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HOBBES ET LE REPUBLICANISME Jean TERREL RESUME: Hobbes critique la theorie du gouvemement mixte sans Ie presenter comme republicain. La critique du republicanisme est chez lui la critique de la defi- nitionde la libertecomme participation des citoyens II la deliberation sur les affaires communes. Elleest pourI' essentiel argumentee dansles Elements de la loi naturelle et politique et le De cive. Le Leviathan resume et durcitcette critique, touten deve- loppant de facon nouvelle I'idee d'une identite d'essence de la souverainete dans toutes les societes civiles. Cette idee contredit la these republicaine selon laquelle il y auraitune difference de nature entre les regimes libreset ceux qui ne Ie sont pas et permet de constituer en modele la republique romaine ou la democratic athenienne. MOTS-CLEs : Hobbes, republicanisme, gouvemement mixte, souverainete, citoyen. ABSTRACT: Hobbes criticizes the theory of mixed government without presenting this mixedgovernment as republican. For him criticizing republicanism means criti- cizingthe definition offreedom as the participation of citizens in the debate on mat- ters concerning them all. We canfind the mainpoints of this criticism in the Ele- ments of law natural and politic and in the De cive. In Leviathan Hobbes summarizes this criticism and makes it more dogmatic, while developing in a new way the idea that in all regimes there is an identity of essence in sovereignty. This idea is at variance with the republican thesis stating a difference of nature between free regimes and those that are not and makesit possible to take the Roman repu- blic or the Athenian democracy as models. KEYWORDS: Hobbes, republicanism. mixed government, sovereignty, citizen. Revue de synthese : 4' S. N°' 2-3, avril-septembre 1997, p. 221-236.

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HOBBES ETLEREPUBLICANISMEJean TERREL

RESUME: Hobbes critique la theorie du gouvemement mixte sans Ie presentercomme republicain. La critique du republicanisme est chez lui la critique de la defi-nitionde la libertecomme participation des citoyens II la deliberation sur les affairescommunes. Elleest pourI'essentiel argumentee danslesElements de la loi naturelleet politique et leDe cive.LeLeviathan resume et durcitcettecritique, touten deve-loppant de facon nouvelle I'idee d'une identite d'essence de la souverainete danstoutes les societes civiles. Cetteideecontredit la theserepublicaine selonlaquelle ily auraitunedifference de nature entre les regimes libreset ceuxqui ne Ie sontpasetpermet de constituer en modele la republique romaine ou la democratic athenienne.

MOTS-CLEs : Hobbes, republicanisme, gouvemement mixte, souverainete, citoyen.

ABSTRACT: Hobbes criticizes the theory of mixed government withoutpresentingthismixedgovernment as republican. For himcriticizing republicanism means criti-cizingthedefinition offreedomas theparticipation of citizens in the debate onmat-ters concerning themall. We canfind the mainpoints of this criticism in the Ele-ments of law natural and politic and in the De cive. In Leviathan Hobbessummarizes this criticism and makes it more dogmatic, while developing in a newway the idea that in all regimes there is an identity of essence in sovereignty. Thisidea is at variance with the republican thesisstating a difference of nature betweenfree regimes and those that are not and makes it possible to take the Roman repu-blic or the Athenian democracy as models.

KEYWORDS: Hobbes, republicanism. mixed government, sovereignty, citizen.

Revuede synthese : 4' S. N°' 2-3, avril-septembre 1997, p. 221-236.

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222 REVUE DE SYNTHESE : 4' S. N'" 2-3, AVRIL-SEPTEMBRE 1997

ZUSAMMENFASSUNG : Hobbeskritisiert die Theorie der gemischten Regierungsform,ohne die gemischte Regierungsform als republikanisch zu bezeichnen. Die Kritikdes Republikanismus ist bei ihmKritikan derDefinition der Freiheit als Teilnahmeder Burgeran Entscheidungsprozessen uberAngelegenheiten, die die Gemeinschaftbetreffen. Die Argumentation dieser Kritik ist im Wesentlichen in den Werken Ele-mente des natiirlichen und politischen Gesetzes undDe cive zu finden. Der Levia-than fafJt sie zusammen und erhiirtet sie. Gleichzeitig wird die Idee der Wesens-gleichheit der hiichsten Gewalt in allen politischen Gesellschaftsformen auf ganzneueWeiseentwickelt. DurchdieseIdeewirdalso die republikanische Behauptung,nachder diefreien undunfreien Regierungsformen wesensverschieden seien,wider-legt. Daraus [olgt, dafJ die romische Republik oder die Demokratie von Athen alsVorbild erkliirt werden kann.

STlcHw6RTER: Hobbes, Republikanismus, gemischte Regierungsform, hochste Gewalt,Burger.

Jean TERREL, ne en 1943, ancien elevede l'Ecole nonnale superieure, est actuellement pro-fesseur al'universite Michel deMontaigne aBordeaux. Ses recherches portent sur l'histoiredela philosophie politique al'age classique. II est l'auteur deHobbes, materialisme et politique(Paris, Vrin, 1994).Adresse : UFRde philosophie, Universite Bordeaux III Michel de Montaigne, Domaine uni-

versitaire, 33405Talence Cedex.

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J. TERREL: HOBBES ET LE REPUBLICANISME 223

Dans sa philosophie politique (1640-1651), et ensuite dans son histoirede la guerre civile (1668) 1, Thomas Hobbes critique les principaux aspectsde la tradition republicaine : l'admiration pour les republiques antiques, ladescription de la citoyennete comme forme de realisation de l'excellencehumaine, l'eloge du gouvernement mixte. Pour comprendre cette critique,il faut determiner Ie role de cette tradition dans la vie politique anglaisevers 1640: il s'agit d'interpreter de facon nouvelle, a travers la rhetoriquedu gouvernement mixte, les institutions politiques anglaises qui associentle Parlement a l'exercice de I'autorite royale. II faut ensuite analyser lecontenu de la critique. Hobbes examine la theorie du gouvernement mixteet son application al' Angleterre, mais cet examen ne met pas en evidencece qui differencie I'interpretation traditionnelle de la constitution anglaiseet la nouvelle lecture qui en est faite en termes de gouvernement mixte.Dans les Elements de la loi naturelle et politique (1640) et dans le De cive(1642), le rejet explicite du republicanisme prend la forme d'une devalori-sation du desir de citoyennete et d'un refus de la definition republicaine dela liberte comme participation ala deliberation sur les affaires communes.Pour des raisons internes au developpement de la theorie, et aussi pour desraisons de conjoncture, Ie Leviathan (1651) resume et durcit la critique durepublicanisme jusqu'a donner une impression de sectarisme, tout en deve-loppant de facon nouvelle une idee presente des les premieres oeuvres, celIed'une identite d'essence de la souverainete dans toutes les societes civiles.Cette idee contredit la these republicaine selon laquelle il y aurait une dif-ference de nature entre les regimes libres et ceux qui ne le sont pas, maiselle permet en meme temps de constituer en modele la republique romaineou la democratie athenienne.

I. - LA CRITIQUE DU GOUVERNEMENT MIXTE

Si 1'0n suit les analyses de John Greville Agard Pocock", la traditionrepublicaine s'implante durablement en Angleterre vers 1640, au

1. Behemoth, ed. Ferdinand TONNIES, 2' ed, Londres, Frank Cass, 1969 (eire par 1a suitecomme TONNIES), trad. franc, Luc BOROT, Paris, Vrin, 1990 (cite par 1a suite comme Vrin).2. Voir, par ex., The Ancient Constitution and the feudal law. A reissue with a

retrospect, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 310 sq.

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224 REVUE DE SYNTHEsE: 4' S. N'" 2-3, AVRIL-SEPTEMBRE 1997

moment ou la crise politique met en question Ie langage de l'ancienneconstitution precedemment utilise pour decrire Ie role respectif du roi et duParlement, Selon ce langage, l' ancienne constitution du royaume associesans les meler deux pouvoirs, Ie pouvoir politique exerce conjointement parIe roi et le Parlement, et Ie pouvoir regalien qui pennet au roi de deciderseul quand les interets superieurs du royaume paraissent en jeu. Le pouvoirregalien manifeste ce qui, dans l'autorite du roi, est d'origine divine. Lepouvoir politique est susceptible d'interpretations opposees, selon lamaniere d'apprecier le role respectif du roi et du Parlement.Selon Ie langage republicain, le gouvernement mixte mele la monarchie,

I'aristocratie et la democratie. En Angleterre, I'histoire a realise un heureuxmelange, un gouvernement associ ant les trois etats du royaume, Ie roi, lesLords et les Communes. Grace aune double innovation - les eveques nesont plus I'un des etats constitutifs du royaume, le roi devient I'un de cesetats - le royaume est libere de la tutelle des clercs et Ie pouvoir royalperd sa transcendance : la legitimite des institutions ne tient plus au droitdivin mais al'autorite de la tradition.Le document qui interprete le plus clairement les institutions anglaises

de cette maniere est la Reponse de Sa Majeste aux dix-neuf propositionsdes deux chambres du Parlement', Acette date (1642), les deux premiereseeuvres politiques de Hobbes, les Elements de la loi naturelle et politique etIe De cive 4, sont redigees. En realite, la lecture republicaine de la traditionanglaise est bien anterieure : elle apparait des Ie milieu du xvr siecle ets'accompagne d'une enumeration nouvelle des trois etats : le roi, les Lords,les Communes, et non plus ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux quitravaillent. Ala charniere du xvr' et du XVIIe siecle, cette theorie revisee estutilisee par les presbyteriens contre les eveques et contre Ie roi lorsqu'ilrevendique une autorite absolue. De ce fait, la theorie devient subversive,elle est une « position dangereuse 5 » reprimee par les autorites. Le themereapparait apartir de 1630 et se repand entre 1640 et 1642, aun moment oules moderes du camp parlementaire et les royalistes moderes, qui feront laguerre civile au cote du roi, font bloc contre la politique absolutiste et cleri-cale de Charles I". En 1642, I'alliance anti-absolutiste se defait parce que lamajorite parlementaire revendique Ie droit de controler l' executif, Deux

3. Sur ce point, voir John Greville Agard POCOCK, TheMachiavellian Moment, Princeton.Princeton University Press, 1975, p. 361-366, qui cite de Ires larges extraits de la ReponsedeSa Majesteque je commente ici.4. Elements of law natural and politic, ed, F. TONNIES, 2"ed, Londres, Frank Cass, 1969

(cite par la suite comme Elements). De cive, ed. F. TONNIES, Oxford, Clarendon Press (« TheClarendon Edition of the philosophical works of Thomas Hobbes », t. II), 1983 (cite par lasuite comme De cive).5. Pour un examen detaille de cette question, voir Michael MENDLE. Dangerous Positions,

Tuscaloosa, The University of Alabama Press, 1985.

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1. TERREL: HOBBES ET LEREPUBLICANISME 225

royalistes moderes, Lucius Cary Falkland et John Colepeper, redigent lareponse du roi aux revendications du Parlement : attribuer aux CommunesIe droit de controler la nomination des conseillers royaux serait detruire Iefragile equilibre entre les trois etats au profit de l' element populaire. Ce quietait au depart subversif est devenu I'argument de certains defenseurs duroi contre Ie Parlement accuse de pretendre a la suprematie,

Quand il critique la theorie du gouvemement mixte, Hobbes pense deplus en plus clairement a la situation anglaise. En 1640, il prend commeexemple de cette theorie la separation de trois pouvoirs : « pouvoir de faire1es lois donne a quelque grande assemblee democratique », « pouvoir dejuger attribue aque1que autre assemblee », « pouvoir d'administrer les loisconfie aune troisieme assemblee ou aun seul homme »6. En 1642, nousnous rapprochons de la situation anglaise. L'exemple est celui d'unemonarchie mixte: « nomination des magistrats et decision de paix et deguerre aux mains du roi », « affaires judiciaires aux mains des grands »,« vote des impots aux mains du peuple », « puissance de faire les lois auxmains de tous ensemble» 7. Enfin, en 1651, nous rejoignons la versionanglaise du regime mixte: Ie pouvoir de lever les impots depend d'uneassemblee generale (Hobbes pense manifestement aux Communes), Ie pou-voir de conduire et de commander depend d'un seul homme, « Ie pouvoirde faire les lois [...] depend de I'accord accidentel, non seulement de cesdeux parties, mais encore d'une troisieme" », Plus haut, Hobbes a note queI'opinion selon laquelle les pouvoirs « sont divises entre Ie roi, les Lords etla chambre des Communes» etait recue par Ie plus grand nombre enAngleterre, ce qui a provoque la guerre civile", Dans Behemoth, I'amourpour la monarchie mixte est attribue a« la majeure partie des Lords du Par-lement et de la gentry dans toute l' Angleterre 10» et aux conseillers duroi II, ce qui est une allusion evidente ala reponse redigee par Falkland etColepeper.Dans les premieres oeuvres, la presentation de la doctrine du regime

mixte n'elimine pas toute trace de rhetorique republicaine. Des partisansd'un tel regime, il est dit qu'ils veulent eviter I'esclavage 12. L'oppositiondes pouvoirs despotique et politique est un theme republicain. Plus interes-

6. Elements, part. II, chap. I, § IS.7. De cive, chap. VII, § 4.8. Leviathan, chap. XXIX, ed. Crawford BroughMACPHERSON, Hannondsworth, Middx,Pen-

guinBooks, 1968(cite par la suite commeMCPH), p. 372, trad. FrancoisTRICAUD, Paris,Sirey,1971,(cite par la suite commeTR), p. 352.9. Leviathan, chap. XVIII, McPH, p. 236-237,TR, p. 188.10. Behemoth, Dialogue I, TONNIES, p. 33, Vrin, p. 72.11. Behemoth, Dialogue Ill, TONNIES, p. 116-117, Vrin, p. 157.12. Elements, part. II, chap. I, § 15; De cive, chap.VII, § 4.

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sant encore, dans les Elements, Hobbes ecrit que « l'erreur sur le gouveme-ment mixte vient de ce qu'on n'a pas compris ce que signifie I'expressioncorps politique et qu'elle signifie non pas la concorde mais I'union de plu-sieurs hommes 13 ». La concorde est la convergence provisoire et fragile desvolontes, alors que I'union suppose I'existence d'une souverainete nondivisee. Hobbes reproche a Aristote de concevoir la cite selon le modele dela concorde 14. Puisque Aristote est une des autorites de la tradition republi-caine, nous pouvons etre tente de reconstruire entre Hobbes et cette tradi-tion une opposition frontale dont l'enjeu serait la souverainete, reconnuepar I'un et ignoree par les autres a travers la defense du regime mixte. Enrealite, le texte des Elements qui vient d'etre cite vise en premier lieu unetradition juridique anterieure a l'humanisme civique. Si I'on a manqueI'union de la cite en la confondant avec un simple consensus, c'est que I'onn'a pas remarque que la cite etait, comme les corporations, une personneunique. La critique atteint aussi Aristote, moins sans doute l'Aristote speci-fiquement republicain que celui qui alimente depuis saint Thomas d' Aquinla pensee des theologiens et des juristes : les references a ce qui opposepouvoirs politique et despotique, ou encore au regime mixte sont, de cepoint de vue, bien anterieures ala naissance de l'humanisme civique dansl'Italie de la Renaissance 15.

Hobbes n'etablit aucun lien entre la doctrine favorable au gouvemementmixte et l'admiration excessive pour l'Antiquite. Quand il dresse la listedes Anciens (Platon, Aristote, Ciceron, Seneque, Plutarque) qui ont unemauvaise influence sur les Modemes, Polybe, l'autorite par excellence enmatiere de gouvemement mixte, n'est pas cite. L'erreur sur la divisibilitede la souverainete est expliquee par I'influence de « quelques hommes quifont profession de science juridique 16 », Elle n'est pas pour Hobbes unenouveaute republicaine mais un prejuge enracine dans la tradition juridiqueanglaise. Cette opinion des juristes est rapprochee de celIe des theologiensqui veulent confier le pouvoir temporel au souverain civil et le pouvoir spi-rituel aux eveques ou aux Eglises 17. Or l'mterpretation republicaine de laconstitution anglaise avait precisement pour effet de refuser que leseveques revendiquent, au nom de leur autorite spirituelle, une fonctionpolitique specifique, Dans le Leviathan, l'erreur sur le regime mixte est

13. Elements, part. II, chap. VIII, § 7.14. De cive, chap. V, § 5. Dans le texte equivalent des Elements, Hobbes se contente

d'opposer la concorde des abeilles dans la ruche et l'union des hommes dans la cite, sansreprocher a Aristote d'avoir compte les abeilles au rang des animaux politiques (part. I,chap. XIX, § 5).15. Sur l'analyse faite par saint Thomas d'Aquin du regime mixte, voir Somme theolo-

gique, 1267-1273,Paris, Cerf, 1984, t. II, section I, partie I, Question 95, a. 4, reponse, p. 602et ibid., section I, partie II, Question 105, a. I, reponse, p. 701-702.16. Leviathan, chap. XXIX, MCPH, p. 368, TR, p. 347.17. De cive, chap. XII, § 5; Leviathan, chap. XXIX, MCPH, p. 370-372, TR, p. 349-352.

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J. TERREL: HOBBES ET LE REPUBLICANISME 227

aussi rattachee ala maladresse des premiers constructeurs de la monarchieanglaise qui se sont contentes « de moins de pouvoir qu'il n'est necessaire-ment requis pour la paix et la defense de la Republique ». La meme fauteavait ete commise aRome ou « ni le peuple ni le Senat ne revendiquaientl'integralite du pouvoir 18 » . 11 ne s'agit pas de rattacher l'erreur anglaise ala mauvaise influence des republicains romains, mais de montrer quel'ignorance de l'essence de la souverainete entraine, a des siecles de dis-tance, des maladresses comparables.Du point de vue de la doctrine absolutiste, la difference entre les lan-

gages qui se referent respectivement ala tradition juridique anglaise et augouvernement mixte s'estompe, ce qui scandalise Edward, comte de Cla-rendon. Pour ce dernier,

« I' idee selon laquelle Ie pouvoir est divise entre Ie Roi, les Lords et laCharnbre des Communes [...J est une opinion dont on n'avait jarnais entenduparler en Angleterre avant Ie debut de la Rebellion et alaquelle toutes les Loisd'Angleterre s' opposent de la facon la plus claire [...J19 ».

L'analyse de Hobbes precede de « son ignorance extraordinaire et notoirepour les Lois et la constitution du gouvernement de l' Angleterre 20 »,

II. - LA CRITIQUE DE L' ASPIRATION A LA CITOYENNETE

DANS LES ELEMENTS ET LE DE CIVE

11 existe un trait constant dans l' attitude de Hobbes envers le republica-nisme : de 1640 a1668, des Elements aBehemoth, il considere que l'admi-ration excessive pour les republiques antiques dispose les hommes a laguerre civile. Lorsqu'il dresse la liste des opinions seditieuses, les doctrinesqui proviennent de cette admiration et l' opinion favorable au gouvernementmixte occupent des places distinctes. En 1640 et 1642, la critique se deve-loppe egalement dans un autre contexte: il s'agit de souligner les particula-rites de la democratic et de montrer qu'elles ne justifient pas la preferencepour I'Etat populaire ou l'hostilite ala monarchie. Apremiere analyse, celatendrait a relativiser la critique. Si le gouvernement mixte est recuse pourdes raisons de principe, au nom de l' essence indivisible de la souverainete,la democratie est parfois acceptable, puisque I'on doit obeissance auregime etabli des l'instant ou il assure la securite. La science politique

18. Leviathan, chap. XXIX, MCPH, p. 364-365, TR, p. 343-344.19. « A survey of Mr Hobbes his Leviathan », in Leviathan, contemporary responses to the

political theory of Thomas Hobbes, Bristol, Tboemmes Press, 1995, p. 213.20. Ibid., p. 214.

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demontre que le souverain doit posseder une autorite illimitee, le choix dusouverain est une affaire de prudence pratique.Certains hommes desirent avoir part aux charges publiques. Ce sont

d'abord, selon les Elements, ceux qui ont institue une republique sans yetre contraints par la superiorite d'un vainqueur:

« [...] eeluiqui s'est assujettide lui-meme, sans y etre eontraint, voit la une rai-son pouretre mieux traite que eelui qui le fait sous la eontrainte et, venanta lasujetion librement (freely], il se denomme lui-meme homme libre (freeman],quoiqu'il soit sujet; par la il apparait que la liberte [liberty] n'est pas le faitd'etre exemptde la sujetionet de l'obeissance au pouvoir souverain, mais unetat ou l' on peut esperer mieux que eeux qui ont ete assujettis par force etconquete [...] Done la liberte (freedom] dans les republiques n'est rien d'autreque I'honneurd'une egalite de faveur avec d'autres sujets, et la servitude estl'etat du reste. Un homme libre (freeman] peut done attendre des emploishonorables, mieux qu'un serviteur. Et e'est tout ee qu'on peut entendre parliberte [liberty] du sujet. Car, dans tous les autres sens, la liberte est l'etat deeelui qui n'est pas sujet". »

Ce texte distingue les Etats institues librement et les Etats qui resultent dela soumission aun conquerant. Existerait-il, comme le disent les republi-cains, une difference de nature entre les regimes libres et les regimes des-potiques? La reponse de Hobbes est negative: en tout regime la sujetionest la meme, vous devez obeir au souverain tant qu'il assure votre securite.Pourtant - et c'est une relative concession al'Ideologie republicaine - ilest legitime de distinguer deux types de sujets, et on peut accepter de parleraleur propos de liberte [liberty oufreedom] et de servitude: de liberty pourdesigner l'etat de celui qui s'est soumis librement et peut raisonnablementesperer acceder aux charges publiques, et de freedom pour designer I' hon-neur de partager ces charges avec d'autres citoyens.Cette analyse est propre aux Elements. II existe une seconde raison,

exposee aussi dans le De cive", pour desirer la liberte civile. Certainshommes vivent aleur aise, al'abri de la pauvrete et de la violence: dans labataille de leurs appetits, la voie est libre pour le desir de gloire qu'avive lalecture des philosophes et historiens de I'Antiquite, Si le souverain ne leurcontie pas les honneurs auxquels ils aspirent, ils se croient traites enesclaves.Si nous en restons aux intentions, ces hommes aspirent seulement aune

charge honoritique. Sauf avivre en democratie, ils ne peuvent etre toussatisfaits. Si maintenant nous ne considerons plus les intentions mais lesens des mots, ils demandent la souverainete, En effet, puisque « la liberte

21. Elements, part. II, chap. IV, § 9.22. Elements, part. II, chap. VIII, § 3; De cive, chap. XII, § 10.

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1. TERREL: HOBBES ETLEREPUBLICANISME 229

ne peut coexister avec la sujetion », seul le souverain est libre. S'ilcomprend ce qu'il dit, celui qui demande la liberte demande le commande-ment supreme. S'il vit dans une monarchie, il veut « soit avoir la souverai-nete ason tour, soit etre le collegue de celui qui l'a, soit changer la monar-chie en democratie 23 », A defaut de pouvoir dominer seul ou aquelques-uns, on veut gouverner en commun, on veut la democratic.«Comme Aristote le dit fort bien, "Le fondement ou l'intention d'unedemocratic est la liberte [...] Car les hommes d'ordinaire disent qu'ils nepeuvent avoir part ala liberte que dans une republique populaire'l" », Parrapport au texte precedent, la critique de l'ideal civique se precise. Hobbesn'accepte plus de nommer liberte l'exercice d'une charge concedee par lesouverain. Dans le cas d'une souverainete collective, on ne pourra parler deliberte apropos des citoyens qui ont part a l' assemblee souveraine : commeindividus, ils restent des sujets. Dans le texte equivalent du De cive,Hobbes reproche aAristote d' avoir parle, apropos de la democratie, deliberte et non de souverainete, et il elimine de sa traduction l'idee que Iecitoyen a part a la liberte commune.".Si l'on admet que les citoyens en democratic ont part al'imperium, ce

regime a au moins l' avantage d'offrir un debouche plus large au desir degloire. Devant cet ultime argument, les Elements restaient silencieux. Aucontraire, le De cive developpe longuement la these republicaine :

« Mais peut-etre que quelqu'undira que l'Etat populaire est de beaucoup pre-ferable au monarchique, car, III oa tous se melent des affaires publiques, ondonneachacun Iepouvoir de montrer en public sa prudence, son savoiret soneloquence, dans les deliberations apropos des choses les plus difficiles et lesplus importantes, ce qui,acause du desir inne de louange propreala naturehumaine, est la plusagreable de toutesles chosespourtousceuxqui possedentou croient posseder ces qualites mieux que tous les autres", »

23. Elements, part. II, chap. VUI, § 3.24. Elements, ibid. C'est dans ce texte des Elements que se trouve la traduction la plus

exacte du texte d' Aristote : «u1t00Em~ !LEv oilv 't'ii~ &]I101CpatllCi\~ 1tOA.lte~ EA.euOEpla(roeeoydp AEyelV ei.OJ9amv,oo~ EV J.L0V!l t'ij ltOA.lteLa tau'tT\ IJ.Etexovt~ eA.rogepLa9.»Voir ARISTOTE, Politique, texte etabli et traduit par Jean AUBONNET, 5 vol., Paris, Belles-Lettres, 1960-1989 (cite par la suite comme Politique), Iiv. VI, chap. II.25. Voir De cive, chap. x, § 8: «Ce qui en impose est la participation egale aux charges

publiques et au commandement [imperii]. Car la ou existe Ie Commandement [imperium] dupeuple, chaque citoyen participe au commandement en tant que partie du peuple quicommande. Tous participent egalement aux charges publiques pour autant qu'i!s ont des suf-frages egaux pour elire les magistrats et les ministres publics. Et c' est ce qu'Aristote a vouludire, parlant lui aussi selon la coutume du temps, de liberte la ou il s'agit de commandement:(Politique, Iiv. VI, chap. II) "Dans I'Etat populaire la liberte existe a partir du principe de basede ce regime [Iatin,libertas est ex suppositione; anglais, there is libertyby supposition]. C'estce que dit Ie vulgaire, comme si personne n'etait Iibre en dehors de ce regime."»26. De cive, chap. x, § 9.

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230 REVUE DE SYNTHESE: 4' S. N'" 2-3, AVRIL-SEPTEMBRE 1997

Pour Hobbes, la democratie antique n' a pas pour principe Ie sacrifice del'egoisme individuel au bien public, ce que Montesquieu et Rousseau nom-meront vertu, et qui est chretien plus que pafen, mais l'honneur. Commentun principe aristocratique peut-il etre le ressort de la democratic? SelonHobbes, le desir de gloire est present en tout homme et devient dominantquand il n'est pas combattu par des soucis materiels plus pressants. En cesens, il caracterise les puissants. Si la democratic donne achacun le pou-voir [potestas] de faire montre de sa prudence, de son savoir et de son elo-quence, ce pouvoir est de fait utilise par une aristocratie d'orateurs. C'estdone d'abord au desir de gloire des puissants que la monarchie fait obs-tacle. Hobbes ne critique pas ce desir au nom des valeurs chretiennes, maisau nom de I'interet bien compris de I'individu : blessures d'amour-propre,developpement de la haine, negligence de nos affaires domestiques, obliga-tion de decouvrir ce que nous avons dans l'ame", L'exemple de Coriolan,au paragraphe quinze, est significatif. Coriolan n'est pas un orateur demo-crate. Son excellence est militaire. En ce qui conceme Ie desir de gloire, ilest pour Plutarque une exception: « Pour les autres, le but de la valeur[etait la gloire], pour lui le but de la gloire etait la joie de sa mere.". » PourHobbes:

« II n'y a aucune raisonpour laquelle n'importe qui ne prefererait pas vaquerases affaires priveesplutot qu'aux affaires publiques, si ce n'est qu'on y trouveI'occasion de montrerson eloquence, d'acquerir ainsi reputation d'intelligenceet de prudence et, de retourala maison, de se vanteraupresdes amis, parentset femme de ses belles actions. »

Ce qui etait l'exception chez les Anciens, la transformation de la gloire enmoyen au service de fins privees, est devenue la regle chez les Modemes.Meme pour un ambitieux, l'espace prive vaut davantage que l'espacepublic.Comment expliquer que Hobbes disjoigne ainsi la critique du gouveme-

ment mixte et la critique de l' ideal de citoyennete ? On ne peut simplementinvoquer la rigueur qui Ie contraint adistinguer ce qui releve de l'universel- l'mdivisibilite de la souverainete - et ce qui releve des contingenceshistoriques - selon que Ie souverain est un homme ou une assemblee, larepublique risque d'etre gouvernee de facon differente. Car la question dela citoyennete n' est pas seulement discutee au moment ou l'on examine les

27. De cive, chap. x, § 9: la participation a la deliberation publique nous contraint «adevoiler sans profit a tous nos avis et souhaits dans des domaines ou cela n' est pas neces-saire »,28. Vies, Paris, Belles lettres, 1964, t. III, p. 179.

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particularites de la democratie, elle I' est aussi quand sont refutees les opi-nions subversives: examinees dans Ie meme contexte, les questions dugouvemement mixte et de la liberte republicaine font alors l'objet d'un trai-tement distinct. Pour comprendre l' attitude de Hobbes, il faut analysercomment les deux themes, tous deux constitutifs de la tradition republi-caine, dependent l'un de l'autre ou sont autonomes. Chez Aristote, Platon "ou Machiavel, ils sont indissociables: Ie regime mixte est Ie moyen defaire participer tous les citoyens a la deliberation publique, en tenantcompte du fait qu'ils ne sont pas egaux en tout. II a aussi l'avantage d'evi-ter qu'une fraction de la cite, meme majoritaire, confisque Ie pouvoir etexerce une domination despotique sur les autres citoyens. Chez Polybe, Ieregime mixte est pense sans relation forte avec l' exigence de citoyennete,Dans la tradition juridique anterieure a l'humanisme civique, il s'agitdavantage de freiner Ie pouvoir royal que de permettre achaque sujet de serealiser comme animal politique. Bodin lui-meme critique de facon inde-pendante la theorie polybienne du gouvemement mixte et la definition aris-totelicienne du citoyen. Dans Ie Methodus"; il va jusqu'a considererqu'Aristote est un adversaire du regime mixte ! Hobbes fait un pas de plus :il ne se contente pas de separer les deux questions, il traite la premiere ennegligeant la rhetorique republicaine, C' est peut-etre aller a l' essentiel. IIn'est pas sur que les defenseurs anglais du gouvemement mixte aient ete,en 1642, de vrais republicains : le gouvemement mixte est-il encore repu-blicain s'il n'est plus Ie regime qui met Ie pouvoir au milieu des citoyensde maniere ace qu' il ne puisse etre confisque par personne?

III. - LA CRITIQUE DU REPUBLICANISME DANS LE LEVIATHAN

Du De cive au Leviathan, la critique du desir de liberte civique sembles' etre considerablement appauvrie. Sauf de facon fugitive 31, Hobbes ne

29. Les Lois, Paris, Gallimard, 1950, liv. IV, 712 c sq.30. Voir Methodus ad facilem historiarum cognitionem, chap. VI, in (Euvres philoso-

phiques de Jean Bodin, texte etabli, traduit et publie par Pierre MESNARD, Paris, Presses uni-versitaires de France, 1951, p. 366 : «Et, en ce qui conceme Sparte, Aristote leur a donneI'occasion de se tromper en y reconnaissant un gouvemement rnixte, en rapportant sans larefuter I'opinion de certains auteurs qui la disent en partie populaire, en partie monarchique,en partie aristocratique. Mais, comme en dehors de cette controverse, i! n' a reconnu que troismodes de gouvemement, il ne semble pas utile de chercher plus loin son avis, alors qu'il est simanifeste dans ses eeuvres.»31. Voir Leviathan, chap. XVIII, McPH, p. 231, TR, p. 182: Hobbes parle de« I'ambition de

quelques-uns, qui sont plus favorables au gouvemement d'une assemblee, dont ils peuventnourrir I'espoir de faire partie, qu'a celui d'une monarchie, pouvoir dont ils n'ont pas I'espoirde jouir »,

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mentionne plus le desir de participer a la vie publique et n'examine plus lescauses d'un tel desir. II faut vivre en monarchie et avoir une connaissancepurement livresque de la democratie pour imaginer que « les sujets d'uneRepublique populaire jouissent de la liberte, alors que dans une monarchietous seraient esclaves 32 », Ceux qui vivent sous un gouvemement populairene decouvrent rien de tel dans leur experience. Tout au plus adherent-ils ala propagande officielle. Ainsi enseignait-on aux Atheniens, «pour lesdetourner du desir de changer de regime [...] qu'ils etaient des hommeslibres 33 ». En I'absence de science politique, on ne pouvait enseignerimpartialement aux hommes qu'ils doivent obeir au souverain de leur repu-blique. On cherchait done a obtenir l'obeissance en diffusant des opinionspartisanes. Aristote et Ciceron ont eu Ie tort de transformer ces opinions endoctrine politique. Aujourd'hui oil ces auteurs sont devenus de veritablesautorites en matiere politique, leurs eeuvres sont des poisons pour « lesjeunes gens, et en general tous ceux auxquels fait defaut I'antidote d'unesolide raison 34 »,Comment expliquer l'abandon de la critique argumentee au profit d'un

apparent sectarisme? Dans les annees 1640-1642, Hobbes insiste sur lesparticularites des republiques populaires : « La puissance est egale en touteespece de cite », mais, selon que le souverain est un monarque ou uneassemblee populaire, il est probable que la cite sera administree ou gouver-nee de facon differente. C'est encore se placer sur le terrain des republi-cains, en leur montrant que l'examen des particularites de I'Etat populairemet en question leur preference partisane. Hobbes choisit cette maniered'argumenter parce qu'il juge que l'aspiration a la citoyennete joue un roleimportant dans les troubles qui prepatent la guerre civile. Au moment oil IeLeviathan est redige et publie, la guerre civile est terminee. Selon Ie juge-ment de Hobbes, il existe en Angleterre un pouvoir de fait, capable d'assu-rer la securite que tout individu recherche quand il consent a devenirmembre d'une republique. II n'est plus temps de discuter des particularitesde tel ou tel regime, mais de defendre Ie temple de la souverainete sansconsiderer son ou ses occupants. II faut suivre l'exemple de « ces simpleset impartiales creatures qui, au Capitole de Rome, protegerent par leurtapage ceux qui se trouvaient dedans, non parce que c' etait eux, mais parcequ'ils etaient la [not because they were they, but there] 35 ». En 1651, onpratique la meme impartialite en consentant aobeir au regime sans consi-derer que ses fondateurs ont viole la loi naturelle par la rebellion.

32. Leviathan, chap. XXIX, MCPH, p. 369, TR, p. 349.33. Leviathan, chap. XXI, MCPH, p. 267, TR, p.228.34. Leviathan, chap. XXIX, MCPH, p. 369, TR, p. 348.35. Leviathan, dedicace, trad. F. TRICAUD legerement modifiee, MCPH, p. 75, TR, p. l.

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L'insistance nouvelle sur la these selon laquelle le pouvoir souverain estle meme dans toutes les republiques a done pour premier effet I' abandon deI'examen detaille des particularites des Etats populaires. On aurait tortcependant de s'arreter al'apparence d'un durcissement de la critique, car lenouveau point de vue permet aussi de mettre en evidence des traits com-muns aux republiques antiques et aux monarchies modernes. Les repu-bliques antiques ont l'interer de rendre plus visibles certains caracteresessentiels de toute autorite souveraine. Considerons trois opinions que l' onoppose couramment a l'absolutisme: l'institution du souverain resulted'une convention passee entre lui et ses sujets; l'ensemble des citoyens estsuperieur au souverain; il existe acote du souverain une representation dupeuple distincte de lui. Dans l'hypothese de la democratie, l'absurdite deces opinions saute aux yeux. Les Romains n'ont pas passe une conventionavec le peuple romain, ils n'ont pas prornis d'obeir a telle ou telle condi-tiorr". L'ensemble des citoyens n'est pas superieur au peuple souverain,c'est-a-dire alui-meme", Enfin, le peuple souverain n'a nul besoin de sus-citer une representation de lui-meme distincte de lui 38. Si vous etes impar-tial, vous devez accepter qu'un roi dispose de la meme souverainete : queson autorite ne soit limitee par aucune condition contractuelle, qu'il ne soitpas inferieur ala personne formee par ses sujets puisqu'il incarne cette per-sonne, enfin qu'il soit l'unique representant absolu du peuple puisqu'ilrepresente chaque sujet et porte la personne qu'ils forment aeux tous. Uneconclusion etrange s'en degage: si les admirateurs de l' Antiquite etaientconsequents, ils aboutiraient a la necessite de l' absolutisme. Au cba-pitre XXI consacre ala liberte des sujets, Hobbes ajoute deux arguments quivont dans le meme sens. Bien comprise, la liberte vantee par les republi-cains est la souverainete dont disposait chaque cite pour assurer sa securiteet celIe de ses membres, elle doit a I' evidence etre accordee, sauf partialite,aux monarchies 39• De meme, chaque republique dispose du droit de repri-

36. Voir Leviathan, chap. XVIll, MCPH, p. 231, TR, p. 182: « [ ...] nul n'est assez sot pourdire, par exemple, que le peuple de Rome avait fait une convention avec les Romains, commequoi il detiendrait la souverainete sous teIle ou teIle condition, les Romains pouvant legitime-ment deposer Ie peuple romain au cas ou celles-ci ne seraient pas remplies. »37. HOBBES, in Leviathan, chap. XVIll, MCPH, p, 237, TR, p. 190, critique la formule selon

laqueIle « Ie roi est major singuliset universisminor», plus puissant que ses sujels pris un aun, et moins puissant que I'ensemble. Selon ARISTOTE, in Politique, liv.III, chap. xv, 1286 b28-b 38, ceue formule convient pour un roi qui gouveme selon la loi et non selon son bonvouloir : un tel roi doit avoir une force armee suffisante pour que la loi soit obeie, il doit ~tremoins puissant que la multitude pour n'etre pas rente de violer la legalite, R. Hooker considereque la formule est conforme aux institutions anglaises : voir Richard HOOKER, Ofthe laws ofecclesiastical polity, liv. VIII, chap. Ill, § 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1989,p.143.38. Leviathan, chap. XIX, MCPH, p. 240, TR, p. 193.39. Leviathan, MCPH, p. 266, TR, p.227.

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mer l'un de ses sujets innocents 40. On comprend generalement que Ie souve-rain, dans une telle hypothese, viole la loi naturelle sans en etre comptabledevant les hommes : David n'a pas viole les droits d'Urie en l'envoyant alamort pour epouser Bethsabee, il a peche contre Dieu. Mais Hobbes enchainesur I'ostracisme pratique par Athenes. Contrairement a ce que croitcomprendre Samuel Sorbiere quand le meme exemple est examine dans IeDe cive 41, la pratique de l'ostracisme ne contredit pas necessairement la loide nature, meme si les citoyens bannis sont innocents. II est parfois neces-saire ala securite collective de frapper un innocent, et c'est au souverain dejuger de cette necessite. Cela ne signifie pas que la politique est immorale,mais plutor que la morale politique n' est pas exactement celIe qui vaut pourl'individu. De ce point de vue, Hobbes rejoint Aristote qui explique quel'ostracisme n'est pas une mesure specifique aux regimes devies et qu'ilpeut avoir sa place dans une 1tOAt'tELa (constitution) bien constituee f.Une telle lecture de l'experience des republiques antiques est al'oppose

de celIe des republicains humanistes. Pour eclairer leur combat present, cesdemiers cultivent le souvenir d'une experience particuliere, le moment rareoil une communaute de citoyens a oppose sa souverainete aux assauts de lafortune. Selon Hobbes, cela revient a se perdre dans la particularite desevenements, comme les grammairiens qui « decrivent les regles du langaged'apres I'usage de leur epoque, ou les regles de la poesie d'apres lespoemes d'Homere et de Virgile », Ce qui est propre aux republiques anti-ques est impropre aservir de fondement ala science politique 43. Pour etreimpartiale, la science politique doit ecarter Ie particulier et retenir l'univer-sel. Ce geste est une prise de parti : Hobbes met dans la cite grecque etdans la republique romaine ce qu'il a besoin d'y trouver, un souverainabsolu", ce qui lui permet d'opposer sa propre impartialite aux preferencespartisanes des republicains. II faut reconnaitre que le concept de souverai-

40. Leviathan, MCPH, p. 264-266, TR, p. 224-226.41. «Pares in hoc Democratia et Monarchia [...l » : «En cela [Ia repression contre un

citoyen trop puissant] la democratie et la monarchie sont identiques [...] », ce que Samuel SOR-BiERE traduit: «La democratic et la royaute ne sont pas moins coupables [...]», chap. x, § 7.42. Politique, liv. III, chap. XIII, 1284 a 18-b 18. Aristote va jusqu'a dire «qu'on ne doit

pas tenir pour absolument juste la position des adversaires de la tyrannie et du conseil quePeriandre donna Ii Thrasybule » : couper les epis qui depassaient pour egaliser Ie champ.43. Voir Leviathan, chap. XXI, MCPH, p.267, TR, p. 228: «Dans nos pays occidentaux,

nous sommes accoutumes Ii recevoir nos opinions touchant I'institution et les droits des repu-bliques d'Aristote, de Ciceron et d'autres Grecs et Romains, qui, vivant sous des Etats popu-laires, ne deduisirent pas ces droits des principes de la nature, mais les transcrivirent dansleurs ouvrages conformement Ii ce qui se faisait dans leurs propres republiques, qui etaientpopulaires. »44. Benjamin Constant s'accorde avec Hobbes pour mettre en evidence les tendances abso-

lutistes des democraties antiques. Constant se refere Ii plusieurs reprises Ii I'ostracisme. Voir«De la liberte des Anciens comparee Ii celie des Modemes», in De la liberte chez lesModemes, ecrits politiques de B. CONSTANT, textes choisis, presentes et annotes par MarcelGAUCHET, Paris, Librairie generale francaise, 1980.

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nete n'est theorise ni dans la Politique, ni dans la tradition republicaine. 11faut cependant se demander ce qui rend possible cette interpretation del'experience antique dans le langage de la souverainete. Aristote est au pluspres de I'experience politique grecque lorsqu' il considere que la 1tOAl'tELa(constitution) est la forme de la cite, son principe d'unite et d'identite " :pas de 1tOAl~ (cite) sans 1tOAl'tELa (constitution). Hobbes substitue Ie sou-verain a la constitution comme forme de la republique, La difference estconsiderable, mais un trait essentiel subsiste, I'idee que la communaute, atravers ce qui l'institue, 1tOAl'tElU (constitution) ou souverain, exerce unpouvoir qui ne connait pas de limites morales externes au champ politique.11 importe que ce pouvoir se donne des limites pour se proteger de sapropre demesure, mais ces limites, il est seul apouvoir se les donner. 11n' existe pas aI'exterieur de la communaute politique, dans une Eglise ou laconscience de chacun, des limites intangibles sur lesquelles on pourraits'appuyer pour se proteger. Comme Ie dit fort bien Montesquieu, en celaplus republicain qu'on ne I'imagine, seulle pouvoir arrete Ie pouvoir. Unpouvoir qui ne connait d'autres limites que celles qu'il se donne, c'est ladefinition donnee par Hobbes du pouvoir absolu. Hobbes s'ecarte de la tra-dition republicaine en defendant deux theses decisives : il loge ce pouvoirabsolu dans une instance unique; il considere que cette instance uniquepeut etre indifferemment un monarque ou une assemblee. La premierethese exclut le regime mixte. En ce sens, la premiere partie de cet exposene doit pas preter aconfusion : nous ne pouvons pas comprendre la relationde Hobbes a la tradition republicaine en faisant abstraction de sa critiquedu regime mixte. Le souverain doit etre un. Cela exclut Ie partage de lasouverainete entre des instances distinctes. La seconde these vide la demo-cratie de son contenu republicain. 11 n'importe plus que les citoyens aientpart a la chose publique. Pour que la democratie soit viable, il importe aucontraire que la deliberation conflictuelle sur les affaires communes soitrefoulee hors de l'espace public.Ces deux theses nous indiquent aquelles conditions les republiques anti-

ques sont des modeles. 11 faut oublier ce qui, en elles, cree l'apparence duregime mixte, il faut oublier la deliberation publique, il faut considerer queIe peuple est l'unique monarque". Puisque le pouvoir absolu reside en unseul, homme ou assemblee, Ie pouvoir absolu de type hobbesien ne peutetre politiquement modere que s'il se modere". Hobbes compte sur l'inte-ret bien compris des porteurs de la souverainete. Le souverain qui use deson autorite illimitee pour exercer une puissance immoderee se heurte ala45. Politique, !iv. III, chap. III, 1276 b I-b 12.46. C' est la definition que donne Aristote de la democratie la plus deviee, la plus proche de

la tyrannie, voir Politique, liv. IV, chap. IV, 1292 a 11.47. De cive, chap. VII, § 4, note de l'edition de 1647.

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resistance de ceux qui sont menaces dans leur vie et leur liberte de mouve-ment, dans la part inalienable de leur droit natureI. Hobbes refuse que Iepouvoir politique soit limite et contenu par un quelconque magistere moralou religieux, if compte encore sur la nature qui en I'homme resiste ace quiIe detroit. II reste necessaire de faire appel a la nature parce que la souve-rainete, telle que Hobbes la conceit, manque d'un principe de limitation quisoit strictement politique. L'interet de la tradition republicaine, et avec ellede Montesquieu, est de permettre la recherche d'un tel principe.

Jean TERREL(janvier 1997).