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1 Parcours d’écriture Habiter Beyrouth? Un atelier d’écriture animé par Georgia Makhlouf

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Parcours d’écritureHabiter Beyrouth?

Un atelier d’écriture animé par Georgia Makhlouf

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Habiter BeyrouthParcours d’écriture

Un atelier d’écriture animé par Georgia Makhlouf

Janvier 2010© ASSABIL, 2010 www.assabil.com

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Petite histoire d’un atelier d’écriture...

L’écriture en atelier, voilà quelques années déjà que nous la pratiquons, et ces rendez-vous sont chaque fois l’occasion de bonheurs renouvelés, bon-heurs de produire et d’écouter des textes qui nous touchent, nous font rire ou pleurer, nous font voyager très loin ou très profond, des textes qui offrent des possibilités inégalées d’échange et de partage.Ces ateliers ouvrent des espaces précieux à ceux qui y participent, et rendent la vie plus vaste, plus riche et plus intense.

Celui dont il s’agit ici a été organisé à l’initiative de l’association Assabil. Il prend place dans le cadre d’un des projets - phares de “ Beyrouth, capitale mon-diale du livre ” dont l’objectif est de développer des activités culturelles dans et autour des biblithèques du réseau Assabil.Il se proposait d’amener les participants à écrire la ville, leur ville, leur quartier, leur rue, leur immeuble, leur fenêtre sur cour ou sur mer...

Chacun était invité à arpenter, déchiffrer, humer, écouter, regarder... pas tout à fait comme chaque jour mais avec un oeil, sinon neuf, du moins différent. Parce qu’il suffit si souvent de changer de perspective ou de point d’observation pour voir autrement, parce que les choses (comme les êtres) ne se mettent à parler que si on les interroge, parce que le sens s’extrait du silence pour peu qu’on tende l’oreille. Pour préparer cet atelier, des dizaines de textes littéraires et d’auteurs ont guidé nos pas et aiguisé nos désirs. Mais un hommage particulier doit être rendu ici à François Bon dont l’inventivité pionnière dans le domaine de l’écriture créative n’a d’égal que son immense générosité. François Bon met à la disposition de tout un chacun ses démarches, ses dispositifs, ses textes d’appui, ses coups de coeur. Nous y avons puisé matière à réflexion et déclencheurs d’envies d’écrire. Les oulipiens nous ont également offert des contraint-es pour construire nos labyrinthes et des pistes pour en sortir, en suivant un fil, ou deux, ou trois, et parfois toute une pelote. Les oulipiens écrivent abondamment sur la ville, au sens propre comme au figuré : il suffit de penser au poème de façade de la biblio-thèque de l’Université Paris Vlll, aux ‘‘Douze mois à carrefour Pleyel’’, poèmes muraux d’une station de métro parisien, ou à la promenade - poème sur la place centrale de Rennes. Ils ne tiennent pourtant pas de discours théorique sur la ville. L’ouvroir de littéra-ture potentielle, nous dit Hervé Le Tellier, aborde la

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ville comme “ le lieu possible d’une convergence entre poétique et politique : la poétique conçue comme un écart, comme un étonnement, comme un jeu. Le poli-tique perçu comme une exigence de lien social, comme une demande de collectif, comme une interrogation sur la place que nous occupons dans le monde ”.Il importe donc de se souvenir que tissu et texte ont une étymologie commune, et que lorsqu’on parle de tissu social ou de tissu urbain, c’est une autre façon, en somme, de souligner qu’écrire des textes qui tissent du lien reste un enjeu essentiel.Mais c’est à l’un des plus illustres oulipiens qu’il faut également rendre ici un (bien modeste) hommage. Georges Perec ouvre avec ses ‘‘Espèces d’espaces’’ un immense champ d’inspiration pour qui veut écrire, ou tout simplement lire la ville.“ L’espace de notre vie n’est ni continu,ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? ” “ Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement...), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire : car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opac-ité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie ”. Écrire nous permettrait au moins cela : habiter les espaces blancs de nos feuilles de papier.

Georgia Makhlouf.

Les participants à cet atelier d’écriture sont :

Nada Anid.Randa Azkoul.

Danielle Aznavourian. Antoine Boulad.Valérie Cachard.Marielle Fayad.Diala Gemayel.

Nicole Hamouche.Salma Kojok.

Zéna M. Meskaoui.Nada Moghaizel Nasr.

Mishka Mojabber Mourani.

Chapitre l

Trajets.

Car avant tout autre chose, la ville est faite de dépla-

cements, de temps passé en transports, amoureux

parfois, chronophages toujours. L’espace autour de

nos lieux de vie s’organise en réseaux, en flux, en

mouvements fluides ou heurtés, en voyages minuscules

ou aventureux. Chacun garde en mémoire des trajets

aimés ou craints, selon qu’ils nous conduisaient vers

des bonheurs ou des tristesses. Et ce sont nos pas qui

construisent nos liens avec la ville, et nos semelles usées

qui sont la seule mesure de nos attachements.

Il s’agit ici de choisir un trajet fait cent fois, mille fois.

Ce peut être un trajet très court, celui qui mène de

chez soi vers l’arrêt du bus. Ce peut être un trajet

long, avec ses étapes et ses rituels Il peut se situer

dans un passé lointain ou proche. La proposition : dé-

composer ce mouvement en arrêts sur images.

***

Il fallait d’abord pousser l’énorme porte en fer noir ornée de vitres savamment entrelacées qui laissaient passer la lumière extérieure comme une promesse de liberté. Vingt secondes pile avant d’entendre le lourd claquement qui annonçait le début d’autre chose.

Deux pas à droite de l’immeuble en pierre taillée, une vitrine poussiéreuse où l’on pouvait entrevoir, posés là, comme ou-bliés, des bobines de fil de couleur, un mètre de couturière enroulé, trois boîtes de bas en carton, un soutien-gorge bon-net D et au-dessus une enseigne peinte à la main, “ Nou-veautés de Paris ” en rouge terni. Saluer le très vieil homme à la porte, gardien des nouveautés, et continuer sur le même trottoir pavé, baigné de soleil.

Au croisement, soudain la vraie ville. Des klaxons, des crissements de freins et une pancarte “ Stationnement réservé ”. Des taxis postés attendent une clientèle d’habitués qui se fait rare. Les deux chauffeurs assis sur des tabourets à même le trottoir s’interrompent l’espace d’un instant de jouer au trictrac, le troisième agite un plumeau de music-hall, avec lequel il époussetait sa Dodge pourtant rutilante. Saluer les chauffeurs à tour de rôle.

Traverser pour rien la rue, pour voir apparaître le toit rouge de la villa, entourée d’un mur de pierres jaunes et protégée d’un portique vert toujours fermé. Longer le jardin, et ses effluves de jasmin, se laisser effleurer les cheveux par un bougainvillier échappé de la clôture. Eviter une chute fatale dans un caniveau béant. Une petite échoppe de sandwichs

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graisseux signale la fin du jardin et ses mystères. Il est temps de retraverser et de se recentrer sur son objectif.

Marcher sous une enfilade de balcons ajourés, protubéran-ces élégantes d’immeubles dissemblables qui font des ombres variables sur le trottoir et puis tourner à droite et arriver dans une rue toute grise, sans arbres et presque sans habitants. Faire quelques pas, le cœur battant, et s’arrêter. La devanture est là, et la rue semble maintenant moins grise.

Enfoncer sa main dans sa poche, toucher le billet de cinq livres, argent de poche durement gagné. “ Librairie Khalifé ”, en toutes lettres, pompeusement étalé sur au moins trois mètres. Le plus bel endroit au monde. N. A.

***

Ce tronc d'arbre a littéralement avalé la grille contre laquelle il poussait. Il l'a ingurgitée, engloutie. L'arbre a continué de croître avec du fer dur dans le ventre. Finalement, rien n'aura pu entraver la poussée de la vie; rien n'aura pu contenir son magnifique déploiement dans le ciel, sans l'ombre d'un handicap.

Aujourd'hui, c'est un trou au pied de la demeure des Rubeiz. Le jardin ancien n'est plus. Le bassin où aucune eau ne coulait déjà plus n'est plus. Les feuilles mortes, dont le tapis au sol me faisait remonter dans mon enfance, ne sont plus.

C'est un trou béant dans la terre. En moi... Néant. Une tour infernale s'érigera.

En pleurs, elle avait passé l'avant-midi agrippée à la grille de la garderie Jureidini, le premier jour de la première séparation. Scrutant l'hypothétique venue de ses parents qui l'avaient abandonnée. Si l'on prenait mes deux oreilles comme des coquillages, on y entendrait encore non point la mer mais les pleurs de ma fille à son premier jour de garderie, sa première séparation.

Un corps s'offrira à moi tout à l'heure. Ici, tout de suite. Un corps qui entrera en moi par toutes mes ouvertures. A. B.

***

Image 1.Le jour encore nuit.Le froid du matin.Pas rapides sur le trottoir.

Image 2.Des automobilistes, puis un autobus, passent.Feu rouge. Un appel pour piétons est lancé.Je traverse. La gare est à une centaine de pas. Image 3.Fini le ticket qu’on insère et qui ressort avec un clic. Place au “ pass ” électronique qui parfois délire. Défaillance im-promptue de la technologie.

Image 4.Attente. Signal sonore. Une voix de femme annonce que ce train dessert toutes les gares de Chelles à Paris Est à l’exception de Pantin.

Image 5.Il roule, le train. Les nuages dans le ciel ne font que passer.Encore un arrêt. Sur un mur, un graffiti : “Paris, 20kms”.

Image 6.Emportée par le flot des franciliens, je me perds un moment sur le quai. Demain je rentre chez moi. Beyrouth, quand tu nous tires vers toi... Bientôt, les salamalek et ahla w sahla, les klaxons, la cohue, le marchand de journaux qui crie “ L’Orient, Annahar, As-safir... ” et moi qui tend la monnaie et prend à l’arrachée un quotidien en langue arabe, parce que lire en arabe me manque. Bientôt Beyrouth, les muezzins et les sons de cloches. Bientôt Beyrouth. Je ne sais pas ce qui m’attend. D.A.

***

Ce trajet, je le fais quasiment tous les jours depuis quatre ans, du moins les jours d’école. Il s’agit du chemin qui me mène de chez moi jusqu'à l’établissement scolaire où je travaille. C’est un parcours qui n’est pas très long. Quelques minutes suffisent à le réaliser, de précieuses min-utes, entre l’intimité de mon appartement et les petits bruits de la ville qui me préparent à accueillir mes élèves dans

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ma journée. J’emprunte quasiment chaque matin le même chemin. De temps en temps, mais assez rarement finale-ment, je transforme un peu le parcours.

La régularité de ce trajet me rassure. Je ne suis pas née dans cette ville et j’ai souvent l’impression qu’il me manque un passé avec elle. Je n’ai pas été présente dans les moments graves de son histoire, les moments de la guerre qui l’ont déchirée et je n’ai pas non plus d’enfance partagée avec elle. Alors je dois m’inventer un passé et une mémoire avec cette ville, comme une identité imaginaire, et ce trajet que je fais chaque matin me donne l’impression de construire d’une certaine manière ce lien de parenté mythique avec cette ville et ce quartier.

Ce chemin commence par le bas de mon immeuble. J’ai descendu les trois étages et me voici dans la rue Makhoul. J’entends les premiers bruits de la ville qui se lève mais surtout j’accueille l’odeur du zaatar que je sens dès le rez-de-chaussée de l’immeuble et qui me parvient de la boulangerie située plus haut, au coin de la rue Abdel Aziz. La saveur des manakichs, c’est bien pour moi l’identité de la ville de Beyrouth, et l’odeur du thym est comme un signe de la résistance de la ville : résistance à tous les fast foods insip-ides qui longent la rue de l’université américaine, résistance tranquille d’une ville qui se renouvelle chaque matin.

Je marche avec cette odeur et j’arrive à ma deuxième station : l’église Notre Dame de la Dormition. Son nom sur la pan-carte bleue m’interroge chaque fois. Derrière, je sais qu’il y a le cimetière et le petit jardin où j’imagine des vies, des intrigues…

Je dépasse l’église orthodoxe et me voici dans le carrefour entre la rue Makhoul et la rue Jeanne d’Arc. Les carrefours sont des lieux magiques, ces croisements de la ville où l’on imagine que tout peut survenir. J’ai toujours une seconde d’hésitation. Mon regard va vers le haut de la rue Jeanne d’Arc, cette partie du quartier qui m’est interdite les matins d’école et mes pas me portent dans le sens opposé, vers la rue Bliss.

Et lorsque j’ai fini par admettre que je n’irai pas ailleurs, que j’irai bien au travail ce matin, j’aborde ce petit espace de la rue qui est pour moi le territoire d’Ali. C’est là qu’il dort. C’est là qu’il passe l’essentiel de ses journées. Il s’est approprié la rue. Dès sept heures du matin, il est là. Sa main droite tient le verre en carton où fume son café, sa main gauche est occupée par la cigarette qu’il porte à ses lèvres toutes les deux secondes. Tout le monde connaît Ali dans le quartier. Des histoires diverses circulent à son sujet. Le gardien du Blue Note café m’a raconté un jour qu’il était, il y a longtemps, professeur de physique à l’AUB. Puis il serait tombé malade. Les gens parlent de schizophrénie, de démence. Le quartier l’a adopté avec sa marginalité. Les snacks en face de l’AUB le nourrissent. Cet hiver pourtant j’ai remarqué qu’il avait un peu maigri. Il me demande souvent : “ Alors tu vas à l’ambassade aujourd’hui ” ? En fonction de mon humeur, je lui réponds : “ Oui Ali, je vais prendre un visa tout à l’heure ” ou alors je lui dis : “ Non, l’ambassade est fermée, je vais à la mer aujourd’hui ”.Je continue mon chemin en empruntant la rue Bliss, mieux connue par les taxis-services de Beyrouth sous le nom de

“ rue de l’université ”. C’est là en effet que depuis plus d’un siècle et demi des missionnaires américains ont construit cet institut dédié au savoir et à la recherche. L’université américaine de Beyrouth est un véritable lieu de mémoire de la ville. Elle marque la limite entre la ville et la mer au nord. Elle est quasiment inscrite sur le sommet de la presqu’île que forme Beyrouth. Dans la mémoire des Libanais et des Ara-bes en général, elle est perçue comme l’un des foyers les plus dynamiques de la révolte des jeunes des années soixante. Aujourd’hui, elle semble endormie sous des concepts intel-lectuels cotonneux, uniformisés, mondialisés ; un peu à l’image du discours politique local de plus en plus craintif et conservateur.

Dehors, le long de cette allée de l’université qui se confond presque avec la rue, le balayeur du matin venu du Bangla-desh s’applique à ramasser les feuilles mortes avec son balai mouvant. Je le regarde. Il est là chaque matin depuis un an environ. Au début, il n’osait pas me regarder. Maintenant, il arrive que nous nous saluions discrètement. Avec son habit de travail tout vert, son visage plein de soleil, ses cheveux très noirs, je l’imagine sorti d’un poème d’Aimé Césaire. Et, dans cet intervalle de Beyrouth, entre la mer proche mais si peu accessible et les feuilles mortes sur le sol, le “ Ca-hier d’un retour au pays natal ” trouve un écho particulier, comme s’il avait simplement été écrit pour dire le visage de ce balayeur de la rue Bliss.

J’arrive au portail du bout de la rue. C’est une des nom-breuses portes de l’université américaine. Elle mène vers le

foyer des étudiants et vers la faculté des sciences hmaines. Elle permet aussi d’accéder au petit portail de “ l’International College ”, le lycée où j’enseigne. Quelques élèves empruntent comme moi ce passage pour entrer à l’école. Je les vois dans cette allée avant que nous ne pénétrions dans l’établissement. Ce sont les premières ren-contres du matin. Elles donnent le goût de la journée quicommence. C’est toujours émouvant ce bonjour du matin, lorsqu’on n’est pas encore en classe. Mes élèves accompagnent quelquefois leurs petits frères ou leurs petites sœurs. Ils me donnent une autre image d’eux-mêmes, tendre et respons-able à la fois. Dans cette allée de pins qui mène à l’école, ils ne sont pas encore tout à fait élèves, mais s’apprêtent déjà à en porter le rôle, me transformant du même coup en profes-seur, c'est-à-dire en être qui s’interroge perpétuellement. S.K.

***

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Conversation with Beirut: driving home

from Ras Beirut to my home in Mar Takla, Hazmieh.

Stage 1: InspirationOut in the distance, the most striking image is you. Owing to your fame, many distinguished authors have already at-tributed to you the causes of love relationships, wars, busi-ness projects, everything under the sun. But to me, you are none of these. You are an unwritten message telling me that all is well with the world. (The Mediterranean Sea)

Stage 2: DisgustI hate you because you are everything that nauseates me about this beloved country of mine. (Is it really mine?) You are flashy, snobbish, and arrogant. Grandiose and vapid. You have blocked off a major highway because you are privi-leged. Not only have the ugly cement barriers allowed you your own space, but other drivers still double park beyond them, rendering anyone wanting to travel this road into a frenzy of slaloming into the tunnel. (The Phoenicia Hotel)

Stage 3: DivisionOn the road laden with horrendous traffic I have a snapshot of the old you, quickly becoming engulfed with your own Voldemort: the artificial and fast-paced: billboards adver-tising sleazy singers, political slogans, high-rise buildings of metal and glass on narrow streets juxtaposed with the authentic but dilapidated structures that have no elevators

or central heating. You hosted drafty homes, but real people live there. (The “Ring”)

Stage 4: PainOut of the corner of my eye, I see you parked on the side of the road, with your head in your hands. Your eyes stare blankly in front of you. You are oblivious to the honking of the people behind you… as oblivious as they are to your plight until reluctantly, you start up your car and resume your journey. (A human)

Stage 5: ObsessionYou are the trendy, the careless, the oblivious. You will dish out anything just to sell it. Stupid people will buy a worth-less piece of junk from you at $100. You will demand that salespeople answer in French even when addressed in Ara-bic. You are the youth and a snapshot of the future. Where do I belong in all of this? (The ABC Shopping Mall)

Stage 6: PeaceYou are slowly being eclipsed by the beautiful new apart-ment buildings rapidly surrounding you. No matter. You are what I have been waiting for all day long. I long to embrace you. (The green and open spaces in my neighbourhood)

R.A.***

Les samedis de mon enfance ou les déjeuners chez ma grand-mère.

Ouvrir le portail de l’immeuble : il grince. On est tous là, les quatre enfants, mon père qui boude (déjeuner chez la belle-famille), ma mère très sûre d’elle qui réajuste nos habits… et le piano d’en face avec “ Lettre à Elise ” qui est jouée pour la énième fois. C’est Mme A., professeur de piano. J’ai pris des cours pendant huit ans. Je ne suis même pas arrivée à jouer ce morceau !!! Peut-être est-ce moi et les notes ? Ou la sévérité de Mme A. ?

Arrêt chez Edmond, le boutiquier. C’est la caverne d’Ali Baba. On y achète les “ cornets surprises ”. Je choisis chaque fois une couleur différente. J’imagine gagner le gros lot…Et je me retrouve avec ma vingtième boucle à cheveux, moi qui ai les cheveux courts…Reste le goût du cornet, jamais égalé…

On passe par la petite rue d’à côté. Il y a le fameux docteur, un cardiologue parait-il. Il est toujours au bas de sa maison-clinique, en “ flanelle ” avec un short qui lui remonte jusqu’au menton. Il n’arrête pas d’astiquer sa vieille voiture. Je ne l’ai jamais vu travailler. Je n’ai jamais vu un malade chez lui. J’ai fait promettre à toute ma famille : si un jour j’avais une crise cardiaque, surtout, surtout ne pas l’appeler…

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Au balcon, sa femme. Elle m’a toujours fascinée avec ses déshabillés aux couleurs indescriptibles. Je lui soupçonne une relation avec le chauffeur de taxi du coin…

Rencontre avec le boucher et son frère. Des jumeaux, je crois. Il y a la viande exposée dans la rue. Les mouches se font un plaisir de tourner autour.Longtemps je me suis retrouvée végétarienne. Le temps que ma mère change de boucher…

Et enfin, l’escalier extérieur qui mène a la maison de ma grand-mère, un long escalier…Sur le mur, un cœur est gravé avec un grand A et un grand E (les initiales de mes grands parents). C’est un tour de mon père, espiègle, qui a voulu se venger des fameux déjeuners du samedi … M.F.

***

1. Je suis toujours pressée. Je ne sais pas être dans le mo-ment. Alors une fois que j’ai grimpé dans l’autobus 4, je suis déjà arrivée.

2. Je traverse à grands pas l’avenue. Je quitte le libanais, l’arabe, l’oriental, la partie de moi que je suis venue chercher en 1997. De Béchara El Khoury, je vois le mur ocre de la maison des jésuites. Mes pieds sont encore sur l’asphalte, et je suis déjà dans le grand parking où les pales du panneau publicitaire électrique sont bloquées.

3. A droite, le théâtre, ses marches où nous avons attendu que la pièce commence. Tu es ma nouvelle vie. Devant ce bâtiment où un prêtre vieux et revêche m’apprenait le latin, j’ai voulu embrasser ta bouche et tes cils.

4. Par terre, devant le théâtre, il y a un bout de mètre. Les bouts de choses, les bouts de corps ensevelis, les restes qui sont là et qui ne veulent pas qu’on les oublie, faudrait-il leur marcher dessus ?

5. A l’angle des deux rues, les poubelles vertes. Mouches et restes collés sous nos pas. Je me demande chaque fois pourquoi j’oublie de traverser de l’autre côté.

6. Tu n’es plus là depuis longtemps. Accroupi, barbe longue, ta peau était noire de pauvreté. Tu avais souvent un bâton, tu étais toujours immobile, accroupi sur tes talons. Et puis tu as eu un très jeune chien. Tu l’as attaché au poteau en face de toi. Est-ce que c’est lui qui t’a emmené loin d’ici ? D. G.

***

Petits pas à droite sur cent mètres dans la rue Monnot.

Un. Un terrain vague, des sacs-poubelles pleins de bouteilles de jus et de papiers broyés dans les machines sophistiquées qui

ne veulent pas laisser de traces.Un terrain vague que de petits mendiants traversent en flèche quand ils fuient les policiers postés sur le Ring. Ils grimpent sur le mur, courent sur le terrain, y perdent parfois leurs chaussures sans semelles et courent se cacher sous les voitures garées dans les parkings des Jésuites.

Deux.Une vieille habitation et un arbre s’accouplent dans la lumière blanche de l’hiver. Ils savent que des paumes avides ont signé leur arrêt de mort. Demain, on les pendra ensem-ble. Les paumes resteront propres.

Trois.Trois murs blancs = un rectangle vide. Celui-là est défoncé et n’a d’ascenseur que le nom, un ascenseur à la périphérie du terrain vague. Un ascenseur à la porte béante qui ne mène nulle part mais qui ouvre une porte sur mon monde intérieur.

Quatre.Quatre briques sur un mur. Sur les briques, le Che me sourit. Sourire ravageur de l’homme au cigare cubain. S’il avait su que son nom et son image feraient la tête d’affiche d’un menu de restaurant très vaguement cubain, peut-être ne se serait-il jamais révolté. Toujours est-il que ce menu est révoltant.

Cinq.Cinq balcons dont les sols se fendent. Le jasmin s’enroule autour des arabesques en fer forgé qui en constituent les balustrades.

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Six. Un mur couvert de restes de six affiches différentes dont une est intacte. Elle me promet un “ champagne toast ” ainsi qu’un “ live count down ” le 31 décembre, et cela pour la somme modique de 150 $.

Sept. Sept grands pas pour arriver au coin de la rue, devant l’immeuble qui abrite le Conservatoire Libanais, en face du trottoir où l’on m’avait chanté un soir que j’avais “ de belles yeux ”…

V.C.***

Tôt le matin entre 7 et 8, plutôt 8 que 7, sauf les jours d’insomnie ou d’angoisse, chargée comme un mulet : le sac de sport, le sac à mains, le sac de bouffe, le sac pour le yoga, etceteri, etcetera, je rentre chez Scrablou en bas de chez moi, acheter l’Orient si celui du jour m’inspire, les hebdomad-aires français systématiquement : le Point, Match, le Nouvel Obs. Selon que c’est le vendredi ou pas, j’en rafle plusieurs à la fois. Psychologies aussi selon la couverture. Un brin de causette matinal avec Rima ou Renalda. Je les aime bien et j’aime surtout débouler dans ma rue dont le calme et le vert m’inspirent, me dilatent le cœur quel que soit son état au réveil. La rue est en pente, et me donne une sensation de vitesse, la sensation d’un nouveau départ. Les oiseaux dans Nazareth gazouillent, les grappes des bougainvillées pendent le long des murs, j’aime leur couleur, surtout les mauves.

Je me demande toujours pourquoi elles ont éclos et pas les miennes. Je longe le mur en pierre de Nazareth : un mur lourd, toute une histoire qui se déroule derrière. Un décor de théâtre qui me protège un peu avant d’entrer dans le violent théâtre de la vie, au carrefour Sodeco où les klaxons hurlent, où les voitures se jettent les unes sur les autres, où le malheureux policier, tout le monde s’en fout.

À ce carrefour dans l’attente de pouvoir démarrer, je ne peux m’empêcher de lever la tête vers la fenêtre de l’homme que j’aimais, que j’aime encore. Les plantes sur son petit balcon sont toujours bien portantes, le gardénia toujours en fleurs, été comme hiver, qu’il pleuve ou qu’il vente. Comment fait-il pour que son gardénia soit éternel ? De petits bonsaïs sur sa fenêtre, il m’avait promis qu’il m’en offrirait. Et les autres plantes un peu plus sauvages du côté de sa chambre. J’aime voir son lustre à travers la fenêtre, quand il est allumé. Il est beau, un peu à l’ancienne. D’ailleurs, je ne sais pas si ça s’appelle un lustre, peut-être un plafonnier (comme il m’a appris à dire). En tout cas, ce lustre m’a toujours inspirée. Comme toute sa baraque. Comme tout lui.

Je débarque par la rue de Damas sur la Place des Martyrs qui ne m’inspire pas le martyr mais au contraire, la liberté. Parce qu’elle est vaste, parce qu’elle est encore vierge - de bé-ton coulé - parce que le Port de Beyrouth se profile avec ses mats, ses grues et ses navires. Le port, symbole de voyages, d’échanges, de grandes entreprises, de rêves et de liberté... On avait d’ailleurs proposé d’appeler cette place, Place de la Liberté après les manifestations historiques du printemps

2005. Les façades du Virgin et du Nahar m’interpellent aussi, chacune dans son style. Le Virgin pour ses rotondes haussmanniennes, pour sa grandeur et paradoxalement pour son histoire - il paraît que c’était un cinéma; qu’est-ce que j’aurais aimé que ce soit encore le cas ! J’aime son architecture tout comme j’aime celle du Nahar avec son verre, cristallin, élégant et fier. Humeur cristalline du matin. Espace du matin.

J’aime à prendre le Ring, j’ai le sentiment de m’élancer à toute vitesse. J’aime le mouvement de ce pont qui monte et redescend en douceur mais où l’on peut aller vite, à ciel ouvert. Sentiment d’aller vers quelque chose, sentiment d’espace, dans une ville qui par ailleurs m’étouffe, tant il y pousse du béton partout, tant le bruit m’assourdit les oreilles. Je regarde à droite en traversant le ring, systéma-tiquement ; les toits des églises, l’église arménienne surtout. Ses formes arrondies et blanches. Les quelques toits en tuiles qui subsistent, comme une toile qui se décline tous les jours en face de moi et dont je ne suis pas encore lassée. Ils n’ont pas encore complètement défiguré la ville. L’espace vers la Place des Martyrs, vers “ la boule ” - plutôt œuf à mon sens - le City Center, qui est, parait-il, condamné. J’aime sa forme ovoïde; ce doit avoir un rapport avec les origines, les histoires de fœtus, de cocon maternel…

La pente descendante à la sortie du ring, la vue soudaine sur la mer, le bleu de la mer qui nous accueille, la mer qui nous reçoit, qui nous ouvre les bras. Et nos cœurs qui respirent. Le Saint Georges, puis le Phoenicia à côté, rassurant.

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Il est toujours là. Le Saint Georges aussi, même avec son lamento contre Solidere et son état bancal. Il est là et en même temps, il n’est plus là. On ne sait plus ce que c’est mais c’est encore un repère. La vue sur la mer et la mon-tagne à droite qui la surplombe, elle aussi toujours là. J’aime la beauté de ce spectacle.

La Corniche au niveau de La Plage. Je me gare aux parc-mètres. Souvent, je n’ai pas de monnaie. Je prends le risque. Je vais avoir une amende, deux amendes, vingt amendes. Je ne les ai d’ailleurs toujours pas payées. J’en suis à plus de 400 USD. Je me demande s’ils feront une amnistie comme en France. Pause pipi à La Plage, pendant que les femmes de ménage sont encore à l’œuvre aux toilettes. Et j’entame ma course sur la corniche. Bonheur de voir cette avenue s’ouvrir devant moi et la mer étale tout le long de mon envolée. Les coureurs qui défilent, les passants, les habitués qu’on salue, on se reconnaît. L’antenne de l’AUB, étape repère de ma course ; la partie après que j’aime mieux parce que plus calme. Avant, il y a des travaux sur la gauche, qui me gênent tôt le matin. Deuxième étape, le Riviera puis le phare ; j’aime arriver vers le phare. Le Palace Café où je vais par-fois prendre un jus de pamplemousse fraîchement pressé et bouquiner au soleil, les vagues venant se casser à mes pieds. Et la roue, mythique, qui a perdu de sa superbe et que je ne regarde plus…Mais surtout pendant ma course, ces trois personnages comme sortis d’un roman, que je croise souvent : une très vieille dame, que tiennent par la main un homme - la soixantaine, barbu, cheveux blancs, le look un peu british - et une philippine. Ils marchent souvent avec le

parasol. Qui sont-ils ? Qui est cette dame magnifique, petite mais magnifique, le cheveu tiré en chignon? Quelle est l’histoire de ces gens ? Oserais-je jamais les aborder ? J’en ai envie. Je les vois toujours. Ils m’attendrissent.

N.H.***

It’s the second of June. I step out of our building and walk toward the city centre on my way to work. The weather is beginning to warm up and the Beirut breeze is strong. It is not yet too humid. It is perfect walking weather. The sun is bright and the city will soon be noisy with the sound of ma-chines, of traffic, of people in the streets. The smells of this city when you are in a residential area are varied. In Gemmayze there is a definite scent of jasmine in the air. The combination of the jasmines and the breezes of Beirut make each other’s uniqueness. This year the jasmine on my balcony flowered early as did my “felleh” - the heavily-scented, compact, cream-colored, rose-like flower which belongs to the jasmine family. It is technically called the Grand Duke of Tuscany or sometimes Arabian jasmine. Whatever its name, the heady scent is unmistakable. It is the early summer scent of Beirut.

The street is empty of cars. A small, middle-aged Asian do-mestic helper with unlined skin and long glossy black hair stands near two children dressed in identical beige and blue uniforms. She wears a pink and white striped pinafore on top of a bright green jogging suit. The young children lean against one of the trees that had been planted three years

ago at regular intervals all along the street. Each child carries a book bag on her back. A red and white bus trundles past. It has been newly painted, but must be over thirty years old. Two tires are tied on the roof of the bus with a piece of rope. It does not stop. A mini-bus appears and stops near the children. The woman helps the children into the small, crowded bus. It drives away. The woman crosses the street and disappears into a building. Traffic picks up. By now several children are waiting all along the street, most of them accompanied by women, who move on to their chores after the children have gone to school.

For the past few days Gemmayze has been in an uproar. The Gouraud Street sidewalks are pocked with holes. Every two meters a round hole about 15 cms in diameter has been dug. The racket the machines make is unnerving. It only adds to the noise of car horns blaring, stuck as they are in the traffic of Gemmayze. A few days later we realize the purpose of those holes: they are sockets. Round metal stakes, painted yellow and black and about 50 centimetres in height are planted into those sockets. They are designed to prevent cars from parking on the sidewalks. This is an in-spired move since it only leads to cars parking on the street, defeating the purpose entirely and further aggravating the traf-fic situation. My daily walk takes me past the bicycle rental shop, next to which a bougainvillea tree grows unattended. It doesn’t seem to mind. Two of the round holes are myste-riously stakeless. They are filled instead with grains of wheat. How else to feed the pigeons of Gemmayze, whom no one has bothered to consult about organizing the impossible?

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20 21

I head toward Paul, a fashionable brasserie that opened at the beginning of Gouraud street. A lane wanders off to my right. I have often wondered where it leads. It is still early. I decide to walk down the narrow path. I reach three old single-floor houses ensconced amid gardens of pink and red roses. A big frangipani tree glows with its five-petalled flow-ers with deep yellow hearts. It is called “fetneh,” in Arabic, probably derived from the word for gorgeous, and what could be a more appropriate name for the perfect volup-tuousness of those flowers and their scent. The houses are all whitewashed, and have little irregular courtyards in front of them. They blend into each other without fences.

I walk back and head downtown toward Parliament square and the big clock called “sa3et el 3abed”. A truck nearby is unloading water through a big pipe to a restaurant. The shops and cafés are not yet open, but there is activity in parliament square. Waiters are setting chairs upright, and wiping table tops. A man in a green uniform sweeps the street lethargically. There aren’t any cars. The air is clean. I continue past the oldest functioning church in Beirut, the Greek Orthodox cathedral of St George which was rebuilt in the 18th century over the ruins of a 12th century crusad-er church, and that of St Elias, of the Greek Catholic rite, which is being renovated. Just behind it I glimpse the shrine of “Sayyedet el Nouriyeh,” which was recently rehabili-tated. Before being destroyed, along with the markets of the area, in the early days of the Lebanese war, this tiny church had been a place of worship for Beirutis of all confessions. Many of my school friends would go and pray for success in

an exam, and the little shrine was always full of offerings to the Virgin from believers seeking her intercession.

For months now, as I walk past the parliament house toward the exquisite Emir Monzer mosque, I have passed a little shoe store which has a hand-written sign on the window: Fin de séries, end of series, taped above a rack of good quali-ty but dated winter shoes. The store used to be a prestigious shoe store in Hamra street, but moved downtown when the area started booming, and all the big names re-established their businesses in the much-sought-after commercial area. Every week day I pass by, and every day I see the same forlorn sign and the same shoes, slowly accumulating dust. A shop empty of people full of empty shoes. Today I pass by and lo and behold the sign is still there, but the shoes have changed. They have been replaced by sandals, still dated, but a definite sign that Beirut is in summer mode.

M.M.M.***

Six minutes en tout. En marchant lentement, six minutes pour me déplacer de mon bureau, campus des sciences hu-maines, vers le rectorat, quelques mètres plus loin, même rue.À la sortie de l’ascenseur, quatre personnes au moins à saluer. Cela quand l’entrée du campus est vide : Moallem Elias, Moallem Tony, Mme Marie, Monsieur Roger.Premiers pas sur le trottoir.À chaque pas la même question que j’aime me poser : à quel niveau traverser ? Au niveau des mimosas ou des bancs publics?

Je passe ensuite par une sorte de square sur lequel sont posés dix arbres, trois bancs, une cabine téléphonique, un soldat.

Commence alors l’étape centrale du trajet, l’étape clandestine.Sur le tronçon du large trottoir qui mène vers l’ambassade de France, le miracle chaque fois se produit. L’odeur des feuilles des arbres immenses me métamorphose. Je ne suis plus une femme de cinquante-cinq ans. Je n’ai plus ni poste ni statut. Je suis une fillette de trois ans, tenant la main de son papa qui la dépose tous les matins au jardin d’enfants de la Cité Bounoure, à cette même place.

Je traverse la rue. Le gardien du rectorat me salue. Il ne sait pas que c’est à une fillette de trois ans qu’il s’adresse.

J’ai quelques mètres et deux minutes pour grandir de plus de cinquante ans avant de m’installer en face d’un micro, sur la table impressionnante du conseil de l’université.

N. M.N.***

Page 12: Habiter Beyrouth?

22 23

La présente étude est basée sur le trajet à pied de mon ap-partement jusqu’à mon lieu de travail. L’impossibilité de prendre le trajet le plus court, c’est-à-dire le tracé d’une ligne droite, de mon appartement à mon lieu de travail, s’impose à moi. Le trajet se présente donc ainsi: en sortant de l’immeuble où j’habite, je prends ma droite et je descends. Arrivée au premier croisement, j’ai le choix entre bifurquer à gauche ou descendre. Ce choix va se répéter tout le long du trajet, à chaque croisement, et à condition de ne pas dépass-er trois blocs de maisons à gauche et sept dans les descentes qui me séparent de mon arrivée. Le trajet est donc toujours fait d’angles droits et de lignes droites dont les longueurs varient en fonction des rues choisies.

Au point de départ, une descente en courbe, la seule ! J’en prends une autre tout de suite car ainsi je sors de la zone sécurisée plus rapidement. C’est, je crois, le seul point de tout

mon trajet dont le croisement a des rues légèrement décalées Après les deux descentes, je me laisse aller et réfléchis en traçant mentalement le trajet : théoriquement, il me reste trois blocs multipliés par cinq depuis mon trajet initial. J’avoue qu’il m’arrive de me tromper sur le tracé mental de mon trajet et de le rectifier en chemin.

Je dois marcher dans l’espace situé entre les immeubles, dans ce qu’on appelle les rues. La rue étant, par définition, un espace public. Théoriquement, je peux marcher sur les trottoirs. Aux croisements, je devrais regarder les poteaux ou feux de signalisation pour accéder au trottoir d’en face.Cela paraît évident et facile!Le parcours est simple, mais le parcourir demande une connaissance de règles non écrites, que je vais essayer de déterminer, en fonctions des obstacles identifiés.

L’étude se concentre sur la traversée du “ trottoir ”, Le trottoir est en réalité encombré d’obstacles de plusieurs sortes. La vue de l’obstacle exige un temps d’arrêt, puis un temps de réflexion qui va permettre de distinguer les choix offerts, pour enfin choisir la voie accessible etpoursuivre le trajet.

Les choix de passages produisent donc des scénarios en-gendrés par l’obstacle. Le nombre ainsi que la nature des obstacles sont complexes. Un obstacle sur le trottoir, par exemple, peut être constitué à la fois, d’une voiture ou plus, d’une personne ou plusieurs, d’une voiture avec une per-sonne à l’intérieur, d’une moto avec une personne, ou bien d’un parcmètre et d’une personne…Un classement de ces obstacles éventuels est donc nécessaire. Le classement initial, qui saute aux yeux, c’est la nature de l’obstacle, limitée à deux catégories: humaine et inanimée

[nature morte]. Leur classement sous ces deux larges caté-gories, est basé sur une fonction commune et la similitude du scénario engendré. Quelques-unes de ces sous-catégories d’obstacles ne seront pas mentionnées ; d’autres, comme la disparition du trottoir, seront seulement illustrées... Certaines omissions résultent d’un oubli qui, j’espère, n’entravera pas la qualité des résultats ; d’autres omissions résultent du fait qu’elles ne s’intègrent pas à l’objet de cette étude.

Classement des obstacles:Humains : une ou plusieurs personnes. D’âge et de sexe variables.Inanimés :Moyens de transport : voiture, moto, bicyclette.Objets liés à la ville : conteneurs de déchets, parcmètres, po-teaux de signalisation, poteaux ou boîtes électriques, boîtes de téléphone ..

Page 13: Habiter Beyrouth?

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Objets liés à l’espace habité [entrées d’hôtel, échoppes, commerces variés etc.]: chaises, pots de fleurs ou plantes, tables, étalages divers…Objets dont la fonction est de faire obstacle : les blocs en béton [Beyrouth] ainsi que les grilles en métal. Ces obstacles sont le fruit des zones de sécurité mais peuvent se retrouver en dehors de ces zones. Ils produisent à priori des scénarios à choix unique. C’est-à-dire dont le message est clair : passage interdit. Les scénarios envisageables par nature et classification d’obstacles:

Catégorie obstacles inanimés:Descendre du trottoir et marcher sur la route asphaltée. Ce cas extrême - extrême pour certains car bon nombre de personnes marchent impunément sur la route sans faire d’embarras et quelquefois avec une attitude confiante - sur-vient lorsque le passage est trop étroit ou compliqué, ainsi que quand ça sent mauvais ou quand le paramètre “ temps ” ne le permet pas.Contourner, le ou les obstacles, en restant sur le trottoir.Ce cas est le plus commun ; il permet de faire varier le trajet, taquine le cerveau, et pimente les conversations.

Catégorie obstacles humains :S’écarter ou céder le passage.Toutes les règles du savoir-vivre sont d’accord là-dessus, il faut céder le passage à une personne plus âgée. Fait à noter, cette règle s’applique en sens unique : je, cède toujours !D’autres espèces de cette catégorie produisent ce scénario.

Les reconnaître requiert une étude approfondie: ces corps qui représentent avant d’être. Ces individus, dont l’âge et le sexe varient, présentent un trait commun : ils forcent, bon gré mal gré, à céder ou à s’écarter ! Ils peuvent être indifféremment, un homme très masculin, une personne à moto, un gamin très déterminé ou enfin une jeune fille ou femme très affairée.Foncer ou forcer le passage.À moins d’appartenir à l’une des catégories citées ci-dessus, le seul scénario qui me vient à l ‘esprit c’est d’avancer rapidementet même de courir pour arriver en premier au passage critique.

L’étude du “ trottoir ” ici présentée ne forme qu‘une infime partie de la recherche qui porte sur les espaces publics dont fait partie la rue. Elle laisse de côté un facteur important, qui pourrait expliquer comment les scénarios sont générés, à partir de la relation de l’individu avec la rue. Une explica-tion pourrait servir de point de départ : si tout individu a un espace vital, une sorte d’espace personnel lié à sa corporéité, alors sa présence dans un espace public, ou commun, produit de facto une ambiguïté dans la classification de l’espace, en théorie, public. L’espace devient alors négo-ciable dans les limites des règles qui le régissent. Cette théorie pourrait être approfondie pour comprendre les dimensions que l’espace vital peut avoir et son impact sur l’espace public qu’il habite dans sa forme tangible, le corps, et dans sa dimension potentielle. Cette présence est alors physique, mythique ou éphémère en fonction d’un corps, d’une représentation ou d’une image, de soi ou/et de l’autre.

Z.M.M.

Chapitre ll

La ville

version originale non sous-titrée

Combien de bruits, de sons, de mots, de phrases, de

peurs, de pleurs, nous traversent chaque jour, em-

pruntant nos oreilles pour se faufiler jusqu’à notre

coeur, notre tête ou notre ventre ? Nous ne les écou-

tons pas toujours, mais ils cognent contre nos tympans,

et s’impriment parfois à notre insu au plus profond de

nos cellules.

La proposition est une invitation à se saisir de cette

masse de sons qui composent le fond sonore de nos

journées : morceaux de conversation, confidences

éparpillées, banalités, insultes, politesses, extraits

d’émissions de radio et de télévision, jingles publici-

taires, bande sonore des grands magasins, ces

“ malls ” où tout est à l’américaine sauf l’accent...

En somme, il s’agit d’écrire la bande-son de la ville.

***

Page 14: Habiter Beyrouth?

26 27

Planta tagon, planta tagon, avalez votre ventre !Enlevez votre ceinture avant de passer dans la machine !Vroum, Vroum, mobylette, je n’entends plus la télévision. Mute. Le présentateur de télé est réduit à une bouche silencieuse. Asaada allah masa’akom... tous les voisins prennent le relais.Sex Bomb, sex bomb, you’re my sex bomb !Aatini al naya oua ghaniTa ta tatatatat…. (radio flash)Allo, Tanguy ! Oui, bonjour, comment tu t’appelles ? Mari-elle ? Alors kifik Marielle ? Ce matin on joue avec Khoury Home, le spécialiste en électroménager.Eh mam, non je suis toujours coincée au même endroit. Non je ne suis pas énervée !Mashshina ! Chou mech echaa al daou el akhdar ? Chou, aamya ?Kaak ! Kaak !La cloche du lycée : 7h45, 8h40, 9h35, 9h50, 10h45, 11h40, 12h 20 etc.Waw, trop génial tes bottes !Wlik khalassss !On peut sortir, madame ?What did she say ?Ah walla ! Elle fait une dépression nerveuse ? Kif yaané ? C’est grave, walla chou ? Hek hek...Hayeto je t’adore tante. Kifik el yom ?Bonjouren byitlaao 10500 ? Maaik khamsmiye ?Nescafé maa halib please ? Kif yaane badde edfaa zyede ?Sweetie it’s you ? Oh ! I love your hair!La cloche du lycée : 13h15, 14h20, 14h25, 15h20 etc.Comment vous dire ? Il ne lit pas. Je le punis il ne le lit pas.

Qu’est ce que je dois faire ?On a des problèmes à la maison. Le papa il est pas vraiment là.On a des problèmes à la maison. La maman elle est pas vraiment là.Vous allez essayer d’écrire sous la contrainte.La ouen madame ? Aal médiathèque ? Please hette el badge !Kazdro kazdro ma fikon touafo hon, aslan ma fi chi tchoufou...Au théâtre Monnot ce soir ? Aan jad, c’est très intéressant ! Allo, bonjour, je voudrai un rendez-vous manucure, pédicure, peinture, coiffure, épilation de la jambe droite, sourcil gauche etc. Ouen bet fadle el ghorra, yamin aou chmel ?Ou anninet may zghire mich sekhne ou mech msa’aa !Dans le port d’Amsterdam, y a des marins qui chantentAllahou akbar allahou akbar !Please saker el chebbek entaouachna !Chou ya helo ? Btitlae kazdoura ? Walla aajabtini ! Chou ma badak! Fi mahal maa douleb el spere !Vous avez Léon l’Africain ? Vous l’avez lu ? Al c’est très beau. Chou je l’achète ?Fi hayda el modèle bas inno chouey atoual, gheir laoun ou taille 32 ? La’ ! Aam baamel régime. Boukra bifoute fiye.Chou ‘asir ? La wlo ! Ma fi chi mbayyan !Ouvrez vos livres à la page 27 : “ Le petit prince arriva enfin à la sixième planète… ”Madame, vous connaissez la série “ Gossip girl ” ?Oui, j’ai rendez-vous à 16h. Ah, une urgence ? Une heure d’attente au moins. Oui les médecins… D’accord, les mé-decins et les patients on s’en tape !

Tu as voté ? Pour qui ?Le lebse orange el youm ?C’est à dire combien tu gagnes par mois ?Taxi madame ?Miaou miaou miaou.La wlo ! Da’aset bel khara. Tab ya aammé, mich maa’oul ! Viens Poussy on rentre à la maison.Val, pourquoi toutes les dames ont des écharpes sur la tête ? Elles ont froid ?La’ madame, heyde téné marra btaamliya fiyye ! V.C.

***

- Meditation is a difficult exercise, it helps become centered. Inhale! Exhale! Inhale! Think of your body, your breathing!- Do I have to fix an image?- Close you eyes. You hear the sounds.You understand what they vrrrrrrrrrr. You push them away. Pfffffffffffffffffffffffff, nhhhhhhhhhhhhhh...- Inhale!- She is funny.- Tfaddal !- Ahla ahla!- Marie, quand je t’ai connue, tu portais des...- Non, mais quel con!- Yaatik el aafieh!- Ahla ahla!- Tfadalli!- W haidi tarik aam...

- Kifak Abou Ali?- Chouuuu?- Abadan!- Yiiiii ! Lek chou helou!- Kan marid!- Yi 3lek, yi 3lek!- Kan marid!- Salemtou!- Yiii 3lek, yi 3lek! - Wezzzz! Clack! Oummmmmmm!- Double, double vitrage!- Allllllllllllllllaaaaah wou ...- Ou...become centered...

Z. M. M.***

- Yalla, bye !- Allah ma’aak!

- La bibliothèque c’est par ici?- Sorry, I don’t speak french!- Oh pardon! Do you know where is the Monnot library?- Keep going till you pass the old building with the red roof on your right; it’s on your left: after the church and the theater…

- Lek lek lek lek….Chou hayawen!!!- Wlek jayeh aaks esseir, ya madam! - Chou! El tariq la bayyak?- Hayde moush aaks esseir, ya estez!

Page 15: Habiter Beyrouth?

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- Skiti wli!- Bonjourkon!- Shou, tamnini, kif el mama? - Neshkor Allah, ahsan!- Al hamdulilah ! Wel baba?- Walla, el baba moush mneeh. aamel hades siyyara!- Ya lateef!

- Toonyyy! Weyn mister?- Mister no here madame!- Ya allaaaah!

- Allo? Allo? Enqataa el khatt…- Ebaatlou SMS…

- Hiiiii! Kifak?!!! Ca va ?!!! Mais qu’est-ce que tu fais là ?- Je cherche la bibliothèque Monnot…- Attention ! - Yelaan… mais il n’y a pas un trottoir comme il faut dans cette ville de merde !!!

- Ah, voila la bibliothèque [Dring dring] …Bonjour !- Pardon monsieur, la bibliothèque est fermée les samedis après-midi.- Ah…Merci.

- Bel ezzen.- Tfaddali madame!- La twakhezni!- Chou bikki?

- Wala chi!… I’m OK-You want to go to ABC?- Lah, ma elli jledeh!- Stefli! I’m going. Yalla bye….

M.M.M.***

Cui cui!Bip Bip!Kiss ikhtak, c’est rouge! Rouge! Kiss me again, quel pays de cons! Abruti ! Biiiiiiip !Bonjour Farouk, kifik sitna?Amira, btaamlilé Nescafé aamelé maarouf ?Oum Khodr, bonjourik; bit bassrilé lyom ? Lyom haram! Baad Ramadan.Drin Drin Drin!Ahlén, ahlén! Same to you! Inchallah tkoun sené helwé lal jamii!Yaané you know we target a minimum IRR of 20%. We need to protect our investors.Qu’est ce qu’il fait chier celui là ! Dolly, ana indé mawa’ad barra. Hi, ça va ? Ichtaktellik !Tu veux déjeuner Place de l’Etoile ? Je n’aime pas vraiment la bouffe mais j’aime la place.On se met là ? Il y a plus de soleil.On mange hyper vite; je suis à la bourre.Moi aussi. C’est super ce que tu portes là ; c’est quoi ? Zadig

et Voltaire ?Non, c’est Chloé.Pas mal. Ma béké chi !Bonjour, chou el plat du jour, aamol maarouf ?Lyom fi siyyadiyeh w steak au poivre.Ouf, c’est lourd tout ça !Ding Dang Dong !Allahou akbar !Service ala Concorde -Verdun.La’a servicén !Ok servicén.Chob ktir lyom ; aam bi koulou ma fi chatwiyyeh !Biip, bip !Wa ijtama’a l Berri bil Hariri wa karrarou an yazhabou ila l cham jawaban ala da’awa alqaha al rais al souri.Binzal hon; merciKaak, kaak!Chou hal achta, ooof!Yalla yalla, inta aal yamin; yalla zih min hon!

Bonjour !Elle sort avec le mari d’une telle ; il n’est pas au courant ; il la tuerait ; elle ferme les yeux.Plouf cui cui cui!Maitre wehde limonade amol maarouf ma’a mazaher. Please hotta ala l hsab!Bonjour helloBonne annee, inchallah mnifrah minnak!Mes condoléances, mes condoléances, mes condoléances.

N. H.

- Je l’ai entendu de source sûre, il paraît que ça va être chaud cet été. Ça ne sent pas bon. La fille de Mimi, dont le mari travaille à Washington et qui est très proche de gens très proches du pouvoir, a dit à sa mère…- Qui Mimi ?- Wallaw !! Mimi Abou Souhaid, avec qui on a déjeuné la semaine passée.- Tu n’es jamais au courant de rien ya Maryse ! C’est celle qui a la boutique de pachminas à Verdun.- La fille ?- Wlak non. La mère. La fille vit à Washington, on vient de te le dire.- Elle a de jolis pachminas ? Ils sont chers ? Elle les ramène d’où ?

- On ne s’entend plus ici, c’est la dernière fois que j’y met les pieds à l’heure du déjeuner.- Le soir c’est pas tellement mieux. Il y a la musique en plus.- L’addition s’il vous plait.- C’est pas agréable de déjeuner avec toi, tu regardes la table d’à côté, tu ne m’écoutes pas.- Comment je ne t’écoute pas ? Bien sur que je t’écoute. Du sucre, s’il vous plait.- Qu’est ce que je viens de dire ? - Heu… Tu as dit,,, pachminas,…non,.heu…que ça allait aller mal.- J’ai pas dit que ça allait aller mal, j’ai dit que ça allait mal entre nous.- Comment ma carte de crédit n’a pas fonctionné ? Essayez-la de nouveau.

Page 16: Habiter Beyrouth?

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- Pardon, pardon, non ne bougez pas je passe. Si, si. Ne vous en faites pas.

- Ouen el X5 ? Jibo el X5, yalla !! lamin el X5 ? La elik madame el X5 ?- Yaret habibé, walla, yaret ! - Je ne sais pas où est mon ticket, je ne trouve jamais ces fichus de ticket de parking !! Siyyarté el Citroen.Musique : “ Enta Omri, enta hayati , enta… ”- Ils m’ont encore trafiquoté la radio, ce n’est pas possible ! Comment je vais retrouver Light FM moi ?Musique : “ Et j’ai crié, crié, Aline pour qu’elle revienne ! ” N. A.

***

Yalla lève toi ! Tu es en retard ! Yallaaa. Je me lèèève.Bonne journée

Hi, kifak ça va ? C’est correct, merci, je fais aller.

Marhaba moallem Elias. Shu rebehet bel loto ? Yareyyyyt!

Walaw wloooo ! Fi shi essmo clignotant bel siyyara Madame aw option anndiiik ? Basssita Monsieur, maaa salemeh.

Kaak kaak !

Mamnouh el saffeh houn Madame.

Quel con ! Il aurait pu me le dire avant !

Wala lambaaa hayda !

Allah yebaatlik aaris, Allah yi waff’ik ! Baddé taaamé hal sabeh…

Infijar ??? Wayn ???? On ne sait pas encore…Mamnouh el siyesseh bel cantine.

T’as terminé le compte-rendu de réunion ?Kel chi URGENT. Politique du vite fait, mal fait. Kebbeh waraké !Ciao, A+. Yallaaaa, c’est le boulot.Heyyyyy !Bonne année quand même !

D.A.***

Où tu vas ? Bon courage mon amour ! Clac ! Oui, je suis prête ! Kifak Ayham ? Mohammad ! Mohamaaaaad ! Wa’iiiiiiiiiiiffffff !!!! Celui-là alors, quand est-ce qu’il va me regarder ?? Leyké, zihilé choueyy ? Markaziyyé markaziyyé… Oulak chellé hay siyyara mén honnnn !!! La oueyn ? Can you imagine, I mean, this dickhead ??? Bliz, bliz, gloz ze doooor !!! Aatiné massaaaaré… Sahab elyom, lyom! Arrreb ya Pégeoooooooolllll!!! Tlét milliards el lottt, tlélt mil-liards!!! Chou ya hajj, éja l Mojo? Lah walla, baad… Tayyeb merci… Allahi khallilik oulédék… Tu me laisses passer oui?

Pauvre con, t’as vu ta gueule? Tlaaé ! Ya vaaaaaan !! Arrreb ya vaaaaaann !!! Khaliya tétlaa ya aammé !!! Chou baamel, heydal boulisss !!! Yalla, kil chi méché…

D. G.***

(Durant le cours, en classe) :- Oh la la !- Je n’ai pas bien compris...- Bonjour, madame !- Iyad ça suffit, tu nous déranges !- Ah je dois absolument sortir maintenant, je dois aller chez Garo ! Il veut skipper le prochain test.- Moi, je crois qu’il n’y a rien à comprendre.- C’est vraiment trop dur, trop dur !- Les interfaces sont des zones de contact entre deux mondes distincts...- Vous pouvez rester chez vous dans ce cas.- Tout ça c’est de la théorie !- Et cætera, et cætera...- Oui.

- Si tu savais vraiment, vraiment...- Allah ya Allah ! C’est quand la cloche madame ?

(A la cafeteria):- Tlet manaich bi jebne!- Khalass, khalass !!

- Arrête de pousser !!!- Hum hum... - Tu sais c’est combien de calories tout ça ?- Je dois vraiment te raconter cette histoire, il est vraiment trop Karim !- Ya Ali weyn el sandwich?- Yallah yallah!- Tu sais ce qu’il a fait hier ? Si vraiment il me l’a dit. On a veillé toute la nuit. Il m’a raconté tous les détails. - Et toi, tu le crois ?

(Dans la rue, à Hamra) :- Chou heïda ?- Allo t’es ou ? Tu crois que tu peux venir jusqu'à Hamra ?- Adesh el banadoura lyom ?- Hi, kifak ?- I feel happy today, I don’t know why, I’m so happy!- Eh, je te retrouve au Rouge dans dix minutes.- Barbir ? Mathaf ?

S.K.***

- Bonjour Samir. - Ouah,ouah.- Please, caca dog no good ! No here ! Tell madam….

- Emilie! Emilie ! Rentre à la maison ! Tu as été jeter la poubelle depuis plus d’une heure…- Mais Madame ça fait à peine 10 mn !

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- Tu oses répondre !!!….Chou hayda !!! C’est moi la dame. Pas toi !!!

- Maman. Maman, je veux acheter une gomme en forme de Smiley… Mona en a une pareille à l’école.- Mais tu as déjà une gomme ! Allez, on rentre à la maison.- Ouin, ouin. Je veux une gomme ! Je veux une gomme ! Je veux une gomme !- D’accord. Mais après on rentre à la maison !

- Tuut, Tuut - .....- !!!!

- Yiiii, Sylvie ! Bonjour ma chère. Bonne année. Tu vas à ta partie ? Smallah, tu n’as pas changé ? Toujours bien habillée, habibté !…Comment vont les enfants ?- Wallah, j’en ai un à Dubai, un à Paris et la troisième à Londres.- Beyrouth va devenir une ville de vieux …- Non, ma chère. Il y aura encore des jeunes. Mais seulement les... .

- Allo, allo, Lata ? Come down ! Ana supermarket ! Come down !- ...- Ding, dong. Ding, dong ….- ...

M.F.

Chapitre lll.

Quelque part quelqu’un,

ou la ville en quelques esquisses.

Dans “Anabase”, puis à nouveau dans “Exil”, Saint-

John Perse évoque “ toutes sortes d’hommes dans

leurs voies et façons ” par le moyen d’une énumération

qui invite à la rêverie, qui dessine comme un voyage

parmi des silhouettes croisées et dont il a retenu ici

une posture, là un mot, là un geste ou encore un re-

gard : “ celui qui taille un vêtement de cuir ”, “ qui fait

brûler pour son plaisir un feu d’écorces sur son toit”,

ou “ qui porte une conque à son oreille ”...les visages,

les attitudes, les couleurs de ces “princes de l’exil”

sont esquissés comme autant de croquis au fil

d’un pinceau.

François Bon reprendra le procédé dans

“Impatience”. Mais c’est pour convoquer au bout de

sa plume les multiples images d’une ville dans son

“ quotidien répété et usé ”.

La proposition est un parcours sur les traces de

Saint-John Perse et de François Bon. Pour croquer

la ville à travers des personnages côtoyés, croisés,

parfois à peine regardés. Mais auxquels on rend ici

comme un fragile hommage.

***

Et c'est encore, images de la ville, et celui qui retient ses rêves dans le reflet du verre tenu par une main tremblante.

Et celui qui s'est endormi sur une légère couverture,déroulée sur le sol d'un étage inachevé du chantier de la rue Makhoul, entre ciment frais, morceaux de fer éparpillés, out-ils menuisiers et ce froid de la nuit qui fait trembler les grues.

Et celui qui n'en finit pas de chercher le sommeil dans le lit où dort une femme dont il a oublié la saveur

Et celui qui dessine Beyrouth dans des graffitis et des mots qui ne peuvent se dire que lorsque la ville fait semblant de dormir.

Et c'est toi que je vois dans ce passage fragile où la nuit hésite entre fiction et mémoire.

Et c'est encore toi qui porte tous les noms de Beyrouth lorsque l'aube se lève sur tes lèvres qui s'animent.

Quand moi-même j'entre à pas feutrés dans ton matin, qui donne au récit de ma vie douceur et féerie.

S.K.***

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Et c’est encore images de la ville…Celle qui hèle l’épicier avant de descendre lentement son panier d’osier.Celui qui est roux, qui boite en marchant et derrière lequel trottine sa mère tous les dimanches sur la corniche.Celle qui bat ses tapis dès que les beaux jours reviennent, c’est-à-dire un jour sur deux, tout au long de l’année.Celle qui chante à tue-tête au volant de sa voiture.Celle qui parle au téléphone en mangeant ses céréales “diet” et en se remettant du rouge à lèvre, oubliant qu’elle est au volant de sa voiture et lâchant ce dernier.Celui qui attend l’autocar, les yeux embués de sommeil, sous l’œil attentif de la femme à la peau brune.Celle qui a porté deux chaussures différentes et son manteau à l’envers pour accompagner sa fille à l’école.Celui qui se gare tous les jours en travers du carrefour, qui se fait engueuler et qui engueule surtout.Celui qui vend ses billets de loterie et celle qui vous promet un avenir radieux.Celle qui vous jette presque dans les bras un enfant qui ne bronche pas et qui souhaite tout ce que vous avez et qu’elle n’a pas, et qui dit juste: “ Que Dieu vous donne ”.Celui qui se cache derrière son journal pour reluquer les passantes.Ceux, aux yeux infectés, qui s’accrochent aux fenêtres des voitures manquant de se faire écraser les pieds pour une pièce de 500 livres.Celui ou celle qui sillonne la ville, une caméra en ban-doulière, tentant de la capturer, de l’apprivoiser, ne se

doutant pas qu’elle danse déjà dans leurs regards, qu’elle les a déjà captivés.Celui ou celle qui a décidé de marcher dans la ville et qui a compris qu’on n’avait pas le droit d’y revendiquer le statut de piéton.Celui qui, terrassé par une crise cardiaque, prend appui sur un panneau de signalisation sous les yeux interloqués des femmes de ménage et ceux, sceptiques, des gardien d’immeubles.Celui qui, en toutes saisons, pose ses fesses sur les chaises inconfortables du café de Rawda et écrit en tournant le dos à la mer.Celle qui hèle l’épicier avant de descendre lentement son panier d'osier,quand moi-même je voudrais m’y accrocher et remonter jusqu'à elle pour l’écouter.

V.C.***

Et c’est encore, images de la ville, et celles qui se parlent d’un balcon à l’autre dans une langue étrangère, et celui qui ne prend pas la peine d’enlever son casque pour livrer la pizza, et celui qui, plus propre que n’importe lequel d’entre nous, porte un uniforme de technicien de surface et qui, sa journée de travail terminée, choisit avec attention une boîte de mouchoirs, et celle qui me sourit parce que je lui souris, et celui qui a failli m’écraser, et celui qui en chantant

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propose ses services de manutentionnaire dans l’écho de mon impasse, et celle qui passe en regardant droit devant elle et qui regarde surtout ses pensées dont la trace reste sur son front, et celui qui se cure une dent avec l’ongle long de son annulaire, et celui, tout en haut de la ville, qui déplace le bras d’une grue, et ceux qui attendent, à chaque carrefour, à chaque aplat de rue, quand moi-même je rentre et qu’en tournant la clé je découvre avec soulagement que je vais rester seule un moment.

D. G.***

Et c’est encore, images de la ville, et celui qui remplit la bétonneuse de gravier, de sable et de ciment, et celui qui fait tourner la gueule de la machine infernale, et déverser son vomi dans les moules des murs porteurs, qui s’élèveront l’un après l’autre et crèveront un pan de plus dans le ciel de Beyrouth, et celui qui regarde, impuissant, les boulets et pelleteuses abattre sa belle demeure à arcades qu’il n’a pu sauvegarder, et celui qui passe et regarde, incrédule, s’écrouler la mémoire de sa ville, et celui qui écrit sur le pan de mur d’une maison à abattre “Stop destroying your heritage” et celui qui croit qu’il n’est jamais trop tard, quand moi-même je ne fais rien, alors que je peux.

D.A.***

Et celle qui attend sans espoir le retour d’un fils américanisé ;Celle à qui l’on dit que son enfant hérite de son sang mais pas de sa nationalité ;Celle qui joue au ballon avec son frère ainé et le laisse gagner ;Celle qui compte les anniversaires de mariage qui n’ont pas eu lieu ;Celle qui a laissé son fils de deux ans aux bons soins de sa sœur dans son village philippin ; Celle qui polit la vitrine de son magasin de nouveautés qui avait accueilli tout le quartier quand il en était un ;Celle qui travaille à la poste en rêvant d’être “ sett beyt ” bien casée ;Celle qui, en faisant une “ soubhieh ”, rêve qu’elle est une femme d’affaires ;Celle qui attend l’autocar, le cœur aussi lourd que le cartable posé sur son dos d’ado ;Celle qui, surprise, découvre sa mère ;Celle qui, surprise, découvre qu’elle devient sa mère ;Celle qui sirote une limonade très sucrée au parfum de fleurs d’oranger, sur son balcon trempé de soleil ; Celle qui pose la tête sur le guidon de sa voiture prise dans les tentacules d’un embouteillage beyrouthin ; Celle qui est secrétaire de direction d’un directeur tous azimuts ;

Celle qui s’occupe d’une vieille femme insatisfaite ;Celle qui est à la merci d’une vieille fille qui se dit satisfaite ;Celle qui ausculte gravement un vieillard angoissé ;Celle qui touche la main de son père inconscient ; Celle qui fait du jogging sans regarder la mer ; Celle qui fouille dans la paume de sa main pour trouver son destin égaré ;Celle qui regarde sa montre pour la troisième fois en pensant à l’avion qui atterrit ;Celle qui part en voyage en emportant sa ville avec elle ;Celle qui s’étonne que son amant d’il y a vingt ans puisse la blesser ;Celle qui s’applique un masque sur le visage pour effacer les rides de son âme ;Celle qui brûle l’omelette en songeant à son rêve de la veille ;Celle qui lit le journal avec lassitude, sa tasse de café re-tournée sur la soucoupe ;Celle qui se regarde dans le miroir et se surprend à être heu-reuse dans son couple ;Celle qui arrose soigneusement son jasmin fou de bourgeons en plein hiver ;Quand moi-même je les suis... Quand moi-même je suis elles.

M.M.M.***

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Et c’est encore et encore, images de Beyrouth.Et celles qui se tiennent sur le pas de la porte, l’œil noir, micro-jupe sur bourrelets, clins d’œil aux passants : Marika, Malika, et les autres.Et celui qui, salopette verte, l’esprit dans une douce con-trée indienne ou sri lankaise, vide les poubelles accroché au camion Sukleen, balaie la rue le matin, le midi, l’après-midi, en plein milieu d’après-midi, à toute heure, quelle que soit l’heure.Et celui qui, mandaté par parents affairés, tient la main des enfants pour les déposer à l’école en toute sécurité.Et celui qui vend les galettes au coin de Sodeco, de Hamra, sur la Corniche, dans une roulotte qui a accumulé toute la poussière et la crasse de la ville mais qu’importe, on est immunisé.Et celui qui, avec son grand balai, fait roussir les manakich au four.Et ceux qui, dès six heures voire cinq heures du matin, arpentent la corniche et se donnent le salut. Et celui qui y vend le yanasib. Et celles qui déambulent rue Huvelin, cahiers sous le bras, prêtes pour une nouvelle journée de cours.Et ceux qui, à mobylette, défiant les sens interdits, font “ delivery ” d’un croissant ou d’une mankouché pour salariés contemplant les cours de la bourse.Et celui qui astique sa voiture avec tendresse, tendresse tout entière réservée à sa voiture.Et celui qui coiffe ces dames dès 7h du matin, afin qu’elles puissent présenter leur visage au jour.

Et celle qui dans son quatre - quatre, accrochée au téléphone, hurle à son employée philippine les consignes du jour.Et celui qui allume son premier cigare de la journée en égrenant les feuilles du Financial Times et du Nahar, à l’affût d’un peu d’intelligence économique à régurgiter devant clients fortunés.Quand soi-même on roule sur fond de Beethoven, de Bach ou de Scarlatti, pour entrer dans la violence de la journée en douceur ;quand soi-même on allume son ordinateur qui démarre au ralenti sur la page d’accueil du Monde pour mieux affronter par la suite le venin des news locales ;quand soi-même, on se demande pour la énième fois qu’est ce qu’on peut bien faire pour ne plus s’asseoir tous les jours derrière un bureau, à mouliner des chiffres et des faux-semblants.

N.H.***

Et c’est encore, images de la ville, et celui qui a fait taire son réveil, n’a pas mis le costume et la cravate, préparés la veille sur la chaise et a préféré s’enfoncer dans ses rêves. Celui qui, après avoir fait le tour du pâté de maisons, une fois, deux fois, trois fois, sans trouver à se garer, a décidé de s’en aller sans remettre le paquet qu’on lui avait confié. Celle qui est passée à côté de la benne à ordures qu’on vidait avec fracas au moment où son portable sonnait et n’a pas pris l’appel au secours. Il y a aussi celle qui s’en est allée faire ses courses au supermarché, à qui on avait demandé un pot de

Nutella et qui revient les bras chargés sans le Nutella. Et celui qui voulait acheter une douzaine de roses, qui les a trouvées chères et qui a offert à la place des œillets. Quand moi-même, bien que je sois partout, exactement là où l’on m’attend, tout le temps, je pense quand même que je rate tout.

N. A.***

Et c’est encore, images de la ville …

Celui qui n’arrête pas de klaxonner pour dire qu’il est là, pour dire qu’il s’en va, pour dire que le feu de signalisation est devenu vert, pour dire qu’il n y a pas de feu…

C’est aussi celui qui crie pour insulter, pour interpeller, pour parler au téléphone, pour annoncer que l’eau potable est revenue, que l’électricité est partie ou tout simplement celui qui crie pour dire à une fille qu’il la trouve très belle…

C’est aussi ceux qui font de Beyrouth mon village : Abou Tony “ el kendarjé ”, Abou Moussa “ el dikanjé ”, Mme Hoda, la pharmacienne…C’est tous ces visages face aux “ nouveaux ” : Abdo le ven-deur d’unités et surtout les sans noms, les fameux valets parking…

C’est aussi ces “ voisins ” qu’on ne connaît pas, ceux des nouvelles tours… Ceux qui ne marchent pas, ne parlent pas, ne vivent pas…

C’est aussi surtout les sri lankaises et les philippines qui vivent par procuration la vie de leurs employeurs, qui promènent les chiens, qui parlent avec Abou Tony, Abou Moussa et Mme Hoda, qui achètent des unités chez Abdo et vivent des histoires d’amour avec les valets parking…

Quand moi-même, je me perds entre ces maisons détruites, ces terrains vagues….Et je voudrais être celle qui raconte, que là, à la place de cette tour, il y avait Mme A., la prof de piano…Et je voudrais oublier, que là, à la place de cette autre tour, des miliciens avaient mis un canon…Et que ma ville, ce jour-là, avait volé en éclats…

M.F.***

Et c'est encore, images de Beyrouth,et celui qui fouille dans les conteneurs des poubelles,et celui qui fouille dans les ordures ménagères,et celui qui fouille dans les dépotoirs de la ville,quand soi-même on cherche quelque lueur dans les im-mondices de son cœur.

A.B.***

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Chapitre lV

Vous qui habitez des noms.

Dans “Vous qui habitez le temps” de Valère Novarina,

chacun des personnages se présente en déclinant sa

biographie sous la forme des lieux qu’il a habités. Les

oulipiens quant à eux se sont livrés à toutes sortes de

jeux d’écriture à partir des noms des rues. Avec la

conscience aiguë qu’on n’écrit pas le même texte si

l’on part de la rue du Moulin de la Galette ou de la

rue de la Glacière, de l’impasse du Cherche Midi ou

de l’avenue de l’Observatoire, de la cité Joyeux ou du

passage des Maures.

Il s’agit donc ici d’écrire une sorte d’autobiographie à

partir des noms propres dont chacun est dépositaire :

noms de rues, adresses - qui se spécifient en “ face

à l’église Notre Dame des Anges ”, “ au-dessus de

la pharmacie Kassouf ” ou “ à côté de Helwayat el

Baba ” - lieux - dits, noms d’écoles, de stades, de

mosquées, d’hôpitaux ou de jardins publics.

A la croisée donc de la topographie et de

l’autobiographie, la proposition est une invitation à ex-

plorer la façon dont les noms des lieux qui ont jalonné

notre parcours nous racontent. Et racontent une ville

qui ne cesse de changer.

***

Il y a quelques semaines, dans notre chambre à coucher, à Hamra, tu m’as dit en souriant : You are restless. C’est vrai. Tu es déjà au lit, avec ton magazine préféré, avec ton livre, et moi, tournant, parfois sans but, parfois me relevant, ou-bliant de faire quelque chose, comme à plaisir.

Notre petite famille a toujours été en mouvement. En bi-entôt 37 ans d’existence, je ne suis dans la même ville qu’elle que depuis deux ans tout juste. Ma mémoire commence son film dans un éclatement de bonheur indescriptible : la rue des Saints-Cœurs, près de la place Tabaris, devenue sahet el SNA puis bizarrement dis-parue au profit de Bourj el Ghazal, Hawa Chicken ou même Cannelle. Pour moi, c’est Tabaris. Je ne dis que rarement que je vais chez mes parents, je dis que je vais à Tabaris.A Paris, pendant toutes ces années d’arrachement, Tabaris, l’immeuble Soprano, le neuvième étage, la grande esplanade où je jouais avec mes voisins, ont été ma joie de vivre dans ma nuit, ma très longue nuit d’exil.Il m’a fallu bien des lieux pour le crier, ce manque de Tabaris. Le minuscule appartement de mes grands-parents, rue Bran-cion, dans le 15ème arrondissement de Paris, l’école des Saints-Anges. Alors que je ne rêvais que de l’établissement des sœurs de Nazareth, de ses arbres, de ses hauts murs, du ciel bleu, toujours, quand maman était heureuse.

Et puis la rue Vasco de Gama, 15ème arrondissement: un grand appartement prêté par des amis de mes parents. J’y ai fait ma crise d’appendicite.

Les lieux de vacances. J’y recevais les lettres de mes amis res-tés au Liban, qui m’écrivaient depuis leurs abris les blagues dont on riait l’été précédent. Daurat, la maison de cam-pagne de papi et mamie, près de Bordeaux. Le parc, les arbres. Nous avions chacun un cèdre, et la plus jeune, ma sœur, a été gratifiée de deux cent cinquante pins que mon grand-père a plantés le jour de sa naissance, devant le passage du train.

Le Canadel, sur la Côte d’Azur. J’y étais heureuse, parce que je voyais la mer, je m’y baignais à l’heure que je voulais. Et le soir, avant d’être appelée pour le dîner, je prenais mon élan et je sautais dans la piscine, dont l’eau me semblait chaude comme celle d’un bain.

D’autres moments heureux : à Guéret, dans la Creuse, avec les trois fils des très fidèles amis de mes parents. Nous joui-ons dans l’ancien laboratoire d’analyses médicales de Pierre, leur père. Je me souviens de notre sas, de notre vaisseau spatial. Je souris car je ne voyais ni ne subissais la tristesse amère de mes parents. J’avais la latitude d’être une enfant.

L’errance à Paris, pendant les années universitaires. Six ans autour de la Sorbonne à sécher les cours dans les librairies, les cinémas, les galeries d’art, les parcs, les cafés, les maga-sins de disques. J’ai développé ma passion pour la musique tout en achetant des livres à la pelle que je n’ai lus que bien plus tard. Rue des Écoles, rue de Rennes, rue Bonaparte, rue Michel-Ange, boulevard Exelmans. Le triste boulevard Exelmans, qui m’a cependant été salutaire.

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Après deux Noëls passés seule chez Téta, montée Accaoui, à Beyrouth, j’ai pris ma première décision d’adulte : retourner vivre à Tabaris avec mon père qui, comme moi, n’avait jamais accepté Paris, sauf qu’il avait mis, lui, sa volonté à exécution, me privant de sa présence et de son adoration pendant 14 ans.

De Tabaris, je découvre l’Ouest, comme dit encore papa à propos de Ras-Beyrouth. Mon métier me fait mettre les pieds pour la première fois dans le quartier de Hamra, me fait côtoyer des non-chrétiens, me fait renouer avec l’arabe.

Je vais bientôt avoir 30 ans et maman parle de revenir au Liban. Il est temps de m’installer seule : je choisis Furn el Hayek, à quelques minutes à pied de Tabaris.Tabaris accueille de nouveau ma mère et ma sœur Yasmine. C’est le moment que je choisis - à contrecœur, mais je n’ose pas me l’avouer cette fois-ci, parce que ce second arrachement n’est dû qu’à moi - pour retourner à Paris. Pendant deux ans et demi, je vivote entre la station Dupleix et les Champs-Élysées, où j’exerce le seul métier pour lequel je ne suis pas faite.

Les noms de lieux m’échappent ; depuis quatre ans d’ailleurs, j’ai un mal fou à retenir les noms, quels qu’ils soient. De Paris pourtant, j’ai découvert l’Est et le Nord. C’est déjà ça, mais Tabaris, son manque, devenait aussi énorme qu’imprononçable.

***

Dans le café en bas de chez moi, un jour de mai où il faisait beau, j’ai dit : “ Je vous aime ”. A mes parents, auxquels je refusais de parler depuis plus d’un an, le corps serré et de la haine plein la bouche. Trois mois plus tard, j’atterrissais à Beyrouth. Je m’y suis réconciliée avec mon patronyme, avec le village de mon père, Bickfaya, et son armada sécuritaire. Je me suis réconciliée avec le boulevard Exelmans, où j’ai vécu les quatre derniers mois de mon étape parisienne. Le 17 décembre 2007, enfin en paix avec la plupart de moi-même, sachant exactement ce que je ne voulais plus et par-tant à la recherche de ce que je voulais, j’ai fermé la porte blindée. Derrière, il y a encore beaucoup de livres et de disques. Et puis il y a mon train électrique, le seul que j’aie jamais reçu et que tu m’avais offert le temps qu’on se retrouve.

***

Je ne connais pas grand-chose de cette planète où je vis, mais je ne suis plus seule : j’ai Beyrouth.

D. G.Rue du Liban, c’est le chemin que j’emprunte en rentrant du boulot. Cette rue me parle, en particulier à l’heure bleue, mon heure préférée: les arbres hirsutes qui poussent au hasard, les branches qui pendent le long de murailles qui cachent, je le suppose, de vieilles baraques défraîchies, désuètes, abritant tout un univers d’antan. Sont-elles abandonnées ou habitées? On imagine des silhouettes qui se meuvent derrière de grandes fenêtres aux grilles blanches, au travers de lourds rideaux ; on imagine un temps d’avant, bourgeois, romanesque, tendre.

Saint Sauveur où nous avions écouté un soir d’automne un sublime quartet libano-espagnol jouer De Falla, Albenizet Claude Chalhoub. Envoûtement : de la musique, des icônes, de ces petits cloîtres empreints de sérénité comme celui de Saydet el Bechara, dont les voûtes de pierre tranchent avec les gigantesques blocs de béton des nouvelles tours pour résidents fortunés, prêts à faire fi de toute har-monie extérieure, pour une vue sur la mer ou sur la mon-tagne ou sur les deux. Qu’importe le sens de la rue du Liban ? Qu’elle devienne rue de Dubai ! Du béton, des tours encore, toujours. Des tours, sans détours, à donner le tournis. Des grues, du bruit, les rumeurs de ce chantier per-manent. Après tout, New York change d’année en année ; pourquoi pas Beyrouth ? Mais Beyrouth, c’est Béryte, c’est mille ans d’histoire, de racines, d’arbres… Si j’aime la rue du Liban, c’est aussi pour ses arbres - si rares dans Beyrouth. Et pour ses marchands de tout et de rien, de l’utile et de l’inutile ; pas forcément un sens ; pas forcément de la rent-abilité - quand bien même les tours qui y poussent instille-raient lentement le goût du lucre. Tout et rien, comme la vie dans sa grâce, dans sa légèreté. On se demande comment ils subsistent à vendre un chocolat, un stylo, un billet de loto.

L’USJ et la rue Huvelin, le temps où on entrait à la fac par la rue du Liban à cause des francs-tireurs. L’on y entrait par un étroit passage de fortune, de sable, tellement plus charmant finalement que la grande grille d’Huvelin. On se garait dans le parking en face de la Bagagière. Le parking est toujours là, La Bagagière aussi. Je n’y ai jamais rien acheté. Je n’ai même jamais vraiment regardé ce qu’il y avait ; peut-être trop

pressée de rejoindre l’université, les cours d’économie de quelques grands pontes ainsi que le soupirant qui m’offrait une fleur de gardénia en cours de maths en me glissant fur-tivement un “ avec tout mon amour ” pour aussitôt disparaître dans les derniers rangs de la classe.

J’aime la vue sur l’Albergo qui surgit soudain au bout de la rue du Liban - avec ses grandes plantes qui s’élancent devant la façade en une jungle baroque. Z. y tenait salon avant/après juillet 2006, du temps où il rêvait encore de changer le monde et où il tentait de rassembler des passionnés du Liban, pour travailler sur la loi électorale ou autre enjeu de notre survie. J’aimais bien le goût de nos rencontres là-bas.Albergo, hôtel en italien, résonne pour moi plutôt comme abri. Abri d’amours, abri contre l’ agressivité du monde et les rumeurs de la ville. Je visitai la suite présidentielle un samedi après-midi. Je rêvai d’y passer une nuit ou deux avec mon amoureux…

Plus bas dans la rue, le Time Out. Une autre vieille de-meure, pourvu qu’elle demeure ! Un lieu feutré où l’on peut boire un verre dans une atmosphère tranquille, sur fond de musique douce. On y tient nos meetings Sciences Po. On a noué des liens avec les maîtres des lieux. R. flashe pour la maison; il aimerait bien y habiter; il me demande s’il peut la louer. La louer, oui, tout simplement, comme ceci. Mais tout n’est pas monnayable, cher R.! Le Time Out c’est de la mémoire, un bastion de résistance aux sentences de mort qui s’abattent tous les jours sur des pans d’histoire. Espaces physiques. On a besoin de ce lien charnel qui nous unit à la

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ville; sans quoi on ne s’y retrouve pas, ne s’y reconnaît pas. Exactement comme en amour. Abdel Wahab avec ma mère, après les séminaires de la Société Libanaise de Psychanalyse ou après le cinéma. Ma mère et moi avions une prédilection pour le lieu. Lorsque j’étais fraîchement rentrée de Paris, et qu’elle acceptait d’abandonner son mari pour quelques heures, nous allions au cinéma et terminions à Abdel Wahab. Nous aimions le coté brasserie, spacieux, bruyant, vivant, facile, rapide… La terrasse aussi, beaucoup. Toute de plantes grimpantes.

Rue Trabaud. Le nom de cette rue m’a toujours fait rire. Quelque chose dans sa sonorité qui me donne envie de répé-ter : Trabaud, bobo, pas beau, etc. Elle est verdoyante, la rue Trabaud, calme ; le calme d’un luxe non prétentieux. J’aime la vieille demeure des Bustros transformée en club privé où j’ai vite fait de m’abonner à la gym. La piscine au 5ème sous-sol a quelque chose des bains romains, avec ses colon-nades qui vous propulsent d’emblée dans ce temps autre. Sortir de la piscine, boire un café à la terrasse verdoyante de la Posta, faire une pause dans l’espace et le temps avant de retrouver la cohue de Hamra et de Verdun m’a toujours fait rêver; je ne l’ai fait qu’une ou deux fois.

Le Chase place Sassine, seul et unique café ouvert en juillet 2006 à Achrafieh. Il retrouva son heure de gloire en ce mois d’été. Chaud comme l’été, comme la guerre. La nuit, une chape de silence et de noir tombait sur Beyrouth, sauf à la terrasse du Chase, devenue le lieu de rendez-vous des jour-nalistes et des résidents du quartier qui avaient choisi de

rester. Nous nous y sommes retrouvés un soir avec R. et Rachid el Daif et nous avons parlé de “ Meryl Streep (qui va) au diable ” et des “ Jambes de Leila ” pendant que l’on entendait tonner au loin les explosions des bombes israéliennes.

Moussallam, le marchand de fruits et légumes à Saint Nico-las, en face de Dfouni, quand j’ai envie de saveurs. Dans les fruits, et dans le contact. On parle spiritualité avec Milad, l’un des frères Moussallam qui fait des études de théologie. Il me l’a révélé au hasard d’une phrase sur la solitude, voyant que j’achetais des fruits et légumes en solos et non pas au kilo. J’ai oublié le contenu exact de ses propos, mais ils m’avaient frappée autant que la situation: un marchand de fruits qui cite Edith Stein ou Saint Augustin. J’ai pensé que l’on ne savait pas qui étaient vraiment ceux que l’on côtoie superficiellement et à qui on colle une étiquette en lien avec leur fonction. Un jour où je venais acheter des fruits, Milad m’a offert la vie d’Edith Stein en arabe, qu’il avait gardée dans sa voiture en attendant ma visite.

Grotte de Notre Dame de Lourdes. Je ne suis pas pratiquante et je sais à peine qui est Notre Dame de Lourdes. Je sais simplement que j’ai parfois besoin de me recueillir dans les lieux de culte, seule à seule avec Dieu ou ses représentants, et que cette grotte m’inspire. Cette “ grotte ”, une espèce de petit sanctuaire dédié à la vierge, vers Azariyé, juste derrière la place Sassine, est mon refuge. J’y vais à pieds le soir ; j’y retrouve parfois Arlette ou Maryse. Elles aiment bien, elles aussi, y trouver un peu de réconfort, de sérénité, d’espérance. Tel ce croyant déglingué qui l’autre soir, s’entretenait à haute

voix avec la Vierge : “ Je t’aime, tu sais ? Tu es mon amoureuse ! Moi, je suis un voyou, je vais faire quelque chose de mal, mais pardonne - moi quand même... ”

N.H.***

Je suis née et je vis rue Ghandour el Saad.Je ne sais toujours pas qui était Ghandour el Saad.

Selon mes humeurs, j’imagine qu’il devait être l’un des arti-sans de l’Indépendance du Liban, qu’il a été emprisonné et qu’il a même été exécuté. Mais c’est mes jours patriotiques, mes jours de “ Koullouna ”…

Certains jours il me prend de rêver que c’était peut-être un écrivain ou un grand poète. C’est mes jours de poésie…

D’autres jours, j’imagine qu’il devait être un grand avo-cat, qu’il devait être l’auteur de lois dont le projet était d’instaurer un régime laïc au Liban.Mais là, c’est mes jours d’utopie…

Et durant mes jours de facéties, j’ose imaginer que c’était peut-être un grand cuisinier (le premier hommos, c’est lui !) , que c’était un grand sportif (la médaille d’or au tir a l’arc aux jeux de Berlin, c’est lui !).

J’ai rencontré un jour un certain Ghandour el Saad. Ce devait être son petit-fils.

Je n’ai pas osé lui demander qui était son grand-père.J’ai préféré continuer à rêver….

M.F.***

Comme presque tout le monde, je suis née dans un hôpital.

Si je vous disais que j’ai vécu rue Azmi puis rue Verdun, rien dans ce changement d’adresse ne vous dira quoi que ce soit de l’enfant, puis de l’adolescente que j’ai été, ou de l’adulte que je suis devenue.

Azmi et Verdun. Rien, dans le nom de ces rues, ne vous parlera des immeubles dans lesquels j’ai vécu, de l’étage ou de l’appartement.

La rue Azmi et la rue Verdun étaient semblables. C’étaient des rue résidentielles, propres, claires et bien agencées. Bien que dans la rue Azmi, il y ait un hôpital et une école - l’hôpital était en face et l’école à côté de l’immeuble où j’ai vécu - cela n’a pas vraiment affecté le caractère résidentiel de la rue. L’évolution de Verdun a modifié le caractère de la rue et de tout le quartier, et l’immeuble où j’habitais est devenu comme encerclé par des centres commerciaux.

Si je vous disais maintenant que le nom des immeubles était Nehman et Fardaus, est-ce que vraiment, cela changera l’ im-pression que vous avez de moi, de qui je suis, de qui j’étais ?

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L’adolescente que j’étais faisait la navette entre la rue Azmi et la rue Verdun. Les villes et les rues se réduisaient à un point : les appartements. Les appartement étaient à l’opposé l’un de l’autre, l’un avait une vue, l’autre des rideaux. Mes chambres étaient tout aussi différentes. L’une était juste une chambre à coucher, l’autre était ma chambre : un condensé de ma vie. C’est le temps qui a produit ce change-ment, pas moi.

J’ai vécu au troisième et au huitième étage.

Les appartements faisaient cinq cents et trois cents mètres carrés.

Auriez-vous deviné le lieu où je vis maintenant, le nom de la rue, l’immeuble, l’appartement ? Le nom de la rue où j’habite maintenant est Mogharbel, et même les résidents du quartier ne la connaissent pas sous ce nom.

Mon nom c’est... Non! Je dois l’épeler; cela fera une grande différence. Z.M.M.

***

Tout s’est joué entre quatre rues. Je suis née à l’hôpital du docteur Khalifé, ça ne s’invente pas, le médecin du même nom, m’ayant extraite au forceps avec une dextérité qu’il devait certainement à sa destinée toute tracée. Je me suis

retrouvée installée, quatre jours et trois minutes de voiture plus tard, rue du Liban, au quatrième étage de l’immeuble familial. Rue du Liban pour mon grand-père nationaliste, activiste, farouchement indépendantiste c’était la consécration. J’ai même cru pendant longtemps, qu’elle avait été appelée ainsi en son honneur, refusant de me rendre à l’évidence qu’il y avait, dans cette même rue, deux personnages plus importants que lui, Ibrahim le boutiquier, fournisseur officiel de nos cuisines et Georges el Kawwa, repasseur de son état et détenteur de tous les secrets du quartier.

Naitre à la vie réelle à l’hôpital Khalifé, et naître au rêve une seconde fois, une rue plus bas, à la librairie Khalifé, là où j’ai découvert les livres.

Géographiquement entourée de sainteté, Notre Dame des Dons, là où habite ma grand-mère maternelle, Notre Dame de Nazareth, là où je poursuis une pénible scolarité, l’école des Saints Cœurs dont je longe le mur quotidiennement, le saint Simon, la plage qui a abrité mes premiers émois, c’est peut-être là l’explication de la brève période de mysti-cisme que j’ai traversée l’année de mes 12 ans. Lorsque j’ai parlé de rentrer dans les ordres, mon père a exigé mon inscri-ption à la Mission Laïque franco-libanaise, me sauvant ainsi d’une vie faite de messes matinales et de bonnes actions.

Il restait toutes les contraintes dont on avait jalonné mon temps libre.

La Cité Sportive, les beaux jours, nom pompeux pour un endroit dont je ne connaissais que le bassin immense qui servait aux entrainements de natation, l’hôtel International, en hiver, la seule piscine chauffée de l’époque et le Bain Militaire pour les jours de compétitions. Rien que l’évocation de ces trois noms, me fait remonter dans les narines, une odeur tenace de chlore et la honte d’avoir à porter le bonnet de bain obligatoire.

Mme Schtok, que je tiens personnellement responsable de mes gros mollets, au bout de la montée Joumblatt, les jeudis et samedis après-midi pour des cours de ballet. Elle ponctuait ses instructions par de violents coups de bâton sur le parquet et m’inspirait une telle terreur que je suis aujourd’hui certaine qu’elle avait été surveillante dans un camps de concentration.Et puis les étés magiques à Baabdat, nom très laid pour des jours enchantés faits de courses à bicyclettes et de pique-niques sur les rochers, nom tellement laid qu’on disait toujours pour indiquer notre maison : “ montée de l’hôtel Shalimar ” devenu au fil du temps “ le Shalimar ”. Un parfum du passé, alchimie magique de senteurs de pins et de feux de bois.

Et puis soudain la guerre ; et les pays, les noms et les adresses se sont succédés, sans raisons précises, au gré des trêves, des retours et des départs. Heathrow, Holland Park Road, Notting Hill Gate, Epernay, rue des Bernardins, rue des Carmes, Trocadero, Mouton-Duvernet, St Jean Baptiste de la Salle, Orly, Fuimicino, Messina, Feltre, Massafra,

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Taranto … Des mots aux consonances impitoyables, intona-tions qui ne sont pas miennes, syllabes sans souvenirs.Et enfin Beyrouth de nouveau. Beyrouth du tout nouveau, Beyrouth pour toujours.

N. A.***

I was born in Egypt in the city that still carries the name of Alexander the Great, and lived my early childhood on a street that also harked back to ancient Greece, our address having been 180, rue de Thèbes.

When we moved to Beirut, we lived briefly near the St George Hospital, overlooking the Jardin des Jésuites, and then settled in the Raml el Zarif area, the sands of Zarif, just off Rashid Nakhle street, named after the poet who drafted the lebanese national anthem. I went to the Leba-nese Evangelical School in Zokak el Blat – which means, delightfully, Palace Lane, or Court Lane.

When we lived in Ashrafieh, we would go to the Annun-ciation Church or to Mar Mitr on Sundays, but when we moved to Zarif, we started going to the St George Cathe-dral in downtown Beirut. St George was apparently a 4th century prince who saved the city of Beirut from a dragon and became the patron saint of the city. His name in Greek means the farmer, and in Arabic his name is Khodr, mean-ing green. He is thus associated with spring and growth.

It is perhaps not coincidental that his feast is celebrated in April, during the spring season.

So from Ancient Greece I moved to the Beirut of sands and missionaries and saints until I got married. This last chapter of my relocations has been spent in Gemmayze, the neigh-borhood of sycamore trees, which ironically, has no more such actual trees to speak of. More significantly, perhaps, I live on Gouraud Street, not far from Foch, Weygand, and Allenby streets, all military names that were nowhere as dev-astating as those in post French colonial times borne by the confounders of Beirut in the latter part of the 20th century.

Gouraud Street is the main street of Gemmayze. When I first moved here, just after the war ended, I felt I was in another country, another city, not my own. My city is Beirut. For 16 years my Beirut was what the BBC was fond of calling ‘predominantly Muslim West Beirut.’ Who was Gouraud? A French general when Lebanon was under French mandate.

I walk down his street toward the city center. Once there, I make my way toward the sea. All around there are build-ings in various stages of construction. The center of Leba-non’s capital is once again on a quest for its identity.

The heart of this city has undergone many changes in the past 30 years. From a natural space of encounter that featured the influence of its Ottoman and colonial past, the city center was one of the first victims of the Lebanese war

that raged from 1975 to 1990. It underwent reconstructive surgery in the 90s that gave it a face, albeit botoxed and vapid, but wasn’t resuscitated until 2005, when the streets took on a life of their own as hundreds of thousands of Lebanese reclaimed them. In late 2006 the pulse of Beirut’s heart slowed and then stopped when the streets of the city center became a sit-in area for protesters. The tent city cata-pulted Beirut into a state of suspended animation for many months.

I make my way from Gouraud street to Weygand, and then past Foch and Allenby to George-Picot. I seek out the names and try to match them to my memory of the city center before it was transmogrified by the war and what followed. This was Bab Idriss, to my left were the Souqs. I remember Birket el Antabli, the Antabli fountain, where we would go for refreshment. The fountain sat in the middle of souk Ayass. I can just taste the sweet, tangy lemonade, or that musky jellab- with its incense flavor, and those pearly, moist and plump pine nuts served with slivers of shaven ice… Heaven!

I’m wondering if heaven isn’t really just that: fond memories remembered and remembered yet again.

Every Friday evening during lent, my mother would take us down to St George’s Cathedral to listen to the “cheretismi,” or “madayeh” as they are known in Arabic. We would take a service-taxi from our house in Zarif down the hill to the Capitole, an office building which housed a taxi depot in the

basement and ground floor. A funny little man with a raspy voice was running the place, directing passengers to cars, and calling out destinations, in a non-stop monologue. You could take a service for 15 piastres to various parts of the city…or was it 25? I am no longer sure. The memories are getting fuzzy, weakened by every trip I take downtown. I also don’t remember if the Capitole depot provided taxis to Syria, Jordan, Saudi Arabia. I’ll ask my mother. She will remember and remind.

We would get off at the Capitole and walk down the graceful arcades of Maarad, which means the display area, toward the Parliament. If we were early, we would walk down to Bab Idriss, have cakes at the Patisserie Suisse or a “chocolat mou” at the Automatique, or stroll through the souks: Souk Ayass, Souk Tawileh, Souk el-Wqiyyeh - where fabric was sold by weight not length - the gold Souk, Souk el Franj, where there was a corner store that used to sell delicacies: exotic fruits, spices I can still smell today- nut-meg, cumin, cinnamon. At Christmas we would stop there and buy walnuts, almonds, raisins, dried apricots and dried figs. My father would arrange them in silver dishes to offer guests. And sometimes we would stop by the little 13th century mazar Sayeddet el Nourieh, in the middle of the souk by the same name, so called for a chapel dedicated to the Virgin of Lights, who is visited by people of all sects with prayers and offerings and thanks.

I knew parts of the city center so well. The beautiful old mosque at the beginning of Bab Idriss, one of the ancient

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gates of Beirut, Sarrafian, the Starco cinema, the Burj or tower which sits in the heart of the city, the shops in and around the Azarieh building… And people of all kinds, milling about, making a living, or just living. Salesmen, taxi drivers, street vendors, beggars, socialites, business men, nuns, gypsies, and the child I was, busily weaving memories of the smells and sights and sounds that rooted me more and more confidently in this city that I didn’t know I loved.

The city was taken away from us with such viciousness. It was willfully trampled, desecrated, destroyed, its only occupants snipers and gun-toting thugs. The cathedral said it all. It had been burnt and pillaged, its frescoes ravaged by bullet holes. The city center was a ghost town, its desolation that of its inhabitants. The shadows of the past lurked in the empty husks to which the once burst-ing buildings had been reduced. Broken and pock-marked, no longer functional, the city center hibernated, waiting silently until it could be revived. Until it could remember and remind.

The city never came out of its coma. Euthanasia was more economically viable. Most of the buildings were razed to the ground. We all agree that the buildings that survived and that have been renovated are gorgeous. The flat open spaces created by the effacement of the traces of the war sparkle blankly in the Mediterranean sun. The cathedral has been rebuilt. Plexiglas, burnished mahogany, mosaics and bright yellow stone silently adorn the city center. The city is pristine, antiseptic, its facelift taut. The gypsies

and the hawkers are gone. Even if they wanted to return, the new walkie-talkie-toting security guards in their nifty uniforms would summarily remove them. The Maarad is now a pedestrian area with sidewalk cafés that spill into the cobble-stoned street where thousands congregate every evening for meals, arguilehs, and cell-phone conversations, while they indulge in that age-old Lebanese pastime: sizing up passersby. The buildings all around the fairy-tale city center look silently on. Their shutters are closed. There is nothing behind them. Even the ghosts have gone.

M.M.M.***

**Si toutes les rues de la ville n'avaient pas de noms définitifs, celles où roulait Kateb en changeaient à un rythme vertigineux puisque selon l'humeur des gens ou leurs désirs, telle Rue de la Libération pour un jeune hom-me rebelle qui s'y rendait la première fois devenait la Rue du Liban pour un vieillard ne l'ayant jamais quittée. Telle autre, Rue du Tour du monde pour les touristes devenait ironique-ment Impasse de la Monnaie pour les autochtones nantis.

Kateb, lui, cela lui convenait comme un gant d'habiter une ville si versatile. Toujours en mouvement, son caractère s'en était imprégné. Négocier à chaque tournant ce qui sous d'autres cieux aurait dû avoir la permanence de l'histoire et de la mémoire lui avait forgé un esprit tout en fluidité et une personnalité tout en souplesse. Son destin d'écrivain et plus tard son métier dans le taxi trouvaient là leur ter-reau d'origine. Cela lui avait permis d'être partout chez lui quoique nulle part satisfait. Son aisance à s'adapter aux cir-constances les plus ambiguës n'avait d'égal que son mal être qu'il emportait partout avec lui comme un sac de voyage.

**Ce texte a vocation à s’insérer dans un projet plus large.A.B.

***

Rue de Damas : les rares larges trottoirs de la ville. Aller, ve-nir, la fac, la médiathèque et surtout l’ambassade de France détentrice du fameux visa Shengen qui me permet d’aller en France me rendre compte qu’il y a des gens qui s’étonnent

que je parle français et que ce n’est donc pas si naturel que ça.Rue de Damas, le cerbère aux lunettes de soleil même quand il pleut. Le cerbère qui signifie que je ne peux traverser les murs ou les frontières de mon plein gré.

Rue Gouraud, mon enfance. La petite maison de ma grand-mère.Ses voisines Mabelle et Araxi et la famille d’en face, Coco et ses frères qui m’ont offert un livre sur Saint Jean-Baptiste pour ma première communion, un livre dont je ne possède plus que la couverture en carton aujourd’hui. Araxi, ses pantoufles usées, le rituel du seul bain de la semaine, son aquarium qui n’a jamais contenu un seul poisson et la sorte de débarras dans lequel j’aime fouiner, sur sa terrasse et la cour de la maison de téta Salwa qui donne sur la chambre à coucher d’Araxi. Longtemps j’ai dû y jeter des fourmis, des brindilles, des cafards morts.Au-dessus, Mabelle et sa fille Leila qui, je crois, n’a jamais eu bonne réputation et son fils Michel qui travaille dans l’hôtellerie. Les autres maisons se vident ou se repeuplent : je ne me souviens pas des voisins.Derrière chez Teta, l’immeuble où l’on fabrique des aspira-teurs en sous-sol, un immeuble où on s’est réfugié et où on a dormi sur des matelas qui empestaient le mazout quand il y avait la guerre.

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Et puis l’armoire, à l’intérieur de laquelle mon grand-père que je n’ai pas connu a inscrit les dates de naissance de ses enfants. Une des choses que j’ai découvertes après la mort de ma grand-mère quand j’ai eu enfin le temps de lui rendre visite, mais qu’elle était partie.

Rue Gouraud, c’est aussi le bureau de mon père, le bureau où je prenais tous ces cours particuliers de biologie, français, mathématiques avec des jeunes filles qui me donnaient toujours des bonbons à la fin de la leçon. Quand elles arrivaient à trouver un fiancé, elles me montraient bien la bague à leur annuaire, m’embrassaient, partaient et étaient vite remplacées par des jeunes filles qui leur ressemblaient. Il y avait aussi les secrétaires qui avaient des livres plein d’images dans les tiroirs, des dictionnaires poussiéreux, qui me laissaient taper à la machine et qui voulaient bien jouer au téléphone avec moi. En face du bureau situé au quatrième étage de l’immeuble Pigier, il y a toujours eu des lieux secrets pleins de livres et de pigeons, une bibliothèque appartenant à l’école des frères je crois.Rue Gouraud, c’est aussi la maison de Yas, que l’on va démolir bientôt et sur laquelle j’ai commencé à écrire un texte. Yas est la première amie beyrouthine chez qui j’ai eu la permission d’aller dormir. Ma maman me faisait mon sac, préparait un sac de friandises et mon sac d’école et me voilà partie pour l’aventure. On passait beaucoup de temps dans sa chambre en train de faire des farces au téléphone. Et de temps en temps on descendait faire une razzia chez Habib, l’épicier du coin, qui était borgne.À 15 ans, on vagabondait davantage dans le quartier. Un

soir, après un concert de hard-rock pour lequel on avait spé-cialement arboré de magnifiques larges tee-shirts noirs Guns n’roses et tête de mort, on s’est rendu compte qu’il était 22h passées et que tout était noir. Gemmayzé n’était qu’un pais-ible quartier résidentiel habité par des vieux et des familles. Tout le monde avait l’air de dormir. Dans l’obscurité on a couru d’une traite des Frères à la maison de Yas. Sentiment de liberté et de fierté incroyable. Quel exploit !

Rue Ishaac Ben Honein. C’est le nom de la rue que je donne pour expliquer où j’habite aujourd’hui. Après je dis : en face du Lycée Français, non la rue en sens interdit, l’immeuble qui fait le coin, y a un magasin de sport en dessous, Charlie Sport. Immeuble Ferzli, non le deuxième, le premier est dans l’autre rue derrière. Avant d’habiter dans cet immeuble, j’habitais dans le prolongement de cette rue, tout au bout, un autre immeuble qui faisait un coin, mais qui était rond : l’immeuble Copti. Quand nous avons été obligés de quitter la vraie maison de Beit-Mery, c’est le premier appartement que mes parents ont trouvé, grâce à d’autres gens de la famille Copti qu’ils connaissaient. Troisième étage, immeuble gris, criblé de balles, les deux derniers étages calci-nés. Ça donnait envie. Je ne travaillais pas encore, je ne pouvais pas proposer de chercher autre chose et de partager des frais de loyer.L’appartement était lumineux comme la maison de la montagne. Petit mais lumineux grâce à tous les balcons qui donnaient sur un grand espace sauvage où courraient des familles entières de chiens parmi toutes sortes de végétations.

Aujourd'hui cet espace est devenu un parking, un immeuble, deux immeubles, trois immeubles, une université. Petit et meublé. Meubles moches sauf la magnifique armoire en bois dans la chambre. Une belle armoire mais très peu pratique.

L’immeuble a commencé à être rénové et les étages supérieurs soignés. On a donc déménagé un étage plus haut. Un appartement vide où j’ai fait faire une vraie chambre que j’ai montée avec mon copain. On avait même fabriqué un rideau avec un tissu népalais et des bâtons de bambou.Plus tard, on est redescendu, on a marché deux cent dix-sept pas, on est monté un étage et l’on a habité rue Ishaac Ben Honein.

Rue Monnot, le théâtre, les planches, les pieds nus sur le bois. Je suis une femme serpent. Je jette des sorts, mes yeux flamboient, ma mère ne me reconnaît pas. Je joue, j’évacue, je sublime la souffrance. Je suis.Rond-point Tayyouné, le théâtre Tournesol, je joue une femme frivole et vulgaire dans un ascenseur. Ça m’amuse. Ça étonne et surprend ma mère. Je ne sens rien.

Rond-point Tayyouné, le théâtre Tournesol, je joue une scène de “ La maison de Bernarda Alba ” avec Elsa. C’est étrange ce corps à corps, cette violence, cette déchirure que nous tournons en dérision à la fin, en rejouant la scène en mode “ rewind ” sous les rires et les applaudissements du public !

Rue de Damas, le théâtre Beryte, je suis Madame Aupic, la mère de Baudelaire. J’ai un fouet à la main. Je suis une grande ombre terrifiante. J’ai les yeux charbonneux. “ Je suis de mon cœur le vampire, un de ces grands abandonnés, au rire éternel condamnés et qui ne peuvent plus sourire... ”

V. C.***

Achrafieh, une colline dans la ville, c’est là où je suis née.

Un quartier perché sur une colline dans la ville, c’est là où j’ai grandi.

Sioufi, un lieu qui résonne comme un cri de sioux lancé depuis une colline dans la ville.

Ecole des Sœurs des Saints Cœurs.

Un amphithéâtre d’école et ses sièges contemporains couleur orange, transformé en un lieu de prière. A 18h30, tous les samedis. Rassemblement des fidèles et célébration de la messe dite des jeunes parce qu’animée par une chorale de jeunes qui chante louanges et cantiques au rythme des claviers, de la guitare et de la batterie électriques. La messe du samedi qui remplace celle du dimanche. Et si ma mère le dit, c’est que ça compte.

L’immeuble Embassy et ses annexes. Il a abrité dans ses sous-sols, le cinéma Embassy où petits et grands du quartier

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ont hurlé des après-midis durant, avec Tarzan glissant sur les lianes pour retrouver sa Jane et sauver les bébés gorilles.

Et parce que le grand écran ne faisait pas nécessairement fortune, le septième art a été remplacé par celui du négoce pour faire place au supermarché Embassy, le premier du genre dans le quartier, aujourd’hui détrôné et remplacé par une autre enseigne d’hypermarché.L’immeuble Embassy, sa librairie et sa pharmacie aussi.La rue du Bac d’Achrafieh. Comprendre, la rue où siège la Maison Provinciale des Filles de la Charité et sa Basilique Notre Dame de la Médaille Miraculeuse, construite presque à l’identique de l’originale, la Chapelle Notre Dame de la Médaille Miraculeuse, 140 rue du Bac à Paris.

D. A.***

Je suis née de deux villes au moins, les deux villes que j'ai longtemps habitées dans ma vie. L'une se trouve sur les côtes du Golfe de Guinée, en Afrique Occidentale : Abidjan. L’autre est bordée par la méditerranée : Beyrouth. Est-ce que ces deux villes correspondent à deux vies? J'ai longtemps pensé que j'étais née à 24 ans, le jour où j'ai débarqué à Beyrouth, seule, légère mais aussi pleine de toute la gravité d'une mémoire qui m'accompagnait.

Ma première adresse dans cette ville était un espace de pas-sage, un foyer d'étudiantes tenu par des religieuses, le foyer des sœurs antonines à Achrafiyé, derrière la place Sassine.

Chaque fois que je pénétrais dans ce lieu, je voyais le mot "foyer" sur l'écriteau d'entrée et ce mot évoquait pour moi la douceur d'une maison. J'étais bien à Beyrouth mais les mots qui disaient mon adresse étaient encore inscrits en français. J'ai vécu neuf mois dans la chambre 33 au rez de chaussée du bâtiment A. Neuf mois, le temps qu'il m'a fallu pour naître à nouveau car c'est bien du ventre de Beyrouth que je suis née pour la seconde fois.

Le deuxième lieu que j'ai habité à Beyrouth était un appar-tement dans un immeuble du quartier de Adliyé. Il n'existe pas de mot français pour traduire exactement ce terme. C'est la particularité de la langue arabe, je crois, de créer des mots nouveaux à partir de mots établis. Le mot "Adliyé" provient en fait du mot “ adel ” (justice) inscrit dans Qasr el Adel, le palais de justice de Beyrouth qui donne son nom au quartier. Par quel miracle de la langue, par quelle trans-formation de la structure linguistique passe-t-on d'un mot convenu, “ adel ”, à une nouvelle forme, Adliyé, le lieu de la justice habitée? En m'installant dans ce quartier, je suis ainsi passé de l'intimité du foyer à un espace qui portait dans son nom une charge plus publique, collective, partagée, avec en plus cette évocation de défense des droits que contient le mot de justice. Je suis aussi passée d'un lieu que je disais en français à une adresse que je devais prononcer en arabe. Mon enfance à 25 ans correspond ainsi à mes débuts dans la langue arabe, que j'ai commencé à réellement habiter à ce moment-là.

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Le troisième lieu que j'ai habité dans la ville est Ras el Nabeh, littéralement le sommet de la source. En m'installant de manière plus durable dans la ville, me rapprochais-je ainsi de son cœur? Il est vrai que j'avais l'impression, à ce moment-là, de boire à la source de cette ville qui nourrissait une curiosité toujours en éveil mais aussi de nouveaux désirs de femme. C'est ainsi que j'ai l'impression, entre 28 et 33 ans, d'avoir vécu des années d'adolescence dans le quartier de Ras el Nabeh.

De ce quartier, j'ai déménagé dans le quatrième lieu que j'ai habité et que j'habite toujours: Ras Beyrouth, le sommet de Beyrouth. Ce que j'aime dans le nom de ce quartier, c'est qu'il contient le nom de la ville toute entière. Mon quartier est ainsi une synecdoque. J'aime l'idée qu'il est comme une figure de style qui prend la partie pour le tout. Cela met un brin de fantaisie dans l'âge mur auquel ce nouveau quartier me confronte. Et maintenant que je suis dans ce temps où je dois porter le rôle de la maturité, j'ai même appris à dire synecdoque en arabe “ majaz moursel ” et dans cette expres-sion surgit toute la musique d'un tissu urbain comme un texte toujours en construction, entre mémoire et fiction.

S.K.***

Emplacement.Selon la langue dans laquelle on le dit, j'ai habité la ligne de démarcation ou la ligne de rencontre, "khat al tamas". Mes parents c'est en arabe qu'ils avaient choisi le lieu et l'habitaient. C'est en arabe qu'ils le vivaient. Cette ligne, de démarcation ou de rencontre, est située Place du Musée.

Place du Musée, dans un pays qui ne se rappelle de rien, mais se souvient de tout. Amnésique et nostalgique à la fois. Un pays sans mémoire, qui ne se rappelle pas des personnes qui lui ont donné leur vie, des expériences dont tirer des apprentissages, qui efface les traces, ne consigne pas pour garder, ne préserve pas ce qui a été, n'accumule pas mais recommence. Un pays qui, en même temps, n'oublie rien des conflits entre familles dans ses villages, des épisodes de ses guerres civiles. Qui se souvient pour se venger. Un pays où familles et communautés ont leurs propres musées imaginaires, dépositaires de mémoires qu'elles s'inventent et transmettent. Où elles se chargent de raconter une mémoire sélective, évidemment, et qui ne dit rien de tout ce qui rassemble, de tout ce qui ressemble.

Qui ne dit rien du passé qui sert à ne pas répéter, ne pas reproduire ce qui tue, à vivre mieux, à vivre tout court. Est-ce à cause de cela, à cause de cette mémoire sans mé-moire, que les lignes de démarcation ne sont pas, quelle que soit la langue, des lignes de rencontre? Un lieu où il ferait bon vivre sur la terre, sous un ciel si bleu, si bleu, “ comme le ciel des peintures ”, “ comme l’oubli des tortures ”.

N. M.N.***

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When do you belong to a city? When does a city belong to you?Is it when your friends switch three languages in one sentence?Is it when the small shop across the street still sports a hand-painted sign?Is it when the shop next to that, is owned by the sister of your husband’s cousin’s neighbour?Is it when you check out how many walls protect you from the outside whenever you enter a new space?Is it when you can still see the place in the wall that the shell pierced thirty years ago?Is it when you still miss the pictures of your parents’ weddingthat were destroyed after the shelling in 1989?Is it when you can no longer see the sea from your mother’s balcony?Is it when the new building blocks the trees from the Sursock palace?Is it when you miss the annoyance of street noises and traffic jams one day in May?Is it when you watch a Hollywood movie and Beirut is referred to as a war zone twenty years after the war ended?Is it when you learn the potholes in your street?Is it when you learn the potholes in your sidewalk?Is it when you learn to walk the city without sidewalks?Is it when you forget that you can call the police station if your neighbours are still partying at three in the morning?Is it when you walk down a street in Bangkok and realize you miss the call to prayer from the minaret downtown?Is it when you realize that you do not know your neigh-bour’s name in a new city?

Chapitre V

Habiter une ville ?

C’est Georges Perec cette fois-ce qui nous

sert de guide.

“ Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habit-

er un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que

s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devi-

ent-il vraiment vôtre ? Est-ce quand on a mis à trem-

per ses trois paires de chaussettes dans une bassine

de matière plastique rose ? Est-ce quand on s’est fait

réchauffer des spaghettis au-dessus d’un camping-

gaz ? Est-ce quand on a utilisé tous les cintres dé-

pareillés de l’armoire-penderie ? Est-ce quand on a

punaisé au mur une vieille carte postale représentant

le “ Songe de Sainte Ursule ” de Carpaccio ? Est-ce

quand on y a éprouvé les affres de l’attente, ou les

exaltations de la passion, ou les tourments de la rage

de dents ? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de

rideaux à sa convenance, et posé les papiers peints et

poncé les parquets ? ”

Proposition très ouverte qui suggère de s’emparer de

ces interrogations pour questionner notre rapport

à la ville. ***

Is it when your neighbours brought you bread every day so your father, a Christian, wouldn’t risk being kidnapped in “predominantly Muslim West Beirut”?Is it when the jasmines entice you with their fragrance in the early evening?Is it when the open sea promises safe haven?Is it when the lightning against the horizon is a God’s own firework?Is it when your balcony is bathed in sunlight like no other?Is it when no other city can ever be home?

M.M.M.***

Habiter Beyrouth, qu’est ce que cela signifie ? À partir de quel moment peut-on dire qu’on s’est approprié cette ville ?

Est-ce se lever et s’endormir dans cette cacophonie touch-ante faite de zaatar, de routes embouteillées, de mots criés ou censurés, de l’appel de la mer toujours proche ?

Est-ce lorsqu’on fait la fête toute la nuit pour essayer d’oublier qu’une guerre peut être déclenchée à tout moment ?

Est-ce lorsqu’on croit qu’on habite la ville et qu’on se rend compte, au cours de voyages au bout du monde, que c’est elle, la ville, qui nous habite ? Lorsque dans une rue de Dakar, un café de Montréal ou un bistrot de Paris, un mot,

une odeur, un parfum, un enfant, un sourire, un baiser, un rien, nous ramène à la mémoire de Beyrouth ?

Lorsqu’au hasard des routes, des autoroutes ou des casse – croûtes, on entend spontanément, inévitablement, obsessionnellement, des rimes de Beyrouth ?

Est-ce lorsque les soirs où l’on se sent orphelin, on arrive à sentir quand même qu’on vient du ventre de Beyrouth ?

S.K.***

Habiter Beyrouth, est-ce quand je n’habite plus Paris ? Quand je peux dire : je ne suis pas francophone, je suis fran-çaise ? Quand je me lève le matin et qu’il y a toujours du bleu au ciel ? C’est quand je peux voir la mer ? C’est quand je m’accepte dans ma folie banale ? C’est quand je trouve la présence militaire normale ? C’est quand je ne pense qu’à manger ? C’est quand je me souviens ? Quand je ne me sou-viens plus ? C’est quand la boucle est bouclée ? C’est quand je me tais, et que ce silence a le poids de l’instant ?

D.G.***

Aimer Beyrouth ?L’aimer pourquoi ?L’aimer malgré ?Aimer Beyrouth ?

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Haïr Beyrouth ?Cette ville bâtarde ?Cette ville sans âme ?Haïr Beyrouth ?

Mais aimer Beyrouth Oui, pour tous les pourquoi, Pour tous les malgré,Pour les questions sans réponses…

Aimer Beyrouth ?Oui, simplement aimer Beyrouth…

M.F.***

Habiter une ville, qu’est-ce-que c’est ?

Est-ce quand on y rencontre quelqu’un et qu’on tombe amoureux de sa ville ?

Est-ce quand on salue de la main l’épicier qui range son étal le matin ?

Est-ce quand j’apprends qu’Abou Adib, le marchand de journaux est mort et que ça me fait un serrement au cœur ?

Est-ce quand bonnet, écharpe et gants riment avec Paris l’hiver et que ça me plait.

Est-ce quand je reprends à pied les raccourcis que j’empruntais sur le chemin de l’école et qu’ils sont toujours là ?

Est-ce quand tout est beau et bleu dans la grisaille des tours ?D.A.

***

Pourquoi ?Est-ce que c’est se réveiller, au son de la bétonneuse du chantier d’en face et trouver quand même que la journée commence plutôt bien ?Est-ce que c’est arriver à trouver les yeux fermés l’immeuble gris aux volets rouges, au fond de l’impasse, sans jamais avoir eu ni cartes, ni plans, ni GPS ?Est-ce que c’est trouver que les pommes ont vraiment le goût des pommes et les concombres, le goût des concombres ?J’habite Beyrouth depuis si longtemps que finalement, tout ce qui est laid y a du charme, et tout ce qui est beau est voué à disparaître.

N. A.***

S’y affairer ? Y élire domicile ? Y gagner sa vie ? S’y dé-placer ? Est-ce cela sa ville, un semblant de structure établie? Et la tête ? Et le cœur ? Et le contact ? Superficiel soit, mais plein d’affect ? Le bonjour ma jolie? Le voisin qui s’inquiète de ce qu’il ne m’a pas vue rentrer le soir? Parce qu’elle est seule la petite, si jamais il lui était arrivé quelque chose ?

Le fruitier qui vous fait crédit quand vous avez oublié votre portefeuille? Le coiffeur qui reste ouvert pour vous recevoir parce que vous avez eu une envie soudaine de brushing? Les rues qu’on arpente inlassablement avec bonheur? Marcher dans une ville; marcher n’est-il pas une élection? Marcher, souvent, sans se lasser. Aimer voir et revoir le même pay-sage, au lever du jour, à la tombée du jour ; n’est-ce pas cela élire sa ville ? Tout comme marcher avec quelqu’un est une élection. Aimer se poser au même café ? Y lire le journal en contemplant la rue, tout en divagant un peu ? Faire des pauses ici et là avec délectation ? Faire enfin une pause sans vouloir partir ?

N.H.***

When does a city become yours?

Is it when all its sounds become so familiar to you that you can hear them even when you are thousands of miles away?

Is it when you dream about it day and night when you are in a distant land?Is it when you feel you can never leave it?

Is it when its vibrant cords strike so deeply that you feel it reverberating in the pores of your skin?

Is it when you cannot wash its odours and fragrances out of your nostrils?

Is it when its juxtaposed cacophony and harmony give you alternating highs and lows?

Is it when you inseparably curse it and love it?

Is it when it becomes the backdrop for all your longings? Is it when you want to write about it?

Or is that when the city becomes you?R.A.

***

Qu’une ville nous habite, qu’est ce que c’est ? Est-ce en être remplie, pleine à ras bord, de sons, d’images, de regards ?Est-ce l’entendre partout, la chanter, la danser, sur tout, partout ?Est-ce parfois la partager, mais jalousement pour ne pas qu’elle nous échappe ?Est-ce prendre le temps de la regarder, de l’accepter et surtout de l’aimer parce qu’elle est moche, aigrie, agitée, et surtout difforme ?Est-ce connaître ses moindres fissures par cœur et prendre le temps d’y apposer du baume pour les lèvres, du baume pour le cœur ?Est-ce l’habiter en connaissant sa valeur, est-ce ne pas avoir besoin de s’en éloigner pour trouver des réponses ?Est-ce prendre de temps en temps une boîte de crayons de

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couleurs pour redessiner les façades ? Une gomme pour effacer… ?Est-ce lui parler tous les matins ? Et la prier tous les soirs avant de dormir ?Est-ce avoir peur de la quitter ? Est-ce avoir peur qu’elle nous quitte ?Est-ce tout accepter pour elle ? Par elle ?Est-ce prendre des armes pour la défendre ? Ou prendre des armes pour la tuer ?Est-ce croire qu’elle est éphémère ou éternelle et que, quoi nous fassions, nous ne l’atteindrons pas ?Est-ce la respirer ? Est-ce la soupirer ? Est-ce la goûter ? La mâcher ? La marcher ? La dévorer ? La déglutir ? La digérer et puis recommencer ?Est-ce la boire à petites gouttes ? À grandes gorgées ? À s’en saouler ?Est ce s’en intoxiquer ? Est-ce refuser de s’en faire désintoxiquer ?Est-ce toujours se recroqueviller sur soi, pour la sentir battre en nous ?

V.C.***

Quand est-ce que les sons deviennent bruits ?

Lorsque le frigidaire se remet en marche ?Ou bien lorsque la pompe à eau démarre? Celle qui est au bord du toit, au-dessus des fenêtres de derrière ? Ou bien quand c’est la pompe à eau qui se trouve au-dessus de la chambre des invités ?

Ou encore la pompe qui est au-dessus de la salle de bain des invités ?Ou celle au-dessus du salon? Elles s’arrêtent toutes à minuit : un geste de courtoisie de la part des voisins.Au-dessus de ma chambre à coucher se trouve la chaudière. Je l’arrête avant de me coucher.La pompe à eau de l’immeuble se met alors en marche. Les tuyaux grincent. Un vrombissement soutenu remplit l’espace. C’est l’eau municipale : une aubaine !

Étendue sur le lit, j’identifie un à un les sons qui me par-viennent. Des murs et des vitres me séparent d’eux. Je ne devrais pas les entendre, je crois. Pas même les rares voitures rugissantes et motocyclettes pétaradantes, autorisées à passer dans cette zone silencieuse parce que sécurisée.

Mais ces murs, et ce vitrage doublé, sont complices. Petit à petit, les sons s’entrelacent et se multiplient. Ils m’envahissent et m’affolent. Ils se mettent à vibrer dans ma tête, mes bras, mes jambes, mon corps tout entier. J’écoute désespérément le souffle de ma respiration. Il recouvre par intermittences mon corps qui s’apaise. Je l’entends dans ma gorge, mon nez, mes membres… Je m’endors enfin, pour être réveillée à l‘aube par l’appel a la prière. Un bruit ?

Z.M.M.***

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Habiter Beyrouth, c'est quoi?

Est-ce devenir chrétien ou musulman alors que Dieu est une coccinelle solaire?

Habiter Beyrouth, c'est quoi?

Est-ce chacun pour soi alors que chaque parcelle, chaque infinitésimal souffle de mon être est une fête?

Habiter Beyrouth, c'est quoi?

Est-ce préparer une guerre en temps de trêve et une trêve entre deux guerres?

Habiter Beyrouth, c'est quoi?

Est-ce m'as-tu vu, m'as-tu entendu, as-tu compté mon compte en banque au premier coup d'œil?

Habiter Beyrouth, c'est quoi?

Est-ce être ailleurs, être nulle part, être entre deux, être étranger dans son propre pays? C'est quoi, habiter Beyrouth?

A.B.***

Pour les illustrations des étudiants de l’alba (sous la direction de Michèle Standjovsky):

Dany DabbaghMohammad AbdouniCynthia Aramouni

Zeina BassilHind Chammas

Ghinwa MoawadJoseph Kai

Tania KhazzakaMohammad Rifai

Remerciements:

Pour les contributions des photographes des ateliers de photographie dans les bibliothèques publiques mu-nicipales de Beyrouth, Février 2010 (sous la direction de Ramzi Haydar) :

Aya KrayyemElissar Maasri

Maryam SalamehMoheyeddine Hameche

Issa MoussaMohammad el-Attar

Mohammad el-MaasriMona Makeyyeh

Caroline SabbaghGeorge Kassis

Joannah HaddadJosette BadraJoya Ghreir

Dima MortadaDima GhzayyelElie Ghattass

Hadi GhzayyelIbrahim Nasser Eddine

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