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GuillaumeMusso

CentralPark

roman

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Les choses qui vous échappent ont plus d’importance que les choses qu’onpossède.

SomersetMAUGHAM

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PremièrepartieLesenchaînés

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1Alice

Jecroisqu’entouthomme,ilyaunautrehomme.Uninconnu,unConspirateur,unRusé.

StephenKING

D’abordlesoufflevifetpiquantduventquibalaieunvisage.Le bruissement léger des feuillages. Lemurmure distant d’un ruisseau. Le piaillement discret des

oiseaux.Lespremiersrayonsdusoleilquel’ondevineàtraverslevoiledepaupièresencorecloses.Puislecraquementdesbranches.L’odeurdelaterremouillée.Celledesfeuillesendécomposition.

Lesnotesboiséesetpuissantesdulichengris.Plusloin,unbourdonnementincertain,onirique,dissonant.

Alice Schäfer ouvrit les yeux avec difficulté. La lumière du jour naissant l’aveuglait, la rosée du

matinpoissaitsesvêtements.Trempéedesueurglacée,ellegrelottait.Elleavaitlagorgesècheetungoûtviolentdecendredanslabouche.Sesarticulationsétaientmeurtries,sesmembresankylosés,sonespritengourdi.

Lorsqu’elleseredressa,ellepritconsciencequ’elleétaitallongéesurunbancrustiqueenboisbrut.Stupéfaite,elledécouvritsoudainqu’uncorpsd’homme,massifetrobuste,étaitrecroquevillécontresonflancetpesaitlourdementsurelle.

Alice étouffa un cri et son rythme cardiaque s’emballa brusquement. Cherchant à se dégager, ellebasculasurlesolpuisserelevadanslemêmemouvement.C’estalorsqu’elleconstataquesamaindroiteétait menottée au poignet gauche de l’inconnu. Elle eut un mouvement de recul, mais l’homme restaimmobile.

Merde!Soncœurpulsadanssapoitrine.Uncoupd’œilàsamontre:lecadrandesavieillePatekétaitrayé,

maislemécanismefonctionnaittoujoursetsoncalendrierperpétuelindiquait:mardi8octobre,8heures.Bonsang!Maisoùsuis-je?sedemanda-t-elleenessuyantavecsamanchelatranspirationsurson

visage.Elle regardaautourd’ellepourévaluer lasituation.Ellese trouvaitaucœurd’uneforêtdoréepar

l’automne, un sous-bois frais et dense à la végétation variée. Une clairière sauvage et silencieuseentourée de chênes, de buissons épais et de saillies rocheuses. Personne aux alentours et, vu lescirconstances,c’étaitsansdoutepréférable.

Alicelevalesyeux.Lalumièreétaitbelle,douce,presqueirréelle.Desfloconsscintillaientàtraverslefeuillaged’unormeimmenseetflamboyantdontlesracinestrouaientuntapisdefeuilleshumides.

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ForêtdeRambouillet?Fontainebleau?BoisdeVincennes?hasarda-t-ellementalement.Untableauimpressionnistedecartepostaledontlasérénitécontrastaitaveclaviolencedeceréveil

surréalisteaucôtéd’unparfaitinconnu.Prudemment, elle se pencha en avant pourmieux distinguer son visage.C’était celui d’un homme,

entretrente-cinqetquaranteans,auxcheveuxchâtainsenbatailleetàlabarbenaissante.Uncadavre?Elle s’agenouilla etposa troisdoigts le longde soncou, àdroitede lapommed’Adam.Lepouls

qu’elle sentit en appuyant sur l’artère carotide la rassura.Le typeétait inconscient,mais il n’était pasmort.Elleprit le tempsdel’observerunmoment.Leconnaissait-elle?Unvoyouqu’elleauraitmisautrou?Unamid’enfancequ’ellenereconnaissaitpas?Non,cestraitsneluidisaientabsolumentrien.

Alice repoussa quelques mèches blondes qui lui tombaient devant les yeux puis considéra lesbraceletsmétalliquesquilaliaientàcetindividu.C’étaitunmodèlestandardàdoublesécuritéutiliséparungrandnombredeservicesdepoliceoudesécuritéprivéedeparlemonde.Ilétaitmêmefortprobablequ’ils’agissedesaproprepaire.Alicefouilladanslapochedesonjeanenespérantytrouverlaclé.

Ellen’yétaitpas.Enrevanche,ellesentituncalibre,glissédanslapocheintérieuredesonblousondecuir.Croyantretrouversonarmedeservice,ellerefermasesdoigtssurlacrosseavecsoulagement.Maiscen’étaitpasleSigSauerutiliséparlesflicsdelabrigadecriminelle.Ils’agissaitd’unGlock22enpolymèredontelleignoraitlaprovenance.Ellevoulutvérifierlechargeur,maisc’étaitdifficileavecunemainentravée.Elleyparvintnéanmoinsauprixdequelquescontorsions,toutenprenantgardeànepas réveiller l’inconnu.Visiblement, ilmanquaituneballe.Enmaniant lepistolet, elleprit conscienceque lacrosseétait tachéedesangséché.Elleouvrit complètement sonblousonpourconstaterquedestraînéesd’hémoglobinecoaguléemaculaientégalementlesdeuxpansdesonchemisier.

Bordel!Qu’est-cequej’aifait?Alicesemassalespaupièresdesamainlibre.Àprésent,unemigrainelancinanteirradiaitdansses

tempes,commesiunétauinvisibleluicompressaitlecrâne.Ellerespiraprofondémentpourfairerefluersapeuretessayaderegroupersessouvenirs.

Laveilleausoir,elleétaitsortiefairelafêteavectroiscopinessurlesChamps-Élysées.Elleavaitbeaucoup bu, enchaînant les verres dans des bars à cocktails : le Moonlight, le Treizième Étage, leLondonderry…Lesquatreamiess’étaientséparéesversminuit.Elleavaitregagnéseulesavoiture,garéedansleparkingsouterraindel’avenueFranklin-Roosevelt,puis…

Le trou noir.Un voile de coton enveloppait son esprit. Son cerveau moulinait dans le vide. Samémoireétaitparalysée,gelée,bloquéesurcettedernièreimage.

Allez,faisuneffort,bordel!Ques’est-ilpasséensuite?Elleserevoyaitdistinctementpayersaplaceauxcaissesautomatiques,puisdescendrelesescaliers

versletroisièmesous-sol.Elleavaittroppicolé,ça,c’étaitcertain.Entitubant,elleavaitrejointsapetiteAudi,avaitdéverrouillélaportière,s’étaitinstalléesurlesiègeet…

Plusrien.Elleavaitbeauessayerdeseconcentrer,unmurdebriqueblancheluibarraitl’accèsàsessouvenirs.

Lemurd’Hadriendressédevantsaréflexion,lamurailledeChinetoutentièrefaceàdevainestentatives.Elleavalasasalive.Sonniveaudepaniquemontad’uncran.Cetteforêt,lesangsursonchemisier,

cettearmequin’étaitpaslasienne…Ilnes’agissaitpasd’unesimplegueuledeboisunlendemaindefête.Siellenesesouvenaitpascommentelleavaitatterriici,c’étaitàcoupsûrqu’onl’avaitdroguée.Untaréavaitpeut-êtreverséduGHBdanssonverre!C’étaitbienpossible:entantqueflic,elleavaitétéconfrontéecesdernièresannéesàplusieursaffairesimpliquantladrogueduviol.Ellerangeacetteidéedans un coin de sa tête et entreprit de vider ses poches : son portefeuille et sa carte de flic avaientdisparu.Ellen’avaitplussurellenipapiersd’identité,niargent,nitéléphoneportable.

Ladétressevints’ajouteràlapeur.

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Unebranchecraqua, faisant s’envolerunenuéede fauvettes.Quelques feuilles roussiesvoltigèrentdansl’airetfrôlèrentlevisaged’Alice.Àl’aidedesamaingauche,elleremontalafermetureÉclairdesonblouson,enmaintenantlehautduvêtementavecsonmenton.C’estalorsqu’elleremarquaaucreuxdesamainuneinscriptionàl’encrepâled’unstylo-bille;unesuitedenumérosnotésàlavolée,commeuneantisèchedecollégienmenaçantdes’effacer:

2125558900

Àquoicorrespondaientceschiffres?Était-ceellequilesavaittracés?Possible,maispascertain…jugea-t-elleauvudel’écriture.

Ellefermalesyeuxunbrefinstant,désemparéeeteffrayée.Ellerefusadeselaisserabattre.Àl’évidence,unévénementgraves’étaitdéroulécettenuit.Mais,si

ellen’avaitplusaucunsouvenirdecetépisode,l’hommeàquielleétaitenchaînéeallaitrapidementluirafraîchirlamémoire.Dumoins,c’étaitcequ’elleespérait.

Amiouennemi?Dans l’ignorance,elle replaça lechargeurdans leGlocketarma le semi-automatique.Desamain

libre,ellepointalecalibreendirectiondesoncompagnonavantdelesecouersansménagement.–Eh!Oh!Onseréveille!L’hommeavaitdeladifficultéàémerger.–Bougez-vous,monvieux!lebrusqua-t-elleenluisecouantl’épaule.Il cligna des yeux et écrasa un bâillement avant de se redresser péniblement. Lorsqu’il ouvrit les

paupières, il marqua un violent mouvement de stupeur en voyant le canon de l’arme à quelquescentimètresdesatempe.

IlregardaAlicelesyeuxécarquilléspuistournalatêteentoussens,découvrantabasourdilepaysagesylvestrequil’entourait.

Aprèsquelquessecondesdestupéfaction,ilavalasasalivepuisouvritlabouchepourdemanderenanglais:

–Maisquiêtes-vous,bonDieu?Quefaisons-nousici?

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2Gabriel

Chacund’entrenousporteenluiuninquiétantétranger.

LesfrèresGRIMM

L’inconnuavaitparléavecunfortaccentaméricain,escamotantpresquetotalementlesr.–Oùsommes-nous,bordel?insista-t-ilencoreenfronçantlessourcils.Aliceresserralesdoigtsautourdelacrossedupistolet.–Jepensequec’estàvousdemeledire!luirépondit-elleenanglais,enrapprochantlecanondu

Glockdesatempe.– Eh, on se calme, d’accord ? demanda-t-il en levant les mains. Et baissez votre arme : c’est

dangereux,cesmachins-là…Encoremalréveillé,ildésignadumentonsamainemprisonnéeparlebraceletd’acier.–Pourquoim’avez-vouspassécestrucs?Qu’est-cequej’aifaitcettefois?Bagarre?Ivressesurla

voiepublique?–Cen’estpasmoiquivousaimenotté,répliqua-t-elle.Aliceledétailla:ilportaitunjeansombre,unepairedeConverse,unechemisebleuefroisséeetune

vestedecostumecintrée.Sesyeux,clairsetengageants,étaientcernésetcreusésparlafatigue.–Faitvraimentpaschaud,seplaignit-ilenrentrantlanuquedanslesépaules.Ilbaissalesyeuxverssonpoignetpourconsultersamontre,maisellen’yétaitpas.–Merde…Quelleheureest-il?–Huitheuresdumatin.Tantbienquemal,ilretournasespochesavantdes’insurger:–Maisvousm’aveztoutpiqué!Monfric,monlarfeuille,montéléphone…–Jenevousairienvolé,assuraAlice.Moiaussi,onm’adépouillée.–Etj’aiunesacréebosse,constata-t-ilensefrottantl’arrièreducrâneavecsamainlibre.Çanon

plus,cen’estpasvous,biensûr?seplaignit-il,sansvraimentattendrederéponse.Illaregardaducoindel’œil:vêtued’unjeanserréetd’unblousondecuird’oùs’échappaientles

pans d’un chemisier taché de sang, Alice était une blonde élancée d’une trentaine d’années, dont lechignonétaitsurlepointdesedénouer.Sonvisageétaitdur,maisharmonieux–pommetteshautes,nezfin, teint diaphane – et ses yeux, pailletés par les reflets cuivrés des feuilles d’automne, brillaientintensément.

Unedouleurletiradesacontemplation:unesensationdebrûlurecouraitàl’intérieurdesonavant-bras.

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–Qu’est-cequisepasseencore?soupira-t-elle.–J’aimal,grimaça-t-il.Commeuneblessure…Àcausedesmenottes,Gabrielneputenleversavesteouremonterlesmanchesdesachemise,mais,à

forcedecontorsions,ilréussitàapercevoirunesortedebandagequienserraitsonbras.Unpansementfraîchementposéd’oùs’échappaitunemincetraînéedesangquis’écoulaitjusqu’àsonpoignet.

–Bon,onarrêtelesconneries,maintenant!s’énerva-t-il.Onestoù,là?ÀWicklow?Lajeunefemmesecoualatête.–Wicklow?Oùest-ce?–Uneforêtausud,soupira-t-il.–Ausuddequoi?demanda-t-elle.–Vousvousfoutezdemoi?AusuddeDublin!Elleleregardaavecdesyeuxronds.–VouspensezvraimentquenoussommesenIrlande?Ilsoupira.–Etoùpourrions-nousêtre,sinon?–Ehbien,enFrance,j’imagine.PrèsdeParis.JediraisdanslaforêtdeRambouilletou…–Arrêtezvotredélire!lacoupa-t-il.Etpuis,vousêtesqui,aujuste?–Unefilleavecunflingue,doncc’estmoiquiposelesquestions.Il la défia du regard, mais comprit qu’il n’avait pas la situation en main. Il laissa le silence

s’installer.–Jem’appelleAliceSchäfer,jesuiscapitainedepoliceàlabrigadecriminelledeParis.J’aipassé

la soirée avec des amies sur les Champs-Élysées. J’ignore où nous sommes et comment nous noussommesretrouvésici,enchaînésl’unàl’autre.Etjen’aipaslamoindreidéedevotreidentité.Àvous,maintenant.

Aprèsquelquessecondesd’hésitation,l’inconnuserésolutàdéclinersonidentité.–Jesuisaméricain.MonnomestGabrielKeyneetjesuispianistedejazz.Entempsnormal,j’habite

àLosAngeles,maisjesuissouventsurlesroutesàcausedesconcerts.–Quelestvotrederniersouvenir?lepressa-t-elle.Gabrielfronçalessourcilsetfermalesyeuxpourmieuxseconcentrer.–Ehbien…Hiersoir,j’aijouéavecmonbassisteetmonsaxophonisteauBrownSugar,unclubde

jazzduquartierdeTempleBar,àDublin.ÀDublin…Cetypeestdingue!–Aprèsleconcert,jemesuisinstalléaubaretj’aipeut-êtreunpeuforcésurleCubalibre,continua

Gabrielenouvrantlespaupières.–Etensuite?–Ensuite…Son visage se crispa et il se mordilla la lèvre. Visiblement, il avait autant de mal qu’elle à se

souvenirdesafindesoirée.–Écoutez,jenesaisplus.Jecroisquejemesuisfritéavecuntypequin’aimaitpasmamusique,puis

j’aidraguéquelquesnanas,maisj’étaistroptorchépourenchoperune.–Trèsclasse.Trèsélégant,vraiment.Ilbalayalereproched’ungestedelamainetselevadubanc,obligeantAliceàfairedemême.D’un

gestebrusquedel’avant-bras,celle-cil’obligeaàserasseoir.– J’ai quitté le club versminuit, affirma-t-il. Je tenais à peine debout. J’ai hélé un taxi surAston

Quay.Auboutdequelquesminutes,unevoitures’estarrêtéeet…–Etquoi?–Jenesaisplus,admit-il.J’aidûdonnerl’adressedemonhôteletm’écroulersurlabanquette.

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–Etaprès?–Rien,jevousdis!Alice baissa son arme et laissa passer quelques secondes, le temps de digérer ces mauvaises

nouvelles.Visiblement,cen’étaitpascetypequiallaitl’aideràéclaircirsasituation.Aucontraire.–Vousavezbienconsciencequetoutcequevousvenezdemeraconterestunevasteblague?reprit-

elleensoupirant.–Etpourquoidonc?–MaisparcequenoussommesenFrance,voyons!Gabriel balayadu regard la forêt qui s’étendait autour d’eux : la végétation sauvage, les buissons

touffus,lesparoisrocheusesrecouvertesdelierre,ledômedoréforméparlesfeuillagesd’automne.Sonregardremontalelongdutroncécorchéd’unormegigantesqueetattrapadeuxécureuilsquifaisaientlacourse,grimpantenbondsrapidesetpassantdebrancheenbrancheàlapoursuited’unmerlebleu.

–JesuisprêtàpariermachemisequenousnesommespasenFrance,lança-t-ilensegrattantlatête.–Detoutefaçon,iln’yaqu’unseulmoyendelesavoir,s’agaçaAliceenrangeantsonflingueeten

l’incitantàseleverdubanc.Ils quittèrent la clairièrepour s’enfoncerdans lavégétation faitedebosquetsdenses et d’arbustes

feuillus.Retenusl’unàl’autre,ilstraversèrentunsous-boisvallonné,suivirentunchemingrimpant,puisdescendirentunepenteenprenantappuisur lesaffleurementsrocheux.Il leurfallutdixbonnesminutespour parvenir à s’extraire de ce labyrinthe boisé, enjambant les petits cours d’eau et arpentant denombreuxsentierssinueux.Enfin,ilsdébouchèrentsuruneétroitealléegoudronnéebordéed’arbresquidessinaientunevoûtevégétaleau-dessusdeleurtête.Plusilsavançaientsurlacouléebitumée,pluslesbruitsdelacivilisationsefaisaientprésents.

Unbourdonnementfamilier:larumeurmontantdelaville…Habitée d’un drôle de pressentiment, Alice entraîna Gabriel vers une trouée de soleil dans le

feuillage. Happés par l’éclaircie, ils se frayèrent un chemin jusqu’à ce qui semblait être la bergegazonnéed’unpland’eau.

C’estalorsqu’ilsl’aperçurent.Unpontdefontelargementarquéquienjambaitavecgrâcel’undesbrasdel’étang.Unlongpontcouleurcrème,ornéd’arabesquesetsubtilementdécoréd’urnesfleuries.Unepasserellefamilièreaperçuedansdescentainesdefilms.BowBridge.Ilsn’étaientpasàParis.NiàDublin.IlsétaientàNewYork.ÀCentralPark.

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3CentralParkWest

Noussouhaitonslavérité,etnetrouvonsennousqu’incertitude.

BlaisePASCAL

–NomdeDieu!soufflaGabriel,tandisquelastupéfactionsepeignaitsurlevisaged’Alice.Même si la réalité était difficile à admettre, il n’y avait plus aucun doute à présent. Ils s’étaient

réveillésaucœurdu«Ramble»,l’endroitleplussauvagedeCentralPark.Unevéritableforêtdequinzehectaresquis’étendaitaunorddulac.

Leurs cœurs battaient à l’unisson, cognant à tout rompredans leur poitrine.En s’approchant de larive, ils arrivèrent sur une allée animée, typique de l’effervescence du parc en début dematinée.Lesaccrosdujoggingcohabitaientharmonieusementaveclescyclistes,lesadeptesdutaichietlessimplesmarcheursvenuspromenerleurchien.L’universsonoresicaractéristiquedelavillesemblaitsubitementleurexploserauxoreilles:lebourdonnementdelacirculation,lesKlaxon,lessirènesdespompiersetdelapolice.

–C’estdément,murmuraAlice.Déstabilisée, la jeune femme essaya de réfléchir. Elle voulait bien admettre que Gabriel et elle

avaienttouslesdeuxbeaucouppicolélaveilleausoir,aupointd’enoublierdequoileurnuitavaitétéfaite.Mais ilétait impensablequ’onaitpu lesembarquerdansunavioncontre leurvolonté.ElleétaitsouventvenueenvacancesàNewYorkavecSeymour,soncollègueetmeilleurami.Ellesavaitqu’unvolParis-NewYorkduraitunpeuplusdehuitheures,mais,avecledécalagehoraire,cetécarttombaitàdeuxheures.Lorsqu’ilspartaientensemble,Seymour réservait leplus souvent levolde8h30à l’aéroportCharles-de-GaullequiarrivaitàNewYorkà10h30.Elleavaitaussinotéqueledernierlong-courrierquittaitParisunpeuavant20heures.Or,laveilleausoir,à20heures,elleétaitencoreàParis.Gabrieletelleavaientdoncvoyagésurunvolprivé.Enadmettantqu’onl’aitmisedansunavionàParisà2heuresdumatin,elleseraitarrivéeàNewYorkà4heures,heurelocale.AssezpourseréveilleràCentralParkà8heures.Surlepapier,cen’étaitpasimpossible.Danslaréalité,c’étaituneautrehistoire.Mêmeàbordd’unjetprivé,lesformalitésadministrativespourentrerauxÉtats-Unisrestaientlonguesetcompliquées.Toutcelanecollaitdécidémentpas.

–Oups,sorry!Un jeune homme en Rollerblade venait de les bousculer. Tout en s’excusant, il jeta un regard

interloquéetsuspicieuxendirectiondesmenottes.Unsignald’alarmes’allumadanslatêted’Alice.

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–On ne peut pas rester là, immobiles, aux yeux des badauds, s’alarma-t-elle. Les flics vont noustomberdessusdansmoinsd’uneminute.

–Qu’est-cequevousproposez?–Prenez-moilamain,vite!–Hein?–Prenez-moilamaincommesinousétionsuncoupled’amoureuxettraversonslepont!lebrusqua-t-

elle.Ils’exécutaetilsempruntèrentBowBridge.L’airétaitvifetsec.Dansuncielpursedétachaientenarrière-planlessilhouettesdessomptueuximmeublesdeCentralParkWest:lesdeuxtoursjumellesduSanRemo,lafaçademythiqueduDakota,lesappartementsArts-DécoduMajestic.

–Detoutefaçon,nousdevonsnoussignalerauxautorités,repritGabrielencontinuantd’avancer.–C’estça,jetez-vousdanslagueuleduloup!Ilcontre-attaqua:–Écoutezlavoixdelaraison,mapetite…–Appelez-moiencoreunefoiscommeçaetjevousétrangleaveccesmenottes!Jevouscomprimele

coujusqu’àvotrederniersouffle.Mort,onditbeaucoupmoinsdeconneries,vousverrez.Ilignoralamenace.–Puisquevousêtesfrançaise,allezaumoinsprendreconseilauprèsdevotreambassade!–Pasavantd’avoircompriscequ’ils’estréellementpassécettenuit.–Entoutcas,necomptezpassurmoipourjoueraufugitif.Dèsqu’onsortduparc,jemeprécipite

danslepremiercommissariatvenupourracontercequinousarrive.– Vous êtes stupide ou vous le faites exprès ? Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, on est

menottés,mon gars ! Inséparables, indissociables, liés par la force des choses !Donc, tant que nousn’avonspastrouvéunmoyenpourromprenoschaînes,vousfaitescequejefais.

Bow Bridge assurait une transition douce entre la végétation sauvage du Ramble et les jardinssagementagencésausuddulac.Enarrivantàl’extrémitédupont,ilsremontèrentlecheminquilongeaitlepland’eaujusqu’audômeengranitdelafontainedeCherryHill.

Gabrielinsista:–Pourquoirefusez-vousdem’accompagnerchezlesflics?–Parcequejeconnaislapolice,figurez-vous.Lejazzmans’insurgea:–Maisdequeldroitm’entraînez-vousdansvotregalère?–Comment ça,magalère ? Je suis peut-être plongée dans la merde, mais vous y êtes avecmoi

jusqu’aucou.–Non,carmoi,jen’airienàmereprocher!–Ahbon?Etqu’est-cequivouspermetd’êtresiaffirmatif?Jecroyaisquevousavieztoutoubliéde

votrenuit…LarépliquesembladéstabiliserGabriel.–Donc,vousn’avezpasconfianceenmoi?–Absolumentpas.VotrehistoiredebaràDublinnetientpaslaroute,Keyne.–PasplusquevotrehistoiredesortiesurlesChamps-Élysées!Etpuisc’estvousquiavezdusang

pleinlesmains.Vousquiavezunflinguedanslapocheet…Ellelecoupa:– Sur ce point, vous avez raison,C’estmoi qui ai le flingue, alors vous allez la boucler et faire

exactementcequejevousdis,OK?Ilhaussalesépaulesetpoussaunlongsoupird’agacement.Enavalantsasalive,Aliceéprouvaunesensationdebrûlurederrièrelesternum,commesiunegiclée

d’acideéclaboussaitsonœsophage.Lestress.Lafatigue.Lapeur.

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Commentsortirdecepétrin?Elleessayaderassemblersesidées.EnFrance,onétaitaudébutdel’après-midi.Ennelavoyantpas

aubureaucematin,lestypesdesongrouped’enquêteavaientdûs’inquiéter.Seymouravaitcertainementcherchéàlajoindresursonportable.C’estluiqu’elledevaitcontacterenpriorité,àluiqu’elledevaitdemander d’enquêter.Dans sa tête, une check-list commençait à semettre en place : 1) récupérer lesenregistrements des caméras de surveillance du parking de Franklin-Roosevelt, 2) recenser tous lesavionsprivésquiavaientdécollédeParisaprèsminuitendirectiondesÉtats-Unis,3)retrouverl’endroitoùsonAudiavaitétéabandonnée,4)vérifierl’existencedeceGabrielKeyneainsiquelasoliditédesesdéclarations…

Laperspectivedecetravaild’enquêtelarassérénaquelquepeu.Depuislongtemps,l’adrénalinequelui procurait son métier était son principal carburant. Une véritable drogue qui, dans le passé, avaitravagésavie,maisquiluidonnaitaujourd’huilaseuleraisonvalabledeselevertouslesmatins.

Ellerespiraàpleinspoumonsl’airfraisdeCentralPark.Soulagéedevoirqueleflicenellereprenaitledessus,ellecommençaàmettreaupointuneméthode

d’investigation : sous son commandement, Seymour mènerait les recherches en France tandis qu’elleenquêteraitsurplace.

Toujours main dans la main, Alice et Gabriel gagnèrent sans tarder le jardin en triangle duStrawberryFieldsquipermettaitdequitterleparcparl’ouest.Laflicjetaitdescoupsd’œilàladérobéeendirectiondumusicien.Ilfallaitabsolumentqu’ellesachequiétaitvraimentcethomme.Luiavait-ellepassélesbraceletselle-même?Sic’étaitlecas,pourquelleraison?

Àsontour,illaregardad’unairbravache.–Bon,vousproposezquoi,alors?Elleluiréponditparunequestion:–Est-cequevousavezdesconnaissancesdanscetteville?–Oui, j’y aimêmeun trèsbonami, le saxophonisteKennyForrest,mais ça tombemal : il est en

tournéeàTokyoactuellement.Elleformulasaquestionautrement:–Doncvousneconnaissezaucunendroitoùnouspourrionstrouverdesoutilspournousdébarrasser

decesmenottes,nouschangerouprendreunedouche?–Non,admit-il.Etvous?–J’habiteàParis,moi,jevoussignale!–«J’habiteàParis,moi,jevoussignale!»l’imita-t-ilenprenantunairpimbêche.Écoutez,jene

voispascommentonpourraitsepasserd’alleràlapolice:onn’apasdefric,pasd’affairesderechange,aucunmoyendeprouvernosidentités…

–Arrêtezvosjérémiades.Commençonsparnousprocureruntéléphoneportable,d’accord?–Onn’apasunkopeck,jevousdis!Commentvoulez-vousqu’onfasse?–Ça,cen’estpascompliqué:ilsuffitdelevoler.

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4Lesenchaînés

Enpleincœurdetoutedifficultésecacheunepossibilité.

AlbertEINSTEIN

En quittant le jardin public, Alice et Gabriel débouchèrent sur Central Park West, l’avenue quilongeait leparc. Ils firentquelquespassur le trottoiret sesentirent immédiatementaspiréspar le fluxurbain:lescoupsdeKlaxondestaxisjaunesquifilaientàtouteallureversMidtown,lesapostrophesdesvendeurs de hot dogs, le bruit des marteaux-piqueurs des ouvriers de la voirie qui réparaient descanalisations.

Pasdetempsàperdre.Alice plissa les yeux pour mieux examiner les alentours. De l’autre côté de l’avenue s’élevait

l’imposantefaçadecouleursableduDakota, l’immeubledevant lequelJohnLennonavaitétéassassinétrente-trois ans plus tôt. Le bâtiment détonnait : avec ses tourelles, ses pignons, ses lucarnes et sesbalconnets,ilprojetaitunesilhouettegothiquedanslecieldeManhattan.

LeMoyenÂgeenpleinXXIesiècle.Sur le trottoir,unvendeurà la sauvetteavait installé sonattirail et fourguaitaux touristesdes tee-

shirtsetdesaffichesàl’effigiedel’ex-Beatles.Lajeunefemmeavisaungrouped’adolescentsàunedizainedemètresdevantelle:desEspagnols

bruyants qui se prenaient en photo devant l’immeuble. Trente ans plus tard, le mythe fonctionnaitencore…

Après quelques secondes d’observation, elle repéra sa « cible » et élabora un plan d’attaquesommaire.Dumenton,elledésignalegroupeàGabriel.

–Vousvoyezlejeunegarçonquiparleautéléphone?Ilsegrattalanuque.–Lequel?Lamoitiéd’entreeuxaunportablecolléàl’oreille.–LepetitgrosàlunettesavecsacoupeauboletsonmaillotduBarça.–Jenetrouvepasçatrèscourageuxdes’attaqueràunenfant…Aliceexplosa:–Vousn’avezpasl’airdebienprendreconsciencequ’onestdansunesacréemerde,Keyne!Cetype

aaumoinsseizeansetilnes’agitpasdel’attaquer,justedeluiempruntersontéléphone.–J’ailadalle,seplaignit-il.Vousnevoulezpasqu’onpiqueunhotdogplutôt?Ellelefusilladuregard.–Arrêtezdefairelemarioleetécoutez-moibien.Vousallezmarcherserrécontremoi.Arrivéàson

niveau,vousmepousserezversluiet,dèsquej’auraisaisil’appareil,ilfaudraqu’ondécampefissa.

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Gabrielapprouvadelatête.–Çaal’airfacile.–Facile?Vousallezvoircommec’estfaciledecouriravecdesmenottes…La suite des événements se déroula comme Alice l’avait prévu : elle profita de la surprise de

l’adolescentpours’emparerdesontéléphone.–Courezmaintenant!lança-t-elleàGabriel.WALK:lefeupiétonnierclignotait.Ilsenprofitèrentpourtraverserl’avenueets’enfoncèrentdansla

premièrerueperpendiculaire.Courirenétantenchaînéss’avérapirequecequ’Aliceavaitredouté.Àladifficulté d’ajuster leur rythme de progression s’ajoutaient leur différence de taille et la douleur desbraceletsenacierqui,àchaquefoulée,meurtrissaientlachairdeleurspoignets.

–Ilsnouspoursuivent!criaGabrielenjetantuncoupd’œilenarrière.Alice se retournaà son tourpourapercevoir legrouped’adolescentsespagnolsqui s’était lancéà

leurstrousses.Pasdechance…D’un signede tête, ils accélérèrent encore.La71eRue était une artère calme, typique de l’Upper

West Side, bordée d’élégantes brownstones en grès rouge. Vierges de touristes, les trottoirs y étaientlarges, ce qui permit au couple de parcourir rapidement le bloc d’habitations qui séparait les deuxavenues. Toujours sur leurs talons, les adolescents se faisaient plus pressants, lançant des cris pourameuterlespassantsetlesrallieràleurcause.

ColumbusAvenue.Retourdel’animation:lesboutiquesquiouvraientleurdevanture,lescafésquiseremplissaient,les

étudiantsquisortaientdelastationdemétrovoisine.–Àgauche!criaGabrielenobliquantbrutalement.LechangementdedirectionpritAliceparsurprise.Elleeutdumalàgardersonéquilibreetpoussa

uncriensentantlamâchoiredesmenottesluientaillerlachair.Ils descendirent l’avenue vers le sud, bousculant les piétons, renversant plusieurs présentoirs,

manquantmêmed’écraserunyorkshirenain.Tropdemonde.Sensationdevertige.Étourdissement.Pointdecôtéquidéchire les flancs.Pouréviter la foule, ils

tentèrentdesedéporterdequelquesmètressurlachaussée.Mauvaiseidée…Untaximanquadelespercuter.Écrasantsonfrein,lechauffeurleurenvoyaunlongcoupdeKlaxonet

une bordée d’injures.En essayant de rejoindre l’accotement,Alice se prit le pied dans la bordure dutrottoir.Denouveau,lebraceletdesmenottesluitranchalepoignet.Emportéeparsonélan,ellemorditlapoussière,entraînantGabrielavecelledanssachuteetlaissants’échapperleportablepourlequelilssedonnaienttantdepeine.

Merde!D’ungestevif,Gabriels’emparadumobile.Relève-toi!Ilssemirentdeboutetjetèrentunnouveaucoupd’œilàleurspoursuivants.Silegroupeavaitéclaté,

deuxadolescentscontinuaientàleurcollerauxbasques,s’offrantunepoursuitedansManhattandontilsespéraientsortirvainqueursetquinemanqueraitpasd’épaterleurscopinesàleurretour.

–Ilscourentvite,cessalopards!rageaGabriel.Jesuistropvieuxpourcesconneries,moi!–Encoreuneffort!réclamaAliceenlecontraignantàreprendreleurcourse.Chaque nouvelle foulée était une torture,mais ils s’accrochèrent.Main dans lamain.Dixmètres,

cinquantemètres, centmètres.Des images saccadées sautaientdevant leursyeux : lesbouchesd’égoutfumantesprojetantleurvapeurversleciel,leséchellesenfontecourantlelongdesfaçadesenbrique,les

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grimacesdesenfantsàtraverslesvitresdesbusscolaires.Ettoujourscettesuccessiondebuildingsdeverreetdebéton,cefoisonnementd’enseignesetdepanneauxpublicitaires.

67eRue,66e.Ils avaient les poignets en sang, crachaient leurs poumons, mais étaient de nouveau bien lancés.

Portés par l’adrénaline et contrairement aux gamins à leurs trousses, ils avaient trouvé leur secondsouffle. Leurs appuis étaient plus sûrs, leur course plus fluide. Ils arrivèrent au niveau où BroadwaycoupaitColumbus.L’avenuesetransformaitalorsenuncarrefourgigantesque,pointderencontredetroisartèresàquatrevoies.Unseulregardetilssecomprirent.

–Maintenant!Prenant tous les risques, ils traversèrentbrusquement le carrefourendiagonale sousunconcertde

crissementsdepneusetd’avertisseurssonores.Entrela65eetla62e, toute lapartieouestdeBroadwayétaitoccupéepar lecomplexecultureldu

LincolnCenter,bâtiautourduMetropolitanOpera.Alicelevalesyeuxpours’orienter.Hautdeplusieursétages,unnaviregigantesquedeverreetdetreillisd’acieravançaitsaprouepointuejusqu’aumilieudel’avenue.

Elle reconnut l’auditorium de la Juilliard School, devant laquelle elle était déjà passée avecSeymour.Derrièrelafaçadetransparente,onpouvaitapercevoirlespasdedansedesballerinesainsiquel’intérieurdesstudiosoùrépétaientlesmusiciens.

–Leparkingsouterraindel’opéra!lança-t-elleendésignantunerampebétonnéequis’enfonçaitdanslesol.

Gabriel acquiesça. Ils se faufilèrent dans les entrailles goudronnées en évitant les voitures quiremontaient vers la sortie.Arrivés aupremier sous-sol, ilsmirent à profit leurs dernières forcespourtraverser l’airedestationnementdanstoutesalongueuretempruntèrent l’undesescaliersdesortiequidébouchaittroisblocsplusloin,danslapetiteenclavedeDamroschPark.

Lorsqu’ilsfurentenfinàl’airlibre,ilsconstatèrentavecsoulagementqueleurspoursuivantsavaientdisparu.

*

Appuyéscontrelemuretquiceinturaitl’esplanade,AliceetGabrieln’enfinissaientpasdereprendreleursouffle.Ilsétaienttouslesdeuxensueuretperclusdedouleurs.

–Passez-moiletéléphone,hoqueta-t-elle.–Mince,je…jel’aiperdu!s’écria-t-ilenmettantlamaindanssapoche.–C’estpasvrai,vous…–Jeplaisante,larassura-t-ilenluitendantlesmart-phone.Alice lui lança un regard assassin et s’apprêtait à l’invectiver lorsqu’un goût métallique envahit

soudainsabouche.Ellefutprisedevertiges.Unhaut-le-cœursoulevasonestomacetellesepenchaau-dessusd’unejardinièrepourrendreunfiletdebile.

–Ilvousfautdel’eau.–C’estàmangerqu’ilmefaut.–Jevousavaisbienditdepiquerunhotdog!Ilsavancèrentprudemmentjusqu’àlafontainepubliquepours’ydésaltérer.BordéparleNewYork

City Ballet et par les arches de verre de l’immense Metropolitan Opera, le Damrosch Park étaitsuffisamment animé pour qu’on ne fasse pas attention à eux. Sur le parvis, des ouvriers s’activaient,montantdestentesetdespodiumsenprévisiond’undéfilé.

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Aprèsplusieursgorgéesd’eau,Alices’emparadutéléphone,vérifiaqu’iln’étaitpasprotégéparuncodeetcomposalenumérodemobiledeSeymour.

Enattendantquelaconversations’établisse,ellecoinçal’appareilaucreuxdesonépauleetsemassalanuque.Soncœurcontinuaitàtambourinerdanssapoitrine.

Réponds,Seymour…SeymourLombart était l’adjoint du groupe d’enquête que dirigeaitAlice.Composé de cinq autres

flics, le « groupe Schäfer » se partageait quatre petits bureaux au troisième étage du 36, quai desOrfèvres.

Aliceregardasamontrepourtenircomptedudécalagehoraire.ÀParis,ilétait14h20.Le flic répondit après trois sonneries, mais le brouhaha des conversations derrière lui rendait le

dialoguedifficile.SiSeymourn’étaitpassurleterrain,ilétaitcertainementencoreentraindedéjeuner.–Seymour?–Alice?Maisoùes-tu,bonsang?Jet’ailaisséplusieursmessages.–JesuisàManhattan.–Tu…tutefousdemoi?–Ilfautquetum’aides,Seymour.–Jet’entendstrèsmal.C’était lamême chose pour elle. La réception étaitmauvaise.Hachée. La voix de son adjoint lui

parvenaitdefaçondistordue,presquemétallique.–Oùes-tu,Seymour?–AuCaveau duPalais, placeDauphine.Écoute, je rentre au bureau et je te recontacte dans cinq

minutes,OK?–D’accord.Lenuméros’estaffiché?–Oui.–Super.Etdépêche-toi.J’aiduboulotpourtoi.Frustrée,Aliceraccrochaettenditleportableaujazzman.–Sivousvoulezpasseruncoupdefil,c’estmaintenant.Jevousdonnecinqminutes.Grouillez-vous.Gabriel laregardaavecundrôled’air.Malgrél’urgenceet ledanger, ilneputempêcherunmince

souriredesedessinersursonvisage.–Vousparleztoujoursauxgensaveccetonautoritaire?–Necommencezpasàm’emmerder,lerabroua-t-elle.Cetéléphone,vouslevoulez,ouiounon?Gabrielsesaisitdel’appareiletréfléchitquelquessecondes.–Jevaisappelermonami,KennyForrest.–Lesaxophoniste?Vousm’avezditqu’ilétaitàTokyo.–Avecunpeudechance,ilauralaissélesclésdesonappartementàunvoisinouàunegardienne.

VoussavezquelleheureilestauJapon?demanda-t-ilencomposantlenuméro.Alicecomptasursesdoigts.–Jedirais10heuresdusoir.–Mince,ildoitêtreenpleinconcert.Effectivement,Gabriel tombasurun répondeuret laissaunmessagedans lequel il expliquaitqu’il

étaitàNewYorketsepromettaitderappelerplustard.Ilrenditl’appareilàAlice.Elleregardasamontreensoupirant.Magne-toi,Seymour!supplia-t-elleenserrant lesmartphoneentresesdoigts.Elleétaitdécidéeà

rappelersonadjoint lorsqu’elleaperçut lasériedechiffres inscritsaustylo-billeaucreuxdesamain.Aveclatranspiration,ilsétaiententraindes’effacer.

–Çavousditquelquechose,ça?demanda-t-elleenouvrantsapaumedevantlesyeuxdeGabriel.

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2125558900

–J’aidécouvertceschiffresàmonréveilcematin.Pourtant,jenemesouvienspaslesavoirécrits.–Probablementunnumérodetéléphone,non?Refaitesvoirunpeu.Gagné!s’écriaGabriel.212est

l’indicatifdeManhattan.Dites,vousêtescertainequevousêtesflic?Commentai-jepupasseràcôté?Elleignoralesarcasmeetappelalenumérodanslafoulée.Onluiréponditdèslapremièresonnerie.–GreenwichHotel,bonjour.Candiceàvotreservice.Commentpuis-jevousaider?Unhôtel?Aliceréfléchitàtouteallure.Àquoicorrespondaitcetteadresse?Peut-êtreyétait-ellebrièvement

descendue?Çan’avaitpasdesens,maiselletentalecoup.–Pourrais-jeavoirlachambredeMlleAliceSchäfer,jevousprie?Auboutdufil,laréceptionnistemarquaunepausepuis:–Jecroisqu’aucundenosclientsnerépondàcenom-là,Madame.Aliceinsista:–Vouscroyezouvousêtessûre?–Sûreetcertaine,Madame.Jesuisdésolée.Alicen’eutmêmepasletempsderaccrocherquelenumérodeSeymours’inscrivaitsurl’écranen

doubleappel.Elleréponditàsonadjointsansprendrelapeinederemerciersoninterlocutrice.–Tuesaubureau,Seymour?– J’y arrive, répondit-il d’unevoix essoufflée.Cette histoire deNewYork, dis-moi que c’est une

plaisanterie.–Non,malheureusement.J’aipeudetempsetilfautabsolumentquetum’aides.Enmoinsdetroisminutes,elle luiracontatoutcequ’il luiétaitarrivédepuis laveilleausoir : la

sortie avec ses copines dans les bars des Champs-Élysées, sa perte demémoire depuis qu’elle avaitrejoint le parking, son réveil àCentral Park, enchaînée à un inconnu, et enfin le vol du portable pourl’appeler.

–Non,tumefaismarcher.Àquoitujoues,Alice?Onapleindeboulot,ici.Lejugeveuttevoir:ilarefusénosdemandesd’écoutessurl’affaireSicard.QuantàTaillandier,elle…

–Écoute-moi,bonsang!hurla-t-elle.Elle avait les larmes aux yeux et était à bout de nerfs.Même de l’autre côté de l’Atlantique, son

adjointdutsaisirlafragilitédanssavoix.–Cen’estpasuneblague,putain!Jesuisendangeretjenepeuxcompterquesurtoi!–D’accord.Calme-toi.Pourquoitunevaspasvoirlesflics?–Pourquoi?Parcequej’aiunflinguequin’estpasàmoidanslapochedemonblouson,Seymour.

Parce que j’ai du sang partout sur mon chemisier. Parce que je n’ai aucun papier sur moi ! Voilàpourquoi!Ilsvontmemettreentaulesanschercheràensavoirdavantage.

–Pass’iln’yapasdecadavre,objectalepolicier.–Ça, justement, jen’ensuispascertaine. Il fautd’abordque jedécouvrecequ’ilm’estarrivé.Et

trouve-moiunmoyendevirercesmenottes!–Commentveux-tuquejefasse?–Tamèreestaméricaine.Tuasdelafamilleici,tuconnaisdumonde.–MamèrehabiteàSeattle, tu lesais trèsbien.ÀNewYork,mafamillese limiteà l’unedemes

grands-tantes.Unepetitevieillecoincéedel’UpperEastSide.Onluiarenduvisiteensemblelapremièrefoisqu’onestvenusàManhattantouslesdeux,tutesouviens?Elleaquatre-vingt-quinzeans,jenepensepasqu’elleaitunescieàmétauxsouslamain.Cen’estpasellequit’aidera.

–Qui,alors?

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– Laisse-moi réfléchir. J’ai peut-être une idée, mais il faut que je passe un coup de fil avant det’envoyeràunemauvaiseadresse.

–OK,rappelle-moi,maisfaisvite,jet’ensupplie.Elleraccrochaetserra lespoings.Gabriel laregardadanslesyeux.Àlavibrationducorpsdesa

«partenaire»,ilpouvaitsentirlemélangedecolèreetdefrustrationquil’habitait.–C’estquiexactement,ceSeymour?–Monadjointàlabrigadecriminelle,etaussimonmeilleurami.–Vousêtessûrequ’onpeutluifaireconfiance?–Absolument.– Je ne comprends pas parfaitement le français, mais je ne l’ai pas senti très empressé de vous

aider…Elleneréponditpas.Ilpoursuivit:–Etl’hôtel,çan’ariendonné?–Non,commevousavezpul’entendre,puisquevousécoutezlesconversations.–Àcettedistance,c’estdurdefaireautrement!Madamevoudrabienpardonnermonindiscrétionvu

lescirconstances,sedéfendit-ild’untonmoqueur.Etcommevousmel’avezrappelé,vousn’êtespaslaseuleàvousretrouverdanslepétrin!

Exaspérée,elletournalatêtepourfuirleregarddeKeyne.–Putain,arrêtezdemedévisagercommeça.Vousn’avezpasunautreappelàpasser?Quelqu’unà

prévenir:unefemme,unecopine…–Non.Unefilledanschaqueport,c’estmadevise.Jesuislibrecommel’air.Librecommelesnotes

demusiquequis’envolentdemonpiano.–Ouais:libreetseul.Jeconnaisbienlesmecsdansvotregenre.–Etvous,pasdemarioudecopain?Elle éluda la question d’unmouvement de tête,mais il sentit qu’il avaitmis le doigt sur quelque

chosedesensible.–Non,sérieusement,Alice:vousêtesmariée?–Allezvousfairefoutre,Keyne.–Oui,j’aicompris,vousêtesmariée,conclut-il.Commeelleneniaitpas,ils’engouffradanslabrèche:–Pourquoivousn’appelezpasvotremari?Denouveau,elleserralespoings.–Votrecouplebatdel’aile,c’estça?Pasétonnantavecvotresalecaractère…Elleleregardacommes’ilvenaitdeluienfoncerunpoignarddansleventre.Puislastupeurfitplace

àlacolère.–Parcequ’ilestmort,sombreconnard!

*

Dépitéparsamaladresse,Gabrielaffichauneminedéconfite.Avantmêmequ’ilaitpus’excuser,unehorriblesonnerie–mélangeimprobabledesalsaetd’électro–s’élevadutéléphone.

–Oui,Seymour?–J’ailasolutionàtonproblème,Alice.TutesouviensdeNikkiNikovski?–Rafraîchis-moilamémoire.–QuandonestvenusàNewYork,àNoëldernier,onavisitéuncollectifd’artistescontemporains…–Dansungrandbâtimentprèsdesquais,c’estça?–Oui, dans le quartier deRedHook.On avait longuementdiscuté avecune artiste qui faisait des

sérigraphiessurdestôlesd’acieretd’aluminium.

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–Ettuavaisfiniparluiacheterdeuxœuvrespourtacollection,sesouvint-elle.–Oui,c’estelle,NikkiNikovski.Onest restésencontactet jeviensde l’avoirau téléphone.Son

ateliersesituedansuneancienneusine.Ellealesoutilsappropriéspourlesmenottesetelleestd’accordpourt’aider.

Alicesoupiradesoulagement.Elleseraccrochaàcettenouvellerassuranteetprésentaàsonadjointsonplandebataille:–Ilfautquetuenquêtesdetoncôté,Seymour.Commenceparrécupérerlesbandesdesurveillancedu

parkingsouterraindel’avenueFranklin-Roosevelt.Renseigne-toipoursavoirsimavoitureestencorelà-bas.

Leflicembraya:–Tum’asditqu’ont’avaitvolétoutestesaffaires,doncjepeuxessayerdetracertonportableainsi

quelesmouvementssurtoncomptebancaire.–D’accord.Etrenseigne-toisurtouslesvolsprivésquiauraientpuquitterParispourlesÉtats-Unis

danslanuit.CommenceparLeBourgetpuisélargislalisteàtouslesaéroportsd’affairesdelarégionparisienne.Essaieausside trouverdes informationssuruncertainGabrielKeyne :unpianistede jazzaméricain.Vérifies’iljouaitbienhiersoirdansunclubdeDublin,leBrownSugar.

–Desinformationssurmoi?cherchaàl’interrompreGabriel.Non,maisvousêtesgonflée!Aliceluifitsignedesetaireetcontinuaàdresserlafeuillederoutepoursonadjoint:–Interrogeaussimescopines,onnesaitjamais:KarinePayet,MalikaHaddadetSamiaChouaki.On

étaitensembleàlafacdedroit.Tutrouverasleurscoordonnéesdansl’ordidemonbureau.–OK.Uneidéeluitraversasoudainl’esprit.–Àtouthasard,essaiedevoirsitupeuxtracerlaprovenanced’unflingue.UnGlock22.Jetedonne

lenumérodesérie.Elleénonçalasuitedelettresetdechiffresgravéssurl’arme.– C’est noté. Je vais faire tout mon possible pour t’aider, Alice, mais il faut que je prévienne

Taillandier.Alice ferma les yeux. L’image de Mathilde Taillandier, la divisionnaire qui dirigeait la brigade

criminelle, traversa son esprit. Taillandier ne l’aimait pas beaucoup et c’était réciproque. Depuisl’« affaireErikVaughn», elle avait cherché plusieurs fois à la débarquer du 36. Jusqu’à présent, sespropressupérieurss’yétaientopposés,essentiellementpourdesraisonspolitiques,maisAlicesavaitquesapositionrestaitfragileauseindelaboîte.

–Pasquestion,trancha-t-elle.Laisselesautresendehorsdeçaetdémerde-toipouragirensolo.Jet’aisauvélamisesuffisammentdefoispourquetuprennesunminimumderisquespourmoi,Seymour.

–OK,acquiesça-t-il.Jeterappelledèsquej’aidunouveau.– C’est moi qui te rappellerai. Je ne vais pas pouvoir conserver ce téléphone longtemps, mais

balance-moilescoordonnéesdeNikkiNikovskiparSMS.Alice raccrocha et, quelques secondes plus tard, l’adresse de l’atelier de la peintre s’afficha sur

l’écran du smartphone. En cliquant sur le lien hypertexte, elle bascula sur l’application degéolocalisation.

–RedHook,cen’estpaslaporteàcôté,remarquaGabrielensepenchantsurleplan.Alicescrutal’écranetavecsondoigtbalayalasurfacetactilepourmieuxappréhenderlesalentours.

L’atelier était situé au sud-ouest de Brooklyn. Inutile d’espérer s’y rendre à pied. Ni en transport encommun,d’ailleurs.

–Etonn’amêmepasd’argentpoursepayerunticketdebusoudemétro,remarquaGabrielcommes’ilavaitpuliredanssespensées.

–Qu’est-cequevousproposezalors?luidemanda-t-ellecommeuneprovocation.

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–Facile:onvavolerunevoiture,affirma-t-il.Mais,cettefois,vousmelaissezfaire,d’accord?

*

Àl’angled’AmsterdamAvenueetdela61eRue,unepetiteimpassecoincéeentredeuximmeublesd’habitation.

GabrielfitexploserlavitredelavieilleMinid’unviolentcoupdecoude.Aliceetluiavaientmisplusd’unquartd’heureà trouverunevoituregaréedansunendroitpeuexposéetà l’âgesuffisammentcanoniquepourêtredémarrée«àl’ancienne».

C’était une antique Austin Cooper S bicolore à la carrosserie marron glacé et au toit blanc. Unmodèlepharedelafindesannées1960qu’uncollectionneursemblaitavoirrestauréavecprécision.

–Vousêtessûrquevoussavezcequevousfaites?Gabrielbottaentouche.–Dequoipeut-onêtresûrdanslavie?Ilpassalebrasàtraverslavitreetouvritlaportière.Contrairementàcequelesfilmspeuventlaisser

croire,volerunevoitureen frottant sescâblesd’allumagen’estpasuneminceaffaire.Etc’est encorepluscompliquémenottéàquelqu’un.

Gabriels’assità laplaceduchauffeurpuissebaissasouslevolantenaluminiumetenboisverni,tandisqu’Alicefaisaitminedeluiparler,accoudéeàlafenêtre.

D’instinct,ilss’étaientpartagélesrôles:ellefaisaitleguetpendantqu’iltrafiquaitlamécanique.D’un coup sec, Gabriel fit sauter les panneaux en plastique qui s’emboîtaient pour masquer la

colonne de direction.De samain libre, il ôta les plaques pour accéder au câblage.D’un cylindre enplastiqueusés’échappaienttroispairesdefilsdecouleursdifférentes.

–Oùavez-vousapprisàfaireça?–Àl’écoledelarue.Quartierd’Englewood,ausuddeChicago.Ilobservaattentivementlefaisceaudefilspourrepérerlapairequiactivaitlabatterie.–C’est le câblequi alimente tout le circuit électriquede lavoiture, expliqua-t-il endésignant les

deuxfilsmarron.–Jerêve!Vousn’allezpasmefaireuncoursdemécaniquemaintenant!Vexé,ildéclippalescâblesducylindre,mitànuleursextrémitésetlesentortillal’uneavecl’autre

pouractiverlecommutateurd’allumage.Immédiatement,letableaudebords’illumina.–Grouillez-vous,bordel!Unefemmenousarepérésduhautdesonbalcon.–Sivouscroyezquec’estfacileavecuneseulemain!J’aimeraisbienvousyvoir!–Vousn’aviezqu’àpasvousvanteravecvotre«écoledelarue».Sous la pression et au mépris de toute prudence, Gabriel dénuda avec ses dents les câbles du

démarreur.–Donnez-moiuncoupdepouceaulieudevousplaindre!Prenezcefil,là.Frottez-ledélicatement

aveclemien.Voilà,commeça…Leurmanœuvreprovoquauneétincelleetilsentendirentlemoteurs’allumer.Ilséchangèrentunbref

regarddecomplicitépourscellercettepetitevictoire.–Vite,ordonna-t-elleenlepoussantàl’intérieurdel’habitacle.C’estmoiquiconduis.–Iln’enestpasquest…–C’estunordre,lecoupa-t-elle.Etdetoutefaçon,onn’apaslechoix!Jetiendrailevolant,vous

passerezlesvitesses.

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5RedHook

Il y a certaines choses que l’on apprendmieux dans le calme etd’autresdanslatempête.

WillaCATHER

ArborantlescouleursdelaNYPD,uneFordTaurusétaitstationnéeàl’angledeBroadwayetdela66eRue.

Dépêche-toi,Mike!Àl’intérieurdelavoiture,JodieCostello,vingt-quatreans,s’impatientaitenpianotantsurlevolant.La jeune flic avait intégré la police new-yorkaise au début dumois et son boulot était loin d’être

aussi excitantqu’elle avaitpu l’espérer.Cematin, çane faisaitmêmepas troisquartsd’heurequ’elleavaitprissonserviceetelleavaitdéjàdesfourmisdanslesjambes.Sonsecteurdepatrouille,àl’ouestdeCentralPark, couvrait unquartier huppé, beaucoup trop tranquille à songoût.Enquinze jours, sonactivité s’était limitée à renseigner les touristes, courir après des voleurs à l’arraché, verbaliser desautomobilistestroppressésetdégagerlesivrognesquidescendaientleurgnôlesurlavoiepublique.

Pournerienarranger,onluiavaitaffectécommecoéquipierunevéritablecaricature:àsixmoisdelaretraite,MikeHernandezétaitunvraiboulet.Partisandumoindreeffort,ilnepensaitqu’àlabouffeettravaillait avec application à en faire lemoinspossible,multipliant les «pausesdonut », les « arrêtshamburger»,les«haltesCoca-Cola»outaillantlabavetteàlamoindreoccasionaveclescommerçantsetlesvacanciers.Unevisionbienpersonnelledelapolicedeproximité…

Bon,maintenantçasuffit!s’énervaJodie. Ilne fautpasdeuxheurespouracheterdesbeignets,quandmême!

Elleenclenchaleswarningsetsortitdelavoitureenclaquantlaporte.Elles’apprêtaitàentrerdanslaboutiquepourhouspillersoncoéquipierlorsqu’elleaperçutlegroupedesixadolescentsquicouraientdanssadirection.

–¡Ladrón,ladrón!D’untonferme,elleleurordonnadesecalmeravantdeconsentiràécoutercestouristesespagnols

qui baragouinaient un mauvais anglais. Elle crut d’abord à un banal vol de téléphone portable ets’apprêtaitàlesenvoyerdéposerplainteauprèsdu20edistrictlorsqu’undétailretintsonattention.

–Tuessûrquetesvoleursétaientmenottés?demanda-t-elleàceluiquisemblaitàlafoislemoinssotetlepluslaid:ungaminvêtud’unmaillotdejoueurdefoot,avecunebouilleronde,deslunettesdemyopeetunecoupeauboldéséquilibrée.

–Certain,réponditl’Espagnol,bruyammentapprouvéparsescopains.

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Jodiemordillasalèvreinférieure.Desfugitifs?Difficile à croire.Commechaquematin, elle avaitpris connaissancedes avisde rechercheetdes

signalementsqueleurenvoyaientsescollèguesduPatrolServicesBureau,etaucunnecorrespondaitàladescriptiondesdeuxmalfrats.

Obéissantàsonintuition,ellesortitducoffredelavoituresatablettenumériquepersonnelle.–Quelleestlamarquedetontéléphone,mongarçon?Elle écouta sa réponse et se connecta au service de cloud computingdu fabricant. Elle demanda

ensuite à l’adolescent de lui fournir l’adresse de son courrier électronique ainsi que lemot de passecorrespondant.

Une fois activée, l’application permettait d’accéder aux courriers de l’utilisateur, à sa liste decontacts ainsi qu’à la localisation de l’appareil. Jodie connaissait bien cette opération pour l’avoirutilisée sixmois plus tôt dans sa propre vie amoureuse.Une simplemanipulation lui avait permis depister les trajets de son ex-copain chez samaîtresse et d’avoir ainsi la preuve de son infidélité. Elleappuya sur l’écran tactile pour lancer la procédure. Un point bleu clignota sur le plan. Si le sitefonctionnait,letéléphonedugaminsetrouvaitàprésentenpleinmilieuduBrooklynBridge!

Lesdeuxvoleursnes’étaientvisiblementpascontentésdedéroberuntéléphone.IlsavaientaussidûpiquerunevoitureetilsessayaientdequitterManhattan!

Danssonesprit,despenséesoptimistesavaientchassésonspleen : l’espoirde travaillerenfinsurune véritable enquête et la possibilité d’une promotion qui lui ouvrirait la porte d’un service plusprestigieux.

En théorie,elleauraitdûbalancer son informationsur la fréquence radiode laNYPDafinqu’unepatrouilledeBrooklynarrêtelessuspects.Maisellen’avaitpaslamoindreenviedevoircetteaffaireluiéchapper.

Ellejetauncoupd’œilauDunkin’Donuts.ToujourspasdeMikeHernandezàl’horizon.Tantpis…Elles’installaauvolant,allumasongyrophare,lançalasirèneetmitlecapsurBrooklyn.

*

Ceinturéparleseaux,l’ancienquartierdesdockerss’avançaitsurunboutdepéninsuleàl’ouestdeBrooklyn.

LaMiniarrivaauboutdeVanBruntStreet,l’artèreprincipale,quitraversaitRedHookdunordausudetseterminaitencul-de-sac.Au-delà,laroutelaissaitlaplaceàunefricheindustriellegrillagéequidébouchaitdirectementsurlesquais.

AliceetGabrielsegarèrent le longd’untrottoirdéfoncé.Toujoursentravéspar leursmenottes, ilssortirentduvéhiculepar lamêmeportière.Malgré lesoleiléclatant, lepaysageétaitbattuparunventglacial.

–Çacaille,ici!seplaignitlejazzmanenremontantlecoldesaveste.Peu à peu, Alice reconnaissait les lieux. La beauté rugueuse du paysage industriel, les entrepôts

désaffectés,leballetdesgrues,lacohabitationdescargosetdespéniches.Uneimpressiondeboutdumondeàpeinetroubléeparlescornesdebrumedesferrys.Ladernièrefoisqu’elleétaitvenueiciavecSeymour,lequartierseremettaitàpeinedupassagede

l’ouraganSandy.Lamaréeavaitalorsinondélessous-solsetlesrez-de-chausséedeslocauxsituéstropprèsdel’Océan.Aujourd’hui,laplupartdesdégâtssemblaientheureusementréparés.

–L’atelierdeNikkiNikovskisetrouvedanscebâtiment,indiquaAliceendésignantuneimposanteconstruction de brique qui, à en juger par ses silos et sa cheminée, avait dû être une importante

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manufacturedutempsdelasplendeurindustrielledeBrooklyn.Ilsavancèrentendirectiondel’édificequidéfiaitlefrontdemer.Lesquaisétaientpresquedéserts.

Pas l’ombre d’un touriste ou d’un promeneur. Quelques petits cafés et des boutiques de récupérations’alignaientsurVanBruntStreet,maisilsn’avaientpasencorelevéleursrideaux.

–C’estqui,aujuste,cettefemme?demandaGabrielenenjambantletuyaud’unecanalisation.–Untop-modèlequiaconnusonheuredegloiredanslesannées1990.Unepetiteflammes’allumadanslesyeuxdujazzman.–Unvraimannequin?–Unrienvousexcite,vous,n’est-cepas?luidit-elled’untondereproche.–Non,jesuisjusteétonnéparcettereconversion,répondit-il,unpeufroissé.–Entoutcas,sespeinturesetsessculpturescommencentàavoirleurcoteauprèsdesgaleristes.–VotreamiSeymourestamateurd’artcontemporain?– Oui, c’est même un véritable collectionneur. Son père lui a transmis cette passion ainsi qu’un

conséquenthéritageluipermettantdel’assouvir…–Etvous?Ellehaussalesépaules.–Moi,l’art,jen’ycomprendsrien.Maischacunsontruc:j’aiaussimonpropretableaudechasse.Il

fronçalessourcils.–Etvousyaccrochezquoi?–Descriminels,desmeurtriers,desassassins.Arrivésdevantl’ancienneusine,ilsrestèrentunmomentinterditsavantdes’apercevoirquelaporte

enfontequi fermait l’accèsaurez-de-chausséen’étaitpasverrouillée. Ilsprirentunascenseurgrillagéquis’apparentaitplutôtàunmonte-chargeetappuyèrentsurleboutondudernierétage.Lacabines’ouvritsuruneplate-formebétonnéequimenaitàuneportemétalliquecoupe-feu.IlsdurentsonneràplusieursreprisesavantqueNikkivienneleurouvrir.

*

Ungrostablierdecuir,desgantsépais,uncasqueantibruit,unprotège-visageetdeslunettesnoires.Lasilhouetteavantageusedel’ex-mannequindisparaissaitderrièrelatenueduparfaitferronnier.

–Bonjour,jesuisAliceSchäfer.MonamiSeymouradû…– Entrez, dépêchez-vous ! la coupa Nikki en relevant son masque et ses verres fumés. Je vous

préviens,jemefichedevoshistoiresetjeneveuxpasyêtremêlée.Jevousenlèvevosmenottesetvousvoustirezimmédiatement,compris?

Ilsapprouvèrentdelatêteetrefermèrentlaportederrièreeux.L’endroitressemblaitdavantageàuneferronneriequ’àunatelierd’artiste.Uniquementéclairéeparla

lumièredujour,c’étaitunepiècesansfin,auxmurstapissésd’outilslesplusdivers:marteauxdetoutestailles, fers à souder, chalumeaux. Les braises ardentes qui rougeoyaient dans le foyer de la forgedessinaientdescontoursorangésautourd’uneenclumeetd’untisonnier.

Dans le sillage deNikki, ils s’avancèrent sur le parquet brut et se frayèrent tant bien quemal unchemin parmi les compositions métalliques qui habitaient l’espace : des monotypes sérigraphiés auxreflets pourpres et ocre qui brillaient sur l’acier, des sculptures en fer rouillé dont les lignes acéréesmenaçaientdecreverleplafond.

–Asseyez-vouslà,ordonnalasculptriceendésignantdeuxchaisesdéfoncéesqu’elleavaitinstalléesavantleurarrivée.

Pressésd’en finir,AliceetGabrielprirentplacedepart etd’autred’unétabli.PendantqueNikkivissait un disque à tronçonner sur unemeuleuse d’angle, elle leur demanda de coincer la chaîne des

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menottesdanslesgriffesd’unétau.Puisellefitvibrersamachinedansunbruitinfernalets’approchadesdeuxfugitifs.

Ledisque trancha lemaillonenmoinsde trois secondeset le lien se rompit subitement.Quelquescoupsassénésavecunburinpointufinirentdefairecéderlescliquetsdesbraceletsd’acier.

Enfin!soufflaAliceenmassantsonpoignetàvifetsanguinolent.Ellebredouillaquelquesmotsderemerciement,maisNikovskil’interrompitsèchement:–Àprésent,dégagez!demanda-t-elleenindiquantlaporte.Soulagéd’avoirretrouvélaliberté,lecoupleobtempéra.

*

Ils retrouvèrent les quais le sourire aux lèvres. Cette délivrance ne répondait à aucune de leursquestions, mais elle marquait une étape : la reconquête de leur autonomie, première marche pour serapprocherdelavérité.

Commedélestésd’unpoids, ils firentquelquespassur lesdocks.Àprésent, leventétait tiède.Leciel,toujoursaussibleu,contrastaitavecl’âpretédudécorpostindustriel:terrainslaissésàl’abandon,enfiladedehangarsetd’entrepôts.Lavuesurtoutétaitenivrante.D’unseulregard,onbalayait toute labaiedeNewYorkdepuislaStatuedelaLibertéjusqu’auNewJersey.

–Allez,jevouspaieuncappuccino!proposaGabrield’unevoixenjouéeendésignantunminusculecaféinstallédansunancienwagondetramwayrecouvertdegraffitis.

Alicedouchasonenthousiasme.–Etavecquoiallez-vouslepayer,votrecafé?Vouscomptezlevoler,luiaussi?Ilgrimaça,vexéd’êtrerattrapéparlaréalité.Puisilportalamainàsonbras.Ladouleurqu’ilavait

déjàressentieenseréveillantsefaisaitàprésentplusvive.Gabrielenlevasaveste.Lamanchedesachemiseétaittachéedesang.Ilretroussaletissuetaperçut

lebandagequienserrait sonavant-bras :une largecompressede tissu imbibéedesangcoagulé.En laretirant,ildécouvritunesaleblessurequiseremitaussitôtàsaigner.Toutsonavant-brasavaitétélardéde coups de cutter. Heureusement, les entailles étaient peu profondes. Des coupures qui dessinaientcomme…

–Unesériedechiffres!s’exclamaAliceenl’aidantàépongerl’hémoglobine.Gravésursapeau,lenombre141197ressortaitàcoupsd’encochessanglantes.L’expressiondeGabrielavaitchangé.Enquelquessecondes,lesoulagementdelalibertéretrouvée

avaitfaitplaceàunmasqued’inquiétude.–C’estquoicecode,encore?Çacommenceàmecourirsurleharicot,cettehistoiredemalade!–Entoutcas,cettefois,cen’estpasunnumérodetéléphone,jugeaAlice.–C’estpeut-êtreunedate,non?s’interrogea-t-ildemauvaisehumeurenenfilantsaveste.–Le14novembre1997…Possible.Exaspéré,ilcherchaleregarddelajeuneFrançaise.–Écoutez,onnepeutpascontinueràerrercommeça,sanspapiersniargent.–Qu’est-cequevousproposez?Allervoirlapolicealorsquevousvenezdevolerunevoiture?–Maisc’étaitàcausedevous!– Oh, quelle bravoure ! Vous êtes un vrai gentleman ! Remarquez, c’est facile avec vous, c’est

toujourslafautedesautres.Jecommenceàbienvouscerner.Ilessayadenepass’enflammeretrenonçaàsedisputer.– Je sais qu’il y a un prêteur sur gages réglo à Chinatown. C’est une adresse que se refilent les

jazzmenparfoiscontraintsd’ylaisserleurinstrument.Elleflairalepiège.

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–Etqu’est-cequevousvoulezquel’onydépose?Votrepiano?IleutunsourirecrispéetregardalepoignetdelaParisienne.–Laseulechosequel’ona,c’estvotremontre…Ellereculadequelquespas.–Ça,monvieux,mêmepasenrêve.–Allez,c’estunePatekPhilippe,n’est-cepas?Onpourraitentireraumoins…–Jevousaiditnon!cria-t-elle.C’étaitlamontredemonmari!–Quoid’autre,alors?Onn’arienàpartceportable.Enlevoyantagiterletéléphonequ’ilavaittirédesapoche,ellemanquades’étrangler.–Vousavezgardéletéléphone?Jevousavaisditdelebalancer!–Pasquestion!Ons’estdonnétropdemalpourlevoler!Etpourl’instant,c’esttoutcequenous

possédons.Ilpeutencorenousservir.–Maisonpeutnouspisterentroisminutesavecça!Vousnelisezjamaisdepolars?Vousn’allez

jamaisaucinéma?–Çava,détendez-vous.Onn’estpasdansunfilm,là.Alors qu’elle ouvrait la bouchepour l’insulter, elle s’interrompit. Porté par le vent, le hululement

d’un«deux-tons» lui fit tourner la tête.Elle se figeaquelques secondesdevant les éclatsde lumièrerouge qui barraient la route. Sirène hurlante, gyrophare allumé, une voiture de flics fonçait dans leurdirection.

*

–Venez!cria-t-elleenempoignantGabrielparlebras.IlsseruèrentverslaMini.Aliceseglissasurlesiègeetdémarra.VanBruntStreetétaituncul-de-sac

etl’arrivéedesflicsleurcoupaittoutepossibilitédes’enfuirparlàoùilsétaientarrivés.Toutepossibilitédes’enfuirtoutcourt…Seule échappatoire : le portail grillagé qui donnait accès aux quais. Malheureusement, il était

cadenasséparunechaîne.Pasd’autrechoix.–Bouclezvotreceinture,ordonna-t-elleenfaisantcrierlespneus.Les mains cramponnées au volant, Alice accéléra sur trente mètres et projeta la Mini entre les

battants du portail. La chaîne céda dans un bruit de ferraille et la voiture s’élança sur les pavés del’anciennevoiedetramwayquicontournaitl’usinedésaffectée.

Penaud,Gabrielfitglisserlavitreetbalançaleportableparlafenêtre.–C’estunpeutard,maintenant!fulminaAliceenluilançantunregardassassin.Assiseàquelquescentimètresdusol,lajeunefemmeavaitl’impressiondeconduireunjouet.Avec

sonempattementétroitetsesrouesminuscules,laCoopercahotaitsurlesolinégaletdéformé.Coupd’œildanslerétro.Sanssurprise,lavoituredeflicslesavaitprisenchasselelongdufrontde

mer.Alice parcourut les quais sur une centaine demètres jusqu’à ce qu’elle aperçoive une rue sur ladroite. Elle s’y engouffra. Le bitume retrouvé et une longue ligne droite lui permirent d’écraserl’accélérateur pour remonter à plein régime vers le nord. À cette heure de la journée, la circulationcommençaitàêtredensedanscettepartiedeBrooklyn.Alicegrilladeuxfeuxconsécutifs,manquantdepeu de provoquer un accident,mais sans parvenir pour autant à semer l’Interceptor de la police, quivenaitencored’accélérer.

LaMini n’était pas une référence en termes de confort, mais elle tenait la route. Bien lancée, laguimbardenégociaunvirageàtouteallure,pneuscrissants,pourrécupérerl’artèreprincipaleduquartier.

AliceaperçutdanslerétroviseurlacalandremenaçantedelaTaurusquiserapprochait.

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–Ilssontjustederrièrenous!alertaGabrielentournantlatête.Alices’apprêtaitàs’engagerdansletunnelquimenaitàlavoierapide.Latentationétaitgrandedese

fondredanslacirculation,maissurl’autoroutelaMiniMorrisneseraitpasdetailleàluttercontreleV8del’Interceptor.

Sefiantàsoninstinct,Alicefreinaetdonnaunbrusquecoupdevolantquidéportalavoituresurlarampepiétonnièrepermettantauxouvriersdemaintenanced’accéderautoitdupassagesouterrain.

–Vousalleznoustuer!hurlaGabrielenserrantdetoutessesforcesl’attachedesaceinture.Unemainaccrochéeàladirection,l’autrecrispéesurlelevierdevitesse,Aliceroulaunevingtaine

de mètres sur les graviers. La voiture commençait à s’enliser lorsqu’elle parvint à l’extraire en sedéportantsurlabretellebétonnéequipartaitversCobbHill.

Ilétaitmoinsune…Coupdevolantàgauche,àdroite,changementdevitesse.Lavoituredébouchasuruneruecommerçantebordéedeboutiquesauxcouleursvives :boucherie,

épicerieitalienne,pâtisserie,etmêmeunbarbierenpleineactivité!Tropdemondeici.Leurpoursuivantétaittoujoursdansleursillage,maisAliceprofitaitdelatailledelaCooperpour

slalomer entre les voitures afin de quitter rapidement cette rue trop passante et de rejoindre la zonerésidentielle.

*

Àprésent, lepaysageavaitchangé.Lesdécors industrielsdeRedHookavaient laisséplaceàunebanlieuepaisible : petite église, petite école et petits jardinsdevantdes enfiladesdemaisons engrèsrouge,toutesidentiques.

Malgré l’étroitesse des rues, Alice n’avait pas réduit sa cadence, conduisant toujours pied auplancher, la têtecolléeaupare-brise,à l’affûtd’une idée.Derrière lavitre, lepaysagedéfilaità touteallure.LaboîtedelaMiniétaitassezrustique.Àcettevitesse,chaquefoisqu’Alicechangeaitderapport,onentendaituncraquementquilaissaitpenserquelaboîteallaitlâcher.

Ellepilasoudainalorsqu’ilsvenaientdedépasseruneruelle.Ellefitunebrusquemarchearrièreets’engouffradanslepassageàviveallure.

–Pasparlà,c’estunsensinterdit!Pournerienarranger,unfourgondelivraisonbloquaittoutecirculationàpartirdumilieudelavoie.–Ralentissez!OnvaemboutirlecamionUPS!Sourde à l’injonction, Alice accéléra de plus belle pour propulser la Mini sur le trottoir. Déjà

fatigués,lesamortisseurslâchèrent.AlicebloquasonKlaxonetforçalepassageenjetantunœildanslerétroextérieur.Incapabledelessuivre,lavoituredepolicesetrouvanezànezaveclacamionnette.

Quelquessecondesderépit!Toujourssurletrottoir,lapetiteautoremontalarueetretrouvalebitumeenvirantàdroitesurles

chapeauxderoues.Ilssedirigèrentversunjardinàl’anglaiseentouréd’uneclôtureenfonte:CobbleHillPark.–Voussavezoùl’onest?demandaAliceenroulantauralentilelongdesgrilles.Gabrieldéchiffraitlespanneauxdecirculation.–Prenezàdroite,onvarejoindreAtlanticAvenue.Ellefitcequ’ildisaitetilsdébouchèrentsurunequatre-voies:l’artèrequitraversaitNewYorkd’est

enouestdepuis lesalentoursdeJFK jusqu’auxbergesde l’EastRiver.Alice reconnut la route toutdesuite.C’étaitparlàquepassaientparfoislestaxispouralleràl’aéroport.

–OnestprochesduManhattanBridge,c’estça?

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–Ilestdansnotredos.Elle fit demi-tour et rejoignit l’Interstate. Bientôt, elle aperçut le nœud autoroutier qui menait à

Manhattan.Lespylônesgrisâtresdupontsuspenduseprofilaientauloin.Deuxtoursd’aciertirailléesparunenchevêtrementdecâblesetdefilins.

–Derrièrenous!Lavoituredeflicsrevenaitdansleursillage.Troptardpourchangerdedirection.Àcestade, ilsn’avaientquedeuxsolutions :partirversLongIslandouretourneràManhattan. Ils

prirent la sortie29Apour rejoindre lepont.Septcouloirsdecirculation,quatrevoiesdemétroetunepistecyclable:leManhattanBridgeétaitunogrequiavalaitlesvoyageursetlesvéhiculesàBrooklynpourlesrecrachersurlesbergesdel’EastRiver.

Tout à coup, la chaussée se rétrécit. Avant d’atteindre l’entrée du pont, il fallait emprunter unepasserelledebétonquidessinaitunelongueboucle.

L’endroitétaitengorgé,obligeantlesvoituresàroulerpare-chocscontrepare-chocs.Engluéedansletrafic,Aliceallumaseswarningscommelefaisaientlesautresvoitures.Lesflicsétaientàunecentainedemètresderrièreeux. Ilsavaientbeauavoir leursirène,surcetteportionde la route lepassageétaittropétroitpourque lesvoituress’écartentet les laissentpasser.Mais lecoupledefugitifsn’avaitpasplusdechancesdes’ensortir.

–C’estfoutu,jugeaGabriel.–Non,onpeuttraverserlepont.–Réfléchisseztroisminutes:ilspossèdentdéjànotresignalementetàprésentilsconnaissentnotre

voiture.Même si on réussit à passer, d’autres bagnoles de patrouille vont nous cueillir à la sortie dupont!

–Baissezd’unton,OK?Jevoussignalequec’estàcausedevousqu’onnousaretrouvés!Jevousavaisditdebalancercefoututéléphone.

–OK,j’aimerdé,concéda-t-il.Elle ferma les yeux quelques secondes. Elle ne pensait pas que les flics connaissaient déjà leur

identitéetpeuimportait,aprèstout.Enrevanche,Keynedisaitjuste:cequiposaitproblème,c’étaitleurvéhicule.

–Vousavezraison.Envoyantquelacirculationsefluidifiaitunpeuplusloin,elledébouclasaceintureetouvritlaporte.–Prenezlevolant,ordonna-t-elleàGabriel.–Quoi,mais…commentça,j’airaison?–Notrebagnolen’estpasassezdiscrète.Jevaistenterquelquechose.Surpris, il se contorsionna pour changer de place. Sur la rocade quimenait au pont, les voitures

continuaientàrouleraupas.IlplissalesyeuxpournepasperdreAlicedevue.Lesressourcesdecettefillenecessaientdelesurprendre.Insaisissable,ellesefaufilaitdanslesembouteillages.Toutàcoup,ilfutprisdepaniqueen lavoyantsortir lecalibredesonblouson.Elles’étaitportéeà lahauteurd’uneHondaAccordvieillissantedecouleurbeige.

LavoituredeMonsieurTout-le-monde,comprit-ilsoudain.Armeaupoing,ellepointasonflingueendirectiondelavitre.Lapassagèresortitsansdemanderson

reste.Ellepritlafuiteenenjambantlabarrièreetendévalantletalusgazonnéquidescendaitsurplusdevingtmètres.

Gabrielneputretenirunsifflementd’admiration.Ilseretourna.Lavoituredeflicsétaitàl’opposé,aubasdelarocade.Àcettedistance,impossiblequ’ilsaientpudistinguerquoiquecesoit.

À son tour, il abandonna la Mini et rejoignit Alice dans la Honda au moment où la circulationredémarrait.

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*

Gabrielluifitunclind’œiletfeignitdeseplaindrepourdétendrel’atmosphère:–Jecommençaisàm’attacheràlapetiteanglaise,moi!Elleavaitplusd’allurequecetacot.Sousl’effetdustress,lestraitsd’Alices’étaientdurcis.–Aulieudefaireleclown,jetezunœildanslaboîteàgants.Ils’exécutaetdécouvritcequiluiavaitleplusmanquédepuissonréveil:unpaquetdecigaretteset

unbriquet.–Dieusoitloué!dit-ilens’allumantuneclope.IlenpritdeuxlonguesboufféesetlatenditàAlice.Sanslâcherlevolant,elletiraàsontoursurla

cigarette.Legoûtâcredutabacluimontaàlatête.Ilfallaitd’urgencequ’ellemangequelquechoseouelleallaits’évanouir.

Elleouvritlafenêtrepourrespirerunpeud’airfrais.Àdroite,lesgratte-cieldeMidtownbrillaientdemillefeux,tandisqu’àsagauchelesbarresd’immeublesduLowerEastSideluifaisaientpenserauxdécorsdesvieuxpolarsquedévoraitPaul,sonmari.

Paul…Elle repoussa ses souvenirs et regarda samontre.Déjà plus d’une heure qu’ils s’étaient réveillés

inconscientsdansleparc.Depuis,leurenquêten’avaitpasavancéd’unpouce.Nonseulementlemystèredemeurait entier, mais d’autres questions s’étaient ajoutées pour rendre cette situation encore plusopaque.Etplusdangereuse.

LeurinvestigationdevaitpasseràlavitessesupérieureetsurcepointGabrieln’avaitpastort:ilsnepouvaientpasfairegrand-chosesansargent.

– Filez-moi l’adresse de votre prêteur sur gages, réclama-t-elle tandis que la voiture arrivait àManhattan.

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6Chinatown

Vieillirn’estaufondpasautrechosequen’avoirpluspeurdesonpassé.

StefanZWEIG

La voiture dépassa le Bowery et tourna dans Mott Street. Alice trouva une place devant uneherboristeriechinoise.L’espacen’étaitpaslarge,maiselleréussituncréneauimpeccablepours’insérerentreunecamionnettedelivraisonetunfoodtruckquivendaitdesdimsum.

–Sijemesouviensbien,leprêteursurgagessesitueunpeuplusbasdanslarue,précisaGabrielenclaquantlaportièredelaHonda.

Aliceluiemboîtalepasaprèsavoirverrouillélavoiture.Sansperdredetemps,ilsremontèrentl’artèreprincipaleduquartier.MottStreetétaitunerueétroite

quigrouillaitdemondeetbourdonnaitd’animation;uncorridord’immeublesenbriquesombre,bardésd’escaliersenfonte,quitraversaitChinatowndunordausud.

Au niveau du trottoir, c’était une enfilade de boutiques les plus diverses aux vitrines couvertesd’idéogrammes : salons de tatouage et d’acupuncture, bijouteries, boutiques de faux produits de luxe,épiceriesettraiteurs,dontlesétalsproposaientdescarcassesdetortueséventrées,au-dessusdesquellespendaientunearméedecanardslaquéssuspendusàdescrochets.

Bientôt,ilsarrivèrentdevantunefaçadegrisesurmontéed’unnéongigantesqueenformededragon.L’enseignePawnShop–Buy–Sell–Loanclignotaitdanslalumièredumatin.

Gabriel poussa la porte du prêteur sur gages. Alice le suivit le long d’un couloir lugubre quidébouchasurunegrandesallesansfenêtre,àl’éclairageglauque.Ilyflottaitdesrelentsdesueurrance.

Sur les rayonnagesd’étagèresmétalliques étaient empilésdes centainesd’objetshétéroclites : destéléviseurs à écranplat,desmodèlesgriffésde sacsàmain,des instrumentsdemusique,desanimauxempaillés,destableauxabstraits.

–Votremontre,réclamaGabrielentendantlamain.Aupieddumur,Alicehésita.Àlamortdesonmari,elles’étaitdébarrassée,sansdoutetropvite,de

tous les effets – vêtements, livres, meubles – qui lui rappelaient l’homme qu’elle avait tant aimé. Àprésent,ilneluirestaitplusquesamontre:unePatekPhilippeenorroseaveccalendrierperpétueletphasesdelunequePaultenaitdesongrand-père.

Aufildesmois,legarde-tempsétaitdevenuunesortedetalisman,unlieninvisiblequilareliaitàlamémoiredePaul.Aliceportaitlechronomètretouslesjours,répétantchaquematinlesgestesquefaisaitautrefois son mari : serrer la boucle du bracelet de cuir autour de son poignet, remonter le bouton-

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poussoir, essuyer le cadran.L’objet l’apaisait, luidonnait le sentiment–unpeuartificiel, certes,maistellementsécurisant–quePaulétaitencoreavecelle,quelquepart.

–S’ilvousplaît,insistaGabriel.Ilsavancèrentendirectiond’uncomptoirprotégéparunecloisonenverreblindéderrièrelaquellese

tenaitunjeuneAsiatiqueàl’allureandrogyneetàl’apparencesoignée:coupedecheveuxstructurée,jeanslim,lunettesdegeek,vestecintréeouvertesuruntee-shirtfluod’oùs’échappaientdespersonnagesdeKeithHaring.

–Quepuis-jepourvous?demandaleChinoisenlissantunemèchedecheveuxderrièresonoreille.Sonairapprêtécontrastaitavecl’ambiancecrasseusequisedégageaitdulieu.Aliceretiralamontre

avecregretetlaposasurlecomptoir.–Combien?Leprêteursurgagess’emparadubijouetl’examinasoustouteslescoutures.–Vousavezundocumentprouvantl’authenticitédel’objet?Uncertificatd’origine,parexemple?–Passurmoi,marmonnalajeunefemmeenlefusillantduregard.L’employé manipula le chronographe un peu brusquement, jouant avec les aiguilles, triturant le

bouton-poussoir.–C’esttrèsfragile,gronda-t-elle.–Jerègleladateetl’heure,sejustifia-t-ilsansleverlatête.–Elleestàl’heure!Bon,çasuffit,maintenant!Vouslaprenezoupas?–Jevousenoffre500dollars,proposal’Asiatique.– Vous êtes malade ! explosa Alice en lui reprenant la montre des mains. C’est une pièce de

collection!Elleenvautcentfoisplus!Elles’apprêtaitàquitterlemagasinlorsqueGabriellaretintparlebras.–Calmez-vous!ordonna-t-ilenlaprenantàpart.Ilnes’agitpasdevendrelamontredevotremari,

d’accord ? C’est simplement unemise en dépôt. Nous reviendrons la récupérer dès que nous auronsrésolunotreaffaire.

Ellesecoualatête.–Pasquestion.Onvatrouveruneautresolution.– Iln’yapasd’autre solutionetvous le savez !martela-t-il enélevant lavoix.Écoutez, le temps

presse.Ilfautqu’onmangequelquechosepourreprendredesforcesetonnevarienpouvoirentreprendresansargent.Allezm’attendredehorsetlaissez-moinégocieraveccetype.

Avecamertume,Aliceluitenditlamontre-braceletetsortitdelaboutique.À peine dans la rue, elle fut prise à la gorge par une odeur d’épices, de poisson fumé et de

champignons fermentés qu’elle n’avait pas remarquée quelques minutes plus tôt. Ces effluves luidonnèrent unenausée soudaine.Une convulsion la plia endeux, la forçant à se pencher en avant pourvomirunfiletdebilejauneetaciderejetéparsonestomacvide.Prised’unlégervertige,elleseredressaens’appuyantcontrelemur.

Gabrielavaitraison.Ilfallaitabsolumentqu’ellemangequelquechose.Ellesefrottalesyeuxetpritconsciencequedeslarmesroulaientsursesjoues.Ellesesentaitperdre

pied.Cequartierl’oppressait,soncorpsmenaçaitdelâcher.Ellepayaitleseffortsfournisunpeuplustôt.Sonpoignetcisailléétaitenfeu,sesadducteurshorriblementendoloris.

Surtout,ellesesentaittrèsseule,envahieparlechagrinetledésarroi.Des flashsaveuglantscrépitèrentdanssonesprit.L’épisodede lamontre faisait ressurgirunpassé

douloureux. Elle repensa à Paul. À leur première rencontre. À l’éblouissement qu’elle avait ressentialors.Àcetteviolencequel’amourportaitenlui:uneforcecapabled’anéantirtouteslespeurs.

Lessouvenirsremontaientàlasurface,jaillissantdanssonespritaveclapuissanced’ungeyser.Lessouvenirsdejoursheureuxquinereviendraientplus.

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Jemesouviens…

Troisansplustôt

ParisNovembre2010Destrombesd’eau,deshallebardes.–Prendsàdroite,Seymour,c’estlà:rueSaint-Thomas-d’Aquin.Lesva-et-vientcontinusdesessuie-glacespeinentàchasser les torrentsdepluiequi s’abattent sur

Paris.Malgré lescoupsdebalaides lamesencaoutchouc, le rideau translucidesereconstituepresqueimmédiatementsurlepare-brise.

Notrevoiturebanaliséequitte leboulevardSaint-Germainpours’enfoncerdans l’étroiteartèrequidébouchesurlaplacedel’église.

Le ciel est noir. Depuis la veille au soir, l’orage noie tout. Devant nous, le paysage semble seliquéfier.Lefrontondel’égliseadisparudanslesnuages.Lesornementsetlesbas-reliefss’estompentdanslabrume.Seulslesangesdepierreabritésdanslesécoinçonssedistinguentencoresousledéluge.

Seymour fait le tour de la placette et se gare sur une zone de livraison juste en face du cabinetgynécologique.

–Tucroisquetuenaspourlongtemps?–Pas plus de vingtminutes, promets-je. La gynécom’a confirmé le rendez-vous parmail. Je l’ai

prévenuequej’étaisàlabourre.Ilvérifiesesmessagessurl’écrandesontéléphone.– Écoute, il y a une brasserie un peu plus haut. Je vais m’acheter un sandwich en t’attendant et

j’appelleraileservicepoursavoiroùensontSavignonetCruchydansleurinterrogatoire.–OK,balance-moiunSMSsituasdunouveau.Àtoutàl’heure,etmercidem’avoiraccompagnée,

dis-jeenclaquantlaportederrièremoi.L’aversemeprenddepleinfouet.Jesoulèvemonblousonau-dessusdematêtepourm’abriterdela

pluieetparcoursaupasdecourselesdixmètresquiséparentlavoitureducabinetmédical.Lasecrétairemet presque une minute à m’ouvrir. Lorsque je pénètre enfin dans le hall, je constate qu’elle est autéléphone.Ellem’adresseunpetitsignepours’excuseretm’orienteverslasalled’attente.Jepousselaportedelapièceetm’écrouledansl’undesfauteuilsdecuir.

Depuislematin,jevisuncauchemardûàunesaleinfectionurinairequis’estdéclaréebrutalement.Unvéritablecalvaire:desdouleursdanslebas-ventre,l’enviedepisserquivousprendtouteslescinqminutes, des brûlures insoutenables à chaquemiction etmême la présence flippante de sang dans lesurines.

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Pournerienarranger,onpeutdirequeçatombevraimentunmauvaisjour.Cesdernièresvingt-quatreheures,mongroupeaétésurtouslesfronts.Onramepourobtenirlesaveuxd’unmeurtriercontrelequelonn’apasdepreuves solidesetonvientd’être saisid’unenouvelleaffaire : lemeurtred’une femmeretrouvée assassinée chez elle, dans un immeuble bourgeois de la rue de la Faisanderie, dans le16earrondissement.Unejeuneinstitutrice,sauvagementétrangléeavecunepairedebas.Ilest15heures.Seymour et moi sommes sur la scène de crime depuis 7 heures du matin. On s’est tapé nous-mêmesl’enquêtedevoisinage.Jen’airienmangé,j’ailanauséeetlasensationd’urinerdeslamesderasoir.

J’attrape lepoudrierqui traîne toujoursdansmonsacet faceaumiroir je tentederemettreunpeud’ordredansma coiffure. J’ai une tête de zombie,mesvêtements sont trempés et j’ai l’impressiondesentirlechienmouillé.

Je respire profondément pour me rassurer. Ce n’est pas la première fois que je souffre de cesdouleurs.Mêmesic’estaffreusementpénible,jesaisqueçasesoignebien:unedosed’antibioetunjourplustardtouslessymptômesaurontdisparu.J’aifaitlesiègedelapharmacieenfacedechezmoi,maislepréparateurn’arienvoulumedonnersansuneordonnance.

–MademoiselleSchäfer?Unevoixd’hommemefaitleverlatêtedemonpoudrierversuneblouseblanche.Àlaplacedema

gynécosetientunbeaumecàlapeaumate,levisagecarréencadrédecheveuxblondsondulésetéclairépardesyeuxrieurs.

–JesuisledocteurPaulMalaury,seprésente-t-ilenajustantseslunettesd’écaille.–Maisj’airendez-vousavecledocteurPoncelet…–Maconsœurestenvacances.Elleadûvousprévenirquejelaremplaçais.Jem’énerve.–Pasdutout,aucontraire:ellem’aconfirménotrerendez-vousparmail.Je sors mon téléphone et je cherche le courrier sur mon écran comme preuve. En le relisant, je

m’aperçoisque le typea raison : jen’avais faitqueparcourir lemessage,ynotant laconfirmationdurendez-vous,maispasl’annoncedesescongés.

Merde.–Entrez,jevousenprie,propose-t-ild’unevoixdouce.Décontenancée, j’hésite. Je connais trop les hommes pour avoir jamais voulu en avoir un comme

gynécologue. Ilm’a toujours sembléévidentqu’une femmeétaitplusàmêmedecomprendreuneautrefemme. Question de psychologie, de sensibilité, d’intimité. Tout en restant surmes gardes, je le suisnéanmoinsdanslecabinet,biendécidéeànepasfairetraînerl’entretien.

–Trèsbien,dis-je.Jevaisêtredirecte,docteur:j’aiseulementbesoind’unantibiotiquepoursoignerunecystite.Généralement,ledocteurPonceletmedonneunantibactérienmonodose,le…

Ilmeregardeenfronçantlessourcilsetmecoupedansmatirade:–Pardonnez-moi,maisvousnevoulezquandmêmepas rédiger l’ordonnanceàmaplace,n’est-ce

pas?Vouscomprendrezquejenepeuxpasvousprescrireunantibiotiquesansvousexaminer.Jetentedecontenirmacolère,maisj’aicomprisqueleschosesallaientêtrepluscompliquéesque

prévu.–Jevousdisquej’aiunecystitechronique.Iln’yapasd’autrediagnosticàfaire.–Sansaucundoute,mademoiselle,maisici,lemédecin,c’estmoi.–Effectivement,jenesuispasmédecin.Jesuisflicetj’aidutravailpar-dessuslatête!Alors,neme

faitespasperdremontempsavecuntestàlaconquivaprendredesplombes!–C’est pourtant ce qui va se passer, dit-il enme tendant une bandelette urinaire. Et je vais vous

prescrireégalementunexamencytobactériologiqueàfairedansunlaboratoire.–Vousêtesbuté,maparole?Filez-moicesantibiotiques,qu’onenfinisse!

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–Écoutez,soyezraisonnableetcessezdevouscomportercommeunetoxicomane!Iln’yapasquelesantibiotiquesdanslavie.

Soudain, jemesensàlafois lasseet idiote.Unnouvelélancementmetiraille lebasduventre.Lafatigue accumulée depuis que j’ai intégré la brigade criminelle remonte en moi comme la lave d’unvolcan. Trop de nuits sans sommeil, trop de violence et d’horreur, trop de fantômes impossibles àchasser.

Jemesensauboutdurouleau,vidée.J’aibesoindesoleil,d’unbainchaud,d’unenouvellecoupedecheveux,d’unegarde-robeplusféminineetdedeuxsemainesdevacancesloindeParis.Loindemoi.

Jeregardecetype,élégant,apprêté,serein.Sonbeauvisageestreposé,sonsourireestdoux,samouecharmante.Ses improbablescheveuxblondsetbouclésm’exaspèrent.Mêmelespetitesridesautourdesesyeuxsontcraquantes.Etmoi, jemesensmocheet stupide.Uneconne ridiculeà luiparlerdemesproblèmesdevessie.

–Est-cequevousvoushydratezsuffisamment,d’ailleurs?reprend-il.Savez-vousquelamoitiédescystitespeuventêtreguériessimplementenbuvantdeuxlitresd’eauparjour?

Jenel’écouteplus.C’estmaforce:mondécouragementnedurejamaistrèslongtemps.Commedesflashs,des imagesexplosentdansmatête.Lecadavredecettefemmesur lascènedecrimecematin :ClaraMaturin, sauvagement étranglée avec un bas en nylon. Ses yeux révulsés, son visage figé dansl’effroi. Je n’ai pas le droit de perdre du temps. Pas le droit deme laisser distraire. Je dois coincerl’assassinavantqu’ilnerisquedetuerdenouveau.

–Et laphytothérapie?demande lebeaublond.Voussavezque lesplantespeuventêtre trèsutiles,notammentlejusdecanneberge.

D’unmouvementaussibrusquequesoudain,jepassederrièresonbureauetdétacheuneordonnanceviergedesonbloc.

–Vousavezraison,jevaisrédigerl’ordonnancemoi-même!Ilesttellementstupéfaitqu’iln’esquisseaucungestepourm’enempêcher.Jetournelestalonsetparsenclaquantlaporte.

*

Paris,10earrondissement.Unmoisplustarddécembre20107heuresdumatin.L’AudifileàtraverslanuitetdébouchesurlaplaceduColonel-Fabien.Leslumièresdelavillese

reflètentsurl’imposantevaguedebétonetdeverredusiègeduParticommuniste.Ilfaitunfroidpolaire.Jepousselechauffageàfondetm’engagedanslerond-pointpourattraperlarueLouis-Blanc.J’allumelaradioentraversantlecanalSaint-Martin.

–FranceInfo,ilest7heures,lejournalvousestprésentéparBernardThomasson.–BonjourFlorence,bonjourà tous.Encette veilledeNoël, ce sont encore les intempériesqui risquentdemonopoliser

l’actualitéaujourd’hui.MétéoFrancevienteneffetde lancerunealerteorange,redoutantun importantépisodeneigeuxquidevraittoucherParisenfindematinée.L’arrivéedelaneigeperturberafortementlacirculationenÎle-de-France…

Putainderéveillon.Putaind’obligationsfamiliales.HeureusementqueNoëlnetombequ’unefoisparan.Maispourmoi,unefoisparan,c’estencoretrop.

Àcetteheurematinale,Parisestpréservédelatempêtequis’annonce,maislerépitseradecourtedurée.Jeprofitedelafluiditédelacirculationpourpasserentrombedevantlagaredel’Estetm’engagedansleboulevardMagenta,traversantàviveallurele10earrondissementdunordausud.

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Jedétestemamère,jedétestemasœur,jedétestemonfrère.Etjehaiscesretrouvaillesannuellesquise transforment toujours en cauchemar. Bérénice,ma sœur cadette, habite à Londres où elle tient unegaleried’artsurNewBondStreet.Fabrice,l’aîné,travailledanslafinanceàSingapour.Chaqueannée,avecconjointsetenfants, ils fontunehaltededeux joursdans lavillademamère,prèsdeBordeaux,pourypasserNoëlavantdes’envolerversdesdestinationsexotiquesetensoleillées:lesMaldives,l’îleMaurice,lesCaraïbes.

(…) Bison Futé recommande ainsi fortement d’éviter de prendre sa voiture en région parisienne ainsi que dans lesdépartementslimitrophesdel’Ouest.Uneprécautionquisembledifficileàtenirencettejournéederéveillon.Lapréfecturesemontre elle aussi très alarmiste, craignant que la neige ne laisse la place au verglas dès le début de soirée, lorsque lestempératuresdeviendrontnégatives.

RueRéaumur,puisrueBeaubourg:jetraverseleMaraisparl’ouestetdébouchedevantlaplacedel’Hôtel-de-Ville,quiploiesouslesilluminations.Auloin,lasilhouettedesdeuxtoursmassivesetdelaflèchedeNotre-Damesedécoupentdanslanuit.

Chaque année, à quelques variations près, c’est lamêmepièce de théâtre qui se joue pendant cesdeuxjours:mamèrevafairel’élogedelaréussitedeBéréniceetdeFabrice,deleurchoixdevie,deleurcarrière.Ellevasepâmerdevantleursmioches,vanterleurbonneéducationetleurréussitescolaire.Lesconversationsrouleronttoujourssurlesmêmesthèmes:l’immigration,leras-le-bolfiscal,lefrenchbashing.

Pourelle,poureux,jen’existepas.Jenesuispasdesleurs.Jesuisunesortedegarçonmanqué,sansélégance,sansdistinction.Uneratéedefonctionnaire.Jesuislafilledemonpère.

Les difficultés de circulation risquent de s’étendre à certaines lignes demétro et de RER.Même punition dans les airs.AéroportsdeParisvoitseprofilerunejournéenoire,avecdesmilliersdepassagersquidevraientseretrouverbloquésausol.

Ces fortes chutes de neige devraient en revanche préserver la vallée duRhône ainsi que le pourtourméditerranéen. ÀBordeaux,ToulouseetMarseille, les températuresvarierontentre15°Cet18°C.Tandisqu’àNiceetàAntibes,vouspourrezdéjeunerenterrasse,lemercureflirtanteneffetavecles20°C.

Marred’êtrejugéeparcescons.Marredeleursremarquesaussiprévisiblesquerécurrentes:«Tun’astoujourspasdemec?»«Tun’espasprèsd’êtreenceinte…»«Pourquoit’habilles-tucommeunsac ? » « Pourquoi vis-tu encore comme une adolescente ? »Marre de leurs repas végétariens pourgarderlaligneetêtreenbonnesanté:leursgrainespouroiseaux,leurquinoadégueulasse,leursgalettesdetofu,leurpuréedechou-fleur.

Jem’enfonce rue de laCoutellerie pour traverser les quais par le pontNotre-Dame.L’endroit estmagique:àgauche,lesbâtimentshistoriquesdel’Hôtel-Dieu,àdroite,lafaçadedelaConciergerieetletoitdelatourdel’Horloge.

Chacun de ces retours dans la maison familiale me donne l’impression de revenir trente ans enarrière, réactive lesblessuresde l’enfanceet les fracturesde l’adolescence, fait ressurgirdesconflitsfratricides,raviveunesolitudeabsolue.

Chaqueannée,jemedisquec’estladernièrefois,etchaqueannéejereplonge.Sansvraimentsavoirpourquoi.Unepartdemoimepousseàcouperlespontsdéfinitivement,maisl’autredonneraittellementcherjustepourvoirleurtêtelejouroùjemepointeraihabilléeenprincesse,avecunmecbiensoustousrapports.

Rivegauche.Jefilelelongdesquais,puistourneàgaucheruedesSaints-Pères.Jeralentis,allumemesfeuxdedétresseetmegareàl’angledelaruedeLille.Jeclaquelaportièredemavoiture,enfilemonbrassardoranged’interventionetsonneàl’interphoned’unbelimmeublerécemmentravalé.

Jelaissemonpouceappuyésurleboutonpendantunetrentainedesecondes.L’idéeagermédansmatêteendébutdesemaineetm’ademandéquelquesrecherches.Jesaisque jesuisen traindefaireunefolie,maisenavoirconsciencen’estpassuffisantpourm’endissuader.

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–Oui,qu’est-cequec’est?demandeunevoixmalréveillée.–PaulMalaury?Policejudiciaire,veuillezouvrir,s’ilvousplaît.–Hein,mais…–C’estlapolice,monsieur,ouvrez!L’undes lourdsbattantsde l’entrée sedébloquedansunclic. Jedélaisse l’ascenseur etmonte les

escaliersquatreàquatrejusqu’autroisièmeétage,oùjetambourineàlaporte.–Çava,çava!L’hommequim’ouvreestbienmonbeaugynéco,maiscematiniln’enmènepaslarge:encaleçonet

vieuxtee-shirt,lesbouclesblondesrebelles,levisagemarquéparlasurprise,lafatigueetl’inquiétude.–Hé,maisjevousconnais,vousêtes…–CapitaineSchäfer,brigadecriminelle.MonsieurMalaury, jevous informedevotreplacementen

gardeàvueàpartirdemaintenant,jeudi24décembreà7h16dumatin.Vousavezledroitde…–Pardon,maisçanepeutêtrequ’uneerreur!Quelestlemotif,jevousprie?–Fauxetusagedefaux.Veuillezmesuivre,s’ilvousplaît.–C’estuneplaisanterie?–Nem’obligezpasàfairemontermescollègues,monsieurMalaury.–Jepeuxenfilerunpantalonetunechemise,aumoins?– Faites vite, alors. Et prenez aussi une grosse veste, le chauffage est en dérangement dans nos

locaux.Pendant qu’il s’habille, je jette un coup d’œil à l’intérieur. L’appartement haussmannien a été

transforméenunesorted’atelieràladécorationépurée.Onaabattuquelquescloisons,blanchileparquetenpointdeHongrie,maisconservélesdeuxcheminéesdemarbreetlesmoulures.

Derrière une porte, enveloppée dans un drap, j’aperçois une jeune femme rousse d’une vingtained’annéesquimeregardeavecdesyeuxronds.L’attentes’éternise.

–Grouillez-vous,Malaury!crié-jeencognantcontrelaporte.Ilnefautpasdixminutespourenfilerunfutal!

Lemédecinsortdelasalledebainstiréàquatreépingles.Ilaindéniablementretrouvédesasuperbeetarboreunevesteentweed,unpantalonprince-de-galles,untrenchengabardineetunepairedebottinescirées.Ilaquelquesmotspourrassurersarouquineetmesuitdansl’escalier.

–Oùsontvoscollègues?demande-t-ilunefoisarrivédanslarue.–Jesuisseule.Jen’allaisquandmêmepasmobiliserleGIGNpourvoustirerdulit…–Maiscen’estpasunevoituredepolice,ça?–C’estunevoiturebanalisée.Nefaitespasd’histoireetmontezàl’avant.Ilhésite,puiss’assoitfinalementàcôtédemoi.Jedémarreetnousroulonsensilencealorsquelejourcommenceàselever.Noustraversonsle6eet

MontparnasseavantquePaulsedécideàdemander:–Bon,sérieusement,c’estquoi,cecirque?Voussavezquej’auraispuporterplaintecontrevousle

moisdernierpourvold’ordonnancemédicale!Vouspouvezremerciermaconsœur:c’estellequim’enadissuadéenvoustrouvanttoutuntasdecirconstancesatténuantes.Pourtoutvousdire,elleamêmeutilisélemot«timbrée».

–Moiaussi,jemesuisrenseignéesurvous,Malaury,dis-jeensortantdemapochedesdocumentsphotocopiés.

Ildéplielaliasseetcommenceàlireenfronçantlessourcils.–Qu’est-cequec’est,aujuste?– Des preuves que vous avez établi de fausses attestations d’hébergement au bénéfice de deux

Maliennessanspapiersafinqu’ellespuissentdéposerunedemandedetitredeséjour.Ilnecherchepasànier.

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–Etalors?Lasolidarité,l’humanité,cesontdescrimes?–Endroit,onappelleça«fauxetusagesdefaux».C’estpunidetroisansd’emprisonnementetde

45000eurosd’amende.–Jepensaisqu’onmanquaitdeplaceenprison.Etdepuisquandlabrigadecriminelles’occupe-t-elle

decegenred’affaire?Onn’estplus très loindeMontrouge.JecoupelesMaréchaux,prendsunboutdepériphpuis l’A6

pourrejoindre«l’Aquitaine»,l’autoroutequirelieParisàBordeaux.Lorsqu’ilaperçoitl’échangeurdeWissous,Paulcommencevraimentàs’inquiéter.–Maisoùmeconduisez-vousaujuste?–ÀBordeaux.Jesuissûrequevousaimezlevin…–Non,vousn’êtespassérieuse!–Onvapasserleréveillonchezmamère.Voussereztrèsbienreçu,vousverrez.Ilseretourne,regardesionestsuivis,tenteuneplaisanteriepourserassurer.–J’aitrouvé:ilyaunecaméradanslavoiture.Vousavezunprogrammedecaméracachéechezles

flics,c’estça?Toutencontinuantàrouler,jeprendsquelquesminutespourluiexpliquercrânementlemarchandage

quej’aiderrièrelatête:jelaissetombersonhistoiredefauxcertificatsd’hébergementet,enéchange,ilacceptedesefairepasserpourmonfiancéletempsduréveillon.

Pendantdelonguessecondes,ilrestesilencieuxetnemelâchepasdesyeux.Ilestd’abordtotalementincrédulejusqu’àcequ’ilserendecompte:

–OhmonDieu, lepire,c’estquevousneplaisantezpas,n’est-cepas?Vousavezvraimentmontétoutcetraquenardparcequevousn’avezpaslecouraged’assumervoschoixdeviedevantvotrefamille.Mazette!Cen’estpasd’ungynécoquevousavezbesoin,c’estd’unpsychanalyste.

J’encaissel’attaqueet,aprèsquelquesminutesdesilence,jerevienssurterre.Ilaraison,biensûr.Jenesuisqu’unelâche.Etpuisjem’attendaisàquoi,aujuste?Àcequeçal’amuse,departiciperàmonpetitjeuderôles?Toutàcoup,jemesenslareinedesgourdes.C’estmaforceetmafaiblesse:écoutermoninstinctplusquemaraison.C’estàçaque jedoisd’avoir résolucertainesenquêtesdifficilesquim’ontpermisd’intégrer laCrimà trente-quatreans.Mais,parfois,mes intuitions tombentàcôtéetmefont dérailler. L’idée de présenter ce type à ma famille me paraît à présent aussi saugrenuequ’inappropriée.

Rougedehonte,jecapitule:–Vousavezraison.Je…jesuisdésolée.Jevaisfairedemi-touretvousramenerchezvous.–Arrêtez-vousd’abordàlaprochainestation-service.Votreréservoirestpresquevide.

*

Jefaislepleindesuper.J’ailesdoigtsquicollentetlesvapeursd’essencemefonttournerlatête.Alorsquejereviensverslavoiture, jedécouvrequePaulMalauryn’estplussur lesiègepassager.Jelève la tête et l’aperçois à travers la vitre de l’espace de restauration en train deme faire de grandssignespourquejelerejoigne.

–Jevousaicommandéunthé,medit-ilenproposantdem’asseoir.–Mauvaisepioche,jeneboisqueducafé.–Ç’auraitététropsimple,sourit-ilenserelevantpourallermecherchermaboissonaudistributeur.Quelquechosechezcetypemedésarçonne:uncôtéflegmatique,trèsgentlemananglais,unefaçonde

garderunecertaineclasseentoutescirconstances.Ilrevientdeuxminutesplustardenposantdevantmoiungobeletdecaféetuncroissantenveloppé

dansuneservietteenpapier.

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–IlsnevalentpasceuxdePierreHermé,maisilssontmoinsmauvaisqueleurapparencenelelaissesupposer,assure-t-ilpourdétendrel’atmosphère.

Commepourappuyersonpropos,ilcroquedanssaviennoiserieetécraseunbâillementdiscret.–Direquevousm’aveztirédulità7heures!Pourunefoisquejepouvaisfairelagrassematinée!–Jevousaiditquej’allaisvousraccompagner.Ilseratoujourstempsdevousremettreaulitavec

votredulcinée.Ilprendunegorgéedethéetdemande:– J’avoue que je ne vous comprends pas bien : pourquoi vouloir passer Noël avec des gens qui

manifestementvousfontplusdemalquedebien?–Laisseztomber,Malaury.Commevousl’avezdit,vousn’êtespaspsy.–Etvotrepère,quepense-t-ildetoutça?Jebalaielaquestion.–Monpèreestmortdepuislongtemps.–Cessezdemeraconterdeshistoires!s’exclame-t-ilenmetendantsonsmartphone.Jeregardel’écranensachantd’avancecequejevaisytrouver.Pendantquejeprenaisdel’essence,

Malaury s’est connecté à Internet. Sans surprise, ses recherches l’ontmené à une dépêche d’actualitévieilledeplusieursmoisquiévoquelesdéboiresdemonpère.

L’ex-«superflic»AlainSchäfercondamnéàdeuxansdeprison.

Il y a trois ans, son arrestation avait fait l’effet d’un séisme au sein de la police lilloise. Le 2 septembre 2007, lecommissairedivisionnaireAlainSchäferestcueillichezluiaupetitmatinparlespoliciersdel’IGSvenusluidemanderdescomptessursespratiquesetsesfréquentations.

Aprèsuneenquêtedeplusieursmois,lapolicedespolicesavaitmisaujourl’existenced’unsystèmedecorruptionàgrandeéchelleetdedétournementsinstauréparcehautgradédelaPJduNord.

Flicàl’ancienne,respecté,voireadmiréparsespairs,AlainSchäferavaitadmislorsdesagardeàvueavoirglissé« du mauvais côté de la barrière » en entretenant des relations amicales avec plusieurs figures connues du grandbanditisme.Unedérivequi l’auraitnotammentconduitàdétournerde lacocaïneetducannabisavant leurplacementsousscelléspourrémunérerdesinformateurs.

Hier,letribunalcorrectionneldeLilleareconnul’ancienfliccoupablede«corruptionpassive»,d’«associationdemalfaiteurs»,de«traficdestupéfiants»etde«violationdusecretprofessionnel»…

Mesyeuxs’embuentetquittentrapidementl’écran.Jeconnaisparcœurlesturpitudesdemonpère.–Finalement,vousn’êtesqu’unpetitfouineur!–C’estvousquiditesça?Permettez,maisc’estl’hôpitalquisemoquedelacharité…–Bon,monpèreestentaule,etalors?–C’estpeut-êtreluiquevousdevriezallervoirpourNoël,non?–Mêlez-vousdevosaffaires!Ilinsiste.–Puis-jevousdemanderoùilestincarcéré?–Qu’est-cequeçapeutbienvousfoutre?–ÀLille?–Non,àLuynes,prèsd’Aix-en-Provence.Làoùvitsatroisièmefemme.–Pourquoin’allez-vouspaslevoir?Jesoupireetjehausseleton:–Parcequejeneluiparleplus.C’estluiquim’adonnéenviedefairecemétier.C’étaitmonmodèle,

laseulepersonneenquij’avaisconfiance,etilatrahicetteconfiance.Ilamentiàtoutlemonde.Jamaisjeneleluipardonnerai.

–Votrepèren’atuépersonne.–Vousnepouvezpascomprendre.

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Encolère,jemelèved’unbond,biendécidéeàm’extirperdupiègedanslequeljemesuismoi-mêmefourrée.Ilmeretientparlebras.

–Vousvoulezquejevousaccompagne?–Écoutez,Paul,vousêtestrèsgentil,trèspolietmanifestementdiscipledudalaï-lama,maisonnese

connaîtpas.J’aimerdéavecvousetjem’ensuisexcusée.Maislejouroùj’auraienviederevoirmonpère,jemepasseraidevotreprésence,OK?

–Commevousvoulez.Pourtant,Noël,lapériodedesfêtes…c’estpeut-êtrelebonmoment,non?–Vousm’emmerdez.Onn’estpasdansunDisney,là.Ilesquisseunmincesourire.Contremavolonté,jem’entendspourtantluifaireremarquer:–Etmêmesijelevoulais,jenepourraispas.Onnedébarquepascommeçadansleparloird’une

maisond’arrêt.Ilfautuneautorisation,ilfaut…Ils’engouffredanslabrèche.–Vousêtesflic.Vouspouvezpeut-êtreréglercelapartéléphone.Jefinisparrentrerdanssonjeuetdécidedeletester.–Soyonssérieux,Aix-en-Provenceestàseptheuresdebagnole.AveclaneigequiarrivesurParis,

onnepourrapasrevenirsurlacapitale.–Allez,ontentelecoup!lance-t-il.Jevaisconduire.Un feu s’allume dansma poitrine.Déstabilisée, j’hésite quelques secondes. J’ai envie de céder à

cetteidéefolle,maisjenesuispascertainedemesmotivations.Suis-jevraimentstimuléeparl’enviederevoirmonpèreouparlaperspectivedepasserquelquesheuresaveccetinconnuquimanifestementnemejugerapas,quoiquejedise,quoiquejefasse?

Jecherchesesyeuxetj’aimecequej’yvois.Jeluilancemonporte-clés,qu’ilattrapeàlavolée.

*

Évry,Auxerre,Beaune,Lyon,Valence,Avignon…Nouspoursuivonsnotrepériple surréaliste le longde l’AutorouteduSoleil.Pour lapremière fois

depuis longtemps, j’ai baissé la garde avec un homme. Je le laisse faire ; je me laisse porter. Nousécoutonsdes chansons à la radio enmangeantdespetits-beurre et desPépito. Il y adesmiettes et dusoleilpartout.Commeunavant-goûtdevacances,deProvence,deMéditerranée.Deliberté.

Toutcedontj’avaisbesoin.

*

Ilest13h30lorsquePaulmedéposedevantl’entréedelamaisond’arrêtdeLuynes.Toutlelongdutrajet, j’ai repoussé l’idée de cette confrontation avec mon père. Immobile devant la façade austèreparcouruedecamérasdesurveillance,jenepeuxplusfairemarchearrière.

Jeressorsunedemi-heureplustard,enlarmes,maissoulagée.D’avoirrevumonpère.Deluiavoirparlé. D’avoir planté la graine d’une réconciliation qui ne me paraît plus désormais impossible. Cepremier pas a sans doute été lameilleure chose que j’aie faite depuis des années. Et je le dois à unhommequejeconnaisàpeine.Quelqu’unquiasuvoirenmoiautrechosequecequejevoulaisbienluimontrer.

Jene sais pas ceque vous cachez,monsieurMalaury, si vous êtes aussi torduquemoi ou toutsimplementunmecpascommelesautres,maismerci.

Libéréed’unpoids,jem’endorsdanslavoiture.

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*

Paulmesourit.–Jet’aiditquemagrand-mèrepossédaitunemaisonsurlaCôteamalfitaine?Tuesdéjàalléeen

ItalieàNoël?Lorsquej’aiouvertlesyeux,nousvenionsdefranchirlafrontièreitalienne.Àprésent,noussommesà

SanRemoetlesoleiltiresesderniersfeux.LoindeParis,deBordeaux,delapluieetdu36.Jesenssesyeuxposéssurmoi.J’ai l’impressiondeleconnaîtredepuis toujours.Jenecomprends

pascommentunlienaussiintimeapusetissersiviteentrenous.Ilyadesmomentsraresdansl’existenceoùuneportes’ouvreetoùlavievousoffreunerencontre

quevousn’attendiezplus.Cellede l’êtrecomplémentairequivousaccepte telquevousêtes,quivousprenddansvotreglobalité,quidevineetadmetvoscontradictions,vospeurs,votreressentiment,votrecolère,letorrentdebouesombrequicouledansvotretête.Etquil’apaise.Celuiquivoustendunmiroirdanslequelvousn’avezpluspeurdevousregarder.

*

Ilsuffitd’uninstant.Unregard.Unerencontre.Pourbouleverseruneexistence.Labonnepersonne,lebonmoment.Lecapricecompliceduhasard.

NousavonspasséleréveillondeNoëldansunhôtelàRome.Lelendemain,nousavonslongélaCôteamalfitaine,traversélavalléeduDragonjusqu’auxjardins

perchésdeRavello.Cinqmoisaprès,nousétionsmariés.Enmai,j’apprenaisquej’attendaisunenfant.

*

Ilyadesmomentsdansl’existenceoùuneportes’ouvreetoùvotreviedérapedanslalumière.Derares instants où quelque chose se déverrouille en vous.Vous flottez en apesanteur, vous filez sur uneautoroutesansradar.Leschoixdeviennentlimpides,lesréponsesremplacentlesquestions,lapeurcèdelaplaceàl’amour.

Ilfautavoirconnucesmoments.Ilsdurentrarement.

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7Mordrelapoussière

Onpeuttoujoursplusquecequel’oncroitpouvoir.

JosephKESSEL

ChinatownAujourd’hui10h20Lebourdonnementdelafoule.Deseffluvesdepoissonséchéquisoulèvent lecœur.Legrincement

d’uneportemétallique.GabrielsortitdechezleprêteursurgagesetfitquelquespassurMottStreet.Enl’apercevant,Alice

émergeabrusquementdesessouvenirs.–Vousallezbien?demanda-t-ilendevinantsontrouble.–Çava,assura-t-elle.Alors,lamontredemonmari?–J’enaitiré1600dollars,affirma-t-ilenagitantfièrementuneliassedebillets.Etjevouspromets

qu’onlarécupéreratrèsvite.Enattendant,jecroisqu’onabienmériténotrepetitdéjeuner.Elle acquiesça et ils s’empressèrent de quitter Chinatown pour les trottoirs plus accueillants du

Bowery.Ilsremontèrentl’avenueverslenord,enmarchantducôtéensoleillédelagrandeartère.Dansunpassépassilointain,cettepartiedeManhattanétaitunquartiercoupe-gorge,lerendez-vous

des drogués, des prostitués et des sans-abri.Désormais, c’était devenu un endroit accueillant, chic etbranché.L’artèreétaitlumineuseetaérée,sonarchitecturevariée,sesdevanturescolorées.Aumilieudesimmeublesengrès,despetitesboutiquesetdesrestaurantssedétachaitlasilhouettedéroutanteduNewMuseum.Sesseptétagesressemblaientàunempilementdeboîtesdechaussuresposéeslesunessurlesautresdansunéquilibreprécaire.Ses lignes tranchéeset lacouleurdesa façade–unblanc immaculéprisdansdesfilinsargentés–détonnaientdansledécorpatinéduLowerEastSide.

AliceetGabrielpoussèrentlaporteduPeppermillCoffeeShop,lepremiercaféquiseprésentasurleurroute.

Ilss’installèrentdansunboxsurdeuxbanquettesencuircrèmequisefaisaientface.Murscarrelésdeblanc,moulures, grande baie vitrée, parquet en chênemassif : à la fois cosy et raffiné, l’endroit étaitchaleureux et contrastait avec l’agitation de Chinatown. Transperçant une grande verrière, une bellelumièreautomnaleilluminaitlasalleetfaisaitscintillerlesmachinesàexpressoderrièrelecomptoir.

Aucentredechaquetable,encastréedansuneencoche,unetablettenumériquepermettaitauxclientsdeconsulterlacarte,desurfersurInternetoud’avoiraccèsàunesélectiondejournauxetdemagazines.

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Alice parcourut le menu. La faim lui tordait tellement l’estomac qu’elle entendait des gargouilliscourirdanssonventre.Ellecommandauncappuccinoetunbagelausaumon;Gabrieloptapourunlatte,accompagnéd’unsandwichMonte-Cristo.

Portantgilet,cravateetStetsonFedora,unbaristaauxmanièresprécieusesleurservitleurcommanderapidement.

Ils se jetèrent sur leur en-cas et avalèrent leur café presque d’un trait. Alice dévora en quelquesbouchéessonpetitpainaccompagnédesaumon,decrèmefraîche,d’échalotesetd’aneth.Ayantretrouvédes forces,elle ferma lesyeuxetse laissabercerpar lesvieuxairsdebluesquediffusait lepostederadioenbois laqué.Une tentativepour faire levideet« se remettre lesneuronesdans lebonsens»,commedisaitsagrand-mère.

–Noussommesforcémentpassésàcôtédequelquechose,fitGabrielenavalantlesdernièresmiettesdesonsandwich.

Deloin,ilfitsigneaubarmanderenouvelerlesconsommations.Aliceouvritlesyeuxetabondadanslesensdesoncompagnon.

–Ilfauttoutreprendreàzéro.Listernosindicesetessayerdelesexploiter:lenumérodetéléphoneduGreenwichHotel,lasériedechiffresgravéesurvotreavant-bras…

Elle s’arrêta dans son élan.Un serveur à la pilosité abondante venait de tiquer en apercevant lestachesdesangsursonchemisier.ElleremontadiscrètementlafermetureÉclairdesonblouson.

–Jeproposequenouspartagionsl’argent,suggéraGabrielensortantdesapocheles1600dollarsqueluiavaitremisleChinois.Inutiledemettretousnosœufsdanslemêmepanier.

IlposadevantAlicehuitbilletsde100dollars.Lajeunefemmelespalpaetlesrangeadanslapochebriquetdesonjean.C’estalorsqu’ellesentitunpetitrectanglecartonnépliéaufonddelapoche.Ellefronçalessourcilsetledépliasurlatable.

–Regardezça!Ils’agissaitdelasouched’unticketdeconsignecommeonendonnedanslesvestiairesdesgrands

restaurants ou dans les dépôts de bagages des hôtels.Gabriel se pencha en avant : le ticket portait lenuméro127.Enfiligrane,lesdeuxlettresGetHentremêléesformaientunlogodiscret.

–LeGreenwichHotel!s’écrièrent-ilsd’uneseulevoix.Enuneseconde,ledécouragements’étaitenvolé.–Onyva!lançalajeunefemme.–Maisjen’aimêmepascommencémesfrites!–Vousboufferezplustard,Keyne!DéjàAliceconsultait la tablette tactilepourtrouverl’adressedel’hôtel, tandisqueGabrielréglait

leurnoteaucomptoir.– IntersectiondeGreenwichStreetetNorthMooreStreet, lui lança-t-ellealorsqu’il revenaitvers

elle.Elle attrapa le couteau qui traînait sur la table et le glissa subrepticement dans la poche de son

blouson;iljetasavestesursonépaule.Etilssortirentd’unmêmepas.

*

LaHondas’arrêtaderrièredeuxtaxisgarésendoublefile.AucœurdeTriBeCa,leGreenwichHotelétaitunehautebâtissedebriqueetdeverrequis’élevaitàquelquesmètresdesrivesdel’Hudson.

–Ilyaunparkingunpeuplusbas,surChambersStreet,affirmaGabrielendésignantunpanneau.Jevaismegareret…

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–Pasquestion!tranchaAlice.J’yvaisseuleetvousm’attendezici,moteurallumé,pourmeménageruneportedesortieaucasoùçasepasseraitmal.

–Etsivousn’êtespasderetourdansunquartd’heure,jefaisquoi?J’appellelapolice?–Lapolice,c’estmoi!répondit-elleensortantdelavoiture.En lavoyant sedirigervers l’entrée,unportier luiouvrit lepassageen souriant.Elle le remercia

d’unsignedetêteetpénétradanslehall.Alice s’avança dans un lobby au luxe discret qui se prolongeait par un élégant salon-bibliothèque

baigné d’une lumière délicate.Un canapéChesterfield et des fauteuils en tissu étaient disposés autourd’unegrandecheminéedanslaquelleseconsumaientdeuxénormesbûches.Plusloin,uneverrièrelaissaitdevinerunecourintérieurefleuriequirappelaitl’Italie.

–Bienvenue,Madame,quepuis-jepourvous?demandaune jeune femmedont la tenuese fondaitdansledécorhétérocliteettrendy:lunettesd’écailleàmontureépaisse,jupepagne,chemisieràimprimégéométrique,frangeauburneffiléeetaérienne.

–Jeviensrécupérerunbagage,annonçaAliceenluitendantleticketdeconsigne.–Biensûr.Uninstant,jevousprie.Elle tendit le ticket à son acolyte masculin, qui disparut dans une petite salle attenante pour en

ressortirtrentesecondesplustardavecunattaché-caseencuirnoir,dontlapoignéeétaitentouréed’unbraceletautocollantportantlenuméro127.

–Voilà,Madame.Tropbeaupourêtrevrai,pensaAliceens’emparantdelamallette.Elledécidadeprovoquerlachance.– J’aimeraisconnaître l’identitéde lapersonnequia laissécettevaliseendépôt.La jeune femme

derrièrelecomptoird’accueilfronçalessourcils.–Ehbien,Madame,jepensaisquec’étaitvous,sinonjamaisjenevousl’auraisdonnée.Siteln’est

paslecas,jevousprieraidebienvouloirmelarestituer…– Police de NewYork, détective Schäfer ! lança Alice sans se démonter. J’enquête actuellement

sur…– Je trouve votre accent bien français pour un policier new-yorkais, l’interrompit l’employée.

Montrez-moivotrecarte,jevousprie.–Lenomduclient!réclamaAliceenhaussantleton.–Çasuffit,j’appelleladirection!Comprenantqu’elleavaitperduleduel,Alicebattitenretraite.Serrantlapoignéedelamallette,elle

parcourut à pas rapides la distance qui la séparait de la sortie et passa sans encombre le barrage duportier.

Ellevenaitdemettreunpassurletrottoirlorsquelehurlementd’unealarmesedéclencha.Unesirèneperçantedeplusde100décibels,quiconcentrasurAlicetouslesregardsdespassants.

Paniquée,lajeunefemmepritalorsconsciencequelasonnerieneprovenaitpasdel’hôtel,commeellel’avaitd’abordcru,maisde…lamalletteelle-même.

Ellecourutquelquesmètressurletrottoir,cherchantdesyeuxGabrieletlavoiture.Elles’apprêtaitàtraverserlaruelorsqu’unedéchargeélectriquelafoudroyasurplace.

Étourdie,lesoufflecoupé,ellelâchalamalletteets’écroulabrutalementsurlebitume.

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DeuxièmepartieLamémoiredeladouleur

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8Lamémoiredeladouleur

Notrevraimalheur,pourtant,N’estpascequelesansnousvolentMaiscequ’ilslaissentenpartant.

WilliamWORDSWORTH

Lasirèneémitencorequelqueshurlementspuiss’arrêtaaussibrusquementqu’elleavaitdébuté.Écrouléesurl’asphalte,Alicepeinaitàreprendresesesprits.Sesoreillesbourdonnaient.Savision

était trouble, comme si quelqu’un avait tiré un voile devant ses yeux. Encore dans les vapes, elledistinguauneombreau-dessusd’elle.

–Debout!Gabriel l’aidaàsereleveret l’accompagnajusqu’àlavoiture.Il l’installasur lesiègepassageret

retournaramasserlamallette,projetéeunpeuplusloinsurletrottoir.–Vite!Ilmitlecontactetdémarraentrombe.Uncoupdevolantàdroite,unautreàgauche,et ilsavaient

rejointlaWestSideHighway,l’avenuelaplusàl’ouestdelaville,quilongeaitlefleuve.–Bordel, on est repérés ! criaAlice en émergeant des brumes dans lesquelles l’avait plongée la

déchargeélectrique.Blanchecommeunlinge,elleavaitlanauséeetdespalpitations.Sesjambesflageolaientetunreflux

acideluibrûlalapoitrine.–Qu’est-cequivousestarrivé?–L’attaché-caseétaitpiégé,vousavezbienvu!répondit-elle,exaspérée.Quelqu’unasuquenous

étionsàl’hôteletadéclenchéàdistancel’alarmeetlecoupdejus.–Vousvirezparano,là…–J’aurais aiméquevous receviezcettedéchargeàmaplace,Keyne !Çane sert à riende fuir si

quelqu’unsuittousnosmouvementsàlatrace!–Maisàquiappartientcettemallette,aujuste?–Jen’aipaspulesavoir.Lavoiture filait àviveallurevers lenord.Lesoleil éclaboussait l’horizon.Ducôtédu fleuve,on

pouvait voir les ferrys et les voiliers qui glissaient sur l’Hudson, les gratte-ciel de Jersey City, lesportiquesmétalliquesdesanciensembarcadères.

Gabriel déboîta pour doubler un van. Lorsqu’il tourna la tête versAlice, il constata que la jeunefemmes’étaitemparéeducouteauqu’elleavaitvolédanslecaféetlacéraitlesdoubluresdesonblousonencuir.

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–Arrêtez,vousêtesfolle!Sefiantàsoninstinct,ellenepritmêmepaslapeinedeluirépondre.Emportéeparsafougue,ellese

contorsionnapourôtersesbottineset,àl’aidedutranchant,fitsauterlepremiertalon.–Alice,àquoivousjouez,bonsang?–Voilàcequejecherchais!répondit-elleenbrandissanttriomphalementunminusculeboîtierqu’elle

venaitd’extrairedesasecondesemelle.–Unmicro?–Non,unsystèmeGPSminiaturisé.C’estcommecelaqu’onnousalocalisés.Etjepariequevous

avezlamêmedansl’unedevospompesoudansladoubluredevotreveste.Quelqu’unnoussuitentempsréel,Keyne.Ilfautqu’onchangetouslesdeuxdefringuesetdechaussures.Maintenant!

–D’accord,capitula-t-il,leregardinquiet.Alice ouvrit la vitre et balança lemouchard par la fenêtre avant de s’emparer de l’attaché-case.

C’était une mallette rigide en cuir lisse à double serrure à code. Intentionnellement ou non,l’électrification de la poignée était à présent désactivée. Elle essaya de l’ouvrir, mais se retrouvabloquéeparlesystèmedeprotection.

–Lecontrairem’auraitétonné,pestaGabriel.–Ontrouveraplustardunmoyendecasserlesserrures.Enattendant,trouvez-nousunendroitdiscret

pouracheterdenouvellesfrusques.Lespaupièreslourdes,Alicesemassalestempes.Lamigrainerevenait;sesyeuxlabrûlaient.Elle

fouilladanslaboîteàgantspours’emparerd’unevieillepairedelunettesdesoleilqu’elleavaitrepéréeun peu plus tôt. Elle chaussa la monture en œil-de-chat et aux branches pailletées. La diversitéarchitecturaledececoindelavillel’hypnotisaitetluidonnaitletournis.Auloin,commeungigantesquelivre ouvert posé sur pilotis, elle reconnut la silhouette bleutée de l’hôtel Standard, qui s’élevait au-dessusdelaHighLine.Leslignesgéométriquesdesconstructionsmodernesdeverreetd’aluminiumetcellesdespetits immeublesenbriquemarronduvieuxNewYorkquimacéraient encoredans leur juss’entrechoquaientdemanièrechaotique.

Auloin,telunicebergdenacre,unbâtimenttranslucideauxformesirrégulièresbrisaitlaskylineetéclaboussaitlepaysaged’unelumièreirréelle.

*

Ils vadrouillèrent unmoment entre leMeatpackingDistrict etChelsea, jusqu’à dénicher une petiteboutiquedansla27eRuequitenaitdavantagedusurplusaméricainquedelafriperie.Touteenlongueur,l’uniquepièceétaitunjoyeuxcapharnaümoùlestenuesmilitairescoexistaientavecquelquesensemblesdecréateursdégriffés.

–Grouillez-vous,Keyne, ordonnaAlice en entrant dans lemagasin.Onn’est pas là pour faire dushopping,compris?

Ilsfarfouillèrentparmilesvêtementsetleschaussures:rangers,pataugasentoile,bombers,sweat-shirtspolaires,parkasdecamouflage,ceinturons,keffiehs…

Rapidement,Alicetrouvaunpullàcolroulénoir,untee-shirtajusté,unjean,unenouvellepairedebottinesetunevestedetreilliscouleurmastic.

Gabrielparaissaitpluscirconspect.–Bon,décidez-vous!lepressa-t-elle.Tenez,prenezçaetça,dit-elleenluilançantunpantalonkaki

etunechemiseencotondélavée.–Maiscen’estpasexactementmataille,nivraimentmonstyle!– On n’est pas samedi soir et vous n’allez pas draguer les minettes, Keyne, répliqua-t-elle en

déboutonnant son chemisier pour se déshabiller. Le jazzman compléta sa tenue avec une paire de

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brodequins et un trois-quarts ornéd’un col enmouton.Alice repéra égalementun sacmusette en toileépaisse fermé par deux lanières en cuir et un vieux holster pour porter son Glock de manière plusdiscrète.Commeiln’yavaitpasdecabined’essayage,ilssechangèrentàquelquesmètresàpeinel’undel’autre.Gabrielneputs’empêcherdejeterunregardobliqueversAlice.

–N’enprofitezpaspourvous rincer l’œil, salepervers ! le réprima-t-elleencouvrant sonventreavecsonpullenlaine.

La jeune femmeayant surjoué lebadinage,Gabrielaffichauneminecontriteet se retournacommeprisenfaute.Unevisionvenaitpourtantdeleglacer:enregardantlecorpsd’Alice,ilavaitentraperçuunecicatriceimpressionnantequisemblaitpartirdupubispourremonterjusqu’aunombril.

*

–Jevousfaisletoutpour170dollars,annonçalepropriétairedeslieux,uncolossechauveettrapuàlabarbedémesuréefaçonZZTop.

Pendant que Gabriel finissait de mettre ses chaussures, Alice sortit dans la rue et jeta dans unconteneur l’intégralitéde leursvêtements.Ellenegardaqu’unboutd’étoffede sonchemisier tachédesang.

Unindicequipourraitserévélerprécieux,pensa-t-elleenleglissantdanssonsacmilitaire.Elleavisaunesupérettede l’autrecôtédu trottoir.Elle traversa lachausséeetentradans le libre-

service.Elletrouvadeslingettesdetoilettepoursedébarbouiller,del’Ibuprofènepoursonmaldetêteetune petite bouteille d’eau minérale. Alors qu’elle se rapprochait de la caisse, une idée traversa sonesprit.Elle revint sur ses pas, parcourut les rayons et finit par dénicher unpetit espace consacré à latéléphonie.Elleexamina lesdifférentsproduitsd’unopérateur téléphoniquequiproposaitdesmodèlessansabonnement.Ellechoisitl’appareilleplusbasiquecontenudansunpackà14,99dollarsetachetaégalementunecarteprépayéedecentvingtminutesdeconversationutilisabledanslesquatre-vingt-dixjours.

Lorsqu’elle ressortit avec ses emplettes, elle fut surprise par un coup de vent. Malgré le soleiléclatant,desbourrasquesviolentesbalayaientlarue,faisants’envolerlesfeuillesmortesetcharriantdesnuagesdepoussière.Elleportasamainauvisagepourseprotéger.Accoudécontrelecapotdelavoiture,Gabriell’observait.

–Vousattendezquelqu’un?letaquina-t-elle.Ilagital’unedesesancienneschaussuresdevantsonvisage.–Entoutcas,vousaviezraison:ilyavaitaussiunepucedansmagodasse.Commeunbasketteur,ilprojetalaConversedansunepoubellepublique.Ellericochaettombadans

leconteneur.–Panieràtroispoints,pérora-t-il.–Çayest,vousavezfinivosenfantillages?Onpeutyaller?Unpeuvexé, ilremontalecoldesavesteethaussalesépaules,commeungaminquivenaitdese

faireengueuler.Alices’installaauvolantetposa lesacenkraftde lasupéretteainsiquesabesaceen toilesur le

siègearrière,àcôtédel’attaché-case.–Ilfautqu’ontrouveunmoyend’ouvrircettemallette.–Ça,j’enfaismonaffaire,assuraGabrielenbouclantsaceinture.

*

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Pour mettre le plus de distance possible entre eux et leurs vêtements équipés de mouchards, ilsroulèrentplusieurskilomètresverslenord,traversantHell’sKitchenjusqu’àla48eRue.Ilss’arrêtèrentdansuneimpassequidonnaitsurunjardincommunautairedanslequelungrouped’enfantscueillaitdespotironsetdescitrouillessousl’œildeleurmaîtressed’école.

Lequartierétaitcalme.Pasdetouristenid’agitation.Àtelpointqu’ilétaitdifficiledecroirequ’ilssetrouvaientàNewYork.Ilssegarèrentsouslefeuillagejaunid’unérable.Filtrésparlesbranchages,lesrayonsdesoleilorangésrenforçaientcetteimpressiondetranquillité.

–C’estquoi,votreidée,pourlamallette?demandaAliceenserrantlefreinàmain.–On va faire sauter les deux serrures avec le couteau que vous avez volé. Ça n’a pas l’air très

solide.–Vousêtesungrandrêveur,vous,soupira-t-elle.–Vousavezunemeilleureidée,peut-être?–Non,maislavôtrenemarcherajamais.–C’estcequ’onvavoir!dit-ild’unairdedéfienseretournantpourattraperl’attaché-casesurle

siègearrière.Elle luidonnasoncouteauet regarda,enspectatricedubitative,ses tentativespour insérer la lame

entre lesmâchoires de la valise. Toutes furent vaines.Au bout d’unmoment,Gabriel perdit patience,s’énervaetvoulutpasserenforce,maislecouteauripaetluiécorchalégèrementlapaumedelamain.

–Aïe!–Bonsang,concentrez-vousunpeu!s’agaçaAlice.Gabrielcapitula.Ilétaitredevenuplusgrave.Visiblement,quelquechoseleperturbait.–C’estquoi,votreproblème?l’attaqua-t-elle.–C’estvous.–Moi?–Toutàl’heure,danslafriperie,j’aivulacicatricesurvotreventre…Qu’est-cequivousestarrivé,

bonsang?Le visage d’Alice s’assombrit soudain. Elle ouvrit la bouche pour riposter mais, gagnée par une

profondelassitude,elledétournalatêteetsefrottalespaupièresensoupirant.Cetypen’allaitluicauserquedesproblèmes.Ellel’avaitdevinédèslapremièreseconde…

Lorsqu’ellerouvritlesyeux,salèvretremblait.Ladouleurseréveillait.Lessouvenirsétaientlà.Àvif.

–Quivousafaitça,Alice?insista-t-il.Gabrielsentitqu’ilavaitpénétréenterritoireminé.Iljustifiasacuriosité.–Commentvoulez-vousquel’onsesortedecepétrinsionnesefaitpasunpeuconfiance?Alicepritunegorgéed’eauminérale.Lerefusdeseconfronteraupassés’estompa.– Tout a débuté en novembre 2010, commença-t-elle. Par le meurtre d’une jeune institutrice qui

s’appelaitClaraMaturin…

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Jemesouviens…

DeuxansetdemiplustôtUneannéedesangetdefureur

Nouveaumeurtredefemmedansl’Ouestparisien

(LeParisien,11mai2011)

NathalieRoussel,unehôtessedel’airdevingt-sixans,aétéretrouvéecematinétrangléeàsondomiciledelarue

Meissonnier, une artère tranquilledu 17e arrondissement. Vivant seule, la jeune femme est décrite par son entouragecomme«unepersonnecalme,sanshistoires,souventabsentedesondomiciledufaitdesaprofession».Sonvoisindepalierl’acroiséequelquesheuresavantlemeurtre:«Elleétaitdebonnehumeuretseréjouissaitd’avoireudesplacespourleconcertdeStingprévulelendemainàl’Olympia.Jenel’aipassentiemenacéedutout.»

Selon des sources proches de l’enquête, plusieurs témoins affirment avoir vu un homme quitter les lieuxprécipitammentets’enfuirsurunscooteràtroisrouesdemarquePiaggio.L’auteurdesfaitsseraitunhommedetaillemoyenne,àlasilhouetteminceetélancée,portantuncasquedemotosombre.

Ladirectioncentralede lapolice judiciaireaété saisiede l’enquête.Selon lespremièresconstatations, le volneseraitpaslemobilepremierdel’assassinat,mêmesiletéléphoneportabledelavictimesembleavoirétédérobé.

CemeurtrerappelleétrangementceluideClaraMaturin,unejeuneinstitutricedu16earrondissement,sauvagementétrangléeavecunbasennylonennovembre2010.Interrogéàcesujet,leprocureurdelaRépubliqueaindiquéqu’àcestadelesenquêteursnenégligeaientaucunepiste.

*

Meurtresdansl’Ouestparisien:lapoliceredouteuntueurensérie.

(LeParisien,13mai2011)

Selon lesconfidencesd’unenquêteur, lesanalysesscientifiquesauraientmontréque lebasennylonavec lequela

été étranglée l’hôtesse de l’air Nathalie Roussel appartiendrait à Clara Maturin, la jeune institutrice assassinée ennovembre2010.

Jusqu’à présent tenu secret par la police, ce fait établirait une chaînemacabre entre les victimes. Une piste quiorienteraitlesenquêteurssurlestracesd’untueurfétichisteadoptantunmodeopératoireconsistantàtuerenutilisantlessous-vêtementsdesavictimeprécédente.

Ducôtédelapréfecturedepolice,onserefusepourl’instantàvalidercenouvelélément.

*

Unnouveaumeurtredefemme

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dansle16earrondissement

(LeParisien,19août2011)

MaudMorel,uneinfirmièredel’HôpitalaméricaindeNeuilly,aétéassassinéeavant-hiersoirdanssonappartementde l’avenue de Malakoff. C’est la concierge de l’immeuble qui a retrouvé ce matin le corps de la jeune femmesauvagementétrangléeavecunepairedebas.

Bienquelapoliceserefuseàleconclureofficiellement,cetteprécisionlaisseàpenserqu’ilyaunlienévidententrecethomicideetceuxcommisennovembre2010etmaidernierdansles16eet17earrondissements.

Si le mobile des meurtres reste mystérieux, les enquêteurs sont persuadés que les trois femmes connaissaientsuffisammentleuragresseurpournepass’êtreméfiéesdelui.Lesvictimesonteneffetétéretrouvéesàl’intérieurdeleurappartementsansqu’aucunetraced’effractionaitpuêtreconstatée.Autrepointtroublant:lestéléphonesportablesdechacunedesvictimesrestentpourl’instantintrouvables.

*

Meurtresdel’Ouestparisien:lapisted’untueurensérieseprécise.

(LeParisien,20août2011)

AprèslemeurtresauvagedeMaudMorel,l’infirmièredel’HôpitalaméricaindeNeuillyassassinéeilyatroisjours,

lesenquêteursn’ontplusaujourd’huilemoindredoutesurlelienentrecethomicideetlesdeuxautresmeurtrescommisdanslemêmepérimètredepuislemoisdenovembre2010.

Interrogésurl’éventualitédel’actiond’untueurensérie,leprocureurdelaRépubliqueaétéobligédereconnaîtreque« les trois meurtres présentent en effet des similitudes quant au mode opératoire utilisé ». La paire de bas aveclaquelle a été assassinéeMmeMorel appartenait bien à Nathalie Roussel, l’hôtesse de l’air assassinée au printempsdernier,elle-mêmeétrangléeavecunepairedecollantsappartenantàl’institutriceClaraMaturin.

Cet élément a conduit à revoir le traitement judiciaire de ces crimes. Les affaires ont été regroupées et sontdésormaissousl’autoritéd’unmêmejuged’instruction.InterrogéhiersoiraujournaltélévisédeFrance2,leministredel’Intérieuraassuréque«touslesmoyenshumainsetmatérielssontetserontmobiliséspourretrouverleoulesauteursdecescrimes».

*

Meurtresdel’Ouestparisien:unsuspectengardeàvue

(LeParisien,21août2011)

Un chauffeurde taxi considéré commeun suspect sérieuxdans l’enquête sur la sériedemeurtres commisdepuis

novembredans lesbeauxquartiersde la capitaleaété interpelléetmisengardeà vue vendredidans la soirée.UneperquisitionàsondomicileapermisderetrouverletéléphoneportabledeMaudMaurel,ladernièrevictime.

*

Lechauffeurdetaxirelâché!

(LeParisien,21août2011)

(…)L’hommeapufournirunalibipourtouslesmeurtres.Auxpoliciersquil’ontinterrogé,ilaaffirméqu’ilavaitbienprisenchargeMaudMorelquelquesjoursplustôtetque

lajeunefemmeavaitsimplementperdusontéléphonedanssontaxi.

*

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Unnouveaumeurtredefemmetraumatisel’Ouestparisien

(LeParisien,9octobre2011)

VirginieAndré,uneemployéedebanquedivorcée,mèred’unpetitgarçon,aétéretrouvéecematinétrangléedans

sonappartementde l’avenuedeWagram.Lecorpsaétédécouvertparsonex-mariquivenait lui ramener leur filsdetroisansdontilspartagentlagarde.

*

Peursurlaville:descentainesdepolicierstraquentletueur

del’Ouestparisien

(LeParisien,10octobre2011)

C’estuneenquêtehorsnormequimobilisedescentainesdepolicierslancésauxtroussesd’unassassinquin’apourl’instant ni nom ni visage, mais qui terrorise depuis onze mois les femmes seules résidant dans les 16e et17earrondissements.

Quellienya-t-ilentreClaraMaturin,institutrice,étrangléele12novembre2010,NathalieRoussel,hôtessedel’air,tuée le 10 mai 2011, Maud Morel, infirmière, retrouvée morte le 18 août, et Virginie André, employée de banque,assassinéedimanchedernier?Desjeunesfemmescélibatairesoudivorcéesdontlepasséetleréseauderelationsontétéexaminésdeprèsparlesenquêteurssansqu’ilsaientpourl’instanttrouvédepistesérieuse.

Quatrehomicidesobéissantaumêmemodeopératoire.Quatre victimes sans lienapparent,maisqui semblaienttoutessuffisammentintimesavecleurassassinpourluiouvrirlaportedeleurappartement.

Cettesériedemeurtressusciteincompréhensioneteffroidelapartdeshabitantsdedeuxdesarrondissementsdelacapitale.Pour rassurer lapopulation, lapréfectureamultiplié lespatrouilleset les interventions, incitant lescitoyensàsignalertoutcomportementsuspect.

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Jemesouviens…

Deuxansplustôt

Paris21novembre2011MétroSolferino,7earrondissement.Lesoufflecourt,jemontepéniblementlesmarchesdelastation.Enhautdesescaliers,jereçoisen

pleinvisageunerafalehumide.J’ouvremonparapluiefaceauventpouréviterqu’ilneseretourne.Jesuisenceintedeseptmoisetdemiet j’airendez-vousàlacliniqueavecRose-May,lasage-femmequidoitm’accompagnerlorsdemonaccouchement.

Lemoisdenovembren’aétéqu’unlongtunnelsombreetpluvieux.Cedébutd’après-midinefaitpasexception.Jepresselepas.LesfaçadesblanchesdelaruedeBellechassebrillentsousl’averse.

J’ailespiedsgonflés,ledosencompote,desdouleursdanslesarticulations.Jevisdifficilementlaprise de poids qu’occasionne la grossesse. Je suis devenue tellement grosse que j’ai besoin que Paulm’aideàattachermeschaussures!Lespantalonsmecisaillentlebasduventre,jesuiscondamnéeàneporterquedesrobes.Mesnuitssontcourteset,chaquefoisquejeveuxsortirdulit,jesuisobligéederoulersurlecôtéavantdeposermespiedsparterre.Pournerienarranger,depuisquelquesjours,j’aidenouveaudesnauséesetdescoupsdefatiguemeterrassentàl’improviste.

Heureusement,iln’yaquedeuxcentsmètresentrelasortiedumétroetlarueLasCases.Enmoinsdecinq minutes, j’ai rejoint la clinique. Je pousse la porte, me signale à l’accueil et, sous le regarddésapprobateurdesautrespatients,m’offreuncaféaudistributeurdelasalled’attente.

Je suis fourbue.Mon ventre sursaute, comme si de grosses bulles éclataient, comme si de petitesvaguesdéferlaientàl’intérieur.CequiamusebeaucoupPaullorsqueçaarriveàlamaison.

Pourmapart,c’estpluscompliqué.Lagrossesseestunétatincroyable,magique,maisjen’arrivepasà m’y abandonner. Mon excitation est toujours contrariée par une inquiétude sourde, un mauvaispressentimentetdesinterrogationsdouloureuses:jenesaispassijevaisêtreunebonnemère,j’aipeurquemonenfantnesoitpasenbonnesanté,jecrainsdenepassavoirm’enoccuper…

Depuisunesemaine,jesuisthéoriquementencongématernité.Paulaaccomplisapartdutravailenmontantlachambredubébéeteninstallantlecosydansmavoiture.Moi,j’avaisprévudefairepleindechoses–acheterlespremiersvêtements,unepoussette,unebaignoire,desproduitsdesoinetdetoilette–,maisj’aisanscesseremiscesprojetsàplustard.

Lavérité,c’estquejen’aijamaisvraimentarrêtédetravaillersurl’enquête.Monenquête:celledecesquatrefemmesétrangléesdansl’ouestdeParis.C’estmongroupequiavaitétéchargéderésoudrelepremier meurtre, mais nous avons échoué. Depuis, l’affaire est devenue trop importante et nous aéchappé.J’aiétémisesurlatouche,maisjerestebloquéesurcesvisagesfigésdansl’horreur.J’ypense

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tout le temps. Une obsession qui pollue ma grossesse et m’empêche de me projeter vers demain. Jeressasse toujours lesmêmesimages,moulinelesmêmeshypothèses,meperdsenconjectures,reprendsinlassablementlefildel’affaire.

*

Lefil…Trouver le fil invisiblequi relieClaraMaturin,NathalieRoussel,MaudMorel etVirginieAndré.

Mêmesipersonnenel’aencorerepéré,lelienexisteforcément.Cesquatrefemmesontquelquechoseencommunquipourl’instantaéchappéàtouslesenquêteurs.

Mêmeàmoi.Surtoutàmoi.Jesaisqu’uneévidencesecachesousmesyeuxetcettecertitudemebousillelavie.Sionnel’arrête

pas,l’hommevacontinueràtuer.Unefois,deuxfois,dixfois…Ilestprudent,invisible,insaisissable.Ilnelaisseaucunetrace,niempreinteniADN.Personnenepeutexpliquerpourquoilesquatrevictimesluiontouvertlaportesansseméfier,àuneheuredéjàbienavancéedelasoirée.Nousn’avonsrienàpartunvague témoignage évoquant un individu portant un casque noir et s’enfuyant en scooter à trois rouescommeilenexistedesmilliersenrégionparisienne.

Nouveaucaféaudistributeur.Ilyadescourantsd’air,ilfaitfroid.Mesmainsentourentlegobelet,àlarecherched’unpeudechaleur.Lesyeuxdanslevague,jemerepassepourlamillièmefoislefilmdesévénements,merécitantl’enchaînementdesfaitscommeunmantra.

Quatrevictimes:quatrefemmesvivantseules.Troiscélibatairesetunemèredefamilledivorcée.Unmêmepérimètregéographique.Unmêmemodeopératoire.

Pendant longtemps, les journauxont surnommé lemeurtrier « le tueur voleur de téléphones ».Lesflics eux-mêmes pensaient au début qu’il dérobait le cellulaire de ses victimes pour effacer certainestracescompromettantes:desappels,desfilms,desphotos…Maiscettehypothèsenetenaitpaslaroute.Certes,lessmartphonesdeladeuxièmeetdelatroisièmevictimeétaientrestéslongtempsintrouvables.Mais,contrairementàcequ’avaitracontélapresse,cen’étaitlecasnipourlapremièrevictimenipourladernière.Etsi l’appareildel’hôtessedel’airn’avait jamaisété localisé,celuidel’infirmièreavaitsimplementétéoubliédansuntaxi.

*

Jeregardemonpropretéléphone.J’yaitéléchargédescentainesdephotosdesquatrevictimes.Pascelles morbides des scènes de crime, mais des images de leur vie quotidienne, récupérées sur leursordinateurs.

Je fais défiler les clichés pour toujours revenir à ceux de Clara Maturin. La première victime,l’institutrice:celledontpeut-êtrejemesenslaplusproche.L’unedesposesmetoucheparticulièrement:c’estunetraditionnellephotodeclassedatéed’octobre2010,prisedanslacourderécréationdel’école.Touslesélèvesdelagrandesectiondematernelledel’écoleJoliot-Curiesontregroupésautourdeleurmaîtresse.L’image est pleinedevie.Lesbouilles des enfantsme fascinent.Certains sont très sérieux,tandisqued’autresfontlespitres:fousrires,doigtsdanslenez,oreillesd’âne…Aumilieud’eux,ClaraMaturin arbore un sourire franc. C’est une jolie femme que l’on devine discrète, aux cheveux blondscoupés au carré. Elle porte un imperméablemastic ouvert sur un tailleur-pantalon assez élégant et uncarrédesoieBurberrydontonreconnaît lecélèbreimprimé.Unetenuequ’elledevaitparticulièrementapprécier puisqu’on la retrouve sur d’autres clichés : lors du mariage d’une copine en mai 2010 en

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Bretagne,lorsd’unséjouràLondresenaoûtdelamêmeannéeetmêmesursadernièrephoto,capturéequelquesheuresavantsamortparunecaméradesurveillancedelaruedelaFaisanderie.Jepassed’uneposeàl’autrepouryretrouverchaquefoislamêmetenuefétiche:imper,tailleurdeworkinggirl,foulardBurberryenroulécommeunchèche.Alorsquejem’arrêtepluslonguementsurladernière,undétailmesaute aux yeux pour la première fois : le foulard n’est pas lemême.Avec trois doigts, je zoome surl’écrantactilepourm’enassurer.Larésolutiondelacaméradesurveillanceabeauêtremauvaise,jesuispratiquementcertainequel’impriméestdifférent.

Lejourdesamort,Claraneportaitpassonfoulardfétiche.Jesensunlégerfrissonmetraverser.Undétailsansimportance?Moncerveausemetpourtantenmarche,essayantderationaliser lachose.PourquoiClaraMaturin

avait-ellechangéde foulardce jour-là?Peut-être l’avait-elleprêtéàuneamie?Peut-être l’avait-elledéposéaupressing?Peut-êtrel’avait-elleperdu?

Peut-êtrel’avait-elleperdu…MaudMorel, la deuxièmevictime, avait égalementperduquelque chose : son téléphone, que l’on

avaitfinalementretrouvédansuntaxi.Et leportabledeNathalieRoussel–quel’onavait toujourscruvolé–,peut-êtrel’avait-elleperdu,elleaussi?

Perdu.Deuxtéléphones,unfoulard….EtVirginieAndré?Qu’avait-elleperdu?Lavie.Maisencore?Jequittelesalbumsphotodemontéléphonepourbasculerenmodeappeletcompose

lenumérodeSeymour.– Salut, c’est moi. Concernant le meurtre de Virginie André, tu sais si, quelque part dans la

procédure,ilestfaitmentiond’unobjetqu’elleauraitégarérécemment?–Alice!Tuesencongé,bordel!Occupe-toidepréparerlavenuedetonbébé!J’ignoresesreproches.–Tut’ensouviensoupas?–Non,jen’ensaisrien,Alice.Onnebosseplussurcetteaffaire.–Tupourraischercherlenumérodesonex-mari?Balance-le-moisurmonportable.Jeluiposerai

moi-mêmelaquestion.–D’accord,soupire-t-il.–Merci,vieux.Troisminutesaprèsavoir raccroché,unSMSdeSeymours’affichesurmonécran. J’appelleJean-

MarcAndrédanslafouléeetlaisseunmessagesursonrépondeur,luidemandantdemecontacterleplusvitepossible.

*

–MadameSchäfer!Vousêtesencorevenueàpied!m’interpelleRose-Mayenmefaisantlesgrosyeux.

C’est uneRéunionnaise corpulente au fort accent créole qui, chaque fois que je viens la voir,mepasseunsavoncommesij’étaisunepetitefille.

–Maisnon,voyons!dis-jeenlasuivantdansl’unedessallesdutroisièmeétageoùelledonnesescoursdepréparationàl’accouchement.

Ellemedemandedem’allonger,puisprendletempsdem’examiner,m’assurequelecolesttoujoursbien fermé,qu’iln’yapasde risqued’accouchementprématuré.Elleest satisfaitedeconstaterque le

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bébés’estretournéetqu’iln’estplusensiège.–La têteestbienpositionnéeenbaset ledosdubébéestàgauche.C’est laposition idéale! Ila

mêmecommencéàdescendreunpeu.Avec deux sangles, elle installe des capteurs sur mon ventre nu et branche le monitoring qui

enregistrelerythmecardiaquedubébéetlescontractionsutérines.J’entendslesbattementsducœurdemonfils.Jesuisémue,mesyeuxs’embuent,maisenmêmetempsunfrissond’angoissemeserre lapoitrine.

Puis Rose-May m’explique la marche à suivre lorsque je commencerai à ressentir des contractions,normalementd’iciquatreàcinqsemaines.

–Siellesontlieutouteslesdixminutes,prenezduSpasfonetattendezunedemi-heure.Siladouleurestpassée,c’estqu’ils’agissaitd’unefaussealerte.Siellepersisteetque…

Je sensmon téléphone vibrer dans la poche dema parka, non loin demoi. J’interromps la sage-femme,meredresseetmepenchepourmesaisirducellulaire.

–Jean-MarcAndré,annoncelavoixdansl’appareil.Eninterrogeantmonrépondeur,j’ai…–Mercidemerappeler,monsieur.JesuislecapitaineSchäfer,l’undesofficiersdepolicechargésde

l’enquête sur lemeurtre de votre ex-femme.Vous souvenez-vous si, dans les jours qui précédaient samort,elleavaitperduquelquechose?

–Perduquoi?–Jenesaispas,justement.Unvêtement?Unbijou?Unportefeuille?–Quelrapportavecsonmeurtre?–Peut-êtreaucun,maisilfautexploitertouteslespistes.Unehistoired’objetégaré,çanevousdit

rien?Ilmarqueuntempsderéflexion,puis:–Ehbiensi,justement…Ils’interromptaumilieudesaphrase.Jesensquesavoixestsaisieparl’émotion,maisilsereprend

etexplique:– C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes disputés la dernière fois

qu’ellem’a laissénotre fils. Je lui reprochaisd’avoir égaré l’oursenpeluchedeGaspard,undoudousans lequel il neparvientpasà s’endormir.Virginieprétendait avoirperdu le jouet auparcMonceau.Ellem’aparléduservicedesobjetstrouvés,mais…

LesObjetstrouvés…Jesensmoncœurs’accélérerdansmapoitrine.Del’adrénalinepure.–Attendez,monsieurAndré, jeveuxêtrecertainedebiencomprendre :Virginies’est rendueelle-

mêmeauxObjetstrouvésouellecomptaits’yrendre?–Ellem’aditqu’elleyétaitdéjàalléeetqu’elleavaitrempliunefichepourqu’onlapréviennesila

pelucheétaitretrouvée.Jen’encroispasmesoreilles.–D’accord,merci.Jevousrappellesij’aidunouveau.Jeretirelesélectrodes,melèveetmerhabilledanslaprécipitation.–Jesuisdésolée,Rose-May,maisjesuisobligéedepartir.–Non!Cen’estpassérieux,MmeSchäfer.Dansvotreétat,vousne…J’aidéjàpoussélesbattantsdelaporteetjesuisdansl’ascenseur.Jedécrochemontéléphonepour

appeleruntaxi.Jel’attendsdanslehallentrépignant.C’estmonenquête.Mon orgueil refait surface. Je pense à ces dizaines de flics à la Criminelle qui ont épluché les

emplois du temps de toutes les victimes et qui sont peut-être passés à côté de quelque chose deprimordial.

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Quelquechosequemoi,jeviensdetrouver…

*

36,ruedesMorillons,15earrondissement,justederrièreleparcGeorges-BrassensLetaximedéposedevantleslocauxdesObjetstrouvés:unbelimmeubledesannées1920enbrique

roseetpierreblanche.MêmesileservicedépenddelaPréfecturedepolicedeParis,c’estunestructureadministrativedanslaquellenetravailleaucunflic,etjen’yaijamaismislespieds.

Jemontremacarteàl’accueiletdemandeàêtrereçueparleresponsable.Pendantquejepatiente,jejetteuncoupd’œilautourdemoi.Derrièrelesguichets,unedizained’employésreçoiventindifféremmentceuxvenusdéposerunobjetqu’ilsonttrouvésurlavoiepubliqueetceuxvenusrécupérerleurbienousignalerleurperte.

–StéphaneDalmasso,enchanté.Je lève la tête.Moustachesbroussailleuses,bajouespendantes,petites lunettes rondesenplastique

coloré:lepatrondelaruedesMorillonsaunetêtesympathiqueetunfortaccentdeMarseille.–AliceSchäfer,delaCriminelle.–Enchanté.C’estpourbientôt?demande-t-ilenregardantmonventre.–Unmoisetdemi,peut-êtreavant.–Unenfant,çavousgranditunhomme!lance-t-ilenm’invitantàlesuivredanssonbureau.Jedébarquedansunepiècespacieuseaménagéecommeunpetitmuséeoùsontexposéslesobjetsles

plusinsolitesrécupérésparleservice:uneLégiond’honneur,uneprothèsedejambe,uncrânehumain,unéclatdemétalprovenantduWorldTradeCenter,uneurnecontenantdescendresdechat,unsabredeyakusaetmême…unerobedemariée.

–C’estunchauffeurdetaxiquinousl’arapportéeilyaquelquesannées.Ilavaitprisenchargeuncouplequivenait de sepasser labagueaudoigt.Lesmariés se sontdisputés et ont rompupendant letrajet,expliqueStéphaneDalmasso.

–Vousêtesàlatêted’unevéritablecaverned’AliBaba…– La plupart du temps, on nous rapporte surtout des portefeuilles, des lunettes, des clés, des

téléphonesetdesparapluies.–Impressionnant,dis-jeenjetantuncoupd’œilàmamontre.– J’ai des anecdotes à la pelle,mais j’imagine que vous êtes pressée, devine-t-il enm’invitant à

m’asseoir.Alors?Qu’est-cequimevautlavisitedelaCrim?– Je travaille sur une affaire demeurtres. Je voudrais savoir si une certaineVirginieAndré s’est

renduechezvouscesderniersjours.–Pournousdemanderquoi?–Poursavoirsivousaviezretrouvél’oursenpeluchedesonfilsperduauparcMonceau.Assissurunfauteuilàroulettes,Dalmassoserapprochedesonbureauetappuiesurunetouchede

clavierpouractiversonordinateur.–VirginieAndré,vousdites?demande-t-ilenfrisantsamoustache.J’approuvedelatête.Illancelarequêtedanssonlogiciel.–Non,désolé,nousn’avonsreçuaucunedemandeàcenomaucoursduderniermois.–Elleapeut-êtrefaitunedéclarationdeperteenligneoupartéléphone.– Je l’aurais trouvée. Toutes les demandes sont obligatoirement consignées dans nos bases de

données.Nosemployésremplissentlesformulairesdirectementsurinformatique.–Bizarre,sonmarim’aaffirméqu’elleavaitdéposéundossierchezvous.Pouvez-vousvérifiertrois

autrespersonnes,s’ilvousplaît?J’écrislesnomssurleFilofaxàspiraleposésurlebureauetretournel’agenda.

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Dalmasso déchiffre mon écriture et entre successivement les trois requêtes : « Clara Maturin »,«NathalieRoussel»,«MaudMorel».

–Non,négatifpourlestrois.Jeressensuneimmensedéception.Ilmefautplusieurssecondespouradmettremonerreur.–Bon,tantpis.Mercipourvotreaide.Alorsquejemelèvepourpartir,jeressensdespicotementsetportelamainàmonabdomen.Lebébé

bougetoujoursénormément.Ilpoussetrèsfortdansmonventre,commes’ilvoulaitl’étirer.Àmoinsquecenesoitdescontractions…

–Çava?s’inquièteDalmasso.Vousvoulezquejevousappelleuntaxi?–Jeveuxbien,dis-jeenmerasseyant.–Claudette!lance-t-ilàsasecrétaire.Trouvez-moiunevoiturepourMlleSchäfer.Laminesévèreetcontrariée,unepetitefemmeàl’horribleteintureroussedébarquedanslebureau

deuxminutesplustard,unetassefumanteàlamain.–Letaxiarrived’unmomentàl’autre,assure-t-elle.Vousvoulezunpeudethésucré?J’acceptelebreuvageetreprendsprogressivementmesesprits.Sansquejesachepourquoi,lapetite

femmemeregardetoujoursd’unairmauvais.Venuedenullepart,unequestiontraversesubitementmonesprit.

–MonsieurDalmasso,j’aioubliédevousdemander:undevosemployésposséderait-ilunscooteràtroisroues?

–Pasquejesache.C’estplutôtuntrucdemec,non?Et,commevousavezpuleconstater,laplupartdenosemployéssontdesfemmes.

–Erikvientavecundecesengins,nousinterromptlasecrétaire.JeregardeDalmassodanslesyeux.–QuiestErik?–ErikVaughnestunintérimaire.Iltravaillecheznouspendantlesvacances,lespériodesdepointe

oulorsquel’arrêtmaladied’undenosemployésseprolonge.–Ilestprésentaujourd’hui?–Non,maisnousleréembaucheronssansdoutepourNoël.Àtraverslaparoideverrecannelédubureau,jedevineletaxiquim’attendsouslapluie.–Vousavezsonadresse?–Onvavoustrouverça,assure-t-ilentendantunPost-itviergeàsasecrétaire.Cenouvelélémenta

ravivélesbraisesenmoi.Jeneveuxpasperdredetemps.Jegriffonneàlahâtemonnumérodetéléphoneetmonmailsurl’agendadeDalmasso.

–RecherchezlespériodespendantlesquellesVaughnatravailléchezvouscesdeuxdernièresannéesetenvoyez-les-moisurmonportableoumamessagerie,s’ilvousplaît.

J’attrapelepapillonadhésifquemetend«Claudette»,claquelaportederrièremoietm’engouffredanslavoiture.

*

L’habitacledutaxiempestelatranspiration.Laradioestàfondetlecompteuraffichedéjà10euros.Jedonnel’adresseauchauffeur–unimmeubledelarueParent-de-Rosan,dansle16e–etluidemandefermementdebaisserlevolumedesonposte.Illeprenddehautjusqu’àcequejeluimontremacartedeflic.

Jesuisfébrile,agitéedetremblements,submergéepardesboufféesdechaleur.Ilfautquejemecalme.Jedérouledansmonespritunscénariobâtisurdeshypothèsesimprobables,

maisauxquellesj’aienviedecroire.ErikVaughn,unemployéduservicedesobjetstrouvés,sesertdesonpostepourrepérersesprochainesvictimes.ClaraMaturin,NathalieRoussel,MaudMoreletVirginie

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Andréonttouteslesquatrecroisésaroute,maisiln’ajamaisentréleurfichedanslelogicielduservice.C’estpourcelaqueleursnomsn’yfigurentpas.Ilestparvenuàlesmettreenconfiance,àlesfaireparler,collectant lemaximumderenseignements : ilconnaît leuradresse, ilsaitqu’ellesviventseules.Aprèscette première rencontre, il laisse passer quelques jours puis se rend chez sa proie, en prétendant luirapportersonobjet.Pourleurmalheur,lesquatrefemmesonttrouvénormaldelelaisserentrer.Onneseméfiejamaisduporteurd’unebonnenouvelle.Onestsoulagéd’avoirretrouvésonfoulardpréféré,sontéléphoneportableoul’oursenpeluchedesonfils.Alorsonouvresaporte,mêmes’ilestdéjà21heurespassées.

Non,jedivague.Combiendechancesqueçatiennelaroute?Unesurmille?Quoique…Letrajetestrapide.AprèsavoirremontéleboulevardVictor-Hugo,lavoiturepassedevantl’hôpital

Georges-PompidouettraverselaSeine,nonloindelaportedeSaint-Cloud.Nelajouepasensolitaire…Je saiscommepersonneque la résolutiond’uneenquêtecriminellen’estpasun travail individuel.

C’estuneprocédurecadréeettrèscodifiée,fruitd’unlongtravaild’équipe.C’estpourçaquej’aitrèsenvied’appelerSeymouretdeluifairepartdemesdécouvertes.J’hésite,puis jedécided’attendrederecevoirlesdatespendantlesquellesErikVaughnatravailléauxObjetstrouvés.

Montéléphonevibre.Jeconsultemamessagerie.Dalmassom’aenvoyél’emploidutempsdeVaughnsousExcel.Jecliquesurmonécran,maislefichierrefusedes’ouvrir.

Formatincompatible.Etmerde…–Vousêtesarrivée.Aimablecommeuneportedeprison, lechauffeurmedébarqueaumilieud’unepetiteartèreàsens

unique,coincéeentrelarueBoileauetl’avenueMozart.Lapluies’estencoreintensifiée.L’eauruisselledansmoncou.Jesenslepoidsdubébé,trèsbasettrèsdense,sibienquej’aideplusenplusdemalàmarcher.

Faisdemi-tour.Aumilieudesmaisonsdevilleetdespetitsimmeubles,jerepèreunbâtimentgrisâtreaunuméroque

m’aindiquélasecrétaire.Uneconstructiontypiquedesannées1970:unebarredebétonsinistretoutenlongueurquidéfigurelarue.

Jerepèrelenom«Vaughn»surlasonnetteetappuiesurlebouton.Pasderéponse.Danslarue,surl’emplacementréservéauxdeux-roues,ilyaunemoto,unvieuxChappyYamahaet

unscooteràtroisroues.J’insisteencoresurlasonnetteetappuiesurtouslesboutonsjusqu’àcequ’unhabitantdel’immeuble

m’ouvrelaporte.Je note l’étage où habiteVaughn, puismonte par les escaliers sansme presser. Je recommence à

sentircommedescoupsdepieddansmonventre.Descoupsdepiedd’alerte.Je sais que je suis en train de faire une connerie, mais quelque chose me pousse à continuer à

avancer.Monenquête.Jen’allumepasdelumière.Jemontelesmarchesuneàunedanslenoir.6eétage.LaportedeVaughnestentrouverte.Jesorsmoncalibredemonsactoutenmefélicitantmentalementd’avoireul’intuitiondeleprendre

avecmoi.Jeserrelacrossedesdeuxmains.Jesenslasueurmélangéeàlapluiequicouledansmondosjusqu’àl’échine.Jecrie:–ErikVaughn?Police.Jevaisentrer.

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Je pousse la porte, les deux mains toujours bien serrées autour de la crosse. J’avance dans lecorridor.J’appuiesur l’interrupteur,mais l’électricitéaétécoupée.Dehors, lapluie tambourinesur letoit.

L’appartementestquasivide.Pasdelumière,presqueaucunmeuble,quelquescartonsposésàmêmelesoldansunsalon.Visiblement,l’oiseaus’estenvolé.

Mon angoisse descend d’un cran.Mamain droite quittemon calibre pour attrapermon téléphone.AlorsquejecomposelenumérodeSeymour,jesensuneprésencederrièremoi.Jelâchemontéléphoneetfaisvolte-facepourapercevoirunhomme,levisagedissimuléparuncasquedemoto.

J’ouvrelabouchepourhurler,maisavantquelemoindrecrinesorte,jesenslalamed’uncouteaus’enfoncerdansmachair.

Lalamequiestentraindetuermonfils.Vaughnfrappemonventreencoreetencore.Mesjambessedérobentetjem’écroulesurlesol.Confusément, jesensqu’ilestentrainderetirermesbas.Puis jemesenspartir,emportéedansun

fleuvedehaineetdesang.Madernièrepenséeestpourmonpère.Plusprécisémentpourcettephrasequ’ils’estfaittatouersurl’avant-bras:

Laplusbelledesrusesdudiableestdevouspersuaderqu’iln’existepas.

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9Riverside

Foreveriscomposedofnows.

EmilyDICKINSON

Hell’sKitchen,NewYorkAujourd’hui11h15Aliceavait terminésonrécitdepuisuneminute.Encoresous lechoc,Gabrielse taisait. Ilchercha

uneparolederéconfort,mais,parcrainted’unemaladresse,préféragarderlesilence.Lesyeuxplissés,lajeunefemmeregardaitdanslevaguelesfeuillesjauniesemportéesparlevent.Le

bourdonnement de la ville paraissait lointain.On pouvait presque entendre le chant des oiseaux ou lemurmuredelafontainequitrônaitaucentredupetitjardin.Raviverlepassédevantcetinconnuavaitétédouloureux,maiscathartique.Commeuneséancechezunpsy.Soudain,venuedenullepart,uneévidencelafittressaillir.

–Jesaiscommentouvrirlamallette!s’écria-t-elleenfaisantsursautersonvoisin.Elleattrapal’attaché-caseetleposaàplatsursesgenoux.–Deuxserruressécuriséesparundoublecodedetroischiffres,constata-t-elle.–Certes,admit-ilenouvrantdegrandsyeux.Etalors?Ellesepenchaversluipourremonterlamanchedesachemise,faisantapparaîtrelasériedechiffres

gravésaucutter:

141197

–Onouvrelesparis?Elletestalacombinaisonenjouantsurlesdifférentesmolettespuiselletiralesdeuxloquetsenmême

temps.Ilyeutunclicsonoreetlamallettes’ouvrit.Vide.Dumoinsenapparence.AlicerepéraunecloisonamovibleséparéeparunefermetureÉclair.Ellefit

coulisser la glissière pour accéder au double fond et découvrit une petite trousse en cuir d’alligatormarron-ocre.

Enfin!Lesmains tremblantes, elle ouvrit la pochette de voyage en tirant sur la languette. Dans un écrin

capitonné, derrière un ruban élastique, était fixée une seringuemédicale de grande taille,munie d’une

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aiguilleprotégéeparuncapuchon.–C’estquoi,cetruc?demandaGabriel.Sansretirerlaseringuedesonétui,Alicel’examinadeplusprès.Danslecorpsépaisdelapompe

cylindrique,unliquidebleutrèsclairétincelaitausoleil.Unmédicament?Unedrogue?Vingtmillilitresd’unséruminconnu…Frustrée,elleremontalafermeturezippéeenlaiton.Sielles’étaittrouvéeàParis,elleauraitpufaire

analyserlasubstance,maisici,c’étaitimpossible.–Pourconnaîtreleseffetsdecemachin,ilfaudraitavoirlecouragedesel’injecter…lançaGabriel.–L’inconsciencedesel’injecter,rectifiaAlice.Ilattrapasavesteetmitsamainenvisièrepourseprotégerdusoleil.–Ilyauntéléphonepublicauboutdelarue,dit-ilenpointantsonindex.Jevaisessayerderappeler

monamisaxophonisteàTokyo.–OK,jevousattendsdanslavoiture.AliceregardaGabriels’éloignerjusqu’àlabornedetéléphone.Denouveau,elleeutcetteimpression

décourageantequesoncerveaumoulinaitdans levide, soumisau feud’unbombardementdequestionssansréponse.

PourquoiGabrieletellen’avaient-ilsaucunsouvenirdecequis’étaitpassé lanuitdernière?Parquelsmoyensavaient-ilspuseretrouveràCentralPark?Àquiappartenaitlesangsursonchemisier?Oùs’était-elleprocurécepistolet?Pourquoimanquait-iluneballedanslechargeur?Quiavaitécritaucreux de samain le numéro de téléphone de l’hôtel ?Qui avait lacéré au cutter le bras deGabriel ?Pourquoiavait-onélectrifiécettemallette?Quecontenaitcetteseringue?

Ceflotd’interrogationsluidonnalevertige.Aliceaupaysdesemmerdes…ElleeutlatentationderappelerSeymourpoursavoirs’ilavaittrouvéquelquechosesurlescaméras

desurveillanceduparkingetdesaéroportsparisiens,maisellesavaitquesonamiavaitbesoindeplusdetempspourmenersesinvestigations.Enattendant,ilfallaitqu’elleprenneuneinitiative.Qu’ellefassecequ’ellesavaitfairedemieux:enquêter.

Enquêteraveclesmoyensdubord.Unevoituredepatrouilledébouchaaucroisementetremontalarueauralenti.Alicebaissalesyeux

enpriantpournepasêtrerepérée.LaFordCrownpassadevantellesanss’arrêter.Unavertissementsansfraisqu’ellenepritpasàlalégère.Plusd’uneheures’étaitécouléedepuislebraquagedelaHonda.Sapropriétaire avait eu tout le temps de déclarer le vol et ne tarderait pas à transmettre aux flics ladescriptionetl’immatriculation.C’étaitcourirtropderisquesquedelaconserver.

Décisionprise,Alicerassemblasesaffaires–lecouteauvolédanslecafé,lepackdetéléphonie,letubed’Ibuprofène,leslingettes,latroussecontenantlaseringue,lemorceaudechemisiertachédesang–etfourra le toutdans lesacbesace.Elleenfila leholster,glissa leGlockà l’intérieurpuissortitde lavoitureenabandonnantlescléssurlesiège.

Enquêteraveclesmoyensdubord.Que ferait-elle si elle était à Paris ? Elle commencerait par lancer un relevé d’empreintes sur la

seringuequ’ellebalanceraitdansleFAED1.Maisquepouvait-ellefaireici?Alorsqu’elletraversaitletrottoirpourrejoindreGabriel,uneidée

insolitegermadanssatête.–J’aipujoindreKenny,annonça-t-ilavecunlargesourire.Sionenabesoin,monamiestd’accord

pournousprêtersonappartementàAstoria,dansleQueens.Cen’estpaslaporteàcôté,maisc’estmieuxquerien.

–Allez,Keyne,enroute!Onaassezperdudetemps.Etj’espèrequevousaimezlamarcheàpied,parcequ’onabandonnelavoiture.

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–Pouralleroù?Elleluisourit.–Dansunendroitquidevraitvousplaire,vousquiavezgardévotreâmed’enfant.–Vousm’enditesplus?–Noëlapproche,Gabriel.Jevousemmèneacheterdesjouets!

1.Fichierautomatisédesempreintesdigitales.

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10Empreintes

Votreennemiestvotremeilleurprofesseur.

LaoTSEU

AliceetGabrielsefaufilèrentparmilestouristessurleparvisduGeneralMotorsBuilding,àl’angledelaCinquièmeAvenueetdela59eRue.

Habillésensoldatsdeplomb, lesdeuxportiersde l’enseigneFAOSchwartzaccueillaientavecungrandsourirelesvisiteursdecettevieilleinstitutionnew-yorkaise.

DansleplusgrandmagasindejouetsdeManhattan,lafouleétaitdéjàcompacte.Presqueentièrementdévolu aux peluches, le rez-de-chaussée reconstituait un chapiteau avec des animaux grandeur natures’évadantd’uncirque : lionrugissant, tigresautantà traversuncercleenflammes,éléphantsupportanttroissingesenuniformedegroom.Plusloin,unespacereproduisaitl’intérieurd’unenursery.Déguiséeseninfirmières,desemployéesportaientdansleursbrasdespouponsjoufflusressemblantàs’yméprendreàdevraisbébés.

–Vousallezenfinmedirecequel’onficheici?seplaignitGabriel.Alice ignora laquestionetprit l’escalator.Tandisque la jeune femme traversait l’étageaupasde

course,lejazzmanparcouraitlesespaceslenezenl’air,observantlesgaminsavecuncertainamusement.Desenfantssautillaientsurlestouchesd’unpianogigantesqueposéàmêmelesol,d’autresdemandaientàleursparentsdelesprendreenphotoàcôtédepersonnagesdeStarWarsconstruitsenbriquesdeLegoethautsdedeuxmètres.D’autresencoreassistaientàunspectacledemarionnettesfaçonMuppetShow.

Toujours dans le sillage d’Alice, Gabriel furetait dans les rayons, s’autorisant un bref instant unretourenenfance:figurinesdedinosaures,puzzlesRavensburgerdecinqmillepièces,Playmobil,petitesvoituresenmétal,trainsélectriques,circuitslabyrinthiques.

Unvéritableparadispourmômes.Dansl’espacedesdéguisements,ils’affublad’unefaussemoustacheàlaGrouchoMarx,secoiffadu

chapeaud’IndianaJonesetrejoignitAlicedanslerayon«éducationetscience».Trèsconcentrée,laflicexaminait patiemment les boîtes de jeux :microscopes, télescopes, coffrets de chimiste, squelettes enplastiqueavecorganesàpositionner,etc.

–Si,parhasard,voustrouvezunfouet…Ellelevalatêteversluietregardasonaccoutrementavecconsternation.–Vousn’arrêtezjamaisdefairelepitre,Keyne?–Commentpuis-jevousaider?–Laisseztomber,lerabroua-t-elle.

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Vexé,ils’éloignaavantderevenirquelquesinstantsplustard.–Jepariequec’estçaquevouscherchez,fit-ilenluimontrantuneboîtecartonnée,illustréeparla

photod’unecélèbresérietélévisée.Elle jeta un œil d’abord distrait au jouet qu’il lui tendait – Toi aussi, joue les Experts, kit

d’initiation à la police scientifique, 29,99 dollars – puis s’empara du coffret pour en détailler lecontenu:unrouleaujaunedescènedecrime,uneloupe,unecartededétective,del’adhésif,duplâtrepourreleverlestracesdepas,dessachetsdeprélèvements,delapoudrenoire,unpinceaumagnétique…

–C’estbiencequ’ilnousfaut,admit-elle,surprise.Pour régler sonachat,Alice rejoignitune longuequeueà lacaissedupremierétage.Cen’estque

lorsqu’elleredescenditparl’escalatorverslerez-de-chausséequ’elleretrouvaGabriel.Lejazzmanavaittroquésonfeutred’IndianaJonescontre lehaut-de-formedumagicienMandrake.Drapédansunecapenoire,ilmultipliait lestoursdevantunpublicdontlamoyenned’âgenedépassaitpassixans.Aliceleregarda pendant quelques secondes, aussi déconcertée que fascinée par ce drôle de bonhomme.Avecdextéritéetunplaisirévident,ilfaisaitjaillirdesonchapeautoutessortesd’animauxenpeluche:lapin,toucan,chaton,hérisson,bébétigre…

Son regard bienveillant ne tarda pourtant pas à se voiler. La présence d’enfants était encoredifficilement supportable pour Alice, lui envoyant en pleine figure que jamais elle ne donnerait debiberonàsonfils,jamaiselleneleconduiraitàl’école,aufootouaujudo,jamaiselleneluiapprendraitàsedéfendreetàaffronterlemonde.

Elle cligna les paupières plusieurs fois pour dissiper les larmes qui luimontaient aux yeux et fitquelquespasendirectiondeGabriel.

–Cessezdefaireleclown,Keyne!luiordonna-t-elleenletirantparlebras.Jevousrappellequ’onalapoliceauxtrousses!

D’un geste ample, le « magicien » retira sa cape et envoya son haut-de-forme sur l’étagère desdéguisements.

– Mandrake vous salue bien bas ! lança-t-il en tirant sa révérence sous les rires et lesapplaudissementsdesgamins.

*

Situé surMadisonAvenue, à l’arrièrede lacathédraleStPatrick, lePergoleseCafeétait l’undesplusvieuxdinnersdeManhattan.AvecsestablesenFormicaetsesbanquettesenSkaïvert,ilparaissaittout droit sorti des années 1960. Si, de l’extérieur, l’estaminet ne payait pas demine, il régalait sesnombreuxhabituésdesaladescroquantes,dehamburgerssavoureux,d’œufsBenedictoudepastramiàl’huiledetruffe.

PaoloMancuso,levieuxpropriétaire,apportalui-mêmesurunplateaulacommandequevenaientdepasserlajeunefemmeàl’accentfrançaisetsoncompagnon:deuxlobsterrolls1,deuxcornetsdefritesmaisonetdeuxbouteillesdeBudweiser.

À peine servi,Gabriel se jeta sur la nourriture et s’empara d’une pleine poignée de ses pommesfrites:ellesétaientcroustillantesetsaléesàsouhait.

Assisedevantlui,Alicesecontentadequelquesbouchéesdesonsandwichavantdefairedelaplacesurlatable.Elleposasonsacbesacedevantelleetendétachalesdeuxlanièresavantdes’emparerdelapetitetroussetrouvéedanslamallette.Avecuneservietteenpapier,ellemanipulaprécautionneusementlaseringuepourl’extrairedesaganguedecuir,puisellesemitautravail.

Aprèsavoirdéchirél’emballageplastiquedukitdepolicescientifique,elles’emparadelapoudre,dupinceauetd’unsachetdeprélèvement.

–Vousavezconsciencequecesontdesimplesjouets?objectalejazzman.

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–Ceseraamplementsuffisant.Aprèss’êtrenettoyélesmainsàl’aided’unelingette,Aliceexaminalaqualitédechaquecomposant.

Lapoudrenoireàbasedecarboneetdefinesparticulesdefer ferait largement l’affaire.Elleplongeal’extrémitédupinceaumagnétiquedanslepetitbocalcontenantlapoudreetenbadigeonnalecorpsdelaseringue.Lapoudres’accrochaauxacidesaminéslaissésparlesporesdelapeauquiavaitétéencontactavec le support lisse du plastique et révéla progressivement plusieurs empreintes nettes.Alice tapotal’instrumentmédicalavecsononglepourfaire tomberl’excédentdepoudre.Elleexaminachacunedestraces,visiblementrécentes.L’uned’ellessedétachaitparticulièrement:l’empreintequasicomplèted’unindexoud’unmajeur.

–Découpez-moiunmorceaudeScotch,demanda-t-elle.Gabriels’emparadurouleau.–Decettetaille?–Unpeupluslong.Etfaitesgaffeànepassaloperlasurfacecollante!Elleattrapaleboutd’adhésifetenrecouvritlatracedigitaleenprenantgardedenepaslaisserde

bulles d’air. Puis elle décolla le Scotch pour fixer l’empreinte, attrapa le sous-bock publicitaire surlequel étaitposée sabière, le retournaet appliqua le rubanadhésif sur la surfacecartonnéeetvierge.Avecsonpouce,elleappuyafortementpourtransférerlamarquesurlecarton.

Lorsqu’elle retira l’adhésif, une empreinte nette et noire se découpait sur la surface blanche dudessousdeverre.Aliceplissa lesyeuxpour examiner l’enchevêtrementdes sillons.Des lignes et descrêtessuperposéesdessinaientlemêmemotifatypique:desempreintesenformed’arches,interrompuesparuneminusculecicatriceenformedecroix.

EllemontralerésultatàGabrielet,satisfaite,glissalesous-bockdansunepochette.–D’accord, c’est bien joli, tout ça, admit-il,mais à quoi ça va nous servir ? Il faudrait pouvoir

scannerl’empreinte,etsurtoutl’injecterdansunebasededonnées,non?Alicepicoraquelquesfritesenpensanttouthaut:–L’appartementdevotreamidansleQueens…–Oui?–OnytrouveraprobablementunordinateuravecuneconnexionInternet.– Internet, peut-être.Mais s’il a une bécane, c’est probablement un ordinateur portable qu’il a dû

emporteravecluiàTokyo.Donc,necomptezpastroplà-dessus…Ladéceptionsepeignitsurlevisagedelajeunefemme.–Commentons’yrend?Taxi,métro,train…Gabriellevalesyeux.Sur le mur au-dessus de leur table, au milieu de nombreuses photos de célébrités posant en

compagniedupatron,ilrepéraunvieuxplandelavillepunaiséàunpanneaudeliège.–OnestàcôtédeGrandCentral,dit-ilenpointantsonindexsurlacarte.GrandCentral Station…Alice se souvenait de cette gare hors norme que Seymour lui avait fait

découvrirlorsd’undeleursséjoursàNewYork.Soncoéquipierl’avaitemmenéemangerdeshuîtresetdes langoustines à l’OysterBar, un fabuleux restaurant de fruits demer installé dans une grande sallevoûtéedusous-sol.Enseremémorantcettevisite,uneidéeinattenduegermadanssonesprit.Elleregardaleplan;Gabrielavaitraison:GrandCentralétaitàmoinsdedeuxblocsdudinner.

–Onyva!lança-t-elleenquittantsonsiège.–Quoi,déjà?Onneprendpasdedessert?Vousavezvuleurcheesecake!–Vousm’agacez,Keyne.

*

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Ils pénétrèrent dans la gare par l’entrée située à l’angle de Park Avenue et de la 42e Rue etdébouchèrentsurl’immensehallprincipaloùétaientalignésguichetsetdistributeursautomatiques.

Au centre, surmontant la guérite du bureau d’information, la célèbre horloge à quatre cadrans encuivreetenopaleservaitdepointderencontreauxamoureuxdepuisplusdecentans.

Bienqu’ellenefûtpas làpour jouer les touristes,Aliceneputs’empêcherdeconsidérer l’endroitavecadmiration.

C’estsûr,rienàvoiraveclagareduNordouSaint-Lazare,pensalajeuneflicenlevantlatête.Unelumièreautomnale,douceetapaisante,sedéversaitpardegrandsvitrauxlatérauxcolorantlehalldetonsjaunesetocre.

Sousl’immensevoûte,àprèsdequarantemètresdehauteur,desmilliersd’étoilespeintesauplafonddonnaientl’impressiondesetrouversouslesconstellationsd’unenuitsereine.C’estd’iciqueCaryGrants’enfuyait pour Chicago dans La Mort aux trousses, ici que De Niro rencontrait Meryl Streep dansFallinginLove.

–Suivez-moi,ordonna-telled’unevoixsuffisammentfortepourdominerlebrouhahaambiant.EllefenditlafouleavecGabrieldanssonsillagepourmonterlesmarchesquimènentaubalconest

duMainConcourse.D’ici,aupremierétage,onavaitunevuepanoramiquesurtoutlehall,quisemblaitencoreplusmonumental.

C’est dans ce cadremajestueux, presque à ciel ouvert, qu’une grande enseigne informatique avaitinstallé l’une de ses boutiques. Alice se faufila entre les tables en bois clair sur lesquelles étaientprésentés les produits phares de lamarque : téléphones, baladeurs numériques, ordinateurs, tablettes.Bienquesécuriséepardesantivols,unebonnepartiedumatérielétaitenlibreaccès.Lesvisiteurs–pourlaplupartdes touristes–consultaient leursmails,surfaientsur leWebouécoutaientdelamusiquesurdescasqueshigh-tech.

Ils’agissaitdefairevite;ilyavaitdesflicsetdesagentsdesécuritépartout.Aliceévitadesefairealpaguerparlamyriaded’employésvêtusdetee-shirtsrougesquiparcouraientl’espaced’expositionets’approchad’unedestablesdedémonstration.

ElletenditsonsacbesaceàGabriel.–Sortez-moilesous-bock,ordonna-t-elle.Pendantqu’ils’exécutait,elleappuyasurunetoucheduclavierd’unMacBookProsemblableàcelui

qu’ellepossédaitchezelle.D’unclic,ellelançaunprogrammepermettantd’activerlacamérasituéeenhaut, au centre de l’appareil, puis attrapa le sous-verre que lui tendait Gabriel. En se plaçant face àl’écran, elle capta plusieurs plans fixes de l’empreinte. À l’aide du logiciel de retouche installé surl’ordinateur,ellejouasurlecontrasteetlaluminositépourobtenirlaphotolaplusexploitablepossible,puiselleseconnectaaucomptedesamessagerie.

–Vousvousoccupezdenostickets?proposa-t-elle.Elle attendit queGabriel s’éloigne en direction des distributeurs automatiques pour commencer à

rédigerunmailàSeymour.Portéeparl’urgence,ellelaissasesdoigtscourirsurleclavier.

À:SeymourLombartObjet:HelpDe:AliceSchäfer

Seymour,J’ai plus que jamais besoin de ton aide. J’essaie de t’appeler dans moins d’une heure, mais d’ici là il faut

absolumentquetumettesuncoupd’accélérateuràtesrecherches.1.As-tueuaccèsauxcamérasdesurveillanceduparkingetdesaéroports?2.As-turetrouvémavoiture?Tracémonportable?Consultélesderniersmouvementssurmoncomptebancaire?3.Oùenes-tudetesinvestigationssurGabrielKeyne?4.Jetejoinsenfichierattachélaphotod’uneempreinte.Peux-tulapasserauFAEDenurgence?Jecomptesurtoi.

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Tonamie,Alice.

1.Painàhotdoggarnidesaladedehomard.

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11LittleEgypt

(…)jenesaisgarderlesgensquelorsqu’ilssontpartis.

DidierVANCAUWELAERT

AstoriaNord-ouestduQueensMidiLalumièreautomnaleéclaboussaitleparvisdelagare.AliceetGabrielquittèrentl’esplanadeensoleilléepoursefondreparmilesclientsdumarchéinstallé

souslesstructuresmétalliquesdumétroaérien.LecoupleavaitprisunerameàGrandCentral,jusqu’àLexingtonAvenue,puisleRERlocaljusqu’àAstoriaBoulevard.Letrajetn’avaitduréqu’unevingtainede minutes, mais le dépaysement était total. Des petits immeubles de brique traditionnels avaientremplacélesbuildingsdeverreetd’acier,tandisquel’énergieetlavietrépidantedeManhattanavaientlaisséplaceàunedouceurdevivrequasiprovinciale.

L’air était saturé d’odeurs exquises d’huile d’olive, d’ail pilé et de menthe fraîche. Les étalsdébordaientde calamars et depoulpesgrillés, demoussaka, de souvlakis, debaklavas, de feuillesdevigneetdechaussonsàlafeta.Desspécialitésappétissantesquinelaissaientaucundoute:AstoriaétaitbienlequartiergrechistoriquedeNewYork.

Vousconnaissez l’adresse,aumoins?demandaAliceenvoyantGabrielhésitersur ladirectionàprendre.

–Jenesuisvenuiciqu’unefoisoudeux,sedéfenditlejazzman.Jemesouviensquelesfenêtresdel’appartementdonnentsurSteinwayStreet.

–Unnomderueprédestinépourunmusicien,s’amusaAlice.Ils se renseignèrent auprès d’un vieil homme qui vendait des brochettes de bœuf aux feuilles de

laurierqu’ilfaisaitgrillersurunbrasero.Suivant ses indications, ils parcoururent une longue artère bordée d’arbres et demaisons de ville

mitoyennes qui rappelaient certains quartiers de Londres. Ils prirent ensuite une rue commerçante quibourdonnaitd’animation.Dansuneambiancecosmopolite,traiteursgrecs,delisvégétariens,comptoirsàkebabs, kaiten-zushis japonais et épiceries coréennes cohabitaient harmonieusement. Un véritablemelting-potgastronomiqueconcentrélelongdequelquespâtésdemaisons.

Lorsqu’ils arrivèrent dansSteinwayStreet, les frontières s’étaient encore déplacées.Cette fois del’autrecôtédelaMéditerranée,enAfriqueduNord,plusexactement.

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–Depuisquelquesannées, lesgenssurnomment lequartierLittleEgyptouLittleMorocco,précisaGabriel.

Defait,avecunpeud’imagination,onpouvaitfacilementsecroiretéléportéenpleinmondearabe,dansunsoukduCaireoudeMarrakech.Desodeursdélicieusesdemieletdetajineflottaientpartoutdansla rue, et dans cette partie du quartier les bars à chicha se faisaient plus nombreux que les tavernesgrecques.Ilspassèrentdevantunemosquéeauxtonsdorés,uneboucheriehalal,unelibrairiereligieuse.Danslesconversations,l’arabeetl’anglaissemêlaientpresquenaturellement.

– Je pense que c’est ici, ditGabriel en arrivant devant unebrownstone à la façade claire et auxfenêtresàguillotinequis’élevaitau-dessusdel’échopped’unbarbier.

L’accèsàl’immeublen’étaitprotégéparaucundigicode.Pasd’ascenseur.Ilsmontèrentlesescaliersd’unpasvif,s’arrêtantautroisièmeétagepourrécupérerlescléschezMmeChaouch,lapropriétairedel’immeuble,queKennyavaitprévenuepartéléphone.

–Plutôtchicos,ici,n’est-cepas?lançaGabrielenpénétrantdansleloft.LagarçonnièredeKennyétaitunvasteduplexauxvolumeslargementouverts,traversésdepoutrelles

métalliques.Alices’avançaàsontour,contemplalesmursenbrique,leshautsplafonds,lesolenbétonciréettombaenarrêtdevantlagrandebaievitréequioffraitunpointdevuehypnotisantsurl’Hudson.

Ellecontemplalefleuveunebonneminutepuisjetasagibecièresurunegrandetableenchênemassif,encadréed’unbancenmétalbrosséetdedeuxfauteuilsdépareillés.

–Jesuismorte,lâcha-t-elleenselaissanttomberdansl’undessièges.–Voussavezquoi?Jevaisvousfairecoulerunbain!proposaGabriel.–Pardon?Non,cen’estpaslapeine.Nousavonsautrechoseàfaireque…Mais,sourdàsesprotestations,lejazzmanavaitdéjàdisparuàl’étage.Alicesoupiraetrestaunlongmomentimmobile,lovéedanslescoussins.Lafatiguerefaisaitsurface

soudainement. Il lui fallut plusieurs minutes pour encaisser le contrecoup du stress et des effortsphysiquesdéployésdepuisce réveilhallucinantaumilieuduparc.Lorsqu’elle se sentitmieux,elle selevaetfouilladanslesplacardsdelacuisineàlarecherched’unethéière.Ellemitdel’eauàbouillireten attendant, déambula dans le salon, regardantmachinalement les titres des livres de la bibliothèque(HarryCrews,Hunter Thompson, Trevanian…), lesmagazines posés sur la table basse, les peinturesabstraitesetminimalistesaccrochéesauxmurs.

Lumineuxetspacieux,l’endroitbaignaitdansdestonalitésminéraleségrenantmillenuancesdugrisaubeige.Unboncompromisentrelestyleindustrieletle«tout-boissuédois».Laproximitédufleuve,ladécorationascétiqueetdépouillée,lalumièredoucecontribuaientàcréerl’atmosphèreprotectriced’uncocon.

Ellecherchadesyeuxunordinateur,uneboxouuntéléphonefixe.Rien.Aucentred’unecoupelle,ellerepérauneclédevoitureaccrochéeàunporte-clésornéd’uncheval

argentéenpleinecourse.UneMustang…?sedemanda-t-elleens’emparantdutrousseau.Deretouràlacuisine,elletrouvadansunearmoiredugenmaicha,unthévertjaponaismélangéàdes

grainsderizgrillésetsoufflés.Elles’enpréparaunetasse.Lebreuvageétaitoriginal–lesnotesfraîchesdu thé vert contrastaient avec l’arômede noisette et de céréale du riz –,mais imbuvable.Elle jeta lecontenudela théièredansl’évier,puisouvrit laporteenverredel’armoireàvin,encastréeàcôtédufrigo. Visiblement, leur hôte était un amateur de bonnes bouteilles. Outre quelques pinots noirscaliforniens, il collectionnait les grands crus français. Grâce à son père, Alice avait de bonnesconnaissancesenœnologie.EllerepéraunChâteau-Margaux2000,unCheval-Blanc2006,unMontrose2005…Elleallaitouvrirlesaint-estèphelorsqu’elleseravisaenapercevantunbourgogne:unLaTâche1999dudomainedelaRomanée-Conti.Unebouteillehorsdeprixd’uncruqu’ellen’avaitjamaisgoûté.

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Elle repoussa tous lesmotifs rationnels pour nepas boire le nectar, ouvrit la bouteille et se servit ungrandverrequ’elleobservaavantdeleporteràsabouche.Bellerobegrenat,nezpuissantquipartaitsurdesnotesderose,debaiesrougesetdechocolat.

Plusqued’unetassedethé,c’estdeçaquej’aibesoin!Ellepritunegorgéedebourgogne,enappréciachaquenuancedefruitsrougesetd’épices.Levinlui

flattalepalaisetluiréchauffaleventre.Ellevidaleverreets’enresservitunautredanslafoulée.–SiMadameveutbiensedonnerlapeine,sonbainestprêt,annonçaGabrielavecemphaseduhaut

delamezzanine.–Jevoussersunverre?–Quoi!Vousavezouvertunebouteille?s’alarma-t-ilendescendantàtouteallurelesmarchesde

l’escalierencolimaçon.Ilregardalabouteilledecôte-de-nuitsetexplosadecolère.–Vousêtesvraimentinconsciente,madameSans-Gêne!Voussavezcombiencoûtecevin?–Ohçava,Keyne,gardezvosleçonsdesavoir-vivre!–Drôledefaçonderemerciermonamidesonhospitalité!insista-t-il.–Çava,jevousdis!Jelerembourserai,votrefoutuvin!–Avecquoi?Votresalairedeflic?–Parfaitement!Àpropos,voussavezsivotrecopainpossèdeunevoiture?–Kennyestpropriétaired’unevieillebagnole,ouais.Jecroisqu’ill’agagnéeaupoker.–Vousavezuneidéedel’endroitoùellesetrouve?–Aucune.Prisd’unesoudaine inspiration,Gabriel traversa le salonpour sepencherà l’unedes fenêtresqui

donnaient sur une cour recouverte de gravier. Une dizaine de voitures étaient garées autour d’un îlotcentralbétonné.Ilplissalesyeuxpourdistinguerlesdifférentsmodèles.

–C’estpeut-êtrecelle-ci,fit-ilendésignantuneShelbydecouleurblancherehausséededeuxbandesbleues.

–Ehbien,allezvérifier,demanda-t-elleenluilançantlesclés.Ilserebiffa.–Eh,arrêtezdemedonnerdesordres!Jenesuispasl’undevossous-fifres!–Dépêchez-vous,Keyne,onavraimentbesoind’unevoiture.–Etvous,allezprendrevotrebain,mavieille,vousavezvraimentbesoindevousdétendre!Ellehaussaleton.–Nevousavisezplusjamaisdem’appelermav…Elleneputmêmepasterminersaphrase:Keynevenaitdesortirenclaquantlaporte.

*

Àl’étage,lasalledebainsétaitaccoléeàune«masterbedroom»organiséedansl’espritd’unesuited’hôtel.Alices’assitsurlelitetouvritsasacocheentoile.Elles’emparadukitdetéléphonieetdéfitlacoquedeprotectionenplastique.L’ensemblecontenaituncellulaire,unchargeur,unéquipementmainslibresainsiqu’unmoded’emploi.Aufonddelaboîte,elletrouvaunecarteplastifiéeaveclenumérodesériedel’appareil.

Elle connecta le téléphone au courant. Une icône s’afficha sur l’écran, indiquant un crédit de dixminutes.Enappuyantsurleboutond’appel,ellebasculasurunnuméropréenregistré:celuid’uneboîtevocalequiluidemandad’entrerlenumérodesériedesonappareil.

Elles’exécuta.Lavoixmétalliquedurépondeurluidemandaensuitedetaperlecodedelazonedanslaquelleellecomptaitutiliserletéléphone.SesouvenantdecequeluiavaitditGabriel,ellecomposale212,lecodedeNewYork.Presqueinstantanément,onluiassignaunnumérodetéléphonequ’ellereçut

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parSMS.Unefoissonappareilactivé,elleenterminaleparamétrageenentrant lenumérodelacarteprépayée,cequiluioctroyaimmédiatementcentvingtminutesdecommunication.

ElleinaugurasoncréditenappelantSeymoursursonportable,maistombasursonrépondeur.–Rappelle-moisurcenumérodèsquetulepourras,Seymour.J’aivraimentbesoind’aide.Fais

vite,jet’enprie.

*

Alicepassaensuitedanslasalledebainsséparéedelachambreparunecloisonenpavésdeverre.La pièce était décorée dans un style rétro qui évoquait les années 1950 : sol à damier noir et blanc,baignoireenfontesurpiedsencuivre,lavaboàl’ancienne,robinetterievintageencéramique,meublesenboispeintmouluré.

Keyne avait tenu parole : sous un épais nuage demousse l’attendait un bain fumant parfumé à lalavande.

Queldrôledemec…Alicesedéshabilladevantungrandmiroirinclinableenferforgéetseglissadansl’eau.Lachaleur

augmenta son flux sanguin et réveilla tous les pores de sa peau. Ses muscles se relâchèrent, lesélancementsdouloureuxdanssesarticulationss’atténuèrent.Lajeunefemmerespiraitàpleinspoumons.Elle avait l’impression agréable d’être emportée par une onde brûlante et bienfaitrice, et pendantquelquessecondess’abandonnatotalementàlalangueurvoluptueusedubain.

Puisellebloquasarespirationetplongealatêtesousl’eau.L’alcoolquipassaitdanssonsanget la températuredubainlafaisaientflotterentresomnolenceet

engourdissement. Des pensées contradictoires traversaient son esprit. Sa perte demémoire la rendaitfébrile.Unefoisdeplus,Aliceessayadereconstituersasoiréedelaveille.Toujourscemêmetrounoirqui l’empêchait d’accéder à ses souvenirs. Au départ, les pièces du puzzle se mettaient en placefacilement:lesbars,lescocktails,lescopines,leparkingdel’avenueFranklin-Roosevelt.Puissontrajetjusqu’àsavoiture.L’éclairageartificielvertbleuâtredusouterrain.Ellesesentvaseuse,titube.Ellesevoitdistinctementouvrir laportièrede lapetiteAudiets’installerauvolant…Ilyaquelqu’unàcôtéd’elle!Elles’ensouvientàprésent.Unvisagequiémergedel’ombreparsurprise.Unhomme.Elletentedediscernersestraits,maisilsdisparaissentsousunbrouillarddenacre.

Soudain, le flotdesouvenirs remonteplus loindans le temps,portépar lecourantd’unfleuvequiprendsasourceaucœurdeladouleur.

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Jemesouviens…

Deuxansplustôt

Jemesouviens.Ouplutôt,j’imagine.21novembre2011.Unefind’après-midipluvieusedanslecabinetmédicaldemonmari.Saconsultationinterrompuepar

uncoupdetéléphone:

«DocteurPaulMalaury? Ici le servicedechirurgie thoraciquede l’Hôtel-Dieu.Votre femmevientd’êtreconduitecheznous.Elleestdansunétatgraveet…»

*

Paniqué,Paulattrapesonmanteau,bafouillequelquesmotsd’explicationàsasecrétaireetquittesoncabinetprécipitamment.IlrécupèresavieilleGiulietta,garéecommetouslesjoursàchevalsurunboutdetrottoirdevantlebâtimentdelaRégieimmobilièredelavilledeParis.Lapluiearéduitenbouillielacontraventionqu’ilrécoltequotidiennementpourstationnementgênant.Ilmetlecontact,faitletourdelaplacepourrejoindrelarueduBac.

La nuit est déjà tombée. C’est une sale journée d’automne qui vous fait détester Paris, enfermétastasé, pollué, surpeuplé, englué dans la bouillasse et la tristesse. Boulevard Saint-Germain, lesvoitures avancent au ralenti.Avec samanche,Paul essuie labuéequi s’accumule sur lepare-brisedel’AlfaRomeo.Avecsamanche,Paulessuieleslarmesquicoulentsursesjoues.

Alice,lebébé…Dites-moiquecen’estpasvrai.Depuisqu’ilaapprisqu’ilallaitdevenirpère,ilvitsursonnuage.Ils’estdéjàtellementprojetédans

l’avenir:lespremiersbiberons,lesbaladesaujardinduLuxembourg,leschâteauxdesablesurlaplage,lepremierjourd’école,lesterrainsdefootledimanchematin…Uneséried’instantanésquiestentraindesedissoudredanssonesprit.

Ilrepoussesespenséesmorbidesetessaiedegardersoncalme,maisl’émotionesttropforteetsoncorpsestsecouédesanglots.Lacolèresemêleàladouleur.Ilchialecommeungosse.Coincéàunfeu,ildonne un coup de poing rageur sur son volant.Dans sa tête résonnent encore les paroles de l’internedécrivantune réalitéeffroyable :«Jene vous cachepasque c’est grave, docteur : uneagressionàl’armeblanche,desplaiesaucouteaudansl’abdomen…»

Lefeupasseauvert.Ildémarreentrombeetdonneunbrusquecoupdevolantafind’emprunterlafiledesbus.Ilsedemandecommenttoutcelaapuarriver.Pourquoisonépouse,avecquiiladéjeunécemididans un petit troquet de la rue Guisarde, a été retrouvée poignardée dans un appartement sordide de

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l’Ouestparisienalorsqu’elleétaitcenséepasser l’après-midiavecunesage-femmepourpréparersonaccouchement?

Des images défilent de nouveau dans sa tête :Alice baignant dans unemare de sang, l’équipe duSamuquiarriveenurgence,lemédecintransporteurquidresselepremierconstat:«Patienteinstable,tensionsystoliqueà9,poulsfilantrapideà100/min,conjonctivesdécolorées.Onval’intuberetposerlesvoiesveineuses.»

Paul lance des appels de phares, double deux taxis et s’apprête à prendre à gauche. Sauf que leboulevardSaint-Michelestbloquéparlesflicsàcaused’unemanif.Ilcontractesamâchoiredetoutessesforces.

Bordel,maisc’estpasvrai!Il baisse sa fenêtre pour parler aux agents, cherche à forcer le passage, mais se heurte à leur

inflexibilitéetrepartnerveusementenlesinsultant.LecoupdeKlaxon furieuxd’unautobus le cueille alorsqu’il reprend leboulevardSaint-Germain

sansmettresonclignotant.Ilfautqu’ilsecalme.Qu’ilmobilisesonénergiepoursauversafemme.Qu’illuitrouveunmédecin

capabledefairedesmiracles.Ilsedemandes’ilconnaîtunconfrèreàl’Hôtel-Dieu.Pralavorio, peut-être ? Non, il bosse à Bichat. Jourdin ? Il est à Cochin, mais il a un carnet

d’adresseslongcommelebras.C’estluiqu’ilfautappeler.Ilcherchesontéléphonedanssonmanteauposésurlesiègepassager,maisl’appareilestintrouvable.La vieille Alfa file dans le corridor étroit de la rue des Bernardins et s’engage sur le pont de

l’Archevêché, la«passerelledesamoureux»,dont lesdeux rambardesgrillagées sont recouvertesdemilliersdecadenasquibrillentdanslanuit.

Paulplisselesyeux,allumeleplafonnieretfinitparrepérerleportablequiaglissésurleplancher.Ilgardeunemainsurlevolant,sebaissepourleramasser.Lorsqu’ilserelève,ilestéblouiparunphareetaperçoit,stupéfait,unemotoquifoncesurluialorsquelepontestàsensunique.Troptardpourfreiner.Pauldonneunbrusquecoupdevolantpouréviterlacollision.L’AlfaRoméoestdéportéesurladroite,ripecontreletrottoir,décolleetpercutedepleinfouetunlampadaire,avantd’alleréventrerlesgrillesmétalliquesdupont.

PaulestdéjàmortlorsquesavoiturebasculedanslaSeine.

*

JemesouviensQuecemêmejour,Le21novembre2011,Parorgueil,parvanité,paraveuglement,J’aituémonbébé.Etj’aituémonmari.

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12Freejazz

Lavieestunétatdeguerre.

SÉNÈQUE

Étouffée par l’eau du bain, la sonnerie du téléphone mit du temps à parvenir jusqu’au cerveaud’Alice.Lajeunefemmesortitdesonapnéeensursautant.Elles’emparad’uneservietteetsedrapadanslelingeenattrapantsoncellulaire.

–Schäfer,annonça-t-elleendécrochant.–Alice?C’estmoi.–Seymour,enfin!–Tuvasbien?–Çava,maisj’aibesoindetesinfospourprogresser.Tuastrouvéquelquechose?–J’aibienreçutonempreinte.Jolitravail.Jepensequelerésultatestexploitable.J’aimisSavignon

surlecoup.IlestentraindelepasserauFAED.Onauralesrésultatsdanslademi-heure.–OK.Tuasautrechose?Lescamérasdesurveillanceduparking?–J’aifaitunsautàFranklin-Rooseveltetj’aipuvisionnerleursbandes,maisonnevoitpasgrand-

chose.Tavoiturepénètredansleparcdestationnementà20h12etressortà0h17.–Onm’aperçoitsurlesimages?–Non,onnetedistinguepasvraiment…Lapoisse!–Est-cequej’étaisseuleaumomentdesortir?Est-cequec’estmoiquiconduisais?–Cen’estpascertain.Lacaméraafilmétaplaqued’immatriculation,maisl’habitacledelavoiture

estplongédanslapénombre.–Putain,c’estpasvrai!Tuasessayéderetravaillerlesimages?–Ouais,maisonnevoitrien.Leurmatosestminable.Etjepréfèret’avertirtoutdesuite,jen’airien

ducôtédesaéroports.Sansflagrantdélitoucommissionrogatoire,impossibled’accéderàleursbasesdedonnéesouàleursimages.CeseraitvraimentplussimplesionprévenaitTaillandier…

–Surtoutpas.Tuasinterrogémescopines?–Oui,touteslestrois.Tuavaisbeaucouppicolé,Alice.Ellessesontinquiétéespourtoi.Malikaet

Karineontproposédeteraccompagner,maistunevoulaisrienentendre…–Dis-moiquetuasautrechose,Seymour…–Oui,jet’aigardélemeilleurpourlafin.Tuesseule?–Oui,pourquoi?

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–C’est àproposde toncopain,GabrielKeyne…Castelli a faitdes recherches sur lui. Iln’existeaucunetrace,nullepart,d’unpianistedejazzquiporteraitcenom.

– Je n’ai pas dit que c’était Ray Charles ou Michel Legrand non plus. S’il a une audienceconfidentielle,c’estnormalque…

–Écoute,tuconnaisCastelli.C’estlemeilleurdocumentalistedelaCrim.S’ilyavaitquelquechose,ill’auraittrouvé,tulesais.Là,iln’yarien.Nada!IlexistedesdizainesdeGabrielKeyne,maisaucunmusiciendecenom,nisurInternet,nidanslemilieudesjazzmenamateurs.Etaccroche-toi,parcequecen’estpasleplusintéressant…

Seymourlaissasaphraseensuspenscommepourménagerseseffets.Accouche,bordel!–Tum’asbienditqu’ilprétendavoir jouésurlascèneduBrownSugarClubàDublinhiersoir?

demanda-t-il.–C’estcequ’ilm’adit.–Ehbien,c’estfaux.Castelliaappelélepatrondel’établissement:hiersoir,c’étaitsoiréesalsa,

mamboetcha-cha-chaauSugarClub.Lesseulsquisontmontéssurscènesontlesmembresd’ungrandorchestredemusiquecubainearrivéslematinmêmedeLaHavane.

Stupéfaite,Alice eut dumal à encaisser l’information.Dans sa tête, elle se surprit à chercher desexplications pour défendre Gabriel : peut-être se produisait-il sous un nom de scène ? Peut-êtreappartenait-ilàungroupe?Peut-être…

–Jenesaispasquiestvraimentce type,repritSeymour.Jecontinueàchercher,maisenattendantqu’onaitdécouvertsavéritableidentité,méfie-toidelui.

Elle raccrocha et resta immobilequelques secondes.Non, seshypothèsesne tenaient pas la route.Elles’étaitfaitroulerdanslafarinecommeunedébutante.Ellenes’étaitpasassezméfiéeetKeyneluiavaitmentidèsledébutdeleurrencontre.

Maispourquelleraison?Elleserhabillaenquatrièmevitesseetrassemblasesaffairesdanssonsac.Àprésent,ellesentaitla

peurs’emparerd’elle.Lecœurpalpitant,elledescenditl’escalier,armeaupoing.–Keyne?cria-t-elleenavançantdanslesalon.Ellerasalesmursetavançaàpasdeloupjusqu’àlacuisine,encrispantsamainautourdelacrosse.

Rien,leloftétaitvide.En évidence sur la table, près de la bouteille de vin, elle trouva un mot griffonné au dos d’une

enveloppe:

Alice,J’aitrouvélavoiture,maisleréservoirétaitpresqueàsec.Jesuispartifairelepleind’essence.Jevousattendsdanslebarànarguilédel’autrecôtédelarue.PS:J’espèrequevousaimezlespâtisseriesorientales.Gabriel

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13ShishaBar

En réalité, il existe deux sortes de vies (…) : celle que les genscroient que vous menez, et l’autre. Et c’est l’autre qui pose desproblèmes,etquenousdésironsardemmentvoir.

JamesSALTER

Alice déboula dans la rue. Elle avait remisé son flingue dans son holster et portait son sac enbandoulière. Le vent frais charriait des effluves d’épices, d’abricot et de sucre glace. Elle repéra laShelby garée devant le bar à chicha : carrosserie couleur crème, chromes miroitants, bandes bleuessportives,lignesagressives.Untigreendormiprêtàrugir.

Sursesgardes,lajeunefemmetraversalarueetpoussalaporteduNéfertiti.L’endroit était un savoureuxmélange d’influences arabes et occidentales, jouant d’une décoration

éclectique : ony trouvait pêle-mêle des tables basses, des grands fauteuils, des coussins brodés d’or,maiségalementunebibliothèquedébordantdelivres,unpianobastringue,unvieuxcomptoirenzincetenchênepatiné,unjeudefléchettesvenud’unpubanglais…

L’ambiance était agréable. Celle d’un début d’après-midi d’automne tranquille et ensoleillé. Desétudiants au look hipster, planqués derrière l’écran de leur ordinateur portable, cohabitaient en bonneintelligence avec les vieuxÉgyptiens etMaghrébins du quartier, qui refaisaient lemonde en tirant surleurspipesàeau.Lessaveurssucréesquiémanaientdelafuméedeschichassemêlaientàcellesduthéàlamenthe,contribuantàcréerunebulleolfactiveharmonieuseetenveloppante.

Assis à une table, Gabriel avait entamé une partie d’échecs avec un geek chevelu, vêtu d’unimprobablecolrouléjaunefluoenélasthanneetd’unedoudounesansmanchesviolacée.

–Keyne,ilfautqu’onparle.Lejeunejoueurd’échecslevalatêteetseplaignitd’unevoixfluette:–Enfin,madame,vousvoyezbienquenoussommesenpleine…–Toi,leFluokid,dégage!ordonna-t-elleenenvoyantvalserlespiècesdujeud’échecs.Avantqu’ilaitpuréagir,elleempoignal’étudiantparlespansdesavesteenduvetetlesoulevadesa

chaise.Legossepritpeur. Il s’empressaderamasser lespiècesqui jonchaient lesolets’éloignasansdemandersonreste.

– On dirait que votre bain ne vous a pas calmée, déplora Gabriel. Peut-être qu’une délicieusepâtisserie orientale y parviendra mieux. Il paraît que leurs beignets au miel et aux fruits secs sontdélicieux.Àmoinsquevousnepréfériezunrizaulait?Ouunetassedethé?

Ellepritcalmementplaceenfacedelui,biendécidéeàleconfronteràsescontradictions.–Voussavezcequimeferaitvraimentplaisir,Keyne?

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Ilhaussalesépaules,souriant.–Ditestoujours.Sic’estdansmescordes…–Enparlantdecordes,vousvoyezlepianodroitlà-bas,prèsducomptoir?Ilseretournaetuneombreinquiètepassasursonvisage.–Jeseraisheureusequevousmejouiezquelquechose,repritAlice.Aprèstout,cen’estpastousles

joursquej’ailachancedeprendrelethéavecunpianistedejazz!–Jenepensepasquecesoitunebonneidée.Çagêneralesclientset…–Allons, ne dites pas de bêtises, ils seront ravis au contraire. Tout lemonde aime écouter de la

musiqueentirantsursonnarguilé.Gabrielsedérobaunenouvellefois.–Lepianon’estsûrementpasaccordé.–C’estundétail,ça.Allez,Keyne,jouez-moiquelquesstandards:LesFeuillesmortes,BlueMonk,

AprilinParis…Oumieuxencore:AliceinWonderland!Une«spécialedédicace»:vousnepouvezpasmerefuserça!

Embarrassé,ilsetortillasursachaise.–Écoutez,jepenseque…–Etmoijepensequevousn’êtespaspluspianistedejazzquejenesuisbonnesœur!Gabrielsefrottalespaupièresetpoussaunlongsoupirderésignation.Commesoulagé,ilrenonçaà

nier.–D’accord,jevousaimenti,admit-il,maisuniquementsurcepointprécis.–Etjesuiscenséevouscroire,Keyne?Maispeut-êtreque«Keyne»n’estpasvotrevéritablenom?–Toutleresteestvrai,Alice!Jem’appelleGabrielKeyne,j’étaisàDublinhiersoiretjemesuis

réveillécematin,menottéàvous,sanscomprendrecequim’avaitamenélà.–Maispourquoim’avoirracontéuntelbobard?Ilpoussaunnouveausoupir,conscientquelesminutesquiallaientsuivreneseraientpasfaciles.–Parcequejesuiscommevous,Alice.Ellefronçalessourcils.–Commemoi?–Jesuisflicmoiaussi.

*

Unsilencepesants’installa.–Vousêtesquoi?demandaAliceauboutdeplusieurssecondes.–UnagentspécialduFBIaffectéaubureaurégionaldeBoston.–Vousvousfoutezdemoi,là?!explosa-t-elle.–Pasdutout.Et j’étaisbienàDublin,hiersoir,dansceclubdeTempleBarsituéenfacedemon

hôtel.J’yétaisalléboirequelquesverrespourmedétendreaprèsmajournéedetravail.–Etqu’est-cequevousfoutiezenIrlande?–J’avaisfaitlevoyagepourrencontrerundemescollèguesdelaGardaSiochana1.–Dansquelcadre?–Celuid’unecoopérationinternationalesuruneenquête.–Uneenquêtesurquoi?Gabrielpritunegorgéedethé,commepourralentirleflotdesquestionsetsedonnerdutemps.–Surunesériedecrimes,lâcha-t-ilenfin.–Suruntueurensérie?insistaAlicepourlepousserdanssesretranchements.–Peut-être,admit-ilendétournantlatête.

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Le téléphone de la jeune femme vibra dans la poche de sa veste. Elle regarda l’écran sur lequels’affichaitlenumérodeSeymour.Ellehésita.EmportéeparlesrévélationsdeKeyne,ellenevoulaitpasprendrelerisqued’interrompresesconfidences.

–Vousdevriezrépondre,conseillaGabriel.–Qu’est-cequeçapeutvousfoutre?–C’estvotrecopainflic,n’est-cepas?Vousn’êtespascurieusedesavoiràquiappartiennent les

empreintesrelevéessurlaseringue?Elleobtempéra.–Allô.–C’estmoi,Alice,réponditSeymourd’untimbretourmenté.–Tuaspassél’empreinteauFAEG?–Oùl’as-tutrouvée,Alice?–Suruneseringue.Jet’expliqueraiplustard.Elleamatché,ouiounon?–Oui,onaunrésultat,maisonestdanslamerde.–Pourquoi?–Lefichiernousindiquequel’empreinteappartiendraità…–Appartiendraitàqui,bordel?–ÀErikVaughn,répondit-ild’unevoixblanche.–ErikVaughn…L’informationcueillitAliceparsurprise,àlafaçond’unuppercut.–Oui,l’hommequiacherchéàtetueret…–JesaisquiestErikVaughn,putain!Ellefermalesyeux,sesentitvaciller,maisuneforcederappell’empêchadesombrer.–C’estimpossible,Seymour,trancha-t-elled’unevoixcalme.Unsoupirdel’autrecôtédelaligne.– Je sais que c’est difficile à croire,mais on a vérifié dix fois nos résultats. Il y a plusde trente

pointsdeconcordance.Cettefois,jesuisobligédeprévenirTaillandier.–Laisse-moiencorequelquesheures,s’ilteplaît.–Impossible,Alice.Désormais,toutcequitoucheàVaughnnousfaitentrerenterrainminé.Tunous

asdéjàmisdanslamerdeunefoisaveccetteaffaire.–C’esttrèsdélicatdetapartdemelerappeler.ElleregardalavieillehorlogepublicitairePepsiColaplacéederrièrelecomptoir.13h15,heuredeNewYork.–Ilest19h15àParis,c’estça?Laisse-moijusqu’àminuit.Silence.–Jet’enprie!–Cen’estpasraisonnable…–Etcreuseencoreducôtédel’empreinte.Jesuiscertainequecen’estpasVaughn.Nouveausoupir.–EtmoijesuiscertainqueVaughnestàNewYork,Alice.Qu’iltechercheetqu’iladécidédete

tuer.

1.LesforcesdepolicedelaRépubliqued’Irlande.

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14Twopeople

Lesmonstres existent vraiment, les fantômes aussi… Ils vivent ennous,etparfoisilsgagnent…

StephenKING

Definesparticulesmulticoloresdansaientdanslalumière.Les volets de bois des persiennes entrouvertes filtraient les rayons du soleil. Le bar à chicha

ronronnait.Desarômespuissantsd’orange,dedatteetdenoisetteflottaientdanslagrandesalleoùuneclientèleclairseméetiraitnonchalammentsurlenarguiléoucroquaitdescornesdegazelle.

Alice etGabriel se faisaient face en silence.Un jeune homme s’approcha de leur table pour leurservirdenouveauduthéàlamenthe.Unserviceàlamarocaine,enlevantlathéièreavecapplicationtrèshautau-dessusdesverrespourfaireseformeràlasurfaceunecollerettedemousse.

Les deux coudes posés sur la table,Gabriel croisa lesmains sous sonmenton. Son visage s’étaitdurci.L’heuredesexplicationsétaitvenue.

–L’empreintesurlaseringueappartientàErikVaughn,jemetrompe?–Commentconnaissez-voussonnom?–C’estluiquejetraquaisenIrlande.Aliceplantasonregarddanslesienetnelelâchaplusdesyeux.–PourquoienIrlande?–C’estunelonguehistoire.Ilyadixjours, l’antenneduFBIdeBostonaétéalertéepar lapolice

d’ÉtatduMaineàproposd’unmeurtreatypiquecommisdans lecomtédeCumberland.C’estmoiquel’onaenvoyésurlascènedecrimeavecmoncoéquipier,l’agentspécialThomasKrieg.

–Quiétaitlavictime?demandalaflic.–ElizabethHardy,trenteetunans,uneinfirmièretravaillantauSebagoCottageHospital.Retrouvée

assassinéechezelle,étranglée…–…avecunbasennylon,devinaAlice.Keyneconfirmad’unsignedetête.Le cœur d’Alice s’emballa,mais elle essaya de canaliser son émotion.C’était peut-être lamême

signature que celle de Vaughn, mais un mêmemodus operandi ne signifiait pas forcément un mêmecriminel.

–Après lemeurtre, continuaKeyne, on a consulté sans succès les bases de donnéesVicap. Je nedevrais pas vous le dire, mais nos hackers ont aussi la possibilité de s’introduire dans les bases dedonnéesdespoliceseuropéennes:leViclasallemand,leSalvacfrançais…

–Vousplaisantez,j’espère?

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–Nejouezpasleseffarouchées,àlaguerrecommeàlaguerre,éluda-t-il.Bref,c’estcommeçaquejesuistombésurlasériedemeurtresetd’agressionscommisparErikVaughnàParisdenovembre2010ànovembre2011.

–Etvousavezfaitlelien?– J’ai sollicité un rendez-vous pour en parler avec votre patronne, la directrice de la Brigade

criminelle.–MathildeTaillandier?–JedevaislarencontrerlasemaineprochaineàParis,maisd’abordjemesuisrenduenIrlande.La

consultationdesbasesdedonnéesinternationalesm’avaitsignaléunautremeurtreayanteulieuhuitmoisplustôtàDublin.

–Mêmetypedevictime,mêmesignature?–MaryMcCarthy,vingt-quatreans,uneétudiantede troisièmecycleauTrinityCollege.Retrouvée

étrangléedanssachambreuniversitaireavecuncollant.–Etvouspensezquec’estVaughn?–C’estévident,non?–Non.–OnaperdulatracedeVaughnàParislorsqu’ilvousaagressée.Depuis,c’estunfantôme.Lapolice

françaisen’apasavancéd’unpoucesurl’enquête.–Etalors?– Je vais vous dire ce que je pense.Vaughn est un tueur caméléon, capable de changer d’identité

lorsqu’ilsesentmenacé.Jepensequ’ilaquittéParisdepuisbellelurette,qu’ilafaitunehalteenIrlandeetqu’ilsetrouveàprésentauxÉtats-Unis.

– Tout ça parce que vous avez deux meurtres sur les bras avec des modes opératoires a priorisimilaires?

–Parfaitementsimilaires,corrigeaKeyne.–Enfin,Vaughnn’estpaslepremiertueuràétranglersesvictimesavecunbasennylon!– Ne jouez pas au con, Schäfer : Vaughn a tué toutes ces femmes avec les sous-vêtements de la

précédentevictime.C’estcelaquifaitlaspécificitédesasignature.Vouslesavezbien!–EtvotrevictimedeBoston,avecquoia-t-elleétéétranglée?–Uncollantroseetblanc.Exactementlemêmequeceluiportéparl’étudianteirlandaiselejourdesa

mort!–Vousvousenflammeztropvite.VotretueurenIrlandeouauxÉtats-Unisestunsimpleimitateur.Un

complice,unhommedepaille,unesorted’admirateurquireproduitsescrimesavecminutie.–Uncopycat,c’estça?Onenvoittouslessoirsdanslessériestélé,mais,enquinzeansdemétier,

jen’enaijamaiscroisé.Çan’existepasdanslaréalité.–Biensûrquesi!LeZodiacnew-yorkais,l’affaireHance…Illevalamainpourl’interrompre.–Descasvieuxdetrenteansqu’ontrouvedansdesmanuelsdecriminologie…Alicen’endémordait

pas.–JepensaisqueleFBIétaitunpeuplusrigoureux.Vousfonceztoujourstêtebaisséedanslespièges

quel’onvoustend?Gabriels’énerva.–Écoutez,jevoulaisvousménager,Alice,maissivousvoulezunepreuveirréfutable,j’enaiuneà

votredisposition.–Ahoui?–VoussavezqueltypedebasportaitlajeuneIrlandaise?–Dites-moi.

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–Unepairedecollantsdegrossesseendentelle,avecdesmotifsenserpentinbleu-vert.LapairequevousportiezilyadeuxanslorsqueVaughnafaillivoustuer.

Unsilence.Cetterévélationluiglaçal’échine.Lapolicen’avaitjamaisrévélécedétailàlapresse.Commentunimitateuraurait-ilpuconnaîtrelamarqueetl’apparencedesescollants?

Ellesemassalestempes.–Bon,OK,admettons.Quelleestvotrethèse?–JepensequeVaughnnousaréunispournousdéfier.Etlefaitdetrouverunedesesempreintesme

confortedanscetteanalyse.Vous,d’abord:laflicfrançaisequileconnaîtlemieuxpourl’avoirtraquéavecacharnement.Vous,dontilatuél’enfantànaître.Vous,avecvotrecolèreetvotrehaineenverslui.Moi, ensuite : l’agentduFBIchargéde l’enquêteetquia retrouvésa traceauxÉtats-Unis.Deux flicscontrelui.Deuxflicsdéterminésàavoirsapeau,maisdeuxflicsavecleursfaillesetleursdémons,quibasculenttoutàcoupdelapositionduchasseuràcelledelaproie.

Alice considéra cette possibilité avec unmélange d’effroi et d’excitation. Cette perspective avaitquelquechosed’effrayant.

–QueVaughnsoitounonderrièrecesmeurtres, ilaforcémentundiscipleouunhommedepaille,affirma-t-elle.Hiersoir,vousétiezàDublinetj’étaisàParis.D’unefaçonoud’uneautre,ilafallunousmettredansunavion,etcetypen’apasledond’ubiquité.

–Jevousl’accorde.Alice se tint la tête dans lesmains. L’affaire prenait une tournure inattendue qui, depuis quelques

heures,faisaitrejaillirdestraumatismesetdessouffrancescontrelesquelselleluttaitpiedàpieddepuisdesannées.

–Unechosemechiffonne,Keyne:pourquoiavez-vousattendutoutcetempspourmerévélervotreidentité?

–Parcequejemedevaisd’ensavoirplussurvous,survotreimplicationetvosmotivations.Surtout,j’avaisintérêtàrassemblersuffisammentd’informationspouréviterqueleBureaunemeretirel’enquête.Et puis, devous àmoi, je déteste par-dessus tout être humilié, et sur ce coup-là jeme suis fait avoircommeunbleu…

–Maispourquoiavez-vousinventécepersonnagedejazzman?–Çam’estvenucommeça,surlemoment.J’aitoujoursaimélejazzetKenny,monmeilleurami,est

biensaxophoniste.–Qu’est-cequevousproposezmaintenant?– D’abord, on passe au laboratoire d’hématologie médico-légale de l’Upper East Side pour y

déposer l’échantillon de sang présent sur votre chemisier. Le FBI travaille fréquemment avec cettestructure.Ilssontaffreusementchers,maisilsontunmatérieletdeséquipestrèsperformantes.Aveceux,onpourraavoirunprofilgénétiquedanslesdeuxheures.

–Bonneidée.Etensuite?–OnrentreàBostonenbagnole,onaccordenosviolons,onvavoirleFBIetonleurracontetoutce

quel’onsaitenpriantpourqu’ilsnemedessaisissentpasdel’enquête.ElleregardaGabrieletconstataquesaphysionomieavaitchangédepuisqu’ils’étaitdécouvert.Le

côté jovialdu jazzmanavait laissé laplaceà lagravitéduflic.Unregardplussombre,des traitsplusdurs,unvisagefigéparl’inquiétude.C’étaitcommes’ilsfaisaientconnaissanceunenouvellefois.

– Jevous suis, acquiesça-t-elle.Maisàunecondition :une fois àBoston, jeveuxêtreassociéeàl’enquête.

–Ça,cen’estpasdemonressort,vouslesavez.–Officiellementouofficieusement,onfaitéquipe :vousmedonnezvos infoset jevousdonne les

miennes. Sinon, nos chemins se séparent ici et adieu le morceau de chemisier. C’est à prendre ou àlaisser.

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Gabrielsortitunecigarettedupaquetentaméqu’ilavaitrécupérédanslaHonda.Ill’allumaetentiraquelquesboufféesnerveusespourselaisserletempsdelaréflexion.

Aliceleregardaitducoindel’œil.Àprésent,ellelereconnaissaitenfincommel’undessiens:unflicmonomaniaque,prêtàtoutpourconserveruneaffaire.Unflicquidevaitpasserunebonnepartiedeses nuits à semettre dans la tête des criminels pour appréhender leurs motivations. Un flic pour quiarrêterlesassassinsavaitquelquechosedesacré.

IlsortitlesclésdelaShelbyetlesposasurlatable.–C’estd’accord,onyva,acquiesça-t-ilenécrasantsacigarettedansunecoupelle.

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15Parabellum

Sivispacem,parabellumSituveuxlapaix,préparelaguerre.

VÉGÈCE

UnRubik’sCubedevingtmètresdehautposésurlecôtéestdelaCinquièmeAvenue.Coincé entre les bâtiments du Mount Sinai Hospital et le musée de la ville de New York, le

laboratoire d’hématologiemédico-légale occupait le dernier étage d’un bâtiment ultramoderne dont lafaçadecristalline–constituéedepanneauxdeverrecarrésmulticolores–rappelaitlecélèbrecasse-têtegéométriqueàtroisdimensions.

IlavaitfalluàGabrieletAlicemoinsd’unquartd’heurepourrejoindrelafrontièredel’UpperEastSideetdeSpanishHarlem.Parchance,ilsdébarquaientàl’heuredudéjeuneretdenombreusesplacesdeparking s’étaient libérées. Ils garèrent laShelbydans l’unedes rues qui bordaient l’immense enceintecomprenantl’hôpitaletlecampusdel’écoledemédecine.

–Vousm’attendezdanslavoiture,OK?–Vousrigolez?Pasquestion:jeviensavecvous.–D’accord,soupiraGabriel.Maisvousmelaissezparler.C’estmoiquimènel’enquête,compris?–Compris,chef,semoqua-t-elleenouvrantlaportière.Ilsortitàsontour.–Etonneperdpasdetemps,d’accord?lança-t-ilenregardantl’heureàl’horloged’unparcmètre.Alice hocha la tête en silence et le suivit dans le hall, puis dans l’ascenseur.À cemoment de la

journée,l’étagedulaboratoireétaitpresquevide.Derrièrelecomptoird’accueil,unehôtesseterminaitunesaladedecruditésdansunebarquetteenplastique.

GabrielseprésentaetdemandaàvoirÉlianePelletier,ladirectriceadjointedulabo.–Elleestfrançaise?s’étonnaAliceentiquantsurlaconsonancedunom.–Non,québécoise.Etjevouspréviens,elleestunpeuspéciale,confia-t-ilenhaussantunsourcil.–C’est-à-dire?–Jevouslaisselasurprise.ÉlianePelletierapparutimmédiatementauboutducouloir:–Gaby,mongrand,tuesvenumeprésentertafiancée?!luicria-t-elledeloin.C’étaitunepetite femmerobusteauxcheveuxgriscoupéscourt.Elleportaitdes lunettescarréeset

uneblouseblancheouvertesuruneampletuniquenoire.Rondetdoux,sonvisageévoquaitceluid’unepoupéerusse.

–Jesuisheureusequetusoisenfincasé,letaquina-t-elleenluidonnantuneaccolade.Ilsegardabiend’entrerdanssonjeu.

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–Éliane,jeteprésentelecapitaineSchäfer,delaBrigadecriminelledeParis.–Bonjour,majolie,lança-t-elleenétreignantAlice.MauditsFrançais,va!Ilslasuivirentdanssonbureau.–Nousavonspeudetemps,Éliane.Peux-tulanceruneanalyseADNàpartirdecetéchantillonde

sang?Nos labossontsurchargés.Alicesortitdesabesace lemorceaud’étoffedesonchemisieret letenditàlaQuébécoise.

– Je vais mettre l’un de mes biologistes sur le coup, promit-elle en s’emparant du sachet deprélèvement.Tucherchesquoi,exactement?

–Uneempreintegénétiqueexploitable.Tupeuxlefairerapidement?–Sixheures,çateva?proposa-t-elleenrajustantseslunettes.–Tuplaisantes?– Je peux utiliser des sondes miniatures et réduire ainsi le temps d’extraction de l’ADN et son

amplification,maisçatecoûterapluscher…–Faisaussivitequetupeux.Dèsquetuaslesrésultats,envoie-lesàThomasKriegenmêmetemps

quetafacture.J’aimeraisl’appelerpourleprévenir.Jepeuxutilisertaligne?–Faiscommechez toi,Gaby. Jememetsau travail toutdesuite.Elles’éclipsa, les laissant seuls

danslebureau.–Quelestlenumérodevotreportable?Siçanevousfaitrien,j’aimeraislecommuniqueràThomas

pourqu’ilpuissenousjoindrefacilement.Aliceacquiesçaetluigriffonnasesnouvellescoordonnéessurunpapillonautocollantquitraînaitsur

lebureau.PendantqueGabriel appelait soncoéquipier, elle sortitdans lecouloir.Elleactiva son téléphone,

composalenumérodesonpère,maistombadirectementsurl’annoncelapidairedesaboîtevocale.«AlainSchäfer.Pasdispopourl’instant.Laissezmessageaprèsbip»,demandaitunevoixbourrue

d’oursmalléché.–Papa,c’estAlice.Rappelle-moidèsquetupeux.C’esturgent.Trèsurgent.Elleraccrocha.RéfléchitquelquessecondespuissedécidaàrappelerSeymour.–C’estencoremoi.–Jemefaisaisdusouci,bonsang.TuasparléàKeyne?–Oui,ilprétendêtreunagentspécialduFBI,del’antennedeBoston.–Tuplaisantes?Cetypetemèneenbateau,Alice!–Tupeuxessayerdevérifier,maisjepensequecettefoisilditlavérité.Ilenquêtesurunmeurtrequi

présentedesressemblancesavecceuxd’ErikVaughn.–JepasseraiuncoupdefilàSharman,letypedeWashingtonqu’onavaitaidésurl’affairePetreus.–Merci,Seymour.Tuestoujoursaubureau?J’aiencoreunserviceàtedemander.Leflicparisienneputretenirunsoupir.–Alice,jenefaisqueçadepuiscematin!–Jevoudraisquetuprennestavoitureet…–Maintenant?C’estimpossible.J’aiduboulotjusqu’à23heures!Elleignorasesprotestations.–Prendsl’autoroutedel’Estjusqu’àMetzpuiscontinuejusqu’àSarreguemines.–Alice,ilyaaumoins350bornes!Ellepoursuivitsansl’écouter:– Ilyauneancienneusinesucrièredésaffectée,entreSarregueminesetSarrebourg. Jenesaispas

exactement où elle se trouve,mais demande àCastelli de la localiser : il ne doit pas y en avoir desmassesdanslarégion.

–Jet’aiditnon,Alice!–Emporteavectoiunetorche,unegrossepinceetdestubesfluo.Appelle-moilorsquetuseraslà-

bas.Jevoudraisquetuvérifiesquelquechose.

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–Çafaithuitheuresderoutealler-retour!–Jeneteledemanderaispassicen’étaitpasimportant.Fais-leaunomdenotreamitié!supplia-t-

elle.Iln’yaqu’àtoiquejepuissefaireconfiance,putain!Auboutdufil,Seymoursentitladétressedesonamieetcapitula.

–Dis-moiaumoinscequejesuiscensétrouver,soupira-t-il.–Uncadavre,jel’espère.

*

Laroute.Lavitesse.Lepaysagequidéfile.LegrondementbrutdumoteurV8.Dansl’autoradio,lavoixéternelled’OtisRedding.Unénormecompte-toursgrefféaucentredel’antiquetableaudebord.Etlesrefletsd’ambreetdemieldelachevelured’Alice.IlsavaientquittéManhattanà14heures, taillé laroutependantprèsdedeuxheures, traversantune

bonnepartieduConnecticut:d’abordl’Interstate95,quilongeaitlacôte,puisla91,quiremontaitverslenord. La circulation était fluide, l’autoroute ensoleillée, bordée tantôt de sapins, tantôt de ginkgos,d’ormesetdechênesblancs.

L’espritailleurs,ilsn’avaientpresquepasparlédetoutletrajet,perdusdansleurspensées.Chacunruminaitsesproprestourments.

LaShelbyGTfilaitcommeuneflèche.Auvolantdubolide,Gabriels’imaginaunbrefinstantdanslapeaud’unjeunehommedessixties,fierdesaMustang,quiemmenaitsagirlfriendvoirledernierSteveMcQueen en écoutant les tubes de Roy Orbison ou des Everly Brothers et redoutait la prochaineconscription,quil’enverraitpeut-êtreauVietnam.

IltournalatêteversAlice.Visageduretfermé,elleétaitplongéedanssaréflexion,lamaincrispéesur son téléphone,dans l’attented’unappel.Avec savestede treillis, sonvisageclair, sespommetteshauteset sescheveux tirésenarrière,elledégageaitunebeauté sauvage,presquemartiale.C’étaituneévidence : Alice Schäfer était en guerre. Mais, derrière la dureté de ses traits, on devinait parintermittencel’esquissed’uneautrefemme,plusdouceetpluspaisible.

Ilsedemandaalorscommentelleétaitavant.Avantledrame.Souriante,apaisée,heureuse?Aurait-ilputomberamoureuxd’unetellefemmes’ill’avaitcroiséedanslesruesdeParis?L’aurait-ilabordée?L’aurait-elleregardé?Ilsejouamentalementlascène,prenantplaisiràfairetraînercettedivagation.

Puis,dans l’autoradio,TheClash,U2etEminemremplacèrentOtisRedding.Lecharmeserompit.Goodbyelesannées1960etlesdigressionsromantiques.Retouràlaréalité.

Gabrielclignadesyeuxetbaissalavisièrepourseprotégerdelaluminosité.Nouveaucoupd’œildanslerétropouraccrocherleregardd’Aliceentrainderesserrersonchignon.–C’estlaroutequ’ilfautregarder,Keyne.–J’aimeraisquevousm’expliquiezquelquechose…Illaissasaphraseensuspens.Ellesoutintsonregarddanslemiroir.– Comment pouvez-vous être certaine que les empreintes sur la seringue ne sont pas celles de

Vaughn?Ellehaussalesépaules,agacée.–C’estunesupposition,jevousl’aidit.Pasunecertitude.–Nevousfoutezpasdemoi:alorsquetousnosindicesl’accusent,pasunefoisvousn’avezcruàla

présenced’ErikVaughnauxÉtats-Unis.J’aidesmilliersd’heuresd’interrogatoireaucompteur.Jesais

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quandquelqu’unmement,etc’estcequevousfaitesencemoment.Ellesedéfenditmollement.–Riennevouspermetde…– Je vous signale que c’estmoi le seul flic autorisé à enquêter sur cette affaire ! la coupa-t-il en

haussantleton.J’aiétérégloavecvous,jevousaidonnétoutesmesinformationsalorsqueriennem’yobligeait.

Ellesoupira.Ilpoursuivit:–Vousm’avezdemandédefaireéquipeavecmoietdeplaidervotrecauseauprèsdemahiérarchie

pour être associée à l’enquête. Très bien, j’accepte, même si pour ça je mets ma crédibilité dans labalance.Maissionestpartenaires,onsedittout,OK?Ellehochalatête.C’étaitlegenredediscoursqu’elleaimait.

–Doncjevousreposelaquestion,Alice:commentpouvez-vousêtrecertainequelesempreintessurlaseringuenesontpascellesdeVaughn?

Ellesemassalestempesetpritunelonguerespirationavantdeconfier:–ParcequeVaughnestmort,Keyne.Vaughnestmortdepuislongtemps.

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Jemesouviens…

Moinsdedeuxansplustôt

Jemesouviens.5décembre2011.Laclartéblafarded’unechambred’hôpital.Unsoleild’hiverquidéclineetpeineàperceràtraverslesstores.L’odeurécœurantedesantiseptiquesetdesplateaux-repas.L’enviedemourir.

*

Trois semaines se sont écouléesdepuismonagressionparErikVaughnet lamortdePaul. Je suisprostréesurmonlit,lesyeuxfixes,perdusdanslevague.Uneperfusiond’antibiotiquesestplantéedansmonavant-bras.Malgrélesantidouleur,lemoindremouvementmecisaillelebasduventre.Malgrélesanxiolytiquesetlesantidépresseurs,lamoindrepenséemedéchirelecœur.

Lorsque le Samum’a conduite à l’hôpital, j’avais déjà perdu beaucoup de sang.Onm’a fait uneéchographie abdominale pour confirmer lamort du bébé et établir un bilan des lésions.Les coups decouteauontperforélaparoidel’utérus,sectionnéuneartère,provoquédeslésionsdigestivesetatteintmonintestingrêle.

Jamaisjen’auraiseuplusbesoindePaulàmescôtésqu’àcetinstant-là.Unbesoinvitaldesentirsaprésence,depleurertoutenotrepeineensemble,soudésl’unàl’autre,etdeluidemanderpardon,pardon,pardon…

Onm’aannoncésamortjusteavantdem’ameneraubloc.Justeavantqu’onm’ouvrel’abdomenpourenextrairemonbébéassassiné.Lesderniersliensquimeretenaientàlaviesesontalorsrompus.J’aihurléderageetdedouleur, frappant lesmédecinsquiessayaientdemecalmer,avantdesombrersousl’effetdel’anesthésie.

*

Plustard,aprèsl’opération,unconnarddedocteurm’aditque,d’unecertainefaçon,j’avaiseu«dela chance ». Au terme de ma grossesse, le fœtus occupait tellement d’espace dans mon ventre qu’ilrepoussaitmesorganesversl’arrière.Monbébéadoncprisàmaplacelescoupsquiauraientdûm’êtrefatals.Monbébém’asauvélavie.

Etcetteidéem’estinsupportable.

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Onasuturé toutesmesplaies internes,enlevéunmorceaudemonintestin.Onm’amêmeditqu’onétaitparvenuàpréservermonutéruspouruneéventuelleprochainegrossesse.

Commesi,aprèsça,ilpouvaityavoirunjourunautreamour,uneautregrossesse,unautrebébé.

*

Mamèreaprisletrainpourvenirmevoir,maisn’estrestéequevingtminutes.Monfrèrem’alaisséunmessagesurmonrépondeur.Masœurs’estcontentéed’unSMS.Heureusement,Seymourpassedeuxfois par jour et fait ce qu’il peut pourme réconforter. Les gars du 36 défilent aussi,mais dans leurssilences,jedevineleurdéception,leurcolère:nonseulementjelesaidoublés,maisj’aifaitfoirerl’unedesenquêteslesplusimportantesqueleserviceaiteuàrésoudrecesdernièresannées.

Dufonddemonlit,jesurprendscesregardsquinetrompentpasetoùtransparaissentl’amertumeetlereproche.Jesaistrèsbiencequetoutlemondepense:qu’àcausedemoiErikVaughnesttoujoursenliberté.

Etque,sihorriblequesoitcequ’ilm’estarrivé,jenepeux,aufond,m’enprendrequ’àmoi-même.

*

Jenagedans lesvapeursmédicamenteusesdespilulesqueme fait avaler lepersonnel hospitalier.Anesthésier mon cerveau, insensibiliser mon cœur est la seule parade qu’ils ont trouvée pourm’empêcherdem’ouvrirlesveinesoudesauterparlafenêtre.

Malgrémon esprit engourdi, j’entends le grincement aigu de la porte qui s’ouvre sur la silhouettemassivedemonpère. Je tourne la têtepour le regarderavancer lentementversmon lit.AlainSchäferdans toute sa splendeur : crinière poivre et sel, traits tirés, barbede trois jours. Il porte son inusable«uniforme»deflic–untrois-quartsencuiravecunedoublureenfourrureouvertsurunpullàcolroulé,unjeanélimé,desbootsàboutscarrés.Àsonpoignet,unevieilleRolexDaytonaenacier–lamêmequecelledeBelmondodansPeursurlaville–,queluiaoffertemamèreunanavantmanaissance.

–Tutienslecoup,championne?demande-t-ilentirantunechaisepours’asseoiràcôtédemoi.Championne.Unsurnomquiremonteàl’enfance.Ilnem’aplusappeléecommeçadepuisaumoins

vingt-cinqans.Unsouvenirémerge:lorsqu’ilm’accompagnait,enfant,surlestournoisdetennisleweek-end.C’estvraiqu’onenagagnéensemble,descoupesetdestrophées,moisurlecourtet luidanslestribunes.Ilavaittoujourslebonmotaubonmoment.Leregardrassurantetlaparolejuste.L’amourdelavictoire,àn’importequelprix.

Monpèrevientmevoirtouslesjours.Leplussouventlesoir;ilresteavecmoijusqu’àcequejem’endorme.C’estleseulquimecomprenneunpeuetquinemejugepas.Leseulquimedéfende,parcequ’ilauraitsansdouteagidelamêmefaçon:accroàl’adrénaline,luiaussiauraitpristouslesrisques,luiaussiyseraitalléseul,armeaupoing,têtebaissée.

–Jesuispassévoirtamèreàl’hôtel,medit-ilenouvrantunporte-documentsencuir.Ellem’adonnéquelquechosequejeluiréclamaisdepuislongtemps.

Ilme tendunalbumphotoà la reliureen tissu fanéqu’ilvientdesortirdesaserviette. Je faisuneffortpourmeredresser,allumelalampeau-dessusdemonlitettournelespagesséparéespardupapiercristal.

L’albumdatede1975,l’annéedemanaissance.Surdespagescartonnées,desclichésfixésàl’aidedegommettesadhésivessurmontentdesannotationsaustylo-billequionttraverséletemps.

Les premières photos remontent au printemps 1975. J’y découvre mamère enceinte de six mois.J’avais oublié combien je lui ressemblais. Oublié aussi combien mes parents avaient pu s’aimer, au

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début. En feuilletant l’album, c’est toute une époque qui prend vie à travers les photos jaunies. J’yretrouve le petit studio qu’ils partageaient alors, rue Delambre, à Montparnasse. Le papier peintpsychédéliqueorangedu salonoù trôneun fauteuil en formed’œuf ;desétagèrescubes sur lesquellessontclassésdes33-toursdeDylan,deHendrixetdeBrassens;untéléphoneenBakélite;unposterdel’ASSaint-Étiennedelagrandeépoque.

Surchacundesclichés,monpèreetmamèreont lesourireauxlèvresetdébordentvisiblementdebonheur à l’idée de devenir parents. Ils avaient tout gardé, tout photographié du grand événement :l’analysedesangquiannonçaitmanaissance,lapremièreéchographie,lesidéesdeprénomsgriffonnéessurunblocsténoàspirale:EmmaouAlicepourunefille,JulienouAlexandrepourungarçon.

Jetourneunenouvellepage,etl’émotionmesaisitàlagorge.Lamaternitélejourdemanaissance.Unnourrissonquihurledanslesbrasdesonpère.Souslecliché,jereconnaisl’écrituredemamère:

«12juillet1975:voilànotrepetiteAlice!Elleestaussisagequesonpapaetsamaman!»Sur la page opposée, mon bracelet de naissance scotché ainsi qu’une autre photo prise quelques

heures plus tard. Cette fois, la « petiteAlice » dort paisiblement dans son berceau, entourée par sesparentsquiontdescernesnoirssouslesyeux,maisdesétoilesdansleregard.Etencorel’écrituredemamère:

« Une nouvelle vie s’offre à nous. De nouveaux sentiments bouleversent nos existences. Noussommesdevenusparents.»

Deslarmesamèresroulentsurmesjouesàl’évocationdesentimentsquejeneconnaîtraijamais.–Pourquoitumemontresça,putain?dis-jeenrepoussantl’albumsurlelit.Jeprendsconsciencequ’àsontourmonpèrealesyeuxhumides.–Lorsquetamèreaaccouché,c’estmoiquit’aidonnétonpremierbainettonpremierbiberon,me

confie-t-il.Ç’aétélemomentleplusémouvantdetoutemonexistence.Cejour-là,enteprenantpourlapremièrefoisdansmesbras,jet’aifaitunepromesse.

Ils’arrêtequelquessecondes,lavoixbriséeparl’émotion.–Quellepromesse?jedemande.–Lapromesseque,tantquejeseraisvivant, jenelaisseraisjamaispersonnetefairedumal.Jete

protégeraisquoiqu’ilarriveetquellesqu’ensoientlesconséquences.J’avalemasalive.–Ehbien,tuvois,ilnefautpasfairecegenredepromesses,parcequ’ellessontintenables.Ilsoupireetsemasselespaupièrespouressuyerleslarmesqu’ilnepeutretenir,puisilsortdesa

servietteunechemisecartonnée.–J’aifaitcequej’aipu.J’aifaitcequejedevaisfaire,explique-t-ilenmetendantlapochette.Avantdel’ouvrir,jel’interrogeduregard.C’estalorsqu’ilm’annonce:–Jel’airetrouvé,Alice.–Dequituparles?–J’airetrouvéErikVaughn.Je restebouchebée. Interdite.Moncerveau refused’enregistrer ceque jeviensd’entendre. Je lui

demandederépéter.–J’airetrouvéErikVaughn.Ilneteferaplusjamaisdemal.Uneondeglacéemeparalyse.Pendantquelquessecondes,nousnousdévisageonsensilence.–C’estimpossible!Depuisqu’ilestencavale,lamoitiédesflicsdeFranceestàsarecherche.Par

quelmiracletuauraispuleretrouverseul?–Peuimporte,j’ysuisarrivé.Jem’énerve.–Maistuasétérévoqué,tun’esplusflic.Tun’asplusd’équipe,plusde…

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–J’aigardédescontacts,explique-t-ilennemequittantpasdesyeux.Desgarsquimedoiventdesservices. Des gens qui connaissent d’autres gens et qui à leur tour en connaissent d’autres. Tu saiscommentçamarche.

–Non,justement.–J’aitoujoursdesindicsparmileschauffeursdetaxi.L’und’euxaprisenchargeErikVaughnprès

delaportedeSaint-Cloudlesoirmêmeoùilt’aattaquée.IlaabandonnésonMP3quandilacomprisqu’ilétaitidentifié.

Jesensmoncœursurlepointd’exploserdansmapoitrine.Monpèrecontinue:–Letaxil’aconduitenSeine-Saint-Denis,àAulnay-sous-Bois,dansunhôtelmiteuxprèsdelaplace

duGénéral-Leclerc.Ilmeprenddesmainsleporte-documentspourentirerplusieursphotographies,dugenredecelles

queprennentlesflicslorsd’uneplanque.–Alorsquetoutlemondelecroyaitàl’étranger,cetteorduresecachaitàmoinsdevingtminutesde

Paris.Ilyestrestécinqjourssousunnomd’emprunt,avecunecarted’identitéfalsifiée.Il limitaitsesdéplacementsmais,pourquitterlepays,ilcherchaitàseprocurerunfauxpasseport.Ledernierjour,vers23heures,ilestsortiprendrel’air.Ilétaitseul,longeantlesmurs,latêtebaissée,unecasquettevisséesurlecrâne.C’estlàquejeluisuistombédessus.

–Commeça,enpleinerue?–Lanuit,lecoinestdésert.Deuxcoupsdebarredeferdanslecouetdanslatête.Ilétaitdéjàmort

lorsquejel’aichargédanslecoffredemaRangeRover.J’essaiededéglutir,mais j’aiunebouledans lagorge. Jemecramponneà labarredesécuritéen

métalquibordelelit.–Et…qu’as-tufaitducorps?–J’airouléunebonnepartiedelanuitendirectiondelaLorraine.J’avaisrepérél’endroitparfait

pour me débarrasser de ce monstre : une ancienne sucrerie désaffectée entre Sarrebourg etSarreguemines.

Ilmetendd’autresclichésquim’évoquentundécordefilmd’épouvante,plantéaumilieudenullepart.Derrière lesgrillages,unesuccessiondebâtiments laissésà l’abandon.Desfenêtresmurées.Descheminées en brique rougemenaçant de s’effondrer.De gigantesques bacs enmétal àmoitié enfoncésdans la terre. Des tapis roulants déglingués. Des chariots immobilisés sur des rails envahis par desherbeshautes.Destractopellesfigéesdanslarouille.

Ilpointeundoigtsuruneimage.–Derrière lazonedestockage, ilyaunesériede troispuitsenpierre,construitscôteàcôte,qui

plongentdansuneciternesouterraine.LecorpsdeVaughnesten traindepourrirdansceluidumilieu.Jamaispersonneneletrouveraici.

Ilmemontreunedernièrephoto.L’imagedelamargelled’unpuitsceinturéed’unelourdegrille.– Cette vengeance nous appartient, affirme mon père en me serrant le haut du bras. Maintenant,

l’affaire va se tasser.D’abord parce qu’il n’y aura plus demeurtres. Ensuite, commeVaughn a de lafamilleenIrlandeetauxÉtats-Unis,onpenseraqu’ilestencavaleàl’étranger,voirequ’ils’estsuicidé.

Je soutiens son regard sans ciller. Je suis pétrifiée, incapable de prononcer la moindre parole,traverséedeviolentssentimentscontraires.

Àunepremièrevaguedesoulagementsuccèdeunesortederagesourde.Jeserrelespoingsjusqu’àm’enfoncerlesonglesdanslachair.Toutmoncorpssecontracte.Leslarmesaffluentetjesenslefeumemonterauxjoues.

Pourquoimonpèrem’a-t-ilprivéedecettevengeance,demavengeance?Après lamort demonmari et demonbébé, traquer et tuerErikVaughn était la seule raisonpour

laquellejepouvaisencorem’accrocheràlavie.

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Désormais,ilnemeresteplusrien.

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TroisièmepartieDesangetdefureur

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16Lapistedutueur

Leschosesterriblesetsanglantessontparfoislesplusbelles.

DonnaTARTT

Leskilomètresdéfilaient.Perdudanssespensées,grillantcigarettesurcigarette,Gabrielconduisaitlesyeuxrivésàlaroute.Un panneau de signalisation indiqua : Prochaine sortie Hartford, puis immédiatement un autre :

Boston105miles.Àcetteallure,ilsseraientdanslesbureauxduFBIdansmoinsdedeuxheures.Le front collé à la vitre, Alice tentait de remettre de l’ordre dans ses idées. À la lumière des

dernières révélations, elle classait les informations, regroupant les éléments et les données dans dessortesdedossiersimaginairesqu’ellerangeaitensuitedanslesdifférentscompartimentsdesoncerveau.

Unechoselachiffonnait.LesparolesdeSeymouràproposdescamérasdesurveillanceduparking:elles ont filmé ta plaque d’immatriculation, mais l’habitacle de la voiture est plongé dans lapénombre.

Ellemouraitd’enviedevoircesimageselle-même.Toujourscebesoindetoutcontrôler.Devérifiertouslesdétails.Mais comment faire ? Rappeler Seymour ? Inutile. Il l’avait bien prévenue : j’ai fait un saut à

Franklin-Rooseveltetj’aipuvisionnerleursbandes,maisonnevoitpasgrand-chose.Seymouravaitregardélefilm,maisnel’avaitpasensapossession.Logique.Enl’absencedecommissionrogatoire,iln’avaitpaspulefairesaisir.Ils’étaitrenduauparkingetavaitdûnégocierâprementavecletypedelasécuritépourlevisionnersurplace.

Mentalement, elle fit défiler son réseau de relations. Elle décrocha son téléphone et composa lenumérodeportableducommissaireMaréchal,quidirigeaitlasous-directionrégionaledelaPolicedestransports.

–SalutFranck,c’estSchäfer.–Alice?Tuesoù,là?C’estunnuméroàrallongequis’estaffiché.–ÀNewYork.–LaCrimt’apayélevoyage?–Unelonguehistoire,jet’expliquerai…–Ouais,j’aicompris.Toujoursàenquêterenfranc-tireur.Tunechangerasjamais!–Non,c’estvrai,etc’estd’ailleurspourçaquejet’appelle.–Alice,ilest10heuresdusoir!Jesuisàlamaison,là…Qu’est-cequetuveux?

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– Les images d’une caméra de surveillance. Parking Vinci de l’avenue Franklin-Roosevelt. JerecherchetoutcequetupourraistrouversuruneAudiTTgrisnacré…

–Eh,jet’arrêtetoutdesuite,c’estunparkingprivé!Ilrepritaprèsunsilence:–Qu’est-cequetuveuxquejefasse?–Ceque tusais trèsbienfaire.TuconnaisdesmecschezVinciPark : tunégocies, tumenaces, tu

cajoles.Tuasdequoinoterlenumérodelaplaque?–Jenesuispas…–Tutesouvienslorsquej’aiserrétongaminquandjetravaillaisauxStups?T’étaisbiencontentque

jeluiévitelataule,n’est-cepas?Tuveuxquejeterappellecombiendecameilavaitsurlui?–Putain,çafaitpresquedixans,Schäfer!Jenevaispast’êtreredevableàvie!?–Jecroisquesi,enfait.Onenprendpourperpète:c’estlarèglequandonadesenfants,non?Bon,

tulenotes,cenumérodeplaque?Maréchalsoupiraensignederésignation.–Dèsquetuaslesimages, tumelesbalancessurmonmailperso,OK?Etnetraînepas: j’enai

besoindèscesoir.Satisfaite,Alice raccrocha,puis,devant le regard interrogateurdeGabriel, résuma la teneurde sa

conversation.L’agentduFBIvouluts’allumerunenouvellecigarette,maissonpaquetétaitvide.–Toujoursaucunenouvelledevotrepère?Alicesecoualatête.Gabrielinsista:–C’estluiquidétientlapremièreclédumystère,pourtant.S’ilvousaditlavéritéetqu’ilavraiment

tuéVaughn,alorsonsetromped’assassin.–Vouscroyezquejenelesaispas?Gabrielfroissalepaquetdeclopesdanslecendrier.–Jenecomprendspasquelauraitétésonintérêtàvousmentir.Alicehaussalesépaules.–Peut-êtrea-t-ilvoulum’aideràtournerlapageaprèsmonaccident.Ileutunemouedubitative.–Delààinventertoutecettehistoire?–Onvoitbienquevousneconnaissezpasmonpère.–Non,effectivement.Elle regardaà travers lavitre lesglissièresde l’autoroutequidéfilaient àunevitesse stupéfiante,

créantuncorridord’acieretdebéton.–Ilalesdéfautsdesesqualités,expliqua-t-elle.Commeilmeconnaîtbien,ilsedoutaitquej’aurais

étéprête à toutpourmevenger et tuerVaughndemespropresmains. Il n’estpas impossiblequ’il aitcherchéàm’éviterdefaireuneconnerie.

–Toutdemême,vousnevoulezpasessayerdelerappeler?–Çanesertàrien,s’ilavaiteumonmessageilm’auraitcontactée.–Allez,underniercoupdefiletjevouslaissetranquille,tenta-t-ilavecunsourire.Résignée,Alicebranchasonappareilsurhaut-parleuretrecomposalenuméro.«AlainSchäfer.Pasdispopourl’instant.Laissezmessageaprèsbip.»–C’estétrangequ’ilnevousrappellepas,non?–Monpèren’estpaslegenredemecàscruter l’écrandesonportabletouteslescinqminutes.En

plus,depuisqu’ilestàlaretraiteils’estprisdepassionpourlaspéléologie.Àl’heurequ’ilest, ilsetrouve peut-être avec ses potes du Club des anciens de la PJ dans un gouffre, en Isère ou dans lesPyrénées.

–Onn’apasdebol…marmonnaGabriel.Alice venait à peine de raccrocher lorsque la sonnerie du portable retentit dans l’habitacle. Elle

décrochadanslafouléeetdemandaenfrançais:–Papa?–Well,I’mafraidnot.I’mThomasKrieg.Gabrielgavemeyournumber.MayI…Ellemitlehaut-parleurettenditsontéléphoneàKeyne.Surpris,Gabriels’emparaducombiné.

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–Thomas?– Salut, Gab. Éliane Pelletierm’a transmis les résultats de l’analyse ADN du sang trouvé sur le

chemisier.J’airentrélesdonnéesdansleCodis1,etdevinequoi?Onaunvainqueur!Les deux flics échangèrent un regard. Ils sentirent tous les deux leur cœur accélérer dans leur

poitrine.AlicedésignaàGabrielunpanneauautoroutier.–Thomas,ilyauneaired’autoroutedansdeuxkilomètres.Onsegareetjeterappelle.

*

Le Grill 91 était un long bâtiment rectangulaire un peu vieillot, aux volumes imposants et d’unehauteur sous plafond spectaculaire, comme on en trouvait dans les années 1970. Même si ses baiesvitréesnedonnaientpassurlePacifique(maissurleparkingd’uneairedereposdel’Interstate91),saforme géométrique et sa transparence rappelaient davantage les grandes villas californiennes que lesbicoquesauxtoitsàdeuxversantsdeNouvelle-Angleterre.

Ornée du sloganMiles away from ordinary, l’horloge murale, aux couleurs d’une célèbre bièremexicaine,indiquait16h12.Unjolisoleild’automnesedéversaitsurunesallequasimentvide.Derrièrelecomptoir,uneserveuserêvassaitenécoutantlesaxophonedeStanGetz.

AliceetGabriels’étaientinstallésàunetableaufonddelasalle,leplusloinpossibledelacaisseetde la buvette. Ils avaient posé le téléphone portable au milieu de la table en mode haut-parleur etécoutaientreligieusement lavoixgraveetcuivréedeThomasKriegentrainde leurbrosserunétrangeportrait.

–Lesangprésentsur lechemisierappartientàuncertainCalebDunn,quaranteetunans, fichéauCodispourdélitsmineurs,arrêtéilyahuitansenCaliforniepourtraficdestupéfiantsetrébellioncontrelesforcesdel’ordre.IlafaitsixmoisdeprisonàSalinasValley,puisils’estrangé,adéménagésurlacôteEstoùilatrouvéunemploi.Ils’esttenutranquillejusqu’àprésent.

Aliceprenaitdesnotesàlavoléesurunnapperonenpapier.Gabrieldemanda:–C’estquoi,sonjob?–VeilleurdenuitdansunemaisonderetraiteàConcord,dansleNewHampshire.–Ilsengagentdesreprisdejustice,maintenant,danslesmaisonsderetraite?!s’étonnaGabriel.–Toutlemondeadroitàunenouvellechance,non?Alicetrituraitlecapuchondustylopublicitairequeluiavaitprêtélaserveuse.–Vousavezl’adressedesondomicile?–Oui,réponditKrieg.UnebaraqueàLincoln,aumilieudesWhiteMountains.Qu’est-cequetuveux

qu’onfasse,Gab?–Pasgrand-chosepourl’instant.Creuseletrucdetoncôté.Onenreparletoutàl’heure.Onseraà

Bostondansdeuxheures.–Ilfaudram’enapprendreplus,entoutcas.LepatrontecroittoujoursenIrlande…–Neluidisrienpourl’instant.Jem’expliqueraiavecluitoutàl’heure.Aufait,tuasunephotode

Dunn?–Jetel’envoieparmail.–Impossible,letéléphonedatedelapréhistoire.Gabrieljetauncoupd’œilausetdetablesurlequelfiguraientlescoordonnéesdurestaurant.–Balance-la-moiparfax.–Parfax?Letrucqu’onutilisaitavantInternet?–C’estça,fous-toidemoi.JesuisauGrill91,unroutierdela91,auniveaudeHartford.Jetedonne

leurnuméro.Envoielaphotoetajoutel’adressedelamaisonderetraiteainsiquecelledelapiaulede

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Dunn.Gabrieldicta les coordonnéeset raccrocha.Lesdeux flics se regardèrent en silence.Leurenquête

n’allaitnullepart.Tropdepistes.Tropd’interrogations.Troppeudefilspourrelierdesélémentssansrapportévident.Gabrielrompitlesilence:

–Onn’estpasplusavancés,bonDieu!Qu’est-cequelesangdeceveilleurdenuitfoutaitsurvotrechemisier?

–Vouspensezquejeluiaitirédessus?–Cen’estpasàexclure.Vousm’avezditvous-mêmequ’ilmanquaituneballedanslechargeurdu

Glock.Aliceluijetaunregardnoir.–Ahoui?Etpourquelmotif,hein?C’estlapremièrefoisquej’entendsparlerdecetype!Illevasesdeuxmainspourcalmerlejeu.–OK,vousavezraison,jen’ensaisrien.Ilfitcraquersesdoigtsavantdedécider.– Je vais acheter des clopes. Il y a une sorte de supérette dans la station-service. Je vous prends

quelquechose?Ellesecoualatêteetleregardas’éloigner.De nouveau, Alice ressentit une brûlure lui enflammer le creux de l’estomac et remonter dans

l’œsophage.Elleselevaetmarchajusqu’aucomptoirpourprévenirlaserveusequ’unfaxallaitarriveràleurintention.

–Vousvoussentezbien,madame?–Oui,oui.Quelquesbrûluresgastriques.Çavapasser.–Oh,mamèreensouffreaussi!Vousvoulezquejevousprépareunsmoothieàlapapaye?C’esttrès

efficace!C’étaitunepetiteBarbieblondeavecunlégercheveusurlalangue.Soncostumedecheerleaderlui

donnaitl’airdesortirdufilmGreaseoud’unépisodedeGlee.– D’accord pour le jus de papaye, merci beaucoup, dit-elle en s’installant sur un tabouret. Vous

n’auriezpasunecartedelarégion,parhasard?–Desclientsenoublientparfoissurlestables.Jevaisvoirsij’entrouveunedanslebureau.–C’esttrèsaimableàvous.Moinsdedeuxminutesplus tard,Barbieétaitde retouravecunecartede laNouvelle-Angleterre.

Aliceladépliasurlecomptoir.C’étaitunebonnevieilleMichelind’avantleGPS,d’avantl’addictionauxsmartphonesetàInternet,d’avantcetteépoquedefousoùleshommesavaientabdiquépourdeveniresclavesdelatechnologie.

–Jepeuxécriredessus?–Oui,elleestàvous:cadeaudelamaison.Etvoicivotresmoothie.Alice la remerciad’unsourire.Elleaimaitcette fille :gentille,simple,attachante.Quelâgeavait-

elle:dix-huitans?dix-neufanstoutauplus?Aliceavaittrente-huitans.Vingtansdeplusqu’elle.Lasentence tomba, imparable : elle aurait pu être samère.Une constatationqui revenait de plus enplussouventcesdernierstempslorsqu’ellecroisaitdejeunesadultes.Ellesetrouvaitdansunnoman’slandétrange:cetteimpressiond’avoirtoujoursvingtansdanssatêteetd’entraînerledoubledanssoncorps.

Saletédetempsquipasse.Leseulmaîtredeceuxquin’ontpasdemaître…commeditunproverbearabe.

Ellechassacespenséesetseconcentrasurlacarte.Pourserepérer,elleavaittoujourseubesoindevisualiser leschoses.À l’aidedesonstylo,elleentouradifférentsendroits.NewYorkd’abord,qu’ilsavaientquittédeuxheuresauparavant,etBoston,oùsetrouvaitl’antenneduFBI.Actuellement,ilsétaientarrêtésàHartford,exactementàmi-cheminentre lesdeuxvilles.Nouveaucoupdecrayon:Kriegleur

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avaitditqueDunntravaillaitdansunemaisonderetraiteàConcord.C’étaitbeaucoupplusaunord,dansle New Hampshire, à au moins 250 kilomètres. Krieg avait également précisé que Dunn habitait àLincoln.Ellemitpresqueuneminuteàrepérerl’endroitsurlacarte.Unbledcoincéentredeuxmassifsmontagneux.

–Tuconnais?demanda-t-elleàsanouvellecopine.–Ouais,ilyaunestationdeskiàcôté:LoonMountain.Avecmoncopain,onyestdéjàallés.–C’estcomment?–Plutôtsinistre,surtoutenhiver.Etcen’estpaslaporteàcôté.Laflichochalatête.Ilfaisait tellementchauddanslasallequ’elleretirasonpullàcolroulépour

resterentee-shirt.Unpaquetdecigarettesàlamain,GabrielrentradanslerestaurantetrejoignitAlicesuruntabouret.–Jevoussersquelquechose,monsieur?–Vousn’avezpasd’expresso?–Non,désolée.–UnPerrier,peut-être?–Nonplus.Alices’agaça.–Faitesuneffort,Keyne.–OK,mettez-moiunregularcoffee.Pendant que la jeune serveuse lui préparait son café, Gabriel la détailla des pieds à la tête,

s’attardantsansvergognesurlapartielapluscharnuedesonanatomie.–Nevousgênezpassurtout!s’exaspéraAlice.Illevalesyeuxauciel.Ellecontinua:–Vousêtesvraimentunmeccommelesautres,soupira-t-elle.–Jen’aijamaisprétendulecontraire,fit-ilensortantunecigarettedesonpaquetetenselacoinçant

derrièrel’oreille.Aliceavaitpréparésaréplique,maisellen’eutpasl’occasiondelaluiservir.–Jecroisquevotrefaxvientd’arriver,lançaBarbieavantdes’éclipserquelquessecondesdansle

bureau.Lorsqu’ellerevintauprèsd’eux,elletenaitdeuxpagesimpriméesqu’elleavaitprislesoind’agrafer.Lesdeuxflicsdécouvrirentensemblelaphotod’identitéjudiciairedeCalebDunn.–Entreçaetrien…,lâchaAlice,déçue.Defait,leclichéanthropométrique,ennoiretblanc,augrainépais,nedonnaitpasgrand-chose.Dunn

yapparaissaitcommeunhommecommun:brun,detaillemoyenne,unvisagesanstraitsdistinctifsetuneallurepasse-partout.MonsieurTout-le-monde.JohnDoe.

–C’estvraiqu’onn’yvoitquedalle,admitGabriel.Çapourraitêtren’importequi.Le flic surmonta sa déception. Il tourna la page et découvrit les adresses queThomasKrieg avait

ajoutéesàlamain:celledelamaisonderetraiteetcelledelabicoquedeDunn.–Çanevoussemblepasétrange,cettehistoiredemaisonderetraitequiemploieunreprisdejustice

commegardien?Alice ne répondit pas. Ses yeux restaient scotchés à la photo, essayant de pénétrer le « mystère

Dunn».Gabrielpritunegorgéedesoncaféetréprimaunegrimacededégoût.–Vousmepassezvotretéléphone?Ilfautquejevérifiequelquechose.Il composa le numéro des renseignements pour êtremis en relation avec le St Joseph’sCenter, la

maison de retraite dans laquelle officiaitDunn. Il déclina son identité à l’hôtesse d’accueil – « agentspécialKeyne, FBI » – et demanda à parler au directeur de l’établissement. Comme ils en avaient àprésentl’habitude,Gabrielbasculasurhaut-parleurpourfaireprofiterAlicedelaconversation.

–JuliusMason.C’estmoiquiail’honneurdedirigercetétablissement.Quepuis-jepourvous?

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GabrielprétextauneenquêtederoutinepourdemanderdesinformationssurDunn.–J’espèrequ’iln’estrienarrivéàCaleb,s’inquiétaMason.–A-t-ilassurésonservicehiersoir?Ledirecteurmanquades’étrangler.–Maisenfin,CalebDunnnetravaillepluscheznousdepuispresquedeuxans!–Vraiment?Je…jen’étaispasaucourant.Gabrielpeinaitàgarderunecontenance.Aliceneputs’empêcherdesourire :mêmeleFBIn’était

pas capable de tenir ses fiches à jour. La lenteur et les complexités administratives n’étaient pasréservéesàlaFrance.

Vexé,Gabrielrepritd’untonfermesoninterrogatoire:–Saviez-vousqueDunnavaituncasierlorsquevousl’avezengagé?–Uncasier?Allons,ilavenduquelquesbarrettesdeshitetditsesquatrevéritésàl’abrutideflic

quil’aarrêté.Labelleaffaire!Toutçaneméritaitpaslaprison.–C’estvotreavis.–Oui,etjelepartage.Nouveausourired’Alice.Letypen’étaitpascommodeàinterroger.–Lorsqu’iltravaillaitpourvous,Dunnn’ajamaiseuuncomportementétrangeouinapproprié?Rien

nevousasemblébizarre?–Non,aucontraire:Calebétaitquelqu’undetrèssérieux,detrèsserviable.Notrepersonneletnos

pensionnairesnetarissaientpasd’élogessurlui.–Danscecas,pourquoivousenêtreséparé?Masonsoupira.– Le conseil d’administration a souhaité réduire les coûts de fonctionnement. Pour grappiller

quelquesdollarsd’économie,nousfaisonsdésormaisappelàunesociétédegardiennageexterne.C’estmoinscher,maisbeaucoupplusimpersonnel.

–Voussavezs’ilaretrouvédutravail?–Biensûr,ettrèsrapidementd’ailleurs.C’estmoi-mêmequil’airecommandéàunhôpitalduMaine

quicherchaitungardiendenuitsérieux.–Vousavezlenomdecethôpital?– Pour que vous puissiezmettre à jour vos foutues fiches et continuer à enquiquiner les honnêtes

citoyens?–MonsieurMason,s’ilvousplaît…–Ils’agitduSebagoCottageHospital,danslecomtédeCumberland.Les deux flics échangèrent un regard stupéfait. Lamême tension parcourut leur corps. Le Sebago

Cottage Hospital était l’établissement dans lequel travaillait Elizabeth Hardy, l’infirmière retrouvéeassassinéechezelledixjoursplustôt.

*

Flicsdespiedsàlatête.Flicsjusqu’auboutdesongles.Flicsjusqu’auplusprofonddeleurêtre.Ilsn’avaientpaseuàdiscuterlongtempspourtomberd’accord.Ilsn’allaientpasperdredetempsà

Boston.Ilsallaient la joueràdeux,enfrancs-tireurs : roulervers lenordjusqu’àLincolnet interrogereux-mêmesceCalebDunn.

–Jesuispasséàcôtédecetypedansmonenquête,reconnutGabriel.ElizabethHardyaététuéechezelle,danssamaisonprèsd’Augusta.Elleavaitdésactivélesystèmed’alarme,cequinousaconduitsàpenserqu’elleconnaissaitsonagresseur.J’ai interrogébeaucoupdepersonnesdanssonenvironnement

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direct.Sesamis,sescollèguesdetravail.Jemesuisrendumoi-mêmeauSebagoCottage,maislenomdecegarsn’estjamaisapparusurmestablettes.Cen’étaitpasunprochedeHardy,j’ensuiscertain.

–Encombiendetempspeut-onêtrechezlui?Ilregardaattentivementleplan,reconstituantavecsondoigtletrajetjusqu’àLincoln.–Jediraisquatreheures.Unpeumoinsennerespectantpasleslimitationsdevitesse.–Tantqueça?–Jusqu’àBradford,onpeutrestersurl’autoroute,maisensuiteonseraobligésdes’enfoncerdansles

montagnes.Labagnoleroulebien,maisellen’estpasdetoutepremièrejeunesse;ilyacevoyantd’huilequim’inquièteetj’aijetéunœilàlarouedesecours:elleestàplat.Avantdeselancer,ilfaudraitqu’onfasseunehaltechezungaragiste.

Barbie,quin’avaitpasperduunemiettedeleurconversation,s’écria:–Moncousinestgaragiste!Jepeuxl’appelersivousvoulez?Gabriellevaunsourcil.–Oùpeut-onletrouver?–ÀGreenfield,renseigna-t-elleenpointantlapetitevillesurlacarte.Ilregardaleplan.C’étaitàmoinsd’uneheurederoute.–Ilsauras’occuperd’unevieilleMustang?–Leplussimple,c’estdevoirçaaveclui,intervintAlice.Appelez-le!LeflicacquiesçaetBarbieseprécipitasursontéléphone.Alorsqu’Aliceluidécochaitunclind’œilcomplice,unnouveaujetbrûlantfusadanssonœsophage.

D’uneviolencepeucommune.Commesidel’acideétaitentraindeluirongerlamuqueusedel’estomac.Lorsqu’ellesentit l’irruptiond’ungoûtmétalliquedanssabouche,elledescenditdesontabouretet

migraverslestoilettes.

*

Monroyaumepourdeuxcomprimésd’Inexium!Secouéeparunhaut-le-cœur,Alices’étaitpenchéeau-dessusdelacuvette.L’œsophageenfeu,elle

sefrictionnaauniveaudel’estomacsansparveniràcalmerlabrûlure.Pourquoiladouleurétait-ellesiaiguë?Lestress?L’excitationdel’enquête?Lafatigue?

Elle continua sonmassage pendant une bonneminute puis se releva et se lava lesmains dans lelavabo.Elleévitasonrefletdanslemiroir:pasenviedecroisersesyeuxcernésnisestraitscreusésparl’épuisement. Elle se passa de l’eau glacée sur le visage et ferma un instant les paupières. Pourquois’était-elleréveilléecematinavecsonchemisiertachédusangdeceCalebDunn?Etquiétaitvraimentcet homme ?Un disciple deVaughn qui aurait utilisé lemêmemode opératoire pour assassiner cetteinfirmière?

Vaughnlui-même?Non, elle refusait pour l’instant d’envisager cette éventualité. Son père avait tous les défauts du

monde,maisellenevoulaitpascroirequ’ilaitpumontercemensongedetoutespièces.Troptordu.Tropdangereux. Trop risqué. En France, depuis deux ans, les meilleurs flics avaient traqué Vaughn sansrelâcheetsanssuccès.

C’estbienlapreuvequeletueurensérieestmort,essaya-t-elledesepersuader.CommeSeymourallaitbientôt leconfirmer,soncadavrecroupissaitaufonddupuitsd’unbâtiment

sinistreetdésaffectédansuntrouperdudel’estdelaFrance…Del’eauavaitdégoulinéjusquesursapoitrine.Elleattrapadeuxserviettesenpapierdansledistributeurets’essuyalecouetlanaissancedesseins.

Elleressentitunegêneetbaissalesyeux.

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Etc’estalorsqu’ellel’aperçut.

*

Un corps étranger, implanté sous sa peau, quatre ou cinq centimètres au-dessous de sa clavicule.Aliceappuyasurlachairplusfranchementpourfaireressortirl’objet.

C’étaitunimplantdelaformed’unegrossecarteSIM:unrectangled’unoudeuxcentimètrescarrés,dontlesbordsarrondisapparaissaientnettementlorsqu’elletendaitsonépiderme.

Soncœurseretournaetpulsadanssestempes.Putain,quim’amiscetrucsouslapeau?s’alarma-t-elle.Instinctivement,ellecherchalestracesd’uneopérationrécente.Devantlemiroir,elleretirasontee-

shirt,auscultaetpalpachaqueparcelledesoncorps:sapoitrine,sonthorax,sesaisselles.Aucunetraced’uneincisionrécente.Paslamoindrecicatrice.Une poussée de sueur lui tapissa le front. Parmi les questions qui bombardaient son esprit, deux

interrogationsémergeaient.Depuisquandportait-ellecetruc?Etsurtout:quelsétaientseseffets?

1.LabaseCodis:labanquededonnéesutiliséeparleFBIrépertoriantleprofilgénétiquedepersonnescondamnéespourdescrimesoudesdélits.

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17Lesrusesdudiable

Ledestinnouspoursuitcommeundémentarméd’unrasoir.

AndreïTARKOVSKI

LaShelbyquittal’autoroute,s’engageadansunrond-pointetpritlapremièresortieverslaville.ÀlafrontièreduMassachusettsetduNewHampshire,Greenfieldétaitunebourgadefigéedans le

temps.Surdeuxkilomètres,laMainStreetconcentraitl’hôteldeville,lebureaudeposte,letribunaletune grande église blanche au clocher pointu. S’y trouvaient aussi la bibliothèque publique, un vieuxcinéma à l’enseigne constellée d’une myriade d’ampoules, des cafés, des restaurants et des petitscommercestraditionnels.Surchaquebâtimentflottaientlesbannièresétoiléesdudrapeauaméricain.DesStarsandStripesquiclaquaientfièrementauventdanslesoleildel’après-midi.

–Arrêtez-moilà,demandaAliceenrajustantlalanièredesonholster.–Ici?MaisBarbienousaditquelegaragedesoncousinétaitàlasortiedelaville.–J’aiunecourseàfaire,Keyne.Ilsoupira.–Jecroyaisqu’onarrêtaitlescachotteries…–Jenevaispasmetourner lespoucespendantqu’onnousréparelavoiture!Jevaisfaireunsaut

dansuncybercafé.Ilfautquejevérifiequelquechose.–Quoi?seméfia-t-il.–JeveuxconsulterdevieuxarticlesdejournauxsurVaughn.Jevousexpliquerai…Lavoitures’arrêtaàunfeurouge.Gabrielsortitsonpaquetdecigarettes.–Iln’yapasdecybercafédanscebled.–Jevaistrouver,Keyne.Ilselaissaquelquessecondesderéflexion.–OK,jevousdéposeparlà,maisvouslaissezleflinguedanslavoiture.Cetteperspectiven’enchantaitguèrelajeunefemme,maisellen’avaitpasletempsdeparlementer.

Lefeupassaauvert.ElleouvritlaboîteàgantsetyenfonçaleGlockprotégéparleholster.–Jevousretrouveaugarage,lança-t-elleenouvrantlaportière.Elletraversalarue,rejoignitletrottoiropposéetmarchajusqu’auCityHall.Devantlebâtiment,elle

repéra un plan de la ville placardé sous un auvent de bois. Elle scruta la carte et trouva ce qu’ellecherchait:l’adressed’uncentremédicalsurSecondStreet.

L’avantage,aveclespetitesvilles,c’estquetouteslesinfrastructuressontregroupéesdanslemêmepérimètre. Alice n’eut qu’à parcourir quelques centaines de mètres pour arriver devant un bâtimentflambant neuf à la façade résolument moderne. Une vague ondulée verticale, bleu métallique, quidétonnaitdansl’architectureclassiquedelaville.

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Elle passa les portes coulissantes automatiques pour pénétrer dans le hall de la bâtisse où étaitaffichéeunesériedepanneauxd’information.Enlesparcourant,elleconstataqueleMedicalCenterétaitune structure polyvalente regroupant un large éventail de consultations : médecins généralistes,spécialistes,laboratoired’analyse,imageriemédicale…

Aliceseprésentaàl’accueil,affirmantqu’ellevenaitpoureffectueruneradiographiethoracique.Onluidemandasaconfirmationderendez-vous,sonordonnanceetsonnumérodesécuritésociale.Commeellenepossédaitriendetoutça,ellelivralepremierbobardquiluipassaparlatête,prétendantêtreunetouristefrançaisesouffrantd’insuffisancecardiaquequisouhaitaitpasseruneradiographiederoutine.Lasecrétaire lui jeta unœil sceptique, puis consulta les plannings et lui proposa un rendez-vous pour lelendemain.

–C’estassezurgent,insistaAlice.J’aimeraisbienvoirlemédecinradiologuepourluiexpliquermoncas.Bienentendu,jepaieraitouslesfrais.

–Jevaisvoir,ditlasecrétaireendécrochantsontéléphone.Elleparlementadeuxminutesavecunedesescollèguespuisraccrochaavantd’annoncer:

– J’ai eu la secrétaire du docteurMitchell. Il viendra vous voir entre deuxpatients. Puis-je avoirvotrepièced’identité?

–Malheureusement,j’ailaissémonsacàmaindanslavoiture.Maismonmarivavenirmerejoindreetil…

–Bon,montezvite.Lasalled’attentederadiologiesesitueauquatrième.ElleactionnaunboutonpourouvrirunportillondesécuritéenPlexiglasquidonnaitaccèsauxétages.Ascenseur.Nouveaucomitéd’accueil.Couloir.Salled’attente.Lapièceétaitparéedecouleursclairesetdouces.Mursblancs,revêtementausolenPVC,banquettes

et chauffeuses en hêtre et en tissu. Une vieille dame, courbée par le poids des années, patientait entournantlespagesd’unerevuepeople.Devantelle,occupantlaplusgrandepartied’uncanapé,unjeunehommebâticommeunearmoireàglace,lajambedansleplâtreetl’œiltuméfié,jouaitsursatablette.

Alices’assitàsescôtésetengagealaconversation:–Accidentdevoiture?–Footballaméricain,réponditl’étudiantenlevantlesyeuxdesonécran.Lesgarsd’Albanynem’ont

pasfaitdecadeausamedidernier.Belle gueule, sourireUltra Bright, regard de cristal un peu suffisant. Il devait faire fantasmer les

filles.Etcertainsgarçons.–TatabletteestconnectéeàInternet,n’est-cepas?–Exact.Alicenetournapasautourdupot.–Çatediraitdegagnercinquantedollarsfacilement?Illevaunsourcil.–Ditestoujours.Ellesortitunbilletdesapoche.–Tumelaprêtescinqminutesettuempocheslesdollars.Facile…–Jemarchepourcentdollars.–Vatefairefoutre.–OK,vousfâchezpas!capitula-t-ilentendantsoniPad.La flic s’empara de la tablette, ferma l’application et ouvrit le navigateur pour se connecter

successivement aux sites Internet de Libération, duMonde et duFigaro. Si étrange que cela puisseparaître,AliceneconnaissaitpaslevisagedeVaughn.Lorsdesonagression,letueurétaitcasqué.C’estcettedernièreimagequ’elleavaitgardéeàtoutjamaisfigéedanssonesprit.Uncasquenoirdeprédateurauxlignestranchantesetauxarêtesvives;unevisièreteintéederefletsmétalliques,unextracteurd’airetunementonnièreaérodynamique,commeunsourireterrifiant.

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Plustard,lorsdesathérapie,Aliceavaitconvenuaveclapsychiatrequilasuivaitqu’ilneservaitàrienderetourneràl’infinilecouteaudanslaplaieencompulsantlesarticlesdepressequiévoquaientl’affaire.Maiscequelapsyignorait,c’estqu’Aliceétaitàl’époquepersuadéequeVaughnétaitmort.

Cequin’étaitpluslecasaujourd’hui.Ellelançasarequêteettrouvaplusieursphotosdutueurpubliéesparlapressedanslessemainesqui

avaient suivi l’affaire.Unedizainede clichés différents sur lesquelsErikVaughn apparaissait plus oumoinsdistinctement.Unhommedetrente-cinqans,brun,auphysiqueplutôtagréable,maispasse-partout.

LeplustroublantétaitcettedifficultéàétablirunportraitdéfinitifdeVaughnàpartirdesdifférentesimages.Alicepensaàcesacteurscaméléonsqu’elleconfondaitparfoisd’unrôleà l’autre,d’unfilmàl’autre, tant ils étaient capables de semétamorphoser :Hugh Jackman,ChristianBale,Kevin Spacey,JohnCusak…

ElletiradesapochelefaxaveclaphotodeCalebDunnetlacomparaauxclichés.VaughnetDunnétaient-ilslamêmepersonne?Çanesautaitpasauxyeux,maisonnepouvaitpasl’exclure.

Alice savait que,denos jours, avec la chirurgie esthétique, lespossibilitésdemodifierunvisageétaientpresqueinfinies.Certainsdesescollèguesavaientrécemmentétéconfrontésàdescriminelsayanteu recours à ces techniquesdemétamorphosephysique : rhinoplastie, insertionde fils crantésdans ledermepourredessinerl’ovaleduvisage,otoplastiepourcorrigerlesdéformationsdesoreilles,injectiond’acide hyaluronique pour rehausser les pommettes, chirurgie dentaire pour se payer un nouveausourire…

Tandisqu’ellerestituaitlatabletteàsonpropriétaire,ellesentitsontéléphonevibrerdanssapoche.Seymour.L’hommequipouvaitmettrefinaucauchemar.

*

–Tuarrivesàl’usine?demanda-t-ellesanspréambule.–Pasencore,jeviensàpeinedequitterSarreguemines,c’étaitl’enferpoursortirdeParis,etCastelli

amisdutempsàlocaliserl’anciennesucrerie.–C’estoù?–L’endroitestconnusouslenomd’impassedeKästelsheim.J’aientrél’adressesurmonGPS,mais

rienn’estsorti;lesystèmedegéolocalisationneconnaîtpas.Net’inquiètepas,jevaisfinirpartrouver.Leproblème,c’estcetteputaindepluie.Ilcaille,ilflotteetonn’yvoitpasàtroismètres.

Enarrière-fond,Aliceentendaitlebruitpuissantdesessuie-glacesetlesjinglesdel’autoradio:«LemultiplexedeLigue1,c’estsurRTL!»

–Jet’appellepourautrechose,repritSeymour.J’aidûmettreSavignonetCastelliauparfum.Jenepeuxpasleurdemanderdetravaillerhorscadresansleurdirelavérité.Ilspassentlanuitaubureaupourdémêlertouteslespistesquipourraientnousêtreutiles.

–Tulesremercierasdemapart.– Justement, Savignon vient dem’appeler à propos du numéro de série duGlock 22 que tum’as

donnécematin.Elleavalasasalive.Cettepisteluiétaittotalementsortiedel’esprit.–Oui,celuiquej’airetrouvédansmonblouson.Alors?–J’aiimmédiatementinterrogélefichierdesarmesvolées,maisellen’yfiguraitpas.Enrevanche,

lorsque j’ai parlé deVaughn à Savignon, il a tout de suite tilté. Il y a deux ans, après ton agression,lorsqu’onaperquisitionnél’appartementdutueur,onamislamainsurunearmeàfeu.

–Et?– Savignon a vérifié les papiers de la procédure : c’était un Glock 22 et le numéro de série

correspond.

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–Attends,c’estimpossible.Ceflingueestsousscelléset…–Savignonapasséuneheuredanslasalledesscellés.Leflingueestintrouvable.Putain…Lecauchemarcontinuait.–Ilfautquetumediseslavérité,Alice:est-cequec’esttoiquiasprisceflingue?–Seymour!Commentpeux-tumeposercettequestion?–Parcequ’onestvraimentdanslamerde,là.–C’estquandmêmepaslapremièrefoisqu’onadesproblèmesaveclaconservationdespiècesà

conviction!Tutesouviens,ilyaunan,cegardienquiseservaitdanslasalleetquirevendaitdesarmesetdelacame?C’estpeut-êtreluiquiafaitlecoup.

–Mouais…–Etmêmesij’avaisvolécettearme,commentaurais-jepul’introduiresurlesolaméricain,passer

lescontrôlesdesécuritéetd’immigration?Elleentenditsoncoéquipiersoupirer.–Jenedemandequ’àtecroire,Alice,maisilfautvraimenttirercettehistoireauclair.Ellesentitqu’ilneluidisaitpastout.–Tuasautrechose?–Oui,ettunevaspasaimer.C’estàproposdetavoiture.–Tul’aslocalisée?– Oui, à la fourrière de Charléty. Savignon s’est renseigné : les agents de la Préfecture l’ont

remorquéecettenuitdepuisl’îledelaCité.–Où,exactement?Seymourpritunelonguerespiration.–OnaretrouvétonAudià4heuresdumatin,enpleinmilieudupontdel’Archevêché.Exactementà

l’endroitoùPaulaeusonaccident.Sousl’effetdelasurprise,lajeunefemmefaillitlâcherletéléphone.Àcetinstant,laportedelasalled’attentes’ouvritetungéantenblouseblanchepassalatêtedans

l’embrasure.–MmeAliceSchäfer?demanda-t-ilàlacantonade.

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18Uppercut

Omneignotumproterribili.Toutdangerinconnuestterrible.

Locutionlatine

LeDrOliverMitchell était ungrandgaillard au crâne rasé et aux sourcils fournis qui dessinaientdeuxaccentscirconflexesserejoignantau-dessusdesonnez.Malgrésastatureimposanteetunepilositéinsolite, il ressemblait à un étudiant à peine sorti de la fac : un visage rond et poupin éclairé par unsourireenfantin,unjeanetdesbasketsusés,untee-shirtàl’effigiedesRamonesquisortaitdesablouse.

– Jen’ai pasbien compris cettehistoired’insuffisance cardiaque, annonça-t-il en la faisant entrerdanslasallederadiologie.

Alicedécidadejouerfrancjeu.–C’étaitunmensongepourarriverjusqu’àvous.–Rienqueça!Original…etculotté.Vousêtesfrançaise,n’est-cepas?devina-t-ilenreconnaissant

l’accent.–Oui,jesuiscapitaineàlaBrigadecriminelledeParis.Sonvisages’éclaira.–Vraiment?Le36,quaidesOrfèvres?CommeJulesMaigret?Aliceouvritdesyeuxronds.Ladiscussionprenaitun tour inattendu :parquelmiracle lehérosde

Simenondébarquait-ildansuneconversationavecunradiologuefandepunkrock,danslecentremédicaldeGreenfield,Massachusetts?

–MafemmefaitundoctoratdelittératurefrançaiseàHarvard,expliqualeradiologue.SonmémoireportesurParisdanslesromansdeGeorgesSimenon.

–Ceciexpliquecela…–Noussommesalléssurplacel’étédernier.Ah,lequaidesOrfèvres,laplaceDauphine,lacuisse

decanardconfiteetlespommessarladaisesduCaveauduPalais…Pincez-moi,jesuisentrainderêver!…Alicedécidadetireravantagedelasituation.–Sivotrefemmelesouhaite,jepourraivousfairevisiterle36,laprochainefoisquevousviendrez

enFrance.–C’esttrèsgentil,elle…–Enattendant, ilfautabsolumentquevousm’aidiez, lecoupa-t-elleenretirantsavestedetreillis,

son pull et son tee-shirt. En soutien-gorge, elle s’approcha du radiologue pour lui montrer l’implantrectangulairesoussapeau.

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–Qu’est-cequec’estqueça?demanda-t-ilenfronçantsesépaissourcils.–C’estjustementcequej’aimeraissavoir.Ilsefrictionnalesmainsavecunesolutionantibactérienneetexaminalehautdelapoitrined’Alice,

faisantressortir,parpressiondelapeau,lepetitrectangleauxbordsarrondis.–Çavousfaitmal?–Pasvraiment.–Ondiraitunesortedepacemakerminiature.Vousavezdesproblèmescardiaques?–Non.Jenesaismêmepasquim’aimplantécetruc,nidepuiscombiendetempsilestenmoi.Sanss’étonneruninstantdelasituation,lemédecindésignal’appareilderadiographieàgauchedela

salle.–Onvafaireunclichéduthoraxpouryvoirplusclair.Aliceacquiesçaetsuivitlesindicationsdumédecin:ellesemittorsenuetseplaçadebout,faceàla

plaquedecapture.–Collez-vousunpeuplus.Gonflezlespoumons,bloquezlarespiration.Voilà.Enmoinsdedeuxsecondes,letubeplacéderrièreelledéclenchasaprojectionmuettederayonsX.–Respireznormalement.Parsécurité,onvafaireuneimagedeprofil.Ilrépétal’opération,puisinvitaAliceàlesuivredansunesalleattenante.Mitchells’installaderrière

la console de visualisation, alluma un écran, effectua quelques réglages de contraste et lançal’impression.

–Çaseralong?demanda-t-elle.–Non,ledéveloppementestimmédiat.Une grosse machine cubique et compacte se mit en branle et délivra les deux clichés. Mitchell

s’emparadesradiosetlesclipsasurlatablelumineusemuraledontilfitvarierlaluminosité.–Jen’aijamaisvuça!siffla-t-ilendésignantunetacheblancherectangulaire.–C’estunepuce?hasardaAlice.–Jenevoispastrèsbiendequeltype,réponditleradiologueensegrattantlecrâne.–JepensaisàunepuceRFID1,dit laflic,dumêmetypequecellesqu’onutilisepourlesanimaux.

J’aisuiviuneconférencelà-dessusl’andernierdanslecadredemonboulot:ilparaîtqu’enAmériqueduSudcertainespersonnesfortunéess’enfontimplanterpourqu’onpuisseleslocaliserrapidementencasd’enlèvement.

–L’arméelefaitaussideplusenplussouventsurlesmilitairesenvoyésaufront,enchaînaMitchellsansquitterlaradiodesyeux.Lapucestocketouteslesdonnéesrelativesàleursanté.Encasd’accident,on peut avoir accès à leur dossiermédical d’un simple coup de scanner. C’est une procédure qui sebanalise,maiscetypedepuceestbeaucouppluspetite:pasplusgrandequ’ungrainderiz.Lavôtreestdetailletropimportante.

–Quoi,alors?Leradiologuerassemblasesconnaissances.– Ces dernières années, dans les revues médicales, de nombreuses publications évoquaient des

recherchespourmettreaupointdespucesélectroniquescapablesdedélivrerautomatiquementdesdosesrégulières demédicaments, ce qui serait très utile dans certaines pathologies. Ça existe déjà dans letraitementdel’ostéoporose,maissic’était lecasici, l’implantsetrouveraitauniveaudelahancheet,pourlecoup,seraitbeaucoupplusvolumineux.

–Donc?s’impatientaAlice.–Jemaintiensmonidéedemini-pacemaker.–Jen’aipasdeproblèmescardiaques,jevousl’aidéjàdit!s’énerva-t-elle.Le médecin retourna derrière son écran pour effectuer un agrandissement de la zone, lança

l’imprimante,puisépinglalenouveauclichésurlenégatoscope.

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–Laformedevotreimplantn’estpasacadémique,maisjesuisàpeuprèscertainqu’ilestentitane,affirma-t-il.

Aliceapprochasonvisagedelaradiographie.–Bon,admettonsqu’ils’agissed’unpacemaker.J’aiuncollèguequienporteun,ildoitpassertous

lesseptanssurlebillardpourchangerlabatterie…– Oui, c’est une opération qu’il faut réaliser tous les six à dix ans. La plus grande partie des

pacemakersestd’ailleurséquipéedepilesaulithium.Alicedésignalecliché.–Commentfairetenirdespilesouunebatteriedansunsipetitespace?L’airpensif,leradiologueémitunehypothèse.–Levôtren’asansdoutepasdebatterie.–Commentfonctionnel’appareil,alors?–Peut-êtregrâce àun systèmed’autogénération : un capteurpiézoélectriquequi transformerait les

mouvementsdevotrecagethoraciqueenélectricité.Çafaitpartiedespistesexploréesactuellementpourminiaturiserlesstimulateurscardiaques.

Mitchellpritunerègleenplastiquequitraînaitsurlaconsoleets’enservitpourpointerunezonedelaradiographie.

–Vousvoyezceboutlégèrementarrondiquiressembleàuneencoche?Alicehochalatête.–Jepensequec’estunconnecteurquisertàrelierlepacemakeràvotrecœuràtraversunesonde.–Etlasonde,elleestoù?demandalaflic.–Nullepart,justement,c’estçaquiestétrange.–Donc,l’appareilestreliéàquoi?–Àrien,admitlemédecin.Danscetteconfiguration,ilnepeutpasenvoyerd’impulsionsélectriques.Dubitative,Alicedemanda:–Vouspouvezmeleretirer?–Undemes collèguespourrait peut-être le faire,mais ça nécessite uneopération et des analyses

complémentaires.Lecerveaud’Alicefonctionnaitàcentàl’heure.–Unedernièrechose : j’aivérifiéet jen’aipas lamoindrecicatricesur lapoitrine, lecououles

aisselles.Commenta-t-onpum’implanterçasanslaisserlamoindretrace?Mitchellsepinçalalèvre.–Soitc’estenvousdepuislongtemps…–Impossible.Jem’enseraisaperçue,lecoupa-t-elle.–Soitonvousl’aimplantéenpassantparunautreendroit.Souslesyeuxstupéfaitsduradiologue,Alicedébouclasaceinture,enlevasesbottinesetretirason

pantalon.Elleexaminaseschevilles,sesjambes,sesgenoux…Quand,enhautdesacuissegauche,ellerepéraunpansementtransparent,soncœursemitàpalpiter.Elledécollal’adhésifpourydécouvrirunediscrèteincision.

–C’estparlàqu’onvousl’aimplanté,devinalemédecinens’approchantdelacicatrice.L’implantestsipetitqu’onapulefaireremonterviauncathéter.

Perplexe, Alice se rhabilla. Cette enquête n’était plus seulement déconcertante, effrayante ousurréaliste,elledevenaitfranchementdémente.

–Pourrésumer,jeportedoncunpacemakersansbatterie,sanssondeetquinestimuleaucundemesorganes,résuma-t-elle.

–C’estincompréhensible,j’enconviens,s’excusaMitchell.–Maisàquoisert-il,danscecas?

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–C’estbienlaquestionquejemepose,concédaleradiologue.

1.Radio-FrequencyIdentification:radio-identification.

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19Ducôtédesvivants

QueversuncœurbriséNulautrenesedirigeSanslehautprivilègeD’avoirlui-mêmeaussisouffert

EmilyDICKINSON

Lesoirtombaitdoucement.En attendant la nuit, le soleil déversait ses derniers rayons avec la flamboyance d’un artificier

ménageantseseffetspyrotechniques.Laforêtprenaitfeu.Aupremierplan,letourbillondeflammesvivesdes érables, des frênes et desbouleaux, les refletsd’ordesmélèzes, le feudes tilleuls.Puis le lustremordorédeshêtres,lesangnoirdessumacsetdeschênesrougesd’Amérique,lebrasillementcramoisidessorbiers.Plusloin,lamuraillevertedessapinssurplombéeparlamasseminéraleetanguleusedelaroche.

ÀGreenfield,Gabriel avait fait le plein d’essence, réglé le niveau d’huile et trouvé une nouvellerouedesecours.LorsqueAlicel’avaitrejointaugarage,elleluiavaitfaitpartdesdernièresinformationsdeSeymoursur l’origineduGlocket sur sonAudi,que l’onavait retrouvéeaupontde l’Archevêché.D’instinct,elleavaitdécidédenepasluiparlerducorpsétrangerimplantésoussapeau.Ellepréféraitattendred’yvoirplusclairavantdeluifairepartdecettenouvelledonnéeinvraisemblable.

Ils avaient repris la route, mais au niveau de Brattleboro, un camion-citerne rempli de carburants’étaitrenversésurlachaussée.L’essences’étaitrépanduepartout,obligeantlespompiersetlapoliceàfermerl’Interstate91etàmettreenplaceunpérimètredesécuritépourévitertoutrisqued’incendie.

Contraintedequitterlesgrandesvoiesdecirculationauprofitdesroutessecondaires,laShelbyavaitralentisonallure.Si,audépart,lesdeuxflicsavaientpestécontrececoupdusort,ilss’étaientpeuàpeulaisséalanguirparlaquiétudedeslieuxqu’ilstraversaient.Ilss’étaientbranchéssurunestationderadiolocale qui enchaînait les bons standards :AmericanPiedeDonMcLean ; Just for Today,deGeorgeHarrison ;Heart of Gold, de Neil Young… Sur le bord de la route, ils avaient même acheté à unproducteurlocalducidreetdesdonutsàlacannelle.

Pendantprèsd’uneheure,ilsmirentleurenquêteentreparenthèses.Lepaysageétaitagréable,ponctuédesentiers,depontscouverts,depointsdevuepanoramiqueset

de ruisseaux de montagne. Le plus souvent vallonné, le relief s’adoucissait parfois sur plusieurskilomètres.Lachausséeprenaitalorsl’allured’uneroutedecampagnelelongdelaquellesesuccédaientdes bourgades pittoresques, des fermes intemporelles et de vastes pâturages où paissaient des vacheslaitières.

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Pendant un long moment, Alice se laissa bercer par le ronronnement de la voiture. Le décor luirappelait ses vacances en Normandie, lorsqu’elle était plus jeune. Le temps s’était figé. Chaque foisqu’ils traversaient unvillage, ils avaient cette impressionde revenir cent ans en arrière.Comme s’ilsparcouraientunecartepostaledelaNouvelle-Angleterreillustréedevieuxhangarsagricoles,delaiteriesauxtoitsmansardésetdefeuillagesflamboyants.

*

Le charme se rompit lorsqueAliceouvrit la boîte à gants pour récupérer sonholster.Lorsde sespremièresannéesdanslapolice,ellesemoquaitdesescollèguesplusâgésquiportaientleurarmemêmelorsqu’ils n’étaient pas en service.Mais, le temps passant, elle était devenue comme eux : elle avaitbesoindesentir lepoidsdu flinguecontresapoitrinepourêtrepleinement rassurée,enparfaitaccordavecelle-même.

Lepistoletétaitlàoùellel’avaitlaissé,sanglédanssonétuiencuir,mais,àcôté,setrouvaitunjouetd’enfant:unevoitureenmétalàlacarrosserieblancherehausséedebandesbleues.LarépliqueexactedelaMustangShelbydanslaquelleilsroulaient.

–Qu’est-cequec’est?Gabrieljetauncoupd’œilaujouet.–UngadgetquiadûamuserKenny,jeprésume.–Ilnesetrouvaitpaslàtoutàl’heure.Gabrielhaussalesépaules.–Vousavezdûmalregarder.– Je suiscertaineque laboîteàgantsétaitvide lorsque j’yaidéposémonarme,martela la jeune

femme.–Quelleimportance?s’agaça-t-il.–Jecroyaisqu’onsedisaittout.Keynesoupira.–OK,c’estlecousindeBarbiequimel’adonnée.Untypetrèssympa,d’ailleurs.Ilcollectionneles

HotWheels1.Ilenaaumoinstroiscents.C’estdingue,non?–C’estça,dingue…répéta-t-ellesanslequitterdesyeux.Ilmanifestasonexaspérationenhaussantleton.–Quoi ?Ce type a voulume faire plaisir enm’offrant cette bagnole. Je l’ai prise pour nepas le

vexer,point.C’étaitunsimplegestedepolitesse.Cen’estpeut-êtrepasnécessairequ’onpasselasoiréelà-dessus!

Aliceexplosa.–Arrêtezdemeprendrepouruneidiote!Vousvoulezmefaireavalerquevousavezsympathiséavec

ce bouseux au point qu’il vous offre une voiture de sa collection ? Et puis, il y a encore le prix surl’emballage!

Nerveux,Gabrielladévisageaavechargneavantd’allumerlaclopequ’ilavaitcoincéederrièresonoreille.Iltiraplusieursboufféesquiparfumèrentl’habitacle.Incommodéeparlafumée,Alicebaissasavitre.Ellenequittaittoujourspasdesyeuxsonpartenaire,scrutantsesirissombres,sestraitsdéformésparlacolère,espérantsaisirunevérité,percerunmystère.

Et,toutàcoup,l’évidences’imposa.–Vousavezunfils,murmura-t-elle,commesielleseparlaitàelle-même.Ilsefigea.Lesilences’installa.Elleinsista:–C’estpourluiquevousavezachetécejouet.

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Iltournalatêtedanssadirection.Sonregardnoirbrillaitcommedupétrole.Alicecompritqu’elleavançaitenterrainminé.

–C’estvrai,admit-ilentirantsursacigarette,j’aiunpetitgarçon.Jevoulaissimplementluifaireuncadeau.C’estinterdit?

Retenue par la pudeur, Alice n’était plus très à l’aise, ni très sûre de vouloir continuer cetteconversation.Malgrétout,elledemandad’unevoixdouce:

–Comments’appelle-t-il?Gabrielmonta lesonde laradioetsecouala tête. Iln’avaitpasprévucette intrusionintempestive

danssonintimité.–Jecroisqu’onad’autresproblèmesàrégler,là,Schäfer…Unmasquedetristessetombasursonvisage.Ilclignaplusieursfoisdesyeuxetfinitparlâcher:–Ils’appelleThéo.Ilasixans.Àl’intonationdesavoix,Alicecompritquelesujetétaitparticulièrementdouloureux.Touchée,ellebaissalesonduposteettentauneparoled’apaisement:–C’estunebellepetitevoiture,dit-elleendésignantlaShelby.Çaluiferaplaisir.Sansménagement,Keyneluiarrachalejouetdesmainsetlebalançaparlafenêtre.–Çanesertàrien.Detoutefaçon,jenelevoisjamais.–Gabriel,non!Elleagrippalevolantpourleforceràs’arrêter.Excédé,ilfreinabrusquement,serangeasurlebas-

côtéetbondithorsdelavoiture.Danslerétroviseur,Aliceleregardas’éloigner.Ilssetrouvaientàprésentsuruneroutepanoramique

étroitequiserpentaitverslavallée.EllevitGabriels’asseoirsurunesaillierocheusequis’avançaitdanslevidecommeunpromenoiràcielouvert.Ilterminasacigaretteetenallumaunenouvelledanslafoulée.Alicesortitdelavoiture,récupéralemodèleréduitpuiss’approchadeGabriel.

–Jesuisdésolée,dit-elleenlerejoignantsurlaroche.–Nerestezpaslà,c’estdangereux.–Sic’estdangereuxpourmoi,c’estdangereuxpourvous.Ellesepenchaenavantetaperçutunlacencontrebas.Lapaletteéphémèredescouleursautomnales

sereflétaitdanslepointd’eauavecintensité.–Pourquoivousnelevoyezpasplussouvent?Ileutungesteévasif.–IlvitàLondresavecsamère.C’estunelonguehistoire.Elleluipiquaunecigarettequ’elleeutdumalàallumeràcauseduvent.Illuitenditlasienneet,au

momentoùelles’yattendaitlemoins,déballacequ’ilavaitsurlecœur:–Jen’aipastoujourstravailléauFBI.Avantdepasserleconcoursd’admissionduBureau,j’aiété

flicdeterrain,àChicago.Ilplissalesyeux,laissantlessouvenirsremonteràlasurface.–C’estlavilleoùjesuisnéetc’estlàquej’airencontrémafemme:nousavonsgranditouslesdeux

dansl’UkrainianVillage,lequartierdesimmigrantsd’Europedel’Est.Unendroitplutôttranquillesituéaunord-ouestduLoop.

–VoustravailliezàlaSectionhomicides?–Oui,maiscelledesquartiersSud,quicouvrelesendroitslespluschaudsdelaville: ledistrict

d’Englewood,celuideNewCity…Iltiraunelongueboufféedetabacavantdepoursuivre:–Dessalescoinsgangrenésparlesgangs,abandonnésàlapeuretaudésespoir,oùlapolicenepeut

plusgrand-chose.DesterritoiresentierssouslacoupedepetitszonardsquiseprennentpourScarfaceetfontrégnerlaterreuràcoupsdepistolets-mitrailleurs.Unpassépassilointainluirevenaitenmémoire.

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Un passé qu’il aurait voulu garder à distance, mais dans lequel il était malgré lui en train dereplonger.

–Vousn’avezjamaisl’impressionquenous,lesflics,noustravaillonspourlesmorts?Sionréfléchitbien,cesonteux,nosvraisclients.C’estàeuxqu’ondoitrendredescomptes.Euxquiviennenthanternosnuits lorsqu’onne trouvepas leurassassin.C’estcequeme reprochait souventma femme :«Lesgensaveclesquels tupasses leplusde temps,cesont lesmorts.Tun’es jamaisducôtédesvivants.»Ellen’avaitpastort,aufond…

AliceinterrompitGabrielavantlafindesonmonologue.–C’estfaux!Aucontraire:ontravaillepourleursfamilles,pourlesgensquilesaimaient.Pourleur

permettredefaireleurdeuil,pourrendrelajustice,faireensortequelestueursnerécidiventpas!Ileutunemouedubitativeetpoursuivitsonrécit.–Unjour,j’aidécidéd’aidervraimentlesvivants.ÀEnglewood,j’étaisquotidiennementencontact

aveclesmembresd’uneassociationdemédiateurs.Desgenshétéroclites,pourlaplupartdestravailleurssociauxetd’anciens reprisde justice issusduquartier, qui avaientuni leurs forcespour faire cedontnous,lesreprésentantsdelaloi,étionsdevenusincapables:mettredel’huiledanslesrouages,éviterlesconflits,apaiserlestensions.Etsurtoutsauverceuxquipouvaientencorel’être.

–Lesplusjeunes?– Surtout ceux et celles qui n’étaient pas encore dévastés par la dope. Parfois, les bénévoles

n’hésitaientpasàagirenmargede la légalité.Plusieurs fois, je lesaiaidésà«exfiltrer»des jeunesprostituées du quartier en leur fournissant de faux papiers, un peu d’argent confisqué lors desinterpellationsdedealers, unbillet de trainpour la côteOuest, une adressede logement, la promessed’unjob…

CommePaul…pensamalgréelleAlice.LaforêtsereflétaitdanslesyeuxdeGabriel,donnantàsonregarduneintensitéinquiétante.–Persuadéde faire lebien, jen’avaispasmesuréàquoi jem’attaquais. J’avaisdécidédenepas

tenircomptedesavertissementsoudesmenacesque je recevais. J’auraisdû,car lesproxénèteset lesbaronsdeladrogueneplaisantentpasquandons’attaqueàleursoutilsdetravail.

Ilcontinuasonrécit,l’entrecoupantdesilences:–En janvier2009, lapetite sœurdemafemmeavaitprévudepartirenweek-endauskiavecses

copinespourfêtersonanniversaire.Ellenousavaitdemandédeluiprêternotre4x4,cequenousavionsaccepté.Deboutderrièrelavéranda,jemerevoisencoreentraindeluifaireunsignedelamain:«Soisprudente,Johanne!Nefaispaslamalignesurlespistesnoires!»Cesoir-là,elleportaitunbonnetavecunpompon.Sesjouesétaientrosiesparlefroid.Elleavaitdix-huitans.Elleétaitpleinedevie.Elles’estinstalléeauvolantdutout-terrain,atournélaclédecontact.Et…lavoitureaexploséjustedevantnosyeux.Lessalopardsd’Englewoodn’avaientpashésitéàpiégermonvéhicule…

Gabrielpritletempsd’allumerunenouvellecigaretteaveclemégotdelaprécédenteetreprit:–Dès le lendemainde l’enterrementdesasœur,mafemmeaquitté lamaisonavecnotrefils.Elle

s’estinstalléeàLondresoùvivaitunepartiedesafamille.Puistoutestallétrèsvite:elleademandéledivorceetjemesuisfaitlaminerparlespitbullsqu’elleavaitengagéspourladéfendre.Ilsm’ontaccuséd’êtreviolent,d’êtrealcoolique,defréquenterdesprostituées.IlsontproduitdestémoignagestrafiquésetdesSMSsortisdeleurcontexte.Jen’aipassuriposteretelleaobtenulagardeexclusivedeThéo.

Iltiraunedernièreboufféedesacigaretteetl’écrasacontrelaroche.–Jen’avaisledroitdevoirmonfilsquedeuxfoisparan.Alors,unjour,j’aicraqué.J’airejointma

femmeenAngleterre,j’aiessayédelaraisonner,maiselles’estbraquée.Sesavocatssesontdéchaînésetontobtenuuneinjonctiond’éloignementquim’interditàprésentdevoirThéo.

Unvoilederésignationpassadanssonregard.Lanuittombait.Levents’étaitlevéetilcommençaitàfaire froid. Émue, Alice lui posa la main sur l’avant-bras, quand la sonnerie du téléphone creva

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soudainementleurbulled’intimité.Ilséchangèrentunregard,conscientsquelaporteentrouvertedecejardinsecretétaitsurlepointde

serefermer.Elledécrocha.

*

–Oui,Seymour?répondit-elleenactivantlehaut-parleur.–J’ai trouvél’usinesucrière.Jesuissurplace.Putain,c’estflippant, tontruc,complètementisolé.

C’esticiqu’ilsonttournéEvilDead,non?–Décris-moicequetuvois.–Çaressembleàl’antichambredel’enfer.–N’enfaispastropquandmême.–Enplus,iltombedescordesetjen’aipasprisdeparapluie.–Ons’enfout,Seymour!Tuaslatorche,tapinceetlestubesfluo?–Ouais,ouais.J’aitoutmisdansmonsac.Amplifiéeparlehaut-parleur,lavoixcrachotanteduflicsortaitdutéléphonepourrésonnerdansla

vallée,ricochantsurlesparoisdesmontagnes.–D’aprèscequem’aditCastelli,çafaitplusdetrenteansquel’usineestàl’abandon.Jesuisdans

lebâtimentprincipal,là.Ilestàmoitiéeffondré.Toutestprisdanslarouille,avecdesbroussaillesquimontentjusqu’àhauteurd’homme.

Alicefermalesyeuxpourseremémoreravecprécisionlatopographiedeslieuxtellequesonpèrelaluiavaitdécrite.

–D’accord.Sorspar-derrièreetchercheunezonedestockage.Unbâtimentquiressembleraitàunsilo.

Quelquessecondess’écoulèrentavantqueSeymourreprennelaparole.–OK,jevoisunesortederéservoirhautetétroit,boufféparlelierre.Ondiraitlabitedugéantvert!Alicenerelevapaslaplaisanteriedouteuse.–Contournelatourjusqu’àcequetutrouvesunesériedetroispuitsenpierre.Nouvelleattente.–Çayest,jelesvois.Ilssontgrillagés.Alicesentaitlesbattementsdesoncœurs’accélérer.–Commenceparceluidumilieu.Tupeuxretirerlagrille?–Attends,jebranchemonkitmainslibres…C’estbon,lagrillen’estpassoudée.Enrevanche,ilya

unetrappeenferforgéendessous.–Tupeuxlasoulever?–Bordel,çapèseunetonne!Çayest,ças’ouvre.Lajeuneflicrespiraprofondément.–Qu’est-cequetuvoisàl’intérieur?–Rien…Elles’énerva:–Braquetatorche,putain!–C’estcequejefais,Alice!Iln’yarien,jetedis!–Allumeuntubefluo!Ellel’entenditgrommeleràl’autreboutdelaligne.–Commentçamarche,cestrucs…Exaspérée,Alicehaussaleton:–Tuprendslebâtonlumineux,tulepliesendeux,tulesecouespourl’activeret tulebalancesau

fonddutrou.

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Quelquessecondess’écoulèrentencore,puisSeymourconfirma:–Lepuitsestvide,etlepassageestcomplètementasséché.Putain,c’estpasvrai!–Quiétais-jecensétrouver?continuaSeymour.Alicesepritlatêteentrelesmains.–LecadavredeVaughn.–Tuesenpleindélire!–Regardedanslesdeuxautrespuits!ordonna-t-elle.–Lesgrillessontrouilléesetsoudées.Personnen’adûlesouvrirdepuisdeslustres!–Faissauterlagrilleaveclapince!–Non,Alice,jeneferairiensauterdutout.J’enaimaclaquedetesconneries.JerentreàParis!Impuissante, enpleine forêt, àplusde sixmillekilomètresde cettevieilleusinemosellane,Alice

serra les poings de rage. Seymour se trompait. Il y avait un cadavre dans cette usine. Elle en étaitcertaine.

Elle s’apprêtait à raccrocher lorsqu’à l’autre bout du fil un râlement et une pluie d’injures luidéchirèrentlestympans.

–Seymour?s’alarma-t-elle.Unsilence.ElleéchangeaunregardinquietavecGabriel,qui,mêmes’ilnecomprenaitpastoutce

quedisaientlesdeuxFrançais,sentaitlatensionmonter.–Seymour,qu’est-cequisepasse?cria-t-elledanslecombiné.Ilyeutunelonguepause,pendantlaquelleilsentendirentunesuccessiondegrincementsmétalliques.

PuisSeymourditenfin:–Bordeldemerde…T’avaisraison,il…ilyabienuncadavre!Alicefermalesyeuxcommepourremercierleciel.–Maisiln’estpasdanslepuits!repritleflic.Pasdanslepuits?–Ilyauncorpsdanslacabined’unevieillepelleteuse!Blême,Alicedemandadansunsouffle:–C’estVaughn?– Non, c’est une jeune femme ! Elle est ligotée et bâillonnée. Attends… avec une paire de bas,

putain!Elleaétéétrangléeavecunepairedebas!Aliceessayadegardersonsang-froid.–Dansquelétatdedécompositionestlecadavre?–Entrelanuitetcetteputaindeflotte,jevoispasgrand-chose…Àmonavis,elleestmortedepuis

quelquesjours,toutauplus.LaperplexitéselisaitsurlevisagedeGabriel.–Vouspourriezm’expliquercequ’ilsepasse?Alice lui résuma rapidement la situation en anglais. Immédiatement, une question s’échappa des

lèvresdel’agentfédéral:– Ask him what color the tights are. According to the eyewitnesses, on the day of her murder

ElizabethHardywaswearingPINKtights2.–Quelleestlacouleurdelapairedebas,Seymour?demandaAlice.–Impossibleàdire,ilfaittropsombre…Jevaisdevoirtelaisser,Alice,ilfautquejeprévienneles

flicsducoin.–Attends,Seymour!Lacouleurdesbas,s’ilteplaît!!hurla-t-elle.–Rouge,jecrois…non,roseplutôt,nuança-t-ilavantderaccrocher.AliceetGabrielseregardèrent,pétrifiés.

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Lecauchemarcontinuait.

1.Marquedejouetsaméricaineconnuenotammentpoursesvéhiculesminiatures.

2.Demandez-luiquelleestlacouleurdusous-vêtement.D’aprèslestémoignages,lejourdesonassassinat,ElizabethHardyportaitdesbasdecouleurrose.

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20Danslamaison

Les hommes cherchent la lumière dans un jardin fragile oùfrissonnentlescouleurs.

JeanTARDIEU

Unelunebleunuitpesaitsurlecieletdéfiaitlesnuages.Ilfaisaitunfroidpolaire.Dansl’habitacledelaShelby,lechauffagenesoufflaitqu’unairtiédasse.Alicesefrottalesmains

pour les réchauffer et les emmitoufla dans lesmanches de son pull.Elle avait allumé le plafonnier ettenaitlacarteroutièredépliéesursesgenoux.Penchéversl’avant,levisagesombre,Gabrielconduisait,lesmainsagrippéesauvolant.Depuisl’appeldeSeymour,ilsavaientrouléenvirontroisheures,montanttoujoursplushautvers lenord.Aprèsunsi long trajet, l’inconfortde laShelbycommençaità se fairedouloureusementsentir:assisetrèsbasse,suspensionspréhistoriques,chauffagedéfectueux…

Concentré sur la route, Gabriel négocia un virage en tête d’épingle et accéléra pour propulser lavoiture sur la routeescarpéequi serpentait entre lesgorgesdesmontagnesBlanches. Ilsn’avaientpascroiséunevoituredepuisdeskilomètres.L’endroitétaitdésert.

Autour d’eux, la nature s’imposait dans toute sa puissance. La forêt était noire, menaçante, sansnuance.Lapalettedecouleursautomnalesavaitlaissélaplaceàuneteintemonolithique,toutenombres,àlanoirceurabyssale.

Audétourdeslacets,ilsapercevaientparfoislavalléenoyéedanslebrouillard,ainsiqu’unecascadeengradinsdontleschutesd’eaudessinaientdespaliersargentésdanslaroche.

Cernéeparlafatigueetlemanquedesommeil,AliceressassaitcequeSeymourleuravaitrévélé:non seulement Vaughn n’était pas mort, mais il était actif. Dix jours plus tôt, il avait assassiné uneinfirmière, ici, enNouvelle-Angleterre, et,quelque tempsaprès, il était revenuenFrancepour tuerdenouveauetdéposerlecadavredansl’ancienneusinesucrière.

Vaughnn’agissaitpas seul,Aliceenétait certaine.Sa rencontreavecGabrieln’étaitpas le faitduhasard.Vaughnlesavaitréunistouslesdeuxpourlesprovoqueretlesmettreaudéfi.Saufquecettemiseenscènemacabrenepouvaitêtrel’œuvred’unindividuisolé.Matériellementetlogistiquement,unseulhommeétaitincapabled’orchestreruntelpuzzle.

Alicesefrottalespaupières.Ellen’avaitpluslesidéesclaires,soncerveautournaitauralenti.Uneinterrogationlatourmentaitpourtant:pourquoisonpèreluiavait-ilmentisurlamortdeVaughn?Ellesefrictionnalesépaulesetessuyalabuéequis’accumulaitcontrelavitre.Lepaysagelugubre

déteignaitsurelle.ElleavaitlapeurauventreetseulelaprésencedeGabriellaretenaitmaintenantdecéderàlapanique.

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Ilsparcoururentencoreunequinzainedekilomètresavantd’arriverdevantunebordureenrondinsdeboisquiouvraitunetraversedanslaforêt.

–C’estlà!lançaAliceenlevantlesyeuxdelacarte.Lecoupéviraàgaucheets’enfonçadansuncheminforestierbordédesapins.Aprèsunecentainede

mètres,lepassagedevintplusétroit,commesilesarbresfaisaientcorpspourrepousserlesdeuxintrus.Lecouples’enfonçadansletunneldevégétation.LesaiguillesrayaientlacarrosseriedelaMustang,desbranches frappaient les vitres des portières, le sol devenait plus instable. Imperceptiblement, lesconifèresserefermaientsureux.

Soudain, venue de nulle part, une masse sombre déboula devant la voiture. Alice hurla, Gabrielécrasalapédaledefreinetbraqualevolantdetoutessesforcespouréviterl’obstacle.LaShelbyripacontreletroncd’unsapinquiarrachaunrétroviseur,fitexploserl’unedesvitresarrièreetdisjoncterleplafonnier.

Lesilence.Lapeur.Puisunlongbrâme.Unélan…pensaAliceenregardants’éloignerlasilhouetted’ungrandanimalàlahauteramureen

formed’éventail.–Riendecassé?vérifiaGabriel.–Çava,affirmaAlice.Etvous?–Jesurvivrai,assura-t-ilenremettantlecontact.Ils parcoururent cinq centsmètres, jusqu’à déboucher sur une clairière qui ceinturait un corps de

ferme.Ilsgarèrent laShelbyàproximitéde l’habitationet éteignirent leursphares.La lumièrede la lune

étaitsuffisantepourdistinguerlafermette.C’étaituneconstructionrectangulairetapisséedepanneauxdeboisetcoifféed’un toitàdeuxversantsrevêtusdebardeauxdecèdre.Deuxlucarnespercéesdans lescombles semblaient les observer d’un regardméfiant. Les volets n’étaient pas fermés et l’obscurité àl’intérieurétaittotale.

–Iln’yapersonne,constataGabriel.–Ouonveutnouslefairecroire,nuançaAlice.EllebouclalesdeuxlanièresdesabesaceetlatenditàGabriel.–Prenezça,ordonna-t-ellependantqu’ellerécupéraitleflinguedanslaboîteàgants.Elledégaina leGlockduholster,vérifia laculasse, leva lecrandesûretéetposasondoigtsur la

queuededétente.–Vousnecompteztoutdemêmepasyalleràdécouvert?demandaGabriel.–Vousvoyezuneautresolution?–Onvasefairecanarder!–SiVaughnavaitvoulunoustuer,ill’auraitfaitdepuislongtemps.Ils sortirent dans le froid et s’avancèrent vers lamaison.De la buée s’échappait de leurs lèvres,

dessinantdesvolutesargentéesquis’évaporaientdanslanuit.Ils s’arrêtèrent devant une boîte aux lettres traditionnelle recouverte d’une couche de peinture

écaillée.

CALEBDUNN

Lenomgravéauferàsoudernelaissaitaucundoutesurl’identitédesonpropriétaire.–Aumoins,onnes’estpastrompésdebaraque,ditGabrielenouvrantlaboîte.Elleétaitvide.Quelqu’unavaitrelevélecourrierrécemment.Ilscontinuèrentjusqu’àlavéranda,oùilstrouvèrentunjournal.–LeUSATodaydujour,observaGabrielaprèsavoirdéchirélefilmplastiquedeprotection.

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Ilposal’exemplairesurunvieuxfauteuilàbascule.–Dunnn’estdoncpasrentréchezlui,déduisitAliceenjetantuncoupd’œilauquotidien.Gabrielseplaçadevantl’entréeetsemblahésiter.– D’un point de vue juridique, on n’a aucune raison valable de se trouver ici. Dunn n’est

officiellementsuspectéderien.Onn’apasdemandat,pasde…–Etdonc?s’impatientaAlice.–Donc,sionpouvaitpénétrerdanslabaraquesansdéfoncerlaporte…Laflicrengainasonarmeets’agenouilladevantlaserrure.–Passez-moimonsac.Ellefouilladanslabesacepourensortirunegrandeenveloppekraftpliéeendeuxquicontenaitles

radiographiesdesonthoraxfaitesunpeuplustôtàGreenfield.–Oùavez-voustrouvéça?demandaGabrielenapercevantlesclichésd’imageriemédicale.–Jevousexpliqueraiplustard,Keyne.Onpariequelaporteestseulementclaquée?Onnedoitpas

tropseméfierdesvoleurs,danslecoin.Aliceinséralafeuillerigideentrelaporteetlecadreetlapoussaplusieursfois.Sanssuccès.–Laisseztomber,Schäfer,onn’estpasdansunfilm:leverrouestfermé.MaisAliceinsista,remontantlaradiographietoutensecouantlaporte,luidonnantdespetitscoups

depiedverslehautjusqu’àcequelepênefasseundemi-touretlibèrel’ouverturedelaporte.EllelançaunregardvictorieuxàGabrieletdégainasonGlock.Puislesdeuxflicspénétrèrentdansla

ferme.

*

Premièreévidence:lamaisonétaitchauffée.Premièredéduction:lorsqu’ilaquittésapiaule,Dunncomptaityrevenirrapidement.

Gabrielactionnal’interrupteur.L’intérieurétaitsimple:unesortedegrandecabanedechasseurdansson jus avec son sol en vieille brique, ses murs en planches veinées et son poêle à bois. Le salons’organisaitautourd’uncanapéd’angleusé jusqu’à lacordeetd’unemonumentalecheminéedepierreau-dessusdelaquelletrônaitunetêtedechevreuilnaturalisée.Quatrearmesétaientrangéesenévidencedanslerâtelier.

–Despétoirespourtirerlestourterellesoulesperdrix,indiquaGabriel.Riend’autre.Seulesconcessionsàlamodernité:desfanionsdesRedSox,unécranHD,uneconsoledejeux,un

ordinateurportableetunepetiteimprimanteposéssurunetableenboisbrut.Ilspassèrentdanslacuisine.Mêmetopo:murslégèrementdéfraîchis,cuisinièreenfonte,sériesdevieillescasserolesencuivre.

Ilsmontèrent à l’étage et découvrirent un couloir qui desservait trois petites chambres austères etpresquevides.

Deretouraurez-de-chaussée,lesdeuxenquêteursouvrirentlesarmoiresetlestiroirs,fouillèrentlesétagères, retournèrent lescoussinset leplaiden tartanducanapé.Rien,hormisunpeudeshitplanquédansuncompotier.Difficiledecroirequecechaletétaitlerepaired’untueurensérie.

–Bizarrequ’iln’yaitpaslamoindrephotopersonnelle,notaGabriel.Alices’assitdevantl’ordinateurportableetouvritlamachine.Pasdemotdepasse.Pasdelogiciel

dephotos,unhistoriqueWebexpurgé,un logicieldemessagerienonconfiguré.Unevéritablecoquillevide.

Alicepritletempsdelaréflexion.ElleconclutqueDunndevaitenvoyersesmailsenpassantparlesitedesonfournisseurd’accès.Elles’yconnecta–c’étaitleseulsiterenseignédanslesfavoris–,maisn’ytrouvaquelesfacturesmensuelles,desspamsetdespublicités.

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De son côté, Gabriel continuait la fouille. Dans un placard de la cuisine, il trouva une bâche enplastiqueetunrouleaudechattertonqu’ilmitdecôtépourcolmaterlavitrebriséedelaShelby.Ilavisaunegrandefenêtreàguillotinequidonnaitsurl’arrièredelaforêt.Ill’ouvritparcuriositéetprovoquauncourantd’airquiclaqualaported’entrée,jusque-làrestéeouverte.Alicelevalatêteetblêmit.

D’unbond, elle se levade sa chaise, s’approchade l’entréeet se figea.À l’intérieurde laporte,rivéesàl’aidedegrosclousrouillés,troisimagesqu’ellegardaittoujoursdanssonportefeuille.

D’abordunephotodePaul souriant àpleinesdents, prise sur laCôte amalfitainedans les jardinsperchésdeRavello.Puisunclichéd’unedeseséchographies.Celleducinquièmemois.

Alice ferma les yeux. En une seconde surgirent dans un flash toutes les émotions qu’elle avaitressentiesendécouvrantsonbébéàl’écrancejour-là.Toutétaitdéjàidentifiable:laformedélicateduvisage, l’ovale des yeux, les narines minuscules, les petites mains, les doigts ciselés. Et le bruithypnotisantdurythmecardiaque.PAPAM,PAPAM,PAPAM…

Elleouvritlesyeuxsurlatroisièmeimage:c’étaitsacartetricoloredeflic.Elleaussiétaitclouéesurlaporte,maisl’auteurduforfaitavaitprissoindeladéchirerendeux.

PAPAM,PAPAM,PAPAM…Lebruitdesonproprecœurquipulsaitdanssapoitrinesemélangeaitauxsouvenirs des battements de celui de son fils. Soudain, la pièce tourna autour d’elle. Une vague dechaleurlasubmergea,uneviolenteenviedevomirlasaisit.Elleeutàpeineletempsdesentirqu’onlaretenaitqu’elleperditconnaissance.

*

Le tonnerregrondait, faisant trembler lesvitres.Uneséried’éclairszébra l’intérieurde labâtisse.Aliceavaitrapidementreprissesesprits,maiselleétaitpâlecommeunspectre.Gabrielsefitdirectif.

–Çanesertàriendes’éterniserdanscettebaraque.Ilfautqu’onretrouveCalebDunnetrienneditqu’ilrepasseraparici.

AliceetGabriels’étaientassisdepartetd’autredelatableenboisdusalonaumilieudelaquelleilsavaientdépliélacarteroutièredelarégion.L’agentfédéralpoursuivitsonraisonnement.

–SoitDunnetVaughnnefontqu’un,soitDunnnousmèneraàVaughn.D’unefaçonoud’uneautre,cethommedétientunepartimportantedelavérité.

Aliceacquiesça.Ellefermalesyeuxpourmieuxseconcentrer.L’analyseADNavaitmontréquelesangsursonchemisierétaitceluideDunn.Donc,Dunnavaitétéblessérécemment.Lanuitdernièreouauxpremièresheuresde l’aube.Et sablessuredevaitêtre suffisammentgravepourqu’ilne rentrepaschez lui.Maisoùétait-il àprésent?Dansuneplanque, sansdoute…Oudansuncentrede soins, toutsimplement.

Commes’illisaitdanssespensées,Gabriellança:–EtsiDunnsefaisaitsoignerdansl’hôpitalpourlequeliltravaille?–Téléphonons-leurpourvérifier,suggéra-t-elleenappuyantsurunetouchepouractiverl’ordinateur.ElleseconnectaàInternetpourtrouverlescoordonnéesduSebagoCottageHospital.Ellenotal’adresse,lenumérodetéléphone,etessayaderepérerl’emplacementsurlacarte.– C’est ici, dit-elle en pointant la rive d’un lac en forme d’ampoule électrique. À peine 60

kilomètres.Gabrielnuança:–Letempsderedescendre,ilyaaumoinsdeuxheuresderoute.–Appelonsladirectiondel’hôpitaletdemandons-leurs’ilshébergentDunn.Ilsecoualatête.–Ilsnenousdirontrienpartéléphone.Ilsrisquentmêmed’alerterDunn.–Onyvaàl’aveugle,alors?–Peut-êtrepas.J’aiuneautreidée.Passez-moivotreappareil.

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Gabrielcomposalenumérodel’hôpital,tombasurlestandard,mais,aulieudechercheràparleràunmembredeladirection,ildemandaàêtremisenrelationaveclepostedegardiennage.

–Sécurité,j’écoute,annonçaunevoixnonchalantequicadraitmalaveclafonction.–Bonsoir,jesuisunamideCalebDunn.Ilm’aditquejepourraislejoindreàcenuméro.Pourrais-

jeluiparler?–Ahbah,çavaêtredifficile,mongars.Àcequiparaît,leCalebs’estprisunebastosdanslebifteck.

L’estbienici,maisdel’aut’côtédelabarrière,sivousvoyezcequejeveuxdire…–Dunnestici?AuSebagoCottageHospital?–C’estc’quelapatronnem’adit,entoutcas.–Lapatronne?–KatherineKöller,ladirectriceadjointedel’hôpital.–Etonsaitquiluiatirédessus?–Paslamoindreidée.Ilsn’aimentpastropqu’onposedesquestions,ici,’savez.Gabrielremerciale

vigileetraccrocha.–Onfonce,ditAlice.Cettefois,onletient!Elleallaitrefermerlecapotdel’ordinateurlorsqu’ellesuspenditsongeste.–Justeuneminute.Elleprofitadel’accèsàInternetpourvérifiersesmails.Ils’étaitécouléplusdecinqheuresdepuis

soncoupdefilàFranckMaréchal,lecommissairedeladirectionrégionaledelaPolicedestransports.Peut-êtreavait-il trouvé les imagesdesavoiture sur lescamérasdesurveillanceduparkingde la rueFranklin-Roosevelt.Àvraidire,surcecoup-là,ellenecroyaitguèreenladiligencedeMaréchal.

Maisellesetrompait:unmaill’attendaitdanssaboîte.

De:FranckMaréchal

À:AliceSchäfer

Objet:SurveillanceVinci/FDR

SalutAlice,Voici lesimagesdescamérasdesurveillancecorrespondantàlaplaqued’immatriculationquetum’asdonnée.Je

n’ai paspu compresser le fichier vidéoqui restait trop lourdpour être envoyéparmail,mais je t’ai fait des capturesd’écran.J’espèrequeçatesuffira.

Bises.Franck.

Quatrephotossuivaientenpiècesjointes.

Alicescrutal’écrandeplusprès.

20h12:deuxclichésmontraientl’entréedel’Audidansleparking.Laqualitédelacaptationn’étaitpasaussimauvaisequecequeSeymouravaitprétendu.Àtraverslepare-brise,Alicedistinguatrèsbiensonvisageetlefaitqu’elleétaitseule.0h17:deuxautresphotostémoignaientdelasortiedel’Audi.Cettefois,visiblement,Aliceétaitaccompagnéeetcen’estplusellequiconduisait.D’aprèslesimages,elle semblait effondrée, presque inconsciente, côté passager.Un homme avait pris le volant. Si on nevoyaitpaslevisagesurlepremiercliché,ilavaitlatêterelevéesurledeuxième.

Aliceouvritlaphotoenpleinécranetzoomagrâceaupavétactile.Sonsangseglaçadanssesveines.Aucundouten’étaitpermis.

L’hommeauvolantdel’Audi,c’étaitSeymour.

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21Levoiledenacre

Malheuràceluiquiestseuletquitombe,sansavoirunautrepourlerelever.

ECCLÉSIASTE,4,10

LaShelbys’enfonçaitdanslesténèbres.L’orages’abattaitsur lamontagneavecuneforcedévastatrice.Leventfaisait tanguerlavoiture, la

pluietambourinaitcontrelesvitresetsurlabâcheenplastique,provoquantunbruitinfernal.Ilsavaientpassélesommetducoldepuisunedemi-heureetcommencéunelonguedescenteversla

vallée.Vertigineuse,larouteenchaînaitleslacetsserrés,rendusglissantsparl’averse.Alice tenait entre sesmains la photo du parking sur laquelle on distinguait le visage deSeymour.

Plusieursfois,elleavaitessayéderappelerson«ami»,maisàchaquetentativesonappelatterrissaitsurlaboîtevocale.Ellebaissalesyeuxversleclichéqu’ellescrutaàlalumièrepâledesontéléphone.

EllesevoyaitassiseàcôtédeSeymour,danssonAudi.Elleavait l’airabattueetalcoolisée,maispastotalementinconsciente.

Commentpouvait-ellenepassesouvenirdecetépisodequidataitdelanuitdernière?Elleessayaencorededégelercettepartiedesamémoire,maislemêmevoiledenacreluibarraittoujoursl’accèsàses souvenirs.Pourtant, à forced’efforts, lemécanismed’horlogeriede son cerveaudonna subitementl’impression de se dégripper. Le cœur d’Alice s’emballa.Oui, les souvenirs étaient là !À portée deneurones. Planqués dans les méandres brumeux de son subconscient. La vérité se laissait approcher.Aliceputluitournerautour,mais,dèsqu’ellefutsurlepointdeladébusquer,elles’étiola,s’éparpilla,poursedissoudredansl’habitacleglacé.

UnvraisupplicedeTantale.Soudain,unetacherougecarminsediluadansl’encredelanuit.Alicetournalatête:levoyantrouge

delajauged’essenceclignotaitsurletableaudebord.–Merde,lâchaGabriel.Onrisqued’êtretropcourtpouratteindrel’hôpital.Cettebagnoledoitboire

plusdevingtlitresaucent!–Onpeutroulerencorecombien?–Cinquantebornes,toutauplus.Aliceéclairalacarteroutièreavecsoncellulaire.– D’après le plan, il y a un General Store qui fait station-service. Vous croyez qu’on peut tenir

jusque-là?Gabrielplissalesyeuxpourdistinguerlapositiondumagasin.–Çavaêtrejuste,maisc’estjouable.Detoutefaçon,onn’apaslechoix.

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Leventessayaitdes’infiltrerdanslaShelby.Lapluiecontinuaitàtomberencataracte,menaçantdelanoyer.Lesyeuxrivéssurlaroute,Gabrielpritlaparole:

–VotreSeymour,jenel’aijamaissenti…Alicesoupira,gagnéeparlalassitude.–Vousneleconnaissezpas.–Jel’aitoujourstrouvélouche,c’esttout.–Moi, ce sont vos critiques lapidaires que je trouve louches. Si vous le voulez bien, attendons

d’avoirsaversionavantdelejuger.–Jenevoispascequesaversionpourrachanger!s’agaçaleflic.Ilvousmentdepuisledébut.Il

nousment,bordel!Touteslesinfosqu’ilnousabalancéesdepuiscematinsontpeut-êtrefausses!Aliceconsidéracetteéventualitéavecinquiétude.Gabrielcherchaunecigarettedanslapochedesa

chemiseetl’allumasansquitterlaroutedesyeux.–Etvotrepère,c’estpareil!–Çasuffit!Laissezmonpèreendehorsdeça.Ilexhalaplusieursvolutesépicéesquiserépandirentdanslavoiture.–Jeconstateseulementquevousêtesentouréedegensquivousmanipulentetquivousmettenten

danger.À présent qu’ils avaient rejoint la vallée, ils recommençaient à croiser des véhicules.Un camion

arrivaensensinverse,projetantsureuxlalumièrecruedesesphares.–Etenplusvousleurtrouvezdesexcuses!continuaGabriel.Exaspérée,Alicesedéfenditavecforce.–SansSeymouretsansmonpère,jeneseraispluslà,figurez-vous!Commentcroyez-vousquel’on

puissecontinueràvivreaprèsqu’undinguevousaéventrée,aassassinévotreenfantetvousa laisséepourmortedansunemaredesang?

Gabrieltentadesejustifier,maisAlicehaussaletonpournepaslelaisserargumenter:–AprèslamortdePaul,j’étaisanéantieetjen’avaisqu’EUXpourmesoutenir!Sivousêtestrop

conpourcomprendreça!Gabriel se tut. Pensif, il continua en silence à tirer des bouffées inquiètes sur sa cigarette. Alice

soupiraettournalatêteverssafenêtre.Lapluiemitraillaitlesvitres.Lessouvenirsbombardaientsatête.

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Jemesouviens…

Décembre2011–juillet2013

Jemesouviens.Jemesouviensd’avoirétépersuadéequetoutfinirait,enfin.Jen’imaginaispasd’autreissue:dèsmonretourchezmoi,jeprendraismonarmedeserviceetjeme

logeraisuneballedanslatête.Uncoupdefeupourm’empêcherdeglisserencoredavantageversl’enfer.Clouée sur mon lit d’hôpital, j’avais rejoué mentalement le film plusieurs fois : le bruit sec du

chargeurquej’enclenche,lemétalfroiddel’armedansmabouche,lecanonpointéverslehautpourfaireéclatermacervelle.

C’estcetteimagequejemerepassaissanscessepourtrouverlesommeil.Mondoigtquiappuiesurladétente.Matêtequiexplosedanscegestesalvateur.

*

Pourtant,mavien’apassuivicettetrajectoire.–Tuvashabiteravecnous,m’aditmonpèreenvenantmechercheràl’hôpital.J’aiécarquillélesyeux.–Commentça,«avecvous»?–Avecmoi,ettonamile«gayluron».Sansm’enavoirriendit,monpèreavaitlouépendantmaconvalescenceunegrandemaisonavecun

jardin, rue duSquare-Montsouris.L’ancien atelier d’un peintre noyé dans la verdure.La campagne enplein14earrondissement.

Ilavaitprofitéd’unmomentdedésarroiamoureuxdeSeymourpourleconvaincred’emménagerdanslamaison.Jesavaisquemoncollèguesortaitd’unehistoiresentimentalecompliquée:pourdesraisonsprofessionnelles,soncompagnondelonguedate–undanseuretchorégrapheattachéàl’OpéradeParis–avaitquittélacapitalepourlesÉtats-Unisetleuramourn’avaitpasrésistéàl’éloignement.

Pendantpresquedeuxans,nousavonsdonccohabitétouslestrois.Notreattelageimprobabletenaitbien la route.Contre toute attente,monpère etSeymourmirentde côté leurspréjugés etdevinrent lesmeilleursamisdumonde,chacunéprouvantpourl’autreunesortedefascination.Seymourétaitblufféparle flic légendaire qu’avait été Alain Schäfer : son flair, sa grande gueule, son humour, sa capacité àimposersonpointdevueetàruerdanslesbrancards.Quantàmonpère,ilreconnaissaitavoirjugétropvitecejeunecollèguedontilrespectaitdésormaislecôtédéroutant:dandyfortuné,homosexuel,pétrideculture,maispromptàfairelecoupdepoingetàdescendredesverresdewhiskyvingtansd’âge.

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Surtout, les deux hommes avaient en commun la volonté farouche de me protéger de moi-même.Durant les semainesqui suivirentmon retour,monpèrem’emmenapasserdesvacancesen Italieet auPortugal.Au début du printemps, Seymour posa des congés pourme faire visiter LosAngeles et SanFrancisco. Ce dépaysement, couplé à une atmosphère de cocon familial,me permit de traverser cettepériodesansm’écrouler.

J’airecommencéàtravaillerdèsquepossible,mêmesi,durantlessixpremiersmois,jen’aiplusmislespiedssurleterrain.Seymouravaitprismaplaceàlatêtedu«groupeSchäfer»etjemecontentaisdurôledeprocédurier1.Pendantunan,j’aisacrifiéàun«suivipsychologiquerapproché»effectuéparunepsychiatredelamédecinedutravailspécialistedelagestiondeschocspost-traumatiques.

À la Crim, ma situation était difficile. Après le fiasco de l’enquête sur Erik Vaughn, Taillandierm’avaitplusquejamaisdanssonviseur.End’autrescirconstances,onm’auraitviréesansménagement,mais les médias s’étaient emparés de mon histoire.Paris Match avait consacré quatre pages à mondrame, transformantmon fiasco enun récit romancéquimedonnait le beau rôle : celui d’uneClariceStarlingparisienneayantpristouslesrisquespourcoincerl’ennemipublicnuméroun.Danslafoulée,leministre de l’Intérieur m’avait même décorée de la Médaille d’honneur pour acte de courage et dedévouement.Unviatiquemédiatiqueetunegratificationquiavaientfaitgrincerdesdentsmescollègues,maisavaientaumoinsleméritedemepermettredecontinueràexercermonmétier.

*

Ilestdesépreuvesquel’onnesurmontejamaisvraiment,maisauxquellesonsurvit,malgrétout.Unepartiedemoiétaitdécousue,meurtrie,détruite.Lepassécontinuaitàm’étouffer,maisj’avaislachanced’avoirauprèsdemoidesgensquim’empêchaientdesombrer.

Paulétaitmort,monbébéétaitmort.Iln’étaitplusquestiond’aimer.Maisilrestaitaufonddemoil’impressionconfusequel’histoiren’étaitpasterminée.Quelavieavaitencore,peut-être,quelquechoseàmedonner.

Alors j’ai recommencé à vivre, par touches. Une vie impressionniste qui se nourrissait de petitsriens:unebaladeenforêtsousuncielensoleillé,uneheuredejoggingsurlaplage,unbonmotdemonpère,unfourireavecSeymour,unverredesaint-juliendégustéenterrasse, lespremiersbourgeonsduprintemps,lessortieshebdomadairesavecmesanciennescopinesdefac,unvieuxWilkieCollinschinéchezunbouquiniste…

Enseptembre2012, j’ai repris la têtedemongroupe.Monintérêtpour leboulot,mapassionpourl’enquête n’avaient pas disparu et, pendant un an, le « groupe Schäfer » a eu la baraka : nous avonsbouclérapidementtouteslesenquêtesquinousétaientconfiées.Ladreamteamétaitderetour.

Larouedelavietournevite.Ilyatroismois,audébutdel’été2013,j’aidoncretrouvémoncréditàlaCrim.J’aireprisconfianceenmoi,regagnélerespectdemeshommesetrestaurénotrecomplicité.

De nouveau, j’ai éprouvé avec acuité cette impression que la vie avait encore, peut-être, quelquechoseàmedonner.

Jen’imaginaispasquecelaprendraitlaformed’unenouvelleépreuve.

1.Dansungrouped’enquête,leprocédurierestlapersonnechargéedeconsigneretdeconstruirel’ensembledesécritsquiconstituerontledossierjudiciaireremisàlajustice.

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22Vaughn

Viennelanuit,sonnel’heure.

GuillaumeAPOLLINAIRE

L’airs’engouffraitdetoutesparts.Lechattertonavaitfiniparcédersouslesassautsdesbourrasques,libérant labâche enplastique et créantun troubéant à l’arrièrede laShelby.Lapluie s’abattait aveccolère,inondantleplancheretlessiègesdelavoituredesport.

–Onyestpresque!criaAlicepourcouvrirledéchaînementdelatempête.Lacarteroutièrequ’elletenaitsursesgenouxavaitprisl’eauetsedésagrégeaitentresesmains.En roulant au ralenti, ils dépassèrent prudemment un croisement où les feuxde circulation avaient

sauté à cause de l’orage, puis, juste après, ils aperçurent avec soulagement l’enseigneGrant GeneralStorequibrillaitdanslanuit.

Ils s’arrêtèrent en face des deux pompes à essence installées devant le magasin. Gabriel donnaplusieurscoupsdeKlaxonpoursignalersaprésence.Protégéparuncoupe-ventetunparapluie,unvieuxpompisteédentéaccourutetsepenchaàleurfenêtre.

–Virgile,pourvousservir,m’sieurdame.–Vousnousfaitesleplein,s’ilvousplaît?–Poursûr.Faudraitréparervotrevitrearrière,aussi!– Vous pouvez nous dépanner ? demanda Gabriel. Peut-être en fixant un bout de toile avec de

l’adhésif…–Jevaisvoircequejepeuxfaire,promitVirgile.Entrezvousréchaufferenattendant.Ils sortirentde lavoiture et coururent s’abriter sous l’auventdumagasin.Ruisselantsdepluie, ils

poussèrentlaporteetseretrouvèrentdansunegrandesallebruyanteetpleined’animation.Lelieuétaitdiviséendeux.Àdroite,un«magasingénéral»traditionnel,auparquetdeboiscraquantetauxétagèresà l’ancienne, proposait quantité de produits artisanaux : confitures, sirop d’érable, miel, brownies,whoopiepies,cheesecakesaupotiron,toffee-bars…Del’autrecôté,l’endroitétaitaménagéautourd’ungigantesquecomptoirderrièrelequelunematroneservaitdesomelettes,desœufsaubaconetdeshashbrownsarrosésdepintesd’unebièrebrasséemaison.

Familialeetbonenfant,l’ambianceétaitassuréepardeshabituésquirefaisaientlemondeendevisantderrièreleurbock.Partoutsurlesmurs,devieillesaffichesdatantdesannées1950annonçaientdesdatesdeconcertsderock.Ledinnerétaittellementhorsdutempsqu’onavaitvraimentl’impressionqueChuckBerry,BillHaleyetsesCometsouBuddyHollyallaientseproduiredanslecoinleweek-endprochain.

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AliceetGabriels’installèrentaufonddelasalle,surdeuxtabouretsrondsencuirrouge,àl’endroitoùlebardessinaituneformeenL,permettantainsid’êtreassisfaceàface.

– Qu’est-ce que je vous sers, les amoureux ? demanda la patronne en leur tendant deux menusplastifiés.

Ils n’avaientpas spécialement faim,mais ils comprirent qu’ils nepourraient pasoccuperun siègesansconsommer.

Pendantqu’ilsfaisaientleurchoix,elleleurremplitdeuxgrandsverresd’eauetpoussaverseuxundistributeurmétalliquedeserviettesenpapier.

–Vousêtestrempés,lesenfants!Attentionànepasattraperlamort!Les deux flics la remercièrent.Gabriel commanda un club-sandwich toasté etAlice une soupe de

palourdes.Enattendantleurcommande,ilss’épongèrentlevisage,lecouetfrictionnèrentleurscheveux.–Régalez-vous!lançalabistrotièreenamenantleclubcoupéentrianglesetlasoupeserviedansune

michedepainévidée.Surlatableducomptoir,deuxverresdewhiskyapparurentcommeparmagieentresesgrossesmains.–Etça,c’estlamaisonquil’offre,pourvousréchauffer:réservepersonnelleduvieuxVirgile.–Avecgrandplaisir,s’enthousiasmaKeyneengouttantunegorgéederye.Ilcroquadanssonsandwichetattenditd’êtreàl’abrid’oreillesindiscrètespourplantersonregard

dansceluid’Alice.–Onestàquinzebornesdel’hôpital,Schäfer,doncunepetitediscussions’impose.Ellepritunecuillèredesoupe.–Discutons.–Jesuissérieux,Alice.JesaisqueVaughnvousafaitsouffrir,vousetvotrefamille…–Vousavezl’artdel’euphémisme.–Mais que ce soit bien clair entre nous, nous ne sommes pas en train de mener une expédition

punitive, compris ? On débarque à l’hôpital, on arrête ce type et on le ramène fissa à Boston pourl’interrogerdansuncadrelégal.

Alicedétournaleregard.Àsontour,elletrempaleslèvresdanslewhisky.Issudeladistillationdeseiglefermenté,leryeavaitdesarômesd’abricot,depruneetdecloudegirofle.

–Onestbiend’accord?insistaGabriel.Alicebottaentouche.–Chacunprendrasesresponsabilités.Refusantdeselaisserpiéger,Gabrielhaussalavoix.–Moi,entoutcas,jevaisprendrelesmiennes:vousmedonnezvotreflingueouvousnerepartezpas

d’ici.–Allez-vousfairevoir!–Cen’estpasnégociable,Alice.Ellehésita,maiscompritqueGabrielnereculeraitpas.ElletiraleGlockduholsteretleluitendit

souslatable.–C’estmieuxcommeça,assura-t-ilenglissantlepistoletdanssonceinturon.Ellehaussalesépaulesetvidasonverredewhisky.Commechaquefoisqu’ellebuvait,elleressentit

presquephysiquementlepassagedel’alcooldanssonsang.Lespremiersverresluiprocuraientunbien-êtrerare.Unvraishootd’adrénalinequiluidonnaituneacuitéextraordinaire.Cetteimpressiongrisantedeperdreunpeulecontrôle.

Sesyeuxpapillonnèrent,passantd’unepersonneàl’autre,d’unobjetàunautre,jusqu’àsefixersurleverreàwhiskydeGabriel.Sonregards’arrêtanet,hypnotiséparlesvariationsdelumièrequiondulaientàlasurfaceduliquide.Desrefletschangeantsd’or,decuivre,debronzeetd’ambre.Lemondetournait

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autourd’elle.Àprésent,elleéprouvaitlamêmesensationquil’avaitsaisietoutàl’heuredanslavoiture:cette certitudeeuphorisanteden’avoir jamais été aussiprochede lavérité.Laconvictiond’être enfinarrivéeàunpointdepassageetdepouvoirdéchirerlevoiledel’ignorance.

Sonregardseperdaitdanslesbrasillementsdel’alcool.Scotchée,figée,incapablededécollerlesyeuxduverre de son compagnon.Soudain, un tapis de chair de poule recouvrit ses bras et une boulemontadanssagorge.Ellepritalorsconsciencequ’ellen’étaitpasentrainderegarderleverredewhisky,maislamaindeGabrielquil’entourait.Etplusprécisémentledoigtquiletapotaitdefaçonrégulièreetnerveuse.Savueétaitnette,commesielleobservaitlemondeàtraversuneloupe.LamaindeGabriel;sesphalangesenarcdecercle;lesridulesdesesdoigts;laprésence,presqueimperceptible,àchaquecontact avec leverre, de cetteminuscule cicatrice en formede croixquimarquait son indexdroit.Legenredeblessurequel’onsefaitpendantl’enfance,enrefermantsansyprendregardelalameaffûtéedesonpremierOpineletdontlatracelaisséeparlespointsdesuturenousaccompagneratoutenotrevie.

Sanscriergare,latêtehirsutedeVirgile,le«garagiste»,fitirruptiondansleurcoindetable.–J’aibricoléuntrucpourvotrefenêtre,m’sieurdame.Venezjeteruncoupd’œilpourmediresiça

vousconvient.Gabrielseleva.–Restezauchaud,jereviensvouschercherquandonseracertainsdepouvoirrepartir.Lesjouesenfeu,AliceregardaGabriels’éloigner.Ellesentaitlefracasdesbattementsdesoncœur

dans sa poitrine, l’embrasement de tout son être, impossible à circonscrire. La tête qui tourne. Lasensationdesenoyer.Lebesoindesavoir.

–Çava,majolie?Jevousressersquelquechose?Aliceacceptaunnouveauverrederyeetl’avalad’untrait.Ellevoulutcroirequel’alcoolavait le

pouvoirdeluiéclaircirlesidées.Ou,dumoins,deluidonnerducourage.Agiroumourir!Elleouvrit son sacbesace et retrouva lekit à empreintes.À l’aided’une serviette enpapier, elle

attrapaleverredanslequelavaitbuGabrieletluiappliqualetraitementqu’elleavaitfaitsubirunpeuplus tôt à la seringue : balayage de la poudre noire à l’aide du pinceau magnétique, repérage del’empreintecorrespondantàl’index,captureàl’aideduscotchetfixationdel’empreintesurlesous-bockàcôtédecelledupropriétairedelaseringue.Sesgestesétaientprécis,mécaniques.Presséeparletemps,ellen’avaitpasledroitdesepermettrelamoindreerreur.

Alice approchait le sous-verre cartonné de son visage pour scruter les deux marques quand lecarillonjoyeuxdelaporteretentit.

Ellefitvolte-faceetavisaGabrielquiarrivaitdanssadirection.–Onpeutrepartir,lança-t-ildeloin,enparlantassezfortpourcouvrirlebrouhahaambiant.Elleeutunepousséedesueur.Gabrielavançait,lesourirefranc.–CeVirgileafaitunsacréboulot.Labagnoleestdenouveauétanche!Elletentaletoutpourletout.–Allezfairechaufferlemoteur.Jepayeetjevousrejoinsdanslavoiture,assura-t-elleenespérant

qu’ilfassedemi-tour.–Inutile,je…Depuissoncomptoir,lapatronnel’alpaguadesonbraspuissant.–Hé,jolicœur,jet’enremetsunpetitdernier?UnelampéedegindistilléparVirgileenpersonne.

Augoûtdemieletdegenièvre.Tum’endirasdesnouvelles!Gabrielsedégagea,visiblementsurprisetgênéparcettefamiliarité.–Merci,sansfaçon.Nousdevonsreprendrelaroute.Aliceprofitadecessecondesdeflottementpourfourrersonattiraildanslesac.Puiselletiratrois

billetsdedixdollarsdesapocheetlesposasurlecomptoir.–Onyva?luiditGabrielenarrivantàsahauteur.

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L’air le plus détaché possible, elle le suivit jusqu’à la porte d’entrée. Dehors, la pluie tombaittoujoursaussidru.

–Attendez-moiàl’abrisousl’auvent,jevaischercherlavoiture.PendantqueGabrielcouraitjusqu’àlaShelby,Alicetournaledosauparkingetsortitlesous-bockde

son sac. Elle compara les deux empreintes à la lumière de l’enseigne duGeneral Store. Elles étaientidentiques, dumoins à vue d’œil.On y retrouvait surtout, dans les deux cas, lemêmemotif en formed’arche,interrompuparlaminusculecicatriceenformedecroix…

Àcetinstant,ellecompritqueGabrielluiavaitmentidepuisledébut.Lorsqu’ellelevalesyeux,ellesentitquelecoupévenaitdes’arrêterderrièreelle.Gabrielluiouvrit

laportière.Laflics’engouffradansl’habitacleetbouclasaceinture.–Toutvabien?Vousfaitesunedrôledetête.–Çava, répondit-elle enprenant soudain consciencequ’elle lui avait confié sonGlocket qu’elle

n’avaitplusd’arme.Laportièreserefermasurelle.Tremblante,Alicetournala têtevers lavitre,fouettéesansrelâche

parlapluie.

Alors que la voiture s’enfonçait dans la nuit, il fallut plusieurs secondes à la jeune femme pouradmettrel’évidence:GabrieletVaughnétaientuneseuleetmêmepersonne.

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QuatrièmepartieLafemmedécousue

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23Agiroumourir

–Commentsavez-vousquejesuisfolle?demandaAlice.– Il fautcroirequevous l’êtes, répondit leChat ; sinon,vousneseriezpasvenueici.

LewisCARROLL

Unepluielourdeetagressivecognaitcontrelesvitres.Le tonnerre grondait presque en continu.À intervalles réguliers, les éclairs déchiraient les nuages

charbonneux,figeantlaligned’horizondessapinsaveclapuissanced’unflashvenuduciel.Lapresqu’îleauboutdelaquelleétaitsituéleSebagoCottageHospitals’avançaitsurunequinzaine

dekilomètres,dessinantaumilieudulacunelargebaiebordéedeconifères.Concentrésursaconduite,Gabrielroulaitàunevitesseexcessive.Larouteétaitjonchéedebranches

arrachées et de débris qui rendaient la circulation dangereuse. Le vent se déchaînait, hurlant dans lesarbres,lesjetantbasjusqu’àlesfairecéder,secouantlavoiturecommepourfreinersaprogressionsurlebitume.

Àladérobée,Alicejetaitdescoupsd’œilàsontéléphone.Sanssurprise,leréseauétaittrèsinstable,maispas totalementhors service.Selon les endroits, lesbarresquimesuraient le signalde téléphoniepouvaientêtrenombreusesouindiqueraucontrairedelargeszonesmortes,sansaucuneréception.

Elle essayait de ne pas trembler.Elle devait gagner du temps.Tant queGabriel ne se doutait pasqu’elle avait découvert son identité, elle était en sécurité. Sans arme, sur cette route déserte, elle nepouvaitriententer,maisunefoisqu’ilsauraientatteintl’hôpital,ellepourraitagir.

Ilyauradumonde,del’activité,descamérasdesurveillance…Cettefois,Vaughnnes’entirerapas…

Lahaineprenaitlepassurlapeur.C’était insoutenabled’être assise à côtéde l’assassinde son fils.De savoir soncorpsàquelques

centimètres. Insoutenable aussi de s’être sentie si proche de lui, de lui avoir raconté une part de sonintimité,d’avoirétéémueparsesmensonges,des’êtrelaisséabuserdelasorte.

Alicerespiraprofondément.Elleessayaderaisonner,de trouverdes réponsesàdes interrogationsquirestaiententières:àquoirimaitcejeudepiste?QuelétaitleplandeVaughn?Pourquoinel’avait-ilpastuéeavantalorsqu’elleétaitàsamercidepuisdesheures?

*

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LaShelbynégociaunvirageserréavantdepilerbrutalement.Lafoudres’étaitabattuesurungrandpinblanc,unpeuen retraitde la route.L’intensitédesprécipitationsavaitdû tuerdans l’œuf ledébutd’incendie,maisl’arbreétaitencorefumant,fenduendeux,déchiqueté.

Desdébrisd’écorce,deséclatsdeboisetdesbranchesbrûléesjonchaientlachaussée,bloquantlacirculation.

–Lapoisse!s’exclamaGabriel.Il enclenchaunevitesse et accéléra, biendécidé à forcer le passage.Unebranchedebonne taille

obstruaitlecouloirdecirculation.LaShelbysedéportajusqu’àfrôlerleravin,etlesrouessemirentàpatinerdanslaboue.

–Jevaisessayerdedégagerlaroute,affirmaGabrielenserrantlefreinàmain.Ilsortitetclaqualaportièreenlaissantlemoteurtourner.Tropbeaupourêtrevrai?Biensûr,elleauraitputenterdes’enfuirdèslabranchedégagée,maiscen’étaitpasl’enviedefuir

quilaguidait.C’étaitlebesoindesavoir.Etd’allerjusqu’aubout.Alicejetaunœilàsontéléphone:lesignalétaitfaible–deuxbarres–maispasinexistant.Maisqui

prévenir?Le911?Sonhistoireétaittroplongueàexpliquer.Sonpère?Seymour?Ellenesavaitplussiellepouvaitleurfaireconfiance.UndesescollèguesdelaCrim?Oui,c’étaitunebonneidée.Castelli?Savignon ? Elle chercha leurs numéros dans sa mémoire, mais elle fut incapable de retrouver leurscoordonnées,trophabituéeàlesappelerenpassantparsonrépertoire.

Elle ferma les yeux pour se concentrer ; le seul numéro qui lui vint à l’esprit fut celui d’OlivierCruchy,sonsixièmedegroupe.C’étaitmieuxquerien.Ellecomposalenumérodansl’urgenceentenantson appareil au niveau de son siège. Depuis la route, Gabriel lançait de nombreux coups d’œil endirection de la voiture, mais le rideau de pluie était suffisamment épais pour protéger Alice de sonregard.Ellemitlehaut-parleur.Unesonnerie.Deux.Trois.Puislemessagedelaboîtevocale.

Pasdechance.Alorsqu’elle raccrochait sans laisser demessage, une autre idée lui traversa l’esprit.Elle fouilla

danslesacbesaceàsespiedsetretrouvalecouteauqu’elleavaitvolédanslecaféduBowery.Lalamen’avait pas le tranchant d’un schlass à steak, mais la pointe était assez affûtée pour ne pas négligerl’objet.ElleleglissadanssamanchedroiteaumomentoùGabrielrevenaitverslavoiture.

–Larouteestdégagée,onpeutyaller!lança-t-il,satisfait.

*

SebagoCottageHospitalZonesécuriséeVeuillezralentir

Éclairéed’unelumièreblancheetprécédéed’unpanneaud’avertissement,laguériteenboisduposte

desécuritésevoyaitdeloin.Unhalolumineuxphosphoraitdanslanuit,commesiunesoucoupevolantes’étaitposéeaumilieudeschampsdecannebergesdeNouvelle-Angleterre.LaShelbyempruntalarampequimenaitaupostedegarde,maisenarrivantdevantlacabineAliceetGabrielconstatèrentquecelle-ciétaitvide.

Gabriels’arrêtadevantlabarrièremétalliqueetbaissasavitre.–Hé!Oh!Ilyaquelqu’un?cria-t-ilpourcouvrirlebruitdelatempête.Ilsortitdelavoitureets’avançaversl’abri.Laporteétaitrestéeouverteetbattaitauvent.Ilpassa

unetêtedansl’embrasureetsedécidaàentrer.Pasdegardien.Ilregardalemurd’écransforméparlesmoniteursdescamérasdesurveillance,puislepanneauélectroniquehérisséd’unesérieinterminablede

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boutonsetd’interrupteurs.IlactionnaceluiquipermettaitdeleverlabarrièreetrejoignitAlicedanslavoiture.

–Cetteabsencedevigile,cen’estpasbonsigne,dit-ilenredémarrantlavoiture.Iladûsepasserquelquechoseàl’intérieur.

Tout en accélérant, Gabriel alluma une nouvelle cigarette. Ses mains tremblaient légèrement. LaShelbyprogressadansunealléebordéedesapinsetdébouchasur lavasteesplanadegravillonnéequiservaitdeparkingàl’hôpital.

Construit au bord du lac, l’établissement était aussi original qu’impressionnant. Sous la pluiebattante, sa façade illuminée percée de fenêtres gothiques se détachait sur un rideau de nuagescharbonneux.Lemanoirenbriqueocreavaitgardésoncachetd’antan,maisdepartetd’autredubâtimentd’origine s’élevaient deux immenses tours modernes aux façades transparentes bleutées et aux toitsgéométriquesàpansbrisés.Uneaudacieusepasserelledeverrereliaitlestroisstructures,traitd’unionsuspendu,raccrochantharmonieusementleswagonsdupasséetceuxdufutur.Devantl’entréeprincipale,fixésurunmâtenaluminium,unpanneauélectroniqueàcristaux liquidesdiffusaitdes informationsentempsréel.

Bonjour,noussommeslemardi15octobre2013Ilest23h57Heuresdesvisites:10h-18h

Parkingsvisiteurs:P1-P2Parkingpersonnel:P3

LaShelby ralentit.Alice fit glisser le couteauqu’elle avait camouflé le longde son avant-bras et

serrasonmanchedetoutessesforces.Maintenantoujamais.Ellesentitsoncœurbattredanssesveines.Unemontéed’adrénalinelafitfrémir.Danssatête,des

sensationscontrairesseconfondaient.Lapeur,l’agressivité,ladouleursurtout.Non,ellen’allaitpassecontenterd’arrêterVaughn.Elleallait le tuer.Seulesolutionradicalepourpurger lemondedecetêtremalfaisant. Seule expiation envisageable pour venger lamort de Paul et celle de son fils. Une boulemontadanssagorge.Deslarmesmalcontenuesroulèrentsursesjoues.

Maintenantoujamais.EllemittoutesaforcepourfrapperGabrielaveclecouteau,luienfonçantlalameauniveaudugrand

pectoral. Elle sentit lemuscle de l’épaule se déchirer.Cueilli par surprise, il poussa un hurlement etlâchalevolant.Lavoituresortitduchemindegravierpourallerpercuterunmuret.UnpneuéclatasouslechocetlaShelbys’immobilisa.Aliceprofitadelaconfusionpours’emparerduGlockqueGabrielavaitglissédanssaceinture.

–Tunebougesplus!criaAliceenpointantl’armesurlui.Ellebondithorsduvéhicule,vérifialaculassedupistolet,levalecrandesûretéetrefermasesmains

surlacrosse,lesbrastendus,prêteàfairefeu.–Sorsdelavoiture!Gabriel sebaissapourseprotéger,mais restadans laShelby.Lapluie tombait si fortqu’Alicene

parvenaitpasàvoircequ’ilétaitentraindefaire.–Sorsimmédiatement!répéta-t-elle.Lesmainsenévidence!Enfinlaportières’ouvritlentementetGabrielmitunpiedhorsdelavoiture.Ilavaitretirélecouteau

desonépauleetunelonguetraînéedesangcoulaitsursonpull.–C’estfini,Vaughn.Malgré lapluieet l’obscurité, le regarddeGabriel,claircommeducristal,parvenaitàpercer les

ténèbres.

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Aliceressentitcommeunvideaucreuxdesonventre.Depuistoutescesannées,ellen’avaitjamaisdésiréautrechose:tuerVaughndesespropresmains.

Maisilétaithorsdequestiondel’élimineravantd’avoirtouteslesréponses.Ellesentitalorssontéléphonevibrerdanslapochedesaveste.SanslâcherVaughndesyeuxettout

enmaintenant l’arme braquée sur lui, elle sortit son cellulaire. Le numéro de son sixième de groupes’affichasurl’écran.

–Cruchy?fit-elleendécrochant.–Vousm’avezappelé,patron?demandaunevoixensommeillée.Voussavezquelleheureilest?–J’aibesoindetoi,Olivier.Est-cequetusaisoùestSeymour?–Pas lamoindre idée. Je suis envacances enBretagnechez lesparentsdema femmedepuisune

semaine.–Qu’est-cequeturacontes?Ons’estvushierau36.–Patron…Voussavezbienquec’estimpossible.–Pourquoi?–Patron,enfin…–POURQUOI!s’énervaAlice.Unsilence,puisunevoixtriste:–Parcequeçafaittroismoisquevousêtesenarrêtmaladie.Troismoisquevousn’avezplusmisles

piedsàlaCrim…Laréponseluiglaçalesang.Alicelaissatombersontéléphonesurlesoldétrempé.Qu’est-cequ’ilraconte?Àtraverslapluie,derrièreVaughn,sonregardaccrochalepanneaualphanumériquedel’hôpital.

Bonjour,noussommeslemardi15octobre2013

Ilest23h59

Ilyavaituneerreursurcepanneau.Onétaitlemardi8octobre.Pasle15.Elleessuyalapluiequicoulait sur son visage. Ses oreilles bourdonnaient. La flamme rouge d’une fusée de détresse s’allumadans son esprit comme un signal d’alerte. Depuis le début, ce n’était pas seulement Vaughn qu’elletraquait,c’étaitaussiunennemiplussournoisetplusacharné:elle-même.

Puis une série d’instantanés se succédèrent, à lamanière d’extraits de filmque l’on auraitmontésboutàbout.

Ellerevitd’abordlejeuneprêteursurgages,croisélematinmêmeàChinatown,entrainderemonterle bouton-poussoir de lamontre de Paul.« Je règle la date et l’heure », avait-il expliqué en faisantpasserlechiffredu8au15.

Puislaunedujournaldujourqu’elleavaitentraperçuedevantlaportedelamaisondeCalebDunn.Elle aussi était datéedu15octobre.Comme le courrier électroniquedeFranckMaréchal.Cesdétailsauxquelsellen’avaitpasprêtéattention…

Commentétait-cepossible?Soudain, elle comprit.Son troudemémoirene couvrait pas justeunenuit, commeelle l’avait cru

depuisledébut.Ils’étendaitaumoinssurunesemaineentière.Sur le visage d’Alice, des larmes de tristesse et de colère semélangeaient à la pluie. Elle tenait

toujoursl’armepointéesurVaughn,maistoutsoncorpstremblait,ébranlédesecousses.Ellevacilla,luttapournepass’écrouler,serradetoutessesforceslacrossedesonarme.

Denouveau,lerideaudenacreauxrefletsirisésapparutdanssonesprit,mais,cettefois,sonbrasfutassezlongpourenattraperl’undespans.Enfin,levoilesedéchirapourdebon,permettantauxsouvenirsderemonteràlasurface.Leséclatsdesamémoireencharpieserecollèrentlentement.

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Une salve d’éclairs troua les ténèbres.Alice détourna la tête une fraction de seconde.Cet instantd’inattentionluifutfatal.GabrielseruasurelleetlafitbasculerviolemmentsurlecapotdelaShelby.Aliceappuyasurladétente,maislecouppartitsanstouchersacible.

Sonadversairepesaitsurelledetoutsonpoids,l’immobilisantavecsonseulbrasgauche.Unnouveléclairtransperçal’espaceetembrasal’horizon.Alicelevalesyeuxetaperçutlaseringuequel’hommetenaitdanssamain.Savisionsedéforma.Ungoûtdeferenvahitsabouche.Ellevitl’aiguillebrillantes’abattre sur elle comme au ralenti, se plantant dans l’une des veines de son cou sans qu’elle puisseesquisserlemoindregestepourl’éviter.

Gabriel appuya sur le piston pour injecter le liquide. Le sérum brûla le corps de la jeune femmecommeunedéchargeélectrique.Ladouleurlacisailla,déverrouillantbrutalementlagrillecadenasséedesamémoire. Elle eut l’impression que tout son être s’enflammait et qu’une grenade dégoupillée avaitremplacésoncœur.

Unelumièreblanchel’aveugla.Cequ’elleentrevitalorslaterrifia.Puiselleperditconnaissance.

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Jemesouviens…

Troismoisplustôt12juillet2013

Unclimatdeterreurrègnesurlacapitale.Une semaine auparavant, à l’heure de la sortie des bureaux, un attentat a ensanglanté Paris. Une

kamikaze portant une ceinture d’explosifs s’est fait sauter dans un bus, rue Saint-Lazare. Le bilan estterrible:huitmorts,onzeblessés.

Lemêmejour,unsacàdoscontenantunebonbonnedegazrempliedeclousaété retrouvésur laligne 4, à la station Montparnasse-Bienvenüe. Heureusement, l’équipe de déminage a pu désamorcerl’enginavantqu’ilnefassedesdégâts.Maisdepuis,c’estlapanique.

Le spectre des attentats de 1995 est dans toutes les consciences. Chaque jour, les évacuations demonumentssemultiplient.«Le retourdu terrorisme»cannibalise toute lapresseet fait l’ouverturedechaque journal télévisé.LaSAT, la sectionantiterroristede laCrim,est souspressionetmultiplie lesvaguesd’interpellationsdanslesmilieuxislamistes,lamouvanceanarchisteetl’ultragauche.

Apriori,leursenquêtesnemeconcernentpas.Jusqu’àcequ’AntoinedeFoucaud,lechefadjointdela SAT, me demande de prendre part à l’interrogatoire d’un des suspects dont la garde à vue a étéprolongée trois fois et touche à sa fin.Dans les années 1970, au début de sa carrière, Foucaud avaittravailléplusieursannéesavecmonpèreavantqueleurscheminsseséparent.Ilavaitaussiétél’undemesformateursàl’écoledepolice.Ilm’aplutôtàlabonneetmeprêtemêmedesqualitésquejen’aipaspourpratiquerdesinterrogatoires.

–Onabesoindetoisurcecoup,Alice.–Queveux-tuquejefasseaujuste?–Çafaitplusdetroisjoursqu’onessaiedefaireparlercetype.Ilnenouslâcherien.Toi,tupeuxy

arriver.–Pourquoi?Parcequejesuisunefemme?–Non,parcequetusaisyfaire.Normalement, une telle proposition devraitm’exciter. Pourtant, là, nulle décharge d’adrénaline, et

j’ensuislapremièreétonnée.Jeneressensqu’uneimmensefatigueetl’enviederentrerchezmoi.Depuiscematin, une violentemigraineme vrille le crâne. C’est un lourd soir d’été. L’air est brûlant, Parisétouffesouslapollutionetlajournéeaétéassommante.Le36s’esttransforméenfournaise.Pasdeclim,pasd’air.Jesenslesauréoleshumidesdetranspirationquipoissentmonchemisier.JetueraispourunecanettedeCocaLightglacée,maisledistributeuresthorsservice.

–Écoute, si teshommesn’y sontpasarrivés, jenevoispasàquoi çava servirque jem’ymetteaussi.

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–Allez,insisteFoucaud,jet’aidéjàvueàl’œuvre.–Jevaisvousfaireperdredutemps.Jeneconnaispasledossier,je…–Onvatemettreauparfum.Taillandieradonnésonaccord.Tumontesaufrontettuluifaislâcherun

nom.Après,onprendlerelais.J’hésite,maisai-jevraimentlechoix?Nousnousinstallonsdansunesallenichéesouslestoitsdanslaquelletournentdeuxventilos.Pendant

une heure, deuxofficiers de laSATmebriefent sur le suspect.L’homme, un certainBrahimRahmani,surnommé«leMarchanddecanons»ou«l’Artificier»,estsurveillédepuis longtempspar lasectionantiterroriste. Il est suspecté d’avoir fourni les explosifs au groupe qui a fait sauter le bus rue Saint-Lazare.Lorsd’uneperquisition,onasaisichezluidefaiblesquantitésdeC4,duPEP500,despainsdeplastic, des téléphones transformés en détonateurs, ainsi qu’un véritable arsenal : des armes de toutcalibre,desfersàbétonmétalliques,desgiletspare-balles.Aprèstroisjoursdegardeàvue,l’hommen’a absolument rien avoué aux enquêteurs, et l’analyse de son disque dur comme de ses échangesélectroniques lors des derniers mois ne suffit pas à prouver sa participation, même indirecte, auxattentats.

C’estuneaffairepassionnante,maiscompliquée.Àcausedelachaleur,j’aidumalàmeconcentrer.Mesdeuxcollèguesparlentvite,melivrentunefoulededétailsquejepeineàenregistrer.Alorsquemamémoireestgénéralementexcellente,danslapeurd’oublier,jemesaisisd’unblocpourtoutnoter.

Lorsqu’ilsontterminé,ilsm’escortentjusqu’auxcoursivesdel’étageinférieuroùsetrouvelasalled’interrogatoire.Foucaud,Taillandier:toutlegratinestlà,derrièreunevitresanstain,pressédemevoiràl’œuvre.Àprésent,moiaussi,j’aitrèsenvied’entrerdansl’arène.

Jepousselaporteetpénètredanslasalle.Il y fait une chaleur d’étuve à la limite du supportable.Menotté à une chaise, Rahmani est assis

derrièreunetableenboisàpeineplusgrandequ’unpupitred’écolier.Iltranspire,têtebaissée.C’estàpeines’ilremarquemaprésence.

Jeretrousselesmanchesdemonchemisieretj’essuielesgouttesdesueurquiperlentsurmonvisage.J’ai apporté une bouteille d’eau en plastique pour établir le contact. Soudain, au lieu de la tendre aususpect,jel’ouvreetenboisunelonguerasade.

D’abord, l’eaume fait du bien, puis, brusquement, j’ai l’impression de perdre pied. Je ferme lespaupières,unbrefvertigemeforceàm’appuyercontrelemurpourreprendremesesprits.

Lorsquej’ouvrelesyeux,jesuisdéboussolée.Dansmatête,ungrandblanc,levide.Etuneangoisseterrible:celled’avoirététéléportéedansunendroitinconnu.

Jemesensvacilleretjem’assoissurlachaise,enfacedel’homme,avantdeluidemander:–Maisquiêtes-vous?Etqu’est-cequejefaisici?

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Jemesouviensdetout…

UnesemaineplustôtMardi8octobre2013

Dix-huitheures.Paris.Lafind’unebellejournéed’automne.Lesoleilrasantquisecoucheàl’horizonembraselacapitale,sereflètesurlesvitresdesimmeubles,

lecourantdufleuve,lespare-brisedesvoitures,etdéverseunecouléelumineuseentrelesavenues.Unevaguedelumièrequiéblouitetemportetoutsursonpassage.

AuxabordsduparcAndré-Citroën,mavoitures’extraitdesembouteillagespourprendrelarampeenbétonmenantàunvaisseaudeverreposédevantlaSeine.Lafaçadedel’hôpitaleuropéenMarie-Curieressembleàlaproued’unpaquebotfuturistequiauraitfaitescaleausuddu15earrondissement,épousantl’anglearrondiducroisementdelarue,offrantunmiroirauxarbresdeJudéeetauxmassifsd’aubépineplantésdepartetd’autredel’esplanade.

Parking. Dédale de béton. Portes coulissantes qui s’ouvrent sur un grand patio central. Batteried’ascenseurs.Salled’attente.

J’ai rendez-vous avec le Pr ÉvaristeClouseau, le patron de l’Institut national de lamémoire, quioccupetoutledernierétagedubâtiment.

Clouseauest l’undesspécialistesfrançaisde lamaladied’Alzheimer.Je l’ai rencontré ilya troisans,lorsdel’enquêtequemongroupeamenéesurlemeurtredesonfrèrejumeau,Jean-Baptiste,chefdeservicedupôlecardio-vasculairedanslemêmehôpital.Lesdeuxfrèressevouaientunetellehainequ’enapprenant être atteint d’un cancer du pancréas Jean-Baptiste avait décidé de se suicider, en laissantpenserqu’ilpouvaits’agird’unassassinatdonttouslesindicesaccusaientsonfrère.Àl’époque,l’affaireavaitfaitgrandbruit.Évaristeavaitmêmeétébrièvementincarcéréavantquenousneparvenionsàfaireéclaterlavérité.Aprèssalibération,ilavaitditàSeymourquenousl’avionslibérédel’enferetqu’ilnousgarderaitunereconnaissanceéternelle.Cen’étaitpasdesparolesenl’air:lorsquejel’aiappelé,unesemaineplustôt,pourobtenirunrendez-vous,ilm’atrouvélejourmêmeuncréneaudanssonemploidutemps.

Aprèsmonfiascolorsdel’interrogatoireduterroristeprésumé,j’aitrèsviterecouvrémesespritsetmamémoire.Monabsencen’apasduréplusdetroisminutes,maiselleaeulieusouslesyeuxdetous.Taillandierm’aforcéeàposerdescongés,puisabloquémonretourendemandantunrapportsuspensifàlamédecinedutravail.J’aiétéobligéedepasserunevisitemédicalepousséeetdeconsulterdenouveauunpsychiatre.Contremavolonté,onm’aprescritunlongarrêtmaladie.

Cen’étaitunesurprisepourpersonne :depuisdesannées,TaillandiernefaisaitpasmystèredesavolontédemedébarquerdelaCrim.Siellen’yétaitpasparvenuelorsdel’affaireVaughn,cetépisodelui offrait sa revanche sur un plateau.Mais je n’étais pas décidée àme laisser faire. J’ai alertémon

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syndicat,prisconseilauprèsd’unavocatspécialistedudroitdutravailetconsultémoi-mêmeplusieursmédecinspourobtenirdescertificatsmédicauxtémoignantdemaparfaitesanté.

Jen’étaispasvraiment inquiète. J’avais lemoral, l’enviedemebattre et de retrouvermonposte.Certes,ilyavaitcettepertedemémoireaussibrèvequesubite,etilm’arrivaitcommeàtoutlemonded’avoirdelégèresabsences,maisjelesattribuaisaustress,àlafatigue,ausurmenage,àlachaleur…

C’estd’ailleurscequem’ontdittouslestoubibsquejesuisalléevoir.Àl’exceptiondel’und’entreeux,quiaévoquélerisqued’unemaladieneurologiqueetm’ademandédepasserunscanner.

Préférantl’attaqueàladéfense,j’aidécidédeprendrelesdevantsetdeconsulterdemonproprechefune autorité en la matière. J’ai frappé à la porte de Clouseau, qui m’a prescrit toute une batteried’examensetd’analyses.Lasemainedernière, je suis restéeune journéeentièredansce foutuhôpital,endurant une ponction lombaire, une IRM, un PETScan, un bilan sanguin et divers tests demémoire.Clouseaum’afixéunnouveaurendez-vousaujourd’huipourm’encommuniquerlesrésultats.

Jesuisconfiante.Etimpatientederéintégrermonboulot.Cesoir,j’aimêmeprévudesortirfêterçaavecmestroiscopinesdefac:Karine,MalikaetSamia.OniraboiredescocktailssurlesChampset…

–Leprofesseurvavousrecevoir.Une secrétairem’introduit dans un bureau surplombant la Seine.Derrière sa table de travail – un

meuble singulier constitué d’une aile d’avion lisse et brillante comme unmiroir –, ÉvaristeClouseaupianotesurleclavierdesonordinateurportable.Aupremierabord,leneurologuenepayepasdemine:chevelurehirsute,teintpâle,visagedéfait,barbemaltaillée.Ildonnel’impressiond’avoirjouéaupokertoute la nuit en s’enfilant des verres de single malt. Sous sa blouse dépasse une chemise Vichy malboutonnée surmontée d’un pull bordeaux àmailles irrégulières qui a l’air d’avoir été tricoté par unegrand-mèrecomplètementbourrée.

Malgrésonallurenégligée,Clouseauinspireconfianceetsarenomméeparlepourlui:cesdernièresannées,ilaparticipéàlamiseenplacedenouveauxcritèresdiagnostiquesdelamaladied’Alzheimeretl’Institutnationaldelamémoire,qu’ildirige,estl’unedesstructureslesplusenpointedanslarechercheet lapriseenchargedespatients souffrantdecettemaladie.Lorsque lesmédiasévoquent l’AlzheimerdansunreportageouunJT,c’estgénéralementluiqu’ilsviennentinterrogerenpremier.

–Bonsoir,mademoiselleSchäfer,asseyez-vous,jevousenprie.En quelquesminutes, le soleil s’est couché.La pénombre enveloppe la pièce.Clouseau retire ses

lunettesd’écailleetme lanceunregarddehibouavantd’allumerunevieille lampedebibliothèqueenlaitonetopaline.Ilappuiesurunetoucheduclavierdesonordinateur,connectéàunécranplatfixéaumur.Jedevinequecesontlesrésultatsdemesexamensquis’affichentsurletableaulumineux.

–Jevaisêtrehonnêteavecvous,Alice,l’analysedevosbiomarqueursestinquiétante.Jerestesilencieuse.Ilselèveetexplique:–Cesontlesimagesdevotrecerveaupriseslorsdel’IRM.Plusprécisément,desimagesdevotre

hippocampe,unezonequijoueunrôleessentieldanslamémoireetlalocalisationspatiale.Avecunstylet,ildélimiteunesurfacesurl’écran.–Cettepartieprésenteunelégèreatrophie.Àvotreâge,celan’estpasnormal.Leneurologuemelaisseencaisserl’informationavantd’afficherunautrecliché.–Lasemainedernière,vousavezpasséundeuxièmeexamen:unetomoscintigraphieparémissionde

positons.Onainjectédansvotrecorpsuntraceurmarquéparunatomeradioactifcapabledesefixersurvotrecerveauetdemettreainsienévidenced’éventuellesréductionsdumétabolismeglucidique.

Jenecomprendspasunmot.Ilsefaitplusdidactique.–LePETscanpermetdoncdevisualiserl’activitédedifférenteszonesdevotrecerveauetde…Jelecoupe:–Bon,qu’est-cequeçadonne?Ilsoupire.–Ehbien,onpeutdistinguerundébutdelésiondanscertaineszones.

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Ilserapprochedulargemoniteuretpointeavecsonstylounsegmentdel’imagemédicale.–Vousvoyezcestachesrouges?Ellesreprésententdesplaquesamyloïdesquisesontfixéesentre

vosneurones.–Desplaquesamyloïdes?–Desdépôtsdeprotéinesresponsablesdecertainesmaladiesneurodégénératives.Lesmotsclaquentetmartèlentmonesprit,maisjeneveuxpaslesentendre.Clouseauenchaîneavecunautredocument:unepagerempliedechiffres.–Cetteconcentrationproblématiqueenprotéinesamyloïdesest confirméepar l’analysedu liquide

céphalorachidienprélevélorsdelaponctionlombaire.ElleaégalementmontrélaprésencedeprotéinesTaupathogènes,cequivalidequevoussouffrezd’uneformeprécocedelamaladied’Alzheimer.

Lesilences’installedanslebureau.Jesuisabasourdie,surladéfensive,incapablederéfléchir.–Mais,c’estimpossible.J’ai…j’aiàpeinetrente-huitans.–C’esteffectivementtrèsrare,maiscelaarrive.–Non,vousvoustrompez.Je refuse ce diagnostic. Je sais qu’il n’y a pas de traitement efficace contre la maladie : pas de

moléculemiracle,pasdevaccin.– Je comprends votre émotion, Alice. Pour l’instant, je vous conseille de ne pas réagir à chaud.

Prenezletempsdelaréflexion.Riennevousobligepourlemomentàchangervotrefaçondevivre…–Jenesuispasmalade!–C’estunenouvelletrèsdifficileàentendre,Alice,reprendClouseaud’unevoixtrèsdouce.Mais

vousêtes jeuneetaudébutde lamaladie.Denouvellesmoléculessontactuellementà l’essai. Jusqu’àprésent, faute de disposer de moyens efficaces de diagnostic, nous identifiions toujours les maladesbeaucouptroptard.Toutcelaestentraindechangeret…

Jeneveuxplusl’écouter.Jemelèved’unbondetquittelebureausansmeretourner.

*

Hall. Batterie d’ascenseurs qui s’ouvrent sur le patio central. Dédale de béton. Parking.Vrombissementdumoteur.

J’ai baissé toutes les vitres. Je conduis cheveux au vent, l’autoradio poussé à fond.La guitare deJohnnyWintersurFurtherupontheRoad.

Jemesensbien.Vivante.Jenevaispasmourir.J’ailaviedevantmoi.J’accélère, je double, je klaxonne.Quai deGrenelle, quai Branly, quai d’Orsay… Je ne suis pas

malade.J’aiunemémoiresolide.Onmel’atoujoursditàl’école,pendantmesétudes,puislorsdemesenquêtes.Jen’oublieaucunvisage, jeremarquetous lesdétails, jesuiscapablederéciterpresqueparcœurdesdizainesdepagesrédigéesparleprocédurier.Jemesouviensdetout.Detout!

Moncerveaubouillonne,mouline,carbureàpleinrégime.Pourm’enconvaincre,jememetsàrécitertoutcequimepasseparlatête:

Six fois sept égale quarante-deux / Huit fois neuf égale soixante-douze / La capitale du Pakistan est Islamabad / Celle deMadagascar,Antananarivo/Stalineestmortle5mars1953/LemurdeBerlinaétéérigédanslanuitdu12au13août1961.

Jemesouviensdetout.

Leparfumdemagrand-mères’appelaitSoirdeParis,ilsentait labergamoteet le jasmin/Apollo11s’estposé sur laLune le20 juillet1969 /LapetiteamiedeTomSawyers’appelleBeckyThatcher /Àmidi, j’aimangéchezDessirierun tartarededaurade ;Seymour,un«fishandchic»;nousavonschacunreprisuncaféetl’additionsemontaità79,83euros.

Jemesouviensdetout.

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Mêmes’iln’estpascrédité,c’estEricClaptonquijouedelaguitaredanslachansonWhenMyGuitarGentlyWeeps,surl’AlbumblancdesBeatles/Ilfautdire«jevoussauraisgré»etpas«jevousseraisgré»/Cematin,j’aimisdel’essencedansmavoitureàlastationBPduboulevardMurat ; lesans-plomb98étaità1,684euro ; j’enaieupour67euros /DansLaMortaux trousses,AlfredHitchcockapparaîtjusteaprèslegénériquedudébut;laported’unbusserefermesurluietlelaissesurletrottoir.

Jemesouviensdetout.

DanslesromansdeConanDoyle,SherlockHolmesnedit jamais:«Élémentaire,moncherWatson»/Lecodedemacartedepaiementest9728/Sonnuméroest05735233375461/Lecryptogrammeest793/LepremierfilmdeStanleyKubrickn’estpasLeBaiserdutueur,maisFearandDesire/En1990,l’arbitredumatchentreBenficaetl’OlympiquedeMarseillequiaaccordéàVataunbutdelamains’appelaitMarcelvanLangenhove.Monpèreenapleuré/LadeviseduParaguayestleguaraní/CelleduBotswanaestlepula/Lamotodemongrand-pèreétaituneKawasakiH1/Àvingtans,monpèreconduisaituneRenault8Gordinicouleur«BleudeFrance».

Jemesouviensdetout.

Lecodedemonimmeubleestle6507B,lecodedel’ascenseurestle1321A/Monprofdemusiqueen6es’appelaitM.Piguet.IlnousfaisaitjouerShe’sLikeaRainbow,desStones,àlaflûteàbec/J’aiachetémesdeuxpremiersCDen1991,lorsquej’étaisen1reS :Du vent dans les plaines,deNoirDésir, et les Impromptusde Schubert, chezDeutscheGrammophon interprétés parKrystianZimerman/J’aieu16/20aubacdephilo.Lesujetdeladissertétait«Lapassionfait-elletoujoursobstacleàlaconnaissancedesoi?»/J’étaisenterminaleC3.Lejeudi,onavaitcourspendanttroisheuresensalle207;jem’asseyaisautroisièmerangàcôtédeStéphaneMuratoreetàlafindelajournée,ilmeramenaitchezmoisursonscooterPeugeotSTquipeinaitdanslesmontées.

Jemesouviensdetout.

BelleduSeigneurcompte1109pagesenéditionFolio/C’estZbigniewPreisnerquiacomposélamusiquedeLaDoubleViedeVéronique/Lorsquej’étaisétudiante,lenumérodechambredemarésidenceuniversitaireétaitle308/Lemardi,auRestoU,c’étaitlejourdeslasagnes/DansLaFemmed’àcôté,lepersonnagejouéparFannyArdants’appelleMathildeBauchard/Jemesouviensdesfrissonsquejeressentaislorsquej’écoutaisenbouclesurmonpremieriPodThat’sMyPeople,lemorceaudanslequelNTMsampleunpréludedeChopin/Jemesouviensoùj’étaisle11septembre2001:dansunechambred’hôtel,envacancesàMadrid,avecunamantplusâgé.Uncommissairemariéqui ressemblaitàmonpère.L’effondrementdes tours jumellesdanscetteambianceglauque / Jemesouviensdecetteépoquecompliquée,deceshommestoxiquesquejedétestais.Avantquejecomprennequ’ilfautunpeus’aimeravantdepouvoiraimerlesautres…

*

Jem’engage sur lepontdes Invalides, attrape l’avenueFranklin-Roosevelt et prends la rampequidescend au parking souterrain.Àpied, je rejoins les filles jusqu’auMotorVillage duRond-Point desChamps-Élysées.

–Hello,Alice!EllessontattabléesàlaterrasseduFiatCaffeetgrignotentdesstuzzichini.Jem’assoisavecelleset

commande un spritz au champagne que j’avale presque d’un trait. On refait le monde, on rigole, onéchangelesdernierspotins,nosproblèmesdemecs,defringues,deboulot.OncommandeunetournéedePink Martini et on trinque à notre amitié. Puis on bouge, on essaie plusieurs établissements : leMoonlight,leTreizièmeÉtage,leLondonderry.Jedanse,laisseleshommesm’approcher,mebrancher,metoucher.Jenesuispasmalade.Jesuisbandante.

Jenevaispasmourir.Jenevaispasm’étioler.Jeneveuxpasêtreunefemmedécousue.Jenevaispasmeflétrircommeunefleurcoupée trop tôt.Jebois :BacardiMojito,champagneviolette,Bombaytonic…Jenevaispasfinirlecerveauenmiettes,eninsultantdesaides-soignantesetenbouffantdelacompotelesyeuxdanslevague.

Touttourneautourdemoi.Jesuisgentimentéméchée,gaie.Ivredeliberté.Letempsdéfile.Ilestplusdeminuit.J’embrasselesfillesetjereparsversleparkingsouterrain.Troisièmesous-sol.Éclairagedemorgue. Odeur de pisse. Mes talons claquent sur le béton. Nausée, malaise. Je titube. En quelquessecondes,monébriété s’est teintéede tristesse. Jemesensoppressée,vaseuse. J’aiunebouledans la

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gorgeet toutremonteà lasurface: l’imagedemoncerveauattaquépar lesplaquesséniles, lapeurdugrand naufrage. Un néon bien fatigué clignote et grésille comme un grillon. Je sors mon porte-clés,actionne l’ouverture automatiquedemavoiture etm’écroule sur levolant.Les larmesmemontent auxyeux.Unbruit…Ilyaquelqu’unsurlesiègearrière!Jemerelèvebrusquement.L’ombred’unvisageémergedel’ombre.

–Putain,Seymour,tum’asfaitpeur!–Bonsoir,Alice.–Qu’est-cequetufouslà?–J’attendaisquetusoisseule.J’aireçuunappeldeClouseauetjem’inquiétaispourtoi.–Etlesecretmédical,bordel?–Iln’arieneubesoindemedire:çafaittroismoisquetonpèreetmoiredoutonscetinstant.J’allumeleplafonnierpourmieuxleregarder.Luiaussiadeslarmespleinlesyeux,maisillesessuie

avecsamancheets’éclaircitlavoix.–C’estàtoiqu’appartientladécision,Alice,maisjepensequ’ilfautagirtrèsvite.C’estcequetu

m’asapprisdansleboulot:nejamaisremettreàdemain,prendreletaureauparlescornesetnepluslelâcher. C’est pour ça que tu es lameilleure flic : parce que tu ne t’économises pas, parce que tu estoujourslapremièreàmonteraufrontetparcequetuastoujoursuncoupd’avance.Jerenifle.

–Personnenepeutavoiruncoupd’avancesurl’Alzheimer.Dans le rétroviseur, je le vois ouvrir une pochette en carton. Il en sort un billet d’avion et une

brochuredontlacouvertureestillustréeparunegrandeethautebâtisseconstruiteaubordd’unlac.–C’estmamèrequim’aparlédecetétablissement,dansleMaine,leSebagoCottageHospital.–Qu’est-cequetamèrevientfairelà-dedans?–Commetu lesais,ellesouffrede lamaladiedeParkinson. Ilyaencoredeuxans,elle tremblait

énormément,etsavieétaitunenfer.Unjour,sonmédecinluiaproposéunnouveautraitement:onluiaimplanté deux fines électrodes dans le cerveau reliées à un boîtier de stimulation implanté sous laclavicule.Unpeucommeunpacemaker.

–Tum’asdéjà raconté toutça,Seymour,et tuas reconnu toi-mêmeque les impulsionsélectriquesn’empêchaientpaslamaladied’évoluer.

– Peut-être, mais elles en ont supprimé les symptômes les plus gênants et aujourd’hui elle vabeaucoupmieux.

–L’Alzheimern’arienàvoiravecParkinson.–Jesais,dit-ilenmetendantlabrochure,maisregardecetétablissement:ilsutilisentlastimulation

cérébrale profonde pour lutter contre les symptômes de l’Alzheimer. Leurs premiers résultats sontencourageants.Çan’apasétéfacile,maisjet’aitrouvéuneplacedansleurprogramme.J’aitoutpayé,maisilfautquetupartesdemain.Jet’airéservéunbilletd’avionpourBoston.

Jesecouelatête.–Gardetonargent,Seymour.C’estduvent,toutça.Jevaiscrever,pointfinal.–Tuaslanuitpourréfléchir,insiste-t-il.Enattendant,jevaisterameneràlamaison.Tun’espasen

étatdeconduire.Tropépuiséepourlecontredire,jemeglissesurlesiègepassageretluiabandonnelevolant.

Ilestminuitdix-septlorsquelacaméradesurveillanceduparkingnousfilmeentraindequitterles

lieux.

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24Lechapitrezéro

Làoùcroîtledangercroîtaussicequisauve.

FriedrichHÖLDERLIN

TriBeCa4h50dumatinTroisheuresavantlapremièrerencontreentreAliceetGabrielLasonneriedutéléphonedelachambre308duGreenwichHotelretentitsixfoisdanslevideavant

quel’ondécrochelecombiné.–Allô…réponditunevoixpâteuseémergeantd’unprofondsommeil.–Laréception,monsieurKeyne.Jesuissincèrementconfusdevousdéranger,maisj’aiunappelpour

vous:uncertainThomasKrieg,quidemandeàvousparler…–Enpleinenuit?Maisquelleheureest-il,bonsang?–Bientôt5heures,monsieur.Ilm’aditquec’étaittrèsurgent.–OK,passez-le-moi.Gabrielseredressasurl’oreillerpuiss’assitauborddulit.Lachambreétaitplongéedanslenoir,

mais la lumière émise par le radio-réveil laissait deviner le désordre de la pièce. Lamoquette étaitjonchéedemignonnettesd’alcooletdevêtementsjetésàmêmelesol.Lafemmeendormieàcôtédeluines’étaitpasréveillée.Ileutbesoindequelquessecondespourserappelersonnom:ElenaSabatini,unedesesconfrèresdeFloride,qu’ilavaitrencontréelaveilleauloungedel’hôtel.AprèsquelquesMartini,ill’avaitconvaincuedemonterdanssachambreetilsavaientfaitplusampleconnaissanceenvidantleminibar.

Gabrielsefrottalespaupièresetsoupira.Depuisquesonépousel’avaitquitté,ildétestaitcequ’ilétaitdevenu:uneâmeerrante,unfantômeàladérivequeplusriennefreinaitdanssachute.Rienn’estplustragiquequederencontrerunindividuàboutdesouffle,perdudanslelabyrinthedelavie: laphrasedeMartinLutherKingluivintimmédiatementàl’esprit.Elleluiallaitcommeungant.

–Gabriel?Allô,Gabriel!criaitlavoixàl’autreboutdufil.Le combiné collé à l’oreille, Keyne quitta son lit et referma la porte coulissante qui séparait la

chambredupetitsalonattenant.–Bonjour,Thomas.–J’aiessayédet’appelersurtonfixeàAstoria,puissurtonportable,maistunerépondaispas.–Labatteriedoitêtreàplat.Commentm’as-tutrouvé?

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– Je me suis souvenu que c’était la semaine du congrès annuel de l’Association américaine depsychiatrie. J’ai appelé leur secrétariat et ils m’ont dit qu’ils t’avaient réservé une chambre auGreenwich.

–Qu’est-cequetuveux?–Ilparaîtquetuasététrèsapplaudiaprèstaconférenced’hiersurladimensionpsychiatriquedela

maladied’Alzheimer…–Laissetomberlescompliments,tuveuxbien?–Tuasraison,allonsdroitaubut:jevoudraistonavissurunepatiente.–À5heuresdumatin?Thomas,jeterappellequ’onn’estplusassociés!–Et c’est dommage : on formait une bonne équipe, tous les deux.La complémentarité parfaite du

psychiatreetduneurologue.–Oui,maisc’estfinitoutça:jet’airevendumespartsdelaclinique.–Laplusgrandeconneriedetavie…Gabriels’énerva.–Onnevapasencoreavoircettediscussion!Tusaistrèsbienquellesétaientmesraisons!–Oui:emménageràLondrespourobtenirlagardepartagéedetonfils.Ettuyasgagnéquoi?Une

mesurejudiciaired’éloignementquit’aforcéàrevenirauxÉtats-Unis.Gabrielsentitsesyeuxs’embuer.Ilsemassalestempestandisquesonamirevenaitàlacharge.

–Tuveuxbienjeteruncoupd’œilàmondossier?S’ilteplaît…Unalzheimerprécoce.Lecasvatepassionner!Jetel’envoieparmailetjeterappelledansvingtminutes.

–Horsdequestion.Jevaismerecoucher.Etnem’appelleplus,s’ilteplaît,dit-ilfermementavantderaccrocher.

Labaievitrée,commeunmiroir,luirenvoyal’imaged’unhommefatigué,malraséetdéprimé.Surlamoquette,aupiedducanapé,ilretrouvasonsmart-phone–batterieàplat–etlebranchasurlesecteur.Il se rendit dans la salle de bains, passa dix minutes sous la douche pour sortir de sa léthargie. Enpeignoir, il regagna le salon.Grâceà lamachineàcapsulesposée surunecommode, il sepréparaundoubleexpresso,qu’ildégustaen regardant leseauxde l’Hudsonbrillerauxpremières lueursdu jour.Danslafoulée,ilsefitunautrecaféetallumasonordinateurportable.Commeprévu,unmaildeThomasl’attendaitdanssaboîtederéception.

Quecemecesttêtu!…Leneurologueluiavaitfaitparvenirledossierdesapatiente.KriegsavaitqueGabrielnerésisterait

pasàlacuriositédeleconsulteret,surcepoint,ilavaitraison.GabrielouvritlefichierPDFetenparcourutlespremièrespagesendiagonale.Leprofilinhabituel

de lapatiente retinteffectivementsonattention :AliceSchäfer, trente-huitans,une jolieFrançaiseauxtraits harmonieux et au visage clair, encadrés de mèches blondes qui s’échappaient d’un chignon. Ils’arrêtaquelquessecondessur laphotoet leursyeuxsecroisèrent.Des irisclairs,un regardà la foisintense et fragile, un air mystérieux, indéchiffrable. Il soupira. Cette saloperie demaladie faisait desravageschezdesgensdeplusenplusjeunes.

Gabriel joua sur le pavé tactile pour faire défiler le dossier. D’abord, des dizaines de pages derésultatsd’examensetdesclichéscervicaux–IRM,PETscan,ponctionlombaire–quiaboutissaientàundiagnosticsansappelétabliparlePrÉvaristeClouseau.Mêmes’ilnel’avaitjamaisrencontré,Gabrielconnaissaitleneurologuefrançaisderéputation.Unesommitédanssondomaine.

La deuxième partie du dossier débutait par le formulaire d’admission d’Alice Schäfer au SebagoCottageHospital,lacliniquespécialiséedanslestroublesdelamémoirequ’ilavaitfondéeavecThomasetdeuxautresassociés.Uncentrederecherchedepointedanslamaladied’Alzheimer.Lajeunefemmeyavait été admise six jours plus tôt, le 9 octobre, pour y subir un traitement par stimulation cérébraleprofonde, la « spécialité » de la clinique.Le 11, on lui avait implanté le boîtier du neuro-stimulateur

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chargédedélivrerunestimulationélectriqueconstantedequelquesvolts,quelespatientsappelaientle«pacemakercérébral».Puis,plusrien.

Étrange.Selon le protocole, l’implantation des trois électrodes aurait dû être effectuée le lendemain. Sans

cela, le pacemaker était inutile. Gabriel terminait sa dernière gorgée de café lorsque son smartphonevibrasurlebureau.

–Tuasluledossier?demandaThomas.–Jesuisentrain.Qu’est-cequetuattendsdemoi,aujuste?–Uncoupdemain,carjesuisvraimentdanslamerde.Cettefille,AliceSchäfer,elles’estéchappée

hiersoirdelaclinique.–Échappée?– Elle est flic, elle sait y faire. Elle a quitté sa chambre sans prévenir personne. Elle a réussi à

embobinerlesinfirmiersetamêmeblesséCalebDunn,quicherchaitàl’arrêter.–Dunn?Legardien?–Oui.Ceconasortisonarme.Ils’estbattuaveclafilleenessayantdeluipasserlesmenotteset

c’estellequiaprisledessus.Apparemment,lecoupestpartitoutseul,maiselles’esttiréeenemportantsonflingueetsesmenottes.

–Ilestgravementtouché?–Non,laballes’estlogéedanslegrasdelacuisse.Ilesthospitalisécheznousetilestprêtànepas

prévenirlesflicsàconditionqu’onluifile100000dollars.–Tuesen traindemedirequ’unede tesmaladess’est fait lamalleavecunearmeenblessantun

agentdesécuritéetquetun’aspasprévenulapolice?Tuesirresponsable,monvieux,ettuvasfinirentaule!

–Prévenirlesflics,c’estmettrelajusticeetlesjournalistesaucourant.Onrisquedesevoirretirertoutesnosaccréditations,cequireviendraitàfermerlaclinique.Jenevaispasrenonceràl’œuvred’unevieàcausedecetabrutidegardien.C’estpourçaquej’aibesoindetoi,Gabriel:jevoudraisquetumelaramènes.

–Pourquoimoi?Etcommentvoudrais-tuquejefasse?–J’aimenémonenquête.AliceSchäferestàNewYorkettuyesaussi.Elles’estrendueentaxià

Portlandà9heuresdusoir.Delà,elleaprisuntrain,puisunbusjusqu’àManhattan.Elleestarrivéeàlagareroutièrecematinà5h20.

–Puisquetusaisoùelleest,pourquoineviens-tupaslacherchertoi-même?–Jenepeuxpasquitterl’hôpitalenpleinecrise.Agatha,monassistante,estdansunavion.Ellesera

àManhattandansdeuxheures,maisjevoudraisvraimentquecesoit toiquitechargesdeça.Tuasunvéritabledonpourraisonnerlesgens.Tuasuntruc,uneempathie,unpeucommeunacteurqui…

–C’estbon,nerecommencepasavectescompliments.Commentes-tucertainqu’elleesttoujoursàNewYork?

–GrâceaurécepteurGSMquel’onimplantedanslasemelledespatients.Jel’ailocaliséesurnotreapplication. Elle est au beaumilieu deCentral Park, dans un endroit boisé qu’on appelle leRamble.Apparemment,ellen’aplusbougédepuisunedemi-heure.Donc,soitelleestmorte,soitelledort,soitelleabalancésesgodasses.Bonsang,Gabriel!Vajustefaireuntour,jeteledemandeentantqu’ami.Ilfautqu’onlaretrouveavantlapolice!

Keynepritquelquessecondespourréfléchir.–Gabriel?Tuesencorelà…?s’inquiétaThomas.–Dis-m’endavantagesurelle.J’aivuqu’ilyaquatre jours tu luias implantéungénérateursous-

cutané.

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–Oui, confirmaKrieg. Le derniermodèle en date : complètementminiaturisé, à peine plus grandqu’unecarteSIM.Tuverraisça,c’estimpressionnant.

–Pourquoinepasavoirprocédéàladeuxièmepartiedel’interventionetinstallélesélectrodes?– Parce que, du jour au lendemain, elle a complètement pété les plombs ! Elle était en totale

dénégationdelaréalité.Situajoutesàçal’amnésie…–C’est-à-dire?–Schäfersouffred’unesorted’amnésieantérogradereposantsur ledénidesamaladie.Sonesprit

faitl’impassesurtouslesfaitspostérieursàl’annoncedesonAlzheimer.–Ellenestockeplusdenouveauxsouvenirs?–Plusaucundepuisunesoiréearroséequiaeulieuilyaunesemaine,justeaprèsqueClouseauluia

annoncélediagnostic.Chaquematin,àsonréveil,samémoireseréinitialise.Ellenesaitpasqu’elleestmaladeetcroitque,laveille,ellefaisaitlafêtesurlesChamps-Élysées.Elleaaussioubliéqu’elleétaitenarrêtmaladiedepuistroismois.

Gabrielrelativisa.–Onsaitqueledénietladisparitiondelamémoireàreboursfontpartiedescaractéristiquesdela

maladie…–Saufquecettefillen’apasl’airmaladedutout.Elleestagileintellectuellement,etc’estunsacré

caractère.Gabrielpoussaunlongsoupirderésignation.PersonnenesavaitmieuxqueKriegpiquersacuriosité.

Et,àl’évidence,lecasdecettefilleétaituneénigme.–Bon,d’accord,jevaisallervoirsijelatrouve…–Merci,vieux!Tumesauves!s’emballaThomas.–Maisjeneteprometsrien!précisaKeyne.–Tuvasyarriver,j’ensuiscertain!Jet’envoielescoordonnéesexactessurtonportable.Appelle-

moidèsquetuasdunouveau.Gabrielraccrochaavecladésagréablesensationdes’êtrefaitavoir.DepuissonretouràNewYork,

il avait créé à Astoria sa propre structure médicale spécialisée dans les interventions d’urgencespsychiatriques à domicile. Il envoya un SMS à sa secrétaire pour lui demander de faire appel à sonremplaçantafind’assurerlesgardesdelamatinée.

Puis il enfila envitesse sesvêtementsde laveille– jean sombre, chemisebleuclair, vestenoire,trenchcoatmastic,pairedeConverse–avantd’ouvrirlaportedelapenderiedanslaquelleilavaitlaissésatroussemédicale.Ilglissauneseringued’unpuissantanesthésiantdansunetrousseencuir.Aprèstout,cette fille était armée, donc potentiellement dangereuse. Il rangea la pochette dans son attaché-case etquittalachambre.

Enarrivantàlaréception,ildemandaauportierdeluiappeleruntaxi,puisserenditcomptequ’ilavaitlaissédanslachambreleboîtierradioquicommandaitlasécuritédesamallette.S’ils’éloignaitdeplusdevingt-cinqmètresdurécepteur,unealarmeetunedéchargeélectriqueétaientprogramméespoursedéclencherautomatiquement.

Commesontaxiarrivait,ildécidadenepasremonterdanssachambrepournepasperdredetempsetconfialavaliseàlaconsignedel’hôtel.

Enéchange,l’employéluiremitlasouched’unticketdeconsignequiportaitlenuméro127.Enfiligrane,lesdeuxlettresGetHentremêléesformaientunlogodiscret.

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25Justeavant

(…) et au premier battement de ses paupières, je l’ai connue.C’étaitelle,l’inattendueetl’attendue(…)

AlbertCOHEN

Manhattan7h15dumatinTroisquartsd’heureavantlapremièrerencontreentreAliceetGabrielDesnotesdejazzpétillaientdansl’habitacledutaxi.IlnefallutquequelquessecondesàGabrielpourreconnaîtrel’enregistrementmythique:BillEvans

interprétantAllofYou,deColePorter,auVillageVanguarden1961.Bienqu’ilsoitincapabledejouerdumoindreinstrument,lepsychiatreadoraitlejazzetécumaitlessallesdeconcert,touràtourcurieuxd’unnouveausonoucherchantaucontraireàretrouverlesémotionsqu’ilavaitéprouvéeslorsque,étudiant,ilavaitdécouvertcettemusiquedanslesclubsdeChicago.

Àcausedes travaux surHarrison, le taxi louvoyapour rejoindreHudsonStreet.À l’arrière de lavoiture,Gabrielpoursuivaitlalecturedudossierd’AliceSchäfersurl’écrandesontéléphoneportable.Rédigéeparunpsychologuedelaclinique,ladernièrepartiedudocumentconsistaitenunelonguenoticebiographique complétéepar des articles tirés dequotidiens et d’hebdomadaires français dont on avaitréalisé une traduction sommaire. Tous les papiers évoquaient le tueur en série ErikVaughn, qui avaitterrorisélacapitalefrançaiseaucoursdel’année2011.UneaffairedontGabrieln’avaitjamaisentenduparler.Latailledel’écrandusmartphoneetlescahotementsdelavoiturenefacilitaientpaslalecture.Enparcourant lespremièrescoupuresdepresse,Gabrielpensaqu’il s’agissaitd’uneenquête sur laquelleAliceavait travailléet ileut l’impressiond’êtredans l’undeces thrillersqu’il luiarrivaitd’engloutirlorsqu’ilprenaitletrainoul’avion.

Puis il tombasur lesquatrepagesdeParisMatchquiévoquaient ledramed’Alice : la jeune flicavaitbientraquéletueur,maiselleétaitaussil’unedesesvictimes.Cequ’illutluifitfroiddansledos:Vaughn l’avait pour ainsi dire éventrée, transperçant son bébé de plusieurs coups de lame etl’abandonnantmourantedansunemaredesang.Combledumalheur : sonmariavaiteuunaccidentdevoiturefatalenlarejoignantàl’hôpital.

Souslechoc,Gabrieleutlanausée.Pendantunmoment,ilcrutqu’ilallaitvomirlesdeuxtassesdecafé qu’il avait dans le ventre. Tandis que la voiture filait sur laHuitièmeAvenue, il resta plusieursminutes,immobile,lenezcolléàlafenêtre.Commentledestinpouvait-ils’acharneràcepointsurcettefemme?Aprèscequ’elleavaitdéjàenduré,commentpouvait-onencoreluiinfligerunemaladiecommel’Alzheimeralorsqu’ellen’avaitquetrente-huitans?

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*

Lejourcommençaitàse leveret lespremiersrayonsdusoleilperçaient la forêtdegratte-ciel.LetaxiremontaCentralParkWestetdéposaGabrielaucroisementdela72eRue,justeauniveaudel’entréeouestduparc.

Lepsychiatretenditunbilletauchauffeuretclaqualaportière.L’airétaitfrais,maisleciel,puretsans nuages, laissait espérer une belle journée d’automne. Il regarda autour de lui. La circulationcommençaitàêtredense.Surl’avenue,leschariotsdebretzelsetdehotdogsétaientdéjàenplace.EnfaceduDakota,unvendeuràlasauvetteinstallaitsurletrottoirsesaffiches,sestee-shirtsetsesgadgetsàl’effigiedeJohnLennon.

Gabrielpénétradansleparcoùrégnaituneambiancechampêtre.IldépassalejardinentriangledesStrawberryFieldsetdescenditlecheminquilongeaitlepland’eaujusqu’audômeengranitdelafontainedeCherryHill.La lumière était belle, l’air vif et sec, et l’endroit déjà très animé : joggers, skateurs,cyclistes,promeneursdechienssecroisaientdansunesortedeballetimprovisémaisharmonieux.

Gabrielsentit son téléphonevibrerdans lapochedeson imper.UnSMSdeThomascontenantunecaptured’écran:unplanquiindiquaitlalocalisationprécised’AliceSchäfer.Auxdernièresnouvelles,lajeunefemmeétaittoujoursquelquepartdel’autrecôtédupontquitraversaitlelac.

Gabrielse repéra facilement :danssondos, lessilhouettesdes tours jumellesduSanRemo;plusloin devant lui, laTerrace et laBethesdaFountain ; puis, à sa gauche, la passerelle en fonte duBowBridgeornédedélicatesarabesques.Ils’engageasurlelongpontcouleurcrèmequienjambaitl’undesbrasdel’étangets’enfonçadansleRamble.

Lepsychiatren’avaitjamaismislespiedsdanslapartielaplussauvagedeCentralPark.Peuàpeu,lesbosquetsetlesarbusteslaissèrentlaplaceàunevéritableforêt:desormes,deschênes,untapisdemousseetdefeuillesséchées,dehautsrochers. Ilavançaitengardant lesyeuxrivéssursontéléphonepournepass’égarer.Ilavaitpeineàcroirequ’unevéritableforêtpuisses’étendreàquelquescentainesdemètres seulementd’unezoneaussi fréquentée.Plus lavégétation sedensifiait, plus la rumeurde lavillesedissipait,jusqu’àdisparaître.Bientôt,iln’yeutquelespiaillementsdesoiseauxetlebruissementdesfeuillages.

Gabrielsouffladanssesmainspourlesréchaufferetregardaunenouvellefoissonécran.Ilpensaits’êtreperdulorsqu’ilarrivadansuneclairièresauvage.

C’étaitunendroithorsdutemps,préservédetoutetprotégéparledômedoréqueformaitlefeuillaged’un orme gigantesque. La lumière avait quelque chose d’irréel, comme si des papillons aux ailes delumièrevirevoltaientdansleciel.Balayéesparunventléger,desfeuillesroussesvoltigeaientdansl’air.Unparfumdeterremouilléeetdefeuillesendécompositionflottaitdansl’atmosphère.

Aucentredelaclairière,unefemmedormait,allongéesurunbanc.

*

Gabriel s’approcha prudemment. C’était bien Alice Schäfer, recroquevillée en chien de fusil,protégéeparunblousondecuir, les jambes serréesdansun jean.Tachésd’hémoglobinecoagulée, lespansd’unchemisierdépassaientdublouson.Gabriels’alarma,ilcrutqu’elles’étaitblessée.Mais,aprèsavoir examiné le vêtement, il devina que ce sang devait être celui de Caleb Dunn, le gardien de laclinique.Ilsepenchajusqu’àfrôlerlescheveuxdelajeuneFrançaise,écoutalebruitdesarespirationetresta un instant à regarder les mille nuances des reflets d’or de son chignon, son visage fragile etdiaphane,seslèvressèches,rosepâle,d’oùsortaitunsoufflechaud.

Untroubleinattendumontaenlui,puisunfeudéstabilisants’allumadanstoutsonêtre.Lafragilitédecettefemme,lasolitudequiémanaitdececorpsabandonnérésonnaenluicommeundouloureuxécho.Il

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n’avaitfalluquedeuxsecondes,unsimpleregardposésurelle,pourquesonnentlestroiscoupsdudestinetque,happéparuneforceirrationnelle,ilsachequ’ilallaittoutfairepouraiderAliceSchäfer.

Le tempsétait compté.Leplusdélicatementpossible, il fouilla lespochesdublousonde la jeunefemme, trouva sonportefeuille, unepairedemenottes, l’armedeCalebDunn. Il laissa le calibre à saplace,maiss’emparadesmenottesetduportefeuille.Enexaminantsoncontenu,iltrouvalacartedeflicdeSchäfer,unephotod’unhommeblondauxcheveuxbouclésetleclichéd’uneéchographie.

Etmaintenant?Soncerveauphosphorait.Lesbasesd’unscénarioinsensésemettaientenplacedanssonesprit.Une

tramequiavaitcommencéàs’écriretouteseuledansletaxi,enécoutantlepianistedejazzàlaradio,enlisantlesarticlessurVaughn,letueurensérie,enrepensantàcequeluiavaitditThomassurl’amnésieantérograded’Aliceetledénidesamaladie.

«Chaquematin,àsonréveil,samémoireseréinitialisedefaçonétrange.Ellenesaitpasqu’elleestmaladeetcroitquelaveille,ellefaisaitlafêtesurlesChamps-Élysées.»

Àson tour, il vida ses poches pour faire l’inventaire de ce qu’il possédait : son portefeuille, sonportable, un stylo-bille laqué, son couteau suisse, le ticket de consigne de samallette qu’on lui avaitremislorsqu’ilavaitquittél’hôtel.

Ilfallaitqu’ilimproviseavecça.Letempssedilata.Lesélémentsdupuzzles’assemblaientdanssatêteàunevitessestupéfiante.Commefrappéparlagrâce,ilsutenquelquessecondesquelplanildevaitsuivre.

Surson téléphone, ilvérifia lenuméroduGreenwichHoteletavecsonstylo il le recopiadans lapaumed’Alice,enpriantpourqu’elleneseréveillepas.

Puisilquittaquelquesinstantslaclairière.Àunecinquantainedemètresplusaunord,ildécouvritunpetit étang traversé d’un minuscule pont en bois rustique et entouré d’arbustes aux troncs courts etpleureurs.

Àenjugerparlesnombreusesmangeoiresaccrochéesauxbranchesdesarbres,l’endroit–calmeetsilencieuxàcetteheure–devaitêtreunesortedepointd’observationcrééparlesornithologuesduparc.

Gabriel retira son trench-coat et déchira l’intérieur de la doublure pour en découper une lanièrelongueetfinequipouvaitfairepenseràunebandedegazedecouleurclaire.Ilôtasaveste,remontalamanchedesachemiseet,aveclalamedesoncouteausuisse,entrepritdegraversursonavant-brasunesuite de six chiffres – 141197 – correspondant à la combinaison des deux serrures de samallette. Ilgrimaça de douleur en sentant la lame s’enfoncer dans sa peau et entailler son épiderme. Si un gardeforestierdébarquaitmaintenant,ilseraitbienenpeinedeluiexpliqueràquoiiljouait.

Ilenroulasonbrasensanglantéaveclebandageartisanalpours’enfaireunpansement.Ilrabaissalamanchedesachemise,enfilasavesteetfitunballuchonavecsonimperméabledanslequelilglissasonportefeuilleainsiqueceluid’Alice,soncouteausuisse,samontreetsonstylo.

PuisilsedécidaàappelerThomas.–Dis-moiquetul’asretrouvéeetqu’elleestvivante!suppliasonami.–Oui,elles’estendormiesurunbancaumilieudelazoneforestière.–Tuasessayédelaréveiller?–Pasencore,maisilvafalloirlefaireavantquequelqu’unsepointe.–TuasrécupéréleflinguedeDunn?–Paspourl’instant.–Qu’est-cequetuattends?–Écoute,jeveuxbienessayerdelarameneràlaclinique,maisendouceur,àmafaçonetensuivant

mesrègles.–Commetuvoudras,concédaKrieg.

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Gabrielplissalesyeuxetsegrattalatête.–Àtonavis,quiva-t-ellechercheràcontacterlorsqu’elleseréveillera?–SansdoutesonamietcollègueSeymourLombart.C’estluiquiluiarecommandénotrecliniqueet

quiapayésontraitement.–Ilfautquetupréviennescetype.Quoiqu’ellepuisseluiraconter,demande-luidenepasluiparler

de samaladie.Dis-lui de gagner du temps et de suivre les instructions qu’on lui donnera au fur et àmesure.

–Tuessûrdetoncoup,là?Parceque…–Jenesuissûrderien,maissitun’espascontent,vienslacherchertoi-même.Àl’autreboutdufil,Kriegn’eutpourseuleréponsequ’unprofondsoupir.–Autrechose:AgathaestarrivéeàNewYork?–Ellem’aappeléilyadeuxminutes.Ellevientd’atterriràJFK.–Dis-luidevenir immédiatement àCentralPark.AunordduRamble, elle trouveraunpetit étang

entouréd’azalées.Prèsd’unpontrustiqueenrondins,ilyadesarbresavecdesmangeoiresenboispourles oiseaux. Dans la plus grande d’entre elles, je vais laisser toutesmes affaires ainsi que les effetspersonnels deSchäfer.Demande àAgathade les récupérer avant quequelqu’und’autrene les trouve.Dis-luiaussidesetenirprêteàm’aidersijeluitéléphone.

–Jelaprévienstoutdesuite,assuraThomasKrieg.Onserappellequand?– Lorsque je le pourrai. Inutile d’essayer de me joindre sur mon portable, je vais devoir m’en

débarrasser.–Bon,bonnechance,vieux.–Unedernièrequestion:AliceSchäfer,elleaunmec?–Pasàmaconnaissance.–Etcetype,là,Seymour?–J’aicrucomprendrequ’ilétaitgay.Pourquoitumedemandesça?–Pourrien.

*

Gabriel raccrocha et glissa le portable dans le ballot confectionné avec son imperméable, qu’ilenfonçaprofondémentdanslaplusvolumineusemangeoirequ’ilputtrouver.

Ilregagnalaclairièrepourconstateravecsoulagementqu’Alicen’avaitpasbougé.Là,ilréglalesderniersdétails.Ilsortitdesapocheleticketdeconsignedesamalletteetlefourra

dans la poche briquet du jean d’Alice. Puis il se pencha sur l’avant-bras de la jeune femme et, trèsdélicatement,fitjouerlebouton-poussoirdelamontred’hommequ’elleportaitaupoignet,trafiquantladatepour la réglerexactementunesemaineplus tôt.Sur lecadrande laPatek, lecalendrierperpétuelindiquaitdésormais«mardi8octobre»aulieudu15.

Enfin, ilpassa l’undesbraceletsdesmenottesaupoignetdroitd’Aliceet refermasur sonpoignetgauchel’autremâchoired’acier.

Àprésent,ilsétaientinséparables.Enchaînéspourlemeilleuretpourlepire.Iljetalacléleplusloinpossibledanslesbroussailles.Puisilsecouchaàsontoursurlebanc,fermantlesyeux,selaissantdoucementtombercontreleflanc

delajeunefemme.LepoidsducorpsmasculinsemblatirerAlicedesonsommeil.Ilétait8heuresdumatin.L’aventurepouvaitcommencer.

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26Lesmiroirs

On ne devrait pas davantage laisser les miroirs accrochés auxmursqu’onnelaissetraînersoncarnetdechèquesoudeslettresavouantd’odieuxforfaits.

VirginiaWOOLF

J’ouvrelesyeux.Je reconnais la chambre : blanche, minérale, intemporelle. Un sol en pierre de lave, des murs

immaculés,unearmoireetunpetitbureauenboispeint.Desvoletsintérieursàlargeslamesquidistillentunelumièrerasante.Unedécorationquirappelledavantageleconfortd’unhôtelquel’ascétismed’unechambred’hôpital.

Je sais parfaitement où je suis : chambre 06, SebagoCottageHospital, près de Portland, dans leMaine.Etpourquoij’ysuis.

Jemeredressesurl’oreiller.J’ail’impressiondemetrouverdansunnoman’slandsensoriel, telleuneétoilemorte, éteintedepuis longtemps,maisémettant encorede la lumière.Peuàpeu,pourtant, jeretrouvetoutemaconscience.Moncorpsest reposé,monesprits’estdélestéd’unpoids,commeaprèsunelongueplongéecauchemardesquequim’auraitfait traverserlespalaisdelaNuit,desSongesetduSommeil,combattreleCerbèreetterrasserlesFuriesavantderemonteràlasurface.

Jeme lève, faisquelquespaspiedsnus jusqu’à labaievitréeetouvre la fenêtre.Laboufféed’airglacé qui s’engouffre dans la pièceme régénère. Le panorama qui s’offre àmes yeux est à couper lesouffle.Entouréd’une forêtdesapinsauxversants raides, le lacSebagoétendseseauxcobalt surdeskilomètres.Unvéritableécrind’azuraumilieudesconifères.Uneroche immenseen formedechâteaufortculmineau-dessusdesflotssurlesquelss’avanceunejetéeenrondins.

–Bonjour,mademoiselleSchäfer.Surprise, je me retourne brusquement. Assise dans un coin de la pièce, une infirmière d’origine

asiatiquem’observeensilencedepuisplusieursminutessansquejel’aieremarquée.–J’espèrequevousvoussentezbien.LedocteurKeynevousattendprèsdulac.–LedocteurKeyne?–Ilm’ademandédevoussignalersaprésencedèsvotreréveil.Elle s’approche de la fenêtre et désigne un point à l’horizon. Je plisse les yeux pour apercevoir

Gabriel,lesmainsplongéesdanslecapotouvertdelaShelby.Deloin,ilm’adresseunsignedelamain,commeuneinvitationàlerejoindre.Dansleplacard,jeretrouvelavalisequej’aiemportéeavecmoi.J’enfileunjean,unpullchiné,unblouson,unepairedegrosseschaussuresetjesorsparlabaievitrée.

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*

Jemelaisseporter,hypnotiséeparlebleuprofonddelasurfacedulac.Àprésent,toutestclairdansmatête.Lessouvenirssontordonnés,rangésdanslesclasseursdema

mémoire. D’abord, le diagnostic alarmant de Clouseau, l’évocation par Seymour de l’existence duSebagoCottageHospital, sesdémarchespourmefaireadmettredans l’institution,mondépartpour lesÉtats-Unis,mespremiersjoursàlaclinique,l’implantationd’unpacemakercérébralsuivid’unecrisedepanique,ledénipuissantdemamaladie,monévasiondel’hôpital,malutteaveclegardien,mafuiteversNewYorkjusqu’àcebancdeCentralPark…

Puis cette rencontre insolite avec ce drôle de type, Gabriel Keyne, qui m’a accompagnée sur lechemin escarpé de cette journée insensée. Un jeu de pistes au cours duquel mes terreurs les plusprofondesontrefaitsurface:lespectred’ErikVaughn,lapertedemonbébé,letraumatismedelamortdePaul,mesdoutessurlaloyautédemonpèreetdeSeymour.Et,toujours,lerefusd’admettremonétatdesanté,jusqu’àmepersuaderdem’êtreréveilléelematindu8octobre,alorsquenousétionsunesemaineplustard.

–Bonjour,Alice, j’espèrequevousavezbiendormi,me lanceKeyne,en refermant lecapotde lavoiture.

Ilporteunpantaloncargoàpochesmultiples,ungrosceinturon,uncardiganenmaillecôtelée.Sabarbeestdrue,sescheveuxenbataille,sesyeuxcernésetbrillants.Lestracesdecambouisquimarquentsonvisagecommedespeinturesindienneslefontdavantageressembleràungaragistequ’àunmédecin.

Alorsquejerestesilencieuse,iltented’engagerlaconversation.–Jesuisdésolépourlaseringued’anesthésiqueplantéedansvotrecou.C’étaitleseulmoyendevous

fairerejoindrelesbrasdeMorphée.Ilattrapelacigarettecoincéederrièresonoreilleetl’allumeavecunvieuxbriquet-tempête.Jesais

désormais que cet homme n’est pas Vaughn. Mais qui est-il vraiment ? Comme s’il lisait dans mespensées,ilmetendunemainluisantedecambouisetdegraisse.

–GabrielKeyne,psychiatre,seprésente-t-ildefaçonformelle.Jerefusedelesaluer.–Jazzman,magicien,agentspécialduFBI,psychiatre…Vousêtesleroidesmythos,oui.Ilesquisseunsouriregrimaçant.–Jecomprendsquevoussoyezencolèrecontremoi,Alice.Pardond’avoirabusédevotrecrédulité,

mais,cettefois,jevouslepromets,jenevousmenspas.Comme souvent, je sens que la flic en moi reprend le dessus et je le bombarde de questions.

J’apprendsquec’estsonancienassocié,ThomasKrieg,ledirecteurdelaclinique,quiluiademandédemeretrouveràNewYorketdemeramenerici.

–Maispourquoiavoirprétenduêtrepianistedejazz?PourquoiDublin?Pourquoilesmenottes,leticketdeconsigneetlesinscriptionssurmamain?Pourquoitoutcebordel?

Ilexhaleunelonguevolutedefumée.–Toutçaparticipaitd’unscénarioécritdansl’urgence.–Unscénario?–Lamiseenscèned’unesortedejeuderôlespsychanalytique,sivouspréférez.Àmonregardincrédule,Gabrielcomprendqu’ilfautm’endireplus.–Ilfallaitquevouscessiezd’êtredansledénidevotremaladie.Quevousvousconfrontiezàvos

chimèrespourvousenlibérer.C’estmonmétier : reconstruire lesgens,essayerderemettredel’ordredansleuresprit.

–Etvousavezinventéce«scénario»commeça?– J’ai essayé d’entrer dans votre logique, dans votre façon de penser. C’est la méthode la plus

efficace pour établir un contact. J’ai improvisé au fur et à mesure, en fonction de ce que vous me

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racontiezetdesdécisionsquevouspreniez.Jesecouelatête.–Non,çanetientpasdebout,c’estimpossible.Ilmelanceunregardfranc.–Etpourquoidonc?Dansmatête,lajournéedelaveilledéfileenaccéléré.Puisdesimagessefigent,suscitantautantde

questions.–Leschiffresdesangsurvotrebras?–Jelesaigravésmoi-mêmeavecuncouteausuisse.J’aidumalàcroirecequej’entends.–LereçudeconsigneduGreenwichHotel?–C’estlàoùj’aipassélanuitaprèsuncongrès.–Lamalletteélectrifiée?–Lamienne.L’alarmeetladéchargeélectriquesedéclenchentautomatiquementdèsquelamallette

estéloignéedeplusdevingt-cinqmètresdelatélécommanderadio.–LeGPSdansmachaussure?–TouslespatientsdelacliniqueportentunGPSdansunedeleurssemelles.C’estuneformalitéqui

segénéralisedansleshôpitauxdesÉtats-Unispourlesmaladessouffrantd’untroubleliéàlamémoire.–Maisvousaussi,vousportiezunmouchard…Jerevoislascènedefaçonnette:devantlafriperie,GabrielentraindeprojetersaConversedans

unepoubellepublique.–Jevousaiditquej’enavaistrouvéun,maisvousnel’avezpasvu,etvousm’avezcrusansvérifier.Ilcontournelavoiture,ouvrelecoffreetensortuncric,puisunecléencroixpourchangerlaroue

crevéedelaShelby.Jerestestupéfaitedem’êtrelaisséabuser.–Mais…toutecettehistoireavecVaughn?–JecherchaisunmoyendenousfairequitterNewYork,explique-t-ilens’accroupissantpourretirer

l’enjoliveurdelarouecrevée.J’ailudansvotredossiercequeVaughnvousafaitsubir.Jesavaisqu’envousaiguillantsursapistejepourraisvousfaireallern’importeoù.

Jesenslacolèremonterenmoi.Jeseraiscapabledemejetersurluipourlerouerdecoups,maisavantjeveuxêtrecertainedebiencomprendre.

–Lesempreintessurlaseringue,c’étaientlesvôtres,biensûr?Vaughnestmort…–Oui,sivotrepèrevousaditqu’ilétaitsixpiedssousterre,iln’yaaucuneraisonderemettreen

causesaversion.Jegarderaicesecret,biensûr.D’ordinaire,jenesuispasunadeptedel’autodéfense,maisdanscecas,quipourraitleluireprocher?

–EtSeymour?–Krieg lui a téléphonépour lui demanderde collaborer avecnous.Plus tard, je l’ai appelémoi-

mêmepourl’inciteràvouslivrerdefauxindicesetàvousorienterversl’hôpital.–Quand?Nousavonstoujoursétéensemble.Ilmeregardeetsecouelatête,leslèvrespincées.–Pastoujours,Alice:àChinatown,j’aiattenduquevoussoyezsortiedelaboutiquepourdemander

au prêteur sur gages la permission de passer un appel. Plus tard, devant le jardin communautaire deHell’sKitchen,vousêtesrestéedanslavoiturependantquevouspensiezquej’appelaismonamiKennyd’unecabinetéléphonique.

Avec sa clé en croix, il semet à desserrer les boulons qui tiennent la roue tout en continuant salitanie.

–Àlagare,pendantquej’achetaisnosbillets,uneadorablegrand-mèrem’alaissépasserunappelavec son cellulaire. À Astoria, lorsque vous preniez votre bain, j’ai eu tout le temps d’utiliser le

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téléphonedubar à chicha.Enfin, alors quenous étions sur la route, je vous ai abandonnéeunebonnedizainedeminutesavec«Barbie»sousprétexted’alleracheterdescigarettes.

–Etpendantcetemps,vousétiezenligneavecSeymour?–C’estluiquim’aaidéàêtrecrédibledanscerôled’agentspécialduFBI.Jedoisbienavouerqu’il

a assuré au-delà demes espérances. Le coup du cadavre dans cette usine sucrière où il n’a bien sûrjamaismislespieds,c’étaitsonidée.

–L’enfoiré…–Ilvousaimebeaucoup,voussavez.Toutlemonden’apaslachanced’avoirunamicommelui.Ilinsèrelecricdansl’encocheetmoulinepourleverlavoituredequelquescentimètres.Enlevoyant

grimacerdedouleur,jemerappelleluiavoirdonnélaveilleuncoupdecouteauquiadûluioccasionneruneplaiemusculaireassezprofonde.Maisjenesuispasd’humeuràm’attendrir.

–Etmonpère?–Ah ! lui, c’étaitmon inquiétude.Pas certainque legrandAlainSchäfer acceptede jouer le jeu.

Heureusement,Seymourluiaopportunémentsubtilisésontéléphone.J’encaisselescoupscommeunboxeuracculédansuncoinduring.Maisjeveuxsavoir.Toutsavoir.–L’appartementd’Astoria?VotreamiKennyForrest?–Kennyn’existepas.J’ai inventécettehistoirede jazzmanparcequecettemusiquemepassionne.

Quantàl’appartement,c’estlemien.Àcepropos,vousmedevezunebouteilledeLaTâche1999.JemeréservaiscetteRomanée-Contipourunegrandeoccasion.

Àsonhabitude,ilpensequel’humourvaapaisermacolère.Ilmeprovoque,chercheàmefairesortirdemesgonds.

– Vous pouvez vous la carrer où je pense, votre bouteille ! La propriétaire de l’immeuble,MmeChaouch,pourquoinevousa-t-ellepasreconnu?

–Simplementparcequej’avaisappelédepuislagareenluidemandantdenerienlaisserparaître.Ildévissecomplètementlesboulons,retirelarouecrevéeavantdecomplétersonexplication.

–Agatha,l’assistantedeKrieg,étaitpasséequelquesminutesplustôtpourfairedisparaîtretoutcequiauraitpum’identifier:desphotos,desdossiers,desfactures…J’aitrèsmalàl’épaule.Vouspouvezmepasserlarouedesecours?

–Etvous,vouspouvezallervousfairefoutre?!Parlez-moidelacabanedanslesbois.Gabrielfaitunpasdecôté,vérifiesonbandagesoussoncardiganetsachemise.L’effortadûfaire

saignerlaplaie,maisilserrelesdentsetattrapelarouederechange.–Lacabane,c’estcelleduvraiCalebDunn.Etc’estmoiquiaidemandéàAgathadeclouersurla

portelestroisphotosquej’avaisaperçuesdansvotreportefeuille.–LaShelbyestàvousaussi,j’imagine?–Jel’aigagnéeaupokerlorsquej’habitaisàChicago,ditlepsychiatreenserelevantetens’essuyant

lesmains.L’écouterm’est insupportable.Jemesensrabaissée,humiliée.Enmemenantenbateaudelasorte,

Gabrielm’aenlevéladernièrechosequimerestait:lacertituded’êtreencoreunebonneflic.– J’avoue que j’ai eu de la chance, nuance-t-il. À deux reprises, vous avez failli me démasquer.

D’abord, lorsque vous avez insisté pour vous rendre avecmoi au laboratoire d’hématologiemédico-légaleetydéposerl’échantillondesang.

Jenesuispascertainedebiencomprendre.Jelelaissepoursuivre.–JeconnaisbienÉliane,lacliniquetravailleavecsonlabodepuislongtemps.Jen’aipaseuletemps

delaprévenir,maisellenem’ajamaisappelé«docteur»devantvous!Jenegoûteguèrel’ironiedel’anecdote.–Etladeuxièmefois?

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–Votrecollègue,Maréchal.Là,onestvraimentpassésàdeuxdoigtsdelacatastrophe.D’abord,j’aieudupotqu’ilnesoitpasaucourantdevotrearrêtdetravail.Ensuite,lorsqu’ilaeffectuésarequêtesurles caméras de surveillance, il s’est contenté de la faire en entrant le numéro de votre plaqued’immatriculation. S’il vous avait écrit dans son mail que les photos dataient d’une semaine, j’étaisfoutu!

Jehochelatête.Unecolèrefollemonteenmoi,unerageimpossibleàcanaliser.Untorrentderévolteetd’injusticequiprendpossessiondemoncorps.Jemebaissepourattraperlacléencroix.Jemerelève,medirigeversGabrielet,detoutesmesforces,jeluiassèneungrandcoupdansleventre.

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27Lesombresblanches

Necraignonspasdedirelavérité.

OVIDE

J’assèneundeuxièmecoupdecléencroixetGabriels’écrouledans lapoussière,pliéendeux, lesoufflecoupé.

–Vousêtesvraimentleroidessalopards!Ilportelesmainsàl’abdomen.Jecontinueàdéversermacolère.– Tout ce que vous m’avez raconté sur votre fils, sur la mort de la sœur de votre femme, c’est

dégueulassed’inventerdetelsmensonges!Iltentedeserelever,croiselesavant-brasetlesmetenoppositionpouréviterunnouveaucoup.–C’estvrai,Alice!Cettepartiedel’histoireestvraie!jure-t-il.Saufquejen’étaispasflic,mais

psychiatrebénévoledansuneassociationquiaidaitlesprostituées.Jelâchelacroixmétalliqueetlelaisseseremettredebout.–Ma femme est vraiment partie à Londres avec notre fils, explique-t-il en reprenant son souffle.

C’estpourmerapprocherdeluiquej’aiquittélaclinique.Malgrécetaveu,jecontinueàfulminer.–Cettemascaradevousabienamusé,n’est-cepas?Maisqu’est-cequeçam’apporte,àMOI?Jemejettesurlui,luidonnedescoupsdepoingsurletorse.Jehurle:–Qu’est-cequeçam’apporte,hein?Ilenserremespoingsdanssesgrandesmains.–Calmez-vous,maintenant!ordonne-t-ilfermement.Nousavonsfaittoutçapourvousaider.Leventselève.Jefrissonne.C’estvrai,obsédéeparl’enquête,j’avaispresquereléguélamaladieau

secondplan.

*

Jen’arrivepasàcroirequejevaism’éteindre.Cematin,j’ail’espritclairetaffûté.LesvitresdelaShelbymerenvoientuneimageflatteuse:celled’unefemmeencorejeuneetélancée,auxtraitsréguliers,aux cheveux qui flottent au vent. Pourtant, je connais à présent le caractère trompeur et éphémère del’apparence. Je sais que des plaques séniles sont en train de figermes neurones et d’encalminermoncerveau.Jesaisqueletempsm’estcompté.

–Vousdevezaccepterdesubirladeuxièmepartiedel’opération,insisteGabriel.

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–Çanesertàrien,votretruc.C’estungadgetpourplumerlesgogos.Toutlemondesaitqu’iln’yarienàfairecontrel’Alzheimer.

Ilprendunevoixplusdouce.– C’est vrai et faux à la fois. Écoutez, j’ignore ce qu’on vous a raconté sur cette opération. En

revanche, je sais que notre clinique s’est spécialisée dans la stimulation électrique des circuits de lamémoireetqueceprocédédonned’excellentsrésultats.

Jel’écoute.Ilessaiedesemontrerdidactique.–Grâce à de très fines électrodes, on envoie un courant continu de quelques volts dans plusieurs

zonesstratégiquesducerveau:lefornixetlecortexentorhinal.Cettestimulationvagénérerdesmicro-secousses qui vont avoir un effet sur l’hippocampe. On ne connaît pas encore complètement tous lesmécanismesd’action,maisl’idéeestd’améliorerl’activitédesneurones.

–Maiscetraitementneguéritpaslamaladie.–Chezbeaucoupdemalades,onconstateuneaméliorationdiscrètemaissignificativedelamémoire

épisodiqueetdelamémorisationspatiale.–«Discrète»?Génial…–Alice,cequejechercheàvousdire,c’estquenousavonsencoretroppeuderecul.C’estvrai,ce

n’est pas une science exacte. Chez certains patients traités, des souvenirs perdus se réveillent, lessymptômes régressent ou se stabilisent, mais chez d’autres, rien ne se passe et ils continuentmalheureusementàs’enfoncerdanslamaladie.

–Vousvoyezbien…–Cequejevois,c’estquerienn’estécritetquelessymptômespeuvents’accéléreretconduireàune

mort foudroyante comme ils peuvent stagner. Chez les personnes jeunes dont on a détecté lamaladieprécocement,ilyadesprobabilitésnonnégligeablesdelacontenir.C’estvotrecas,Alice.

Jerépètecommepourmoi-même:–Contenirlamaladie…– Freiner la progression de lamaladie, c’est gagner du temps,martèle-t-il. La recherche fait des

progrèschaquejour.Ilyaauradesavancées,c’estcertain…–Oui,danstrenteans.–Çapeutêtre trenteanscommeçapeutêtredemain.Regardezcequis’estpasséaveclesida.Au

débutdesannées1980,êtrediagnostiquéséropositiféquivalaitàunecondamnationàmort.Puisilyaeul’AZTetlestrithérapies.Desgensviventdepuistrenteansaveclamaladie…Jebaisselatêteetdisd’untonlas:

– Je n’en ai pas la force. C’est pour ça que j’ai paniqué après la première opération. Je voulaisrentrerenFrance,voirmonpèreunedernièrefoiset…

Ilserapprochedemoietplantesesyeuxdanslesmiens.–Etquoi?Vousmettreuneballedanslatête?Jeledéfieduregard.–Quelquechosecommeça,oui.–Jevouscroyaispluscourageuse…–Quiêtes-vouspourmeparlerdecourage?Ilserapprocheencore.Nosfrontssetouchentpresque,commedeuxboxeursavantlepremierround.–Dansvotremalheur,vousnevousrendezpascomptedevotrechance.Vousavezunamiquifinance

cetraitementetquiafaitjouersesrelationspourvousinscriredansceprogramme.Vousnelesavezpeut-êtrepas,maisilyaunelisted’attenteconsidérablepourbénéficierdecessoins.

–Ehbien,commeça,jelibèreuneplace.–Visiblement,vousnelaméritezpas,eneffet.

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Aumomentoùjem’yattendslemoins,jevoissesyeuxbriller.J’ylisdelacolère,delatristesse,delarévolte.

–Vousêtesjeune,vousêtesunebattante,vousêteslafemmelaplusdéterminéeetlaplustêtuequej’aie rencontrée dansma vie. S’il y a quelqu’un qui peut toiser cettemaladie, c’est bien vous !Vouspourriezêtreunexemplepourlesautresmaladeset…

– Je me fous d’être un exemple, Keyne ! Je ne gagnerai jamais ce combat, arrêtez votre baratinmaintenant.

Ils’insurge.–Donc,vousrendezlesarmes?C’esttellementplusfacile,eneffet.Vousvoulezenfinir?Allez-y!

Votresacesttoujourssurlesiègeetilyaencorevotrearmeàl’intérieur!D’unpasdécidé,Gabriels’éloigneendirectiondel’hôpital.Ilmeprovoque. Ilm’exaspère. Je suis fatiguée. Il ne sait pas qu’il ne faut pasm’entraîner sur ce

terrain.Que jemarchedepuis trop longtempsauborddugouffre. J’ouvre laportièrede laMustangetm’emparedelabesace.Jedéfaisleslanières.LeGlockestbienlà,ainsiqueletéléphonedontlabatterieest presque à plat. Je mets le portable dans ma poche machinalement, puis je vérifie le chargeur dupistoletetleglissedansmaceinture.

Lesoleilcommenceàêtrehautdansleciel.Jeregardeauloinetclignedesyeux,aveugléeparlesrefletsargentésquidansentsurlelac.Sansun

coupd’œilàGabriel,jem’éloignedelavoitureetm’avancesurl’embarcadère.Lapuissancetranquilledupaysagedégageuneimpressiondesérénitéetd’harmonie.Deprès,l’eau

estlimpide,presqueturquoise.Je finis parme retourner. Gabriel n’est plus qu’une silhouette dans l’allée. Trop loin pour tenter

quelquechose.Jem’empareduGlockenpolymèreetjerespireprofondément.Jesuisdévastée,laminée,àboutdesouffle.Auterminusd’unechutesansfinquiadébutébiendes

annéesplustôt.Jefermelesyeux.Dansmatêtesedétachentlesfragmentsd’unehistoiredontjeconnaissaisdéjàla

fin.Aufonddemoi,n’ai-jepastoujourseulaconvictionquemaviesetermineraitainsi?Seule,maislibre.Commej’aitoujoursessayédevivre.

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28D’unseulcœur

Les seuls chemins qui valent d’être empruntés sont ceux quimènentàl’intérieur.

CharlesJULIET

Jeplacelecanonfroiddel’armedansmabouche.Garderlamaîtrise.Nepasdevenirunefemmeàlamémoiremorte.Unemaladequel’onenfermedans

unechambred’hôpital.Décider,jusqu’aubout,ducheminquedoitprendremonexistence.Entoutelucidité.Personnenem’enlèveraça.Madernièreliberté.Lesyeuxclos,jevoisdéfilerlesinstantanésdesjoursheureuxavecPaul.Desmilliersdeclichésque

leventbalaieetemportedansl’atmosphère,ouvrantunpassageversleciel.Soudain,jel’aperçois,tenantlamaindesonpère.Cetenfantdontnousn’avionspasencorechoisile

prénometquin’enaurajamais.Cetenfantquejeneconnaîtraipas,maisdontj’aiimaginélevisagetantdefois.

Ilssontlà,touslesdeux,danscesténèbresbienveillantes.Lesdeuxhommesdemavie.Jesensdeslarmesroulersurmesjoues.Jegardelesyeuxfermés,lecalibredansmabouche,mon

doigtsurladétente,prêteàfairefeu.Prêteàlesrejoindre.L’enfantlâchealorslamaindePauletfaitquelquespasversmoi.Ilestsibeau…Cen’estplusun

bébé.Déjàunvraipetitgarçon.Avecunechemiseàcarreauxetunpantalonretroussé.Quelâgea-t-il?Troisans?Quatre,peut-être.Jerestefascinéeparlapuretédesonregard,l’innocencedesonexpression,lespromessesetlesdéfisquejelisdanssesyeux.

–Maman,j’aipeur,viensavecmoi,s’ilteplaît.Savoixm’interpelle.Ilmetendlamain.Moiaussi,j’aipeur.L’attractionestpuissante.Unsanglotmesuffoque.Jesaispourtantquecetenfantn’estpasréel.Qu’il

n’estqu’unesimpleprojectiondemonesprit.–Viens,s’ilteplaît.Maman…J’arrive…Mondoigt se crispe sur la détente.Un gouffre s’ouvre enmoi. Je sens une tension dans toutmon

corps,commesis’élargissaitplusencorecettefaillebéantequejeporteenmoidepuisl’enfance.

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C’est l’histoired’une fille tristeet solitaire,quin’a jamais trouvé saplacenullepart.Unebombehumaine sur le point d’exploser. Une Cocotte-Minute constamment sous pression dans laquellebouillonnentdepuistroplongtempsduressentiment,del’insatisfaction,uneenvied’êtreailleurs.

Appuie.Presseladétente.Ladouleuretlapeurdisparaîtrontimmédiatement.Fais-lemaintenant.Tuenaslecourage,lalucidité,lafaiblesse…C’estlebonmoment.

Untremblementlelongdemacuisse.Letéléphoneportablequivibredansmapoche.J’essaiedelesretenir,maisPauletl’enfants’évaporent.Lacolèresuccèdeàlatristesse.J’ouvreles

yeux, retire le pistolet de ma bouche et décroche rageusement. J’entends la voix de Gabriel dans lecombiné.

–Nefaitespasça,Alice.Jemeretourne.Ilestàcinquantemètresderrièremoi,ilserapproche.–Ons’esttoutdit,Gabriel.–Jenecroispas,non.Jehurlededésespoir:– Laissez-moi tranquille ! Vous avez peur pour votre carrière, c’est ça ?Une patiente qui se fait

exploserlatêtedansl’enceintedevotrebelleclinique,çaferaitdésordre,hein?–Vousn’êtesplusmapatiente,Alice…Jereprendsmesesprits.–Commentça?–Vouslesavezbien.Unmédecinn’apasledroitd’êtreamoureuxdesapatiente.–Votredernièretentativeestpathétique,Keyne!– Pourquoi croyez-vous que j’ai pris tous ces risques ? enchaîne-t-il en avançant d’un pas. J’ai

éprouvéquelquechosepourvousdèsquejevousaivuecouchéesurcebanc.–Vousêtesridicule.–Jenejouepas,Alice.–Onneseconnaîtpas.–Jecroisquesi,justement.Ouplutôt,ons’estreconnus.Jelerepousse.–Vous,lequeutardsanslimites,amoureuxdemoi?«Unefilledanschaqueport»:vouscroyezque

jenemesouvienspasdevotredevise?–Unmensongepoursoignermonpersonnagedejazzman.–Vousmateztoutcequibouge!–Jevoustrouvebelleàtomber,Alice.J’aimevotremauvaiscaractère,votresensdelarepartie.Je

nemesuisjamaissentiaussibienavecquelqu’un.Je le fixe sans pouvoir dire unmot.La sincérité que je perçois dans ses parolesme pétrifie. Il a

risquésapeaupourmoi,c’estvrai.Hiersoir,j’aimêmeétéàdeuxdoigtsdeluitirerdessus.Ilinsiste.– J’ai envie de fairemille choses avec toi : de te parler des livres que j’aime, de temontrer le

quartieroùj’aigrandi,detepréparermarecettedemacandcheeseauxtruffes,de…Leslarmesbrouillentdenouveaumavue.LesmotsdeGabrielm’enveloppentdeleurdouceuretj’ai

enviedem’abandonneràcesentiment.Jemesouviensdelapremièrefoisoùj’aivusonvisagesurcefameuxbancdeCentralPark.Nousavonsétécomplicesdanslaseconde.Jelerevoisdanscemagasindejouets,drapédanssacape,fairedestoursdemagiepouramuserlesenfants.

Pourtant,jelecoupe:–Cettefemmequevousprétendezaimer,Gabriel…Dansquelquesmois,voussaveztrèsbienqu’elle

auradisparu.Ellenevousreconnaîtraplus.Ellevousappellera«monsieur»etilfaudral’enfermerdansunechambred’hôpital.

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–C’estuneéventualité,maiscen’estpascertain.Etjesuisprêtàprendrecerisque.Jelâcheletéléphoneaumomentoùsabatterierendl’âme.Gabrielestdevantmoi,àmoinsdedixmètres.–S’ilyabienquelqu’unquipeutmenercecombat,c’esttoi.Ilsetientdésormaisàquelquescentimètres.–Maisçanedépendpasdemoi.–Onvasebattretouslesdeux,Alice.Jecroisqu’onfaitunebelleéquipe,non?–J’aipeur!J’aitellementpeur…Unebourrasquesoulève lapoussièreet fait trembler lesaiguillesdoréesdesmélèzes.Lefroidme

brûlelesdoigts.–Jesaiscombienceseradifficile,maisilyaura…

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Ilyaura…

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Ilyauradesmatinsclairsetd’autresobscurcisdenuages.Ilyauradesjoursdedoute,desjoursdepeur,desheuresvainesetgrisesdansdessallesd’attente

auxodeursd’hôpital.Ilyauradesparenthèseslégères,printanières,adolescentes,oùlamaladieelle-mêmeseferaoublier.Commesiellen’avaitjamaisexisté.Puislaviecontinuera.Ettut’yaccrocheras.

*

Ilyaura lavoixd’EllaFitzgerald, laguitarede JimHall,unemélodiedeNickDrake revenuedupassé.

Ilyauradespromenadesenborddemer,l’odeurdel’herbecoupée,lacouleurd’uncieldetraîne.Ilyauradesjoursdepêcheàmaréebasse.Desécharpesnouéespouraffronterlevent.Deschâteauxdesablequitiendronttêteauxvaguessalées.EtdescannoliaucitronavaléssurlepoucedanslesruesduNorthEnd.

*

Il y aura unemaisondans une artère ombragée.Des lampadaires en fonte auhalo coloré.Un chatroux,bondissant,ungroschienbienveillant.

Ilyauracematind’hiveroùjeseraienretardpourallertravailler.Jedescendraitroispartroislesmarchesdel’escalier.T’embrasseraiencoupdevent,attraperaimes

clés.Laporte,l’alléepavée,lemoteurallumé.Etaupremierfeurouge,jeréaliseraiqu’unepetitetétinetientlieudeporte-clés.

*

Ilyaura…Delasueur,dusang,lepremiercrid’unbébé.Unéchangederegards.Unpactepourl’éternité.

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Desbiberonstouteslesquatreheures,despaquetsdecouchesempilés,delapluiesurlesvitres,dusoleildanstoncœur.

*

Ilyaura…Unetableàlanger,unebaignoirecoquillage,desotitesàrépétition,uneménageriedepeluches,des

berceusesfredonnées.Dessourires,dessortiesauparc,despremierspas,untricycledansl’allée.Avantdes’endormir,deshistoiresdeprincesterrassantdesdragons.Desanniversairesetdesrentréesdesclasses.Desdéguisementsdecow-boy,desdessinsd’animaux

accrochésaufrigo.Desbataillesdeboulesdeneige,destoursdemagie,destartinesdeconfitureàl’heuredugoûter.

*

Etletempspassera.Ilyaurad’autresséjoursàl’hôpital,d’autresexamens,d’autresalertes,d’autrestraitements.Chaquefois,tumonterasaufront,lapeurauventre,lecœurserré,sansmeilleurearmequetonenvie

devivreencore.Chaque fois, tu te diras que, quoi qu’il puisse t’arriver à présent, tous cesmoments arrachés à la

fatalitévalaientlapeined’êtrevécus.Etquepersonnenepourrajamaistelesenlever.

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Merci

ÀIngrid,

ÀÉdithLeblond,BernardFixotetCatherinedeLarouzière.

ÀSylvieAngel,AlexandreLabrosse,JacquesBartolettietPierreCollange.

ÀValérieTaillefer,Jean-PaulCampos,BrunoBarbette,VirginiePlantard,CarolineSers,StéphanieLeFolletIsabelledeCharon.

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Références

Chapitre 1 : Stephen King,Nuit noire, étoiles mortes, traduit par Nadine Gassie, AlbinMichel,2012;chapitre2:LesfrèresGrimm;chapitre3:BlaisePascal,LesPensées,XXI,GuillaumeDesprez,1670 (orthographemodernisée) ; chapitre4 :AlbertEinstein ; chapitre5 :WillaCather,LeChant del’alouette,traduitparMarcChénetier,Rivages,2007;chapitre6:StefanZweig,Vingt-quatreheuresdela vie d’une femme, traduit parOlivierBournac etAlzirHella, « LeLivre de Poche », LGF, 1993 ;chapitre 7 : Joseph Kessel, propos rapporté par J.-M. Guenassia, dans Le Club des incorrigiblesoptimistes, Albin Michel, 2009 ; chapitre 8 : William Wordsworth, Quelques Poèmes de WilliamWordsworth,traduitsparÉmileLegouis,LeopoldCerféditeur,1896;chapitre9:EmilyDickinson,ThePoemsofEmilyDickinson,BelknapPress. 1999,HarvardUniversityPress, 1999 ; chapitre 10 :LaoTseu ; chapitre 11 : Didier Van Cauwelaert, Poisson d’amour, Seuil, 1984 ; chapitre 12 : Sénèque,LettresàLucilius,19,96,5,dansŒuvresdeSénèquelePhilosophe,tomeItraduitparM.Charpentieret M. Lemaistre, Garnier, 1860 ; chapitre 13 : James Salter, Un bonheur parfait, traduit par LisaRosenbaum et Anne Rabinovitch, l’Olivier, 1997 ; chapitre 14 : Introduction de Stephen King à TheShining,SimonandSchuster,2002;chapitre15:locutionlatinetraditionnellementattribuéeàVégèce;chapitre16:DonnaTartt,LeMaîtredesillusions,traduitparPierreAlien,«Feuxcroisés»,Plon,1993;chapitre17:AndreïTarkovski;chapitre18:Locutionlatine;chapitre19:EmilyDickinson,«UntoaBrokenHeart»,Œuvrescomplètes,traduitparFrançoiseDelphy,Flammarion,2009;chapitre20:JeanTardieu ; chapitre 21 : Le Livre de L’Ecclésiaste ; chapitre 22 : Guillaume Apollinaire, « Le PontMirabeau »,Alcools,Mercure de France, 1913 ; chapitre 23 : Lewis Carroll, Alice’s Adventures inWonderland,Macmillan andCo, 1865 ; chapitre 24 : FriedrichHölderlin, « Patmos » ; chapitre 25 :Albert Cohen,Belle du Seigneur, Gallimard, 1968 ; chapitre 26 : VirginiaWoolf, LaDame dans lemiroir:réflexion,traductionparMichèleRivoire,dansŒuvresromanesques,II,«BibliothèquedelaPléiade»,Gallimard,2012;chapitre27:Ovide,LesHéroïdes,épitre5;chapitre28:CharlesJuliet,Danslalumièredessaisons:lettresàuneamielointaine,POL,1991.

Citationp.148:CharlesBaudelaire,«LeSpleendeParis»,PetitsPoèmesenprose,MichelLevy,1869.

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DUMÊMEAUTEURAuxéditionsXO

Etaprès…,2004Sauve-moi,2005Seras-tulà?2006Parcequejet’aime,2007Jerevienstechercher,2008Queserais-jesanstoi?2009Lafilledepapier,2010L’appeldel’ange,2011Septansaprès…,2012Demain…,2013CentralPark,2014

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©XOÉditions,2014.

Encouverture:©JoeJosephsPhotography/GettyImages;©JulioCalvoGlasshouse/Plainpictures;©Hepatus/GettyImages

EAN:978-2-84563-720-7

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.