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Hommage à Michel Foucault Le 25 avril 2009 a eu lieu à la médiathèque de Toulouse, dans le cadre des Lectures Croisées du GREP, et en partenariat avec la médiathèque de Toulouse, une journée d’hommage à Michel Foucault On en trouvera ci-après les principales interventions et le débat qui les a sui vies. 1 - Biographie rapide de Michel Foucault Daniel Goubier 2 - Introduction à la pensée de Michel Foucault Nicole Gauthey 3 - Foucault philosophe, historien: présentation Alain Gérard de sa méthode à travers « Les Mots et les Choses » 4 - Michel Foucault, sa pensée, sa personne, Daniel Goubier vus par Paul Veyne 5 - Socrate, la justice et la vie J.-Ph. Catonné 6 - Les visages incertains du pouvoir chez Michel Foucault Paul Seff 7 - Identités, désir, normes sociales: une relecture Pierre Besses du mythe de la mort du sujet selon Michel Foucault. 8 - Débat 365 PARCOURS 2008-2009 HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

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Hommage àMichel Foucault

Le 25 avril 2009 a eu lieuà la médiathèque de Toulouse,

dans le cadre des Lectures Croisées du GREP, et en partenariat avec la médiathèque de Toulouse,

une journée d’hommage à Michel Foucault

On en trouvera ci-après les principales interventions et le débat qui les asui vies.

1 - Biographie rapide de Michel Foucault Daniel Goubier

2 - Introduction à la pensée de Michel Foucault Nicole Gauthey

3 - Foucault philosophe, historien : présentation Alain Gérardde sa méthode à travers « Les Mots et les Choses »

4 - Michel Foucault, sa pensée, sa personne, Daniel Goubiervus par Paul Veyne

5 - Socrate, la justice et la vie J.-Ph. Catonné

6 - Les visages incertains du pouvoir chez Michel Foucault Paul Seff

7 - Identités, désir, normes sociales : une relecture Pierre Bessesdu mythe de la mort du sujet selon Michel Foucault.

8 - Débat

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1. Biographie rapide de Michel Foucault1926 Naissance à Poitiers - 10 rue Arthur Rance. (Père médecin)

(maison de famille à Verrue près de Vandoeuvre)1945 Entre au lycée Henri IV à Paris - khâgne et hypo -

(prof : Jean Hyppolite)1946 Entre à l’École Normale (y sera caïman!)1948 Tentative de suicide1950 Adhère au PC1952 Assistant à l’université de Lille1953 Travaille comme assistant psy. à Ste Anne à Paris1955 S’interroge sur la et « sa » maladie mentale1956 En Suède Université. d’Uppsala

(première rencontre de Dumézil) Attaché culturel1957 Reçoit Camus (année de son prix Nobel)1958 Prof à Varsovie1960 Hambourg (institut culturel)

Revient en France « Folie et déraison »Rencontre avec Canguilhem

1961 Thèse d’agrégation sur la Folie (H Gouhier) 2e tentative1962 Titulaire de chaire de Philo à Clermont-Ferrand1965 Participe à commission de réforme de l’enseignement

(Christian. Foucher)1966 Rencontre avec Deleuze, Michel Serres

Relation homosexuelle avec Daniel DefertParution « Les mots et les choses »Continue « l’Archéologie du savoir »

1967 Prof philo à Tunis (venue d’Hyppolite et Paul Ricœur)1968 Retour en France1969 Dans la foulée nommé à Vincennes

(Serres, Deleuze, Lacan, Lyotard, Chatelet)1970 Collège de France

Action dans les prisons G I PSartre et « La cause du peuple »

1975 « Surveiller et punir »1976-1977 Éloignement de Deleuze

« Volonté de savoir »1978 Renoue plus régulièrement avec Paul Veyne1979 Épisode Khomeiny (Foucault fasciné)1979 Avec Sartre lors des « boat people »1980 Mort de Sartre1981 Mitterrand président1984 Mort du sida à l’âge de 58 ans.

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

2. Introductionà la pensée de Michel Foucault

Nicole Gauthey

Quand on présente l’œuvre d’un auteur, l’usage veut (ou en tous cas, il estassez fréquent) qu’on présente la règle de construction de cette œuvre enreprenant dans sa production les différents éléments qui la composent et en lesarticulant pour faire une même unité logique… Pourtant à ce principe aujour-d'hui je ne vais pas souscrire, précisément pour rester au plus proche de l'œuvrede Foucault, pour rester au plus près de son parcours, à lui qui disait avancer en« Empiriste aveugle ».

Pour laisser re apparaître cette œuvre telle qu'elle l'a été, la laisser à nouveautourner autour de son même lieu de question, de son même foyer thématique,suivre son étrange mouvement d'un bracelet qui aurait cherché à se fermer sur lepoignet qu'il enserre.

Comment donner un nom à ce foyer thématique? Ce serait celui de l’archive,des archives de la vérité. Il arrive que l’on fouille dans les archives pour connaîtrela vérité, ce qui s’est réellement passé. Il est fréquent que ce soit une enquête judi-ciaire : on cherche à connaître le passé, l’histoire d’un individu pour accéder à lavérité de ce qu’il est aujourd’hui. Or ici ce dont il est question, c’est des archivesde la vérité elle-même. La vérité est soumise à un « jeu des règles qui déterminentdans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leureffacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses » (Foucault,Réponse au Cercle d’Épistémologie, in Cahiers pour l’Analyse. Généalogies dessciences, n° 9, été 1968, p. 11)

« Mon problème pourrait s’énoncer ainsi : comment se fait-il qu’à une époquedonnée on puisse dire ceci et que jamais cela n’ait été dit? » (Foucault, Dits et écrits,textes établis par François Ewald et Daniel Defert, tome I, Paris, Gallimard,p. 787)Mais on sait aussi, puisqu’il s’agit d’un travail d’archives, que toute remontée

d’archives appartient le plus souvent à une dimension inquisitoriale, à un travailde juge remontant à la source d’un délit. De quoi la vérité serait-elle coupable?Eh bien, d’une certaine complicité avec le pouvoir. La volonté de savoir, la

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représentation du réel se serait traduite par une mise en ordre des phénomènes,tranchant entre l’essentiel et l’accessoire pour mener son enquête de vérité etdonc déjà excluant les marges, tout comme le pouvoir qui enferme marge etdéviance, tout ce qui est ordre de l’anomie, au nom de l’ordre établi ou à établir.

Il ne s’agit pas des techniques de véridiction qu’utilise un pouvoir, de ce quiest reconnu comme vérité, même si Foucault s’y attardera aussi, celle de l’aveu etde l’enquête. Il ne s’agit certes pas de l’endoctrinement ou de la propagande quiest une transformation de la vérité. Mais il ne s’agit pas non plus de cette sym-biose du pouvoir avec la vérité en tant que telle qui s’avance comme autorité,voix de l’oracle. Cette complicité est plus antérieure et remonte avant même ceque le pouvoir ait pu décider et réfléchir, voire calculer.

Parce que la vérité, elle aussi, n’a pas lieu avant une mise en ordre desphénomènes qui, parce qu’elle découpe le champ du visible, à la fois précède etdépasse le champ du savoir, organise les pratiques, stratifie les attitudes et lescomportements. Ainsi avant la loi déclarée, la loi publiée, un pouvoir s’est con-struit et a déjà disséminé sa loi dans la poussière des usages de sorte quelorsque la vérité commence à parler elle reconduit la loi dans le champ dusavoir : parce que son acuité et son discernement dépendent, en construisantson aptitude au discernement, sur une mise au ban de l’exception, de l’insignifi-ant ou de l’anomalie, la vérité dit la même loi d’exclusion que le pouvoirorganise en pratique d’enfermement et de répression.

Mais en énonçant le terme de pouvoir, nous n’avons encore rien dit car, c’estlà le problème de Foucault, le pouvoir reste inconnu, il reste à déterminer. Il s’agitd’interroger d’où il vient et comment il s’organise, se déploie au-delà de sa formela plus visible, celle de la répression et de l’assujettissement. Car c’est justement leprincipe du pouvoir de se substantialiser en entité abstraite masquant les classesou les individus au profit de qui il s’exerce. On se souvient de l’Ana,l’Organisation, le nom que les Khmers rouges utilisaient pour désigner l’autoritéau nom de laquelle ils exerçaient leurs sévices. L’Ana, L’Organisation avait décidéet cela suffisait pour ôter toute question à son autorité. Dès lors on verra Foucaults’exercer à suivre le Pouvoir pas à pas dans tous les linéaments qu’il découvre aufur et à mesure de son interrogation.De l'Archéologie du savoir à Surveiller et Punir, de l’Histoire de la sexualité à

Sécurité, territoire, population, Naissance de la biopolitique, ce qui se dégage c’estla distinction de la loi et la norme. A côté d’un grand pouvoir qui appuie sonautorité par la Loi et la répression ou l’enfermement ou investit la vie même desindividus en régentant les taux de croissance des populations, règne la multitudedes micro-pouvoirs. La loi s’impose aux individus de l’extérieur, la norme est cequi s’applique aux individus de l’intérieur, assiégeant l’intimité du désir et desprojets pour non seulement les courber vers la recherche d’un canon de conduitedéterminée mais aussi en propager l’exemple.

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Mais au terme des interventions qui vont suivre viendront les questions :Savons-nous mieux et la vérité et le pouvoir? Par cette co-implication se sont-ilsenfin éclaircis? Ou bien : est-ce que ce lieu de question est encore le nôtre?

Ou bien encore par exemple, la parrêsia, ce terme grec qui désigne le couragede dire la vérité, et qui est le thème de ses derniers cours au Collège de France, laparrêsia est-elle encore aujourd’hui le paradigme de la résistance au pouvoir?

Ces questions ne pourront pas manquer de se poser… mais s’il fallait y répon-dre par la négative, qui mieux que Foucault nous aura appris qu’une pensée seprend et se jette, qu’elle n’a pas plus de portée qu’une fusée éclairante dansl’époque qu’elle vient un instant illuminer, et surtout que sa portée de fluores-cence dépend de l’horizon de visibilité dans lequel elle surgit. Et s’il fallait rangerFoucault dans la bibliothèque parce que notre horizon de visibilité a changé, aumoins saurions-nous, grâce à lui, que depuis un autre horizon de visibilité d’autrespensées sont possibles, sont peut-être déjà là, à peine encore perceptibles dansleurs remuements…

Nicole Gauthey.

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3- Foucault philosophe, historien :présentation de sa méthodeà travers « Les mots et les choses »

Alain Gérard

(les textes en italique et entre guillemets sont des citations de Foucault lui-même)

Foucault et sa méthode : Foucault a-t-il une méthode? Pourquoi interrogercette méthode? Ce n’est guère courant quand on aborde un philosophe. MaisMichel Foucault est un auteur qui, à plus d’un égard, est souvent déroutant.Philosophe de formation et agrégé, il a fait la classe pendant quelques années,mais quand on prend ses œuvres, leurs titres n’ont en général que peu à voir avecla philosophie : la sexualité, la prison, la folie. Est-il alors bien philosophe, et pasplutôt sociologue, ou historien, ou psychanalyste, ou tout cela à la fois? Il ne s’enest lui-même jamais vraiment expliqué. On a même l’impression qu’il a au con-traire voulu brouiller les pistes, répondant aux questions par des paradoxes ou desambiguïtés. Il en va de même pour son appartenance au structuralisme. Vous savezce que c’est que le structuralisme. Ce n’est pas une philosophie, c’est plutôt unmouvement, qui a traversé la réflexion philosophique dans les années 60/70 et quiavait comme objectif de déceler dans l’ensemble des sciences humaines (depuis lacritique littéraire et la linguistique jusqu’à la sociologie et la neurologie) des con-stantes, des transversaux, afin d’établir des réseaux de relations invariantes com-munes à toutes ces disciplines, en opposition avec leur apparence première, et à lesrelier ainsi entre elles. Projet finalement assez incomplet car excluant en réalitétoute pensée du sujet. Furent qualifiés de structuralistes des auteurs aussi dif-férents que Lacan, Lévi-Strauss, Althusser, Roland Barthes - et Foucault. Mais làaussi, Foucault lui-même a savamment entretenu les ambiguïtés. On trouve danssesDits et Écrits (3000 pages en quatre volumes publiés après sa mort) à la fois deviolentes dénégations de toute appartenance au structuralisme et de longuesexplications sur sa pleine adhésion à cette doctrine. S’interroger sur la méthode deFoucault n’est donc pas une formalité ou une fu ti lité inutile : c’est une façon demieux suivre sa démarche et de mieux cerner son projet et ses intentions.Et c’est avec Les Mots et les Choses qu’on peut le mieux approcher cette méth-

ode. Paru en 1966, c’est le premier livre qui l’a fait connaître. Ce fut même un suc-cès de librairie, phénomène rare pour un ouvrage de philosophie. Mais ce livre

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était une vraie surprise : il y avait là un ton d’une grande nouveauté. Il faut sig-naler que Foucault a été pendant quinze ans professeur au Collège de France (de1970 à sa mort en 1984), appelé à cette tâche prestigieuse très jeune avant d’avoirpublié ses livres les plus importants. De telle sorte que c’est finalement Les Motset les Choses qui ont permis cette élection, alors qu’on n’est en général élu auCollège de France qu’après une carrière longue et importante. On peut doncconsi dérer Les Mots et les Choses comme une introduction au reste de son œuvre.Le titre est quelque peu trompeur, car il ne s’agit pas, comme il pourrait don-

ner à croire, d’un livre de linguistique, mais d’une histoire des sciences humaines.Le vrai titre c’est le sous-titre : « une archéologie des sciences humaines ».Foucault recherche le rapport entre le discours sur l’homme et son objet, en quoice discours (sa nature, son « système ») révèle et forge une notion de l’hommequ’il ne fait que recouvrir. Par exemple, le socialisme de la fin du XIXe siècle et dudébut du XXe rêvait d’une nature humaine libérée, mais selon quel modèle ?Selon le modèle bourgeois, autant pour la sexualité que pour la famille ou l’esthé-tique. Et cela fut vrai encore pour l’URSS qui viendra plus tard.Le livre commence par deux rébus - et finit par la phrase surprenante et

célèbre, mais très critiquée à l’époque, de la « la fin de l’homme », sur laquelle jereviendrai plus loin.Le premier des deux rébus est un texte de Borges, qui est une énumération

invraisemblable, provenant d’une « certaine encyclopédie chinoise » où il seraitécrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés,c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h)inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innom-brables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m)qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». Texteimpossible à penser, jusqu’à provoquer le malaise. Tout y est contradictoire, tout yéchappe à toute logique, des libellés eux-mêmes à leur voisinage et au manquetotal de rapport entre eux. Quel est donc ce langage qui peut atteindre un tel non-sens? Il n’a aucun rapport possible avec aucune réalité. Ce classement incongruest dit venir d’une « encyclopédie chinoise ». Serait-ce une explication? Comme sicet éloignement nous exonérait de semblables extravagances, nous, notre logiqueet notre rationalité. Il faut bien plutôt y voir un avertissement : tout langage peuttomber dans de telles incohérences, nous-mêmes compris. On y voit la trace de lafolie, de la maladie, que Foucault étudiera plus tard. « En essayant de remettre aujour cette profonde dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silen-cieux et naïvement immobile que nous rendons ses ruptures, ses failles ; et c’est luiqui s’inquiète à nouveau sous nos pas ».Le second rébus est un long commentaire de ce tableau archi-célèbre, Les

Ménines de Velasquez, qui est, comme vous savez, un tableau qui se présente surtrois plans : un premier plan montre le peintre peignant son tableau en faisantface au spectateur, le tableau lui-même étant vu de dos et donc invisible ; un sec-ond plan montre les ménines : les infantes d’Espagne avec leurs duègnes, leurs

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nains et leurs bouffons, sujets de multiples portraits de Velasquez ; et un troisièmeplan montre le roi d’Espagne lui-même, Philippe II, qui apparaît à contre-jour àl’arrière-plan dans une porte entrebâillée et qui examine l’ensemble de la scène. Ily a là, dit Foucault, plusieurs lectures, plusieurs significations qui se superposent, ily a « plusieurs images dans l’image », « plusieurs tableaux dans le tableau ». Danscette dispersion des éléments présentés, « un vide essentiel est impérieusementindiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde : (…) le sujet aété élidé. Et « la représentation peut se donner comme pure représentation » - etcomme rien d’autre. Autre mise en abîme. Là aussi il y a un discours à débusquersous le discours premier.Après cela, Foucault entame son « archéologie des sciences humaines » pro-

prement dite. Il la divise en trois époques, trois « épistémè » : la première estappelée « la prose du monde », la deuxième « l’âge classique », et la troisième sera« l’âge moderne » qui occupera toute la seconde moitié de l’ouvrage.

La Prose du MondeIl n’est pas dit quand cette période commence, sans doute dans la nuit des

temps, mais elle finit au XVIe siècle avec la Renaissance. Il y a durant toute cetteépoque une identification complète du mot avec la chose désignée. Le langage n’apas d’existence propre, il n’est pas distingué de la réalité qu’il exprime ou relate.La grammaire, la linguistique n’existent pas. C’est la période de « la ressem-blance ». La chose ne vient à la connaissance que par le mot. De là une fixité de laconnaissance, une permanence, qui est le propre de tout le savoir de cette époque,qui correspond finalement au Moyen Âge.Foucault distingue quatre figures qui prescrivent les articulations de cette

ressemblance : la convenientia, qui est une ressemblance liée à l’espace dans laforme du « proche en proche » ; l’aemulation, qui noue dans la distance, sorte de« connivence spatiale » ; l’analogie, dans laquelle les deux précédentes se super-posent et qui assure « l’affrontement des ressemblances à travers l’espace » ; etenfin le jeu des sympathies, qui « joue à l’état libre dans les profondeurs dumonde » et qui « tombe de loin comme la foudre ». Mais par tout ce jeu, « lemonde demeure identique, (…) le même reste le même, et verrouillé sur soi ».Cette ressemblance exige une marque d’identification, ce sera « la signature »,

autre caractéristique de cette période. Métaphore, bien entendu, la signature c’estla marque qui distingue. « Pour que la forme invisible de la ressemblance viennejusqu’à la lumière, il faut une figure visible qui la tire de sa profonde invisi bilité ».Et le visage du monde est couvert de blasons, de caractères, de chiffres, de motsobscurs, de hiéroglyphes.Une grande œuvre littéraire termine cette époque, c’est Don Quichotte, qui la

clôt et l’annule tout à la fois, puisqu’il repousse son type de discours en arrière-plan, au rang du simulacre.

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L’âge classique

Avec cette période-ci, dite « classique », le langage perd toute unité avec lachose et « se retire du milieu des êtres pour entrer dans un âge de transparence et deneutralité ». C’est l’époque de la grammaire, de l’analyse (la Grammaire de Port-Royal). Le signe est envisagé comme séparé de ce qu’il désigne. Il naît du savoir,et non plus l’inverse. C’est l’époque où naît la langue des calculs. C’est l’épistémèclassique, rationaliste. L’imagination se substitue à la ressemblance. Le nom s’ef-face devant la chose. Foucault fait une longue analyse de ce langage de l’époqueclassique et de ses limites, passant en revue le verbe, la proposition, le nom, l’artic-ulation, la désignation, la dérivation. Cette théorie du langage restera purementanalytique et en deçà de la linguistique moderne.C’est aussi l’époque de la naissance de l’Histoire naturelle, mais pas encore

sous la forme de l’évolutionnisme. On classe, simplement, on établit des taxi-nomies. C’est le triomphe de Linné, de Buffon, et même encore de Lamarck.Cette histoire naturelle est immobile et toute notion de temps lui est étrangère.L’économie politique à proprement parler n’apparaît pas encore : seulement la

notion de « besoin », avec des vues morales, le juste prix, la condamnation de l’in-térêt. L’échange et la théorie de la valeur alimentent la pensée des physio crates.L’économie politique n’est pas encore née.On ne peut pas entrer dans le détail de tous ces exposés foisonnants, il y en

aurait pour des heures.Un peu plus loin dans le livre, Foucault dira : « l’humanisme de la Renaissance,

le rationalisme des classiques, ont bien pu donner une place privilé giée auxhumains dans l’ordre du monde, ils n’ont pas pu penser l’Homme ». L’importantva être l’épistémè suivante, l’époque moderne.Signalons en passant l’importance des citations et des références chez

Foucault. Il ne se réfère pas à des auteurs modernes, comme il est fait le plus sou-vent, il va chercher des références de l’époque et cite des auteurs lointains et com-plètement inconnus dont on se demande vraiment où et comment il va leschercher. On dit : c’était un rat de bibliothèques. Mais ici, ce n’est plus de biblio-thèques qu’il s’agit, c’est d’antiquariat. En voici quelques exemples :- Scipion de Grammont, Le denier royal, traité curieux de l’or et de l’argent,Paris, 1620,

- P. Grégoire, Syntaxeon artis mirabilis, Cologne, 1610,

- Grolius,Traité des signatures, Lyon, 1624,

- P. Belon, Histoire de la nature des oiseaux, Paris, 1555,

- T. Camanella, De sensu rerum et magia, Francfort, 1620.

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

L’époque moderne

A la charnière de l’époque classique et de l’époque moderne, Foucault placeégalement un livre, ou plutôt un auteur célèbre, c’est Sade, et avec qui, dit-il, « laviolence répétée du désir vient battre les limites de la représentation ».Avec l’âge moderne, il y a affranchissement du langage, du vivant et du besoin

à l’égard de la représentation telle qu’elle était conçue à l’époque précédente. Ilapparaît une nouvelle dimension, un nouveau facteur, capital : le temps. Et aveclui sa manifestation : l’Histoire. Non pas l’Histoire des événements politiques,mais le déroulement des phénomènes. Ce qui amène la biologie avec la notion dela vie, la linguistique avec la constitution du langage comme objet propre, et l’é-conomie avec la rareté et « l’homo economicus ». Et Foucault y ajoute même lalittérature, mais la littérature en son sens le plus en pointu, même pour nous, encitant des auteurs comme Mallarmé ou Bataille.Le langage déploie son histoire, il a des lois et une objectivité propre, alors

qu’à l’âge classique on ne pouvait connaître le monde qu’en passant par le lan-gage. Il se fait que je suis un peu linguiste sur les bords et je voudrais signaler ici laqualité du développement que Foucault fait de la linguistique moderne, il est entout point remarquable.Les êtres de la nature et les produits du travail reçoivent une historicité

qui permet à la pensée d’avoir prise sur eux et de déployer la science discur-sive de leur succession. C’est un nouveau mode d’être profondément his-torique des choses et des hommes. Cuvier fait la distinction entre les organes(spatiaux, solides, visibles) et les fonctions ouvrant la possibilité d’une biolo-gie et, bientôt, de l’évolution.C’est l’Homme enfin qui apparaît et qui est à la fois objet pour un savoir et

sujet qui connaît, « spectateur regardé ». Rappelons-nous les Ménines.

L’Homme

En cet homme il y a une double finitude : extérieure par les objets etintérieure par les déterminations de son existence, le mode d’être de la produc-tion, le désir, le langage et enfin la mort. La finitude se répond à elle-même. Enl’homme il y a « un doublet empirico-transcendantal » avec deux niveauxd’analyse : l’empirique avec le corps, les sensations, la nature, les conditionsanatomo-physiologiques de la connaissance, et transcendantal avec les conditionshistoriques, sociales, économiques de la connaissance.Et l’empirique s’oppose au transcendantal. Il y a là d’une part une connais-

sance rudimentaire imparfaite et d’autre part une connaissance achevée, stable,définitive. C’est l’illusion contre la vérité, l’idéologie contre la théorie scientifique,le positivisme (la vérité empirique dans la nature et l’histoire) contre l’eschatolo-gie (l’anticipation de loin).

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Or la vérité elle-même est plus fondamentale et plus obscure. Il y a un dis-cours vrai qui trouve son fondement à la fois dans la nature et dans l’histoire. Lavérité n’est ni de l’ordre de la réduction ni de l’ordre de la promesse, elle est enoscillation perpétuelle entre les deux. Et la contestation radicale du positivisme etde l’eschatologie apparaît dans le vécu. Et ici sont évoqués Nietzsche et lesurhomme, Husserl et la phénoménologie.Le cogito de l’homme moderne n’est plus celui de Descartes. Il inclut la

logique de l’autre avec la distinction de l’En-soi et du Pour-soi. L’autre del’homme doit devenir le même que lui, face à un sommeil anthropologique et àune certaine pensée naïve. Et c’est cet homme moderne, double et ambigu, dontFoucault dira qu’il faut faire bien attention « à ce qu’il ne disparaisse pas comme àla limite de la mer un visage de sable ».

La « disparition » de l’homme

Et la voilà donc cette phrase tant critiquée. Mais on voit maintenant bien cequ’elle voulait dire. Cet homme-là, ce n’est pas n’importe lequel, ce n’est pasl’homme au sens le plus général, le plus commun, l’homme de tous les jours, del’administration. Cet homme dont il faut redouter la disparition, c’est l’homme dela modernité, que Foucault a traqué, cherché, analysé, examiné, constitué mêmepourrait-on dire. Il est une invention récente et il se pourrait qu’il en vienne unjour à ne plus exister. Or il est précieux, bien plus complet que tous ceux qui l’ontprécédé, que l’homme de la « ressemblance » ou celui de l’âge classique. Et il estfragile. Et il faut prendre garde qu’il ne disparaisse pas. Rien à voir avec toutes lesaccusations dont on avait accablé Foucault. On l’avait dit « fasciste », « totali-taire »…

Cependant il y avait quand même un danger dans cette affirmation. Sous sonaspect insolite il y a un jeu de mot qu’on peut reprocher à Foucault. La citationcomplète est : « Si toutes ces dispositions (l’ensemble du livre) venaient à dis-paraître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvonstout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instantencore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant duXVIIIe siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l’hommes’effacerait comme à la limite de la mer un visage de sable ». Il n’est pas dit « cethomme moderne », il est dit « l’homme ». Ce qui peut vouloir dire justement n’im-porte quel homme, toutes notions de l’homme qui n’y sont en réalité pas incluses.L’équivoque est sous-jacente au propos.

Mais alors, si c’est seulement l’homme de la modernité, cela veut dire quel’homme de l’âge classique, l’homme de Descartes et de Pascal pourrait dis-paraître. C’est quand même gênant d’entendre que sa disparition n’importeraitpas, ou qu’y revenir équivaudrait à rien.

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

Mais il y a plus : la crainte d’une disparition de l’homme moderne serait effec-tivement tragique, mais ne pourrait-il pas disparaître au profit d’un autre hommeencore meilleur? Ne peut-on vraiment pas imaginer une disparition due à l’ap-parition d’un homme encore plus « nouveau »? L’homme moderne est-il doncforcément indépassable, susceptible d’aucune amélioration, non améliorable?Pour s’être voulue surprenante la phrase en est devenue quelque peu dou-

teuse.

La méthode

« Les Mots et les Choses » amènent bien l’esquisse d’une méthode et le livreaide bien à mieux saisir le projet foucaldien. Revenons encore aux Ménines. Soustoute image il débusque une « image sous l’image », c’est-à-dire que sous tout dis-cours il traque des choses cachées. Chaque fois qu’il rencontre le bloc de bétond’un savoir constitué, il soulève la montagne pour voir ce qu’il y a en dessous. Etforcément il trouve des choses que personne n’a encore vues. Voilà pourquoi ilintéresse tant les historiens quand il est historien, voilà pourquoi il crée le GIPquand il parle de la prison. D’où le titre de ce colloque aussi : « une pensée quidérange ».Foucault aussi, par là, est un philosophe engagé. Dans sa leçon inaugurale au

Collège de France en 1970 il fera la déclaration suivante : « Le travail que je faissuppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée,sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ontpour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléa-toire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. On connaît les procéduresd’exclusion. La plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit. (…) De nosjours les régions où la grille est la plus resserrée, où les cases noires se multiplient,ce sont les régions de la sexualité et de la politique ». Toutes les autres œuvres vien-dront après cette déclaration, La folie à l’âge classique en 1972, Surveiller et puniren 1975 et l’Histoire de la sexualité entre 1976 et 1984. Les Mots et les Choses neparlent pas de politique ni du pouvoir, mais le pouvoir est sous-jacent à toutes lessituations envisagées. C’est beaucoup plus tard à la fin de sa vie dans ses dernierscours au Collège de France que Foucault abordera les problèmes du pouvoir.Enfin, la question de savoir si Foucault était un philosophe ou non ne se pose

même plus, à l’issue de cet examen forcément trop rapide. Il n’est pas le seul às’être intéressé aux sciences. La philosophie n’a jamais été une discipline fermée.D’Aristote à Descartes et Leibniz, les philosophes se sont intéressés aux mathé-matiques, à l’astronomie, à la physique. Aujourd’hui de nouvelles disciplines sontapparues, la psychanalyse, la linguistique, la sociologie, il est normal que lesphilosophes s’y intéressent. Quand Foucault s’intéresse à l’Histoire, à la folie, à laprison, c’est pour en remettre en question le discours traditionnel, et cettedémarche-là est en soi seule philosophique. Tous les philosophes du XXe siècle en

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ont fait autant. Normal aussi que de cet examen la philosophie sorte nantie d’unton, d’un langage nouveau. Foucault se place parmi ces penseurs de la secondemoitié du XXe siècle qui fut l’une des périodes les plus brillantes de l’histoire.Cette période est en passe de se terminer, d’ailleurs. Ceux qui s’y sont illustrés

disparaissent l’un après l’autre, Heidegger, Derrida, Levinas, Lyotard, Lacan, etl’on souhaiterait avoir encore parmi nous beaucoup d’auteurs comme Foucault.Malheureusement la relève ne semble pas être là. Il apparaît même plusieurssignes de régression. Ont vu paraître en librairie ces dernières années quelqueslivres aux titres séduisants : Quelle philosophie pour le XXIe siècle? Qu’est-ce quela métaphysique? Un siècle de philosophie (1900-2000), tous parus dans la petitecollection de poche Folio de Gallimard. Mais loin qu’il s’agisse d’ouvrages quiprendraient la suite espérée, ce sont des livres qui, sans crier gare, réduisent laphilosophie du XXe siècle et ce qui serait appelé à en prendre la suite à laphilosophie analytique anglo-saxonne. Et non seulement ils ignorent les grandsauteurs français ou allemands, mais ils dénigrent ce qu’ils ont écrit. L’un d’eux osemême écrire à propos de Derrida : «… la généralisation de la déconstruction, satransformation en jeu de société, nous a inspiré quelques réflexions acerbes, mais ilfallait répondre à l’arrogance précieuse par l’ironie et, finalement, le rire - à l’ab-sence d’argument on ne peut répondre par un argument ».Peut-être « l’Homme » de Foucault est-il en train de disparaître comme il le

craignait. A nous de faire attention.

Alain B.L. Gérard

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

4. Michel Foucault, sa pensée,sa personne, vus par Paul Veyne :

Par Daniel Goubier

Autant le dire tout de go, j’ai quelque difficulté à pénétrer dans un texte deFoucault. C’est peut-être tout simplement que je ne suis pas assez philosophe ouhistorien ou archéologue ou un peu tout ça…Cela tient aussi je crois à la sensation d’une matière tellement dense, spéci-

fique, creusant tout de suite si profond, qu’elle se refuse à l’explorateur quirechignerait à la spéléologie ou à l’archéologie pour employer un terme trèsopératoire chez Foucault.Parlant de cette perception, de cette difficulté particulière autour de moi, je

me suis rendu compte que nous étions nombreux sous cette enseigne, ce qui estpeut-être une consolation, mais en même temps invite à s’en remettre à undéfricheur, un éclaireur plus qualifié que soi et surtout ayant longuement connuFoucault et pratiqué sa pensée.J’ai donc biaisé, pour ne pas dire triché, et choisi à ce titre l’un de ses plus

anciens amis, compagnon de Normale et collègue du Collège de France, l’histo-rien et latiniste Paul Veyne, qui a fait paraître récemment chez Albin Michel unlivre de réflexion, intitulé tout simplement « Michel Foucault, sa pensée, sa per-sonne » Le sous-titre assigne et oriente…Ce livre qui ne se prétend en rien à visée biographique, parvient me semble-t-

il fort bien à jeter un coup de projecteur sur Foucault pour au moins trois raisonsprincipales.Tout d’abord, comme l’indique le sous-titre, il n’aborde pas seulement l’œuvre

mais aussi l’homme, et c’est une bonne chose car si les études sur les écrits deMichel Foucault sont légion à l’étranger comme en France, les regards sur la per-sonne sont bien plus rares. Il s’est peu répandu sur lui-même et sur son œuvre ;d’ailleurs le personnage n’était pas d’un abord des plus faciles et très sélectif dansla confidence. En dehors de sa connaissance directe de Foucault, indiquons toutde suite qu’une partie des remarques, citations et anecdotes utilisées par PaulVeyne, sont également gagées sur le livre où Foucault parle le plus longuement deson œuvre et de sa méthode, à savoir « Dits et écrits » paru chez Gallimard en1994.La seconde raison de choisir ce livre témoignage, c’est que nous avons affaire

surtout au Foucault des dix dernières années de sa vie, mais observé plus de vingt

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ans après sa mort. Cette double particularité permet un regard récapitulatif,j’oserai même dire décanté et cristallisé. Pour une pensée aussi novatrice et inci-sive, pour un militant aussi interventionniste et impulsif, il est bon, il est nécessairede prendre de la profondeur de champ. C’est même exercer avec lui le mouve-ment de pensée, la méthode qu’il pratiquait dans sa propre recherche. Cette dis-tance de remémoration est précieuse qui a laissé se déposer et reposer unepensée, une action, une vie en somme, pour en mesurer, en temps et profondeur,les cheminements, les dispersions ou solidifications, les retentissements et leséloignements, en somme l’archéologie posthume de l’archéologue… Voir à ce sujetl’analyse pénétrante d’un autre collègue et proche : Gilles Deleuze, qui parlait« des plis replis et plissements de sa pensée »Ici Foucault, non seulement fait des confidences à l’ami, mais se retourne sur

lui-même, sur le travail accompli, sur les engagements pris, et dieu sait qu’ils ontété nombreux et souvent mal compris. Il procède à une forme d’auto-analyse quiaffleure au jour le jour, et prend chez lui des allures de mise en perspective et cri-tique de sa méthode, notamment des fameux dispositifs, concept véritablementgénésique chez lui. (Par cette notion il remplace le mot structure à partir dumoment où il a voulu prendre ses distances avec le structuralisme)Car au fond, autant le considérer tout de suite, et définir sa téléologie (ses

visées finales…) : jamais Foucault n’a prétendu apporter des solutions immédi-ates, des recettes à suivre, du tout fait main, un catalogue théorique où puiser àl’envi. Si bien qu’on ne manquera pas de l’accuser de relativisme et de scepticismeinopérant. Il dit par exemple dans « l’archéologie du savoir » : là où l’on fait parlerles signes il faut bien que l’homme se taise. Il est passionnant aussi et très excep-tionnel de voir Foucault se retournant non pas tant sur ses écrits que sur sesintentions. Il précise d’ailleurs, ce qui est on ne peut plus parlant : « j’écris pour mechanger moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant » (Soit dit enpassant, sale temps pour les analystes, exégètes et surtout opposants de tousbords, travaillant leur petit Foucault illustré!)Troisième raison (pour se limiter à trois) de l’intérêt de ce livre : Paul Veyne,

au-delà de l’emporte-pièce et des digressions dont on pourrait lui tenir rigueurparfois, grand universitaire institutionnel pourtant, ne pratique ni la langue debois ni l’hagiographie. Il n’a pas toujours été d’accord avec son ami, il le dit claire-ment, il le montre.Devant Foucault on ressent très vite qu’on a affaire à une exceptionnelle

machinerie intellectuelle, une chaudière en surpression, (un bretteur ont ditcertains, « un samouraï » dit Veyne) qui manie souvent la plume comme sic’était un sabre. Il vous désosse jusqu’à la moelle, non seulement l’idée, lapensée, mais plus encore leur histoire, leur structure, leur traduction dans lesfaits et les institutions : là est son terrain d’action. Il a quelque chose d’im-placable quand il s’attaque à un sujet, ce qui d’ailleurs n’est pas sans rencon-trer sa propre nature ; ceux qui l’ont beaucoup côtoyé le décrivent comme untempérament sceptique, sarcastique et ainsi qu’il le disait de lui-même :

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intempestif. C’est en l’occurrence une posture très socratique et mêmecynique comme l’indiquent notamment ses ultimes références dans sesderniers cours au Collège de France, moins de trois mois avant sa mort, enfév./mars 1984, mais d’autres intervenants y reviendront sûrement.Sa méthode, immédiatement, vous introduit dans un processus de fouille, d’en-

foncement, un balancement dialectique entre un cartésianisme qui ne s’en laissepas conter et la dépouille du dieu Nietzsche. Il vous braque sa puissante artillerieconceptuelle et analytique sur toutes les formes d’exclusion et d’enfermementDès le départ, est donc posé un penseur sceptique sans transcendance fonda-

trice. Mais la forme de scepticisme de Foucault sera contestée par d’autres ana-lystes le tirant plutôt vers une forme d’anarchisme non formalisé. Pour soutenir cescepticisme de type foucaldien, cherchant obstinément à traquer la réalité et lavérité au plus près, Paul Veyne use d’une image simple et triviale : « Tant qu’ilpense, le sceptique se tient hors du bocal et regarde les poissons rouges qui tournenten rond. Mais comme il veut regarder du plus près possible, le dit sceptique seretrouve dans le bocal, poisson lui-même, pour décider de ce qu’il observe. Qu’il leveuille ou non, ce sceptique est bien à la fois un observateur hors du bocal qu’ilrévoque en doute et un des poissons rouges dans le bocal. »Dès lors sur quelles régions de la pensée en action notre « poisson rouge », à

la fois du dedans et du dehors du bocal, va-t-il braquer son artillerie investiga-trice? Veyne répond à la place de l’ami, sujet de son observation : sur une anthro-pologie largement empirique qui fonde sa cohérence sur la critique historique.On voit immédiatement apparaître qu’au cœur de sa recherche et de ses cen-

tres d’intérêt, une interrogation dominera, captera, orientera toutes les autres :quel est le statut de la Vérité, de la Vérité originelle. Plus exactement, quels sontau cours de l’histoire et de ses convulsions, les « dispositifs » (mot clé) mis enplace pour la définir, la promulguer, la rendre opératoire, manifester ses effets depouvoir. Pour la suivre à la trace, la traquer, la débusquer en définir le bien-fondé,il va se faire écrivain, en quelque manière contre son gré, comme il le confieradans les dernières années de sa vie.Tout naturellement, il va devoir passer au tamis du temps des mentalités et

des textes, on pourrait dire la geste générale des idées et des faits, et leur traduc-tion dans les pratiques et institutions. En d’autres termes encore, il va s’agir parses fouilles, de mettre à jour trois fondamentaux : connaissance, savoir, pouvoir,notamment par la détermination des limites et leur exposition dans le discours.Très vite il va choisir ses terrains de prédilection, les failles qui permettent une

pénétration plus profonde, à savoir une explicitation de toutes les formes d’exclu-sion. Pour ce faire, rien de mieux que de se transformer en archiviste avec une for-midable puissance de travail et de synthèse, de ne laisser nulle place où l’analysene passe et repasse en débusquant les strates successives des évidences, général-ités, universaux, moralismes qui se sont institutionnalisés. On peut dire commeVeyne, qu’avec Foucault nous avons à faire à un « déconstructeur » vorace.

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Autre tronc central avec ses inflorescences sur lesquelles il faut revenir dansune acception qui lui est propre : le discours. Ainsi en parlant de Foucault, via PaulVeyne, je tiens un discours qu’il révoquerait peut être. Or peut-on parler de luisans appliquer une part de sa propre méthode et définition justement quand ilobserve les occurrences du discours? Cette définition, que dit-elle? Elle dit que lediscours, à travers l’histoire, vise à une mise à jour et au jour, une mise en œuvreet en scène de la réalité. Mais aussitôt, question toujours plus incisive, lancinantechez Foucault à mesure qu’il avance : cette réalité, exhumée puis affichée, où sontses sources, ses motifs, ses arrières pensées? Comment rend-elle compte de lavérité, la vérité toute crue? Dès lors comment superposer réalité et vérité?Nous sommes donc inexorablement reconduits à définir à nouveau ce statut

de La Vérité, au cœur du cœur de sa recherche. Il va falloir se commettre dans lesjeux (les je?) de cette vérité couchée sur la table de vivisection. Nous rejoignonsla fameuse parrêsia (le parler vrai) qui prendra véritablement un aspect testamen-taire dans les dernières leçons de Foucault au Collège de France, (de cela et dudomaine grec, il faudra je crois reparler).Dans cette direction nous connaissons les grands domaines d’exclusion sur

lesquels notre chercheur/archiviste /archéologue va exercer son investigationpointilleuse et implacable : la folie, la sexualité, l’enfermement, les stratégies depouvoir, du savoir, (l’épistémè selon un terme qu’il remettra à la mode), les trans-gressions…Il considère que la traduction de toutes ces mises à l’écart des normalités (voir

bien sûr « Les Mots et les Choses ») chausse les lunettes à travers lesquelles, àchaque époque, les hommes ont perçu et manifesté leur propre vision, dans laseule dimension que leur permettait leur condition, leur époque, leur langage etles valeurs en usage. Il dit, d’une manière forte je crois, que nous sommes toujoursdans le cas de faire un discours « qui reculera à mesure qu’on le découvrira ».Si l’on regarde rétrospectivement l’ensemble de ces pôles d’intérêt, leurs arti -

cu la tions et les formes de l’emboitement causal dans la démarche foucaldienne,que voit-on? On voit circulairement un savoir qui justifie un pouvoir, pouvoir quimet en action tout le dispositif des lois, des droits, des règlements, des politiquesinstitutionnelles qui vont constituer le matelas d’une injonction absolutiste à tra-vers le Politique. Ce Politique, qui s’établit en droit, va constituer les tenants etaboutissants d’une époque. A travers Veyne, si j’ose dire, on l’entend demander :moi Foucault, en quoi consiste ma tâche? Essentiellement d’analyser, décaper dumieux possible, toutes les composantes, les atours, les voiles, les masques d’unimpossible horizon de la vérité sortie toute nue du puits.Sur chacun de ces termes, de ces titres constitutifs de l’œuvre de Foucault, il

faut revenir rapidement sur quelques fulgurances de son regard :Sur le pouvoir et la vérité. « L’enjeu de mon travail, disait-il en 78, est de mon-

trer comment le couplage entre une série de pratiques et un régime de vérité formeun dispositif de savoir-pouvoir » Puis il en vient en cours de route, à poser cette

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question qui peut paraître étrange, bizarre : « d’où vient que la vérité soit si peuvraie? ». Ce qui l’amène à constater dans un autre contexte : « nous vivons sur uncimetière de vérités défuntes »Là encore, il est tout proche de l’analyse nietzschéenne. Il conclut par ailleurs

sèchement : « il y a du pouvoir partout puisqu’il y a de la liberté partout » etsymétriquement : « partout où il y a du pouvoir il y a résistance ». Il veut nous per-suader que nos millions de petits pouvoirs constituent la trame de la société dontles individus forment les fils constitutifs.Pour aider à expliciter les différences constitutives et les articulations entre le

vrai, le réel, et la vérité dans les développements de Foucault, Paul Veyne remar-que : « La politique et l’économie ne sont ni des choses qui existent, ni des erreurs,ni des illusions, ni même des idéologies. C’est quelque chose qui n’existe pas et quipourtant s’inscrit, (ô combien!) dans le réel, en relevant d’un régime de vérité quipartage le vrai et le faux », (soit dit en passant, actuellement nous n’aurions pasbeaucoup d’effort d’imagination à faire pour voir combien le partage du vrai etdu faux dépend d’un régime de discours qui nous échappe! Mais Foucault nous aquittés avant l’explosion de l’ogre médiatique…)Dans un rapide parallèle que je crois éclairant avec ce Nietzsche qui est tout

de même l’un des grands inspirateurs de Foucault, Veyne constate qu’en somme ilcontinue et creuse à sa manière la « généalogie de la morale de Nietzsche ».Certes pas d’éternel retour, de surhomme, de nihilisme constitué, d’idéal mor-tifère autour de la « mort de Dieu » mais il y aurait surement de passionnants rap-prochements à établir entre archéologie et généalogie chez les deux hommes(mais ce n’est pas l’objet ici).Il est facile d’observer qu’en somme chez lui l’exposé des motifs procède par

épluchage de l’histoire jusqu’au noyau. Nous ne sommes pour ainsi dire jamaisdans une dialectique de réfutation. Il appartient à l’évolution des faits et desabstractions qu’il soumet à notre regard de se prononcer Moi, prône constam-ment Foucault, je vous apporte des éléments pour aider au jugement ; en quelquemanière voici la boite à outils que je mets à votre disposition… à vous d’en fairebon usage, si j’ose dire de vous faire une religion. Entre parenthèses on voit par làqu’il n’a en rien la fibre d’un homme politique à programme, plus exactement dela fonction et du réalisme manœuvrier du politique ; c’est le départ de bien desgriefs qui lui seront adressés.Autre grief mordant fait à Foucault : donner tête baissée dans tous les dangers

du relativisme. Il s’en défendait en remarquant que le vrai relativisme prône unevérité certes provisoire mais vérité quand même, alors que lui, il va jusqu’à pré-tendre que les idées générales construites à travers les siècles s’avèrent toutesfausses à l’épreuve du temps et des faits. (Les philosophes dans la salle pourrontfaire la différence avec l’école historiciste, par exemple Spengler, Heidegger etmême Hegel). Dans les débats qui l’ont opposé à nombre d’écolesphilosophiques, historiques ou théologiques, il ne peut passer sous silence, mais

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sans s’y attarder, que les termes ont radicalement changé avec la présence ou l’ab-sence de Dieu, du dieu référent qui détermine le régime de la Vérité ou plusexactement instaure une injonction d’Absolu. Tant qu’il était là, il garantissait cetabsolu de la Vérité ; tout s’est beaucoup compliqué par la suite. Là encoreréférence à Nietzsche…Insistons encore sur ce point : si Veyne, comme indiqué au début, se trouve en

empathie avec la plupart des développements de Foucault, ici entre autres ildiverge. Il n’est en rien un hagiographe, un suiviste, il ne cache pas ses divergencesd’approche. Précision qui a son importance, Veyne comme d’innombrables intel-lectuels de gauche de cette époque est un transfuge du parti communiste.Foucault y entrera aussi mais en sortira très vite en étant plus que critique!Justement, concernant le relativisme, Veyne fait remarquer, à juste titre me

semble-t-il : si j’affirme et même souvent démontre, comme Foucault, que tout estrelatif, il m’appartient de relativiser mon affirmation. Il en va de même pour lescepticisme dont on taxe notre auteur, une élémentaire rigueur oblige le scep-tique à mettre en question son scepticisme selon ses propres principes. En somme,relativiser son scepticisme et « scepticiser » son relativisme! Foucault l’a-t-il fait?Au chapitre des contradicteurs et d’une période de purgatoire dans laquelle

on a voulu cantonner Foucault, la ligne de partage comme toujours en Francepasse évidemment par une division droite /gauche, mais moins que pour beau-coup d’autres auteurs. Il faut bien dire qu’en dehors même de son œuvrethéorique et historique, les positions et engagements de Foucault avait tout pourirriter tous les conservatismes, légalismes et courants de pensée, notamment spiri-tualiste et religieux.Même si l’on parle rapidement de l’homme Foucault, ce serait gravement

l’amputer que de ne pas évoquer le militant qui n’est nullement, prétend notreauteur, le soixante-huitard qu’on a voulu voir ni le sympathisant affirmé des partisde gauche. Ceux qui ont bien connu Foucault attestent que cet interventionnismemilitant n’est nullement une excroissance mais participe étroitement de sonœuvre théorique. Dans « Dits et écrits » l’application de sa recherche, de sa méth-ode et de ses actions fait encore dire à Foucault : « la véritable question politiquece n’est pas l’erreur, l’illusion, la conscience aliénée ou même l’idéologie : c’est lavérité elle même ». Nous revenons toujours à cette référence centrale !... et à sapart socratique… Et il ne va pas se faire que des amis on le devine en osant con-seiller, toujours dans « Dits et écrits » : n’utilisez pas la pensée pour donner à unepratique politique une valeur de vérité.

L‘interventionnisme prédicateur, particulièrement patent dans notre sociétéoccidentale productrice de savoir scientifique, se veut universel et fait partie deson histoire, de ce qu’elle nomme son message. Aussi Foucault, sans sortir dudomaine occidental, voit rouge dès que « les savoirs d’en haut » s’incarnent et sesolidifient dans des pratiques et des institutions qui ne se remettent jamais enquestion. Alors on le voit qui pétitionne, qui colloque, qui journalise, qui mani-

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feste, qui se précipite aux portes des prisons et des prétoires, s’abandonne au coupde sang, voire même au coup de poing Nous sommes loin du mandarin qui délivreson auguste parole du haut de sa chaire. Mais aussi, ce n’est pas dans la nature dece samouraï de ne partir au combat qu’après avoir savamment pesé le pour et lecontre. Pas du tout ! Il fonce tout droit, quitte à s’apercevoir après coup qu’ilaurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois, dit encore Paul Veyne…Souvenons-nous par exemple de ses positions sur Khomeiny, de ses postures à

la création de l’université de Vincennes etc. Notre même auteur constate queFoucault (d’ailleurs absent de France en mai 68) ne fut pas plus soixante-huitardque structuraliste… mais la discussion est ouverte. Edgard Morin par exemple,invité du GREP, n’était pas de cet avis…En profondeur Foucault ne prônait ni Dieu ni Marx (en tout cas pas beau-

coup), ni Freud, ni Castro, ni la Révolution, ni le Maoïsme (encore que?...). Il mefait penser à Albert Camus qui fuyait aussi tous les « ismes » comme la peste! Jecrois qu’un Foucault praticien, (n’oublions pas qu’il était fils de médecin), vousaurait indiqué sur l’ordonnance les origines, l’historique, la nature, les différentesmanifestations et répercussions de votre mal, mais se serait bien gardé de touttraitement et médicament. Il me semble qu’il vous aurait dit : « lisez mon ordon-nance et voyez ce que vous pouvez faire par et pour vous-même et si possiblevous guérir »! En somme appliquer le « prend soin de toi » socratique qui lui étaitcher notoirement dans la dernière période de sa vie. Mais comme l’a dit forte-ment quelqu’un : « il est mort au milieu de sa vie »En dernier lieu est-il possible de parler même rapidement de Foucault sans

aborder la question délicate de son homosexualité? Les biographes et commenta-teurs sont à peu près unanimes à considérer que cette homosexualité est à lapointe de son œuvre théorique.et de ses prises de positions militantes. De plus, ensous-titrant son livre sur Foucault : sa pensée, sa personne, Paul Veyne bien sûraborde cette question mais de façon très discrète comme on pouvait s’y attendre.Il dit plaisamment que Foucault, constatant leur différence en ce domaine aussi,lui avait décerné le titre « d’homosexuel d’honneur ».Il faut à ce sujet situer l’époque. Dans les années 50, 60, et même70, Foucault

en a souffert et parfois durement dès l’École Normale. Par la suite quand il estdevenu un personnage public, on ne faisait pas état de son homosexualité. Le« coming out » ne se pratiquait pas encore et il est intéressant de vérifier en la cir-constance et sur lui-même une des grandes constantes qu’il défendait dans sesapproches : à savoir qu’on ne peut tout dire et tout comprendre n’importe quand,n’importe où, dans n’importe quelle position et qu’une élémentaire rigueur intel-lectuelle doit s’efforcer d’entrer dans ce que l’auteur a voulu dire et faire en sontemps.En tout cas, Veyne ne peut que constater lui aussi, que l’homosexualité de

Foucault a façonné une sensibilité particulière qui détermina les principauxsecteurs de ses recherches. Nul doute que là se trouve l’impulsion initiale qui l’a

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fait se dresser parfois violemment, en particulier dans ses interventions publiques,contre les exclusions et enfermements. Cette sensibilité l’aida à montrer notam-ment que le discours sur le sexe constituait une des composantes capitales de l’in-dividu, et de l’herméneutique du sujet (dans une approche très différente de celledu Freudisme). On ne peut que constater que ce combat rejoint son combat pri-mordial qui fut de se dresser contre les normativités sclérosées et pouvoirs strati-fiés, aussi bien que contre les déterminismes et généralités imposés comme desdogmes. Il faut lire les derniers cours de Foucault au Collège de France (parusrécemment.) Vous ne pourrez pas ne pas vous apercevoir que cet homme-là étaiten train de prendre un grand virage dans sa pensée et son action et qu’il avaitencore beaucoup à nous dire. Citons une phrase presque testamentaire dans cedernier cours du 28 Mars 1984 intitulé : « Le Courage de la Vérité » (je le rappelle,moins de trois mois avant sa mort) : « Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le tra-vail critique implique encore la foi dans les lumières (l’Aufkärung), il nécessite jepense toujours le travail sur nos limites, c'est-à-dire un labeur patient qui donneforme à l’impatience de la liberté »Enfin ses tout derniers mots : «Voilà, écoutez, j’avais des choses à vous dire sur

le cadre général de ces analyses. Mais enfin il est trop tard. Alors merci. »Parce que rien n’est bon sans un peu de poésie, permettez moi de citer pour

terminer deux vers, deux vers d’un poète qui était aussi une admiration, commepar hasard, de Camus et de Vernant que nous avons célébrés cette année icimême dans nos Lectures Croisées. Ces vers évoquant la folie et la mise à nu del’homme démuni qui a tellement mobilisé Foucault, les voici :« Pour l’homme poncé jusqu’à l’invisibleJadis l’herbe était bonne au fou et hostile au bourreau ». (René Char).

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5. Socrate, la justice et la vie

Jean-Philippe CatonnéPhilosophe et psychiatre (1)

Tout d’abord, il paraît utile de donner une précision sur l’englobant du propos,là où il s’inscrit. Michel Foucault consacre au moins les quatre dernières annéesde sa vie et de son œuvre à l’antiquité gréco-latine, ce dont témoigne la publica-tion de ses cours de 1980 à 1984.Un tel détour antique au sein d’une philosophie centrée sur la modernité va

infléchir sensiblement son questionnement, enrichir sa philosophie d’une dimen-sion éthique. Auparavant, en effet, il avait surtout porté l’accent sur le savoir et lepouvoir, ou, plutôt que le savoir, sur le mode de véridiction et plutôt que le pou-voir, sur le mode de gouvernementalité. Maintenant, en focalisant sur l’éthique, lesujet éthique, ou plutôt sur la subjectivation reposant sur le souci de soi et desautres, un triptyque se dessine pour associer le savoir et le pouvoir à l’éthique.Pour ma part, de ces quatre dernières années, je retiendrai l’ultime, celle de

1984. A cela deux raisons peuvent être avancées. La première tient à la mémoire.Cette année 2009, en lisant la publication du dernier cours du Collège de Franceintitulé Le courage de la vérité (2), j’ai retrouvé toute l’intensité rationnelle et émo-tionnelle qui fut la mienne plus de deux décennies auparavant. Le lecteur que jesuis a rejoint pleinement l’auditeur que j’étais au Collège de France.La deuxième raison tient à la circonstance présente. Ce colloque se situe 25

ans après la mort de Foucault. Or, alors qu’il se disait malade, - et il l’était -j’avaisété frappé par la vivacité et la brillance de son propos. Parmi les leçons de cettedernière année, j’avais particulièrement retenu celles qu’il avait consacrées à lamort de Socrate (2). C’est donc ce fait majeur de l’histoire de la philosophie que jevais exposer à ma manière en m’inspirant de Foucault et en sa mémoire.

I. Un injuste procèsRappelons que Socrate fut condamné à boire la ciguë. Pour quelles raisons?

Deux chefs d’inculpation lui sont adressés. On lui reproche en premier lieu de nepas croire aux dieux de la cité, d’en introduire de nouveaux en recherchant ce quise passe dans le ciel et sous la terre. En second lieu, il est soupçonné de corromprela jeunesse. Ce ne sont là que des calomnies. Pour le premier chef d’inculpation,

JEAN-PHILIPPE CATONNÉ

(1) Enseignant à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

(2) Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours du Collègede France 1984. Paris, Seuil/Gallimard, janvier 2009.

(3) Id., Ibid., Leçons des 15 et 22 février 1984, soit des pages 66 à 144.

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Socrate est confondu avec certains des savants de son époque. Ils développent eneffet des recherches physiques et font craindre aux Athéniens une remise encause des croyances communes. Quant à la jeunesse, il passe une grande partie deson temps à l’éduquer et pense que le plus tôt est le mieux pour le faire.Il n’a pas de mal à montrer quelle est l’origine de ces calomnies. Pour cela, il

se réfère aux dieux du Panthéon grec, en particulier à la croyance en l’oracle deDelphes où Apollon s’exprimerait par la bouche de la Pythie.Sans lui demander la permission, un de ses amis avait consulté l’oracle pour

savoir qui était le plus sage des Grecs. Or, cet oracle avait élu Socrate comme leplus sage parmi tous. Pourtant lui-même se considère largement comme ignorant.Il désire donc vérifier les propos du dieu. Comment?Il interroge tout ce que la cité compte de savants, de prétendus savants, dis-

ons d’autorités reconnues en matière de savoir. Il interroge d’abord les hommesde pouvoir, les hommes d’État dirigeant la cité. Il comprend alors que ces gou-vernants ne savent pas les raisons ultimes de leurs prises de décision. Il setourne alors vers ces créateurs par excellence que sont les poètes. Rappelonsque le poiétês tire son nom du verbe poiên qui veut dire créer. Les poètes fab-riquent les mythes fondateurs des croyances et des valeurs. Socrate s’aperçoitqu’ils agissent mus par une inspiration dont ils sont incapables de donner lesfondements. « Leurs créations étaient dues, non à leur savoir, mais à un donnaturel, à une inspiration divine, analogue à celle des prophètes et des devins.Ceux-là également disent beaucoup de belles choses, mais n’ont pas la sciencede ce qu’ils disent. Tel est aussi, je m’en suis convaincu, le cas des poètes (4) ».Quelque peu dubitatif, il s’adresse dans un troisième temps à des personnesdont le savoir est visible, concret : ce sont les artisans. Ces derniers possèdentbien une compétence dans la production de tel ou tel objet. Toutefois, hors de cechamp spécifique, professionnel, il rencontre la même méconnaissance que chezles hommes d’État et les poètes pour ce qui tient aux choses essentielles.D’où la conclusion de son enquête : eux-tous prétendent savoir ce qu’ils ne

savent pas. Pour ma part, dit-il, je me considère comme ignorant : « Ô humains,celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu’en fin decompte son savoir est nul (5)». Cela signifie : eux prétendent savoir ce qu’ilsignorent ; moi, je sais que je ne sais pas ; j’ai donc un avantage sur eux ; c’est bienen cela que l’oracle de Delphes a dit vrai. Or c’est justement cette mise à nu desautorités sociales, à commencer par les magistrats de la cité - le roi est nu -, quel’on ne lui pardonnera pas.Quant à l’accusation de corrompre la jeunesse, elle en découle, puisque ce

questionnement des citoyens se faisait en présence de ses élèves. La méthode

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

(4) Platon, Apologie de Socrate, 22c, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 146-147.

(5) Id., Ibid., 23b, p.148.

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interrogative est jugée subversive. Socrate est sans doute un des premiers acteursdu principe d’autonomie de la personne fondée en Raison, entendons où la raisonde l’individu se confronte à la raison d’État.Il est vrai que son type d’engagement philosophique est total, sans concession.

Certes, sa façon d’interroger reste courtoise, mais les conclusions sont sévères.Telle est « l’ironie socratique », cette façon d’interroger où l’on feint l’ignorancepour mieux pousser l’interlocuteur à donner le meilleur dont il est capable.Engagement philosophique total, disions-nous! Socrate y a en effet consacré savie entière sans se préoccuper de sa fortune, de ses affaires ou des honneurs.Il a fait le choix de la recherche la plus utile pour l’homme, à savoir être pleine-

ment humain. En conséquence, cette cure intellectuelle traduit un enjeu de vie, devie ou de mort pourrait-on ajouter. Son slogan serait alors : plutôt mourir que setaire! En effet, bien avant son procès, des hommes politiques l’avaient prévenu:prends garde à toi Socrate! Il convient, on attend de toi que tu restes coi!Au moment du procès, alors qu’il est jugé coupable, on lui propose comme

c’était la règle, de fixer sa peine, contradictoirement avec l’accusateur (6). Onlui suggère l’exil ; il refuse sachant qu’une cité nouvelle ne lui permettrait pasde continuer son travail philosophique. Sa réponse est donc de fait : plutôtmort que muet.Cette qualité, ce courage, il l’a déployé tant physiquement qu’intellectuelle-

ment Il ne redoute en rien la mort : deux hypothèses se présentent. En termesmodernes, on dirait que l’une est matérialiste, à savoir que l’âme disparaît avec lecorps et, l’autre, spiritualiste, l’âme survit au corps. Dans les deux cas, Socrate necraint rien. Si l’âme disparaît avec le corps, alors la mort ressemble à un long som-meil non parsemé de songes : donc une bonne et longue nuit. Si elle survit aucorps, dans ce cas Socrate peut se réjouir. Lui, homme de mérite, pourra rencon-trer d’autres âmes de sa qualité ; il engagera de nouveaux dialogues, en parti culieravec ceux qui furent condamnés injustement. Il pourra donc examiner et inter-roger à loisir sous le couvert de la recherche de la vérité.Ajoutons que cette recherche de vérité se déploie en toute simplicité, dans

une forme adéquate au fond, c’est-à-dire le parler vrai. Ainsi, lors de son procès, ilaurait pu adopter une forme convenue dans les tribunaux, choix possible hiercomme aujourd’hui. Il aurait pu choisir un style rhétorique propre à attendrir lejury : supplications, voire même appel à la barre de ses enfants réclamant clé-mence. Cela lui eût sans doute évité la mort ; il s’y est refusé tout net.Mais quel but poursuit-il? Cette recherche du Vrai est explicitement subor-

donnée à celle du Bien. Socrate apparaît certainement comme un des premiersfondateurs de la Morale rationnelle. Sur ce point, il faut insister sur l’adéquationentre la forme du discours et son fond, la recherche du vrai en toutes choses et leparler vrai pour le dire, ou encore un accord entre l’énoncé, le contenu du projetde vérité et l’énonciation d’un franc parler. «...Je parlerai tant bien que mal,

JEAN-PHILIPPE CATONNÉ

(6) Claude Mossé, Le procès de Socrate, éd. Complexe, 1987, p. 113-114.

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comme les expressions viendront à moi…Vous m’entendez m’exprimer, enplaidant ma cause, comme j’ai coutume de le faire… » (7) et de dire la vérité, dansles lieux habituels où vous me rencontrez, c’est-à-dire sur l’agora, le marché, dansles gymnases, les boutiques d’artisans.

II. Franc-parler et Souci de soi ou Parrêsiaet Epiméléia héautoû

Socrate est indéniablement un adepte de ce franc-parler pratiqué dans la viepolitique de son temps, lequel aura une longue postérité dans la viephilosophique. Cette franchise, cette liberté de parole est connue sous le nom deParrêsia. Michel Foucault s’est passionné pour cette fonction parrèsiastique, encontinuité avec ses travaux antérieurs sur les modes de véridiction. Parrêsia secompose de deux mots : pan, c’est-à-dire tout et rhêtos, signifiant ce qui estdéclaré, avoué, dit. Certes, cette fonction parrèsiastique constitue une techniques’opposant à la rhétorique où l’efficace est visé pour lui-même. Cependant, cettetechnique comporte un élément supplémentaire : elle obéit à un impératif moral.Elle constitue une qualité morale qui combat la flatterie et la démagogie. Telle estla raison pour laquelle Socrate revendique son franc-parler et se refuse àemprunter la voie rhétorique convenue dans les tribunaux pour se défendre. Dela sorte, au péril de sa vie, il respecte sa conception de la morale que l’on pourraitrésumer en trois points, trois axes.Le premier intéresse la justice. Socrate préfère subir l’injustice que de la com-

mettre : « Je ne désire ni l’une ni l’autre, mais s’il fallait choisir entre la subir et lacommettre, je préférerais la subir », ce que le grec dit synthétiquement sous laforme « mâllon adikeisthai ê adikeîv » (8) Le deuxième concerne la question dumal dans son ensemble. Socrate développe une philosophie résolument volon-tariste : « Nul n’est méchant volontairement ». Cela signifie qu’un examen appro-fondi de soi-même, un travail philosophique continu sur la recherche essentielle,le savoir fondamental de l’humanité garantirait contre le mal. Enfin, le troisièmeaxe intéresse l’effort constant que Socrate déploie dans ses rencontres quotidi-ennes ; il consiste non pas seulement à se parfaire soi-même, mais à rendre lesautres meilleurs, plus humains. La voie y conduisant repose sur un accent porté àmieux se soucier d’eux-mêmes.Ce souci de soi, l’épiméléia héautoû, constitue aussi une notion sur laquelle

Michel Foucault a beaucoup consacré d’attention. Habituellement, on attribue lavoie de la connaissance à laquelle s’attache l’action de Socrate à cette maximeinscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même »,« Gnôthi séauton ». Or, selon Foucuault, pour Socrate, cette connaissance de soiest subordonnée à une autre recommandation, celle du souci de soi.

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

(7) Platon, Apologie de Socrate, 17c, op. cit., p. 140-141.

(8) Platon, Gorgias, 469c, trad. Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p.140.

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Qu’est-ce à dire? Il convient de prendre soin de soi-même, de se préoccuperde soi-même, de son âme. De cette attention à soi, examen personnel vigilant,continu, réglé, résulte, comme conséquence, la connaissance de soi.Le procès de Socrate en témoigne à plusieurs reprises. Donnons-en deux

illustrations. La première consiste à rappeler que certains auraient voulu, parleurs accusations calomnieuses faire honte à Socrate. Or, il n’a pas de mal àparler de sa fierté, homme fier d’avoir exécuté sans faille sa mission. Quelleest-elle? Celle d’avoir interrogé et examiné à fond jeunes et vieux, de pren-dre soin de leurs âmes, en un mot d’avoir philosophé jusqu’à son derniersouffle de vie. « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui estplus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance,et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le pluspossible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison,quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu net’en soucies pas (ouk épimelê), tu n’y songes pas. (9) »Dans la seconde, Socrate est condamné : on lui demande de fixer sa peine.

La seule qui lui convienne, qui lui semble juste, consiste à être entretenu auxfrais de la cité. Est-ce une provocation? Non pas ! Son mérite essentiel, expose-t-il, ses excellents états de services militent pour lui. Quels sont-ils ? Il n’a eu decesse de persuader ses concitoyens de se préoccuper de leur personne pour lesrendre meilleurs, plutôt que de les inciter à s’occuper de ce que les hommes ontà cœur, à savoir fortune, pouvoir et honneur, disons les activités jugéesintéressées et profitables. « Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart desgens, affaires d’argent, administration des biens, charges de stratèges, succès ora-toires en public, magistratures, coalitions, fonctions politiques. Je me suis engagénon dans cette voie… mais dans celle où, à chacun de vous en parti culier, jeferai le plus grand bien en essayant de le persuader de se préoccuper moins dece qu’il a que de ce qu’il est (héautoû épiméléthein) pour se rendre aussi excel-lent et raisonnable que possible. (10) » Cette citation, notons-le, est empruntée àPierre Hadot, collègue de Michel Foucault au Collège de France. Foucault eutde nombreux échanges avec cet éminent antiquisant. Hadot traduit ici libre-ment mais justement cette notion du souci de soi. «...De se préoccuper moins dece qu’il a que de ce qu’il est… », serait traduit plus littéralement par «...de sepréoccuper moins de ses biens que du souci de soi-même (épiméléia héautoû) ».Socrate assume une fonction sociale d’éveilleur, celui qui tire ses conci-

toyens de leur sommeil. Il se compare à un taon, insecte qui poursuit les ani-maux en les piquant. « Cet office est celui pour lequel le dieu semble m’avoirattaché à votre ville, et voilà pourquoi je ne cesse de vous stimuler, de vous

JEAN-PHILIPPE CATONNÉ

(9) Platon, Apologie de Socrate, 29de, op., cit., p. 157.

(10) Pierre Hadot, Eloge de Socrate, citant et traduisant l’Apologie de Socrate, 36bc, Paris, EditionsAllia, 1998, p. 31-32.

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exhorter, de morigéner chacun de vous, en vous obsédant partout du matinjusqu’au soir. (11) » Le souci de soi, épiméléia héautoû est donc pour Socrate unaiguillon. Il constitue le fondement à partir duquel se justifie la connaissance desoi-même. Michel Foucault a beaucoup insisté sur ce point tout au long desannées quatre-vingt.Il expose aussi comment cette notion et cette pratique socratique auront une

longue postérité philosophique, disons d’au moins un millénaire, c’est-à-dire unetraversée de toute l’Antiquité gréco-latine. Ainsi, Epicure en fera une thérapeu-tique de l’âme, analogie avec la médecine qui s’amplifiera au cours des sièclessuivants. Le Thérapeueîn, l’acte thérapeutique, consiste d’abord à rendre un culte,avant de signifier rendre un service, puis de désigner un soin, un acte médical. Lesécoles philosophiques de l’époque impériale feront du soin rendu à l’âme unethérapeutique consistant à se rendre un culte à soi-même.En bref, le souci de soi se traduit par une attention constante à ce qui survient

dans la pensée. En second lieu, cette attention implique des techniques, telles quela méditation et l’examen de conscience. Par elles, on se modifie, on se trans-forme. Le sujet devient autre, transformation requise pour l’accès à la vérité deson être. Autrement dit, pour emprunter des formules foucaldiennes, cette pra-tique de soi, cet art de soi inscrit le sujet au plus près de lui-même. Ainsi, le soucide soi constitue la voie royale pour le bien-penser. Il incite les autres à le prati-quer, tout en ajoutant qu’il se l’applique d’abord à lui-même, ce que montrent sesdernières paroles.

III. Un coq pour AsclépiosCe titre reprend une partie des paroles prononcées par Socrate avant de

mourir, les derniers mots lancés lors de ses derniers moments de vie. Quelles sont-elles dans leur totalité ? Les voici : « Criton, nous devons un coq à Asclépios.Payez ma dette, ne l’oubliez pas. (12) » Ces paroles fort énigmatiques pour un mod-erne le furent tout autant pour un ancien.Le texte grec est, notons-le, encore plus bref. Il tient en onze mots, en incluant

les articles et conjonctions de coordination. « O kriton, tô Aslkepiô opheilomenalectruona, alla apodote kai mê amélêsété ». Ces quelques onze petits mots ontsuscité les interprétations les plus diverses depuis plus de 25 siècles.Essayons à notre tour de résoudre cette énigme, par-delà la multiplicité des

interprétations. Pour réussir ce déchiffrage, Foucault nous servira de guide. Lui-même s’est appuyé largement sur la lecture aussi érudite que subtile de sonmaître et ami Gorges Dumézil. (13)

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

(11) Platon, Apologie de Socrate, 30e, op., cit., p. 158.

(12) Platon, Phédon, 118a, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 110.

(13) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir en gris dedans Varennes ». sotie nostradamique suivie d’unDivertissement sur les dernières paroles de Socrate, Paris, Gallimard, 1984, p. 129-170.

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Commençons par le commencement, à savoir le personnage de Criton et cettehistoire quelque peu baroque d’un coq sacrifié à Asclépios. C’est pourtant ce quiapparaît le plus facile à décrypter dans cette énigme. Criton désigne un fidèle amide toujours de Socrate. Ils ont le même âge et ne se sont pas quittés depuis leurenfance. Il est donc logique et attendu qu’il puisse être son exécuteur testamen-taire, du moins spirituel. Quant au coq, l’interprétation n’offre pas plus de diffi-cultés, puisque c’était l’animal que l’on sacrifiait au dieu Asclépios. Ce sacrifice estconsenti pour l’honorer, pour s’attirer ses bonnes grâces, sachant que son pouvoirconsiste à guérir les malades. En conséquence, on sacrifie au dieu pour satisfaire àun désir de guérison, de retour à la santé.Voilà qui paraît simple! Plus compliqué consiste à se demander la nature de la

guérison que vise ici Socrate et que vient faire la notion de dette dans toute cettehistoire. D’où il suit la confrontation à une double question pour résoudrel’énigme: quelle dette? Quelle guérison?Commençons par cette dernière guérison! Posons-nous la question de la mala -

die dont il faudrait guérir! Écartons d’emblée l’hypothèse selon laquelle la mala -die en question serait la vie et que, par sa condamnation à mort, Socrate seraitdélivré de la vie, de cette maladie-là. Une telle hypothèse fut envisagée au coursdes siècles, depuis l’antiquité avec Xénophon et jusqu’à au moins Nietzsche pourles modernes. Qu’écrit ce dernier à propos du « Socrate mourant »? Nietzsche s’in-terroge sur ces derniers mots de Socrate pour lequel la vie serait une maladie :« Est-ce possible, un homme tel que lui, un homme qui avait vécu joyeux et auxyeux de tous, comme un soldat, cet homme était un pessimiste! Il n’avait fait toutesa vie que bonne mine à mauvais jeu; il avait caché tout le temps son sentimentprofond, son jugement suprême! Socrate, Socrate a souffert de la vie! Et il s’en estvengé par cet horrible mot où la pitié se mêle au blasphème…(14) » On peut diffi-cilement soutenir cette voie pour Socrate, « contraire à tout son enseignementtourné vers un bon usage de la vie(15) », écrit Georges Dumézil. Il convient dechercher ailleurs, d’identifier autrement cette maladie.Pour Socrate, cette maladie est une maladie de l’esprit. En quoi consiste-t-

elle? La réponse est celle-ci : penser faussement, injustement, c’est-à-dire adopterune opinion erronée. « L’opinion erronée est à l’âme ce que la maladie est aucorps.(16) » En l’occurrence, quelle serait cette opinion erronée? Voici la réponse :quelque temps auparavant, Criton était avec Socrate dans sa prison. Avec sesamis, il avait échafaudé un plan pour faire évader Socrate. Tout est réglé et lesgardes, complices. Il aurait suffi de l’accord de Socrate pour exécuter le plan.Criton recourt à tous les arguments tant rationnels qu’affectifs pour le

convain cre : rationalité sur l’injustice de la condamnation ; affectivité portant sur

(14) Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 340, trad. Alexandre Vialatte, Editions Gallimard, 1950, p. 280-281.

(15) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir… », op., cit., p. 144.

(16) Id., Ibid., p. 148

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l’amitié que lui vouent ses élèves et la dépendance d’enfants encore jeunes. Laréponse de Socrate est sans appel : il faut obéir aux lois ! Elles-mêmes sont justes,même si elles sont appliquées injustement! Il dit s’en être satisfait pendant soix-ante-dix ans ; pendant toute sa vie, il les a acceptées et soutenues, alors pourquoiles renier au moment où elles lui sont défavorables? In fine, Criton revient à lacharge en invoquant l’opinion publique : que pensera-t-elle des amis de Socratequi n’ont rien fait pour le sortir d’affaire, pour le faire libérer? Pour Socrate, c’estencore mal raisonner, car c’est alors s’en remettre à l’opinion du grand nombre.Or, cette dernière n’a en elle-même aucune valeur!Telle est l’erreur de Criton et la mission de Socrate consiste à le guérir en le

rendant phronimos, c’est-à-dire sain, sage, réglé. De la sorte, Socrate apparaît biencomme un médecin de la pensée. Il peut donc à bon droit se recommanderd’Asclépios, lui rendre un sacrifice, lui sacrifier un coq.Notons comment Foucault renforce les arguments avancés par Dumézil. En

s’appuyant sur une lecture personnelle du Phédon, il relève que pour signifier uneguérison de raisonnements faux, le terme médical iasato est employé, pourtraduire son adresse « à guérir ». La même métaphore médicale se retrouve poursignifier ce qui est sain dans les raisonnements, à savoir hugiès (17).Cela rappelé, reste encore une difficulté à résoudre pour une totale résolution

de cette énigme autour du coq d’Asclépios. Elle porte sur le deuxième aspectannoncé, celui de la dette. Pourquoi ce « nous » de « nous devons un coq àAsclépios ». Va pour Criton et même pour ses amis, puisque Criton est leur man-dataire! Mais interrogeons-nous : en quoi cela intéresse-t-il Socrate lui-même?Réponse : nul n’est à l’abri de penser faussement, injustement, ce qui vaut

pour Socrate lui-même. L’amoureux de la sagesse ne possède pas la sagesse qu’ilvise. Étant lié d’amitié avec Criton, ses disciples et ses amis, Socrate pourrait êtreséduit par leurs arguments fallacieux au sujet de l’évasion. Il doit au dieu de s’êtreécarté de ce mauvais pas, de cette maladie de l’esprit, de ce mauvais jugement.Maintenant, une dernière question se pose : pourquoi sont-ce là les dernières

paroles de Socrate? La réponse devient simple : il a attendu l’ultime moment,« l’ultime et décisive limite de temps(18) », pour constater que le dieu guérisseuravait tenu sa parole, rempli son contrat. A son tour, Socrate peut donc honorer ledieu, lui-même remplir son contrat, payer sa dette : « Criton, nous devons un coq àAsclépios. Payez ma dette, n’oubliez pas ».On comprendra sans doute maintenant pourquoi la dernière partie de cette

conférence sur la mort de Socrate insiste paradoxalement en son titre lui-mêmepour faire figurer la vie : « Socrate, la justice et la vie ». Cela apparaît mieux quandon sait que pour lui, la véritable vie est celle de l’esprit et qu’il a pu vivre enhomme juste jusqu’au dernier souffle de sa vie.

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

(17) Michel Foucault, Le courage de la vérité, op., cit., p.98-99, à propos du Phédon 89a et 90e, op., cit., p.59 et 62

(18) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir... », op., cit., p. 169.

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En ConclusionQuelles leçons tirer de la mort de Socrate? Ou, plus précisément, que nous

apprend Socrate sur l’engagement philosophique ? Réponse : au moins troisréflexions apparaissent !

Il s’agit d’abord d’une injonction à bien penser impliquant unerigoureuse et exigeante pratique de l’interrogation en recherche de vérité.Socrate se dit incapable de vivre tranquillement sans discourir. C’est bien ce qu’ilexpose avec toute sa vigueur à ses juges perplexes. « C’est peut-être le plus granddes biens pour un homme que de s’entretenir tous les jours soit de la vertu, soitdes autres sujets dont vous m’entendez parler, lorsque j’examine les autres etmoi-même et si j’ajoute qu’une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue, vousme croirez bien moins encore. Pourtant, juges, c’est la vérité, seulement, il n’estpas facile de vous la faire admettre.(19) »

En second lieu, cette exigence d’examen constamment conduit par la rai-son ne vise pas à produire des concepts, à connaître le monde. Il aspire à mieux seconnaître soi-même en commençant par se préoccuper du souci de soi. Cettedécision rationnelle de vie aspire à une transformation du sujet dans son êtrepour le meilleur de lui-même, donc un examen personnel pour plus de justice.Autrement dit, l’effort de Socrate se déploie dans le champ de l’êthos, disons de lamorale. Cette dernière, on l’a vu, revêt des formes particulièrement exigeantes.Elle interdit d’agir injustement, même dans la situation où l’on est soi-même vic-time d’injustice. Elle interdit donc de rendre le mal par le mal. « Ainsi, il ne faut nirépondre à l’injustice par l’injustice, ni faire du mal à personne, pas même à quinous en aurait fait(20) », répond Socrate à son ami Criton pour justifier le fait qu’ilne puisse accepter son offre d’évasion.

Dernier et troisième enseignement à tirer : une question se pose pour unmoderne à propos de l’engagement, puisque, depuis longtemps, il a tendance àl’associer à une prise de position politique. Qu’en est-il alors de la politique chezSocrate ? La réponse apparaît clairement : la politique est subordonnée à lamorale. Cela n’empêche nullement Socrate de manifester son intérêt pour la viede la cité. « Je crois être un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui cul-tive le véritable art politique et le seul qui mette aujourd’hui cet art en pratique. »Qu’est-ce à dire (21) ? Il se mêle peu souvent directement de la vie politique elle-même, mais il prépare ses élèves à exercer les charges de dirigeants de la cité.

Alors pourquoi ne s’est-il pas impliqué, lui, plus personnellement? Ils’en explique facilement. L’Assemblée n’aurait pas supporté sa recherche devérité et son franc-parler pour l’exprimer. Donc, s’il s’est abstenu, dit-il, ce n’est

JEAN-PHILIPPE CATONNÉ

(19) Platon, Apologie de Socrate, 38a, op., cit., p. 167-168.

(20) Platon, Criton, 49c, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 225.

(21) Platon, Gorgias, 521d, op., cit., p. 216.

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nullement par peur de la mort, mais pour pouvoir, vivant, continuer à être utile àses concitoyens, ce que Michel Foucault avait bien souligné dans Le courage de lavérité (22). D’ailleurs Socrate s’en explique ouvertement comme suit « Car, sachez-le bien, Athéniens : si je m’étais adonné, il y a longtemps, à la politique, je seraimort depuis longtemps ; et ainsi je n’aurais été utile ni à vous, ni à moi-même. (23) »

Au temps de Socrate, la philosophie et la politique sont intimement asso-ciées, la politique consistant aussi à se prononcer sur le juste et sur l’injuste. Pourpreuve, son élève le plus célèbre, Platon, consacrera une grosse partie de sonœuvre à des écrits sur la meilleure cité qui soit de La République aux Lois. Il con-vient de savoir se conduire soi-même avant de prétendre conduire les autres. Il nese contentera d’ailleurs pas de ses écrits théoriques ; il tentera à plusieurs reprisesd’incarner sa cité idéale dans les faits au péril de sa vie, lors de ses séjours àSyracuse. Il suffit pour cela de prendre connaissance de ses Lettres VII et VIIIque Michel Foucault a exposées avec enthousiasme au Collège de France.

Dans le droit fil de ce qui précède, une leçon s’impose pour hier commepour aujourd’hui. Une volonté de transformation sociale, une lutte déterminéepour plus de justice, se concilie parfaitement avec le temps d’un examen person-nel. Prendre le temps d’une réflexion personnelle, au fort intérieur de sa con-science, représente même le gage d’une véritable action y compris militante. Elletémoigne alors d’un accord entre le souci de soi et le souci des autres, ou encore,dirai-je, pour reprendre l’intitulé de cette conférence, celui de « Socrate, la justiceet la vie », qu’un examen consciencieux, une méditation préparatoire à une actionrevêt le mérite de mettre en accord le souci de sa vie et le souci de justice.

Jean-Philippe Catonné

HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT

(22) Michel Foucault, Le courage de la vérité, op., cit., p. 74.

(23) Platon, Apologie de Socrate, 31e, op., cit., p. 159.

(24) Platon, Lettres VII et VIII, trad., Joseph Souihlé, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 26-74.

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Bibliographie :Dumézil G., «...Le Moyne noir en gris dedans Varennes ».sotie nostradamique suivie d’un Divertissement sur les dernières parolesde Socrate, Paris, Gallimard, 1984.

Foucault M., Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II.Cours du Collège de France 1984. Paris, Seuil/Gallimard,janvier 2009.

Hadot P., Eloge de Socrate, Paris, Éditions Allia, 1998.Mossé C., Le procès de Socrate, éd. Complexe, 1987.Nietzsche F., Le Gai savoir, trad. Alexandre Vialatte,Éditions Gallimard, 1950.

Platon,-Apologie de Socrate, trad. Maurice Croiset, Paris,Les Belles Lettres, 1985.- Criton, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985.- Gorgias, trad. Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2003.- Lettres, trad., Joseph Souihlé, Paris, Les Belles Lettres, 1977.- Phédon, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983.

JEAN-PHILIPPE CATONNÉ

6. Les visages incertains du pouvoirchez Michel Foucault

Paul Seff

La pensée de Foucault est fille de mai 68. C’est de toute évidence l’événementmoteur de sa pensée avec sa révolte radicale contre les pouvoirs institutionnels etpar dessus tout le non à la répression quelle que soit sa nature. Ce sont ces appelset ces mots d’ordre qu’il va théoriser non à travers une réflexion philosophiquebien qu’il soit philosophe, mais plutôt à la lumière d’investigations à caractère his-torique et sociologique sur les innombrables formes que prend le mépris et l’alié-nation des individus. Tout se passe comme si Foucault plaçait son œuvre sousl’égide de l’explosion anti-autoritaire et de la révolution culturelle de mai 68, dansl’intention d’en éclairer tout le sens en élaborant les justifications de sa radicalité.Les spécialistes s’accordent à reconnaître que le philosophe qui a exercé sur la

pensée de Foucault la plus forte emprise est Nietzsche, d’abord par son maté -rialisme intégral et la place qu’il accorde à la force vitale. Ensuite je pense qu’onne peut comprendre l’importance de l’idée de pouvoir chez Foucault si on ignorequ’elle se réfère à la volonté de puissance de Nietzsche, notion centrale de sa con-ception de l’homme et surtout des rapports de force entre les individus et les peu-ples. Notion polyvalente qui intègre la volonté d’affirmation de l’individualité, lavolonté de domination mais aussi la résistance à la domination. De plus Nietzscheinaugure la désintégration du sujet rationnel de la philosophie classique possé-dant une totale liberté du choix de ses idées, de ses valeurs et de ses conduites.Foucault reprend à son compte l’idée d’un homme totalement déterminé par

les forces vitales de son inconscient mais aussi par les structures socio-économiques et socio- culturelles. Cette vision sera développée dans l’ensemblede son œuvre avec d’autant plus de force que l’emprise croissante de la psycha -nalyse, du marxisme et le développement des sciences humaines ont généré dansla philosophie l’idée d’un déclin on d’une disparition du sujet libre dans l’histoireou même dans la production idéologique et culturelle.Nous verrons que l’action des pouvoirs dans la société tend à éliminer le

sujet et à produire par la voie de multiples conditionnements le sujet assujetti,tel qu’il apparaît dans son « Histoire de la sexualité » Le mot de sujet demeuremais vidé de son sens humaniste, c’est l’individu manipulé à son insu par lespouvoirs. Le sujet se dissout dans les structures surtout biologiques et sociocul-

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turelles qui produisent ses représentations et ses pratiques. C’est l’idée qu’il for-mule à la fin des « Mots et des choses » : la mort de l’homme universel de l’hu-manisme des Lumières.C’est ce que ses adversaires ont appelé un anti-humanisme théorique qu’il a

d’ailleurs toujours démenti par un humanisme pratique très engagé et courageux.

Savoir et pouvoir

A partir de mai 68 le spectre du Pouvoir va hanter l’œuvre de Foucault. Maisle pouvoir qu’il traque jusque dans les vaisseaux les plus fins du corps social a peude rapport avec ce qu’on entend par pouvoir politique. C’est d’abord selon lui lapropriété du savoir, la face maudite de la science, puisque nombre de savoirs ontvocation d’être détournés et mis au service d’intérêts collectifs.L’idée de pouvoir a changé plusieurs fois de sens au cours de la recherche de

Foucault. Je crois en avoir repéré quatre mais certaines versions ont peut-êtreéchappé à mon analyse. En fait il n’existe pas de forme de pouvoir où le savoirnotamment technique soit exclu. Il s’agit d’une relation problématique quidemande à être décryptée.La possession du savoir produirait-elle par elle-même un rapport de domina-

tion? Ce serait remettre en question l’autorité de la connaissance et la confianceen la science ou en la compétence sans laquelle aucune société ne pourrait fonc-tionner. Je pense que le couplage savoir/pouvoir vise en fait l’instrumentalisationdes savoirs par les institutions qui confèrent des pouvoirs de contrôle et de déci-sion administratifs, judiciaires, politiques, susceptibles d’induire un pouvoir domi-nant. Ce que Foucault met en question, c’est le rôle imparti aux grandes écoles(Normale supérieure, Polytechnique, ENA, etc.) donc aux pouvoirs attribués parl’État et la société en fonction du savoir, sans parler des attributions toujours plusétendues des experts dans tous les domaines. Mais ce qu’il dénonce surtout c’estl’exploitation de la science dans tous les systèmes de conditionnement, de manip-ulation, d’assujettissement des individus à des régimes disciplinaires infinimentdiversifiés.Pour Foucault le pouvoir est une fonction structurelle de la société, il ne

procède pas d’une instance unique. La notion de pouvoir est omniprésente, dis-persée dans le corps social. Le mérite de Foucault est de faire apparaître ladimension disciplinaire du savoir. Le Savoir devient un pouvoir lorsqu’on lesomme de fixer des normes, de distinguer par exemple le normal de l’anormal aunom de la défense de la société.Le cas le plus emblématique étudié par Foucault est celui de la psychiatrie à

partir du moment, situé en 1838, où l’on peut placer un aliéné mental dans unhôpital psychiatrique à la demande de l’administration afin de le guérir sansdoute, mais aussi parce qu’il représente potentiellement un danger pour l’ordrepublic ou sa famille.

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Ainsi la nouvelle psychiatrie rejoint la demande d’une défense de l’ordresocial. Elle est chargée de dire les dangers encourus par la société, de fixer les ter-mes de l’indiscipline que les différentes disciplines ne peuvent juguler. Elle prendalors la fonction d’une disciplinarisation des indisciplinés, des non-intégrables ducorps social. Ce qui est décisif dans la nouvelle psychiatrie c’est la collusion de lapression sociale et du médical rendue nécessaire par la défense de la société.Cette question du changement de statut de la psychiatrie va jouer un rôlestratégique dans l’ensemble de la démarche critique de Foucault visant à dévoilerl’ensemble des systèmes de discipline analysés dans son ouvrage « Surveiller etpunir ». La psychiatrie devient une sorte de modèle de savoir auquel la sociétéconfère le pouvoir de juger, de discriminer, en fixant les critères de la normalité,de l’anomalie, de la dangerosité. Ce rôle va particulièrement éclater dans les fonc-tions d’expert auprès des tribunaux où lui est assigné le pouvoir énorme dedécider de la responsabilité ou de l’irresponsabilité des individus, de la culpabilitéou de l’innocence dans le crime.Foucault tient là une pièce maîtresse de sa théorie de la collusion du savoir et

du pouvoir. Il va tirer de ce fait une conclusion générale exprimée dans le coursau Collège de France du 14 janvier 1976 où Foucault caractérise les sociétés mod-ernes comme des sociétés de normalisation. Dans cette fonction, la médecine joueun rôle fondamental.La collusion de la vie sociale et du pouvoir de normalisation résulte d’un

impératif de protection qui s’étend à l’ensemble du corps social en reliant l’in-stance médicale de la guérison à l’instance judiciaire de la punition.

Le pouvoir comme discipline des corps et des esprits

L’idée du pouvoir de normalisation de la société issu de l’usage normalisateurdu savoir va nous conduire vers un nouveau sens du pouvoir : son action disci-plinaire sur les corps, qui ne concerne plus seulement les champs de la psychiatrieet de la médecine mais l’ensemble des secteurs clefs de l’activité sociale. Foucaultretrouve partout la disciplinarisation, la sanction et la répression parce qu’ils sontune constante de toute société civile et de la civilisation dans son essence. Ilaccuse la modernité d’être plus normative et répressive que les sociétés anciennesmais lui-même a démontré dans « Surveiller et punir » que les sociétés religieuseset monarchiques du passé, dominées par l’idée du sacré, étaient beaucoup pluscruelles et répressives que la nôtre.Le pouvoir et la volonté de normalisation vont avoir pour conséquence la pro-

duction de multiples systèmes disciplinaires assortis d’un quadrillage méthodiquedu corps social. Ce sera le thème central de « Surveiller et punir ». Comme il a faitde la psychiatrie la figure emblématique de la science instrumentalisée eninstance de pouvoir, Foucault va utiliser la prison et le système pénitentiairecomme emblème des pouvoirs de surveillance, de répression et de punition de lasociété. C’est en effet le système le plus visible et le plus brutal de la répression

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sociale mais l’analyse des tares de ce premier modèle va permettre à Foucault depointer tous les systèmes disciplinaires qui conditionnent et abolissent la libertédes individus.Mais la première condition d’une police efficace au sens large du terme est de

mettre en place des appareils de contrôle et de surveillance aussi serrés et précisque possible. Il constate qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles les magistrats en chargede l’administration des villes avaient le souci constant d’exercer un contrôle surtous les habitants d’un bourg ou d’un secteur. D’abord, semble-t-il pour desraisons de sécurité sanitaire en raison de la multiplicité à l’époque de gravesépidémies et endémies, en un temps où les moyens cliniques étaient rares. Mais ilest certain que les préoccupations de sécurité publique entraient déjà en ligne decompte.Aujourd’hui nous pouvons dire que les méthodes de surveillance de la popu-

lation se sont amplement perfectionnées, ou aggravées selon le regard qu’onporte sur le phénomène, en raison des progrès considérables des technologies decontrôle. Sur ce point les faits confirment le diagnostic de Foucault vu ledéveloppement accru des fichages électroniques sans parler de la vidéosurveil-lance et les réactions qu’ils ont provoqué dans l’opinion publique relayée par lesmédias. Je rappelle pour mémoire le recul gouvernemental sur le contenu dufameux fichier « Edwige ». Il est certain que même dans la mesure où elles peu-vent être utiles les méthodes de surveillance doivent être surveillées par lesinstances démocratiques des citoyens.A cet égard il faut évoquer les notions de panoptique et de panoptisme qui

tiennent une grande place dans « Surveiller et punir ». L’idée lui a été fournie parun projet réel imaginé par un philosophe anglais important du XVIIIe et du XIXe

siècle : Jeremy Bentham, plus connu comme théoricien du libéralisme bourgeoiset de l’utilitarisme social. Bentham aurait conçu une architecture de prisons avecune tour au centre d’un bâtiment périphérique divisé en cellules disposées encouronnes. A cette tour il a donné le nom grec de « Panopticon » : le lieu d’où onpeut tout voir. Foucault qui est friand d’images symboliques va en faire le sym-bole de la société de surveillance, d’où le terme de « panoptique » Avec unefenêtre donnant sur la tour, un seul surveillant peut observer tous les repris dejustice enfermés dans les cellules.C’est sûrement un concept architectural plus perfectionné que nos miradors

actuels mais moins réalisable. Invisible des autres détenus, l’individu est toujoursdans la ligne de mire du gardien.Le panoptisme, c’est-à-dire le système de surveillance généralisé, devient une

caractéristique de la société moderne. Foucault ne cesse répéter que ce systèmene concerne pas seulement les malades mentaux et les criminels, tous ceux quientrent dans les grands appareils disciplinaires sont soumis à la même surveil-lance : le monde du travail et les travailleurs, le système éducatif et les écoliers, lesmalades dans le régime hospitalier.

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Foucault met systématiquement en procès des institutions ou encore des fonc-tions économiques comme le travail et la production qui ne sont pas particulièresà notre société, pour la seule raison qu’elles ont en commun de produire et d’im-poser des systèmes de discipline. La démarche peut paraître problématique en cesens qu’on peut se demander si tout système de discipline est intrinsèquementnocif et négatif.Je tiens à déclarer qu’en ma qualité d’enseignant, je ne peux pas admettre

qu’on réduise la fonction éducative à un système purement disciplinaire et répres-sif sous prétexte qu’il exige une certaine discipline qui est d’ailleurs une dimen-sion de l’éducation, de la socialisation et dont il ne reste d’ailleurs plus grandchose aujourd’hui. On peut lui reprocher beaucoup d’imperfections et de défautsmais l’assimilation de l’enseignement à la prison, à l’usine et à l’armée ne peutque paraître intolérable surtout émanant d’un produit d’élite de l’ENS.C’est le motif unique de tous les procès qui interpelle, pas le fait qu’on puisse

mettre en question toutes les institutions en raison de leurs dysfonctionnementsou de leurs imperfections car toutes sont toujours contestables et réformables.Pourquoi Foucault s’en prend-il à ce qu’il nomme « système disciplinaire »

érigé en entité sociologique uniforme en dépit de toutes les différences de formeet de sens? Il s’en explique d’une manière qui permet de mieux saisir le sens qu’illui donne et de mieux cerner l’objet de son procès. La réponse à cette question setrouve amplement développée à partir de la page 257 de « Surveiller et punir »Ce système serait-il par essence injustifié, imputable à une volonté perverse

de l’homme? Foucault nous explique qu’il a été nécessité par les besoins d’unepopulation croissante et les progrès technologiques qui ont entraîné le décollageéconomique de l’Occident à partir du XVIIe siècle. Je cite : « De fait les deuxprocessus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent êtreséparés, il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation deshommes sans la croissance d’un appareil de production capable de les entretenir etde les employer. A un niveau moins général, les mutations technologiques de l’ap-pareil de production, la division du travail et l’élaboration des procédés disci-plinaires ont entretenu un ensemble de rapports très serrés. Chacune des deux arendu l’autre possible et nécessaire. »Naturellement tout ce qui s’applique à la nécessité de la production et du tra-

vail est valable pour les progrès de la médecine, de l’enseignement, du droit, de lajustice et des systèmes répressifs. Cela signifie que les systèmes disciplinairesappartiennent bien à notre type de civilisation et qu’ils étaient inéluctables, ce quiest une manière de reconnaître qu’ils ont un sens et une certaine utilité, qu’ils ontune légitimité quel que soit par ailleurs leur passif.Ici Foucault se réfère explicitement à la conception marxiste de l’histoire : le

système de production instauré au cours des siècles par la bourgeoisie était néces-saire à la transformation du monde. Cependant ce constat n’empêche pas Foucaultde maintenir son procès des champs disciplinaires parce qu’ils sont la part néga-

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tive, oppressive, aliénante de la modernité. Tout en semblant prolonger jusqu’auniveau infinitésimal des existences singulières les formes générales définies par ledroit, ils ont le rôle précis d’introduire des dissymétries insurmontables. Il entrouve la preuve dans le contrat qui tient une place dominante dans les rapportssociaux du régime capitaliste et crée une subordination non réversible des uns parrapport aux autres. Il y a toujours inégalité de position des différents partenairesqui fausse systématiquement le contrat du moment qu’il a pour contenu unmécanisme de discipline, comme par exemple le contrat de travail.Je cite le texte : « Alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit

selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, spécifient, spécialisent,distribuent les pouvoirs selon une échelle… hiérarchisent les individus les uns parrapport aux autres et à la limite disqualifient et invalident. » Donc les institutions,les administrations et tous les appareils organisationnels économiques et poli-tiques en produisant des différenciations entretiennent l’esprit de compétition etdes relatons conflictuelles entre les individus.

Ainsi les systèmes disciplinaires multiplient dans les micro-sociétés commedans la société globale des rapports de domination et de soumission. Là Foucaultannonce la sociologie critique de Pierre Bourdieu et ouvre la voie à des politiquesde réforme et de protection des droits en vertu du principe d’égalité. Sauf queFoucault conserve un regard pessimiste justement parce qu’il pense que tous lesfacteurs de différenciation et d’inégalité dans les rapports sociaux constituent unmal irréductible de la civilisation moderne. « Les Lumières qui ont inventé les lib-ertés, dit-il, ont aussi inventé les disciplines » Réflexion paradoxale qui dénonce lefait que la civilisation occidentale fondée sur des principes de liberté et d’égalitén’a pas été capable d’extirper tous les facteurs d’asservissement qui en sont lanégation et même qu’il existe entre liberté et inégalité un lien organique queFoucault désigne comme « l’ombre des Lumières ».Certes les disciplines multipliées au sein de la plupart des instances de la

société post-révolutionnaire sont perçues comme des progrès par rapport aux sys-tèmes de l’Ancien régime qui étaient beaucoup plus durs, violents et générateursde souffrances plus lourdes parce qu’émanant d’un pouvoir absolu et souverain.Les disciplines de la modernité démocratique sont insérées dans des mécanismesplus souples, parfois moins visibles et dés-individualisés, donnés comme indis-pensables et justifiés par les appareils qui les organisent. Ils répondent à la néces-sité de conditionner et de manipuler les consciences de manière à ce que toutesles contraintes soient acceptées comme conformes aux intérêts de l’individu ou dela collectivité locale ou globale.

Léviathan protéiforme, le pouvoir comme volonté de domination s’insinuedans les âmes par tous les vecteurs de conditionnement de la société pour se justi-fier et se faire accepter, pour étouffer toute velléité de révolte et de résistance,toujours persistante dans le monde de Foucault où le sujet théorique a disparu.

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Nous sommes en présence d’un autre pouvoir qui n’opère plus sur les corpsmais sur les esprits par l’entremise des pratiques linguistiques et des idées. Il s’agitd’une nouvelle définition du pouvoir qui règne sur la sphère de l’idéologie, celledes discours économiques, politiques ou théoriques, relayés par la permanencedes commentaires médiatiques. Il est disjoint des systèmes disciplinaires maislargement exercé par les appareils idéologiques d’État. La fonction essentielle dece pouvoir est de faire accepter les situations de domination/soumission, les dis-criminations, à l’exception des idéologies critiques de résistance et de révolte quinaissent sur le terreau des inégalités, des oppressions et des différenciations detoute nature.

La possibilité de résistance de l’individu soumis aux disciplines tient unegrande place dans les analyses sociologique et historiques de Foucault. On peuten conclure que, malgré les mécanismes de conditionnement qui tendent à l’assu-jettir aux systèmes de contrôle et de domination, malgré et peut-être à cause dessystèmes disciplinaires qui l’enferment, le sujet humain contesté dans son principen’est pas tout à fait anéanti.

Cette résurgence du sujet de la révolte évoquée à plusieurs reprise vient con-tredire une thèse centrale des « Mots et des choses » et de l’archéologie de savoiren général sur le sujet rationnel conçu par la philosophie classique. Mais là encorela souplesse d’intelligence du penseur a su prendre en compte le sens de ses pro-pres analyses et les démentis répétés de l’histoire.

Le bio-pouvoir

Il nous reste à examiner une variante du pouvoir qui ne va apparaître quedans la dernière de ses œuvres : « Histoire de la sexualité » dont la 1ère éditionparaît en1976 sous le titre général « La volonté de savoir ». Il s’agit donc d’unehypothèse tardive. Foucault lui a donné le nom de « bio-pouvoir » qui donne nais-sance à une « bio-politique ».

Ce dernier avatar du monstre froid nommé « pouvoir » nous réserve plusieurssurprises.

C’est d’abord qu’il ressuscite le rôle de l’État qui jusque-là apparaissait trèspeu dans les analyses de Foucault, ce qui est étonnant chez un auteur dont lalogique sinon les références sont libertaires. Le plus surprenant c’est que l’État,érigé en puissance de contrôle de la sexualité, se voit octroyer un rôle positif alorsqu’il apparaissait seulement jusque-là comme un instrument parmi d’autres de la« société de normalisation ». Pourquoi? Parce que l’État prend en charge la pro-tection de la vie notamment à travers une visée constante du progrès de la démo-graphie.

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Ce n’est donc pas un hasard si l’irruption du bio-pouvoir est pensée directe-ment en référence à l’État. Foucault démarre en effet son cours du 17 mars 1976par une définition du bio-pouvoir qui est « la prise en compte de la vie par le pou-voir » et « une étatisation du biologique »La bio-politique fait apparaître trois nouveautés dans l’ordre des pouvoirs. Je

cite : « Les disciplines avaient affaire à l’individu et à son corps… La bio-politiquea affaire à la population » c’est-à-dire la société prise dans sa totalité. Le sujet dela bio-politique est la croissance de la vie par l’établissement de mesures de détec-tion, de prévention et de correction des pathologies qui la menacent. Cette foisl’État n’est plus envisagé comme producteur ou conservateur des disciplines maiscomme le pouvoir qui prend en compte « les processus biologiques de l’homme-espèce ».

Foucault met en exergue un fait qui ne caractérise pas seulement les sociétésmodernes. Depuis les origines les sociétés font de l’expansion démographique unimpératif essentiel car il conditionne à la fois leur survie et naturellement leurpuissance, ce qui entraîne une intervention des institutions et des morales dans cequi relève de la sphère la plus intime de la vie : la sexualité, le mariage et lesautres modalités de la vie en couple, la famille.Ce qu’atteste l’existence d’un ministère et d’organismes chargé de gérer une

politique de la natalité et de la vie familiale comme il y a un ministère de la santépour l‘organisation de la protection médicale. Ici les nouveaux savoirs nécessairespour affiner les enquêtes sur la démographie, les types de maladie en fonction dutype de population, sur les phénomènes de fécondité, de longévité, de mortalité,prennent une valeur tout à fait positive.La science médicale accusée de servir des pouvoirs économiques ou sociétaux

retrouve une fonction positive, preuve que Foucault ne s’enferme pas dans unesprit de système. Il pense que les normes de régulation ne désignent rien d’autrequ’un impératif de sécurité qui est la marque d’un gouvernement bio-politique.Mais cette fonction utilitaire, Foucault va la raccorder aux nécessités de la pro-

duction et au maintien des disciplines dont elle est la source. Le bio-pouvoir n’ef-face pas le disciplinaire, il aide à combattre le péril d’exténuation et de mort qu’ilporte en lui en luttant contre la maladie et la dénatalité, assurant de ce fait la con-tinuité de tous les systèmes de production et de discipline.

Au terme de ce survol des multiples modalités du pouvoir qui ont affecté dansl’histoire l’existence des individus et des sociétés, la pensée infatigable etinachevée de Foucault est restée ouverte sur toutes les interrogations sur les évo-lutions possibles de la modernité démocratique.Malgré les corrections et les rééquilibrages qu’il apporte dans son « Histoire

de la sexualité » on perçoit souvent chez lui une sensibilité et une pensée globa le -ment hostiles à la civilisation moderne. Il y a chez Foucault une condamnation

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implicite qui évoque celle d’un Jean-Jacques Rousseau et comme chez celui-ci aunom de la liberté de l’individu. Il est conscient des progrès qu’elle a apportés maison sent qu’il ne peut accepter toutes les aliénations et privations qu’elle impose àl’homme. Il y a en lui le rêve inavoué d’un retour à une vie naturelle dont sembletémoigner cette exaltation des Cyniques grecs qui se formule dans ses dernierscours au Collège de France et constitue par la force des choses son testamentphilosophique : l’image symbolique d’un Diogène vivant nu en marge de lasociété civilisée et passant sa vie à la tourner en dérision. La vie sera peut-être ladernière vérité de l’homme chez cet héritier de Nietzsche, qui ne peut accepterune civilisation moderne qui opprime et traite avec tant d’inhumanité l’être desdésirs, dont le Grec Diogène devient le symbole ultime.

Ce n’est pas exactement le mythe du « bon sauvage » cher à Rousseau maisquelque chose comme la nostalgie du sauvage heureux.

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7. Identités, désir, normes sociales :une relecture du mythe de la mortdu sujet selon Michel Foucault.

Pierre BessesUniversité Toulouse - Le Mirail

« Echapper à la psychanalyse » :Didier Eribon.Dans son portrait du samouraï, Paul Vergne insiste sur un premier paradoxe

de l’invention permanente des identités imaginaires par la série des identifica-tions aux figures mythiques de son surmoi sublimé dans le culte de Blanchot, deSénèque ou de Zarathoustra : ce gauchiste prétendu, qui n’était ni freudien, nimarxiste, ni socialiste, ni progressiste, ni tiers-mondiste, ni heideggérien, qui nelisait ni Bourdieu ni Le Figaro, qui n’était ni « nietzschéen de gauche », nid’ailleurs de droite, a été l’inactuel, l’intempestif de son époque, pour reprendre àun juste titre un terme nietzschéen. Par là, il était non-conformiste, ce qui semblaitsuffisant pour le classer à gauche. Et pourtant, de son côté, lorsqu’il était pro-fesseur à Vincennes, aux lendemains de 1968, il tenait les maoïstes et les groupesgauchistes pour des phénomènes sympathiques, voire utiles, car agités, mais aussipour des phénomènes subalternes. Quant à eux, ils le trouvaient imprévisible.Mais il était rusé. Préférant tomber à gauche, il se gardait de dissiper l’équivoque,la nuance, qui séparait son intempestivité du gauchisme de ses admirateurs. Carc’était seulement parmi des militants de gauche et avec Libération qu’il pouvaittrouver des camarades pour ses luttes ponctuelles. (p. 201, Paul Vergne)Mieux encore que Paul Vergne, dans Echapper à la psychanalyse, Didier

Eribon commente toute la grandeur du projet foucaldien : elle tient précisémentau fait qu’il cherche à ruiner la théorie psychanalytique du psychisme individuelpour lui opposer une théorie de l’individuation comme effet du corps assujetti,du corps discipliné. Ce ne sont pas seulement les discours et les institutions psy-chologiques, psychiatriques et psychanalytiques qui sont le produit de la sociétédisciplinaire ; c’est l’individu psychologique lui-même et la notion même de

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« l’intériorité » psychique. Le savoir psychologique (psychiatrique) procède enfouillant l’enfance des individus pour y repérer l’origine de leurs « anoma lies »et découvrir, par le moyen de l’interrogatoire, leur vérité cachée. Il crée leurvérité psychologique en même temps qu’il les crée comme des individus dotésd’une psychologie et d’une vérité de celle-ci, rapportée au passé, à la famille et àun axe de la normalité sexuelle et psychique sur lequel les uns et les autres setrouvent situés, fixés, jugés…La psychanalyse n’est que l’héritière de cette« fonction Psy » mise en place comme effet corollaire de la « discipline » quis’exerce sur les corps. Le psychisme dont s’occupe la psychanalyse est un pro-duit de la société disciplinaire, et la psychanalyse est un rouage de la techno -logie disciplinaire. Aussi est-ce en liaison avec cette théorie des mécanismes dupouvoir comme discipline du corps et contrôle du psychisme opérant l’individu-ation du sujet comme sujet assujetti que Foucault met en place sa théorie de lasubjectivation comme réinvention - non psychologique et non psychanalytique -de soi. Il insiste, d’une part, sur la création de nouveaux rapports entre lesindivi dus, de nouveaux modes de vie (ce que l’on pourrait définir comme une« politi que de l’amitié ») et, de l’autre, sur l’intensification des plaisirs (ce qu’ilappelle la « désexualisation », au sens d’une polymorphie érotique, d’un corpsdevenu surface où se démultiplient des plaisirs qui ne se réduisent pas à la géni-talité, comme par exemple dans le sado-machisme, et que l’on pourrait aussiqualifier de « dépsychologisation » du sexe et de la sexualité). Foucault con-struit sa réflexion sur la dissolution du sujet psychologique en regardant ce quise passe dans la drague homosexuelle et dans l’ « intimité impersonnelle » quien régit les échanges plus ou moins furtifs.Selon Didier Eribon, on voit en tout cas que, chez Barthes et chez Foucault,

la réflexion sur l’amour et sur l’amitié - et sur la sexualité, bien sûr - jette lesbases d’une problématique de la subjectivation (ou plutôt de la re-subjectiva-tion, puisqu’il s’agit de se réinventer, de s’arracher à ce que l’histoire a fait denous) qui ne passe pas par un recours à la psychanalyse, mais qui, au contraire,la contourne, la congédie, dans la mesure où il s’agit d’échapper aux filets « sci-entifiques » de cette idéologie culturelle et politique, à ses grilles conceptuelles,et notamment à sa logique interprétative qui cherche toujours à tout réduire àla structure binaire de la différence des sexes et tout subsumer sous la férule del’ « ordre symbolique » qui en serait la transcendance indépassable et constitu-ante. La politique, si modeste puisse-t-elle paraître, proposée par Barthes etFoucault essaie plutôt d’ouvrir des perspectives à l’invention historique denous-mêmes, à l’expérimentation et à l’innovation. C’est une politique sansautre programme que celui qui consiste à vouloir faire proliférer les dif-férences et donc les libertés et les possibilités. Ce qui implique une éthique dela subjectivation qui romprait délibérément avec la manière dont la psycha -nalyse conçoit la vie psychique et ouvrirait alors l’espace indéfini d’unegénérosité accueillante à la multiplicité des choix individuels et collectifs, à lapluralité des aspirations et des modes de vie.

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Être assujetti : Foucault et Pierre Bourdieu.A juste titre, Guillaume Le Blanc indique, dans Marx et Foucault, le second

mérite de cette théorie du sujet en rupture avec les idées reçues et les vérités dog-matiques de Lacan, qui est de proposer une analyse de l’assujettissement à partirdes affections sociales : ce postulat épistémique « suppose de reconnaître uneporosité du sujet à l’égard du social. Loin de constituer un empire dans unempire, le sujet existe en tant qu’il est marqué par la vie sociale qui le déterminejusque dans son allure propre. Ce marquage social révèle qu’il ne faut pas enrester à un niveau d’élaboration symbolique ou cognitif. Il se manifeste dans uncertain nombre d’affections sociales » p. 45.Ainsi s’engager dans cette analyse c’est comprendre que le sujet est toujours

déjà produit par des formes sociales en lesquelles il se développe mais auxquellesil est exposé. Cette exposition le rend fragile. Le sujet est enchaîné à des règlessociales qui lui préexistent. Une telle fragilité est une misère de position sociale.Pour Michel Foucault comme pour Pierre Bourdieu, loin d’être souverain, le

sujet n’est constitué que par un processus que l’auteur de L’archéologie du savoirbaptise subjectivation : le sujet n’est pas naturel, il est modelé à chaque époquepar le dispositif et les discours du moment, par les réactions de sa liberté individu-elle et par ses éventuelles « esthétisations ».La question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siècle que la lutte des

classes au XIXe ; selon Lucien Febvre, l’enjeu des guerres de religion était pour lesprotestants de se constituer en sujets religieux qui, pour accéder à Dieu, ne dussentplus passer par la médiation de l’Église, des prêtres, des confesseurs. C’est vers1980 que Foucault a découvert le troisième volet de sa problématique; au savoirvrai et au pouvoir s’ajoute la constitution du sujet humain comme devant se com-porter éthiquement de telle ou telle manière, en vassal fidèle, en citoyen, etc.La constitution du sujet fait pendant à celle de ses manières : on se comporte

et on se voit comme vassal fidèle, sujet loyal, bon citoyen, etc. Un même dispositifqui constitue ces objets, folie, chair, sexe, sciences physiques, gouvernementalité,fait du moi de chacun un certain sujet. La physique fait le physicien. De mêmeque, sans un discours, il n’y aurait pas pour nous d’objet connu, de même il n’exis-terait pas de sujet humain sans une subjectivation. Engendré par le dispositif deson époque, le sujet n’est pas souverain, mais fils de son temps ; on ne peut pasdevenir n’importe quel sujet n’importe quand. En revanche, on peut réagir contreles objets et, grâce à la pensée, prendre du recul sur eux, sur la religion commeÉglise et clergé, par exemple.Si bien que l’homme n’a jamais cessé « de se constituer dans la série infinie et

multiple de subjectivités différentes et qui n’auront jamais de fin », sans que nussoyons jamais « face à quelque chose qui serait l’homme. [...] En parlant de mortde l’homme de façon confuse, simplificatrice, c’est cela que je voulais dire ». Lanotion de subjectivation sert à éliminer la métaphysique, le doublet empiro-tran-scendantal qui tire du sujet constitué le fantôme d’un sujet souverain.

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Les sociologues professent la même doctrine à leur manière : il n’existe d’indi-vidu que socialisé. La subjectivation selon Foucault occupe le même emplacementdans la société que chez Bourdieu la notion d’habitus, ce couple de conversionentre le social et l’individuel ; ou que la notion sociologique de rôle, sur laquelle ilfaut s’arrêter. Vers 1940, Linton ou Merton ont décrit sous le nom de rôles unensemble de positions dans la société, ayant chacune un statut, des droits, desdevoirs, positions que viennent sans cesse occuper des individus qui se relaient.L’utilité sociologique de cette idée est indéniable, mais il est symptomatique queces sociologues aient recouru au mot de rôle, ce que d’autres leur ont reproché,car il semble supposer que l’individu reste à distance de sa position et ne fait quese prêter à une comédie sociale à laquelle il ne s’identifie pas. Mais le mot estrévélateur de notre tendance à séparer le sujet, le moi, de son contenu pour enfaire une forme vide, prête à être érigée en doublet transcendantal du sujetempirique.Le postulat commun à Michel Foucault et à Pierre Bourdieu, dans cette

analyse de la subjectivation, est que tout champ social s’exerçant sur les agents, lesindividus, les personnes, révèle chez l’un et chez l’autre la puissance théoriqued’un appareil conceptuel fondé sur le dispositif et l’habitus. Cet ensemble dedispo sitions à agir, penser, percevoir et sentir d’une façon déterminée constitue cequ’il est convenu d’appeler un habitus. Comme le terme lui-même l’indique,l’habitus (du verbe latin habere qui signifie « avoir ») est l’ensemble de traits quel’on a acquis, des dispositions que l’on possède, ou mieux encore, des propriétésrésultant de l’appropriation de certains savoirs, de certaines expériences. Mais cespropriétés ont ceci de remarquable qu’elles nous possèdent tout autant que nousles possédons. Elles sont tellement intériorisées, incorporées, qu’elles sont deve -nues nous-mêmes et qu’elles ne sont pas plus dissociables de notre être que descaractéristiques physiques telles que la couleur de nos yeux. L’habitus est un avoirqui s’est transformé en être. A tel point que nous avons l’impression d’être nésavec ces dispositions, avec ce type de sensibilité, avec cette façon d’agir et de réa-gir, avec ces « manières » et ce style qui nous caractérisent. Pour Michel Foucaultcomme pour Pierre Bourdieu, ces dispositions ne sont pas innées : on ne vient pasau monde avec le gène de l’avarice ou de la prodigalité, avec le chromosome de laconfiance ou de la méfiance, la glande de la discipline ou de l’indiscipline, l’hor-mone de la pudeur ou de l’impudeur, le réflexe de la timidité ou de l’effronterie.Au Moyen-Age par exemple, comme l’écrit G. Duby: « Être noble c’est gaspiller,c’est une obligation de paraître, c’est être condamné au luxe et à la dépense. [...]cette tendance à la prodigalité s’est affirmée au début du XIIIe siècle par réactiondevant l’ascension sociale des nouveaux riches. Pour se distinguer des vilains, ilfaut les surclasser en se montrant plus généreux qu’ils ne le sont. Qu’est-ce quioppose le chevalier au parvenu? Le deuxième est avare ; le premier est nobleparce qu’il dépense tout ce qu’il a, allègrement, et parce qu’il est couvert dedettes ». Nous retrouvons ici ce que nous affirmions précédemment dans le pre-mier chapitre, au sujet des propriétés naturelles. En fait il n’y a pas plus de pen-

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chant naturel à la prodigalité chez les nobles du XIIIe siècle qu’il n’y a de pen-chant naturel à la dureté ou à la méchanceté chez les patrons du XXe. Dans tousles cas les agents sociaux acquièrent les caractéristiques physiques, intellec -tuelles, morales, en rapport avec la position qu’ils occupent dans le système, envertu de la logique de fonctionnement de ce système et de l’action pédagogiquequ’il exerce sur ses agents.L’éducation imprime donc ainsi en nous un certain nombre de dispositions

qui vont ensuite fonctionner comme des principes inconscients d’action, depercep tion, de réflexion, capables de produire spontanément, dans un grandnombre de situations, des réponses plus ou moins bien adaptées, mais exprimanttoutes la même disposition fondamentale. Par exemple si l’ambition est un traitde l’habitus inculqué à un agent, cette ambition va s’exprimer sans doute sousdes formes différentes selon les circonstances, mais elle s’exprimera imman-quablement pour peu que les circonstances s’y prêtent. Et dans les domaines lesplus divers. Quand on est foncièrement ambitieux, on l’est dans tout ce que l’onentreprend. On est ambitieux dans son métier comme on l’est en sport, ou enamour. Autrement dit les dispositions de l’habitus jouent de façon systématiquedans toutes nos pratiques. Elles sont transposables d’un domaine de la pratiqueà un autre. Et c’est en systématisant ainsi toute notre pratique que l’habitus luiconfère une relative unité, une sorte de cohérence interne, un style personnel.C’est cette transpo sa bilité de l’habitus d’un champ à un autre, qui nous permet,dans nos rapports quotidiens avec les autres agents, de pressentir, de prévoirdans une certaine mesure ce que tel agent va faire, comment il va réagir dansune situa tion donnée d’après ce que nous l’avons vu faire précédemment dansd’autres situations. Le caractère systématique de l’habitus rend nos diversespratiques concordantes. Ainsi lorsqu’un agent a exprimé par son comportementantérieur tels ou tels goûts, telles ou telles opinions, la probabilité est assezgrande qu’il exprime aussi tels ou tels autres goûts, telles ou telles autres opin-ions dans tels ou tels autres domaines. Les « choix » de toute nature qui sontcommandés par l’habitus forment un système logique. Par exemple lescatholiques qui ont une pratique religieuse régulière votent plus à droite que lescatholiques qui ont cessé de pratiquer.

L’esthétisation.

Si cette subjectivation, au sens de socialisation, révèle la puissance con-ceptuelle de l’analyse de l’Être assujetti selon Judith Butler, sa disciple améri-caine, il faut le distinguer du processus différent de l’esthétisation. MichelFoucault entend par là, non plus la constitution du sujet ni quelque esthétisme dedandy, mais l’initiative d’une « transformation de soi par soi-même ». Foucaultconstate en effet vers 1980 qu’outre les techniques appliquées aux choses et cellesqui sont dirigées vers les autres, certaines sociétés, dont celles de l’Antiquitégréco-romaine, ont connu des techniques qui travaillent sur le moi. Parler

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d’esthétisation lui servait à souligner la spontanéité de cette initiative, spontanéitéqui est à l’opposé de la subjectivation. Cette théorie du travail de soi sur soi abeaucoup plu, car on a cru que Foucault avait entrepris de nous donner unemorale pour notre époque; or, dès qu’il est question de morale, beaucoup de per-sonnes dressent l’oreille. Était-ce vraiment le propos initial de Foucault? Jouait-illes gourous?Comme la révolte ou la soumission, l’esthétisation en question est une initia -

tive de la liberté. Des types humains, des styles de vie comme le stoïcisme, lemonachisme, le puritanisme ou le militantisme sont autant d’esthétisations. Ce nesont pas des façons d’être imposées par le dispositif, par les objectivations dumilieu ambiant ; ou du moins elles « en rajoutent », si bien qu’on peut les consid-érer comme des inventions, des choix individuels qui ne s’imposaient pas d’eux-mêmes.Pasquale Pasquino et Wolfgang Essbach ont rapproché à bon droit l’esthé ti -

sation selon Foucault de ce que Max Weber, après Nietzsche, appelait ethos.Toutefois, sous ce mot, Weber désignait à la fois des esthétisations libres et lessubjectivations subies. Son texte célèbre sur les origines du capitalisme n’enseignepas que la religion a influé sur l’économie plutôt que l’inverse, mais qu’un ethos,celui du puritain laborieux, épargnant, ascétique et loyal en affaires, a été inventéà partir de ce que nous appellerons un leurre, le calvinisme. Ensuite, cet ethos, cestyle personnel, s’est étendu comme norme à travers tout le monde des affairessous une forme abrégée, réduite à une attitude « rationnelle en fina lité » et moinsascétique ; elle ne se suffisait plus comme fin en soi, mais était axée sur larecherche du rendement et du profit, la réussite en affaires étant un signe d’élec-tion par le Seigneur. Dans les Caves du Vatican de Gide, un des héros, un négo-ciant protestant, a pour nom Profitendieu.D’esthétisation qu’il était, ce style de vie, qui s’était révélé utile, est devenu

une simple subjectivation qui était un corrélat du « capitalisme » (ou économieentrepreneuriale selon Schumpeter) ; où deux réalités s’appellent mutuellement :les agents de la nouvelle économie et cette économie « capitaliste » que l’ethospuritain a contribué - involontairement ou même de mauvais gré - à faire naître.« Der Puritaner wollte Berufsmensch sein - wir müssen es sein », « le puritainvoulait être l’homme d’une vocation et profession [c’est l’esthétisation], nousdevons l’être » [c’est la subjectivation engendrée et exigée par l’économie entre-preneuriale] ; telle est notre ständige Lebensführung, « la morale de notre statut ».Ajoutons qu’un sujet qui s’esthétise librement, activement, par des pratiques desoi, est encore le fils de son temps : ces pratiques ne sont pas « quelque chose quel’individu invente lui-même, ce sont des schémas qu’il trouve dans sa culture », lecalvinisme par exemple.On ne prêtera évidemment pas à Foucault, grand lecteur de Sénèque, le projet

de populariser une esthétisation stoïcienne renouvelée des Grecs. Dans ladernière interview que la vie lui a permis de donner, il s’est exprimé très claire-ment : on ne trouve jamais la solution d’un problème actuel dans la réponse d’une

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autre époque, car celle-ci répond nécessairement à une question qui était dif-férente. Il n’y a pas de problèmes qui traversent les siècles, l’éternel retour estaussi un éternel départ. L’affinité entre Foucault et la morale antique tient à unseul détail : le travail de soi sur soi, le « style ». Ce mot ne veut pas dire ici distinc-tion, dandysme: « style » est à prendre au sens des Grecs, pour qui un artiste étaitd’abord un artisan. L’idée de style d’existence et, donc, de travail de soi sur soi ajoué un grand rôle dans les conversations et sans doute dans la vie intérieure deFoucault pendant les derniers mois d’une vie que lui seul savait menacée. Lesujet, se prenant lui-même comme œuvre à laquelle travailler, se donnerait unemorale que ni Dieu, ni la tradition, ni la raison ne soutiennent plus.Cette théorie de la subjectivation et de l’esthétisation montre bien ce qu’a été

l’entreprise de Foucault : « problématiser » un objet, se demander comment unêtre a été pensé à une époque donnée (c’est la tâche de ce qu’il appelait archéolo-gie), et analyser (c’est celle de la généalogie, au sens nietzschéen du mot) etdécrire les diverses pratiques sociales, scientifiques, éthiques, punitives, médicales,etc., qui ont eu pour corrélat que l’être ait été pensé ainsi. L’archéologie necherche pas à dégager des structures universelles ou a priori, mais à tout réduire àdes événements non universalisables. Et la généalogie fait tout descendre d’uneconjoncture empirique : la contingence nous a toujours fait être ce que nousétions ou sommes. « Ce qui est n’a pas toujours été ; c’est-à- dire que c’est tou-jours au confluent de rencontres, de hasards, au fil d’une histoire fragile, précaire,que se sont formées les choses qui nous donnent l’impression d’être les plus évi-dentes ».

Les styles de vie, produits de la subjectivation.

Pour Michel Foucault comme pour Pierre Bourdieu, la pratique collective estaussi pour une part guidée et systématisée par des projets communs explicites, desconsignes consciemment données et reçues, des mots d’ordre, des décisionsélaborées de façon concertée. Mais pour l’essentiel, la pratique collective doit sacohérence et son unité à l’effet de l’habitus. Celui-ci constitue pour les agents demême condition sociale à la fois un principe générateur de pratiques spontanéesclassantes et classées et un principe de classement des pratiques des autres. C’estlà le fondement objectif de ce qu’il est convenu d’appeler les styles de vie, c’est-à-dire de ces ensembles de goûts et de pratiques systématiques caractéristiquesd’une classe ou d’une fraction de classe donnée. Les styles de vie sont un peucomme ces automobiles que leurs propriétaires s’efforcent de « personnaliser »en multipliant les décorations et les enjoliveurs ; mais on a beau faire, toutes lesadjonctions de « gadgets » possibles ne changent rien aux caractéristiques essen-tielles du véhicule et à ses performances : sur la route une 2CV ne passera jamaispour une 9CV et celle-ci ne se confondra jamais avec une 19CV. Les autos sontd’ailleurs, comme les maisons, les vêtements, les aliments, les lieux fréquentés, lafaçon de s’exprimer, etc., des indicateurs du style de vie. En fait le style de vie

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englobe la totalité des pratiques et des œuvres d’un agent, y compris les pratiquessexuelles, les opinions politiques, les croyances philosophiques, les convictionsmorales, les préférences esthétiques, etc. Il n’est pas un seul domaine de notrepratique, pas un seul aspect de notre personne qui ne soit éloquemment révéla-teur de ce que nous sommes pour qui sait le déchiffrer, en particulier les aspectsqui échappent le plus à notre contrôle conscient parce qu’ils sont les plus fami-liers, et les plus naturalisés. C’est le cas des acquisitions les plus incorporées, ausens propre de ce mot, c’est-à-dire les déterminations sociales qui se sont inscritesdans la forme même de notre corps, dans notre façon de nous tenir, de nous mou-voir, de déplacer notre corps dans l’espace, de le présenter, de le percevoir, de lesoigner, bref dans notre rapport au corps, ou hexis corporelle, qui est l’une desdimensions essentielles de notre habitus. L’habitus d’un paysan ou d’un ouvrierimplique un rapport au corps tout différent de celui d’un officier de carrière oud’un cadre supérieur du commerce ou de la banque. Tout s’inscrit dans notrecorps, dans ses réactions, ses gestes, ses postures : la facilité ou la difficulté de l’ex-istence, les privations et l’abondance, l’austérité et le luxe, le labeur et le farniente,la sévérité de l’éducation ou son laxisme, l’apprentissage de la pudeur et de l’ai-sance, du commandement et de l’obéissance, la superbe et l’humilité, l’arroganceet la timidité, etc., tout peut se lire dans le corps, dans l’usage que nous en faisons,dans sa façon de se poser, de s’imposer ou de passer inaperçu. Intérioriser desconditions d’existence, une appartenance sociale, c’est acquérir une silhouette,une ligne, une façon de marcher, une façon de parler, de rire, de regarder, des’asseoir, de se tenir à table, une certaine qualité de l’épiderme (lisse ou rugueux,blanchâtre ou bronzé, tendu ou relâché, etc.), ou de la voix ; c’est acquérir desréflexes qui ne sont rien d’autre que des réactions morales devenues automa-tiques en s’incorporant et qui témoignent que le corps perçoit (en rougissant, enpâlissant, en tremblant, en se contractant) comme honteux, outrageants, indignes,menaçants, des situations et des événements qui n’auraient pas nécessairement lamême signification ailleurs, pour d’autres agents, à une autre époque. Les réflexesde la pudeur sont très significatifs à cet égard. Rien ne semble plus « naturel » quela réaction physiologique qui consiste à rougir par exemple en entendant certainspropos ou en voyant certains gestes. Et pourtant les jeunes d’aujourd’hui nerougissent plus d’entendre ou de voir ce qui aurait mis leurs grands-parents enémoi. On ne ressent plus comme honteux le fait de dénuder largement son corps,ou d’accomplir en public des actes naguère soigneusement dissimulés.Au fond, Michel Foucault et Pierre Bourdieu montrent une évidence ignorée

que toutes les influences sociales passent par le corps, et qu’il est le grand média-teur entre le collectif et l’individuel. L’individuel c’est du collectif incarné, dusocial incorporé.Il n’est pas étonnant de constater qu’à toutes les époques, le rapport au corps

(et à ses besoins) est, implicitement ou explicitement, au centre des préoccupa-tions éducatives. Et l’imposition par les dominants d’une image légitime du corps,d’un corps légitime (celui par exemple qui est défini aujourd’hui par les mod-

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élistes, les diététiciens, les esthéticiennes, les médecins et les publicistes de la nou-velle bourgeoisie dans les revues, les magazines, les émissions et les campagnespublicitaires), est une contribution efficace au maintien de l’ordre symbolique. Eneffet cette image du corps légitime, d’un corps triomphalement harmonieux, beau,jeune, vigoureux, séduisant, est fort éloignée du corps réel de la plupart desagents. Et ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens de supprimer la discordanceentre corps réel et corps légitime par des soins, des exercices, des artifices, c’est-à-dire les agents des classes populaires tout particulièrement, se sentent ainsi confir-més dans leur indignité, dans leur infériorité, et dans le sentiment que cetteinfériorité est naturelle, irrémédiable, puisque beauté physique et laideur sontcensées être des caractéristiques purement naturelles et innées, alors qu’elles nesont que des définitions sociales, et donc des acquisitions.

Le moi comme sujet éthique ou le complexe de MarcAurèle.

Frédéric Gros a le mieux commenté cette importance du concept de sujetéthique dans la philosophie foucaldienne de l’identité, de la personne et de l’indi-vidu : en effet, dans l’herméneutique du sujet, c’est-à-dire les cours de 1981 à 1982,Frédéric Gros, souligne à juste titre que l’analyse complexe de marquage socialrend intelligible l’Être assujetti, et ne doit pas cacher le troisième mérite essentielde cette théorie de soi et de l’identité : il est de décrire le sujet non pas réduit à sadétermination historique mais dans sa dimension éthique.Pour Frédéric Gros cette idée classique suppose d’abord une critique radi-

cale du sujet selon Descartes. En effet la faille de la philosophie classique estd’élaborer, depuis Descartes, une figure du sujet comme intrinsèquement capa-ble de vérité : le sujet serait a priori capable de vérité, et accessoirement seule-ment un sujet éthique d’actions droites : « Je peux être immoral et connaître laVérité ». C’est-à-dire que l’accès à une vérité n’est pas suspendu, pour le sujetmoderne, à l’effet d’un travail intérieur d’ordre éthique (ascèse, purification, etc.).L’Antiquité, au contraire, aurait suspendu l’accès d’un sujet à la vérité à un mou-vement de conversion imposant à son être un bouleversement éthique. Dans laspiritualité antique, c’est à partir d’une transformation de son être que le sujetpeut prétendre à la vérité, alors que pour la philosophie moderne, c’est en tantqu’il est toujours éclairé par la vérité que le sujet peut prétendre changer samanière de se conduire. On peut citer, à ce propos, tout un passage (inédit) dumanuscrit qui servait à Foucault de support pour ses cours :Trois questions qui, d’une certaine façon, vont traverser toute la pensée occiden -

tale : l’accès à la vérité, la mise en jeu du sujet par lui-même dans le souci qu’il sefait de soi, la connaissance de soi. Avec deux points névralgiques : 1) peut-on avoiraccès à la vérité sans mettre en jeu l’être même du sujet qui y accède? Peut-on avoiraccès à la vérité sans le payer d’un sacrifice, d’une ascèse, d’une transformation,d’une purification qui touchent à l’être même du sujet? Le sujet peut-il avoir, tel

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qu’il est, accès à la vérité? C’est à cette question que Descartes répondra oui ; à elleque Kant répondra aussi de façon d’autant plus affirmative qu’elle sera restrictive :ce qui fait que le sujet tel qu’il est peut connaître, c’est cela qui fait aussi qu’il nepeut se connaître lui-même. 2) le second point névralgique de cette interrogation,c’est celui qui porte sur le rapport entre souci de soi et connaissance de soi. La con-naissance de soi peut-elle, en se plaçant sous la législation de la connaissance engénéral, tenir lieu de souci de soi - écartant ainsi la question de savoir s’il faut met-tre en jeu son être de sujet ; ou bien faut-il attendre, de la connaissance de soi, lesvertus et expériences qui mettraient en jeu l’être du sujet ; faut-il donner, à cette con-naissance de soi, la forme et la force d’une pareille expérience?Selon Frédéric Gros, ce qui structure l’opposition entre le sujet antique et le

sujet moderne, c’est un rapport inverse de subordination entre souci de soi etconnaissan ce de soi. Le souci, chez les Anciens, est ordonné à l’idéal d’établir dansle soi un certain rapport de rectitude entre des actions et des pensées : il faut agircorrectement, selon des principes vrais, et qu’à la parole de justice correspondeune action juste ; le sage est celui qui rend lisible dans ses actes la droiture de saphilosophie ; s’il entre bien, dans ce souci, une part de connaissance, c’est en tantque j’ai à mesurer mes progrès dans cette constitution d’un soi de l’action éthiquecorrecte. Selon le mode moderne de subjectivation, la constitution de soi commesujet est fonction d’une tentative indéfinie de connaissance de soi, qui nes’évertue plus qu’à réduire l’écart entre ce que je suis vraiment et ce que je croisêtre ; ce que je fais, les actes que j’accomplis n’ont de valeur qu’en tant qu’ilsm’aident à mieux me connaître. La thèse de Foucault peut donc se formuler ainsi :au sujet de l’action droite, dans l’Antiquité, s’est substitué, dans l’Occident mod-erne, le sujet de la connaissance vraie.Le cours de 1982 engage donc une histoire du sujet lui-même, dans l’histo -

ricité de ses constitutions philosophiques. Il suffit pour en prendre la mesure delire la version préparatoire à une conférence que Foucault prononcera à NewYork en 1981 :Pour Heidegger, c’est à partir de la tekhnê occidentale que la connaissance de

l’objet a scellé l’oubli de l’Être. Retournons la question et demandons-nous à partirde quelles tekhnai s’est formé le sujet occidental et se sont ouverts les jeux de véritéet d’erreur, de liberté et de contrainte qui les caractérisent.Frédéric Gros indique que Foucault écrit ce texte en septembre 1980, année

décisive dans son itinéraire intellectuel : c’est celle de la problématisation destechniques de soi comme irréductibles aux techniques de production des choses,aux techniques de domination des hommes et aux techniques symboliques. Ontrouve un prolongement de ce texte dans les tout derniers mots prononcés à la findu cours de 1982, mais avec des inflexions décisives. Car il ne s’agit plus, cette fois,de contourner Heidegger, mais de resituer Hegel, et il faudrait plusieurs pagespour commenter ces quelques propos que Foucault lance à la fin de l’année decours comme un ultime défi, ou comme pour montrer l’ampleur conceptuelle desanalyses patiemment menées sur les pratiques de soi. Si Heidegger expose la

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façon dont la maîtrise de la tekhnê donne au monde sa forme d’objectivité,Foucault démontre, lui, comment le souci de soi, et particulièrement les pratiquesstoïciennes d’épreuve, font du monde, comme occasion de connaissance et detransformation de soi, le lieu d’émergence d’une subjectivité. Et Hegel, dans laPhénoménologie de l’Esprit, tente précisément d’articuler une pensée du mondeet du réel comme forme d’objectivité pour la connaissance (Heidegger relisant lesGrecs) et matrice de subjectivité pratique (Foucault relisant les Latins). Dans lestextes anodins de Plutarque, les sentences de Musonius Rufus, les lettres deSénèque, Foucault retrouve le tracé du destin de la philosophie occidentale.Cette première approche demeure prise encore dans l’histoire de la philoso-

phie. Par « enjeu philosophique », il faudrait entendre aussi la problématique dusouci de soi et des techniques d’existence engageant une nouvelle pensée de lavérité et du sujet. Une nouvelle pensée du sujet, c’est certain, et Foucault s’en estexpliqué à plusieurs reprises. Le texte le plus clair demeure, à cet égard, cette pre-mière version inédite de la conférence de 1981. Après avoir constaté les errancesd’une phénoménologie du sujet fondateur, incapable de constituer les systèmessignifiants, et les dérives d’un marxisme englué dans un humanisme trouble,Foucault écrit, rendant compte de l’horizon philosophique de l’après-guerre :Il y eut trois chemins pour trouver une issue : - ou bien une théorie de la con-

naissance objective ; et c’est sans doute du côté de la philosophie analytique et dupositivisme qu’il fallait la chercher. - ou bien une nouvelle analyse des systè mes sig-nifiants ; et c’est là que la linguistique, la sociologie, la psycha nalyse ont donné lieu àce qu’on appelle le structuralisme. - ou bien essayer de replacer le sujet dans ledomaine historique des pratiques et des processus où il n’a pas cessé de se trans-former. C’est sur ce dernier chemin que je me suis engagé. Je dis donc, avec la clarténécessaire, que je ne suis ni structuraliste et, avec la honte qui convient, que je nesuis pas un philosophe analytique. « Nobody is perfect ». J’ai donc essayé d’ex-plorer ce que pourrait être une généalogie du sujet, tout en sachant bien que les his-toriens préfèrent les histoires des objets et que les philosophes préfèrent le sujet quin’a pas d’histoire. Ce qui n’empêche pas de me sentir une parenté empirique avec cequ’on appelle les historiens des « menta lités » et une dette théorique à l’égard d’unphilosophe comme Nietzsche qui a posé la question de l’historicité du sujet. Ils’agissait donc pour moi de se dégager des équivoques d’un humanisme si faciledans la théorie et si redoutable dans la réalité ; il s’agissait aussi de substituer auprincipe de la transcendance de l’ego la recherche des formes de l’immanence dusujet.

Frédéric Gros remarque que rarement Foucault aura exprimé son projetthéorique avec autant de concision et de clarté. Mais ce regard rétrospectif esttrop beau sans doute, et Foucault lui-même dut cheminer longtemps avant depouvoir donner cette forme ultime à son travail. Il faut s’en souvenir : pendantlongtemps, Foucault ne conçoit le sujet que comme le produit passif des tech-niques de domination. C’est seulement en 1980 qu’il conçoit l’autonomie relative,l’irréducti bi lité en tout cas des techniques du soi. Autonomie relative parce qu’il

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faut se garder de toute exagération. Foucault ne « découvre » pas en 1980 la lib-erté native d’un sujet qu’il aurait jusque-là ignorée. Foucault aurait, soudain,délaissé les processus sociaux de normalisation et les systèmes aliénants d’identi-fication afin de faire émerger, en sa splendeur virginale, un sujet libre s’auto-créant dans l’éther an-historique d’une auto-constitution pure. Ce qu’il reproche àSartre, c’est justement d’avoir pensé cette auto-création du sujet authentique, sansenracinement historique. Or, justement, ce qui constitue le sujet dans un rapport àsoi déterminé, ce sont les techniques de soi historiquement repérables, lesquellescomposent avec des techniques de domination elles aussi historiquement data-bles. Du reste, l’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une techniquede domination et d’une technique de soi. Il est le pli des procès de subjectivationsur des procédures d’assujettissement, selon des doublures, au gré de l’histoire,plus ou moins recouvrantes. Ce que Foucault découvre dans le stoïcisme romain,c’est ce moment où l’excès, la concentration du pouvoir impérial, la confiscationdes puissances de domination aux mains d’un seul, permettent aux techniques desoi d’être comme isolées, et d’éclater dans leur urgence. Retraçant patiemmentl’histoi re longue, difficile de ces rapports à soi mouvants, historiquement consti-tués et en transformation, Foucault entend signifier que le sujet n’est pas noué àsa vérité selon une nécessité transcendantale ou un destin fatidique. Découvranten septembre 1980 son projet d’une généalogie du sujet, il écrit, toujours dans lapremière version inédite de sa conférence américaine :Je pense qu’il y a là la possibilité de faire une histoire de ce que nous avons

fait et qui soit en même temps une analyse de ce que nous sommes ; une analysethéorique qui ait un sens politique, - je veux dire une analyse qui ait un sens pource que nous voulons accepter, refuser, changer de nous-mêmes dans notre actuali -té. Il s’agit en somme de partir à la recherche d’une autre philosophie criti que :une philosophie qui ne détermine pas les conditions et les limites d’une connais-sance de l’objet mais les conditions et les possibilités indéfinies d’une transforma-tion du sujet.C’est dans l’immanence de l’histoire que les identités se constituent. C’est

aussi là qu’elles se dénouent. Car il n’y a de libération que dans et par l’histoire.Mais c’est déjà ici parler de résistance, et nous aurons à y revenir dans le chapitrepolitique.Dans cette optique de Frédéric Gros, Foucault décrit le sujet dans sa déter-

mination historique mais aussi dans sa dimension éthique. Il reprend à proposdu sujet ce qu’il avait énoncé concernant le pouvoir, soit : le pouvoir ne doit pasêtre pensé comme loi, mais comme stratégie, la loi n’étant qu’une possibilitéstratégique parmi d’autres. De la même manière, la morale comme obéissanceà la Loi n’est qu’une réalisation historique du sujet éthique. Ce que Foucaultdécrit de l’idéal de domination active des autres et de soi dans sa philosophiegrecque classique, du souci de soi dans la philosophie hellénistique et romaine,ce sont les possibilités éthiques du sujet, de même qu’ultérieurement, dans lechris tia nisme, l’intériorisation de la Loi et des normes. Il s’agit donc de se

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déprendre du prestige du sujet juridico-moral, structuré par l’obéissance à laLoi, pour en faire apparaître la précarité historique. Ces pratiques de soi, loind’être considérées par Foucault comme une mode philosophique, sont le fer delance plutôt d’une idée neuve du sujet, loin des constitutions transcendantaleset des fondations morales.Par ailleurs, ce cours de 1982 exprime une nouvelle pensée de la vérité. Plus

précisément, il faudrait dire, puisque c’est le terme qui revient le plus souvent : dudiscours vrai, du logos. Ce que Foucault trouve chez Sénèque, Epictète, et qu’ildéploie, développe à foison dans le cours de 1982, c’est l’idée qu’un énoncé nevaut jamais ici pour son contenu théorique propre, que soit en jeu d’ailleurs lathéorie du monde ou la théorie du sujet. Il ne s’agit pas, dans ces pratiques d’ap-propriation de discours vrai, d’apprendre la vérité, ni sur le monde ni sur soi-même, mais d’assimiler, au sens presque physiologique du terme, des discoursvrais qui soient des adjuvants pour affronter les événements externes et les pas-sions intérieures. C’est le thème, récurrent dans le cours et dans les dossiers, dulogos comme armure et comme salut. Deux exemples pour illustrer ce point.D’abord, l’analyse de la paraskeuê (équipement). On ne fait pas l’acquisition dediscours aux fins de se cultiver, mais pour se préparer aux événements. Le savoirrequis n’est pas ce qui nous permet de bien nous connaître, mais ce qui nous aideà agir correctement face aux circonstances. Foucault écrit dans le dossier« Culture de soi », à propos de ce savoir compris comme préparation à la vie :Il ne faut donc pas comprendre cet équipement comme le simple cadre

théorique, d’où on pourra, le cas échéant, tirer les conséquences pratiques dont on abesoin (même s’il comporte en son fondement des principes théoriques, des dog-mata comme disent les stoïciens, très généraux) ; il ne faut pas non plus le compren-dre comme un simple code, disant ce qu’il faut faire dans tel ou tel cas. Laparaskeuê est un ensemble où s’énoncent à la fois et dans leur relation indissociablela vérité des connaissances et la rationalité des conduites, plus précisément, ce qui,dans la vérité des connaissances fonde la rationalité des conduites, et ce qui, de cetterationalité, se justifie en termes de propositions vraies.Le sujet du souci de soi est fondamentalement un sujet d’action droite

plutôt qu’un sujet de connaissances vraies. Le logos doit actualiser la rectitudede l’action, plutôt que la perfection de la connaissance. Le second exemple estcelui de l’examen de conscience. Quand il est évoqué par Sénèque dans son traitésur la colère, on voit, écrit Foucault, dans le même dossier, que « la question n’estpas de découvrir la vérité de soi-même, mais de savoir de quels principes vrais onest pourvu, jusqu’à quel point on est en mesure d’en disposer lorsque c’est néces-saire ». Si l’on pratique l’examen de conscience, ce n’est pas pour débusquer desvérités latentes et autres secrets enfouis, mais afin de « mesurer où on en est deson appropriation de la vérité comme principe de conduite » (même dossier). Onretrouve ici, sans peine, l’opposition implicite entre deux types d’examen deconscience : celui pratiqué dans l’Antiquité et celui inculqué par le christianisme,mettant en œuvre des modes de subjectivation irréductibles : le sujet du souci

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« doit devenir sujet de vérité », mais « il n’est pas indispensable qu’il dise la véritésur soi » (même dossier). Qu’on pense encore aux hupomnêmata, ces recueilsde citations d’œuvres diverses que l’on se constituait par-devers soi : ces écritsn’étaient pas ainsi consignés dans l’objectif d’y traquer le non-dit mais d’assem-bler du déjà-dit porteur de sens, afin que le sujet de l’action y puise les élémentsnécessaires à sa cohésion interne : « faire de la récollection du logos fragmentaireet transmis par l’enseignement, l’écoute ou la lecture, un moyen pour l’établisse-ment d’un rapport de soi à soi aussi adéquat et achevé que possible ».A juste titre, Frédéric Gros précise que ce à quoi s’attache finalement

Foucault, c’est à la description d’une vérité qu’il qualifiera, dans le cours,d’éthopoiétique : une vérité telle qu’elle se lise dans la trame des actes accompliset des postures corporelles, plutôt qu’elle ne se déchiffre dans le secret des con-sciences ou ne s’élabore dans le cabinet des philosophes professionnels. Comme ill’écrit, cette fois dans le dossier « gouvernement de soi et des autres », il s’agit de« transformer le discours vrai en principe permanent et actif ». Plus loin, il parle dece « long processus qui fait du logos enseigné, appris, répété, assimilé, la formespontanée du sujet agissant ». Il définit d’ailleurs l’ascèse au sens grec comme une« élaboration des discours reçus et reconnus comme vrais en principes rationnelsd’action ». Ces déclarations vont toutes dans le même sens, et Foucault ne cesserade poursuivre plus avant cette quête d’une parole vraie trouvant sa traductionimmédiate dans l’action droite et dans un rapport structuré à soi.En 1983 au Collège de France, il étudiera cette fois la parrêsia politique,

définie comme parole vraie, mais une parole vraie dans laquelle le locuteur prendle risque de jouer son existence (c’est « le courage de la vérité » des dernièresannées de cours au Collège de France). Et, en 1984, il parachèvera ce mouvementpar l’étude de la radicalité cynique et l’examen des vies de scandale et de provo-cation de Diogène, d’Antisthène - toutes ces existences qui s’affichent comme unegrimace ou un défi grinçant aux discours de vérité. La vérité pour Foucault nes’expose donc pas dans l’élément calme du discours, comme un écho lointain etjuste du réel. Elle est, au sens le plus juste et le plus littéral de l’expression, uneraison de vivre : un logos actualisé dans l’existence, et qui l’anime, l’intensifie,l’éprouve : la vérifie.

De l’ambivalence mélancolique du sujet à une politiqued’après la colère. Postérité du sujet selon Foucault : l’hommerévolté de Judith Butler.

Si l’actualité de cette théorie du sujet s’exprime dans le paradoxe selonlequel une des figures de l’identification pour l’invention des figures imagi-naires du surmoi est dans le sage selon Sénèque, il est aussi nécessaire de com-prendre sa fi na lité : guérir le sujet éthique de la mélancolie qui ne peut être quepolitique. En effet l’État cultive la mélancolie chez ses citoyens comme une

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manière de dissimuler et de déplacer sa propre autorité idéale, l’enjeu est de pou-voir retourner contre l’État cette mélancolie. La mélancolie est ce qui referme lesujet sur lui-même alors qu’elle est en réalité produite par l’incorporation desformes de pouvoir externes. Il ne s’agit plus alors de libérer les sujets du pouvoir,libération impossible comme chez Foucault, mais de les libérer d’eux-mêmes, decette forme mélancolique qui les referme indéfiniment et illusoirement sur eux-mêmes, qui les ramène en permanence dans une conscience dominée par le sur-moi dont Butler constate qu’elle est non seulement l’analogue de l’État mais plusencore son « idéalisation psychique ». Contre un retour à l’idéalité de la con-science qui n’est rien d’autre que la marque interne du pouvoir terrorisant de l’É-tat, l’essentiel est, par une procédure de rage, de rompre avec la mélancolie et letype d’auto-punition qu’elle implique en se réappropriant l’agression au servicemême du désir de vivre. Tandis que la mélancolie n’en finit pas de rejouer le désirde mort, la colère interrompt la mélancolie au profit du désir de vivre. Le proces-sus de la colère est alors le symétrique inverse de la mélancolie. La mélancolie,passion triste, n’a pas comme remède la joie mais la colère. Chasser la mélancolie,c’est la retourner à son expéditeur sous la forme d’une colère qui est la décom-pression de ce soi compressé par l’incorporation des normes du pouvoir. Ainsi, lacolère apparaît comme le dessaisissement de soi dans l’acte même de rompreavec la mélancolie du soi. Il s’agit alors de défaire le moi, de le décontenir. Ledésir de vivre « instaure un mode de devenir qui contredit par sa vivacité la staseet le statut défensif du moi ». Être littéralement hors de soi, ne plus être personne,c’est l’effet même non de la colère qui ne se libère pas du pouvoir mais de lamélancolie produite par le pouvoir, de la crainte qui lui est intrinsèquement liée.La colère est alors cette affection vitale à opposer à cette affection sociale qu’estla mélancolie. Le va-et-vient entre le social et le vital, le vital et le social, révèle lejeu propre des affections sociales qui attestent du permanent emboî te -ment/déboîtement de la vie psychique et de la vie sociale. L’instabilité de toutevie psychique et de toute vie sociale se trouve par là même révélée dont toutel’analyse de l’identité doit tenir compte qui s’envisage trop rapidement sur lesbases d’une stabilité qui n’est rien d’autre que l’effet d’un processus de stabilisa-tion particulièrement précaire. Il n’est même pas certain qu’une théorie de l’iden -tité puisse encore s’accommoder de cette précarité.Il est significatif que ce traité politique de la colère qui termine La vie psy-

chique du pouvoir puisse s’accomplir grâce à l’appel au désir de vivre. Cetteréférence à la vie éloigne la compréhension de l’assujettissement d’une com-préhension en termes de servitude volontaire à la manière de la Boétie.L’assujettissement est en effet, pour Butler, ainsi que l’item de l’enfant l’établit,au service de la vie. L’attachement aux normes, aux règles du pouvoir est lemeilleur moyen de vivre d’un sujet qui considère sa survie comme fondamentale.Dans cette perspective, l’analyse de la soumission ne peut plus être envisagéecomme une forme de servitude volontaire. Ce qui est en effet scandaleux dans laservitude volontaire pour la Boétie, c’est ce masochisme du peuple qui accepte de

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faire plaisir au prince en se sacrifiant littéralement. La soumission n’est pas nor-mée par une tactique de survie laquelle suppose toujours, à l’instar de Spinoza,une stratégie vitale du conatus qui révèle que la puissance de vivre de l’individun’est pas entièrement réductible aux règles sociales mais qu’en un sens elle luipréexiste. Elle est pour la Boétie le signe incompréhensible d’une volonté qui seretourne contre elle-même au point de s’annihiler dans la servitude. Ce qui estalors suggéré par la Boétie, c’est avant la lettre l’existence d’une « nolonté »,d’une volonté de ne pas vouloir. Par contraste, l’assujettissement révélé par l’at-tachement est produit au service de la vie. La vie est ainsi l’impensé de tout assu-jettissement qui cherche à être éclairé en fonction de la modalité psychique del’attachement.Cette ombre de la vie est déjà présente chez Foucault lorsqu’il envisage les

réponses politiques apportées à l’assujettissement. Dans les textes sur l’Iran,Foucault affirme que le soulèvement est un geste vital pour quelqu’un qui met savie en jeu parce qu’il préfère vivre. Le soulèvement appartient à l’histoire, il faitévénement mais, en tant qu’acte vital, il se soustrait à l’histoire. Le risque de lamort, pour une vie, crée les conditions vitales du soulèvement. Ce retour à unephilosophie de la vie de type nietzschéen a de quoi surprendre chez Foucault maisil est fondamental pour comprendre comment une analyse des formes de résis-tance à l’assujettissement suppose implicitement le franchissement de la ligne quisépare le vital de l’historique. Butler et Foucault reconduisent la même opérationd’une mise en relation à la vie. Tous deux s’adossent à une figure du désir de vivrepour envisager les moyens d’une résistance. Certes le désir de vivre est pensé parButler comme par Foucault seulement à l’intérieur du social. Ainsi pour Butler,« si l’on accepte l’idée de Spinoza selon laquelle le désir est toujours le désir depersévérer dans son être propre, on sera peut-être prêt à reconfigurer le désir depersister dans son être comme une chose qui n’est négociable qu’à l’intérieur desmodalités risquées de la vie sociale. Le risque de mort est ainsi coextensif au car-actère insurmontable du social ». Butler s’interdit de dire quoi que ce soit de lavie antérieurement au social, échappant ainsi à l’opposition trop simple de ladynamique de la vie et de la statique du pouvoir toujours capturant et ainsidéprécié. Il n’en reste pas moins que le désir de vivre ramène avec lui des polari -tés vitales non totalement élucidées. Cette référence au désir de vivre, communeaux deux auteurs, est rendue possible par un signal affectif fort, la colère pourButler, l’indignation pour Foucault. Ce dernier affect est, pour Foucault, ce à par-tir de quoi un désir de vivre peut se reformuler dans l’expérience dévastatrice del’assujettissement. Dans un entretien réalisé en 1971 et portant sur les prisons,Foucault envisageait déjà les moyens d’une lutte en fonction d’un affectd’indigna tion premier. Réaffirmant sa fonction d’intellectuel spécifique, il indi-quait ne pas avoir d’opinions personnelles sur l’existence des prisons car l’impor-tant était ailleurs : « Je suis là pour recueillir des documents, les diffuser etéventuellement les provoquer. Simplement je perçois l’intolérable ». Cettepercep tion de l’into lérable est fondamentale pour envisager de nouvelles luttes

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politiques. L’indignation et la colère doivent mener à des problématisationsinédites dans l’espace réglé des savoirs et des pouvoirs. Les affects de colère etd’indignation rouvrent ainsi ce que l’analyse des disciplines et des appareilsidéologiques d’État avait trop rapidement refermé en rabattant mécaniquementla fonction-sujet sur l’assujettissement. Ils préservent une dimension vitale desluttes et laissent entrevoir une fabrication complexe du sujet.

Pierre Besses

Ouvrages cités.Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France.Gallimard. Seuil. 1981-1982

Frédéric Gros, situation du cours, les enjeux philosophiques.

Didier Eribon, Echapper à la psychanalyse. 2005. Éditions Léo Scheer.P.86 : il faut choisir, c’est Foucault le psychanalyste.

Paul Vergne, Foucault, sa pensée, sa personne.Albin Michel. 2008.Ch. 8, p. 139-165, une histoire sociologique des vérités, savoir, pouvoir,dispositif.

Didier Eribon, Michel Foucault. Paris. Champs. 1991. Marx et Foucault,Actuel Marx, PUF. 2004. La pensée Foucault.Deuxième partie :la fabrication du sujet, pp.67-87. Troisième partie : la fabrication dusujet sexuel. Ch. IV, p.133. Le dispositif de sexualité et les normes.

Alain Accardo, Initiation à la sociologie. L’illusionnisme social,une lecture de Bourdieu. Le Mascaret. 1991. Ch. 4 : l’habitus. Pp. 86-107.

Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Ch. 9, l’homme et ses doubles.Gallimard. P. 329 : l’empirique et le transcendental. L’homme, dansl’analytique de la finitude, est un étrange doublet empiro-transcendental :on prend en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance.P. 337 : le rapport de l’homme à l’impensé dans la culture occidentale,dans le champ de l’épistémè.

Judith Butler, Trouble dans le genre le féminisme et la subversionde l'identité. La découverte 2005 Routledge 1990 1999

R.K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique 1949Science, technology and society in 17th century England 1938 (L'ethos dusavant protestant éclairé : Newton)

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DébatUn participant - On a évoqué à plusieurs reprises les relations de Foucault

avec Mai 68, mais il faut savoir qu’en Mai 68 Foucault n’était pas en France. Ilétait en Tunisie et il n’a découvert Mai 68 qu’à son retour, avec un regard quiavait un recul de quelques mois par rapport aux événements qu’il n’a pas com-mentés en temps réel. Il a été très peu acteur de Mai 68, même en Tunisie où lemouvement étudiant a quand même eu une certaine importance. Il n’a donc faitni les barricades ni l’occupation de la Sorbonne ni conférences et n’a expriméaucune prises de position en temps réel. Il faut le dire.

Un participant - La sortie du livre Les Mots et les Choses en 1966 provoquedes réactions où se mêlent souvent l’hostilité et l’admiration. Sartre est remis enquestion et il critique ouvertement Foucault. Foucault est un philosophe du con-cept, pas un philosophe du vécu ; il se situe dans la lignée des philosophes des sci-ences et s’oppose ainsi à Sartre, et par lui à l’existentialisme et au marxismecritique. Pour Sartre, le vécu peut se comprendre, non s’expliquer par des loisobjectives. Il croit en la liberté, en la liberté engagée, alors que Foucault ose desstructures objectives, ce qui est, je crois, le point de départ de leur opposition.Foucault/Sartre, ce fut à mon avis une rencontre manquée. Et c’est ce qui peutpeut-être expliquer l’immense succès de Foucault aux États-Unis. Est-ce quequelqu’un pourrait nous parler des relations entre Sartre et Foucault? Je croisque ça a été assez chaud entre eux, même s’ils se sont à un moment donné retrou-vés dans la critique de la société du moment, un moment très court d’ailleurs.

Paul Seff - Je ne suis pas spécialement informé des relations qui ont pu exis-ter entre les deux, mais il est certain qu’il y avait des points communs, en partic-ulier sur la philosophie de la liberté. Là je pense que Foucault a quand même étéfortement influencé par cette idée que l’homme n’a pas d’essence et qu’il est àréinventer sans cesse, que sa liberté est sans frontières, sans rivages. Il y a cetteidée-là chez les deux. Si Foucault insiste tellement sur l’impossibilité, finalement,de s’arrêter à un moment quelconque, c’est qu’on est toujours en développement,en perpétuelle transformation. Et il le dit autant pour le sujet que pour la société.Là il rejoint Sartre.Sauf sur un point : dans l’existentialisme, même si Sartre utilisait la notion

d’essence, il y a quand même des choses qui viennent du passé. Sa conception dela liberté est absolument indéterminée. Avec l’idée de la contingence il nie toutedétermination. Cette conception de la liberté c’est un héritage de la théologie

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catholique. Évidemment on ne trouvera pas ça chez Foucault, mais on le trouvechez Sartre. Chez Sartre il y a quand même un essentialisme, même s’il s’endéfendrait. Il dit : la liberté c’est l’essence humaine, c’est ce qui définit l’homme. Sion donne une définition de l’homme, on est déjà dans une essence. Et dire quel’homme est totalement indéterminé, cela relie Sartre à la raison de Kant.

Alain Gérard - J’avoue que je n’ai pas lu non plus ce que Sartre aurait écritsur Foucault. Mais il y a un facteur en quelque sorte externe qu’il faut signaler :c’est qu’ils se rejoignent sans doute sur certains points, globalement, dans leursconclusions finales, dans leurs engagements, mais qu’ils diffèrent complètementpar leurs méthodes, et cela les sépare tout à fait. Foucault est typiquement un uni-versitaire et Sartre pas du tout. Sartre a été honni par les universitaires. Sa méth-ode n’est pas du tout de type universitaire. Sartre n’a en rien la rigueur dansl’analyse, dans la recherche des sources, qu’il y a chez Foucault. Même dans saphilosophie Sartre reste toujours par quelque côté imaginatif, parfois jusqu’à lafantaisie, sans y mettre aucune nuance péjorative. Rien à voir avec la rigidité deFoucault dans la recherche des faits ou dans la recherche des sources. Dans lesfacul tés, dans les années 70, les professeurs parlaient de Heidegger, de Husserl, deDeleuze, mais jamais de Sartre. Il n’était pas considéré comme quelqu’un desérieux. Je n’exagère pas. De plus, dans la production de Sartre, sa création litté -raire, ses romans, son théâtre, occupaient une place considérable et ont joué unrôle majeur dans sa connaissance par le grand public. Et cela est évidemmenttotalement absent chez Foucault et lui confère une tout autre image.

Jean-Philippe Catonné - En fin de compte, dans le rapport Sartre/Foucault,il y a eu au moins quelque chose qui pourrait les réunir, c’est la question del’enga ge ment. C’étaient deux figures de « l’intellectuel engagé ». Mais volontai re -ment par deux modes absolument différents. Sartre s’inscrivait dans ce qu’on peutappeler l’intellectuel universel, dans la tradition, disons, du Voltaire de l’affaireCallas, ou du Zola de l’affaire Dreyfus ; alors que Foucault participe de l’intel-lectuel spécifique. Il partait d’un champ concret, d’une positivité de pratique, detelle sorte que l’on pouvait envisager une action sociétale (à travers ce que je nedévelopperai pas pour les micro-pouvoirs) qui reposait précisément sur cetteconnais sance. Et quand il a voulu s’engager dans certaines luttes, il s’est fait uneobligation de se mettre dans la position d’une connaissance réelle du champ pro-fessionnel dans lequel il s’impliquait. Par exemple pour les prisonniers. C’est encela qu’il a voulu marquer une façon particulière de mener une action militante.

Un participant - On a parlé de grands philosophes que Foucault a connus,qu’il a côtoyé dans sa vie. Mais pourquoi Foucault, en ce qui le concerne, n’a-t-ilpas fait système? « Système » au sens de «…isme », comme existentialisme, struc-turalisme, relativisme, scepticisme. Pourquoi n’y a-t-il pas de foucaldisme? Était-ce par modestie de sa part? Est-ce parce qu’il est mort trop tôt? Est-ce parcequ’il n’a pas eu de disciples suffisamment audacieux?

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Une participante - Mais Foucault était l’antisystème même. Et c’est un para-doxe, parce que pour être dans l’antisystème il a quand même produit un certainnombre d’œuvres assez systématiques. Je crois que cela lui a été reproché il n’y apas longtemps par quelqu’un qui l’a beaucoup défendu. Pierre Besses disait quec’est très bien d’être antisystème quand on peut être au Collège de France et dansles plus hautes institutions intellectuelles…

Paul Seff - C’était un peu ce que j’avais suggéré dans mon introduction à pro-pos de Nietzsche. Le grand désintégrateur des constructeurs de la notion de vérité,c’est Nietzsche. Et je crois que Foucault a marché sur ses traces. En plus, il y atoute l’évolution des sciences en général et des sciences de l’homme en particulierqui l’a orienté vers un certain relativisme. Il a compris qu’on ne pouvait plus rienconstruire de systématique, ni dans le domaine philosophique, ni dans le domainescientifique. Le systématisme c’était ringard, c’était la pensée du passé. C’est pourça qu’il veut s’inscrire de plus en plus dans le cours et dans le cœur même de l’his-toire et de l’historicité. Si la philosophie avait encore un sens c’est dans la mesureoù elle se relie à l’événement. Et vous avez alors des philosophes comme Badiouqui a repris cette pensée et qui fait une philosophie de l’événement présentéecomme quelque chose d’extrêmement nouveau. C’est cette forme de pensée.

Alain Gérard - Cette situation n’est pas propre à Foucault dans la philoso-phie immédiatement contemporaine. Si vous prenez les grands noms de lasecon de moitié du XXe siècle, aucun n’a engendré un « système », comme vousdites, ni eu de disciples. Cela ne signifie pas que leur œuvre en soit pour autantinférieure par quelque côté ou qu’ils auraient eu moins de rayonnement. NiDerrida, ni Deleuze, ni Levinas, ni Lyotard, ni Habermas en Allemagne, n’ont eude disciples à proprement parler ni engendré de système comme par exempleHegel au XIXe siècle, ou Husserl encore au début du XXe. Mais quand même,Derrida, ou aussi Lacan, comme chacun sait, ont tenu des séminaires qui réunis-saient parfois des auditoires considérables. Les cours de Foucault au Collège deFrance également faisaient foule.Tout cela tient sans doute au contexte général de la société du temps. Paul

Seff vient de le dire : c’est à la fois la situation de la science et de la connaissanceen général qui sont différents. La place de la philosophie dans la culture et la con-naissance d’aujourd’hui n’est plus la même que du temps de Hegel ou de Leibniz,et ce n’est pas pour cela qu’elle est d’un niveau inférieur. Je dirais même: au con-traire. Et j’irais jusqu’à dire qu’en cela elle est moins naïve, parce que ce n’est passeulement Nietzsche qui incite à moins de certitude, c’est la position que l’hommese voit et se pense désormais avoir dans l’univers.

Jean-Philippe Catonné - Je voudrais ajouter quelque chose. Il n’a pas voulufonder d’école, bien sûr, mais aujourd’hui le nombre de gens qui se réclament desa pensée est légion. Pour preuve (et cela me permettra de dialoguer avec PaulSeff), j’étais il n’y a pas très longtemps, non en tant que philosophe mais en tant

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que psychiatre, à une mobilisation qui s’appelle « la nuit sécuritaire », face à lapolitique de régression et de renfermement voulue par le pouvoir actuel. Orparmi les orateurs, la dominante de références théoriques, c’était Foucault. MaisFoucault pas forcément très bien compris.Je vais dire en quelques mots pourquoi je me permets d’avancer ce propos. Et

je reprendrai ce que Paul a dit sur deux points : à propos de la question du pou-voir et à propos de la question des Lumières.1. « Pas bien compris » d’abord sur les Lumières, dans la mesure où Foucault à

un certain moment, en effet, a pu se mettre en position adverse par rapport aurationalisme du XVIIIe siècle et au mouvement des Lumières, et là largementinfluencé par des positions antérieures de l’école de Francfort (Adorno,Horkheimer, qu’il avait beaucoup travaillé) sauf que, en même temps (c’est là quec’est très ambigu, très subtil, il faut faire attention à ce qu’on dit de Foucault) ils’appuie constamment sur Kant.Il ne faut pas oublier que sa thèse secondaire était sur le traité d’anthropologie

kantienne qu’il a traduite, et je pense à une année (au début des années 80) où ilouvre son cours au Collège de France à travers un commentaire sur le texte deKant Was ist Aufklärung? (« Qu’est-ce que les Lumières? »), sur lequel il étaitcomplètement en admiration. Et dans ce texte il est dit deux choses : premièrementqu’avec Kant on pense quelque chose qui est l’avènement du sujet autonome, quiest capable de se libérer des carcans pesants de l’ancien régime, de penser libre-ment par lui-même, et ensuite deuxièmement il va à travers Kant montrer (et Kantfait référence à la Révolution Française) comment (et il développe un concept queje reprends, qui n’est pas de mon cru) il va parler d’une ontologie du présent qu’ilreprend à son propre compte pour qualifier sa propre démarche philosophique.Donc il faut faire attention à la manière dont on utilise Foucault.2. Même chose pour le pouvoir. Là aussi il a été utilisé comme le modèle

d’une société disciplinaire, et je pense à ce que Paul a dit sur une actualité qui luidonne complètement raison, c’est vrai, mais en même temps Foucault développeça et il dit qu’il y a plusieurs formes de pouvoir : le pouvoir ce n’est pas néces-sairement un pouvoir de domination, il y a aussi un pouvoir qui circule entre lesêtres et qui n’est pas nécessairement mauvais, et c’est le pouvoir que les parentsont vis-à-vis de leurs enfants pour leur éducation, le pouvoir que les maîtres ontsur leurs élèves pour leur formation ; tout cela est un bon usage du pouvoir, quiprécisément est celui qui nous permet de constituer un sujet de liberté.Foucault, c’est très subtil. Je dirais qu’il a raison de dire et de redire qu’il donne

des boîtes à outils aux gens, à condition de bien savoir se servir de ces outils.

Une participante - Avec ma voisine nous trouvions qu’on nous avaitprésenté, avec l’exposé de Pierre Besses, un règlement de comptes un peu dur,rapide, elliptique, sur Freud et Lacan dont nous pensons qu’ils sont pourtantincontournables.

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Une autre participante - Simplement : qu’est-ce qui a été traité par Foucaultà ce sujet ? Est-ce qu’il a fait des allusions précises sur la psychanalyse et sondérivé lacanien? Est-ce vraiment fondé de dire : Foucault zéro là-dessus?

Pierre Besses - Je pense que ce qui est important chez Foucault, c’est derompre avec le postulat essentiel de Freud et de Lacan qui ont deux visions trèsréductrices pour théoriser l’identité sexuelle.Ce qui est intolérable pour Foucault c’est que, à partir du moment où on part

de ce postulat que nul ne peut échapper à son identité sexuelle, que le masculin etle féminin humains sont deux dogmes, deux évidences, deux faits absolumentincontournables, et que ce qui chez Lacan dans la trilogie de l’imaginaire, du réelet du symbolique, le sujet éthique illustré par ses commentaires sur Marc-Aurèle,les Stoïciens ou Socrate, l’accès à l’ordre symbolique, est la nécessaire évolution,le nécessaire processus pour se définir par l’ordre symbolique.Et surtout le postulat de Lacan, qu’ont bien compris les morales catholiques

aujourd’hui, que théoriser avec ce primat de l’ordre symbolique et la constructiondu sujet avec l’accession au symbolique et au discours, c’est nier tout ce que Junga essayé de montrer à Freud: que le sujet aussi se construit par la régression dansl’imaginaire par le système des identifications. Et alors ceux qui pensent que là,tout ce qui fait la révolte et la critique de Foucault c’est que, à partir du momentoù le présupposé de la construction de l’identité sexuelle est de plaquer cedétermi nisme qui vous condamne à vous construire, ce qui est absolumentinsuppor table pour Foucault c’est que dans le fond, en vous collant cette identité,en l’occurrence d’homosexuel, ce qui est intolérable c’est que dans le fond, danscette logique freudienne et lacanienne, dans cette construction d’identité, l’homo-sexuel ou la lesbienne vont uniquement se connaître à travers ce déterminismequi est la négation de ce qui est pour lui l’essentiel, c’est-à-dire l’invention perma -nente de soi-même.

La participante - Lacan était médecin, c’est lui qui a soigné Althusser quandAlthusser a étranglé sa femme. Pour ce que j’en ai lu, n’étant pas psychanalystemoi-même, ni médecin, je trouve que la question du symbolique, de l’imaginaireet du réel est très intéressante pour un médecin, un psychiatre en particulier, quisoigne par exemple des schizophrènes ou des paranoïaques. Freud disait lui-même que, entre le grand scientifique et le paranoïaque il n’y a qu’un fil. Il y a lesbio-pouvoirs et les intello-pouvoirs.Et pour Lacan je ne suis pas d’accord avec vous. Il y a une boutade, une

phrase importante de Lacan au moment où il était mis au pilori. Il disait : « il n’y apas de rapport sexuel », signifiant par là la difficulté de l’intersubjectivité, la diffi-culté de se saisir soi-même en tant que sujet sexuel déterminé. Et il a beaucoupouvert sur la fonction de l’art et de l’imaginaire. Et il disait toujours : « n’oubliezjamais que la fonction de la psychanalyse est d’aiguiser le sujet en intégrant laquestion, qui est essentielle pour lui, de trouver la solution qui lui soit le plus

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préférable ». La question du psychanalyste est la question de la souffrance. Noussommes peut-être là dans un esprit nietzschéen de la force de l’intellect. Un vraipsychanalyste prend des sujets en souffrance.

L’autre participante - J’ajoute simplement que c’est peut-être le motsexua lité, que Foucault a plus ou moins bien perçu, qui l’a tenté vers ce chemin.Freud n’est pas Lacan.

Un participant - Althusser vient d’être cité et il y a une tranche de la vie deFoucault qui n’a pas été évoquée dans les interventions et qui est postérieure àMai 68 : c’est son adhésion au parti communiste sous l’influence d’Althusser, quiétait à ce moment-là l’intellectuel communiste de référence. Et il a ensuite quittéle parti en 73 à une époque où commençaient à se révéler un certain nombre dechoses comme le Goulag, Sakharov, et surtout, ce qui a été déterminant pour lui,l’instrumentalisation de la psychiatrie par le pouvoir en URSS et le rôle du corpsmédical dans son ensemble dans l’enfermement des dissidents. Je crois que cettedécouverte-là a été un fait considérable pour lui, beaucoup plus que l’héritage desrévoltes de barricades de Mai 68, et que c’est surtout par là qu’il a été amené àenfourcher ce cheval de bataille de la lutte contre l’enfermement en psychiatrie età approfondir sa théorisation du pouvoir. Certes les slogans de Mai 68 étaient desslogans d’émancipation au sens large, tout le monde le partageait, mais il est allébeaucoup plus loin. Et par rapport à d’autres qui ont été en rupture avec le particommuniste, il ne s’est pas contenté de rompre en disant qu’en URSS il se passaitdes choses insupportable, il a dit aussi : regardons chez nous ce qui se passe dansles prisons, et comment fonctionne la psychiatrie, ou comment s’instaure le pou-voir. Et de ce point de vue-là il a eu une démarche plus que clairvoyante, et, à maconnaissance, très singulière et à peu près unique. Les anciens du PC sont foule enFrance. Avec eux on pourrait faire un pouvoir solide. Mais Foucault est un desrares qui a appliqué sa critique du socialisme réel écrit à la mode stalinienne pourdire : attention, nous ne sommes pas tout blanc non plus, avec d’autres motiva-tions, avec d’autres variables politiques, à d’autres échelles, évidemment, nousavons les mêmes pratiques de répression. Il a su transposer chez nous ce qu’ilvoyait chez eux, en se disant : ce n’est pas tout blanc tout noir de chaque côté.

Jean-Philippe Catonné - Je voudrais revenir à Lacan, simplement pour rap-peler ce qu’on peut trouver dans les propres déclarations de Foucault, en partic-ulier dans lesDits et Écrits.Paul Seff vient il y a un moment de parler de « la volonté de savoir », pre-

mier volume de L’Histoire de la Sexualité, où Foucault avait relevé que la psy -cha nalyse c’est la reconduction de l’aveu, de l’aveu chrétien, et puis, derrière, dela mise à la question, donc que ça fait mal. Il ne faut pas faire de réduction psy-chologisante, mais il est vrai que son choix personnel en matière de partenaire ajoué. Il faut bien savoir que quand il était jeune, quand il était étudiant, parexemple à Normale Sup, c’était tabou, et c’est quelque chose dont il a beaucoup

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souffert et il a des comptes à rendre en quelque sorte, c’est vrai. J’ai eu unéchange avec lui et il était furieux d’ailleurs que je lui pose la question « où est-ce que vous en êtes par rapport à votre Histoire de la Sexualité? », parce qu’ilpatinait. Et il n’a pas patiné à vide, il a patiné justement en reprenant, travailimmense, en revisitant pratiquement deux cents ouvrages de l’Antiquité (et enen retraduisant personnellement certains) pour montrer qu’il n’y avait pasd’inva riant de l’identité sexuelle telle que nous l’avait livrée la psychologie dumoment, et qu’il y avait en réalité d’autres façons de procéder.

Et alors là on rejoint le rapport au dispositif de l’épistémè. Il y a « le sexe », etc’est quelque chose qui a à voir avec la modernité, avec une psychologie qui sefonde sur une science qu’il prend largement pour une peudo-science, y comprisdans les références biologiques qui viennent l’articuler, et, en fin de compte dansune remontée qu’il appelle, dans la tradition nietzschéenne, « la généalogie »,c’est-à-dire l’analyse en remontant. Et en remontant il va retrouver autre chose, àtravers le monde chrétien, qui ne s’appelle plus du tout « sexe » mais qui s’appelle« chair » et c’est ça qui fait problème. Et on le problématise avec tout un autreappareil conceptuel.

Et puis il va remonter encore par-delà le monde chrétien, et dans le mondepaïen, le monde gréco-romain, il va trouver tout autre chose : le rapport à l’autrequi est doté d’une identité sexuelle ou d’attributs singuliers. Et cela va être le rap-port au monde du plaisir et le « gouvernement de soi », la maîtrise sur soi par rap-port au monde du plaisir, à savoir précisément à en jouir de manière mesurée.

Dans ses derniers entretiens, à propos de cette question, son projet c’est dedire : on sera un peu plus tranquilles quand on en aura fini avec ces questions etqu’on pourra jouir de son corps et trouver du plaisir sans qu’il y ait à se torturersur ses fondements. C’est cela qu’il dit : libérez-nous du sexe. C’est son mot d’or-dre.

Paul Seff - Je reviens à Foucault, et à Socrate et à Diogène qui ont été évo-qués, et dont il a parlé, à la veille de sa mort, dans la dernière partie de sonœuvre. Et cela m’a troublé, parce qu’il les présente tous les deux comme desincarnations et des héros du « parler vrai », du courage de la vérité. Et il les mettous les deux sur le même plan. Cela me paraît absolument ahurissant, parcequ’ils sont en opposition totale. Et je me demande franchement s’il n’y a pas làun tour de passe-passe. Est-ce que, au fond, le héros véritable de Foucault cen’est pas Diogène, c’est-à-dire celui qui parle au nom d’un désir sans limite etcontre toutes les contraintes de la société et de la civilisation. Et alors il prendcomme paravent Socrate, qui, lui, parle au nom de la raison universelle et quiprêche évidemment le respect de la loi morale et des lois de la société même sielles sont injustes. C’est une opposition absolue. L’un c’est la vérité essentielledes principes éthiques universels et l’autre c’est presqu’un immoraliste. Et alorsce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez parlé que de Socrate.

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Jean-Philippe Catonné - En effet, il a consacré presque les deux tiers de sadernière année d’enseignement précisément à la question du cynisme. Il opère unpassage de Socrate à Diogène de Sinope. Diogène devient un Socrate passé à l’ul-time de sa démarche. Mais ce qui est intéressant, ce n’est pas ça, c’est commentFoucault, dans son retour aux anciens, alors qu’il avait jusqu’alors dans une grossepartie de son œuvre travaillé dans toute une série de discontinuités, de ruptures,va au contraire s’intéresser à de très longues continuités, puisqu’avec Diogène cen’est pas Diogène qu’il a en tête, c’est ce qui va être la postérité de Diogène. Etqu’est-ce que la postérité de Diogène jusqu’à la modernité? Cela va être, dans l’é-tape transitoire, autre paradoxe, un certain ascétisme chrétien, en parti culier toutela tradition de l’érémitisme des saints anachorètes ; ça va être aussi, beaucoup plustardivement, tout au long du XIXe siècle, le militant socialo-communiste ou anar-chiste, jusqu’au moderne gauchiste. Il le dit. C’est aussi la figure de l’artiste sub-versif, dès le Déjeuner sur l’Herbe de Manet. Je ne fais que le citer là. Ce quim’intéresse, moi, c’est de remarquer que le contact de plusieurs années avecDiogène l’a amené à considérer une vision décalée de l’histoire, beaucoup plusplongée dans la très longue histoire. Est-ce que c’est le fin mot de Foucault? Maisoui, parce qu’il est mort à ce moment-là ! Mais je pense que celui qui a bien vu cequi est en cause peut dire : il y a des moments de Foucault où il y a plusieursFoucault, c’est vrai, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, mais surtoutFoucault s’est fait un fantastique essayeur. Georges Dumézil, dans l’éloge qu’il luifait à sa mort, montre que c’est quelqu’un qui avait de fou droyantes capacités àfaire des essais lumineux. Et c’est bien ça. Le problème c’est qu’on manque de sesnouveaux essais pour aujourd’hui.

Alain Gérard - J’ajoute que quand Foucault parle de Socrate et de Diogène(dans son dernier cours au Collège de France, « Le Courage de la Vérité ») cen’est pas pour en faire des modèles de style de vie à suivre en bloc. Il fait appel àeux simplement comme deux exemples de la façon de pratiquer ce « courage »dont il suit la trace tout au long de l’Histoire : par le gnauti séauton (le « connais-toi toi-même ») de Socrate, et par leur style de vie, leur comportement dans lasociété, des cyniques. Mais c’est sans du tout en faire pour autant des modèlesdont il se réclamerait personnellement. Il ne manque d’ailleurs pas de les criti-quer au passage, ni de formuler des réserves à leur égard. Je ne vois pas là de con-tradiction.

Une participante - Quand Foucault dit que les militants socialos seraient lescontinuateurs de Diogène, je ne suis pas du tout d’accord avec lui. Parce c’est trèsbien d’être dans la contestation radicale et de continuer à vivre avec les autresquand on est déjà dans une position de pouvoir intellectuel ou social. Il est beau-coup plus difficile de se passer de toute norme, de tout référent social, quand onest fragilisé, soit par son physique, sa condition économique ou son exclusionidentitaire. Je trouve que ces positions à l’emporte-pièce ont eu un temps à notreépoque. Elles ont été extrêmement ouvrantes quand nous faisions nos études à

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Paris et qu’on pouvait aller en taule parce qu’on avait pris des contraceptifs. Jen’en suis pas sûre actuellement, quand je vois les jeunes punks dans la rue qui,pour moi, ont une contestation désespérée et comportementale non localisable,qui serait la contestation absolue. Je ne suis pas sûre que le discours de Foucaultsoit révolutionnaire pour tout le monde. Il est quand même le discours dequelqu’un qui est déjà dans une position de pouvoir.

Pierre Besses - Je voudrais répondre à la fois à Paul Seff et à Madame à pro-pos de la psychiatrie et du pouvoir psychiatrique. Dans le fond, pour Foucaultcomme pour Roland Barthes, la légitimité scientifique du psychiatre en France ouà Moscou aujourd’hui, c’est d’avoir recours à des concepts lacaniens. Et ce qui mesemble important pour ce que j’ai dit de la proximité de Foucault et de Barthes,ce qui est à mon avis l’essentiel, c’est de pouvoir se réinventer, de pouvoir s’ar-racher à ce que l’histoire a fait de nous. Et pour s’arracher à ce que l’histoire a faitde nous il ne faut pas passer par la psychanalyse. Il faut au contraire la con-tourner, la congédier. C’est-à-dire qu’il faut échapper aux sélections qui fixent.Les vecteurs de cette idéologie culturelle et politique il faut pour se réinventernon seulement échapper à ces grilles conceptuelles et à cette logique. Ce qui estgrave chez Lacan et toute la pratique lacanienne, c’est cette logique interprétativequi cherche toujours à tout réduire à la structure binaire de la différence dessexes et à tout subsumer sous la férule de l’ordre symbolique qui en serait la tran-scendance indépassable et constituante.

Alain Gérard - Moi, je ne comprends pas un discours comme celui-là.Vraiment. Parce que pour moi l’essence même de la psychanalyse c’est tout aucontraire de rendre la liberté à l’individu. Non pas d’appliquer quelques schémassymboliques à tous les cas, à toutes les pathologies et à tous les individus, et à lesleur imposer le cas échéant de gré ou force, mais au contraire de chercher quelschéma symbolique peut s’appliquer à tel ou tel cas particulier pour en faire pren-dre conscience par le patient. Ce n’est pas un carcan, c’est la levée de tous les car-cans. Il y a là une erreur fondamentale.La psychanalyse n’a pas pour but d’imposer des structures préétablies et

applicables à tous les cas de toute éternité. Elle pour but de chercher quelle struc-ture ou quel mécanisme peut sous-tendre telle ou telle pathologie pour en faireprendre conscience par le patient et lui permettre de le surmonter ou de s’enaccommoder au lieu de s’en abstraire par des masques ou des faux semblants. Lapsychanalyse a pour but de faire prendre conscience d’eux-mêmes à ses patientsafin de leur permettre de s’assumer complètement et convenablement. Il n’y a pasde meilleure définition de la liberté.Il ne faut pas confondre les principes de base de la psychanalyse avec les

situa tions de souffrance que Freud rencontrait et traitait de son temps. Freud tra-vaillait dans une société entièrement corsetée, refoulée, complexée, ce que ne sontplus nos sociétés permissives d’aujourd’hui, ou plus autant, ou différemment. Je

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ne pense pas qu’il y ait encore de nos jours beaucoup de Dora ou de PrésidentSchreber dans les salles d’attente des psychanalystes. C’est exactement ce quedisaient Deleuze et Guattari dans leur Anti-Œdipe, qui proposait de remplacerau cœur de la psychanalyse le complexe d’Œdipe par la schizophrénie, désor-mais bien plus courante et plus représentative.Un autre exemple de cette évolution et de cette adaptation des idées est ce

qu’on appelle l’ethnopsychanalyse, pratiquée chez nous par un Tobie Nathan.L’ethnopsychanalyse consiste, lorsqu’on soigne des patients d’origine extra-européenne formés dans d’autres cultures que les nôtres et dont le système sym-bolique est très différent du nôtre, à ne pas faire avec eux comme faisait unecertaine psychanalyse jusque-là, c’est-à-dire leur imposer notre propre systèmesymbolique, mais au contraire à retourner à leur système symbolique à eux. TobieNathan a eu beaucoup d’opposition et a été très critiqué, parfois même par desrailleries. Les gens disaient : ah oui, Tobie Nathan c’est celui qui soigne sespatients en leur faisant danser des danses africaines. Simplement quand il reçoitun malade d’origine africaine qui lui dit : « j’ai un problème avec mon sorcier », ilne lui dit pas : « un sorcier cela n’existe pas, tout ça ce sont des histoires, on va voirsi vous n’avez-vous pas plutôt un bon complexe d’Œdipe ». Loin de cela, l’ethno-analyste remonte la filière des rapports du patient avec le sorcier pour déceler,dans le contexte symbolique de ces rapports-là, le conflit et la cause de la souf-france qu’il a engendré et permettre au patient de s’en arracher pour se réinven-ter, comme vous dites très bien.Ce sont là autant de preuves des possibilités d’ouverture de la psychanalyse. Si

un psychanalyste cherche encore à tout prix à imposer à un de ses patients uncomplexe d’Œdipe ou une identité sexuelle spécifique que ce patient n’auraitmani festement pas, il ferait effectivement œuvre de dogmatisme et d’entrave à laliber té, mais un tel comportement ne doit plus guère exister aujourd’hui, sinonchez de très mauvais praticiens. La logique de la psychanalyse n’est pas d’appli-quer des schémas fixés une fois pour toute, mais de chercher à déceler en chaquepatient le schéma particulier et chaque fois différent qui permettra de remonter àla source de sa souffranceParler d’entraves à propos à propos de la psychanalyse indique une confusion

d’interprétation quelque part à la base.

Un participant - Je reviens sur cette allusion qu’on a faite de l’héritage chré-tien chez le dernier Foucault, celui du souci de soi. C’est extraordinaire de voirque Foucault plaide le souci de soi alors que jusqu’à aujourd’hui toute la philoso-phie occidentale chrétienne a plaidé pour le souci des autres : « aime les autres ».Comment Foucault voyait-il ce renversement? On a l’impression qu’il n’a pasvraiment investigué une certaine philosophie spiritualiste. C’est un univers qui luiest passé par-dessus. Il y a une petite anecdote là-dessus. Lorsqu’il était conseillerculturel au Mexique il a reçu Ricœur. On pouvait se demander ce qu’il y avaitcomme points communs entre eux. Ricœur a fait sa conférence et Foucault qui

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était dans la salle, paraît-il, ne le regardait même pas, ne lui a pas adressé la moin-dre parole, et le lendemain quand ils se sont retrouvés dans le même avion,Foucault s’est arrangé pour ne pas être assis à côté de lui, alors que Ricœurvoulait lui parler et discuter. Il y avait un véritable refus du dialogue.Une autre petite chose. La différence entre Foucault et la plupart des grands

philosophes, c’est que le grand philosophe se réclame d’être généraliste alors queFoucault était un philosophe vertical et plongeait dans chaque sujet pour aller aucœur de la chose, mais pas philosopher.

Paul Seff - Il y a un commentateur qui a dit qu’il était « régionaliste ».

Alain Gérard - Je vous renvoie aussi à ce que je disais tout à l’heure : philoso-pher aujourd’hui ne peut pas être la même chose que ce qu’était philosopher àl’époque classique.Un participant - Je suis d’accord quand vous dites que Foucault était un

philosophe du pouvoir. Quand on fréquente des milieux de droite, ils s’en récla-ment. Les libéraux se réclament de Michel Foucault. Aurez-vous des commen-taires sur ce point?

Jean-Philippe Catonné - Les auteurs ne sont pas nécessairement respons-ables de la manière dont on traite ou maltraite leur pensée. Foucault a été, à l’in-verse, à la pointe de combats qui ne seraient certainement pas revendiqués par ladroite libérale aujourd’hui. Il a aussi été repris aux États-Unis par des mouve-ments très progressistes.

Un participant - Le procès Foucault allié de la droite, cela a été une arme facilede la part de gens qui le détestaient, en particulier les communistes qu’il avait quit-tés, parce qu’il avait accepté en tant que philosophe et auteur d’une réflexionapprofondie sur la prison, le pouvoir, etc., et qu’il avait accepté de faire des con-férences de management dans des lieux qui étaient le MEDEF d’aujourd’hui. Maisil faut voir ce qu’il leur disait à ces gens-là. Il leur disait ce qu’il a toujours dit : lessystèmes d’oppression, d’aliénation, etc. Ce n’est pas parce qu’il allait dans cesmilieux qu’il en était partisan. Cela a été un très mauvais procès qui lui a été fait.

Paul Seff - Pour moi il était profondément libertaire, et si on ne le situe pas àgauche, c’est qu’on ne le comprend pas du tout. La seule chose, et je l’ai signalédans mon intervention, c’est que, notamment dans Surveiller et Punir, il présentele côté normatif de la civilisation comme une nécessité. Il maintient que c’estinadmissible, mais il dit qu’on ne pourrait pas faire autrement. L’histoire com-mandait, il y avait trop de population, la technique progressait, et il était obliga-toire qu’on en arrive à ce système. C’est ça que la droite doit récupérer. Commedisait le marxisme, le pouvoir de la bourgeoisie était une nécessité historique.

Le 16 mai 2009