déjà fait.

La bourgeoisie avait dit longtemps : «Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus.» (Marx.) Quandelle bureaucratise sa domination, elle ajoute : «Il y a eu du goût, mais il n’y en a plus.» Il ne doitmême plus y avoir, pour chacun, cette histoire individuelle à travers laquelle il découvrait et formaitses goûts. Il faut accepter tout ce qui est là sans distinction, sans prétendre détenir par devers soiquelque critère de jugement que ce soit. Seules doivent s’entendre les proclamations des expertsqui, par exemple, nous dépeignent l’avenir radieux du légume irradié et assènent déjà que «jamaisles légumes n’ont été aussi bons» (L’Express, 6-12 septembre 1985). Tel est le dernier «look» de la

société du spectacle, et tout «look» individuel, si branché qu’il se veuille, ne peut être branché quesur elle ; car c’est elle qui tient tout le réseau. Et ainsi cette «viande-pâtée» qui est l’abat-faim dusalarié pauvre, qu’il ingère debout dans un décor de chiottes de gare, peut même se donner l’allure

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d’un modernisme de pointe, choisi plutôt que subi par ceux qui mangent Mac Donald et pensentActuel .

Comment en est-on arrivé là ? Qui a voulu cela ? Autrefois, personne. Depuis les physiocrates, leprojet bourgeois a été explicitement d’améliorer, quantitativement et qualitativement les produits dela terre, que l’on savait relativement plus immuables que les produits de l’industrie. Ceci a été

effectivement réalisé pendant tout le XIXe siècle et au-delà. Les critiques du capitalisme se sontparfois préoccupés davantage de qualité plus grande. Fourier particulièrement, très favorable auxplaisirs et aux passions, et grand amateur de poires, attendait du règne de l’harmonie un progrès desvariétés gustatives de ce fruit. Là comme ailleurs les progrès de la civilisation lui ont donné raisonen réalisant le contraire. Aujourd’hui on pourrait décrire très concrètement l’état du problème enprenant une recette classique de la cuisine française et en montrant précisément ce que chacun deses ingrédients est devenu dans la consommation courante (voir l’article Agro-alimentaire).

Les nuisances de l’abat-faim ne se bornent pas à tout ce qu’il supprime, mais s’étendent à tout cequ’il apporte avec lui par le fait même qu’il existe, selon un schéma qui s’applique à chaqueproduction nouvelle du vieux monde. La nourriture qui a perdu son goût se donne en tout cas pour parfaitement hygiénique, diététique, saine, par rapport aux aventures risquées dans les formes pré-

scientifiques d’alimentation. Mais elle ment cyniquement. Non seulement elle contient uneinvraisemblable dose de poison, la tristement fameuse Union Carbide usinant par exemple sespuissants produits pour l’agriculture, mais elle favorise toutes sortes de carences dont on mesure lesrésultats, après la fête, dans la santé publique : comme le disait un médecin avec un sens toutscientifique de l’euphémisme, «il semble que l’intensification de la productivité agricole se réalisesans se préoccuper suffisamment de cette notion de qualité dont les oligo-éléments sont un facteur important» (H. Picard, Utilisation thérapeutique des oligo-éléments). Le licite dans le traitement del’alimentation, quoique épouvantable, s’accompagne en prime d’une part d’illicite toléré, et dufranchement illicite qui existe quand même (doses d’hormones dépassées dans le veau, antigel dansle vin, etc.) On sait que le principal cancer répandu aux États-Unis n’est pas celui qui fait ses délicesdes poumons du fumeur de tabac pollué ou de l’habitant des villes plus polluées encore, mais celuiqui ronge les tripes d’un président Reagan, et des soupeurs de son espèce.

Cette grande pratique de l’abat-faim est également responsable de la famine chez les peuplespériphériques plus absolument soumis, si l’on ose dire, au système capitaliste mondial. Le processusest simple : les cultures vivrières sont éliminées par le marché mondial, et les paysans des pays ditssous-développés sont magiquement transformés en chômeurs dans les bidonvilles en expansiongalopante d’Afrique ou d’Amérique latine. On n’ignore pas que le poisson que pêchaient etmangeaient les Péruviens est maintenant accaparé par les propriétaires des économies avancées,pour en nourrir les volailles qu’ils répandent là sur le marché. Et pour effacer le goût de ce poisson,sans évidemment restaurer quelque autre goût que ce soit, il faut utiliser l’acroléine, produitchimique fort dangereux, que les habitants de Lyon, au milieu desquels on le fabrique, ne

connaissent pas — tant comme consommateurs que comme voisins du producteur — ; mais qu’ilsne manqueront pas de connaître un de ces jours, sous une catastrophique lumière.Les spécialistes de la faim dans le monde (il y en a beaucoup, et ils travaillent la main dans la

main avec d’autres spécialistes qui s’emploient à faire croire qu’ici règnent les délices abondantesd’on ne sait vraiment quelle «grande bouffe») nous communiquent les résultats de leurs calculs : laplanète produirait encore bien assez de céréales pour que personne n’y souffre de la faim, mais cequi trouble l’idylle, c’est que les «pays riches» consomment abusivement la moitié de ces céréalespour l’alimentation de leur bétail. Mais quand on connaît le goût désastreux de la viande deboucherie qui a été ainsi vite engraissée aux céréales, peut-on parler de «pays riches» ? Sûrementnon. Ce n’est pas pour nous faire vivre dans le sybaritisme qu’une partie de la planète doit mourir de la famine : c’est pour nous faire vivre dans la boue. Mais l’électeur aime qu’on le flatte, en lui

rappelant qu’il a le cœur un peu dur, à vivre si bien pendant que d’autres pays perdus l’engraissentavec les cadavres de leurs enfants, stricto sensu. Ce qui est tout de même agréable à l’électeur, dansce discours, c’est qu’on lui dise qu’il vit richement. Il aime à le croire.

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Non seulement le médicament, mais la nourriture, comme tant d’autres choses, est devenue unsecret de l’État . Une des plus fortes objections contre la démocratie, du temps où les classespropriétaires en formulaient encore, parce qu’elles redoutaient encore, non sans raison, ce qu’unedémocratie effective signifierait pour elles, était l’évocation de l’ignorance de la majorité des gens,obstacle effectivement rédhibitoire pour qu’ils connaissent et conduisent eux-mêmes leurs affaires.

Aujourd’hui, elles se croient donc bien rassurées par les vaccins récemment découverts contre ladémocratie, ou plutôt cette petite dose résiduelle que l’on prétend nous garantir : car les gensignorent aussi bien ce qu’il y a dans leur assiette que les mystères de l’économie, les performancesescomptées des armes stratégiques ou les subtils «choix de société» proposés afin que l’on reprennela même et que l’on recommence.

Quand le secret s’épaissit jusque dans notre assiette, il ne faut pas croire que tout le monde ignoretout. Mais les experts, dans le spectacle, ne doivent pas répandre des vérités aussi dangereuses. Ilsles taisent. Tous y trouvent leur intérêt. Et l’individu réel isolé qui ne se fie pas à son propre goût età ses propres expériences ne peut se fier qu’à la tromperie socialement organisée. Un syndicatpourrait-il le dire ? Il ne peut dire ce qui serait irresponsable et révolutionnaire. Le syndicat défenden principe les intérêts des salariés dans le cadre du salariat. Il défendait, par exemple, «leur 

bifteck». Mais c’était un bifteck abstrait (aujourd’hui, c’est quelque chose d’encore plus abstrait,«leur travail», qu’il défend, ou plutôt qu’il ne défend pas). Quand le bifteck réel a presque disparu,ces spécialistes ne l’ont pas vu disparaître, du moins officiellement. Car le bifteck qui existe encoreclandestinement, celui fait d’une viande élevée sans chimie, son prix est évidemment plus élevé, etrévéler sa simple existence ébranlerait fort les colonnes du temple de la «politique contractuelle».Dans la nomenklatura occidentale, on sait cependant assez bien de quoi il retourne pour en généralse payer au prix fort des aliments sains.

Dans la période qui précéda immédiatement la révolution de 1789, on se souvient combiend’émeutes populaires ont été déchaînées par suite de tentatives alors modérées de falsification dupain, et combien de hardis expérimentateurs ont été traînés tout de suite à la lanterne avant d’avoir pu expliquer leurs raisons, sûrement très fortes. À cette époque, et pendant tout le XIXe siècle, lafalsification, marginale et artisanale, était pratiquée au niveau du détaillant : elle n’était pas encoreremontée à la source même de la fabrication des aliments, comme elle allait le faire, avec tous lesmoyens de l’industrie moderne, à partir de la guerre de 1914, qui devait enfanter l’ersatz. Mais ellesuscitait une juste colère. Autre temps, autres mœurs ; ou, pour le mieux dire, les bénéfices que lasociété de classes tire de son lourd équipement spectaculaire, en appareillage et en personnel, paientlargement les frais inévitables pour accompagner l’ersatz de son indispensable complément, lebourrage de crânes. C’est ainsi que lorsqu’on a vu, il y a bientôt dix ans, le pain disparaître enFrance, presque partout remplacé par un pseudo-pain (farines non-panifiables, levures chimiques,fours électriques), non seulement cet événement traumatisant n’a pas déclenché quelquemouvement de protestation et de défense comme il s’en est récemment produit un en faveur de

l’école dite libre, mais littéralement personne n’en a parlé. Et comble de cynisme, après nous avoir de telle manière fait passer le goût du pain, on prétend maintenant en faire un objet d’enseignementpour une nouvelle extension de la bureaucratie de la culture : «Il s’agirait de mettre en œuvre unesorte d’éducation du goût qui, peut-être, commencerait par des choses élémentaires : fabriquer sonpain, identifier sa composition. Ce même pain qui pourrait faire l’objet d’une campagne, “le painconsidéré comme objet du patrimoine”, comme “trésor national vivant”, diraient les Japonais.»(Jack Lang, cité par le Monde, 7-8 avril 1985.) Avec ce nouveau pain «de campagne», on ne sauraitmieux nous signifier que dans ce monde l’authentique n’a plus sa place dans la vie courante et doitfinir au musée.

Ce sont ainsi tous les plaisirs autrefois qualifiés de «simples» qui deviennent, par leur disparition,l’objet d’une savante muséographie. L’architecture moderne en a déjà supprimé une bonne part dans

sa vaste sphère d’action. Certes, si le plaisir était fait de jouissances spectaculaires, on pourrait direles consommateurs heureux tant qu’ils trouvent des images à brouter. La dangereuse dialectiquerevient pourtant par ailleurs. Car on voit bien que tout se décompose des dominations de ce monde.

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Alors que la critique épargne toute leur gestion, tous les résultats les tuent. C’est le syndrome de lamaladie fatale de la fin du XXe siècle : la société de classes et spécialisations, par un effort constantet omniprésent, acquiert une immunisation contre tous les plaisirs. L’effondrement de ses défensesimmunitaires contre tous les poisons qu’elle produit n’en sera que plus total.

Encyclopédie des Nuisances, tome I, fascicule 5, novembre 1985

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Abidjan

Guy Debord à Jaime Semprun

14 avril 86

Cher Jaime,

Bien sûr, ce serait un beaucoup moindre malheur de paraître plus tard dans le même mois, et mêmele mois suivant, que de publier quelque chose d’un peu inférieur à ce que l’exigeante clientèle del’Encyclopédie attend maintenant ; et que d’autres redoutent. J’espère tout de même que tu pourras

réussir tout l’exploit.Tu venais de me parler d’une confusion de Barthes sur un sujet classique, au temps même où iln’était pas encore capable de ce qu’on a pu voir depuis — ou plutôt entendre dire, heureusement !

Par une coïncidence presque surréaliste, Nicolas m’a montré la semaine dernière un texte deMythologies, qu’il devait commenter, hélas, se préparant au bac. Il m’a demandé le sens du dernier paragraphe. Il n’y en avait pas. Lisant Mythologies en 1957, j’y trouvais un certain humour, et jen’ai pas gardé mémoire de passages aussi déconnants. Je suppose qu’à présent l’université préfèreretrouver dans ce vieux livre ce qui annonçait le mieux le «vrai» Barthes, qui allait sous peurencontrer la Structure ! Le détail amusant, c’est que là-dedans, Barthes parlant de l’astrologie, qu’ilconsidère comme la pensée des «petits-bourgeois» (sans doute les universitaires moyens, lesartisans ou les libraires encore si nombreux dans les années 50), pensée qu’il opposait probablementà la pensée prolétarienne des électeurs du P.C.F., ou à la pensée grande-bourgeoise de nosdiplomates atlantistes-apatrides, lance tout à coup, par bluff ou au hasard, que l’esprit de toute

littérature est nominaliste. Pensais-tu à cet exemple ? Dans les termes de la Querelle desUniversaux, dont le pédant trouve opportun de simuler l’emploi, l’esprit de la littérature seraitévidemment réaliste, tenant le roman pour une réalité aussi effective que le monde qu’il prétend

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montrer, et le concept de «fruit» pour un être aussi effectivement réel que la «pomme» ou le«raisin». C’est tout simplement parce que le terme «réaliste» a pris un sens tout contraire pour lejournaliste d’aujourd’hui, et qu’il pensait que «nominaliste» ferait savant, que Barthes a pus’emmêler les pieds dans son tapis dérobé au supermarché ; et révéler une fois de plus qu’il n’avaitrien à dire.

Est-il trop tard pour Abidjan ? On pourrait essayer un modèle du genre très elliptique, par exemple :

Abidjan, capitale de la République de Côte d’Ivoire : 921.000 habitants selon l’estimation de 1979.C’était, il y a un siècle, une bourgade appelée Grand Bassam, résidence du gouverneur colonial.Maintenant, c’est une des villes les plus modernes de l’Afrique. La même architecture de pacotillehâtive que les Européens ont construite chez eux depuis trente ans y exprime la fierté de la nouvelleclasse dirigeante indigène. L’indigène prolétarisé, et chassé de la terre qu’il cultivait, s’y accumule,comme ailleurs, dans d’immenses bidonvilles. Le port d’Abidjan exporte, pour le marché mondial,du cacao, du café, de la banane, du bois rond, de l’or, des diamants, du manganèse, et déjà un débutde production autochtone de textiles. Il importe, d’abord de France, les articles manufacturés, la

technologie et les produits agro-alimentaires dont le pays a besoin, pour faire moderne justement, etpour manger.

Je t’enverrai dans les jours qui viennent l’article Abolition. Le texte sera assez long.Amitiés,

Guy

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Abolition

Guy Debord à Jaime Semprun

4 mai 86

Cher Jaime,

Voici l’article Abolition. Tu peux naturellement couper ou changer tout ce qu’il faudra, pour l’unitédu fascicule. Mais ce n’est plus la peine, je crois, de veiller à transposer ou cacher le style.Maintenant que tu as ouvertement la responsabilité de l’EdN , on n’a plus trop à craindre les ragots

touchant d’éventuels manipulateurs qui se dissimuleraient derrière le mystérieux anonymat. C’estun autre avantage de ce changement.C’est très bien que les articles s’accumulent avant d’en venir à Abstraction. Mais voilà aussi

pourquoi il faut certains articles courts. Abidjan ne traite que d’un thème, l’impérialismeéconomique, en somme, mais en le mélangeant à la question de l’urbanisme ; et voilà ce qui ledifférencie de tous les gauchismes actuels. Quant à Mezioud, ce personnage qui souvent parle tropvoudrait en somme devenir spécialiste de l’Afrique, ou des sous-développés, ou de quoi ? Il feramieux d’écrire son livre sur la décomposition de la France. Là aussi, il y a moins de monde, et doncon ne peut s’en sortir avec des banalités.

J’ai admiré l’excursion ukrainienne. Je crois que désormais le spectacle parlera moins de tellesaventures ; et que la mesure du «seuil dangereux» va être considérée du point de vue d’une science

plus moderne, mieux informée ; bref, va être multipliée par 4 ou par 12. Chacun combat avec sesarmes, et le spectacle n’en a certainement pas de meilleures contre le vrai péril de l’explosion d’unecentrale : je veux dire, bien sûr, la psychose de ces puérils et superstitieux aigris non-scientifiques.Et d’ailleurs pourquoi une telle explosion devrait-elle être plus sanglante que ce que nous avions cruvoir rue Gay-Lussac ? Ne nous a-t-on pas toujours dit qu’elle était impossible ? Et ce qui estimpossible est insignifiant dans ses effets.

Je pars demain pour Paris, et je pense y rester au delà du 20. Pourrais-tu venir à Arles autour du25 ?

Amitiés,

Guy

ABOLITION

Abolir qui, dans son sens étymologique latin, signifie simplement détruire, s’est vite spécialisé dansla dimension juridique et sociale. Antoine-Léandre Sardou, dans son Nouveau Dictionnaire dessynonymes français (1874) le rapproche ainsi d’ Abroger : «Abolir se dit de bien des choses, des

coutumes, des usages, des lois, etc. : abroger ne se dit que des lois, des décrets, des actes publicsayant force de loi. Le non-usage suffit pour l’ abolition ; mais il faut un acte positif pour l’ abrogation : une loi tombée en désuétude est abolie de fait : elle ne peut être abrogée que par une

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autre loi ou par une déclaration formelle de l’autorité.»La Révolution française a aboli en droit les privilèges de la noblesse et du clergé, pour fonder 

l’égalité civile bourgeoise. Le XIXe siècle a aboli l’esclavage dans les colonies qui dépendaient despuissances européennes et, plus tardivement et non sans résistance, aux États-Unis. Le programmerévolutionnaire, qui devait rencontrer évidemment des résistances plus durables, se proposait des

ce moment d’abolir l’État, les classes, la marchandise, etc. Certains points de ce programme ont été en quelque sorte déjà réalisés, mais à l’envers, par les progrès de la contre-révolution de cesiècle, abolissant effectivement beaucoup de ce qui existait, et toujours dans la seule perspective et par la seule pratique du contrôle absolu, policier et psychiatrique, et de l’élimination de touteliberté extérieure à celle des «décideurs» de l’État.

Ainsi, la futile idéologie des «droits de l’homme» n’est pas autre chose qu’une épitaphe sur latombe de tout ce que tous les États ont enterré. L’abolition de la séparation ville-campagne a étéatteinte par l’effondrement simultané de l’une et de l’autre. La séparation travail-loisir s’est défaitequand le travail est devenu si massivement improductif et inepte (dans le dérisoire «secteur tertiaire») et quand le loisir est devenu une activité économique si ennuyeuse et si fatigante. Lesinégalités devant la culture ont été abolies presque partout et pour presque tout le monde avec le

nouvel analphabétisme — le vieux projet de la suppression de l’ignorance s’est transformé ensuppression de l’ignorance dépourvue de diplômes — et ceci dans sa version dure (l’écoleprimaire) comme dans sa version molle (la néo-université) ; car la formule d’A.-L. Sardou vérifiepartout sa justesse : «Le non-usage suffit pour l’abolition.» L’argent est en passe d’être aboli d’unemanière spéciale par la monétique, à travers laquelle, confiants et bien éduqués, les citoyens-enfants devront laisser la gestion de leur petite tirelire à des machines plus compétentes qu’eux, et qui savent, indubitablement, mieux qu’eux, et ce qui leur convient et de quoi ils devront s’abstenir.

On sait que la pensée chrétienne, dont la vie tenace a malheureusement duré près de deux mille ans,

avait entrepris d’établir que le monde n’était qu’une «vallée de larmes». Ainsi avait-elle blâmé, sousl’appellation de «péchés capitaux», les principales tendances de l’homme réel ; sans se flatter 

toutefois d’arriver jamais à les supprimer, dans la vaste étendue des sociétés qu’elle a si longtempscontrôlées.

La liste de ces péchés capitaux est bien oubliée aujourd’hui et, seule, la petite minorité de noscontemporains, qui a gardé une certaine familiarité avec la lecture et le langage, se souvient qu’ilsétaient conventionnellement au nombre de sept . Ces péchés capitaux, sources de tous les autres,

étaient : l’orgueil, l’avarice, la luxure, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse.

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Dans le fracas des proclamations ininterrompues qui nous informent partout des triomphes de lasociété dominante sur les terrains de sa foudroyante puissance énergétique, de son produit nationalbrut, de sa crise modernisée et de son ordinateur cultivé, et tant d’autres aimables abstractions, onoublie trop modestement un phénomène concret d’une immense portée : l’organisation mondiale dela société qui s’est mise en place, avec une vitesse toujours croissante, dans la deuxième moitié du

XXe siècle, est parvenue à abolir six sur sept des péchés capitaux (soit, pour le faire sentir entermes aujourd’hui plus transmissibles, un pourcentage sensiblement égal à 86%). Nous leprouverons en peu de mots : que chacun simplement pense aux exemples de ce qu’il n’osera tout demême plus appeler «son pays» !

L’orgueil est évidemment mort chez l’électeur-administré, chez l’automobiliste-sondé, chez letéléspectateur-pollué, chez l’habitant des H.L.M. et le vacancier de l’autoroute. Personne, ayantaccepté de survivre ainsi, ne peut garder la possibilité même d’un mouvement fugitif d’orgueil.

L’avarice n’a plus aucune base, puisque la propriété tend à se concentrer dans l’État, qui dilapidepar principe. La véritable propriété individuelle, accessible à si peu de gens, est fort rongée par lecontrôle tatillon et le droit d’intervention de mille autorités collectives ou corporatistes. Le salariéne peut même plus thésauriser un peu de pauvre monnaie, à valeur toujours changeante, fictive,fluide comme l’eau. Cette monnaie même s’éloigne dans une abstraction toujours plus reculée,simple monétique, jeu de comptabilités qui se feront sans lui. Et s’il pense accumuler quelquesobjets plus précieux que ce qu’offre quotidiennement le marché, le voleur les emporte.

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La luxure a disparu presque partout, avec le mouvement de liquidation des personnalités réelles etdes goûts réels. Elle a reculé devant le flot d’idéologie trop visiblement insincère, de froidesimulation, de comique prétention du robot à la passion automatique. Le S.I.D.A. surgit pour parfaire cette déroute.

Devant les trouvailles de l’industrie agro-alimentaire, la gourmandise a rendu les armes. Le

spectateur d’ailleurs, ici comme au théâtre, ne pense plus être capable de juger le goût de ce qu’ilmange. Il se guide donc sur les stimuli que sont les titres des mets à la mode, la publicité, et lejugement de la critique gastronomique.

La colère a eu tant de raisons, et si peu de manifestations, qu’elle s’est dissoute dans la lâchetégénérale et la résignation générale. Un électeur a-t-il, de bonne foi, l’occasion de se mettre en colèredevant le résultat final d’une élection, qui est en vérité toujours le même, donc exactementprévisible et garanti ? Malvenu à jouer l’innocence déçue et bafouée, un électeur est en tout cas uncoupable. Il ne pourrait avoir de colère que contre lui-même, et c’est une position inconfortablequ’il veut ordinairement s’éviter.

La paresse n’est plus guère possible : il y a partout trop de bruit. C’est encore bien pire pour tousles malheureux qui courent au travail, ou aux vacances. La paresse n’est un plaisir que pour qui se

plaît chez lui, et en sa propre compagnie. Les pays modernes peuvent avoir un nombre élevé degens sans emploi, et bien d’autres qui travaillent à beaucoup de choses tout à fait inutiles. Mais ilsne peuvent conserver personne de paresseux ; ils ne sont pas assez riches pour cela.

On nous objectera peut-être que cet exposé, malgré sa profonde vérité, est un peu tropsystématique, parce que la réalité dans l’histoire est toujours dialectique ; et que c’est uneschématisation appauvrissante de présenter ainsi tous les péchés capitaux voués à la même perte.Cette objection n’est pas fondée : nous n’avons nullement oublié l’envie, qui survitcontradictoirement, et qui est comme la seule héritière de toutes ces puissances anéanties.

L’envie est devenue un mobile exclusif et universel. L’envie a toujours procédé du fait que

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beaucoup d’individus se mesurent à une même échelle. Celle-ci était, le plus souvent, le pouvoir etl’argent. En dehors de cette commune mesure de la limitation, les réalités restaient diverses ; et tousceux qui ne se souciaient pas trop du pouvoir et de la richesse restaient évidemment à l’abri del’envie. D’un autre côté, quelque caractère envieux pouvait toujours rivaliser avec quelque personnede sa sphère d’activité. Un poète pouvait envier un poète. Et ceci pouvait se manifester aussi chez

un général, une pute, un acteur, un cafetier. Mais la plus grande partie des individus ne suscitaitguère l’envie des autres. Aujourd’hui, où les gens n’ont presque rien et n’aiment rien, ils voudraienttout, sans négliger le contraire. Tout spectateur envie presque toutes les vedettes. Mais ils peuventaussi envier simultanément tous les traits de toutes ces vedettes. Celui qui a eu la bassesse de fairecarrière, et qui est donc peu satisfait de sa carrière (d’autres sont toujours plus haut), voudrait aussiavoir l’honneur et le plaisir d’être considéré comme un incompris, un insoumis et un «maudit». Etcette poursuite du vent étant absolument vaine, tous les cocus d’aujourd’hui sont donc condamnés àcourir sans fin. Ignorant la vie véritable, ils ne savent pas que presque tous les traits humainsréellement enracinés en excluent forcément beaucoup d’autres.

L’Antiquité disait : «Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe.» On peut ajouter àprésent que cela empêche d’habiter simultanément Tokyo.

On comprend aisément ce triomphe de l’envie, la fusion incontrôlable de son cœur radioactif, etses retombées partout. Les péchés capitaux qui ont disparu concernaient des traits personnels del’individu agissant par lui-même (ou, dans le cas de la paresse, préférant ne pas agir). Mais l’envieétait le seul trait qui ne regardait qu’autrui. Il est normal qu’elle reste seule, pour amuser et pour aiguillonner ceux qui ont été dépossédés de tout.

Dans quel siècle vivons-nous, voilà ce que ces stupéfiantes trouvailles ne laisseront pas oublier un seul jour. Autrefois, César Borgia n’enviait pas Michel-Ange, Frédéric II n’enviait pas Voltaire,et M. Thiers lui-même n’aurait certes pas pu penser à envier Baudelaire. Plus récemment, leprésident Valéry Giscard ne dédaignait pas la satisfaction de faire savoir qu’il admirait Flaubert (cemême Giscard qui fut Homais, Bouvard, Pécuchet en un seul homme) et qu’il aurait même renoncétrès volontiers à une année d’activité politique, si l’assurance lui était donnée de faire pendant cedélai une œuvre artistique de l’importance de celle de Flaubert, ce qui valait bien à ses yeux derenoncer à deux semestres d’autres cadeaux plus sûrs. Et même plusieurs analphabètescontemporains, dans leurs chaires, envient la culture des rédacteurs de cette Encyclopédie, et larichesse de leurs informations !

Nous disions que la régression intensive et extensive de la personnalité entraîne fatalement ladisparition du goût personnel. Qu’est-ce qui peut plaire, en effet, à qui n’est rien, n’a rien, et neconnaît rien — sinon par un ouï-dire mensonger et imbécile ? Et presque rien de précis ne luidéplaira non plus : tel est justement le but que se proposent les propriétaires et les «décideurs» de lasociété, ceux qui détiennent les instruments de la communication sociale, à l’aide desquels ils setrouvent en situation de manipuler les simulacres des goûts disparus.

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Edgar Poe, dans le Colloque entre Monos et Una, qui se plaît à choisir pour sujet une prochainedestruction du monde, et qui constitue sans doute celui de ses écrits qui anticipe de plus loin ce quenos contemporains ont découvert si récemment touchant l’accumulation de ruptures irréversibles etaveugles de l’équilibre écologique, écrivait dès 1845 :

«Cependant, d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se

recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformécomme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. Et il me semble, ma douce Una, que lesentiment, même assoupi, du forcé et du cherché trop loin aurait dû nous arrêter à ce point. Mais ilparaît qu’en pervertissant notre goût , ou plutôt en négligeant de le cultiver dans les écoles, nousavions follement parachevé notre propre destruction. Car, en vérité, c’était dans cette crise que legoût seul — cette faculté qui, marquant le milieu entre l’intelligence pure et le sens moral, n’ajamais pu être méprisée impunément —, c’était alors que le goût seul pouvait nous ramener doucement vers la Beauté, la Nature et la Vie.»

À quel point le goût et la connaissance ont disparu ensemble, avec le sens de l’invraisemblable etcelui du ridicule, rien ne l’a mieux montré que la lourde imposture archéologico-culturelle du siècle,dont il semble que très peu de gens aient encore ri, et que ses principales dupes préfèrent croire

oubliée sans autre explication. Vers 1980, on s’extasiait sur une armée de statues des milliers desoldats et de chevaux, un peu plus grands que nature, que les Chinois prétendaient avoir découvertsen 1974, et qui étaient censés avoir été enterrés, il y a vingt-deux siècles, avec l’empereur Tsin CheHoang Ti. Des centaines de journaux, et des dizaines d’éditeurs, ont avalé l’hameçon et la ligne et,garanti du reste par l’enthousiasme du même Valéry Giscard, ce trésor fut exposé dans plusieursgrandes villes d’Europe. Là s’élevèrent finalement des doutes subalternes sur la question de savoir si ces merveilles en voyage étaient des originaux, comme l’avait affirmé le gouvernement néo-maoïste, ou des copies, comme il fut contraint de rectifier par la suite. Ici, la formule de Feuerbachqui disait déjà que son temps préférait la copie à l’original, avait été bien dépassée par le progrèspuisqu’il s’agissait de copies dont les originaux n’avaient jamais existé. Au premier regard sur lapremière photo des «fouilles», on ne pouvait que rire de l’impudence des bureaucrates chinois, quiprenaient si effrontément les étrangers pour des crétins. Mais encore plus extravagant que toutes cesinvraisemblances absolues, il suffirait de voir l’image de n’importe quelle tête de n’importe quellestatue (toutes fort ressemblantes) pour savoir que nulle part et à aucun moment de l’histoire du

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monde de telles figures n’avaient pu être produites au moule avant le premier tiers de notre siècle(en fait, elles ont été fabriquées dans les dernières années du règne de Mao, pour compenser, par une découverte si abondante et miraculeuse, tout ce qui a été détruit pendant les folies de lapseudo-«révolution culturelle»). Pour composer la pauvre forme de base de ces marionnettesgéantes, il fallait nécessairement qu’aient déjà été fabriqués les mannequins des vitrines du début de

ce siècle ; que les tableaux de Gauguin aient tracé assez récemment une nouvelle figure artistique del’exotique dans l’art occidental, enfin et surtout que la statuaire stalinienne et nazie — c’estjustement la même — ait vu le jour dans les années 30.

Deux siècles d’approfondissement de l’histoire des civilisations, de l’histoire des formes, et tout cequ’ont pu montrer Winckelmann ou Schiller, Burckhardt ou Élie Faure, et cent autres qui vont desSchlegel à Walter Benjamin, sont oubliés dans un même néant ; puisque ceux qui tiennent lecrachoir , comme disait le peuple de Paris quand il parlait encore, sont, eux, bien persuadés qu’ il n’y

a pas, ici non plus qu’ailleurs, de science qui s’impose ; et que l’ignorance peut tout direpuisqu’elle sait n’avoir plus à craindre une réponse.

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Il est parfaitement sûr que des milliers de gens dans le monde, et sans avoir besoin d’êtrearchéologue ou sinologue, tout comme nous, ont compris au tout premier instant. Mais qu’a pu ensavoir le spectacle, et ceux qu’il informe ? Ce sont des purs ignorants qui jettent la désinformationdans les masses. Et quant aux si médiocres professionnels de ces questions, quand évidemment ilsont fini par apprendre leur erreur par quelques confidences en famille, ils ont pensé qu’il seraitsûrement plus élégant de leur part de ne se souvenir de rien. Et voilà pourquoi en cette matière letyran, comme le montrait La Boétie, a tant d’amis. Ils sont nombreux à avoir quelques petitsintérêts, aux côtés de ceux qui en ont de grands, pour que soit abolie l’histoire, pour que soit aboliela mémoire.

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Ab irato

Cette locution latine signifiant «par un mouvement de colère» devrait revenir à la modeaujourd’hui où il n’est guère possible d’écrire, sur quelque sujet que ce soit, autrement que sous

l’empire de la colère. Et pourtant, parmi tant d’offenses qu’il faudra citer toutes pour enfin, commeon disait sous la Révolution française, «colérer le peuple», rien peut-être n’est plus monstrueux quele document que nous reproduisons ici.

Une madame Antoine avait gardé, d’un mariage dissous, une fille de six ans, condamnée à très courtterme par une grave maladie. Aucune intervention possible, sauf à lui changer d’un seul coup et lecœur et les reins ; ou les poumons peut-être ? Tous les chirurgiens de France et des États-Unis, donton sait pourtant le goût de l’expérimentation et du cobaye, se refusaient à entreprendre uneintervention si barbare et si évidemment vaine. Mais il se trouvait un médecin en Angleterre, prêt àse faire un nom, et de l’argent, sur une telle opération publicitaire. Madame Antoine, cadresse dans

la région de Salon-de-Provence, a trouvé l’argent par différents appels à la charité du public, lancéssur quelques media. L’intervention s’étant faite, avec le succès que l’on imagine, Madame Antoineprononça fièrement, le 30 juillet 1986, sur RTL, le cri de victoire qui suit. La station en question,d’ailleurs, a trouvé la chose si exemplaire, et si propice aux progrès de la médecine dans l’esprit desélecteurs, qu’elle a mis ce discours sur cassette, que l’on pouvait pour quelques jours entendre en ytéléphonant. Une telle infamie est à rapprocher de la tentative, évoquée en annexe, du docteur Ginette Raimbault, «médecin et analyste», voilà dix ans déjà. Cette raclure de divan se proposait decréer un nouveau métier, à la frontière de la psychanalyse et de l’animation culturelle : apprendre àdes enfants mourants qu’ils vont mourir, et ce que c’est que la mort. Notons l’utile complémentaritéde ces deux opérations, apprendre aux enfants à mourir et prolonger leur agonie, et passons donc aurévoltant document en question.

Ainsi parlait madame Antoine : «Je savais que je pouvais perdre Aurore. Aurore savait qu’ellepouvait mourir, puisqu’elle me l’a dit. Elle m’a dit : “Tu sais maman, je sais que je peux mourir.”Mais elle m’a dit : “Je ne veux plus souffrir et on n’a pas le choix, maman, il faut le faire.”

«Il y a le cap d’un mois, on sait ce que c’est, le rejet, une possibilité de rejet, plus… euh…infection, et si elle passe ce mois-ci, c’est déjà pas mal. Et puis il y a le troisième mois, où, bon,monsieur Yacoub m’a expliqué, le troisième mois c’est aussi également instable. Et si elle passe lesixième mois, alors pour le compte on a gagné.

«Alors, le plus fort, c’est qu’elle a été opérée vendredi dernier, et qu’elle est sortie du blocexactement à 17 h 30. À 17 h 45 elle me demandait du Coca Cola ; le lendemain, mademoisellen’avait plus de ventilation artificielle, moi qui m’attendais à une enfant comateuse pendant huitjours… Et puis, le surlendemain, elle sortait de dix heures de réanimation, à 14 h, et ce matin elle acommencé à faire ses premiers pas.

«Alors, au moment d’entrer au bloc, euh… psychologiquement bonne approche, puisque je suisallée jusqu’au bloc avec ma fille, dont la dernière image qu’elle a eue, c’état, c’était de moi, et lesdernières paroles que je lui ai dites, j’ai dit : “Tu sais Aurore, maintenant, c’est fini, maman ne peutplus t’aider. Je t’ai aidée pour le chirurgien, je t’ai aidée pour l’argent. Maintenant il va falloir tebattre, hein ? Alors, chérie, tu penses en t’endormant : Je vais gagner, je vais gagner, je vaisgagner.” Elle m’a dit : “Maman, ne t’inquiète pas, je pense que ça va marcher.”»

Question : Elle a six ans et demi ?«Elle a six ans et demi (rire) oui. Donc, ça c’était à 11 h 30. L’intervention par elle-même a

commencé à midi, quand ils ont commencé à l’ouvrir, à midi. Le greffon est arrivé à deux heuresmoins le quart, de l’après-midi. Monsieur Yacoub et son équipe ont commencé la transplantation à14 h, et à 16 h 30, la transplantation était terminée.

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«Alors à tous ces parents qui ont des enfants à problèmes, comme ça, vraiment… voireincurables, ou dits incurables pendant des années, je… je leur demande de garder l’espoir, et de bienle tenir maintenant, l’espoir, parce qu’on réalise des choses absolument extraordinaires : et surtoutd’informer leur enfant, de ne pas leur, leur cacher la vérité, parce qu’ils sont beaucoup plus fortsainsi.»

La mère médiatique à qui nous faisons ici un nom, dans l’intérêt de la science pensons-nous aussi,émule de la fameuse madame Kaufman qui s’est élevée avec une sorte de contentement au statutspectaculaire, et presque à la profession, de «femme d’otage», cache un peu d’embarras tout demême à la manière habituelle de ces êtres-là, c’est-à-dire en mentant avec la plus inepte maladresse.On attribue à la pauvre Aurore la responsabilité de la décision (mais informée par qui donc ? et quia pu lui apprendre même ce vocabulaire truqué «on n’a pas le choix» ?). Une mère peut désormaisdéclarer gaiement que si sa fille survit à la fin du mois, elle trouve ça «déjà pas mal». Et si ellepassait six mois, alors «on» aurait gagné ! On continue, dans le style du reportage sportif, à nousminuter cette espèce de record. De plus riches font courir des chevaux, mais celle-là n’a trouvéqu’Aurore pour aller mourir sous la casaque de sa mère. On admirera la délicatesse, bien typique de

l’époque et de ce milieu social, qui consiste à évoquer à une enfant, et dans ces circonstances, le faitqu’on a trouvé l’argent , et aussi bien le boucher ; et donc qu’elle doit à son tour payer son écot àson sponsor , étant en somme responsable de l’impossible succès. Ici, contrairement à une vieillepublicité des pompes funèbres américaines, mourir ne suffit pas. Madame Antoine insinuejoyeusement que sa fille était une sorte de surdouée (à six ans et demi), comme elle futmalheureusement à l’avant-garde de la pathologie. Et, dans son narcissisme de la misère, cettegagneuse dit franchement que sa fille fut heureuse puisque «la dernière image qu’elle a eue», avantd’entamer son agonie, c’était l’image, si réussie, de sa remarquable mère.

ANNEXE

C’est le Pr Jean Royer, l’un des «grands patrons» de l’hôpital des Enfants-Malades, à Paris, quil’a appelée, en 1965. Ginette Raimbault, médecin et analyste, travaillait alors à l’Inserm. C’est autitre de la Recherche qu’elle fut déléguée dans ce service de pédiatrie, spécialisé dans les maladiesrénales : l’un des plus compétents de France et peut-être d’Europe.

Recherche particulière : celle de l’agonie et du deuil. Le service du Pr Royer était, à cetteépoque où les appareils d’hémodialyse étaient rares et les espoirs de greffe plus rares encore, un

service «en souffrance», confronté chaque jour à la plus inacceptable des injustices : la mort desenfants. La question était : comment vivre ce qui nous est donné à vivre, et y a-t-il un moyen de levivre mieux ? Un moyen d’affronter ce syndrome d’échec, parce que la mort est un échec ; unmoyen d’échapper à cette énorme chape de culpabilité, parce que la mort est une faute, ressentiecomme telle par chacun des groupes concernés : faute des parents, qui se sentent coupables den’avoir pu donner «la santé», faute des médecins, qui se sentent coupables de n’avoir pu guérir,faute de l’enfant enfin, qui se sent coupable, lui, de ne pas pouvoir vivre comme les autres. Et demourir.

Cette faute compacte, que chacun endossait à sa façon, était comme une maladie supplémentaire.Une confusion de plus dans le chaos de la vie et de la mort. Il fallait que quelqu’un vienne mettrede l’ordre dans l’ambiguïté de l’angoisse. Il fallait que quelqu’un vienne mettre des mots sur ce quin’est jamais clairement dit. Afin que chacun comprenne sa place, son rôle, dans ce jeu pathétique.

Le travil de Ginette Raimbault fut une tâche de délivrance. Parce qu’elle est analyste, peut-êtreparce qu’elle est femme, sûrement parce qu’elle possède cette «vertu d’écoute» qui est une des

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qualités humaines les plus efficaces, elle se mit au chevet des autres. Et, surtout, elle donna laparole à cet Autre qui est en chacun de nous, et dont seul un psychanalyste peut percevoir lediscours disloqué.

Exorcisme : elle a écouté les parents — les mères surtout — qui sont, dit-elle, des êtres«démolis». Trop impliqués eux-mêmes par le drame qu’ils subissent pour trouver leur place dans ce

drame. Ils cherchent des «raisons» à telle maladie, tel manque, tel mauvais gène. Enquêteétiologique bien connue des médecins : tous les parents d’enfants malades sont en quête de pardon.Ils s’accusent, eux, ou accusent la médecine, ou le médecin. Ils vont et viennent dans leursquestions, leur chagrin, à la fois révoltés-résignés, lucides et pourtant sourds, désespérés et pourtant prêts à nier l’approche indéniable de la mort.

L’enfant qui, lui, est «en situation de mourir», essaie de leur dire ce qu’il sait. Et il sait tout.«Presque tous les enfants, affirme Ginette Raimbault, ont une connaissance claire de leur mort àvenir.» Ils la ressentent comme l’issue logique à leur destin d’enfants malades habitués à leur seul «bagage de souffrance» : «Ils ne me disent rien, mais je sais», dit Jeannette, onze ans. «Tu saismaman, un jour je partirai très loin et je ne te reverrai plus», dit Camille, huit ans.

Clairvoyance insensée qui renvoie au magasin des faux problèmes notre fameuse question :

«Faut-il leur dire la vérité ?»«Quelle vérité ?» s’insurge Ginette Raimbault. La vérité médicale ? Le brutal calendrier des

chances (un mois, six mois, un an) ? La vérité n’est pas celle qu’on dit mais celle qu’on écoute.Celle que l’autre a besoin d’exprimer. Celle qui affleure dans un rêve d’enfant, ou dans descauchemars, dans l’histoire qu’il invente ou le paysage qu’il esquisse devant nous. Ainsi Gabrielle,onze ans, dessine «une promenade à la campagne». Une sorte de pique-nique joyeux. Lespersonnages sont nets, les couleurs vives. Elle explique : «Après, on s’amuse, on court, mais c’est dangereux à cause des poteaux.» Et elle trace, sur les deux poteaux qui cernent une barrière,l’inscription «danger de mort». «S’il y avait des fleurs, dit-elle, j’en cueillerais… s’il y avait dupain, j’en donnerais aux cygnes… si je pouvais, je goûterais sur l’herbe. Mais il y a les poteaux, et on pourrait mourir si on les touchait.»

Ceci est la vérité de Gabrielle. Elle n’a pas à être commentée, mais acceptée. Elle n’a pas,surtout, à être «contre-dite» : la contre-vérité, c’est le «bobard», le mensonge, le rejet dansl’angoisse avec ses effets destructeurs. Car, «le plus grand dommage pour l’enfant reste le fait qu’aucune parole de l’entourage ne soit venue lui permettre de nommer l’événement et l’inscriredans son histoire». Ginette Raimbault ne répond pas à des questions. Elle n’est pas enquêteuse dela peur. Simplement, quand un enfant lui dit : «Je vais mourir», elle ne répond pas «non». Elledemande : «Pourquoi, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Qu’est-ce qui te fait penser ça, ce matin ?» Et ellelui donne cette extravagante permission : évoquer sa mort. En lui montrant qu’il a le droit d’enparler, que ce n’est ni tabou, ni honteux. Afin qu’il puisse enfin entendre ce qu’il exige d’entendrede l’autre : «Moi aussi je suis préoccupée par ta mort — je sais que tu… en as peur… la désires…

l’attends… voudrais la chasser… que tu espères vivre… Ce que tu vis ne te sépare pas de moi.»Comptines du «je reste-avec-toi, je suis-proche-de-toi». Réassurance du «Moi aussi je sais».Paroles, ou attitude de non-séparation : car l’enfant désire avant tout «être avec». Il dit : «Ne t’enva pas, ne me quitte pas, tourne-toi vers moi pour que je te voie», car c’est lui qui part. Vers unesolitude inconnue. Qu’il pressent, qu’il appréhende, qu’il conjure en demandant d’emmener sonours avec lui : ceux qu’il aime, près de son visage, ceux qu’il n’aime pas, aux pieds.

Suffit-il d’être là ? Oui, mais avec honnêteté. Sans chercher à le berner. Sans lui imposer silence,pour notre seul confort. Raymond, sept ans, le dit : «Les mots, ça reste dedans, ça fait mal.» Sil’enfant ne parle pas de ce qu’il sait, c’est déjà, pour lui, la solitude. «Il ne s’agit pas, dit GinetteRaimbault, de les aider à mourir, mais de les aider à vivre jusqu’au bout.» Donner la main, ensomme, pour traverser…

Ginette Raimbault, frêle femme en blanc, poursuit sa tâche, qui est peut-être de réapprendre auxgens que nous sommes à comprendre la mort. Voix douce, très beau regard, elle dit : «Je n’ai purédiger mon livre qu’après…» Après quoi ? Après cette période vraiment trop dure où il y avait 

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trop peu d’espoir pour les enfants. Aujourd’hui, grâce à la dialyse et aux greffes, le bilan est moinsdésespérant. Mais il reste — un peu partout — des enfants malades, et menacés. Il reste quel’hôpital est toujours pour eux un lieu de souffrance et de séparation, qui justifie une«humanisation» particulière. Celle-ci est en bonne voie : il y a maintenant à Villejuif, dans leservice de cancérologie infantile, deux analystes à temps partiel, une aussi chez le Pr Jean

Bernard, et une dans le service de pédiatrie du Pr Alagille, à Bicêtre.Ginette Raimbault, elle, a formé une équipe, bien intégrée au personnel soignant. Car le maladeest un tout, c’est-à-dire une personne, même lorsqu’il s’agit d’un enfant, et il ne doit pas y avoir d’un côté le médecin qui s’occupe du corps, et de l’autre une dame chargée de prendre en charge, àelle seule, l’angoisse des mourants. L’humanisation, c’est aussi cela : un regard global sur celuiqui souffre.

La tâche n’est pas spectaculaire. Il ne s’agit pas d’une invention technique. Elle ne fait pasreculer les coups portés par ce que nous enfermons dans le mot «maladie». Il s’agit seulement derejoindre, par des voies attentives, ceux qui peut-être ne vivront pas. De partager leur solitude. Deles aider à se séparer de la vie, et à assumer l’énénement qui s’approche. Dignement.

Tentative pour une mort mieux «vécue» ? Le paradoxe des mots n’est que superficiel… Mais cela

nécessite que nous soyons capables, nous, de vivre mieux le deuil qui nous attend.

Geneviève DoucetElle, 16 février 1976

Encyclopédie des Nuisances, tome I, fascicule 9, novembre 1986