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Les Lvres nues Numro 9 Novembre 1956

Thorie de la drive

ENTRE les divers procds situationnistes, la drive se prsente comme une technique du passage htif travers des ambiances varies. Le concept de drive est indissolublement li la reconnaissance deffets de nature psychogographique, et laffirmation dun comportement ludique-constructif, ce qui loppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes se livrant la drive renoncent, pour une dure plus ou moins longue, aux raisons de se dplacer et dagir quelles se connaissent gnralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de lalatoire est ici moins dterminante quon ne croit : du point de vue de la drive, il existe un relief psychogographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent laccs ou la sortie de certaines zones fort malaiss. Mais la drive, dans son unit, comprend la fois ce laisser-aller et sa contradiction ncessaire : la domination des variations psychogographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilits. Sous ce dernier aspect, les donnes mises en vidence par lcologie, et si born que soit a priori lespace social dont cette science se propose ltude, ne laissent pas de soutenir utilement la pense psychogographique. Lanalyse cologique du caractre absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rle des microclimats, des units lmentaires entirement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de laction dominante de centres dattraction, doit tre utilise et complte par la mthode psychogographique. Le terrain passionnel objectif o se meut la drive doit tre dfini en mme temps selon son propre dterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son tude sur Paris et lagglomration parisienne (Bibliothque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952) note qu un quartier urbain nest pas dtermin seulement par les facteurs gographiques et conomiques mais par la reprsentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont ; et prsente dans le mme ouvrage pour montrer ltroitesse du Paris rel dans lequel vit chaque individu gographiquement un cadre dont le rayon est extrmement petit le trac de tous les parcours effectus en une anne par une tudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimension rduite, sans chappes, dont les trois sommets sont lcole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano. Il nest pas douteux que de tels schmas, exemples dune posie moderne susceptible dentraner de vives ractions affectives dans ce cas lindignation

quil soit possible de vivre de la sorte , ou mme la thorie, avance par Burgess propos de Chicago, de la rpartition des activits sociales en zones concentriques dfinies, ne doivent servir aux progrs de la drive. Le hasard joue dans la drive un rle dautant plus important que lobservation psychogographique est encore peu assure. Mais laction du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, tout ramener lalternance dun nombre limit de variantes, et lhabitude. Le progrs ntant jamais que la rupture dun des champs o sexerce le hasard, par la cration de nouvelles conditions plus favorables nos desseins, on peut dire que les hasards de la drive sont foncirement diffrents de ceux de la promenade, mais que les premires attirances psychogographiques dcouvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe drivant autour de nouveaux axes habituels, o tout les ramne constamment. Une insuffisante dfiance lgard du hasard, et de son emploi idologique toujours ractionnaire, condamnait un chec morne la clbre dambulation sans but tente en 1923 par quatre surralistes partir dune ville tire au sort : lerrance en rase campagne est videmment dprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais lirrflexion est pousse bien plus loin dans Mdium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote parce que tout cela participerait dune mme libration antidterministe quelques expriences probabilistes, par exemple sur la rpartition alatoire de ttards de grenouille dans un cristallisoir circulare, dont il donne le fin mot en prcisant : il faut, bien entendu, quune telle foule ne subisse de lextrieur aucune influence directrice . Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux ttards qui ont cet avantage dtre aussi dnus que possible dintelligence, de sociabilit et de sexualit , et, par consquent, vraiment indpendants les uns des autres . Aux antipodes de ces aberrations, le caractre principalement urbain de la drive, au contact des centres de possibilits et de significations que sont les grandes villes transformes par lindustrie, rpondrait plutt la phrase de Marx : Les hommes ne peuvent rien voir autour deux qui ne soit leur visage, tout leur parle deux-mmes. Leur paysage mme est anim. * On peut driver seul, mais tout indique que la rpartition numrique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues une mme prise de conscience, le recoupement des impressions de ces diffrents groupes devant permettre daboutir des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change dune drive lautre. Audessus de quatre ou cinq participants, le caractre propre la drive dcrot rapidement, et en tout cas il est impossible de dpasser la dizaine sans que la drive ne se fragmente en plusieurs drives menes simultanment. La pratique de ce dernier mouvement est dailleurs dun grand intrt, mais les difficults quil entrane nont pas permis jusqu prsent de lorganiser avec lampleur dsirable. La dure moyenne dune drive est la journe, considre comme lintervalle de temps compris entre deux priodes de sommeil. Les points de dpart et darrive, dans le temps, par rapport la journe solaire, sont indiffrents, mais il faut noter cependant que les dernires heures de la nuit sont gnralement impropres la drive. Cette dure moyenne de la drive na quune valeur statistique. Dabord, elle se prsente assez rarement dans toute sa puret, les intresss vitant difficilement, au dbut ou la fin de cette journe, den distraire une ou deux

heures pour les employer des occupations banales ; en fin de journe, la fatigue contribue beaucoup cet abandon. Mais surtout la drive se droule souvent en quelques heures dlibrment fixes, ou mme fortuitement pendant dassez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgr les arrts imposs par la ncessit de dormir, certaines drives dune intensit suffisante se sont prolonges trois ou quatre jours, voire mme davantage. Il est vrai que dans le cas dune succession de drives pendant une assez longue priode, il est presque impossible de dterminer avec quelque prcision le moment o ltat desprit propre une drive donne fait place un autre. Une succession de drives a t poursuivie sans interruption notable jusquaux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entranent la disparition de bon nombres des anciennes. Linfluence sur la drive des variations du climat, quoique relle, nest dterminante que dans le cas de pluies prolonges qui linterdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espces de prcipitations y sont plutt propices. Le champ spatial de la drive est plus ou moins prcis ou vague selon que cette activit vise plutt ltude dun terrain ou des rsultats affectifs droutants. Il ne faut pas ngliger le fait que ces deux aspects de la drive prsentent de multiples interfrences et quil est impossible den isoler un ltat pur. Mais enfin lusage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours dune drive on prend un taxi, soit pour une destination prcise, soit pour se dplacer de vingt minutes vers louest, cest que lon sattache surtout au dpaysement personnel. Si lon tient lexploration directe dun terrain, on met en avant la recherche dun urbanisme psychogographique. Dans tous les cas le champ spatial est dabord fonction des bases de dpart constitues, pour les sujets isols, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de runion choisis. Ltendue maximum de ce champ spatial ne dpasse pas lensemble dune grande ville et de ses banlieues. Son tendue minimum peut tre borne une petite unit dambiance : un seul quartier, ou mme un seul lot sil en vaut la peine ( lextrme limite la drive-statique dune journe sans sortir de la gare Lazare). Lexploration dun champ spatial fix suppose donc ltablissement de bases, et le calcul des directions de pntration. Cest ici quintervient ltude des cartes, tant courantes qucologiques ou psychogographiques, la rectification et lamlioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le got du quartier en lui-mme inconnu, jamais parcouru, nintervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problme est tout fait subjectif, et ne subsite pas longtemps. Ce critre na jamais t employ, si ce nest, occasionnellement, quand il sagit de trouver les issues psychogographiques dune zone en scartant systmatiquement de tous les points coutumiers. On peut alors sgarer dans des quartiers dj fort parcourus. La part de lexploration au contraire est minime, par rapport celle dun comportement droutant, dans le rendez-vous possible . Le sujet est pri de se rendre seul une heure qui est prcise dans un endroit quon lui fixe. Il est affranchi des pnibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisquil na personne attendre. Cependant ce rendez-vous possible layant men limproviste en un lieu quil peut connatre ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en mme temps donner au mme endroit un autre rendez-vous possible quelquun dont il ne peut prvoir lidentit. Il peut mme ne lavoir jamais vu, ce qui incite lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou mme rencontrer par hasard celui qui a fix le rendez-

vous possible . De toute faon, et surtout si le lieu et lheure ont t bien choisis, lemploi du temps du sujet y prendra une tournure imprvue. Il peut mme demander par tlphone un autre rendez-vous possible quelquun qui ignore o le premier la conduit. On voit les ressources presques infinies de ce passetemps. Ainsi, quelques plaisanteries dun got dit douteux, que jai toujours vivement apprcies dans mon entourage, comme par exemple sintroduire nuitamment dans les tages des maisons en dmolition, parcourir sans arrt Paris en auto-stop pendant une grve des transports, sous le prtexte daggraver la confusion en se faisant conduire nimporte o, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relveraient dun sentiment plus gnral qui ne serait autre que le sentiment de la drive. * Les enseignements de la drive permettent dtablir les premiers relevs des articulations psychogographiques dune cit moderne. Au-del de la reconnaissance dunits dambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on peroit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs dfenses. On en vient lhypothse centrale de lexistence de plaques tournantes psychogographiques. On mesure les distances qui sparent effectivement deux rgions dune ville, et qui sont sans commune mesure avec ce quune vision approximative dun plan pouvait faire croire. On peut dresser, laide des vieilles cartes, de vues photographiques ariennes et de drives exprimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu prsent, et dont lincertitude actuelle, invitable avant quun immense travail ne soit accompli, nest pas pire que celle des premiers portulans, cette diffrence prs quil ne sagit plus de dlimiter prcisment des continents durables, mais de changer larchitecture et lurbanisme. Les diffrentes units datmosphre et dhabitation, aujourdhui, ne sont pas exactement tranches, mais entoures de marges frontires plus ou moins tendues. Le changement le plus gnral que la drive conduit proposer, cest la diminution constante de ces marges frontires, jusqu leur suppression complte. Dans larchitecture mme, le got de la drive porte prconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possiblits modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955 la construction New-York dun immeuble o lon peut voir les premiers signes dune occasion de drive lintrieur dun appartement : Les logements de la maison hlicodale auront la forme dune tranche de gteau. Ils pourront tre agrandis ou diminus volont par le dplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-tage vite de limiter le nombre de pices, le locataire pouvant demander utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce systme permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pices en un appartement de douze pices ou plus. * Le sentiment de la drive se rattache naturellement une faon plus gnrale de prendre la vie, quil serait pourtant maladroit den dduire mcaniquement. Je ne mtendrai ni sur les prcurseurs de la drive, que lon peut reconnatre justement, ou dtourner abusivement, dans la littrature du pass, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette activit entrane. Les difficults de la drive sont celles de la libert. Tout porte croire que lavenir prcipitera le changement irrversible du comportement et du dcor de la socit actuelle. Un

jour, on construira des villes pour driver. On peut utiliser, avec des retouches relativement lgres, certaines zones qui existent dj. On peut utiliser certaines personnes qui existent dj. GUY-ERNEST DEBORD * Deux comptes rendus de drive

I. Rencontres et troubles conscutifs une drive continue LE SOIR du 25 dcembre 1953, les lettristes G[illes] I[vain], G[uy] D[ebord] et G[atan] L[anglais], entrant dans un bar algrien de la rue Xavier-Privas o ils ont pass toute la nuit prcdente et quils appellent depuis longtemps Au Malais de Thomas sont amens converser avec un Antillais denviron quarante ans, dune lgance assez insolite parmi les habitus de ce bouge, qui, leur arrive, parlait avec K., le tenancier du lieu. Lhomme demande aux lettristes, contre toute vraisemblance, sils ne sont pas dans larme . Puis, sur leur rponse ngative, il insiste vainement pour savoir quelle organisation ils appartiennent . Il se prsente lui-mme sous le nom, manifestement faux, de Camille J. La suite de ses propos est parseme de concidences (les adresses quil cite, les proccupations qui sont celles de ses interlocuteurs cette semaine-l, son anniversaire qui est aussi celui de G.I.) et de phrases quil veut double sens, et qui semblent tre des allusions dlibres la drive. Mais le plus remarquable est son dlire croissant qui tourne autour dune ide de voyage press il voyage continuellement et le rpte souvent. J. en vient dire srieusement quarrivant de Hambourg il avait cherch ladresse du bar o ils sont prsent il y tait venu autrefois, un instant, lavait aim , ne la trouvant pas, il avait fait un saut New-York pour la demander sa femme ; et ladresse ntant pas non plus New-York, cest fortuitement quil venait de retrouver le bar. Il arrive dOrly. (Aucun avion na atterri depuis plusieurs jours Orly, par suite dune grve du personnel de la scurit complique de mauvaise visibilit, et G.D. le sait parce que lui-mme est arriv lavant-veille, par train, aprs avoir t retard deux jours sur larodrome de Nice). J. dclare G.L., dun air de certitude attriste, que ses activits actuelles doivent tre au-dessus de ses capacits (G.L. sera en effet exclu deux mois plus tard). J. propose aux lettristes de les retrouver au mme endroit le lendemain : il leur fera goter un excellent rhum de sa plantation . Il a aussi parl de leur faire connatre sa femme, mais ensuite, et sans contradiction apparente, il a dit que le lendemain il serait veuf , sa femme partant de bon matin pour Nice en automobile. Aprs quil soit sorti, K., interrog (lui-mme ignore tout des activits des lettristes), ne peut rien dire sinon quil la vu boire un verre une fois, il y a quelques mois. Le lendemain J. vient au rendez-vous avec sa femme, une Antillaise de son ge, assez belle. Il fait, avec son rhum, un punch hors de pair. J. et sa femme exercent une attraction dune nature peu claire sur tous les Algriens du bar, la fois enthousiastes et dfrents. Une agitation dune intensit trs inhabituelle se traduit par le fracas de toutes les guitares ensemble, des cris, des danses. J. rtablit instantanment le calme en portant un toast imprvu nos frres qui meurent sur les champs de bataille (bien qu cette date, nulle part hors dIndochine il ny ait de lutte arme de quelque envergure). La

conversation atteint en valeur dlirante celle de la veille, mais cette fois avec la participation de la femme de J. Remarquant quune bague que J. portait le soir prcdent est maintenant au doigt de sa femme, G.L. dit assez bas G.I., faisant allusion leurs commentaires de la veille qui navaient pas manqu dvoquer les zombies et les signes de reconnaissance de sectes secrtes : Le Vaudou a chang de main . La femme de J. entend cette phrase et sourit dun air complice. Aprs avoir encore parl des rencontres et des lieux qui les provoquent, J. dclare ses interlocuteurs quil ne sait pas si lui-mme les rencontrera un jour, car ils sont peut-tre trop forts pour lui . On lassure du contraire. Au moment de se sparer G.I. propose de donner la femme de J., puisquelle doit partir pour Nice, ladresse dun bar assez attirant dans cette ville. J. rpond alors froidement que cest malheureusement trop tard puisquelle est partie depuis le matin. Il prend cong en affirmant que maintenant il est sr quils se reverront un jour serait-ce mme dans un autre monde ajoutant sa phrase un vous me comprenez ? qui corrige compltement ce quelle pourrait avoir de mystique. Le soir du 31 dcembre au mme bar de la rue Xavier-Privas, les lettristes trouvent K. et les habitus terroriss malgr leurs habitudes de violence par une sorte de bande, forte dune dizaine dAlgriens venus de Pigalle, et qui occupent les lieux. Lhistoire, des plus obscures, semble concerner la fois une affaire de fausse monnaie et les rapports quelle pourrait avoir avec larrestation dans ce bar mme, quelques semaines auparavant, dun ami de K., pour trafic de stupfiants. Comme il est apparent que le premier dsir des visiteurs est de ne pas mler des Europens un rglement de comptes qui, entre NordAfricains, nveillera pas grande attention de la police, et comme K. leur demande instamment de ne pas sortir du bar, G.D. et G.I. passent la nuit boire au comptoir (o les visiteurs ont plac une fille amene par eux) parlant sans arrt et trs haut, devant un public silencieux, de manire aggraver encore linquitude gnrale. Par exemple, peu avant minuit, sur la question de savoir qui doit mourir cette anne ou lanne prochaine ; ou bien en voquant le mot du condamn excut laube dun premier janvier : Voil une anne qui commence bien ; et toutes les boutades de ce genre qui font blmir la quasi-totalit des antagonistes. Mme vers le matin, G.D. tant ivre-mort, G.I. continue seul pendant quelques heures, avec un succs toujours aussi marqu. La journe du 1er janvier 1954 se passe dans les mmes conditions, les multiples manuvres dintimidation et les menaces voiles ne persuadant pas les deux lettristes de partir avant la rixe, et eux-mmes narrivant joindre aucun de leurs amis par le tlphone dont ils nont pu semparer quen payant daudace. Enfin, aux approches du soir, les amis de K. et les trangers arrivent un compromis et se quittent de mauvaise grce (K. par la suite ludera avec crainte toute explication de cette affaire, et les lettristes jugeront discret dy faire peine allusion). Le lendemain, vers la fin de laprs-midi, G.D. et G.I., sapercevant soudain quils sont prs de la rue Vieille du Temple, dcident daller revoir un bar de cette rue o, six semaines plus tt, G.I. avait not quelque chose de surprenant : comme il y entrait, au cours dune drive en compagnie de P[atrick] S[traram], le barman, manifestant une certaine motion sa vue, lui avait demand Vous venez sans doute pour un verre ? et, sur sa rponse affirmative, avait continu Il ny en a plus, revenez demain . G.I. avait alors machinalement rpondu Cest bien , et tait sorti ; et P.S., quoique tonn dune raction si absurde, lavait suivi. Lentre de G.I. et G.D. dans le bar fait taire linstant une dizaine dhommes qui parlaient en yiddish, assis deux ou trois tables, et tous coiffs de chapeaux. Alors que les lettristes boivent quelques verres dalcool au comptoir, tournant le dos la porte, un homme, galement coiff dun chapeau,

entre en courant, et la serveuse quils nont jamais vue leur fait signe de la tte que cest lui quils doivent sadresser. Lhomme apporte une chaise un mtre deux, sasseoit, et leur parle trs haute voix, et fort longtemps, en yiddish, sur un ton tantt convaincant et tantt menaant mais sans agressivit dlibre, et surtout sans avoir lair dimaginer quils puissent ne rien comprendre. Les lettristes restent impassibles ; regardant avec le maximum dinsolence les individus prsents qui, tous, semblent attendre leur rponse avec quelque angoisse ; puis finissent par sortir. Dehors, ils saccordent pour constater quils nont jamais vu une ambiance aussi glaciale, et que les gangsters de la veille taient des agneaux en comparaison. Drivant encore un peu plus loin, ils arrivent au pont Notre-Dame quand ils savisent quils sont suivis par deux des hommes du bar, dans la tradition des films de gangsters. Cest cette tradition quils croient devoir sen remettre pour les dpister, en traversant le pont ngligemment, puis en descendant brusquement droite sur le quai de lle de la Cit quils suivent en courant, passant sous le Pont-Neuf, jusquau square du Vert-Galant. L, ils remontent sur la place du Pont-Neuf par lescalier dissimul derrire la statue dHenri IV. Devant la statue, deux autres hommes en chapeaux qui arrivaient en courant sans doute pour surplomber la berge du quai des Orfvres, qui parat la seule issue quand on ignore lexistence de cet escalier sarrtent tout net en les voyant surgir. Les deux lettristes marchent vers eux et les croisent sans que, dans leur surprise, ils fassent un seul geste ; puis suivent le trottoir du Pont-Neuf vers la rive droite. Ils voient alors que les deux hommes se remettent les suivre ; et il semble quune voiture engage sur le Pont-Neuf, avec laquelle ces hommes paraissent changer des signes, se joigne la poursuite. G.I. et G.D. traversent alors le quai du Louvre au moment prcis o le passage est donn aux voitures, dont la circulation en cet endroit est fort dense. Puis, mettant profit cette avance, ils traversent en hte le rez-de-chausse du grand magasin La Samaritaine , sortent rue de Rivoli pour sengouffrer dans le mtro Louvre , et changent au Chtelet. Les quelques voyageurs munis de chapeaux leur paraissent suspects. G.I. se persuade quun Antillais, qui se trouve prs de lui, lui a fait un signe dintelligence, et veut y voir un missaire de J., charg de les soutenir contre ce surprenant dchanement de forces contraires. Descendus Monge , les lettristes gagnent la Montagne-Genevive travers le Continent Contrescarpe dsert, o la nuit tombe, dans une atmosphre dinquitude grandissante. * II. Relev dambiances urbaines au moyen de la drive LE MARDI 6 MARS 1956, G.-E. Debord et Gil J Wolman se rencontrent 10 h. dans la rue des Jardins-Paul, et partent en direction du nord pour reconnatre les possibilits dune traverse de Paris ce niveau. Malgr leurs intentions ils se trouvent rapidement dports vers lest et traversent la partie suprieure du XIe arrondissement qui, par son caractre de standardisation commerciale pauvre, est un bon exemple du paysage petit-bourgeois repoussant. La seule rencontre plaisante est, au 160 de la rue Oberkampf, le magasin Charcuterie-Comestibles A. Breton . Parvenus dans le XXe arrondissement Debord et Wolman sengagent dans une srie de passages troits qui, travers des terrains vagues et des constructions peu leves qui ont un grand air dabandon, joignent la rue de Mnilmontant la rue des Couronnes. Au nord de la rue des Couronnes, ils accdent par un escalier un systme de ruelles du mme genre, mais dprci par un fcheux caractre pittoresque. Leur progression se trouve ensuite inflchie vere le nord-ouest. Ils traversent, entre lavenue Simon-Bolivar et lavenue Mathurin-Moreau, une butte o senchevtrent des rues vides, dune consternante monotonie de faade (rues Rmyde-Gourmont, Edgar-Po, etc.). Peu aprs, ils en viennent surgir lextrmit du canal Martin, et rencontrent limproviste ladmirable rotonde de ClaudeNicolas Ledoux, presque ruine, laisse dans un incroyable abandon, et dont le

charme saccrot singulirement du passage, trs proche distance, de la courbe du mtro suspendu. On songe ici lheureuse prvision du marchal Toukhachevsky, cite jadis dans La Rvolution Surraliste, sur la beaut que gagnerait Versailles quand une usine serait construite entre le chteau et la pice deau. En tudiant le terrain, les lettristes croient pouvoir conclure lexistence dune importante plaque tournante psychogographique la rotonde de Ledoux en occupant le centre qui peut se dfinir comme une unit Jaurs-Stalingrad, ouverte sur au moins quatre pentes psychogographiques notables (canal Martin, boulevard de la Chapelle, rue dAubervilliers, canal de lOurcq), et probablement davantage. Wolman rappelle propos de cette notion de plaque tournante le carrefour quil dsignait Cannes, en 1952, comme tant le centre du monde . Il faut sans doute en rapprocher lattirance nettement psychogographique de ces illustrations, pour les livres des trs jeunes coliers, o une intention didactique fait runir sur une seule image un port, une montagne, un isthme, une fort, un fleuve, une digue, un cap, un pont, un navire, un archipel. Les images des ports de Claude Lorrain ne sont pas sans parent avec ce procd. Cest par la belle et tragique rue dAubervilliers que Debord et Wolman continuent marcher vers le nord. Ils y djeunent au passage. Ayant emprunt le boulevard Macdonald jusquau canal Denis, ils suivent la rive droite de ce canal vers le nord, stationnant plus ou moins longuement dans divers bars de mariniers. Immdiatement au nord du pont du Landy, ils passent le canal une cluse quils connaissent et arrivent 18 h 30 dans un bar espagnol couramment nomm par les ouvriers qui le frquentent Taverne des Rvolts , la pointe la plus occidentale dAubervilliers, face au lieudit La Plaine, qui fait partie de la commune de Denis. Ayant repass lcluse, ils errent encore un certain temps dans Aubervilliers, quils ont parcouru des dizaines de fois la nuit, mais quils ignorent au jour. Lobscurit venant, ils dcident enfin darrter l cette drive, juge peu intressante en elle-mme. Faisant la critique de lopration, ils constatent quune drive partant du mme point doit plutt prendre la direction nord-nord-ouest ; que le nombre des drives systmatiques de ce genre doit tre multipli, Paris leur tant encore, dans cette optique, en grande partie inconnu ; que la contradiction que la drive implique entre le hasard et le choix conscient se reconduit des niveaux dquilibre successifs, et que ce dveloppement est illimit. Pour le programme des prochaines drives Debord propose la liaison directe du centre JaursStalingrad (ou Centre Ledoux) la Seine, et lexprimentation de ses dbouchs vers louest. Wolman propose une drive qui, partir de la Taverne des Rvolts , suivrait le canal vers le nord, jusqu Denis et au-del.