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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous en servir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942) Perspectives du matérialisme dialectique Transformation de la France Honoré de Balzac – Les Chouans (1829) Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistiquelégué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous enservir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie dupeuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942)

Perspectives du matérialisme dialectiqueTransformation de la France

Honoré de Balzac – Les Chouans(1829)

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

Perspectives du matérialisme dialectique

Préface

Les Chouans est un roman du tout début de l’œuvre d'Honoré de Balzac. Par la suite, lui-même aura unregard très critique dessus. Mais quelle force on retrouve déjà ! Quelle vivacité dans la description, quellecapacité à dresser le portrait d'une époque, de la sensibilité des protagonistes ! Avec Les Chouans, on estpropulsé dans une époque : on découvre comment la royauté a réussi à s'appuyer sur les populationsbretonnes prisonnières de la féodalité pour tenter de s'opposer à la bourgeoisie et au progrès. Onapprend, à travers le portrait de personnages réalistes, un moment important de l'histoire de France,dans tout son caractère vivant. On comprend les enjeux et les sympathies des uns et des autres, ce queles catholiques ultras pouvaient, par romantisme, imaginer comme juste et glorieux. C'est une peinturevivante de l'histoire, suivant une méthode d'une telle vigueur, qu'on retrouve déjà ce fait caractérisanttoute l’œuvre d'Honoré de Balzac : sa sympathie va aux royalistes, mais la force irrépressible de sonréalisme l'amène à reconnaître quelles sont les forces de l'avenir.

Table des matièresPréface........................................................................................................................................................2Chapitre 1 L’Embuscade.............................................................................................................................2Chapitre 2 Une idée de Fouché.................................................................................................................34Chapitre 3 Un jour sans lendemain..........................................................................................................96

La Comédie Humaine

Études de mœursScènes de la vie militaire

etScènes de la vie de campagne

À MONSIEUR THÉODORE DABLIN,NÉGOCIANT.

Au premier ami, le premier ouvrage.

DE BALZAC.

Préface

Cet ouvrage est mon premier, et lent fut sonsuccès ; je ne pouvais le protéger d’aucunemanière, occupé comme je le suis de la vasteentreprise où il tient si peu de place.

Aujourd’hui, je ne veux faire que deuxremarques.

La Bretagne connaît le fait qui sert de baseau drame ; mais ce qui se passe en quelquesmois fut consommé en vingt-quatre heures. Apart cette poétique infidélité faite à l’histoire,tous les événements de ce livre, même lesmoindres, sont entièrement historiques ; quantaux descriptions, elles sont d’une véritéminutieuse.

Le style, d’abord assez entortillé, hérissé defautes, est maintenant à l’état de perfectionrelative qui permet à un auteur de présenter sonouvrage sans en être par trop mécontent.

Des Scènes de la vie militaire que je prépare,c’est la seule qui soit terminée, elle présente unedes faces de la guerre civile au dix-neuvièmesiècle, celle de partisans ; l’autre, la guerre civilerégulière, sera le sujet des VENDÉENS.

Paris, janvier 1845.

Chapitre 1L’Embuscade

Dans les premiers jours de l’an VIII, au

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Honoré de Balzac – Les Chouans

commencement de vendémiaire, ou, pour seconformer au calendrier actuel, vers la fin dumois de septembre 1799, une centaine depaysans et un assez grand nombre de bourgeois,partis le matin de Fougères pour se rendre àMayenne, gravissaient la montagne de LaPellerine située à mi-chemin environ de Fougèresà Ernée, petite ville où les voyageurs ontcoutume de se reposer. Ce détachement, diviséen groupes plus ou moins nombreux, offrait unecollection de costumes si bizarres et une réuniond’individus appartenant à des localités ou à desprofessions si diverses, qu’il ne sera pas inutilede décrire leurs différences caractéristiques pourdonner à cette histoire les couleurs vivesauxquelles on met tant de prix aujourd’hui ;quoique, selon certains critiques, elles nuisent àla peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plusgrand nombre, allaient pieds nus, ayant pourtout vêtement une grande peau de chèvre qui lescouvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et unpantalon de toile blanche très grossière, dont lefil mal tondu accusait l’incurie industrielle dupays. Les mèches plates de leurs longs cheveuxs’unissaient si habituellement aux poils de lapeau de chèvre et cachaient si complètementleurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvaitfacilement prendre cette peau pour la leur, etconfondre, à la première vue, ces malheureuxavec les animaux dont les dépouilles leurservaient de vêtement. Mais à travers cescheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeuxcomme des gouttes de rosée dans une épaisseverdure ; et leurs regards, tout en annonçantl’intelligence humaine, causaient certainementplus de terreur que de plaisir. Leurs têtesétaient surmontées d’une sale toque en lainerouge, semblable à ce bonnet phrygien que laRépublique adoptait alors comme emblème de laliberté. Tous avaient sur l’épaule un gros bâtonde chêne noueux, au bout duquel pendait unlong bissac de toile, peu garni. D’autresportaient, par-dessus leur bonnet, un grossierchapeau de feutre à larges bords et orné d’uneespèce de chenille en laine de diverses couleurs

qui en entourait la forme. Ceux-ci, entièrementvêtus de la même toile dont étaient faits lespantalons et les bissacs des premiers, n’offraientpresque rien dans leur costume qui appartînt àla civilisation nouvelle. Leurs longs cheveuxretombaient sur le collet d’une veste ronde àpetites poches latérales et carrées qui n’allaitque jusqu’aux hanches, vêtement particulier auxpaysans de l’Ouest. Sous cette veste ouverte ondistinguait un gilet de même toile, à grosboutons. Quelques-uns d’entre eux marchaientavec des sabots ; tandis que, par économie,d’autres tenaient leurs souliers à la main. Cecostume, sali par un long usage, noirci par lasueur ou par la poussière, et moins original quele précédent, avait pour mérite historique deservir de transition à l’habillement presquesomptueux de quelques hommes qui, dispersésçà et là, au milieu de la troupe, y brillaientcomme des fleurs. En effet, leurs pantalons detoile bleue, leurs gilets rouges ou jaunes ornésde deux rangées de boutons de cuivre parallèles,et semblables à des cuirasses carrées,tranchaient aussi vivement sur les vêtementsblancs et les peaux de leurs compagnons, quedes bleuets et des coquelicots dans un champ deblé. Quelques-uns étaient chaussés avec cessabots que les paysans de la Bretagne saventfaire eux-mêmes ; mais presque tous avaient degros souliers ferrés et des habits de drap fortgrossier, taillés comme les anciens habitsfrançais, dont la forme est encore religieusementgardée par nos paysans. Le col de leur chemiseétait attaché par des boutons d’argent quifiguraient ou des cœurs ou des ancres. Enfin,leurs bissacs paraissaient mieux fournis que nel’étaient ceux de leurs compagnons ; puis,plusieurs d’entre eux joignaient à leur équipagede route une gourde sans doute pleine d’eau-de-vie, et suspendue par une ficelle à leur cou.Quelques citadins apparaissaient au milieu deces hommes à demi sauvages, comme pourmarquer le dernier terme de la civilisation deces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, declaques ou de casquettes, ayant des bottes àrevers ou des souliers maintenus par des guêtres,ils présentaient comme les paysans des

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différences remarquables dans leurs costumes.Une dizaine d’entre eux portaient cette vesterépublicaine connue sous le nom de carmagnole .D’autres, de riches artisans sans doute, étaientvêtus de la tête aux pieds en drap de la mêmecouleur. Les plus recherchés dans leur mise sedistinguaient par des fracs et des redingotes dedrap bleu ou vert plus ou moins râpé. Ceux-là,véritables personnages, portaient des bottes dediverses formes, et badinaient avec de grossescannes en gens qui font contre fortune boncœur. Quelques têtes soigneusement poudrées,des queues assez bien tressées annonçaient cetteespèce de recherche que nous inspire uncommencement de fortune ou d’éducation. Enconsidérant ces hommes étonnés de se voirensemble, et ramassés comme au hasard, on eûtdit la population d’un bourg chassée de sesfoyers par un incendie. Mais l’époque et les lieuxdonnaient un tout autre intérêt à cette massed’hommes. Un observateur initié au secret desdiscordes civiles qui agitaient alors la Franceaurait pu facilement reconnaître le petit nombrede citoyens sur la fidélité desquels la Républiquedevait compter dans cette troupe, presqueentièrement composée de gens qui, quatre ansauparavant, avaient guerroyé contre elle. Undernier trait assez saillant ne laissait aucundoute sur les opinions qui divisaient cerassemblement. Les républicains seulsmarchaient avec une sorte de gaieté. Quant auxautres individus de la troupe, s’ils offraient desdifférences sensibles dans leurs costumes, ilsmontraient sur leurs figures et dans leursattitudes cette expression uniforme que donne lemalheur. Bourgeois et paysans, tous gardaientl’empreinte d’une mélancolie profonde ; leursilence avait quelque chose de farouche, et ilssemblaient courbés sous le joug d’une mêmepensée, terrible sans doute, mais soigneusementcachée, car leurs figures étaient impénétrables ;seulement, la lenteur peu ordinaire de leurmarche pouvait trahir de secrets calculs. Detemps en temps, quelques-uns d’entre eux,remarquables par des chapelets suspendus à leurcou, malgré le danger qu’ils couraient àconserver ce signe d’une religion plutôt

supprimée que détruite, secouaient leurs cheveuxet relevaient la tête avec défiance. Ilsexaminaient alors à la dérobée les bois, lessentiers et les rochers qui encaissaient la route,mais de l’air avec lequel un chien, mettant lenez au vent, essaie de subodorer le gibier ; puis,en n’entendant que le bruit monotone des pas deleurs silencieux compagnons, ils baissaient denouveau leurs têtes et reprenaient leurcontenance de désespoir, semblables à descriminels emmenés au bagne pour y vivre, poury mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, leséléments hétérogènes qui la composaient et lesdivers sentiments qu’elle exprimaits’expliquaient assez naturellement par laprésence d’une autre troupe formant la tête dudétachement. Cent cinquante soldats environmarchaient en avant avec armes et bagages, sousle commandement d’un chef de demi-brigade. Iln’est pas inutile de faire observer à ceux quin’ont pas assisté au drame de la Révolution, quecette dénomination remplaçait le titre decolonel, proscrit par les patriotes comme troparistocratique. Ces soldats appartenaient audépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjourà Mayenne. Dans ces temps de discordes, leshabitants de l’Ouest avaient appelé tous lessoldats de la République, des Bleus. Ce surnométait dû à ces premiers uniformes bleus etrouges dont le souvenir est encore assez fraispour rendre leur description superflue. Ledétachement des Bleus servait donc d’escorte àce rassemblement d’hommes presque tousmécontents d’être dirigés sur Mayenne, où ladiscipline militaire devait promptement leurdonner un même esprit, une même livrée etl’uniformité d’allure qui leur manquait alors sicomplètement.

Cette colonne était le contingent péniblementobtenu du district de Fougères, et dû par luidans la levée que le Directoire exécutif de laRépublique française avait ordonnée par une loidu 10 messidor précédents . Le gouvernementavait demandé cent millions et cent millehommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses

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armées, alors battues par les Autrichiens enItalie, par les Prussiens en Allemagne, etmenacées en Suisse par les Russes, auxquelsSouvarov faisait espérer la conquête de laFrance. Les départements de l’Ouest, connussous le nom de Vendée, la Bretagne et uneportion de la Basse-Normandie, pacifiés depuistrois ans par les soins du général Hoche aprèsune guerre de quatre années, paraissaient avoirsaisi ce moment pour recommencer la lutte. Enprésence de tant d’agressions, la Républiqueretrouva sa primitive énergie. Elle avait d’abordpourvu à la défense des départements attaqués,en en remettant le soin aux habitants patriotespar un des articles de cette loi de messidor. Eneffet, le gouvernement, n’ayant ni troupes niargent dont il pût disposer à l’intérieur, éluda ladifficulté par une gasconnade législative : nepouvant rien envoyer aux départements insurgés,il leur donnait sa confiance. Peut-être espérait-ilaussi que cette mesure, en armant les citoyensles uns contre les autres, étoufferaitl’insurrection dans son principe. Cet article,source de funestes représailles, était ainsiconçu : Il sera organisé des compagnies franchesdans les départements de l’Ouest. Cettedisposition impolitique fit prendre à l’Ouest uneattitude si hostile, que le Directoire désespérad’en triompher de prime abord. Aussi, peu dejours après, demanda-t-il aux Assemblées desmesures particulières relativement aux légerscontingents dus en vertu de l’article quiautorisait les compagnies franches. Donc, unenouvelle loi promulguée quelques jours avant lecommencement de cette histoire, et rendue letroisième jour complémentaire de l’an VII,ordonnait d’organiser en légions ces faibleslevées d’hommes. Les légions devaient porter lenom des départements de la Sarthe, de l’Orne,de la Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan,de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire. Ceslégions, disait la loi, spécialement employées àcombattre les Chouans, ne pourraient, sousaucun prétexte, être portées aux frontières. Cesdétails fastidieux, mais ignorés, expliquent à lafois l’état de faiblesse où se trouva le Directoireet la marche de ce troupeau d’hommes conduit

par les Bleus. Aussi, peut-être n’est-il passuperflu d’ajouter que ces belles et patriotiquesdéterminations directoriales n’ont jamais reçud’autre exécution que leur insertion au Bulletindes Lois. N’étant plus soutenus par de grandesidées morales, par le patriotisme ou par laterreur, qui les rendait naguère exécutoires, lesdécrets de la République créaient des millions etdes soldats dont rien n’entrait ni au trésor ni àl’armée. Le ressort de la Révolution s’était uséen des mains inhabiles, et les lois recevaientdans leur application l’empreinte descirconstances au lieu de les dominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaient alors commandés par un vieilofficier qui, jugeant sur les lieux del’opportunité des mesures à prendre, voulutessayer d’arracher à la Bretagne ses contingents,et surtout celui de Fougères, l’un des plusredoutables foyers de la chouannerie. Il espéraitainsi affaiblir les forces de ces districtsmenaçants. Ce militaire dévoué profita desprévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’iléquiperait et armerait sur-le-champ lesréquisitionnaires et qu’il tenait à leurdisposition un mois de la solde promise par legouvernement à ces troupes d’exception.Quoique la Bretagne se refusât alors à touteespèce de service militaire, l’opération réussittout d’abord sur la foi de ces promesses, et avectant de promptitude que cet officier s’en alarma.Mais c’était un de ces vieux chiens de guéritedifficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourirau district une partie des contingents, ilsoupçonna quelque motif secret à cette prompteréunion d’hommes, et peut-être devina-t-il bienen croyant qu’ils voulaient se procurer desarmes. Sans attendre les retardataires, il pritalors des mesures pour tâcher d’effectuer saretraite sur Alençon, afin de se rapprocher despays soumis ; quoique l’insurrection croissantede ces contrées rendît le succès de ce projet trèsproblématique. Cet officier, qui, selon sesinstructions, gardait le plus profond secret surles malheurs de nos armées et sur les nouvellespeu rassurantes parvenues de la Vendée, avait

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donc tenté, dans la matinée où commence cettehistoire, d’arriver par une marche forcée àMayenne, où il se promettait bien d’exécuter laloi suivant son bon vouloir, en remplissant lescadres de sa demi-brigade avec ses conscritsbretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard sicélèbre, avait remplacé pour la première fois,dans les lois, le nom de réquisitionnaires,primitivement donné aux recrues républicaines.Avant de quitter Fougères, le commandant avaitfait prendre secrètement à ses soldats lescartouches et les rations de pain nécessaires àtout son monde, afin de ne pas éveillerl’attention des conscrits sur la longueur de laroute ; et il comptait bien ne pas s’arrêter àl’étape d’Ernée où, revenus de leur étonnement,les hommes du contingent auraient pus’entendre avec les Chouans, sans douterépandus dans les campagnes voisines. Le mornesilence qui régnait dans la troupe desréquisitionnaires surpris par la manœuvre duvieux républicain, et la lenteur de leur marchesur cette montagne, excitaient au plus hautdegré la défiance de ce chef de demi-brigade,nommé Hulot ; les traits les plus saillants de ladescription qui précède étaient pour lui d’un vifintérêt ; aussi marchait-il silencieusement aumilieu de cinq jeunes officiers qui, tous,respectaient la préoccupation de leur chef. Maisau moment où Hulot parvint au faîte de LaPellerine, il tourna tout à coup la tête, commepar instinct, pour inspecter les visages inquietsdes réquisitionnaires, et ne tarda pas à romprele silence. En effet, le retard progressif de cesBretons avait déjà mis entre eux et leur escorteune distance d’environ deux cents pas. Hulot fitalors une grimace qui lui était particulière.

– Que diable ont donc tous ces muscadins-là !s’écria-t-il d’une voix sonore. Nos conscritsferment le compas au lieu de l’ouvrir, je crois !

À ces mots, les officiers qui l’accompagnaientse retournèrent par un mouvement spontanéassez semblable au réveil en sursaut que causeun bruit soudain. Les sergents, les caporaux lesimitèrent, et la compagnie s’arrêta sans avoirentendu le mot souhaité de : – Halte ! Si

d’abord les officiers jetèrent un regard sur ledétachement qui, semblable à une longue tortue,gravissait la montagne de La Pellerine, cesjeunes gens, que la défense de la patrie avaitarrachés, comme tant d’autres, à des étudesdistinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pasencore éteint le sentiment des arts, furent assezfrappés du spectacle qui s’offrit à leurs regardspour laisser sans réponse une observation dontl’importance leur était inconnue. Quoiqu’ilsvinssent de Fougères, où le tableau qui seprésentait alors à leurs yeux se voit également,mais avec les différences que le changement deperspective lui fait subir, ils ne purent se refuserà l’admirer une dernière fois, semblables à cesdilettanti auxquels une musique donne d’autantplus de jouissances qu’ils en connaissent mieuxles détails.

Du sommet de La Pellerine apparaît auxyeux du voyageur la grande vallée du Couesnon,dont l’un des points culminants est occupé àl’horizon par la ville de Fougères. Son châteaudomine, en haut du rocher où il est bâti, troisau quatre routes importantes, position qui larendait jadis une des clés de la Bretagne. De làles officiers découvrirent, dans toute sonétendue, ce bassin aussi remarquable par laprodigieuse fertilité de son sol que par la variétéde ses aspects. De toutes parts, des montagnesde schiste s’élèvent en amphithéâtre, ellesdéguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêtsde chênes, et recèlent dans leurs versants desvallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décriventune vaste enceinte, circulaire en apparence, aufond de laquelle s’étend avec mollesse uneimmense prairie dessinée comme un jardinanglais. La multitude de haies vives quientourent d’irréguliers et de nombreux héritages,tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis deverdure une physionomie rare parmi lespaysages de la France, et il enferme de fécondssecrets de beauté dans ses contrastes multipliésdont les effets sont assez larges pour saisir lesâmes les plus froides. En ce moment, la vue dece pays était animée de cet éclat fugitif parlequel la nature se plaît à rehausser parfois ses

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impérissables créations. Pendant que ledétachement traversait la vallée, le soleil levantavait lentement dissipé ces vapeurs blanches etlégères qui dans les matinées de septembre,voltigent sur les prairies. À l’instant où lessoldats se retournèrent, une invisible mainsemblait enlever à ce paysage le dernier desvoiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées fines,semblables à ce linceul de gaze diaphane quicouvre les bijoux précieux et à travers lequel ilsexcitent la curiosité. Dans le vaste horizon queles officiers embrassèrent, le ciel n’offrait pas leplus léger nuage qui pût faire croire, par saclarté d’argent, que cette immense voûte bleuefût le firmament. C’était plutôt un dais de soiesupporté par les cimes inégales des montagnes,et, placé dans les airs pour protéger cettemagnifique réunion de champs, de prairies, deruisseaux et de bocages. Les officiers ne selassaient pas d’examiner cet espace où jaillissenttant de beautés champêtres. Les uns hésitaientlongtemps avant d’arrêter leurs regards parmil’étonnante multiplicité de ces bosquets que lesteintes sévères de quelques touffes jauniesenrichissaient des couleurs du , bronze, et que levert émeraude des prés irrégulièrement coupésfaisait encore ressortir. Les autres s’attachaientaux contrastes offerts par des champs rougeâtresoù le sarrasin récolté se dressait en gerbesconiques semblables aux faisceaux d’armes quele soldat amoncelle au bivouac, et séparés pard’autres champs que doraient les guérets desseigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre dequelques toits d’où sortaient de blanchesfumées ; puis les tranchées vives et argentéesque produisaient les ruisseaux tortueux duCouesnon, attiraient l’oeil par quelques-uns deces pièges d’optique qui rendent, sans qu’onsache pourquoi, l’âme indécise et rêveuse. Lafraîcheur embaumée des brises d’automne, laforte senteur des forêts, s’élevaient comme unnuage d’encens et enivraient les admirateurs dece beau pays, qui contemplaient avecravissement ses fleurs inconnues, sa végétationvigoureuse, sa verdure rivale de celled’Angleterre, sa voisine dont le nom est communaux deux pays. Quelques bestiaux animaient

cette scène déjà si dramatique. Les oiseauxchantaient, et faisaient ainsi rendre à la valléeune suave, une sourde mélodie qui frémissaitdans les airs. Si l’imagination recueillie veutapercevoir pleinement les riches accidentsd’ombre et de lumière, les horizons vaporeux desmontagnes, les fantastiques perspectives quinaissaient des places où manquaient les arbres,où s’étendaient les eaux, où fuyaient decoquettes sinuosités ; si le souvenir colorie, pourainsi dire, ce dessin aussi fugace que le momentoù il est pris, les personnes pour lesquelles cestableaux ne sont pas sans mérite auront uneimage imparfaite du magique spectacle parlequel l’âme encore impressionnable des jeunesofficiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gensabandonnaient à regret leur pays et leurs chèrescoutumes pour aller mourir peut-être en desterres étrangères, ils leur pardonnèrentinvolontairement un retard qu’ils comprirent.Puis, avec cette générosité naturelle aux soldats,ils déguisèrent leur condescendance sous un feintdésir d’examiner les positions militaires de cettebelle contrée. Mais Hulot, qu’il est nécessaired’appeler le Commandant, pour éviter de luidonner le nom peu harmonieux de Chef dedemi-brigade, était un de ces militaires qui,dans un danger pressant, ne sont pas hommes àse laisser prendre aux charmes des paysages,quand même ce seraient ceux du paradisterrestre. Il secoua donc la tête par un gestenégatif, et contracta deux gros sourcils noirs quidonnaient une expression sévère à saphysionomie.

– Pourquoi diable ne viennent-ils pas ?demanda-t-il pour la seconde fois de sa voixgrossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelleils donnent une poignée de main ?

– Tu demandes pourquoi ? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient partirde la corne avec laquelle les paysans de cesvallons rassemblent leurs troupeaux, lecommandant se retourna brusquement comme

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Perspectives du matérialisme dialectique

s’il eût senti la pointe d’une épée, et vit à deuxpas un personnage encore plus bizarre qu’aucunde ceux emmenés à Mayenne pour servir laRépublique. Cet inconnu, homme trapu, largedes épaules, lui montrait une tête presque aussigrosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elleavait plus d’une ressemblance. Des narinesépaisses faisaient paraître son nez encore pluscourt qu’il ne l’était. Ses larges lèvresretroussées par des dents blanches comme de laneige, ses grands et ronds yeux noirs garnis desourcils menaçants, ses oreilles pendantes et sescheveux roux appartenaient moins a notre bellerace caucasienne qu’au genre des herbivores.Enfin l’absence complète des autres caractèresde l’homme social rendait cette tête nue plusremarquable encore. La face, comme bronzée parle soleil et dont les anguleux contours offraientune vague analogie avec le granit qui forme lesol de ces contrées, était a seule partie visible ducorps de cet être singulier. À partir du cou, ilétait enveloppé d’un sarreau, espèce de blouseen toile rousse plus grossière encore que celledes pantalons des conscrits les moins fortunés.Ce sarreau, dans lequel un antiquaire auraitreconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois,finissait à mi-corps, en se rattachant à deuxfourreaux de peau de chèvre par des morceauxde bois grossièrement travaillés et dontquelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux debique, pour parler la langue du pays, qui luigarnissaient les jambes et les cuisses, nelaissaient distinguer aucune forme humaine. Dessabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longscheveux luisants, semblables aux poils de sespeaux de chèvres, tombaient de chaque côté desa figure, séparés en deux parties égales, etpareils aux chevelures de ces statues du MoyenAge qu’on voit encore dans quelquescathédrales. Au lieu du bâton noueux que lesconscrits portaient sur leurs épaules, il tenaitappuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un grosfouet dont le cuir habilement tressé paraissaitavoir une longueur double de celle des fouetsordinaires. La brusque apparition de cet êtrebizarre semblait facile à expliquer. Au premieraspect, quelques officiers supposèrent que

l’inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit(l’un se disait encore pour l’autre) qui serepliait sur la colonne en la voyant arrêtée.Néanmoins, l’arrivée de cet homme étonnasingulièrement le commandant ; s’il n’en parutpas le moins du monde intimidé, son frontdevint soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger,il répéta machinalement et comme occupé depensées sinistres :

– Oui, pourquoi ne viennent-ils pas ? le sais-tu, toi ?

– C’est que, répondit le sombre interlocuteuravec un accent qui prouvait une assez grandedifficulté de parler français, c’est que là, dit-ilen étendant sa rude et large main vers Ernée, làest le Maine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant lepesant manche de son fouet aux pieds ducommandant. L’impression produite sur lesspectateurs de cette scène par la haranguelaconique de l’inconnu, ressemblait assez à celleque donnerait un coup de tam-tam frappé aumilieu d’une musique. Le mot de harangue suffità peine pour rendre la haine, les désirs devengeance qu’exprimèrent un geste hautain, uneparole brève et la contenance empreinte d’uneénergie farouche et froide. La grossièreté de cethomme taillé comme à coups de hache, sanoueuse écorce, la stupide ignorance gravée surses traits, en faisaient une sorte de demi-dieubarbare. Il gardait une attitude prophétique etapparaissait là comme le génie même de laBretagne, qui se relevait d’un sommeil de troisannées, pour recommencer une guerre où lavictoire ne se montra jamais sans de doublescrêpes.

– Voilà un Joli coco, dit Hulot en se parlantà lui-même. Il m’a l’air d’être l’ambassadeur degens qui s’apprêtent à parlementer à coups defusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre sesdents, le commandant promena successivementses regards de cet homme au paysage, dupaysage au détachement, du détachement sur lestalus abrupts de la route, dont les crêtes étaient

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ombragées par les hauts genêts de la Bretagne,puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu,auquel il fit subir comme un muet interrogatoirequ’il termina en lui demandant brusquement : –D’où viens-tu ?

Son oeil avide et perçant cherchait à devinerles secrets de ce visage impénétrable qui,pendant cet intervalle, avait pris la niaiseexpression de torpeur dont s’enveloppe unpaysan au repos.

– Du pays des Gars, répondit l’homme sansmanifester aucun trouble.

– Ton nom ?

– Marche-à-terre.

– Pourquoi portes-tu, malgré la loi, tonsurnom de Chouan ?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom,regarda le commandant d’un air d’imbécillité siprofondément vraie, que le militaire crut n’avoirpas été compris.

– Fais-tu partie de la réquisition deFougères ?

À cette demande, Marche-à-terre réponditpar un de ces je ne sais pas, dont l’inflexiondésespérante arrête tout entretien. Il s’assittranquillement sur le bord du chemin, tira deson sarrau quelques morceaux d’une mince etnoire galette de sarrasin, repas national dont lestristes délices ne peuvent être comprises que desBretons, et se mit à manger avec uneindifférence stupide. Il faisait croire à uneabsence si complète de toute intelligence, que lesofficiers le comparèrent tour à tour, dans cettesituation, à un des animaux qui broutaient lesgras pâturages de la vallée, aux sauvages del’Amérique ou à quelque naturel du cap deBonne-Espérance. Trompé par cette attitude, lecommandant lui-même n’écoutait déjà plus sesinquiétudes, lorsque, jetant un dernier regard deprudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être lehéraut d’un prochain carnage, il en vit lescheveux, le sarrau, les peaux de chèvre couvertsd’épines, de débris de feuilles, de brins de bois

et de broussailles, comme si ce Chouan eût faitune longue route à travers les halliers. Il lançaun coup d’oeil significatif à son adjudantGérard, près duquel il se trouvait, lui serrafortement la main et dit à voix basse : – Noussommes allés chercher de la laine, et nous allonsrevenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pourfaire partager les craintes du commandant Hulotà certaines personnes casanières habituées àdouter de tout, parce qu’elles ne voient rien, etqui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont alors laconduite fut sublime.

Le mot gars, que l’on prononce gâ, est undébris de la langue celtique, Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de notrelangage actuel, celui qui contient le plus desouvenirs antiques. Le gais était l’armeprincipale des Gaëls ou Gaulois ; gaisdesignifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Cesrapprochements prouvent la parenté du motgars avec ces expressions de la langue de nosancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le motlatin vir, homme, racine de virtus, force,courage. Cette dissertation trouve son excusedans sa nationalité puis, peut-être, servira-t-elleà réhabiliter, dans l’esprit de quelquespersonnes, les mots : gars, garçon, garçonnette,garce, garcette, généralement proscrits dudiscours Comme mal séants, mais dont l’origineest si guerrière et qui se montreront çà et làdans le cours de cette histoire. « C’est unefameuse garce ! » est un éloge peu compris querecueillit madame de Staël dans un petit cantonde Vendômois où elle passa quelques joursd’exil. La Bretagne est, de toute la France, lepays où les mœurs gauloises ont laissé les plusfortes empreintes. Les parties de cette provinceoù, de nos jours encore, la vie sauvage et l’espritsuperstitieux de nos rudes aïeux sont restés,pour ainsi dire, flagrants, se nomment le paysdes Gars. Lorsqu’un canton est habité parnombre de Sauvages semblables à celui qui vient

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Perspectives du matérialisme dialectique

de comparaître dans cette Scène, les gens de lacontrée disent : Les Gars de telle paroisse ; et cenom classique est comme une récompense de lafidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserverles traditions du langage et des mœursgaëliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profondsvestiges des croyances et des pratiquessuperstitieuses des anciens temps. Là, lescoutumes féodales sont encore respectées. Là, lesantiquaires retrouvent debout les monumentsdes Druides. Là, le génie de la civilisationmoderne s’effraie de pénétrer à traversd’immenses forêts primordiales. Une incroyableférocité, un entêtement brutal, mais aussi la foidu serment ; l’absence complète de nos lois, denos mœurs, de notre habillement, de nosmonnaies nouvelles, de notre langage, mais aussila simplicité patriarcale et d’héroïques vertuss’accordent à rendre les habitants de cescampagnes plus pauvres de combinaisonsintellectuelles que ne le sont les Mohicans et lesPeaux rouges de l’Amérique septentrionale, maisaussi grands, aussi rusés, aussi durs qu’eux. Laplace que la Bretagne occupe au centre del’Europe la rend beaucoup plus curieuse àobserver que ne l’est le Canada. Entouré delumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteintpas, ce pays ressemble à un charbon glacé quiresterait obscur et noir au sein d’un brillantfoyer. Les efforts tentés par quelques grandsesprits pour conquérir à la vie sociale et à laprospérité cette belle partie de la France, siriche de trésors ignorés, tout, même lestentatives du gouvernement, meurt au sein del’immobilité d’une population vouée auxpratiques d’une immémoriale routine. Cemalheur s’explique assez par la nature d’un solencore sillonné de ravins, de torrents, de lacs etde marais ; hérissé de haies, espèces de bastionsen terre qui font, de chaque champ, unecitadelle ; privé de routes et de canaux ; puis,par l’esprit d’une population ignorante, livrée àdes préjugés dont les dangers seront accusés parles détails de cette histoire, et qui ne veut pasde notre moderne agriculture. La dispositionpittoresque de ce pays, les superstitions de seshabitants excluent et la concentration des

individus et les bienfaits amenés par lacomparaison, par l’échange des idées. Là pointde villages. Les constructions précaires que l’onnomme des logis sont clairsemées à travers lacontrée. Chaque famille y vit comme dans undésert. Les seules réunions connues sont lesassemblées éphémères que le dimanche ou lesfêtes de la religion consacrent à la paroisse. Cesréunions silencieuses, dominées par le Recteur,le seul maître de ces esprits grossiers, ne durentque quelques heures. Après avoir entendu lavoix terrible de ce prêtre, le paysan retournepour une semaine dans sa demeure insalubre ; ilen sort pour le travail, il y rentre pour dormir.S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de lacontrée. Aussi, fut-ce à la voix de ce prêtre quedes milliers d’hommes se ruèrent sur laRépublique, et que ces parties de la Bretagnefournirent cinq ans avant l’époque à laquellecommence cette histoire, des masses de soldats àla première chouannerie. Les frères Cottereau,hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom àcette guerre, exerçaient leur périlleux métier deLaval à Fougères. Mais les insurrections de cescampagnes n’eurent rien de noble et l’on peutdire avec assurance que si la Vendée fit dubrigandage une guerre, la Bretagne fit de laguerre un brigandage. La proscription desprinces, la religion détruite ne furent pour lesChouans que des prétextes de pillage, et lesévénements de cette lutte intestine contractèrentquelque chose de la sauvage âpreté qu’ont lesmœurs en ces contrées. Quand de vraisdéfenseurs de la monarchie vinrent recruter dessoldats parmi ces populations ignorantes etbelliqueuses, ils essayèrent mais en vain, dedonner, sous le drapeau blanc, quelque grandeurà ces entreprises qui avaient rendu lachouannerie odieuse et les Chouans sont restéscomme un mémorable exemple du danger deremuer les masses peu civilisées d’un pays. Letableau de la première vallée offerte par laBretagne aux yeux du voyageur, la peinture deshommes qui composaient le détachement desréquisitionnaires, la description du gars apparusur le sommet de La Pellerine, donnent enraccourci une fidèle image de la province et de

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ses habitants. Une imagination exercée peut,d’après ces détails, concevoir le théâtre et lesinstruments de la guerre ; là en étaient leséléments. Les haies si fleuries de ces bellesvallées cachaient alors d’invisibles agresseurs.Chaque champ était alors une forteresse, chaquearbre méditait un piège, chaque vieux tronc desaule creux gardait un stratagème. Le lieu ducombat était partout. Les fusils attendaient aucoin des routes les Bleus que de jeunes fillesattiraient en riant sous le feu des canons, sanscroire être perfides ; elles allaient en pèlerinageavec leurs pères et leurs frères demander desruses et des absolutions à des vierges de boisvermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme deces créatures ignorantes désarmait le meurtre deses remords. Aussi une fois cette lutte engagée,tout dans le pays devenait-il dangereux : lebruit comme le silence, la grâce comme laterreur, le foyer domestique comme le grandchemin. Il y avait de la conviction dans cestrahisons. C’était des Sauvages qui servaientDieu et le roi, à la manière dont les Mohicansfont la guerre. Mais pour rendre exacte et vraieen tout point la peinture de cette lutte,l’historien doit ajouter qu’au moment où la paixde Hoche fut signée, la contrée entière redevintet riante et amie. Les familles, qui, la veille, sedéchiraient encore, le lendemain soupèrent sansdanger sous le même toit.

À l’instant où Hulot reconnut les perfidiessecrètes que trahissait la peau de chèvre deMarche-à-terre, il resta convaincu de la rupturede cette heureuse paix due au génie de Hoche etdont le maintien lui parut impossible. Ainsi laguerre renaissait sans doute plus terriblequ’autrefois, à la suite d’une inaction de troisannées. La Révolution, adoucie depuis le 9thermidor, allait peut-être reprendre le caractèrede terreur qui la rendit haïssable aux bonsesprits. L’or des Anglais avait donc, commetoujours, aidé aux discordes de la France. LaRépublique, abandonnée du jeune Bonaparte,qui semblait en être le génie tutélaire, semblaithors d’état de résister à tant d’ennemis, et leplus cruel se montrait le dernier. La guerre

civile, annoncée par mille petits soulèvementspartiels, prenait un caractère de gravité toutnouveau, du moment où les Chouansconcevaient le dessein d’attaquer une si forteescorte. Telles étaient les réflexions qui sedéroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoiqued’une manière beaucoup moins succincte, dèsqu’il crut apercevoir, dans l’apparition deMarche-à-terre, l’indice d’une embuscadehabilement préparée, car lui seul fut d’aborddans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique ducommandant à Gérard, et qui termine la scèneprécédente, servit à Hulot pour recouvrer sonsang-froid. Le vieux soldat avait presquechancelé. Il ne put chasser les nuages quicouvrirent son front quand il vint à penser qu’ilétait environné déjà des horreurs d’une guerredont les atrocités eussent été peut-être reniéespar les Cannibales. Le capitaine Merle etl’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient às’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, donttémoignait la figure de leur chef, etcontemplaient Marche-à-terre mangeant sagalette au bord du chemin, sans pouvoir établirle moindre rapport entre cette espèce d’animalet l’inquiétude de leur intrépide commandant.

Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt.Tout en déplorant les malheurs de laRépublique, il se réjouit d’avoir à combattrepour elle, il se promit joyeusement de ne pasêtre la dupe des Chouans et de pénétrerl’homme si ténébreusement rusé qu’ils luifaisaient l’honneur d’employer contre lui. Avantde prendre aucune résolution, il se mit àexaminer la position dans laquelle ses ennemisvoulaient le surprendre. En voyant que lechemin au milieu duquel il se trouvait engagépassait dans une espèce de gorge peu profonde àla vérité, mais flanquée de bois, et oùaboutissaient plusieurs sentiers, il fronçafortement ses gros sourcils noirs, puis il dit à sesamis d’une voix sourde et très émue :

– Nous sommes dans un drôle de guêpier.

– Et de quoi donc avez-vous peur ? demanda

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Gérard.

– Peur ? … reprit le commandant, oui, peur.J’ai toujours eu peur d’être fusillé comme unchien au détour d’un bois sans qu’on vous crie :Qui vive !

– Bah ! dit Merle en riant, qui vive ! est aussiun abus.

– Nous sommes donc vraiment en danger ?demanda Gérard aussi étonné du sang-froid deHulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.

– Chut ! dit le commandant, nous sommesdans la gueule du loup, il y fait noir commedans un four, et il faut y allumer une chandelle.Heureusement, reprit-il, que nous tenons le hautde cette côte ? il la décora d’une épithèteénergique, et ajouta : – Je finirai peut-être bienpar y voir clair. Le commandant, attirant à luiles deux officiers, cerna Marche-à-terre ; le Garsfeignit de croire qu’il les gênait, il se levapromptement. – Reste là, chenapan ! lui criaHulot en le poussant et le faisant retomber surle talus où il s’était assis. Dès ce moment, lechef de demi-brigade ne cessa de regarderattentivement l’insouciant Breton. – Mes amis,reprit-il alors en parlant à voix basse aux deuxofficiers, il est temps de vous dire que laboutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, parsuite d’un remue-ménage qui a eu lieu auxAssemblées, a encore donné un coup de balai ànos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c’estplus français, de directeurs viennent de perdreune bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.

– Qui le remplace ? demanda vivementGérard.

– Milet-Mureau, une vieille perruque. Onchoisit là un bien mauvais temps pour laissernaviguer des mâchoires ! Voilà des fuséesanglaises qui partent sur les côtes. Tous ceshannetons de Vendéens et de Chouans sont enl’air, et ceux qui sont derrière ces marionnettes-là ont bien su prendre le moment où noussuccombons.

– Comment ! dit Merle.

– Nos armées sont battues sur tous lespoints, reprit Hulot en étouffant sa voix de plusen plus. Les Chouans ont déjà intercepté deuxfois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches etles derniers décrets qu’au moyen d’un exprèsenvoyé par Bernadotte au moment où il quittaitle Ministère. Des amis m’ont heureusement écritconfidentiellement sur cette débâcle. Fouché adécouvert que le tyran Louis XVIII a été avertipar des traîtres de Paris d’envoyer un chef à sescanards de l’intérieur. On pense que Barrastrahit la République. Bref, Pitt et les princesont envoyé, ici, un ci-devant, homme vigoureux,plein de talent, qui voudrait, en réunissant lesefforts des Vendéens à ceux des Chouans,abattre le bonnet de la République. Cecamarade-là a débarqué dans le Morbihan, jel’ai su le premier, je l’ai appris aux malins deParis, le Gars est le nom qu’il s’est donné. Tousces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms qui donneraient lacolique à un honnête patriote s’il les portait. Or,notre homme est dans ce district. L’arrivée dece Chouan-là, et il indiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notre dos. Maison n’apprend pas à un vieux singe à faire lagrimace, et vous allez m’aider à ramener meslinottes à la cage et pus vite que ça ! Je seraisun joli coco si je me laissais engluer comme unecorneille par ce ci-devant qui arrive de Londressous prétexte d’avoir à épousseter noschapeaux !

En apprenant ces circonstances secrètes etcritiques les deux officiers, sachant que leurcommandant ne s’alarmait jamais en vain,prirent alors cette contenance grave qu’ont lesmilitaires au fort du danger, lorsqu’ils sontfortement trempés et habitués à voir un peu loindans les affaires humaines. Gérard que songrade, supprimé depuis, rapprochait de son chef,voulut répondre, et demander toutes lesnouvelles politiques dont une partie étaitévidemment passée sous silence ; mais un signede Hulot lui imposa silence ; et tous les trois ilsse mirent à regarder Marche-à-terre. Ce Chouanne donna pas la moindre marque d’émotion en

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se voyant sous la surveillance de ces hommesaussi redoutables par leur intelligence que parleur force corporelle. La curiosité des deuxofficiers, pour lesquels cette sorte de guerre étaitnouvelle, fut vivement excitée par lecommencement d’une affaire qui offrait unintérêt presque romanesque ; aussi voulurent-ilsen plaisanter ; mais, au premier mot qui leuréchappa, Hulot les regarda gravement et leurdit : – Tonnerre de Dieu ! n’allons pas fumer surle tonneau de poudre, citoyens. C’est s’amuser àporter de l’eau dans un panier que d’avoir ducourage hors de propos. – Gérard, dit-il ensuiteen se penchant à l’oreille de son adjudant,approchez-vous insensiblement de ce brigand ;et au moindre mouvement suspect, soyez prêt àlui passer votre épée au travers du corps. Quantà moi, je vais prendre des mesures pour soutenirla conversation, si nos inconnus veulent bienl’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signed’obéissance, puis il se mit à contempler lespoints de vue de cette vallée avec laquelle on apu se familiariser ; il parut vouloir les examinerplus attentivement et marcha pour ainsi dire surlui-même et sans affectation ; mais on pensebien que le paysage était la dernière chose qu’ilobserva. De son côté, Marche-à-terre laissacomplètement ignorer si la manœuvre del’officier le mettait en péril ; à la manière dont iljouait avec le bout de son fouet, on eût dit qu’ilpêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendreposition devant le Chouan, le commandant dittout bas à Merle : – Donnez dix hommes d’éliteà un sergent et allez les poster vous-même au-dessus de nous, à l’endroit du sommet de cettecôte où le chemin s’élargit en formant unplateau, et d’où vous apercevrez un bon rubande queue de la route d’Ernée. Choisissez uneplace où le chemin ne soit pas flanqué de bois etd’où le sergent puisse surveiller la campagne.Appelez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Iln’y a point de quoi rire, je ne donnerai pas undécime de notre peau, si nous ne prenons pasnotre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cetordre avec une promptitude dont l’importancefut comprise, le commandant agita la maindroite pour réclamer un profond silence dessoldats qui l’entouraient et causaient en jouant.Il ordonna, par un autre geste, de reprendre lesarmes. Lorsque le calme fut établi, il porta lesyeux d’un côté de la route à l’autre, écoutantavec une attention inquiète, comme s’il espéraitsurprendre quelque bruit étouffé, quelques sonsd’armes ou des pas précurseurs de la lutteattendue. Son oeil noir et perçant semblaitsonder les bois à des profondeursextraordinaires ; mais ne recueillant aucunindice, il consulta le sable de la route, à lamanière des Sauvages, pour tâcher de découvrirquelques traces de ces invisibles ennemis dontl’audace lui était connue. Désespéré de ne rienapercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avançavers les côtés de la route, en gravit les légèrescollines avec peine, puis il en parcourutlentement les sommets. Tout à coup, il sentitcombien son expérience était utile au salut de satroupe, et descendit. Son visage devint plussombre ; car, dans ces temps-là, les chefsregrettaient toujours de ne pas garder pour euxseuls la tâche la plus périlleuse. Les autresofficiers et les soldats, ayant remarqué lapréoccupation d’un chef dont le caractère leurplaisait et dont la valeur était connue, pensèrentalors que son extrême attention annonçait undanger ; mais incapables d’en soupçonner lagravité, s’ils restèrent immobiles et retinrentpresque leur respiration, ce fut par instinct.Semblables à ces chiens qui cherchent à devinerles intentions de l’habile chasseur dont l’ordreest incompréhensible, mais qui lui obéissentponctuellement, ces soldats regardèrentalternativement la vallée du Couesnon, les boisde la route et la figure sévère de leurcommandant, en tâchant d’y lire leur sort. Ils seconsultaient des yeux, et plus d’un sourire serépétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeunesergent qui passait pour le bel esprit de lacompagnie, dit à voix basse : – Où diable nous

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Perspectives du matérialisme dialectique

sommes-nous donc fourrés pour que ce vieuxtroupier de Hulot nous fasse une mine simarécageuse, il a l’air d’un conseil de guerre.

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regardsévère, le silence exigé sous les armes régna toutà coup. Au milieu de ce silence solennel, les pastardifs des conscrits, sous les pieds desquels lesable criait sourdement, rendaient un sonrégulier qui ajoutait une vague émotion à cetteanxiété générale. Ce sentiment indéfinissablesera compris seulement de ceux qui, en proie àune attente cruelle, ont senti dans le silence desnuits les larges battements de leur cœur,redoublés par quelque bruit dont le retourmonotone semblait leur verser la terreur, goutteà goutte. En se replaçant au milieu de la route,le commandant commençait à se demander : –Me trompé-je ? Il regardait déjà avec une colèreconcentrée, qui lui sortait en éclairs par lesyeux, le tranquille et stupide Marche-à-terre ;mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dans leregard terne du Chouan lui persuada de ne pasdiscontinuer de prendre ses mesures salutaires.En ce moment, après avoir accompli les ordresde Hulot, le capitaine Merle revint auprès delui. Les muets acteurs de cette scène, semblableà mille autres qui rendirent cette guerre la plusdramatique de toutes, attendirent alors avecimpatience de nouvelles impressions, curieux devoir s’illuminer par d’autres manœuvres lespoints obscurs de leur situation militaire.

– Nous avons bien fait, capitaine, dit lecommandant, de mettre à la queue dudétachement le petit nombre de patriotes quenous comptons parmi ces réquisitionnaires.Prenez encore une douzaine de bons lurons, à latête desquels vous mettrez le sous-lieutenantLebrun, et vous les conduirez rapidement à laqueue du détachement ; ils appuieront lespatriotes qui s’y trouvent, et feront avancer, etvivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afinde la ramasser en deux temps vers la hauteuroccupée par les camarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe.Le commandant regarda tour à tour quatre

hommes intrépides dont l’adresse et l’agilité luiétaient connues, il les appela silencieusement enles désignant du doigt et leur faisant ce signeamical qui consiste à ramener l’index vers lenez, par un mouvement rapide et répété ; ilsvinrent.

– Vous avez servi avec moi sous Hoche, leurdit-il, quand nous avons mis à la raison cesbrigands qui s’appellent les Chasseurs du Roi ;vous savez comment ils se cachaient pourcanarder les Bleus.

À cet éloge de leur savoir-faire, les quatresoldats hochèrent la tête en faisant une mouesignificative. Ils montraient de ces figureshéroïquement martiales dont l’insoucianterésignation annonçait que, depuis la luttecommencée entre la France et l’Europe, leursidées n’avaient pas dépassé leur giberne enarrière et leur baïonnette en avant. Les lèvresramassées comme une bourse dont on serre lescordons, ils regardaient leur commandant d’unair attentif et curieux.

– Eh ! bien, reprit Hulot, qui possédaitéminemment l’art de parler la languepittoresque du soldat, il ne faut pas que de bonslapins comme nous se laissent embêter par desChouans, et il y en a ici, ou je ne me nommepas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre lesdeux côtés de cette route. Le détachement vafiler le câble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de nepas descendre la garde, et éclairez-moi celavivement !

Puis il leur montra les dangereux sommets duchemin. Tous, en guise de remerciement,portèrent le revers de la main devant leurs vieuxchapeaux à trois cornes dont le haut bord, battupar la pluie et affaibli par l’âge, se courbait surla forme. L’un d’eux, nommé Larose, caporalconnu de Hulot, lui dit en faisant sonner sonfusil : – On va leur siffler un air de clarinette,mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres àgauche. Ce ne fut pas sans une émotion secrèteque la compagnie les vit disparaître des deuxcôtés de la route. Cette anxiété fut partagée par

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le commandant, qui croyait les envoyer à unemort certaine. Il eut même un frissoninvolontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe deleurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent lebruit graduellement affaibli des pas dans lesfeuilles sèches, avec un sentiment d’autant plusaigu qu’il était caché plus profondément. Il serencontre à la guerre des scènes où quatrehommes risqués causent plus d’effroi que lesmilliers de morts étendus à Jemmapes. Cesphysionomies militaires ont des expressions simultipliées, si fugitives, que leurs peintres sontobligés d’en appeler aux souvenirs des soldats,et de laisser les esprits pacifiques étudier cesfigures si dramatiques, car ces orages si riches endétails ne pourraient être complètement décritssans d’interminables longueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatresoldats ne brillèrent plus, le capitaine Merlerevenait, après avoir accompli les ordres ducommandant avec la rapidité de l’éclair. Hulot,par deux ou trois commandements, mit alors lereste de sa troupe en bataille au milieu duchemin ; puis il ordonna de regagner le sommetde La Pellerine où stationnait sa petite avant-garde ; mais il marcha le dernier et à reculons,afin d’observer les plus légers changements quisurviendraient sur tous les points de cette scèneque la nature avait faite si ravissante, et quel’homme rendait si terrible. Il atteignit l’endroitoù Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque cedernier, qui avait suivi, d’un oeil indifférent enapparence, toutes les manœuvres ducommandant, mais qui regardait alors avec uneincroyable intelligence les deux soldats engagésdans les bois situés sur la droite de la route, semit à siffler trois ou quatre fois de manière àproduire le cri clair et perçant de la chouette.Les trois célèbres contrebandiers dont les nomsont déjà été cités employaient ainsi, pendant lanuit, certaines intonations de ce cri pours’avertir des embuscades, de leurs dangers et detout ce qui les intéressait. De là leur était venule surnom de Chuin, qui signifie chouette ouhibou dans le patois de ce pays. Ce motcorrompu servit à nommer ceux qui dans la

première guerre imitèrent les allures et lessignaux de ces trois frères. En entendant cesifflement suspect, le commandant s’arrêta pourregarder fixement Marche-à-terre. Il feignitd’être la dupe de la niaise attitude du Chouan,afin de le garder près de lui comme unbaromètre qui lui indiquât les mouvements del’ennemi. Aussi arrêta-t-il la main de Gérard quis’apprêtait à dépêcher le Chouan. Puis il plaçadeux soldats à quelques pas de l’espion, et leurordonna, à haute et intelligible voix, de se tenirprêts à le fusiller au moindre signe qui luiéchapperait. Malgré son imminent danger,Marche-à-terre ne laissa paraître aucuneémotion et le commandant, qui l’étudiait,s’aperçut de cette insensibilité. – Le serin n’ensait pas long, dit-il à Gérard. Ah ! Ah ! il n’estpas facile de lire sur la figure d’un Chouan ;mais celui-ci s’est trahi par le désir de montrerson intrépidité. Vois-tu, Gérard, s’il avait joué laterreur, j’allais le prendre pour un imbécile. Luiet moi nous aurions fait la paire. J’étais au boutde ma gamme. Oh ! nous allons être attaqués !Mais qu’ils viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basseet d’un air de triomphe, le vieux militaire sefrotta les mains, regarda Marche-à-terre d’un airgoguenard ; puis il se croisa les bras sur lapoitrine, resta au milieu du chemin entre sesdeux officiers favoris, et attendit le résultat deses dispositions. Sûr du combat, il contempla sessoldats d’un air calme.

– Oh ! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voix basse, le commandant s’est frotté lesmains.

La situation critique dans laquelle setrouvaient placés le commandant Hulot et sondétachement est une de celles où la vie est siréellement mise au jeu que les hommes d’énergietiennent à honneur de s’y montrer pleins desang-froid et libres d’esprit. Là se jugent leshommes en dernier ressort. Aussi lecommandant, plus instruit du danger que sesdeux officiers, mit-il de l’amour-propre àparaître le plus tranquille. Les yeux tour à tour

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fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur lesbois, il n’attendait pas sans angoisse le bruit dela décharge générale des Chouans qu’il croyaitcachés, comme des lutins, autour de lui ; maissa figure restait impassible. Au moment où tousles yeux des soldats étaient attachés sur lessiens, il plissa légèrement ses joues brunesmarquées de petite vérole, retroussa fortementsa lèvre droite, cligna des yeux, grimacetoujours prise pour un sourire par ses soldats ;puis, il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant :– Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

– Dans quelle crise nouvelle sommes-nousdonc, mon commandant ?

– La chose n’est pas neuve, reprit-il à voixbasse. L’Europe est toute contre nous, et cettefois elle a beau jeu. Pendant que les Directeursse battent entre eux comme des chevaux sansavoine dans une écurie, et que tout tombe parlambeaux dans leur gouvernement, ils laissentles armées sans secours. Nous sommes abîmés enItalie ! Oui, mes amis, nous avons évacuéMantoue à la suite des désastres de la Trébia, etJoubert vient de perdre la bataille de Novi.J’espère que Masséna gardera les défilés de laSuisse envahie par Souvarov. Nous sommesenfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyéMoreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières ? …je le veux bien ; mais la coalition finira par nousécraser, et malheureusement le seul général quipuisse nous sauver est au diable, là-bas, enÉgypte ! Comment reviendrait-il, au surplus ?l’Angleterre est maîtresse de la mer.

– L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas,commandant, répondit le jeune adjudant Gérardchez qui une éducation soignée avait développéun esprit supérieur. Notre révolution s’arrêteraitdonc ? Ah ! nous ne sommes pas seulementchargés de défendre le territoire de la France,nous avons une double mission. Ne devons-nouspas aussi conserver l’âme du pays, ces principesgénéreux de liberté, d’indépendance, cetteraison humaine, réveillée par nos Assemblées, etqui gagnera, j’espère, de proche en proche ? La

France est comme un voyageur chargé de porterune lumière, elle la garde d’une main et sedéfend de l’autre ; si vos nouvelles sont vraies,jamais, depuis dix ans, nous n’aurions étéentourés de plus de gens qui cherchent à lasouffler. Doctrines et pays, tout est près depérir.

– Hélas oui ! dit en soupirant le commandantHulot. Ces polichinelles de Directeurs ont su sebrouiller avec tous les hommes qui pouvaientbien mener la barque. Bernadotte, Carnot, tout,jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés.Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote,l’ami Fouché qui tient tout par la police ; voilàun homme ! Aussi est-ce lui qui m’a faitprévenir à temps de cette insurrection. Encorenous voilà pris, j’en suis sûr, dans quelquetraquenard.

– Oh ! si l’armée ne se mêle pas un peu denotre gouvernement, dit Gérard, les avocatsnous remettront plus mal que nous ne l’étionsavant la Révolution. Est-ce que ces chafouins-làs’entendent à commander !

– J’ai toujours peur, reprit Hulot,d’apprendre qu’ils traitent avec les Bourbons.Tonnerre de Dieu ! s’ils s’entendaient, dansquelle passe nous serions ici, nous autres ?

– Non, non, commandant, nous n’enviendrons pas là, dit Gérard. L’armée, commevous le dites élèvera la voix, et, pourvu qu’ellene prenne pas ses expressions dans levocabulaire de Pichegru, j’espère que nous nenous serons pas hachés pendant dix ans pour,après tout, faire pousser du lin et le voir filer àd’autres.

– Oh ! oui, s’écria le commandant, il nous ena furieusement coûté pour changer de costume.

– Eh ! bien, dit le capitaine Merle, agissonstoujours ici en bons patriotes, et tâchonsd’empêcher nos Chouans de communiquer avecla Vendée ; car s’ils s’entendent et quel’Angleterre s’en mêle, cette fois je nerépondrais pas du bonnet de la République, uneet indivisible.

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Honoré de Balzac – Les Chouans

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre àune distance assez éloignée, interrompit laconversation. Le commandant plus inquiet,examina derechef Marche-à-terre, dont la figureimpassible ne donnait, pour ainsi dire, pas signede vie. Les conscrits, rassemblés par un officier,étaient réunis comme un troupeau de bétail aumilieu de la route, à trente pas environ de lacompagnie en bataille. Puis derrière eux, à dixpas, se trouvaient les soldats et les patriotescommandés par le lieutenant Lebrun. Lecommandant jeta les yeux sur cet ordre debataille et regarda une dernière fois le piquetd’hommes postés en avant sur la route. Contentde ses dispositions, il se retournait pourordonner de se mettre en marche, lorsqu’ilaperçut les cocardes tricolores des deux soldatsqui revenaient après avoir fouillé les bois situéssur la gauche. Le commandant, ne voyant pointreparaître les deux éclaireurs de droite, voulutattendre leur retour.

– Peut-être, est-ce de là que la bombe vapartir, dit-il à ses deux officiers en leurmontrant le bois où ses deux enfants perdusétaient comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaientune espèce de rapport, Hulot cessa de regarderMarche-à-terre. Le Chouan se mit alors à sifflervivement, de manière à faire retentir son cri àune distance prodigieuse ; puis, avant qu’aucunde ses surveillants ne l’eût même couché en joue,il leur avait appliqué un coup de fouet qui lesrenversa sur la berme. Aussitôt, des cris ouplutôt des hurlements sauvages surprirent lesRépublicains. Une décharge terrible, partie dubois qui surmontait le talus où le Chouan s’étaitassis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq ou six hommes tirèrentsans l’atteindre, disparut dans le bois aprèsavoir grimpé le talus avec la rapidité d’un chatsauvage ; ses sabots roulèrent dans le fossé, et ilfut aisé de lui voir alors aux pieds les grossouliers ferrés que portaient habituellement lesChasseurs du Roi. Aux premiers cris jetés parles Chouans, tous les conscrits sautèrent dans lebois à droite, semblables à ces troupes d’oiseaux

qui s’envolent à l’approche d’un voyageur.

– Feu sur ces mâtins-là ! cria le commandant.

La compagnie tira sur eux, mais les conscritsavaient su se mettre tous à l’abri de cettefusillade en s’adossant à des arbres ; et, avantque les armes eussent été rechargées, ils avaientdisparu.

– Décrétez donc des légions départementales !hein ? dit Hulot à Gérard. Il faut être bêtecomme un Directoire pour vouloir compter surla réquisition de ce pays-ci. Les Assembléesferaient mieux de ne pas nous voter tantd’habits, d’argent, de munitions, et de nous endonner.

– Voilà des crapauds qui aiment mieux leursgalettes que le pain de munition, dit Beau-pied,le malin de la compagnie.

À ces mots, des huées et des éclats de rirepartis du sein de la troupe républicainehonnirent les déserteurs, mais le silence serétablit tout à coup. Les soldats virentdescendre péniblement du talus les deuxchasseurs que le commandant avait envoyésbattre les bois de la droite. Le moins blessé desdeux soutenait son camarade, qui abreuvait leterrain de son sang. Les deux pauvres soldatsétaient parvenus à moitié de la pente lorsqueMarche-à-terre montra sa face hideuse, il ajustasi bien les deux Bleus qu’il les acheva d’un seulcoup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé.À peine avait-on vu sa grosse tête que trentecanons de fusils se levèrent ; mais semblable àune figure fantasmagorique, il avait disparuderrière les fatales touffes de genêts. Cesévénements, qui exigent tant de mots, sepassèrent en un moment ; puis, en un momentaussi, les patriotes et les soldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.

– En avant ! s’écria Hulot.

La compagnie se porta rapidement à l’endroitélevé et découvert où le piquet avait été placé.Là, le commandant mit la compagnie enbataille ; mais il n’aperçut aucunedémonstration hostile de la part des Chouans, et

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Perspectives du matérialisme dialectique

crut que la délivrance des conscrits était le seulbut de cette embuscade.

– Leurs cris, dit-il à ses deux amis,m’annoncent qu’ils ne sont pas nombreux.Marchons au pas accéléré, nous atteindronspeut-être Ernée sans les avoir sur le dos.

Ces mots furent entendus d’un conscritpatriote qui sortit des rangs et se présentadevant Hulot.

– Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cetteguerre-là en contre-chouan. Peut-on voustoucher deux mots ?

– C’est un avocat, cela se croit toujours àl’audience, dit le commandant à l’oreille deMerle.

– Allons, plaide, répondit-il au jeuneFougerais.

– Mon commandant, les Chouans ont sansdoute apporté des armes aux hommes aveclesquels ils viennent de se recruter. Or, si nouslevons la semelle devant eux, ils iront nousattendre à chaque coin de bois, et nous tuerontjusqu’au dernier avant que nous arrivions àErnée. Il faut plaider, comme tu le dis, maisavec des cartouches. Pendant l’escarmouche, quidurera encore plus de temps que tu ne le crois,l’un de mes camarades ira chercher la gardenationale et les compagnies franches deFougères. Quoique nous ne soyons que desconscrits, tu verras alors si nous sommes de larace des corbeaux.

– Tu crois donc les Chouans bien nombreux ?

– Juges-en toi-même, citoyen commandant !

Il amena Hulot à un endroit du plateau où lesable avait été remué comme avec un râteau ;puis, après le lui avoir fait remarquer, il leconduisit assez avant dans un sentier où ilsvirent les vestiges du passage d’un grandnombre d’hommes. Les feuilles y étaientempreintes dans la terre battue.

– Ceux-là sont les Gars de Vitré, dit leFougerais, ils sont allés se joindre aux Bas-Normands.

– Comment te nommes-tu, citoyen ?demanda Hulot.

– Gudin, mon commandant.

– Eh ! bien, Gudin, je te fais caporal de tesbourgeois. Tu m’as l’air d’un homme solide. Jete charge de choisir celui de tes camarades qu’ilfaut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côtéde moi. D’abord, va avec tes réquisitionnairesprendre les fusils, les gibernes et les habits denos pauvres camarades que ces brigandsviennent de coucher dans le chemin. Vous neresterez pas ici à manger des coups de fusil sansen rendre.

Les intrépides Fougerais allèrent chercher ladépouille des morts, et la compagnie entière lesprotégea par un feu bien nourri dirigé sur lebois de manière qu’ils réussirent à dépouiller lesmorts sans perdre un seul homme.

– Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, ferontde fameux fantassins, si jamais la gamelle leurva.

L’émissaire de Gudin partit en courant parun sentier détourné dans les bois de gauche. Lessoldats, occupés à visiter leurs armes,s’apprêtèrent au combat, le commandant lespassa en revue, leur sourit, alla se planter àquelques pas en avant avec ses deux officiersfavoris, et attendit de pied ferme l’attaque desChouans. Le silence régna de nouveau pendantun instant, mais il ne fut pas de longue durée.Trois cents Chouans, dont les costumes étaientidentiques avec ceux des réquisitionnaires,débouchèrent par les bois de la droite et vinrentsans ordre, en poussant de véritableshurlements, occuper toute la route devant lefaible bataillon des Bleus. Le commandantrangea ses soldats en deux parties égales quiprésentaient chacune un front de dix hommes. Ilplaça au milieu de ces deux troupes ses douzeréquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mità leur tête. Cette petite armée était protégéepar deux ailes de vingt-cinq hommes chacune,qui manœuvrèrent sur les deux côtés du cheminsous les ordres de Gérard et de Merle. Ces deuxofficiers devaient prendre à propos les Chouans

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en flanc et les empêcher de s’égailler. Ce mot dupatois de ces contrées exprime l’action de serépandre dans la campagne, où chaque paysanallait se poster de manière à tirer les Bleus sansdanger ; les troupes républicaines ne savaientplus alors où prendre leurs ennemis.

Ces dispositions, ordonnées par lecommandant avec la rapidité voulue en cettecirconstance, communiquèrent sa confiance auxsoldats, et tous marchèrent en silence sur lesChouans. Au bout de quelques minutes exigéespar la marche des deux corps l’un vers l’autre, ilse fit une décharge à bout portant qui répanditla mort dans les deux troupes. En ce moment,les deux ailes républicaines auxquelles lesChouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrentsur leurs flancs, et par une fusillade vive etserrée, semèrent la mort et le désordre au milieude leurs ennemis. Cette manœuvre rétablitpresque l’équilibre numérique entre les deuxpartis. Mais le caractère des Chouanscomportait une intrépidité et une constance àtoute épreuve ; ils ne bougèrent pas, leur pertene les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrentd’envelopper la petite troupe noire et bienalignée des Bleus, qui tenait si peu d’espacequ’elle ressemblait à une reine d’abeilles aumilieu d’un essaim. Il s’engagea donc un de cescombats horribles où le bruit de lamousqueterie, rarement entendu, est remplacépar le cliquetis de ces luttes à armes blanchespendant lesquelles on se bat corps à corps, etoù, à courage égal, le nombre décide de lavictoire. Les Chouans l’auraient emporté deprime abord si les deux ailes, commandées parMerle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deuxou trois décharges qui prirent en écharpe laqueue de leurs ennemis. Les Bleus de ces deuxailes auraient dû rester dans leurs positions etcontinuer ainsi d’ajuster avec adresse leursterribles adversaires ; mais, animés par la vuedes dangers que courait cet héroïque bataillonde soldats alors complètement entouré par lesChasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la routecomme des furieux, la baïonnette en avant, etrendirent la partie plus égale pour quelques

instants. Les deux troupes se livrèrent alors àun acharnement aiguisé par toute la fureur et lacruauté de l’esprit de parti qui firent de cetteguerre une exception. Chacun, attentif à sondanger, devint silencieux. La scène fut sombre etfroide comme la mort. Au milieu de ce silence,on n’entendait, à travers le cliquetis des armeset le grincement du sable sous les pieds, que lesexclamations sourdes et graves échappées à ceuxqui, blessés grièvement ou mourants, tombaientà terre. Au sein du parti républicain, les douzeréquisitionnaires défendaient avec un tel couragele commandant, occupé à donner des avis et desordres multipliés, que plus d’une fois deux outrois soldats crièrent : – Bravo ! les recrues.

Hulot, impassible et l’oeil à tout, remarquabientôt parmi les Chouans un homme qui,entouré comme lui d’une troupe d’élite, devaitêtre le chef. Il lui parut nécessaire de bienconnaître cet officier ; mais il fit à plusieursreprises de vains efforts pour en distinguer lestraits que lui dérobaient toujours les bonnetsrouges et les chapeaux à grands bords.Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placéà côté de son général, répétait les ordres d’unevoix rauque, et dont la carabine ne restaitjamais inactive. Le commandant s’impatienta decette contrariété renaissante. Il mit l’épée à lamain, anima ses réquisitionnaires, chargea sur lecentre des Chouans avec une telle furie qu’iltroua leur masse et put entrevoir le chef, dontmalheureusement la figure était entièrementcachée par un grand feutre à cocarde blanche.Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuseattaque, fit un mouvement rétrograde enrelevant son chapeau avec brusquerie ; alors ilfut permis à Hulot de prendre à la hâte lesignalement de ce personnage. Ce jeune chef,auquel Hulot ne donna pas plus de vingt-cinqans, portait une veste de chasse en drap vert. Saceinture blanche contenait des pistolets. Ses grossouliers étaient ferrés comme ceux des Chouans.Des guêtres de chasseur montant jusqu’auxgenoux et s’adaptant à une culotte de coutil trèsgrossier complétaient ce costume qui laissaitvoir une taille moyenne, mais svelte et bien

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prise. Furieux de voir les Bleus arrivés jusqu’àsa personne, il abaissa son chapeau et s’avançavers eux ; mais il fut promptement entouré parMarche-à-terre et par quelques Chouansalarmés. Hulot crut apercevoir, à travers lesintervalles laissés par les têtes qui se pressaientautour de ce jeune homme, un large cordonrouge sur une veste entrouverte. Les yeux ducommandant, attirés d’abord par cette royaledécoration, alors complètement oubliée, seportèrent soudain sur un visage qu’il perditbientôt de vue, forcé par les accidents ducombat de veiller à la sûreté et aux évolutionsde sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il desyeux étincelants dont la couleur lui échappa, descheveux blonds et des traits assez délicats,brunis par le soleil. Cependant il fut frappé del’éclat d’un cou nu dont la blancheur étaitrehaussée par une cravate noire, lâche etnégligemment nouée. L’attitude fougueuse etanimée du jeune chef était militaire, à lamanière de ceux qui veulent dans un combatune certaine poésie de convention. Sa main biengantée agitait en l’air une épée qui flamboyaitau soleil. Sa contenance accusait tout à la foisde l’élégance et de la force. Son exaltationconsciencieuse, relevée encore par les charmes dela jeunesse, par des manières distinguées, faisaitde cet émigré une gracieuse image de la noblessefrançaise ; il contrastait vivement avec Hulot,qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour uneimage vivante de cette énergique Républiquepour laquelle ce vieux soldat combattait, et dontla figure sévère, l’uniforme bleu à revers rougesusés, les épaulettes noircies et pendant derrièreles épaules, peignaient si bien les besoins et lecaractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeunehomme n’échappèrent pas à Hulot, qui s’écria envoulant le joindre : – Allons, danseur d’Opéra,avance donc que je te démolisse.

Le chef royaliste, courroucé de sondésavantage momentané, s’avança par unmouvement de désespoir ; mais au moment oùses gens le virent se hasardant ainsi, tous seruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce et

claire domina le bruit du combat : – Ici saintLescure est mort ! Ne le vengerez-vous pas ?

À ces mots magiques, l’effort des Chouansdevint terrible, et les soldats de la Républiqueeurent grande peine à se maintenir, sans rompreleur petit ordre de bataille.

– Si ce n’était pas un jeune homme, se disaitHulot en rétrogradant pied à pied, nousn’aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu lesChouans livrant bataille ? Mais tant mieux, onne nous tuera pas comme des chiens le long dela route. Puis, élevant la voix de manière à faireretentir les bois : – Allons, vivement, meslapins ! Allons-nous nous laisser embêter par desbrigands ?

Le verbe par lequel nous remplaçons icil’expression dont se servit le brave commandant,n’en est qu’un faible équivalent ; mais lesvétérans sauront y substituer le véritable, quicertes est d’un plus haut goût soldatesque.

– Gérard, Merle, reprit le commandant,rappelez vos hommes, formez-les en bataillon,reformez-vous en arrière, tirez sur ces chiens-làet finissons-en.

L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté ;car en entendant la voix de son adversaire, lejeune chef s’écria : – Par sainte Anne d’Auray,ne les lâchez pas ! égaillez-vous, mes gars.

Quand les deux ailes commandées par Merleet Gérard se séparèrent du gros de la mêlée,chaque petit bataillon fut alors suivi par desChouans obstinés et bien supérieurs en nombre.Ces vieilles peaux de biques entourèrent detoutes parts les soldats de Merle et de Gérard,en poussant de nouveau leurs cris sinistres etpareils à des hurlements.

– Taisez-vous donc, messieurs, on ne s’entendpas tuer ! s’écria Beau-pied.

Cette plaisanterie ranima le courage desBleus. Au lieu de se battre sur un seul point, lesRépublicains se défendirent sur trois endroitsdifférents du plateau de La Pellerine, et le bruitde la fusillade éveilla tous les échos de ces

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vallées naguère si paisibles. La victoire aurait purester indécise des heures entières, ou la lutte seserait terminée faute de combattants. Bleus etChouans déployaient une égale valeur. La furieallait croissant de part et d’autre, lorsque dansle lointain un tambour résonna faiblement, et,d’après la direction du bruit, le corps qu’ilannonçait devait traverser la vallée duCouesnon.

– C’est la garde nationale de Fougères !s’écria Gudin d’une voix forte, Vannier l’aurarencontrée.

À cette exclamation qui parvint à l’oreille dujeune chef des Chouans et de son féroce aide decamp, les royalistes firent un mouvementrétrograde, que réprima bientôt un cri bestialjeté par Marche-à-terre. Sur deux ou troisordres donnés à voix basse par le chef ettransmis par Marche-à-terre aux Chouans enbas-breton ils opérèrent leur retraite avec unehabileté qui déconcerta les Républicains etmême leur commandant. Au premier ordre, lesplus valides des Chouans se mirent en ligne etprésentèrent un front respectable, derrière lequelles blessés et le reste des leurs se retirèrent pourcharger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cetteagilité dont l’exemple a déjà été donné parMarche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut del’éminence qui flanquait la route à droite, et yfurent suivis par la moitié des Chouans qui lagravirent lestement pour en occuper le sommet,en ne montrant plus aux Bleus que leurs têtesénergiques. Là, ils se firent un rempart desarbres, et dirigèrent les canons de leurs fusilssur le reste de l’escorte qui, d’après lescommandements réitérés de Hulot, s’étaitrapidement mis en ligne, afin d’opposer sur laroute un front égal à celui des Chouans. Ceux-cireculèrent lentement et défendirent le terrain enpivotant de manière à se ranger sous le feu deleurs camarades. Quand ils atteignirent le fosséqui bordait la route, ils grimpèrent à leur tourle talus élevé dont la lisière était occupée par lesleurs, et les rejoignirent en essuyant bravementle feu des Républicains qui les fusillèrent avecassez d’adresse pour joncher de corps le fossé.

Les gens qui couronnaient l’escarpementrépondirent par un feu non moins meurtrier. Ence moment, la garde nationale de Fougèresarriva sur le lieu du combat au pas de course, etsa présence termina l’affaire. Les gardesnationaux et quelques soldats échauffésdépassaient déjà la berme de la route pours’engager dans les bois ; mais le commandantleur cria de sa voix martiale : – Voulez-vousvous faire démolir là-bas !

Ils rejoignirent alors le bataillon de laRépublique, à qui le champ de bataille étaitresté non sans de grandes pertes. Tous les vieuxchapeaux furent mis au bout des baïonnettes,les fusils se hissèrent, et les soldats crièrentunanimement, à deux reprises : Vive laRépublique ! Les blessés eux-mêmes, assis surl’accotement de la route, partagèrent cetenthousiasme, et Hulot pressa la main deGérard en lui disant : – Hein ! voilà ce quis’appelle des lapins ?

Merle fut chargé d’ensevelir les morts dansun ravin de la route. D’autres soldatss’occupèrent du transport des blessés. Lescharrettes et les chevaux des fermes voisinesfurent mis en réquisition, et l’on s’empressa d’yplacer les camarades souffrants sur les dépouillesdes morts. Avant de partir, la garde nationale deFougères remit à Hulot un Chouandangereusement blessé qu’elle avait pris au basde la côte abrupte par où s’échappèrent lesChouans, et où il avait roulé, trahi par sesforces expirantes.

– Merci de votre coup de main, citoyens, ditle commandant. Tonnerre de Dieu ! sans vous,nous pouvions passer un rude quart d’heure.Prenez garde à vous ! la guerre est commencée.Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant versle prisonnier. – Quel est le nom de ton général ?lui demanda-t-il.

– Le Gars.

– Qui ? Marche-à-terre.

– Non, le Gars.

– D’où le Gars est-il venu ?

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Perspectives du matérialisme dialectique

À cette question, le Chasseur du Roi, dont lafigure rude et sauvage était abattue par ladouleur, garda le silence, prit son chapelet et semit à réciter des prières.

– Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant àcravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et sesalliés Pitt et Cobourg.

À ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas silong, releva fièrement la tête : – Envoyé parDieu et le Roi ! Il prononça ces paroles avec uneénergie qui épuisa ses forces. Le commandant vitqu’il était difficile de questionner un hommemourant dont toute la contenance trahissait unfanatisme obscur, et détourna la tête enfronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceuxque Marche-à-terre avait si brutalementdépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement dela route, car ils y étaient morts, se reculèrent dequelques pas, ajustèrent le Chouan, dont lesyeux fixes ne se baissèrent pas devant les canonsdirigés sur lui, le tirèrent à bout portant, et iltomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pourdépouiller le mort, il cria fortement encore : –Vive le Roi.

– Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs,va-t’en manger de la galette chez ta bonneVierge. Ne vient-il pas nous crier au nez vive letyran, quand on le croit frit !

– Tenez, mon commandant, dit Beau-pied,voici les papiers du brigand.

– Oh ! oh ! s’écria La-clef-des-cœurs, venezdonc voir ce fantassin du bon Dieu qui a descouleurs sur l’estomac ?

Hulot et quelques soldats vinrent entourer lecorps entièrement nu du Chouan, et ilsaperçurent sur sa poitrine une espèce detatouage de couleur bleuâtre qui représentait uncœur enflammé. C’était le signe de ralliementdes initiés de la confrérie du Sacré-Cœur. Au-dessous de cette image Hulot put lire : MarieLambrequin, sans doute le nom du Chouan.

– Tu vois bien, La-clef-des-cœurs ! dit Beau-pied. Eh ! bien, tu resterais cent décades sansdeviner à quoi sert ce fourniment-là.

– Est-ce que je me connais aux uniformes dupape ! répliqua La-clef-des-cœurs.

– Méchant pousse-caillou, tu ne t’instruirasdonc jamais ! reprit Beau-pied. Comment nevois-tu pas qu’on a promis à ce coco-là qu’ilressusciterait, et qu’il s’est peint le gésier pourse reconnaître.

À cette saillie, qui n’était pas sansfondement, Hulot lui-même ne put s’empêcherde partager l’hilarité générale. En ce momentMerle avait achevé de faire ensevelir les morts,et les blessés avaient été, tant bien que mal,arrangés dans deux charrettes par leurscamarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deux files le long de ces ambulancesimprovisées, descendaient le revers de lamontagne qui regarde le Maine, et d’où l’onaperçoit la belle vallée de La Pellerine, rivale decelle du Couesnon. Hulot, accompagné de sesdeux amis, Merle et Gérard, suivit alorslentement ses soldats, en souhaitant d’arriversans malheur à Ernée, où les blessés devaienttrouver des secours. Ce combat, presque ignoréau milieu des grands événements qui sepréparaient en France, prit le nom du lieu où ilfut livré. Cependant il obtint quelque attentiondans l’Ouest, dont les habitants occupés decette seconde prise d’armes y remarquèrent unchangement dans la manière dont les Chouansrecommençaient la guerre. Autrefois ces gens-làn’eussent pas attaqué des détachements siconsidérables. Selon les conjectures de Hulot, lejeune royaliste qu’il avait aperçu devait être leGars, nouveau général envoyé en France par lesprinces, et qui, selon la coutume des chefsroyalistes, cachait son titre et son nom sous unde ces sobriquets appelés noms de guerre.

Cette circonstance rendait le commandantaussi inquiet après sa victoire qu’au moment oùil soupçonna l’embuscade, il se retourna àplusieurs reprises pour contempler le plateau deLa Pellerine qu’il laissait derrière lui, et d’oùarrivait encore, par intervalles, le son étouffé destambours de la garde nationale qui descendaitdans la vallée de Couesnon en même temps que

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les Bleus descendaient dans la vallée de LaPellerine.

– Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement àses deux amis, qui puisse deviner le motif del’attaque des Chouans ? Pour eux, les coups defusil sont un commerce, et je ne vois pas encorece qu’ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moinsperdu cent hommes, et nous, ajouta-t-il enretroussant sa joue droite et clignant des yeuxpour sourire, nous n’en avons pas perdusoixante. Tonnerre de Dieu ! je ne comprendspas la spéculation. Les drôles pouvaient bien sedispenser de nous attaquer, nous aurions passécomme des lettres à la poste, et je ne vois pas àquoi leur a servi de trouer nos hommes. Et ilmontra par un geste triste les deux charrettes deblessés. – Ils auront peut-être voulu nous direbonjour, ajouta-t-il.

– Mais, mon commandant, ils y ont gagnénos cent cinquante serins, répondit Merle.

– Les réquisitionnaires auraient sauté commedes grenouilles dans le bois que nous ne serionspas allés les y repêcher, surtout après avoiressuyé une bordée, répliqua Hulot. – Non, non,reprit-il, il y a quelque chose là-dessous. Il seretourna encore vers La Pellerine.

– Tenez, s’écria-t-il, voyez ?

Quoique les trois officiers fussent déjàéloignés de ce fatal plateau, leurs yeux exercésreconnurent facilement Marche-à-terre etquelques Chouans qui l’occupaient de nouveau.

– Allez au pas accéléré ! cria Hulot à satroupe, ouvrez le compas et faites marcher voschevaux plus vite que ça. Ont-ils les jambesgelées ? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pittet Cobourg ?

Ces paroles imprimèrent à la petite troupeun mouvement rapide.

– Quant au mystère dont l’obscurité meparaît difficile à percer, Dieu veuille, mes amis,dit-il aux deux officiers, qu’il ne se débrouillepoint par des coups de fusil à Ernée. J’ai bienpeur d’apprendre que la route de Mayenne nous

est encore coupée par les sujets du roi.

Le problème de stratégie qui hérissait lamoustache du commandant Hulot ne causaitpas, en ce moment, une moins vive inquiétudeaux gens qu’il avait aperçus sur le sommet deLa Pellerine. Aussitôt que le bruit du tambourde la garde nationale fougeraise n’y retentitplus, et que Marche-à-terre eut aperçu les Bleusau bas de la longue rampe qu’ils avaientdescendue, il fit entendre gaiement le cri de lachouette et les Chouans reparurent, mais moinsnombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sansdoute occupés à placer les blessés dans le villagede La Pellerine, situé sur le revers de lamontagne qui regarde la vallée de Couesnon.Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roivinrent auprès de Marche-à-terre. À quatre pasd’eux, le jeune noble, assis sur une roche degranit, semblait absorbé dans les nombreusespensées excitées par les difficultés que sonentreprise présentait déjà. Marche-à-terre fitavec sa main une espèce d’auvent au-dessus deson front pour se garantir les yeux de l’éclat dusoleil, et contempla tristement la route quesuivaient les Républicains à travers la vallée deLa Pellerine. Ses petits veux noirs et perçantsessayaient de découvrir ce qui se passait surl’autre rampe, à l’horizon de la vallée.

– Les Bleus vont intercepter le courrier, ditd’une voix farouche celui des chefs qui setrouvait le plus près de Marche-à-terre.

– Par sainte Anne d’Auray ! reprit un autre,pourquoi nous as-tu fait battre ? Etait-ce poursauver ta peau ?

Marche-à-terre lança sur le questionneur unregard comme venimeux et frappa le sol de salourde carabine.

– Suis-je le chef ? demanda-t-il. Puis aprèsune pause : – Si vous vous étiez battus touscomme moi, pas un de ces Bleus-là n’auraitéchappé, reprit-il en montrant les restes dudétachement de Hulot. Peut-être, la voitureserait-elle alors arrivée jusqu’ici.

– Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils

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penseraient à l’escorter ou à la retenir, si nousles avions laissé passer tranquillement ? Tu asvoulu sauver ta peau de chien, parce que tu necroyais pas les Bleus en route. – Pour la santéde son groin, ajouta l’orateur en se tournantvers les autres, il nous a fait saigner, et nousperdrons encore vingt mille francs de bon or…

– Groin toi-même ! s’écria Marche-à-terre ense reculant de trois pas et ajustant sonagresseur. Ce n’est pas les Bleus que tu hais,c’est l’or que tu aimes. Tiens, tu mourras sansconfession, vilain damné, qui n’as pas communiécette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de lefaire pâlir, et un sourd grognement sortit de sapoitrine pendant qu’il se mit en mesured’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élançaentre eux, il leur fit tomber les armes des mainsen frappant leurs carabines avec le canon de lasienne ; puis il demanda l’explication de cettedispute, car la conversation avait été tenue enbas-breton, idiome qui ne lui était pas trèsfamilier.

– Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre enachevant son discours, c’est d’autant plus mal àeux de m’en vouloir que j’ai laissé en arrièrePille-miche qui saura peut-être sauver la voituredes griffes des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèlesserviteurs de l’Autel et du Trône étaient tous lesassassins de Louis XVI et des brigands.

– Comment ! s’écria le jeune homme encolère, c’est donc pour arrêter une voiture quevous restez encore ici, lâches qui n’avez puremporter une victoire dans le premier combatoù j’ai commandé ! Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions ? Lesdéfenseurs de Dieu et du Roi sont-ils donc despillards ? Par sainte Anne d’Auray ! nous avonsà faire la guerre à la République et non auxdiligences. Ceux qui désormais se rendrontcoupables d’attaques si honteuses ne recevrontpas l’absolution et ne profiteront pas des faveursréservées aux braves serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cettetroupe. Il était facile de voir que l’autorité dunouveau chef, si difficile à établir sur ces hordesindisciplinées, allait être compromise. Le jeunehomme, auquel ce mouvement n’avait paséchappé, cherchait déjà à sauver l’honneur ducommandement, lorsque le trot d’un chevalretentit au milieu du silence. Toutes les têtes setournèrent dans la direction présumée dupersonnage qui survenait. C’était une jeunefemme assise en travers sur un petit chevalbreton, qu’elle mit au galop pour arriverpromptement auprès de la troupe des Chouansen y apercevant le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle enregardant tour à tour les Chouans et leur chef.

– Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent lacorrespondance de Mayenne à Fougères, dansl’intention de la piller, quand nous venonsd’avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, uneescarmouche qui nous a coûté beaucoupd’hommes sans que nous ayons pu détruire lesBleus.

– Eh ! bien, où est le mal ? demanda la jeunedame à laquelle un tact naturel aux femmesrévéla le secret de la scène. Vous avez perdu deshommes, nous n’en manquerons jamais. Lecourrier porte de l’argent, et nous enmanquerons toujours ! Nous enterrerons noshommes qui iront au ciel, et nous prendronsl’argent qui ira dans les poches de tous cesbraves gens. Où est la difficulté !

Les Chouans approuvèrent ce discours pardes sourires unanimes.

– N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasserougir ? demanda le jeune homme à voix basse.Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent qu’ilvous faille en prendre sur les routes ?

– J’en suis tellement affamée, marquis, que jemettrais, je crois, mon cœur en gage s’il n’étaitpas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie.Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vousvous servirez des Chouans sans leur laisser pillerpar-ci par-là quelques Bleus ? Ne savez-vous pas

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Honoré de Balzac – Les Chouans

le proverbe : Voleur comme une chouette. Or,qu’est-ce qu’un Chouan ? D’ailleurs, dit-elle enélevant la voix, n’est-ce pas une action juste LesBleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Egliseet les nôtres ?

Un autre murmure, bien différent dugrognement par lequel les Chouans avaientrépondu au marquis, accueillit ces paroles. Lejeune homme, dont le front se rembrunissait,prit alors la jeune dame à part et lui dit avec lavive bouderie d’un homme bien élevé : – Cesmessieurs viendront-ils à la Vivetière au jourfixé ?

– Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacqueset peut-être Ferdinand.

– Permettez donc que j’y retourne ; car je nesaurais sanctionner de tels brigandages par maprésence. Oui, madame, J’ai dit brigandage. Il ya de la noblesse à être volé, mais…

– Eh ! bien, dit-elle en l’interrompant, j’auraivotre part, et je vous remercie de mel’abandonner. Ce surplus de prise me fera grandbien. Ma mère a tellement tardé à m’envoyer del’argent que je suis au désespoir.

– Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut ; mais la jeune dame courutvivement après lui.

– Pourquoi ne restez-vous pas avec moi ?demanda-t-elle en lui lança le regard à demidespotique, à demi caressant par lequel lesfemmes qui ont des droits au respect d’unhomme savent si bien exprimer leurs désirs.

– N’allez-vous pas piller la voiture ?

– Piller ? reprit-elle, quel singulier terme !Laissez-moi vous expliquer…

– Rien, dit-il en lui prenant les mains et enles lui baisant avec la galanterie superficielled’un courtisan. – Ecoutez-moi, reprit-il aprèsune pause, si je demeurais là pendant la capturede cette diligence, nos gens me tueraient, car jeles…

– Vous ne les tueriez pas, reprit-elle

vivement, car ils vous lieraient les mains avec leségards dus à votre rang ; et, après avoir levé surles Républicains une contribution nécessaire àleur équipement, à leur subsistance, à des achatsde poudre, ils vous obéiraient aveuglément.

– Et vous voulez que je commande ici ? Sima vie est nécessaire à la cause que je défends,permettez-moi de sauver l’honneur de monpouvoir. En me retirant, je puis ignorer cettelâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dameécouta le bruit des pas avec un sensibledéplaisir. Quand le bruissement des feuillesséchées eut insensiblement cessé, elle restacomme interdite, puis elle revint en grande hâtevers les Chouans. Elle laissa brusquementéchapper un geste de dédains, et dit à Marche-à-terre, qui l’aidait à descendre de cheval : – Cejeune homme-là voudrait pouvoir faire uneguerre régulière à la République ! … ah ! bien,encore quelques jours, et il changera d’opinion.– Comme il m’a traitée, se dit-elle après unepause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi desiège au marquis, et attendit en silence l’arrivéede la voiture. Ce n’était pas un des moindresphénomènes de l’époque que cette jeune damenoble jetée par de violentes passions dans lalutte des monarchies contre l’esprit du siècle, etpoussée par la vivacité de ses sentiments à desactions dont pour ainsi dire elle n’était pascomplice ; semblable en cela à tant d’autres quifurent entraînées par une exaltation souventfertile en grandes choses. Comme elle, beaucoupde femmes jouèrent des rôles ou héroïques oublâmables dans cette tourmente. La causeroyaliste ne trouva pas d’émissaires ni plusdévoués ni plus actifs que ces femmes, maisaucune des héroïnes de ce parti ne paya leserreurs du dévouement, ou le malheur de cessituations interdites à leur sexe, par uneexpiation aussi terrible que le fut le désespoir decette dame, lorsque, assise sur le granit de laroute, elle ne put refuser son admiration aunoble dédain et à la loyauté du jeune chef.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Insensiblement, elle tomba dans une profonderêverie. D’amers souvenirs lui firent désirerl’innocence de ses premières années et regretterde n’avoir pas été une victime de cetterévolution dont la marche, alors victorieuse, nepouvait pas être arrêtée par de si faibles mains.

La voiture qui entrait pour quelque chosedans l’attaque des Chouans avait quitté lapetite ville d’Ernée quelques instants avantl’escarmouche des deux partis. Rien ne peintmieux un pays que l’état de son matériel social.Sous ce rapport, cette voiture mérite unemention honorable. La Révolution elle-mêmen’eut pas le pouvoir de la détruire, elle rouleencore de nos jours. Lorsque Turgot remboursale privilège qu’une compagnie obtint sous LouisXIV de transporter exclusivement les voyageurspar tout le royaume, et qu’il institua lesentreprises nommées les turgotines, les vieuxcarrosses des sieurs de Vouges, Chanteclaire etveuve Lacombe refluèrent dans les provinces.Une de ces mauvaises voitures établissait doncla communication entre Mayenne et Fougères.Quelques entêtés l’avaient jadis nommée, parantiphrase, la turgotine, pour singer Paris ou enhaine d’un ministre qui tentait des innovations.Cette turgotine était un méchant cabriolet àdeux roues très hautes, au fond duquel deuxpersonnes un peu grasses auraient difficilementtenu. L’exiguïté de cette frêle machine nepermettant pas de la charger beaucoup, et lecoffre qui formait le siège étant exclusivementréservé au service de la poste, si les voyageursavaient quelque bagage, ils étaient obligés de legarder entre leurs jambes déjà torturées dansune petite caisse que sa forme faisait assezressembler à un soufflet. Sa couleur primitive etcelle des roues fournissait aux voyageurs uneinsoluble énigme. Deux rideaux de cuir, peumaniables malgré de longs service, devaientprotéger les patients contre le froid et la pluie.Le conducteur, assis sur une banquettesemblable à celle des plus mauvais coucousparisiens, participait forcément à la conversationpar la manière dont il était placé entre sesvictimes bipèdes et quadrupèdes. Cet équipage

offrait de fantastiques similitudes avec cesvieillards décrépits qui ont essuyé bon nombrede catarrhes, d’apoplexies, et que la mortsemble respecter, il geignait en marchant, ilcriait par moments. Semblable à un voyageurpris par un lourd sommeil, il se penchaitalternativement en arrière et en avant, commes’il eût essayé de résister à l’action violente dedeux petits chevaux bretons qui le traînaient surune route passablement raboteuse. Cemonument d’un autre âge contenait troisvoyageurs qui, à la sortie d’Ernée, où l’on avaitrelayé, continuèrent avec le conducteur uneconversation entamée avant le relais.

– Comment voulez-vous que les Chouans sesoient montrés par ici ? disait le conducteur.Ceux d’Ernée viennent de me dire que lecommandant Hulot n’a pas encore quittéFougères.

– Oh ! oh ! l’ami, lui répondit le moins âgédes voyageurs, tu ne risques que ta carcasse ! Situ avais, comme moi, trois cents écus sur toi, etque tu fusses connu pour être un bon patriote,tu ne serais pas si tranquille.

– Vous êtes en tout cas bien bavard, réponditle conducteur en hochant la tête.

– Brebis comptées, le loup les mange, repritle second personnage.

Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir unequarantaine d’années et devait être quelquerecteur des environs. Son menton s’appuyait surun double étage, et son teint fleuri devaitappartenir à l’ordre ecclésiastique. Quoique groset court, il déployait une certaine agilité chaquefois qu’il fallait descendre de voiture ou yremonter.

– Seriez-vous des Chouans ? s’écria l’hommeaux trois cents écus dont l’opulente peau debique couvrait un pantalon de bon drap et uneveste fort propre qui annonçaient quelque richecultivateur. Par l’âme de saint Robespierre, jejure que vous seriez mal reçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteurau voyageur, en leur montrant deux pistolets à

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Honoré de Balzac – Les Chouans

sa ceinture.

– Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avecdédain le recteur. D’ailleurs avons-nous l’aird’en vouloir à votre argent ?

Chaque fois que le mot argent était prononcé,le conducteur devenait taciturne, et le recteuravait précisément assez d’esprit pour douter quele patriote eût des écus et pour croire que leurguide en portait.

– Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau ?demanda l’abbé.

– Oh ! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin,répondit le conducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure dupatriote et celle de Couplau, les trouva, pendantcette réponse, également imperturbables.

– Tant mieux pour toi, répliqua le patriote,je pourrai prendre alors mes mesures poursauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclaméerévolta Couplau, qui reprit brutalement : – Jesuis le maître de ma voiture, et pourvu que jevous conduise…

– Es-tu patriote, es-tu Chouan ? lui demandavivement son adversaire en l’interrompant.

– Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Jesuis postillon, et Breton qui plus est ; partant,je ne crains ni les Bleus ni les gentilshommes.

– Tu veux dire les gens-pille-hommes, repritle patriote avec ironie.

– Ils ne font que reprendre ce qu’on leur aôté, dit vivement le recteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il estpermis d’emprunter ce terme à la conversation,jusque dans le blanc des yeux. Il existait aufond de la voiture un troisième voyageur quigardait, au milieu de ces débats, le plus profondsilence. Le conducteur, le patriote et mêmeGudin ne faisaient aucune attention à ce muetpersonnage. C’était en effet un de ces voyageursincommodes et peu sociables qui sont dans unevoiture comme un veau résigné que l’on mène,

les pattes liées, au marché voisin. Ilscommencent par s’emparer de toute leur placelégale, et finissent par dormir sans aucunrespect humain sur les épaules de leurs voisins.Le patriote, Gudin et le conducteur l’avaientdonc laissé à lui-même sur la foi de son sommeil,après s’être aperçus qu’il était inutile de parlerà un homme dont la figure pétrifiée annonçaitune vie passée à mesurer des aunes de toiles etune intelligence occupée à les vendre toutbonnement plus cher qu’elles ne coûtaient. Cegros petit homme, pelotonné dans son coin,ouvrait de temps en temps ses petits yeux d’unbleu-faïence, et les avait successivement portéssur chaque interlocuteur avec des expressionsd’effroi, de doute et de défiance pendant cettediscussion. Mais il paraissait ne craindre que sescompagnons de voyage et se soucier fort peu desChouans. Quand il regardait le conducteur, oneût dit de deux francs-maçons. En ce moment lafusillade de La Pellerine commença. Coupiau,déconcerté, arrêta sa voiture.

– Oh ! oh ! dit l’ecclésiastique qui paraissaits’y connaître, c’est un engagement sérieux, il y abeaucoup de monde.

– L’embarrassant, monsieur Gudin, est desavoir qui l’emportera ? s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dansleur anxiété.

– Entrons la voiture, dit le patriote, danscette auberge là-bas, et nous l’y cacherons enattendant le résultat de la bataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’yrendit. Le patriote aida le conducteur à cacherla voiture à tous les regards, derrière un tas defagots. Le prétendu recteur saisit une occasionde dire tout bas à Coupiau :

– Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent ?

– Hé ! monsieur Gudin, si ce qu’il en aentrait dans les poches de Votre Révérence, ellesne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée,passèrent devant l’auberge sans y entrer. Au

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Perspectives du matérialisme dialectique

bruit de leur marche précipitée, Gudin etl’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrentsur la porte de la cour pour les voir. Tout àcoup le gros ecclésiastique courut à un soldatqui restait en arrière.

– Eh ! bien, Gudin ! s’écria-t-il, entêté, tu vasdonc avec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu ?

– Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’aijuré de défendre la France.

– Eh ! malheureux, tu perds ton âme ! ditl’oncle en essayant de réveiller chez son neveules sentiments religieux si puissants dans le cœurdes Bretons.

– Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête deses armées, je ne dis pas que…

– Eh ! imbécile, qui te parle du Roi ? TaRépublique donne-t-elle des abbayes ? Elle atout renversé. À quoi veux-tu parvenir ? Resteavec nous, nous triompherons, un jour oul’autre, et tu deviendras conseiller à quelqueparlement.

– Des parlements … dit Gudin d’un tonmoqueur. Adieu, mon oncle.

– Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant,dit l’oncle en colère. Je te déshérite !

– Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versépar le patriote à Coupiau pendant le passage dela petite troupe avaient réussi à obscurcirl’intelligence du conducteur ; mais il se réveillatout joyeux quand l’aubergiste, après s’êtreinformé du résultat de la lutte, annonça que lesBleus avaient eu l’avantage. Coupiau remit alorsen route sa voiture qui ne tarda pas à semontrer au fond de la vallée de La Pellerine oùil était facile de l’apercevoir et des plateaux duMaine et de ceux de la Bretagne, semblable à undébris de vaisseau qui nage sur les flots aprèsune tempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleusgravissaient alors et d’où l’on apercevait encoreLa Pellerine dans le lointain, Hulot se retournapour voir si les Chouans y séjournaient

toujours ; le soleil, qui faisait reluire les canonsde leurs fusils, les lui indiqua comme des pointsbrillants. En jetant un dernier regard sur lavallée qu’il allait quitter pour entrer dans celled’Ernée, il crut distinguer sur la grande routel’équipage de Coupiau.

– N’est-ce pas la voiture de Mayenne ?demanda-t-il à ses deux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regardssur la vieille turgotine, la reconnurentparfaitement.

– Hé ! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pas rencontrée ?

Ils se regardèrent en silence.

– Voilà encore une énigme ? s’écria lecommandant. Je commence à entrevoir la véritécependant.

En ce moment Marche-à-terre, quireconnaissait aussi la turgotine, la signala à sescamarades, et les éclats d’une joie généraletirèrent la jeune dame de sa rêverie. L’inconnues’avança et vit la voiture qui s’approchait durevers de La Pellerine avec une fatale rapidité.La malheureuse turgotine arriva bientôt sur leplateau. Les Chouans, qui s’y étaient cachés denouveau, fondirent alors sur leur proie avec uneavide célérité. Le voyageur muet se laissa coulerau fond de la voiture et se blottit soudain encherchant à garder l’apparence d’un ballot.

– Ah ! bien, s’écria Coupiau de dessus sonsiège en leur désignant le paysan, vous avezsenti le patriote que voilà, car il a de l’or, unplein sac !

Les Chouans accueillirent ces paroles par unéclat de rire général et s’écrièrent Pille-miche !Pille-miche ! Pille-miche !

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit comme un écho, Coupiaudescendit tout honteux de son siège. Lorsque lefameux Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin àquitter la voiture, il s’éleva un murmure derespect.

– C’est l’abbé Gudin ! crièrent plusieurs

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Honoré de Balzac – Les Chouans

hommes.

À ce nom respecté, tous les chapeaux furentôtés, les Chouans s’agenouillèrent devant leprêtre et lui demandèrent sa bénédiction, quel’abbé leur donna gravement.

– Il tromperait saint Pierre et lui volerait lesclefs du paradis, dit le recteur en frappant surl’épaule de Pille-miche. Sans lui, les Bleus nousinterceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbéGudin alla s’entretenir avec elle à quelques pasde là. Marche-à-terre, qui avait ouvert lestementle coffre du cabriolet, fit voir avec une joiesauvage un sac dont la forme annonçait desrouleaux d’or. Il ne resta pas longtemps à faireles parts. Chaque Chouan reçut de lui soncontingent avec une telle exactitude, que cepartage n’excita pas la moindre querelle. Puis ils’avança vers la jeune dame et le prêtre, en leurprésentant six mille francs environ.

– Puis-je accepter en conscience, monsieurGudin ? dit-elle en sentant le besoin d’uneapprobation.

– Comment donc, madame ? l’Eglise n’a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation dubien des Protestants ; à plus forte raison, cellesdes Révolutionnaires qui renient Dieu,détruisent les chapelles et persécutent lareligion. L’abbé Gudin joignit l’exemple à laprédication, en acceptant sans scrupule la dîmede nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre.– Au reste, ajouta-t-il, je pins maintenantconsacrer tout ce que je possède à la défense deDieu et du Roi. Mon neveu part avec les Bleus !

Coupiau se lamentait et criait qu’il étaitruiné.

– Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tuauras ta part.

– Mais on croira que j’ai fait exprès de melaisser voler, si je reviens sans avoir essuyé deviolence.

– N’est-ce que ça ? … dit Marche-à-terre.

Il fit un signal et une décharge cribla la

turgotine. À cette fusillade imprévue, la vieillevoiture poussa un cri si lamentable, que lesChouans, naturellement superstitieux, reculèrentd’effroi ; mais Marche-à-terre avait vu sauter etretomber dans un coin de la caisse la figure pâledu voyageur taciturne.

– Tu as encore une volaille dans tonpoulailler, dit tout bas Marche-à-terre àCouplau.

Pille-miche, qui comprit la question, clignades yeux en signe d’intelligence.

– Oui, répondit le conducteur ; mais je metspour condition à mon enrôlement avec vousautres, que vous me laisserez conduire ce bravehomme sain et sauf à Fougères. Je m’y suisengagé au nom de la sainte d’Auray.

– Qui est-ce ? demanda Pille-miche.

– Je ne puis pas vous le dire, réponditCoupiau.

– Laisse-le donc ! reprit Marche-à-terre enpoussant Pille-miche par le coude, il a juré parSainte-Anne d’Auray, faut qu’il tienne sespromesses.

– Mais, dit le Chouan en s’adressant àCoupiau, ne descends pas trop vite la montagne,nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veuxvoir le museau de ton voyageur, et nous luidonnerons un passeport.

En ce moment on entendit le galop d’uncheval dont le bruit se rapprochait vivement deLa Pellerine. Bientôt le jeune chef apparut. Ladame cacha promptement le sac qu’elle tenait àla main.

– Vous pouvez garder cet argent sansscrupule, dit le jeune homme en ramenant enavant le bras de la dame. Voici une lettre quej’ai trouvée pour vous parmi celles quim’attendaient à la Vivetière, elle est de madamevotre mère. Après avoir tour à tour regardé lesChouans qui regagnaient le bois, et la voiturequi descendait la vallée du Couesnon, il ajouta :– Malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé àtemps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans

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Perspectives du matérialisme dialectique

mes soupçons !

– C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria ladame après avoir décacheté la lettre dont lespremières lignes lui arrachèrent cetteexclamation.

Quelques rires étouffés retentirent dans lebois. Le jeune homme lui-même ne puts’empêcher de sourire en voyant la damegardant à la main le sac qui renfermait sa partdans le pillage de son propre argent. Elle-mêmese mit à rire.

– Eh ! bien, marquis, Dieu soit loué ! pourcette fois je m’en tire sans blâme, dit-elle auchef.

– Vous mettez donc de la légèreté en toutechose, même dans vos remords ? … dit le jeunehomme.

Elle rougit et regarda le marquis avec unecontrition si véritable, qu’il en fut désarmé.L’abbé rendit poliment, mais d’un airéquivoque, la dîme qu’il venait d’accepter ; puisil suivit le jeune chef qui se dirigeait vers lechemin détourné par lequel il était venu. Avantde les rejoindre, la jeune dame fit un signe àMarche-à-terre, qui vint près d’elle.

– Vous vous porterez en avant de Mortagne,lui dit-elle à voix basse. Je sais que les Bleusdoivent envoyer incessamment à Alençon uneforte somme en numéraire pour subvenir auxpréparatifs de la guerre. Si j’abandonne à tescamarades la prise d’aujourd’hui, c’est àcondition qu’ils sauront m’en indemniser.Surtout que le Gars ne sache rien du but decette expédition, peut-être s’y opposerait-il ;mais, en cas de malheur, je l’adoucirai.

– Madame, dit le marquis, sur le chevalduquel elle se mit en croupe en abandonnant lesien à l’abbé, nos amis de Paris m’écrivent deprendre garde à nous. La République veutessayer de nous combattre par la ruse et par latrahison.

– Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ontd’assez bonnes idées, ces gens-là ! je pourrai

prendre part à la guerre et trouver desadversaires.

– Je le crois, s’écria le marquis. Pichegrum’engage à être scrupuleux et circonspect dansmes amitiés de toute espèce. La République mefait l’honneur de me supposer plus dangereuxque tous les Vendéens ensemble, et compte surmes faiblesses pour s’emparer de ma personne.

– Vous défieriez-vous de moi ? dit-elle en luifrappant le cœur avec la main par laquelle ellese cramponnait à lui.

– Seriez-vous là ? … madame, dit-il entournant vers elle son front qu’elle embrassa.

– Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouchésera plus dangereuse pour nous que ne le sontles bataillons mobiles et les contre-Chouans.

– Comme vous le dites, mon révérend.

– Ha ! ha ! s’écria la dame, Fouché va doncenvoyer des femmes contre vous ? … je lesattends, ajouta-t-elle d’un son de voix profondet après une légère pause.

À trois ou quatre portées de fusil du plateaudésert que les chefs abandonnaient, il se passaitune de ces scènes qui, pendant quelque tempsencore, devinrent assez fréquentes sur lesgrandes routes. Au sortir du petit village de LaPellerine, Pille-miche et Marche-à-terre avaientarrêté de nouveau la voiture dans unenfoncement du chemin. Couplau était descendude son siège après une molle résistance. Levoyageur taciturne, exhumé de sa cachette parles deux Chouans, se trouvait agenouillé dans ungenêt.

– Qui es-tu ? lui demanda Marche-à-terred’une voix sinistre.

Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommença la question en lui donnantun coup de crosse.

– Je suis, dit-il alors en jetant un regard surCoupiau, Jacques Pinaud, un pauvre marchandde toile.

Coupiau fit un signe négatif, sans croire

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Honoré de Balzac – Les Chouans

enfreindre ses promesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant queMarche-à-terre lui signifia catégoriquement ceterrible ultimatum : – Tu es trop gras pouravoir les soucis des pauvres ! Si tu te fais encoredemander une fois ton véritable nom, voici monami Pille-miche qui par un seul coup de fusilacquerra l’estime et la reconnaissance de teshéritiers. – Qui es-tu ? ajouta-t-il après unepause.

– Je suis d’Orgemont de Fougères.

– Ah ! ah ! s’écrièrent les deux Chouans.

– Ce n’est pas moi qui vous ai nommé,monsieur d’Orgemont, dit Coupiau. La sainteVierge m’est témoin que je vous ai bien défendu.

– Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont deFougères, reprit Marche-à-terre d’un airrespectueusement ironique, nous allons vouslaisser aller bien tranquillement. Mais commevous n’êtes ni un bon Chouan, ni un vrai Bleu,quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens del’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajoutale Chouan en ayant l’air de compter ses associés,trois cents écus de six francs pour votre rançon.La neutralité vaut bien cela.

– Trois cents écus de six francs ! répétèrenten chœur le malheureux banquier, Pille-miche etCoupiau, mais avec des expressions diverses.

– Hélas ! mon cher monsieur, continuad’Orgemont, je suis ruiné. L’emprunt forcé decent millions fait par cette République dudiable, qui me taxe à une somme énorme, m’amis à sec.

– Combien t’a-t-elle donc demandé, taRépublique ?

– Mille écus, mon cher monsieur, répondit lebanquier d’un air piteux en croyant obtenir uneremise.

– Si ta République t’arrache des empruntsforcés si considérables, tu vois bien qu’il y atout à gagner avec nous autres, notregouvernement est moins cher. Trois cents écus,est-ce donc trop pour ta peau ?

– Où les prendrai-je ?

– Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tesécus ne soient pas rognés, ou nous te rogneronsles ongles au feu.

– Où vous les paierai-je ? demandad’Orgemont.

– Ta maison de campagne de Fougères n’estpas loin de la ferme de Gibarry, où demeuremon cousin Galope-Chopine, autrement dit legrand Cibot, tu les lui remettras, dit Pille-miche.

– Ce n’est pas régulier, dit d’Orgemont.

– Qu’est-ce que cela nous fait ? repritMarche-à-terre. Songe que, s’ils ne sont pasremis à Galope-Chopine d’ici à quinze jours,nous te rendrons une petite visite qui te guérirade la goutte, si tu l’as aux pieds.

– Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera Mène-à-bien.

À ces mots les deux Chouans s’éloignèrent.Le voyageur remonta dans la voiture, qui, grâceau fouet de Couplau, se dirigea rapidement versFougères.

– Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau,nous aurions pu nous défendre un peu mieux.

– Imbécile, j’ai dix mille francs là, repritd’Orgemont en montrant ses gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec une si fortesomme sur soi ?

Mène-à-bien se gratta l’oreille et regardaderrière lui, mais ses nouveaux camaradesavaient complètement disparu.

Hulot et ses soldats s’arrêtèrent à Ernée pourdéposer les blessés à l’hôpital de cette petiteville ; puis, sans que nul événement fâcheuxinterrompît la marche des troupes républicaines,elles arrivèrent à Mayenne. Là le commandantput, le lendemain, résoudre tous ses doutesrelativement à la marche du messager ; car lelendemain, les habitants apprirent le pillage dela voiture. Peu de jours après, les autoritésdirigèrent sur Mayenne assez de conscrits

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patriotes pour que Hulot pût y remplir le cadrede sa demi-brigade. Bientôt se succédèrent desouï-dire peu rassurants sur l’insurrection. Larévolte était complète sur tous les points où,pendant la dernière guerre, les Chouans et lesVendéens avaient établi les principaux foyers decet incendie. En Bretagne, les royalistess’étaient rendus maîtres de Pontorson, afin de semettre en communication avec la mer. La petiteville de Saint-James, située entre Pontorson etFougères, avait été prise par eux, et ilsparaissaient vouloir en faire momentanémentleur place d’armes, le centre de leurs magasinsou de leurs opérations. De là, ils pouvaientcorrespondre sans danger avec la Normandie etle Morbihan. Les chefs subalternes parcouraientces trois pays pour y soulever les partisans de lamonarchie et arriver à mettre de l’ensembledans leur entreprise. Ces menées coïncidaientavec les nouvelles de la Vendée, où des intriguessemblables agitaient la contrée, sous l’influencede quatre chefs célèbres, messieurs l’abbéVernal, le comte de Fontaine, de Châtillon etSuzannet. Le chevalier de Valois, le marquisd’Esgrignon et les Troisville étaient, disait-on,leurs correspondants dans le département del’Orne. Le chef du vaste plan d’opérations qui sedéroulait lentement, mais d’une manièreformidable, était réellement le Gars, surnomdonné par les Chouans à monsieur le marquis deMontauran, lors de son débarquement. Lesrenseignements transmis aux ministres parHulot se trouvaient exacts en tout point.L’autorité de ce chef envoyé du dehors avait étéaussitôt reconnue. Le marquis prenait mêmeassez d’empire sur les Chouans pour leur faireconcevoir le véritable but de la guerre et leurpersuader que les excès dont ils se rendaientcoupables souillaient la cause généreuse qu’ilsavaient embrassée. Le caractère hardi, labravoure, le sang-froid, la capacité de ce jeuneseigneur réveillaient les espérances des ennemisde la République et flattaient si vivement lasombre exaltation de ces contrées que les moinszélés coopéraient à y préparer des événementsdécisifs pour la monarchie abattue. Hulot nerecevait aucune réponse aux demandes et aux

rapports réitérés qu’il adressait à Paris. Cesilence étonnant annonçait, sans doute, unenouvelle crise révolutionnaire.

– En serait-il maintenant, disait le vieux chefà ses amis, en fait de gouvernement comme enfait d’argent, met-on néant à toutes lespétitions ?

Mais le bruit du magique retour du généralBonaparte et des événements du Dix-huitBrumaire ne tarda pas à se répandre. Lescommandants militaires de l’Ouest comprirentalors le silence des ministres. Néanmoins ceschefs n’en furent que plus impatients d’êtredélivrés de la responsabilité qui pesait sur eux,et devinrent assez curieux de connaître lesmesures qu’allait prendre le nouveaugouvernement. En apprenant que le généralBonaparte avait été nommé premier consul de laRépublique, les militaires éprouvèrent une joietrès vive : ils voyaient, pour la première fois, undes leurs arrivant au maniement des affaires. LaFrance, qui avait fait une idole de ce jeunegénéral, tressaillit d’espérance. L’énergie de lanation se renouvela. La capitale, fatiguée de sasombre attitude, se livra aux fêtes et auxplaisirs desquels elle était depuis si longtempssevrée. Les premiers actes du Consulat nediminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’eneffaroucha pas. Le premier consul fit uneproclamation aux habitants de l’Ouest. Leséloquentes allocutions adressées aux masses etque Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées,produisaient, dans ces temps de patriotisme etde miracles, des effets prodigieux. Sa voixretentissait dans le monde comme la voix d’unprophète, car aucune de ses proclamationsn’avait encore été démentie par la victoire.

« HABITANTS,

Une guerre impie embrase une seconde foisles départements de l’Ouest.

Les artisans de ces troubles sont des traîtresvendus à l’Anglais ou des brigands qui necherchent dans les discordes civiles que l’alimentet l’impunité de leurs forfaits.

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Honoré de Balzac – Les Chouans

À de tels hommes le gouvernement ne doit niménagements ni déclaration de ses principes.

Mais il est des citoyens chers à la patrie quiont été séduits par leurs artifices ; c’est à cescitoyens que sont dues les lumières et la vérité.

Des lois injustes ont été promulguées etexécutées ; des actes arbitraires ont alarmé lasécurité des citoyens et la liberté desconsciences ; partout des inscriptions hasardéessur des listes d’émigrés ont frappé des citoyens ;enfin de grands principes d’ordre social ont étéviolés.

Les consuls déclarent que la liberté des cultesétant garantie par la Constitution, la loi du 11prairial an III, qui laisse aux citoyens l’usagedes édifices destinés aux cultes religieux, seraexécutée.

Le gouvernement pardonnera : il fera grâceau repentir, l’indulgence sera entière et absolue ;mais il frappera quiconque, après cettedéclaration, oserait encore résister à lasouveraineté nationale. »

– Eh ! bien, disait Hulot après la lecturepublique de ce discours consulaire, est-ce assezpaternel ? Vous verrez cependant que pas unbrigand royaliste ne changera d’opinion.

Le commandant avait raison. Cetteproclamation ne servit qu’à raffermir chacundans son parti. Quelques jours après, Hulot etses collègues reçurent des renforts. Le nouveauministre de la guerre leur manda que le généralBrune était désigné pour aller prendre lecommandement des troupes dans l’ouest de laFrance. Hulot, dont l’expérience était connue,eut provisoirement l’autorité dans lesdépartements de l’Orne et de la Mayenne. Uneactivité inconnue anima bientôt tous les ressortsdu gouvernement. Une circulaire du ministre dela Guerre et du ministre de la Police Généraleannonça que des mesures vigoureuses confiéesaux chefs des commandements militaires avaientété prises pour étouffer l’insurrection dans sonprincipe. Mais les Chouans et les Vendéensavaient déjà profité de l’inaction de la

République pour soulever les campagnes et s’enemparer entièrement. Aussi, une nouvelleproclamation consulaire fut-elle adressée. Cettefois le général parlait aux troupes.

« SOLDATS,

Il ne reste plus dans l’Ouest que desbrigands, des émigrés, des stipendiés del’Angleterre.

L’armée est composée de plus de soixantemille braves ; que j’apprenne bientôt que leschefs des rebelles ont vécu. La gloire nes’acquiert que par les fatigues ; si on pouvaitl’acquérir en tenant son quartier général dansles grandes villes, qui n’en aurait pas ? …

Soldats, quel que soit le rang que vousoccupiez dans l’armée, la reconnaissance de lanation vous attend. Pour en être dignes, il fautbraver l’intempérie des saisons, les glaces, lesneiges, le froid excessif des nuits ; surprendrevos ennemis à la pointe du jour et exterminerces misérables, le déshonneur du nom français.

Faites une campagne courte et bonne ; soyezinexorables pour les brigands, mais observez unediscipline sévère.

Gardes nationales, joignez les efforts de vosbras à celui des troupes de ligne.

Si vous connaissez parmi vous des hommespartisans des brigands, arrêtez-les ! Que nullepart ils ne trouvent d’asile contre le soldat quiva les poursuivre ; et s’il était des traîtres quiosassent les recevoir et les défendre, qu’ilspérissent avec eux ! »

– Quel compère ! s’écria Hulot, c’est commeà l’armée d’Italie, il sonne la messe et il la dit.Est-ce parler, cela ?

– Oui, mais il parle tout seul et en son nom,dit Gérard, qui commençait à s’alarmer dessuites du Dix-huit Brumaire.

– Hé ! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait,puisque c’est un militaire, s’écria Merle.

À quelques pas de là, plusieurs soldatss’étaient attroupés devant la proclamation

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affichée sur le mur.

Or, comme pas un d’eux ne savait lire, ils lacontemplaient, les uns d’un air insouciant, lesautres avec curiosité, pendant que deux ou troischerchaient parmi les passants un citoyen quieût la mine d’un savant.

– Vois donc, La-clef-des-cœurs, ce que c’estque ce chiffon de papier-là, dit Beau-pied d’unair goguenard à son camarade.

– C’est bien facile à deviner, répondit La-clef-des-cœurs.

À ces mots, tous regardèrent les deuxcamarades toujours prêts à jouer leurs rôles.

– Tiens, regarde, reprit La-clef-des-cœurs enmontrant en tête de la proclamation unegrossière vignette où, depuis peu de jours, uncompas remplaçait le niveau de 1793. Cela veutdire qu’il faudra que, nous autres troupiers,nous marchions ferme ! Ils ont mis là un compastoujours ouvert, c’est un emblème.

– Mon garçon, ça ne te va pas de faire lesavant, cela s’appelle un problème. J’ai servid’abord dans l’artillerie, reprit Beau-pied, mesofficiers ne mangeaient que de ça.

– C’est un emblème.

– C’est un problème.

– Gageons !

– Quoi !

– Ta pipe allemande !

– Tope !

– Sans vous commander, mon adjudant,n’est-ce pas que c’est un emblème, et non unproblème, demanda La-clef-des-cœurs à Gérard,qui, tout pensif, suivait Hulot et Merle.

– C’est l’un et l’autre, répondit-il gravement.

– L’adjudant s’est moqué de nous, repritBeau-pied. Ce papier-là veut dire que notregénéral d’Italie est passé consul, ce qui est unfameux grade, et que nous allons avoir descapotes et des souliers.

Chapitre 2Une idée de Fouché

Vers les derniers jours du mois de brumaire,au moment où, pendant la matinée, Hulotfaisait manœuvrer sa demi-brigade, entièrementconcentrée à Mayenne par des ordres supérieurs,un exprès venu d’Alençon lui remit des dépêchespendant la lecture desquelles une assez fortecontrariété se peignit sur sa figure.

– Allons, en avant ! s’écria-t-il avec humeuren serrant les papiers au fond de son chapeau.Deux compagnies vont se mettre en marche avecmoi et se diriger sur Mortagne. Les Chouans ysont.

– Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et àGérard. Si je comprends un mot à ma dépêche,je veux être fait noble. Je ne suis peut-êtrequ’une bête, n’importe, en avant ! Il n’y a pasde temps à perdre.

– Mon commandant, qu’y a-t-il donc de sibarbare dans cette carnassière-là ! dit Merle enmontrant du bout de sa botte l’enveloppeministérielle de la dépêche.

– Tonnerre de Dieu ! il n’y a rien si ce n’estqu’on nous embête.

Lorsque le commandant laissait échappercette expression militaire, déjà l’objet d’uneréserve, elle annonçait toujours quelquetempête. Les diverses intonations de cettephrase formaient des espèces de degrés qui, pourla demi-brigade, étaient un sûr thermomètre dela patience du chef ; et la franchise de ce vieuxsoldat en avait rendu la connaissance si facile,que le plus méchant tambour savait bientôt sonHulot par cœur, en observant les variations de lapetite grimace par laquelle le commandantretroussait sa joue et clignait des yeux. Cettefois, le ton de la sourde colère par lequel ilaccompagna ce mot rendit les deux amissilencieux et circonspects. Les marques mêmesde petite vérole qui sillonnaient ce visageguerrier parurent plus profondes et le teint plusbrun que de coutume. Sa large queue bordée detresses étant revenue sur une des épaulettes

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Honoré de Balzac – Les Chouans

quand il remit son chapeau à trois cornes, Hulotla rejeta avec tant de fureur que les cadenettesen furent dérangées. Cependant comme il restaitimmobile, les poings fermés, les bras croisés avecforce sur la poitrine, la moustache hérissée,Merle se hasarda à lui demander : – Part-on surl’heure ?

– Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-ilen grommelant.

– Elles le sont.

– Portez arme ! par file à gauche, en avant,marche ! dit Gérard à un geste de son chef.

Et les tambours se mirent en tête des deuxcompagnies désignées par Gérard. Au son dutambour, le commandant plongé dans sesréflexions parut se réveiller, et il sortit de laville accompagné de ses deux amis, auxquels ilne dit pas un mot. Merle et Gérard seregardèrent silencieusement à plusieurs reprisescomme pour se demander : – Nous tiendra-t-illongtemps rigueur ? Et, tout en marchant, ilsjetèrent à la dérobée des regards observateurssur Hulot qui continuait à dire entre ses dentsde vagues paroles. Plusieurs fois ces phrasesrésonnèrent comme des jurements aux oreillesdes soldats ; mais pas un d’eux n’osa soufflermot ; car, dans l’occasion, tous savaient garderla discipline sévère à laquelle étaient habituésles troupiers jadis commandés en Italie parBonaparte. La plupart d’entre eux étaientcomme Hulot, les restes de ces fameuxbataillons qui capitulèrent à Mayence sous lapromesse de ne pas être employés sur lesfrontières, et l’armée les avait nommés lesMayençais. Il était difficile de rencontrer dessoldats et des chefs qui se comprissent mieux.

Le lendemain de leur départ, Hulot et sesdeux amis se trouvaient de grand matin sur laroute d’Alençon, à une lieue environ de cettedernière ville, vers Mortagne, dans la partie duchemin qui côtoie les pâturages arrosés par laSarthe. Les vues pittoresques de ces prairies sedéployant successivement sur la gauche, tandisque la droite, flanquée des bois épais qui serattachent à la grande forêt de Menil-Broust,

forme, s’il est permis d’emprunter ce terme à lapeinture, un repoussoir aux délicieux aspects dela rivière. Les bermes du chemin sont encaisséespar des fossés dont les terres sans cesse rejetéessur les champs y produisent de hauts taluscouronnés d’ajoncs, nom donné dans toutl’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, quis’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiverune excellente nourriture aux chevaux et auxbestiaux ; mais tant qu’il n’était pas récolté, lesChouans se cachaient derrière ses touffes d’unvert sombre. Ces talus et ces ajoncs, quiannoncent au voyageur l’approche de laBretagne, rendaient donc alors cette partie de laroute aussi dangereuse qu’elle est belle. Lespérils qui devaient se rencontrer dans le trajetde Mortagne à Alençon et d’Alençon à Mayenne,étaient la cause du départ de Hulot ; et là, lesecret de sa colère finit par lui échapper. Ilescortait alors une vieille malle traînée par deschevaux de poste que ses soldats fatiguésobligeaient à marcher lentement. Lescompagnies de Bleus appartenant à la garnisonde Mortagne et qui avaient accompagné cettehorrible voiture jusqu’aux limites de leur étape,où Hulot était venu les remplacer dans ceservice, à juste titre nommé par ses soldats unescie patriotique, retournaient à Mortagne et sevoyaient dans le lointain comme des pointsnoirs. Une des deux compagnies du vieuxRépublicain se tenait à quelques pas en arrière,et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, quise trouva entre Merle et Gérard, à moitiéchemin de l’avant-garde et de la voiture, leurdit, tout à coup : – Mille tonnerres ! croiriez-vous que c’est pour accompagner les deuxcotillons qui sont dans ce vieux fourgon que legénéral nous a détachés de Mayenne ?

– Mais, mon commandant, quand nous avonspris position tout à l’heure auprès descitoyennes, répondit Gérard, vous les avezsaluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.

– Hé ! voilà l’infamie. Ces muscadins de Parisne nous recommandent-ils pas les plus grandségards pour leurs damnées femelles ! Peut-ondéshonorer de bons et braves patriotes comme

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nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh !moi, je vais droit mon chemin et n’aime pas leszigzags chez les autres. Quand j’ai vu à Dantondes maîtresses, à Barras des maîtresses, je leurai dit : – « Citoyens, quand la République vousa requis de la gouverner, ce n’était pas pourautoriser les amusements de l’ancien régime. »Vous me direz à cela que les femmes ? Oh ! on ades femmes ! c’est juste. À de bons lapins,voyez-vous, il faut des femmes et de bonnesfemmes. Mais, assez causé quand vient ledanger. À quoi donc aurait servi de balayer lesabus de l’ancien temps si les patriotes lesrecommençaient. Voyez le premier consul, c’estlà un homme : pas de femmes, toujours à sonaffaire. Je parierais ma moustache gauche qu’ilignore le sot métier qu’on nous fait faire ici.

– Ma foi, commandant, répondit Merle enriant, j’ai aperçu le bout du nez de la jeunedame cachée au fond de la malle, et j’avoue quetout le monde pourrait sans déshonneur sesentir, comme je l’éprouve, la démangeaisond’aller tourner autour de cette voiture pournouer avec les voyageurs un petit bout deconversation.

– Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneillescoiffées sont accompagnées d’un citoyen assezrusé pour te prendre dans un piège.

– Qui ? Cet incroyable dont les petits yeuxvont incessamment d’un côté du chemin àl’autre, comme s’il y voyait des Chouans ; cemuscadin à qui on aperçoit à peine les jambes ;et qui, dans le moment où celles de son chevalsont cachées par la voiture, a l’air d’un canarddont la tête sort d’un pâté ! Si ce dadais-làm’empêche jamais de caresser sa jolie fauvette…

– Canard, fauvette ! Oh ! mon pauvre Merle,tu es furieusement dans les volatiles. Mais ne tefie pas au canard ! Ses yeux verts me paraissentperfides comme ceux d’une vipère et fins commeceux d’une femme qui pardonne à son mari. Jeme défie moins des Chouans que de ces avocatsdont les figures ressemblent à des carafes delimonade.

– Bah ! s’écria Merle gaiement, avec la

permission du commandant, je me risque ! Cettefemme-là a des yeux qui sont comme des étoiles,on peut tout mettre au jeu pour les voir.

– Il est pris le camarade, dit Gérard aucommandant, il commence à dire des bêtises.

Hulot fit la grimace, haussa les épaules etrépondit :

– Avant de prendre le potage, je lui conseillede le sentir.

– Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à lalenteur de sa marche qu’il manœuvrait pour selaisser graduellement gagner par la malle, est-ilgai ! C’est le seul homme qui puisse rire de lamort d’un camarade sans être taxéd’insensibilité.

– C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’unton grave.

– Oh ! le voici qui ramène ses épaulettes surson épaule pour faire voir qu’il est capitaine,s’écria Gérard en riant, comme si le grade yfaisait quelque chose.

La voiture vers laquelle pivotait l’officierrenfermait en effet deux femmes, dont l’unesemblait être la servante de l’autre.

– Ces femmes-là vont toujours deux pardeux, disait Hulot.

Un petit homme sec et maigre caracolait,tantôt en avant, tantôt en arrière de la voiture ;mais quoiqu’il parût accompagner les deuxvoyageuses privilégiées, personne ne l’avaitencore vu leur adressant la parole.

Ce silence, preuve de dédain ou de respect,les bagages nombreux, et les cartons de celle quele commandant appelait une princesse, tout,jusqu’au costume de son cavalier servant, avaitencore irrité la bile de Hulot. Le costume de cetinconnu présentait un exact tableau de la modequi valut en ce temps les caricatures desIncroyables . Qu’on se figure ce personnageaffublé d’un habit dont les basques étaient sicourtes, qu’elles laissaient passer cinq à sixpouces du gilet, et les pans si longs quelsressemblaient à une queue de morue, terme alors

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Honoré de Balzac – Les Chouans

employé pour les désigner. Une cravate énormedécrivait autour de son cou de si nombreuxcontours, que la petite tête qui sortait de celabyrinthe de mousseline justifiait presque lacomparaison gastronomique du capitaine Merle.L’inconnu portait un pantalon collant et desbottes à la Souvarov. Un immense camée blancet bleu servait d’épingle à sa chemise. Deuxchaînes de montre s’échappaient parallèlementde sa ceinture ; puis ses cheveux, pendant entire-bouchons de chaque côté des faces luicouvraient presque tout le front. Enfin, pourdernier enjolivement, le col de sa chemise etcelui de l’habit montaient si haut, que sa têteparaissait enveloppée comme un bouquet dansun cornet de papier. Ajoutez a ces grêlesaccessoires qui juraient entre eux sans produired’ensemble, l’opposition burlesque des couleursdu pantalon jaune, du gilet rouge, de l’habitcannelle, et l’on aura une image fidèle dusuprême bon ton auquel obéissaient les élégantsau commencement du Consulat. Ce costume,tout à fait baroque, semblait avoir été inventépour servir d’épreuve à la grâce, et montrerqu’il n’y a rien de si ridicule que la mode nesache consacrer. Le cavalier paraissait avoiratteint l’âge de trente ans, mais il en avait àpeine vingt-deux ; peut-être devait-il cetteapparence soit à la débauche, soit aux périls decette époque. Malgré cette toilette d’empirique,sa tournure accusait une certaine élégance demanières à laquelle on reconnaissait un hommebien élevé. Lorsque le capitaine se trouva prèsde la calèche, le muscadin parut deviner sondessein, et le favorisa en retardant le pas de soncheval ; Merle, qui lui avait jeté un regardsardonique, rencontra un de ces visagesimpénétrables, accoutumés par les vicissitudesde la Révolution à cacher toutes les émotions,même les moindres. Au moment où le boutrecourbé du vieux chapeau triangulaire etl’épaulette du capitaine furent aperçus par lesdames, une voix d’une angélique douceur luidemanda :

– Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté denous dire en quel endroit de la route nous nous

trouvons ?

Il existe un charme inexprimable dans unequestion faite par une voyageuse inconnue, lemoindre mot semble alors contenir toute uneaventure ; mais si la femme sollicite quelqueprotection, en s’appuyant sur sa faiblesse et surune certaine ignorance des choses, chaquehomme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir unefable impossible où il se fait heureux ? Aussi lesmots de « Monsieur l’officier », la forme polie dela demande, portèrent-ils un trouble inconnudans le cœur du capitaine. Il essaya d’examinerla voyageuse et fut singulièrement désappointé,car un voile jaloux lui en cachait les traits ; àpeine même put-il en voir les yeux, qui, àtravers la gaze, brillaient comme deux onyxfrappés par le soleil.

– Vous êtes maintenant à une lieued’Alençon, madame.

– Alençon, déjà ! Et la dame inconnue serejeta, ou plutôt se laissa aller au fond de lavoiture, sans plus rien répondre.

– Alençon, répéta l’autre femme enparaissant se réveiller. Vous allez revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle,trompé dans son espérance de voir la belleinconnue, se mit à en examiner la compagne.C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde,d’une jolie taille, et dont le teint avait cettefraîcheur de peau, cet éclat nourri qui distingueles femmes de Valognes, de Bayeux et desenvirons d’Alençon. Le regard de ses yeux bleusn’annonçait pas d’esprit, mais une certainefermeté mêlée de tendresse. Elle portait unerobe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sousun petit bonnet à la mode cauchoise, et sansaucune prétention, rendaient sa figurecharmante de simplicité. Son attitude, sansavoir la noblesse convenue des salons, n’était pasdénuée de cette dignité naturelle à une jeunefille modeste qui pouvait contempler le tableaude sa vie passée sans y trouver un seul sujet derepentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner enelle une de ces fleurs champêtres qui,transportée dans les serres parisiennes où se

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concentrent tant de rayons flétrissants, n’avaitrien perdu de ses couleurs pures ni de sarustique franchise. L’attitude naïve de la jeunefille et la modestie de son regard apprirent àMerle qu’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet,quand il s’éloigna, les deux inconnuescommencèrent à voix basse une conversationdont le murmure parvint à peine à son oreille.

– Vous êtes partie si précipitamment, dit lajeune campagnarde, que vous n’avez passeulement pris le temps de vous habiller. Vousvoilà belle ! Si nous allons plus loin qu’Alençon,il faudra nécessairement y faire une autretoilette…

– Oh ! oh ! Francine, s’écria l’inconnue.

– Plaît-il ?

– Voici la troisième tentative que tu fais pourapprendre le terme et la cause de ce voyage.

– Ai-je dit la moindre chose qui puisse mevaloir ce reproche…

– Oh ! j’ai bien remarqué ton petit manège.De candide et simple que tu étais, tu as pris unpeu de ruse à mon école. Tu commences à avoirles interrogations en horreur. Tu as bien raison,mon enfant. De toutes les manières connuesd’arracher un secret, c’est, à mon avis, la plusniaise.

– Eh ! bien, reprit Francine, puisqu’on nepeut rien vous cacher, convenez-en, Marie ?votre conduite n’exciterait-elle pas la curiositéd’un saint. Hier matin sans ressources,aujourd’hui les mains pleines d’or, on vousdonne à Mortagne la malle-poste pillée dont leconducteur a été tué, vous êtes protégée par lestroupes du gouvernement, et suivie par unhomme que je regarde comme votre mauvaisgénie…

– Qui, Corentin ? … demanda la jeuneinconnue en accentuant ces deux mots par deuxinflexions de voix pleines d’un mépris quidéborda même dans le geste par lequel ellemontra le cavalier. Ecoute, Francine, reprit-elle,te souviens-tu de Palniote, ce singe que j’avais

habitué à contrefaire Danton, et qui nousamusait tant.

– Oui, mademoiselle.

– Eh ! bien, en avais-tu peur ?

– Il était enchaîné.

– Mais Corentin est muselé, mon enfant.

– Nous badinions avec Patriote pendant desheures entières, dit Francine, je le sais, mais ilfinissait toujours par nous jouer quelquemauvais tour. À ces mots, Francine se rejetavivement au fond de la voiture, près de samaîtresse, lui prit les mains pour les caresseravec des manières câlines, en lui disant d’unevoix affectueuse : – Mais vous m’avez devinée,Marie, et vous ne me répondez pas. Comment,après ces tristesses qui m’ont fait tant de mal,oh ! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatreheures devenir d’une gaieté folle, comme lorsquevous parliez de vous tuer. D’où vient cechangement. J’ai le droit de vous demander unpeu compte de votre âme. Elle est à moi avantd’être à qui que ce soit, car jamais vous ne serezmieux aimée que vous ne l’êtes par moi. Parlez,mademoiselle.

– Eh bien ! Francine, ne vois-tu pas autourde nous le secret de ma gaieté. Regarde leshouppes jaunies de ces arbres lointains ? pasune ne se ressemble. À les contempler de loin,ne dirait-on pas une vieille tapisserie dechâteau. Vois ces haies derrière lesquelles il peutse rencontrer des Chouans à chaque instant.Quand je regarde ces ajoncs, il me sembleapercevoir des canons de fusil. J’aime cerenaissant péril qui nous environne. Toutes lesfois que la route prend un aspect sombre, jesuppose que nous allons entendre desdétonations, alors mon cœur bat, une sensationinconnue m’agite. Et ce n’est ni lestremblements de la peur, ni les émotions duplaisir ; non, c’est mieux, c’est le jeu de tout cequi se meut en moi, c’est la vie. Quand je neserais joyeuse que d’avoir un peu animé ma vie !

– Ah ! vous ne me dites rien, cruelle. SainteVierge, ajouta Francine en levant les yeux au

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Honoré de Balzac – Les Chouans

ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, sielle se tait avec moi ?

– Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave,je ne peux pas t’avouer mon entreprise. Cettefois-ci, c’est horrible.

– Pourquoi faire le mal en connaissance decause ?

– Que veux-tu, je me surprends à pensercomme si j’avais cinquante ans, et à agir commesi j’en avais encore quinze. Tu as toujours étéma raison, ma pauvre fille ; mais dans cetteaffaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après une pause, en laissant échapper unsoupir, je n’y parviens pas. Or, comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi unconfesseur aussi rigide que toi ? Et elle luifrappa doucement dans la main.

– Hé ! quand vous ai-je reproché vosactions ? s’écria Francine. Le mal en vous a dela grâce. Oui, sainte Anne d’Auray, que je prietant pour votre salut, vous absoudrait de tout.Enfin ne suis-je pas à vos côtés sur cette route,sans savoir où vous allez ? Et dans son effusion,elle lui baisa les mains.

– Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner,si ta conscience…

– Allons, taisez-vous, madame, repritFrancine en faisant une petite moue chagrine.Oh ! ne me direz-vous pas…

– Rien, dit la jeune demoiselle d’une voixferme. Seulement sache-le bien ! je hais cetteentreprise encore plus que celui dont la languedorée me l’a expliquée. Je veux être franche, jet’avouerai que je ne me serais pas rendue à leursdésirs, si je n’avais entrevu dans cette ignoblefarce un mélange de terreur et d’amour qui m’atentée. Puis, je n’ai pas voulu m’en aller de cebas monde sans avoir essayé d’y cueillir lesfleurs que j’en espère, dussé-je périr ! Maissouviens-toi, pour l’honneur de ma mémoire,que si j’avais été heureuse, l’aspect de leur groscouteau prêt à tomber sur ma tête ne m’auraitpas fait accepter un rôle dans cette tragédie, carc’est une tragédie. Maintenant, reprit-elle en

laissant échapper un geste de dégoût, si elleétait décommandée, je me jetterais à l’instantdans la Sarthe ; et ce ne serait point un suicide,je n’ai pas encore vécu.

– Oh ! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui !

– De quoi t’effraies-tu ? Les platesvicissitudes de la vie domestique n’excitent pasmes passions, tu le sais. Cela est mal pour unefemme ; mais mon âme s’est fait une sensibilitéplus élevée, pour supporter de plus fortesépreuves. J’aurais été peut-être, comme toi, unedouce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe ?Ah ! que la femme du général Bonaparte estheureuse. Tiens, je mourrai jeune, puisque j’ensuis déjà venue à ne pas m’effrayer d’une partiede plaisir où il y a du sang à boire, commedisait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que jete dis ; c’est la femme de cinquante ans qui aparlé. Dieu merci ! la jeune fille de quinze ansva bientôt reparaître.

La jeune campagnarde frémit. Elle seuleconnaissait le caractère bouillant et impétueuxde sa maîtresse. Elle seule était initiée auxmystères de cette âme riche d’exaltation, auxsentiments de cette créature qui, jusque-là, avaitvu passer la vie comme une ombre insaisissable,en voulant toujours la saisir. Après avoir semé àpleines mains sans rien récolter, cette femmeétait restée vierge , mais irritée par unemultitude de désirs trompés. Lassée d’une luttesans adversaire, elle arrivait alors dans sondésespoir à préférer le bien au mal quand ils’offrait comme une jouissance, le mal au bienquand il présentait quelque poésie, la misère àla médiocrité comme quelque chose de plusgrand, l’avenir sombre et inconnu de la mort àune vie pauvre d’espérances ou même desouffrances. Jamais tant de poudre ne s’étaitamassée pour l’étincelle, jamais tant de richessesà dévorer pour l’amour, enfin jamais aucune filled’Eve n’avait été pétrie avec plus d’or dans sonargile. Semblable à un ange terrestre, Francineveillait sur cet être en qui elle adorait laperfection, croyant accomplir un céleste message

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Perspectives du matérialisme dialectique

si elle le conservait au chœur des séraphins d’oùil semblait banni en expiation d’un péchéd’orgueil.

– Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier ens’approchant de la voiture.

– Je le vois, répondit sèchement la jeunedame.

– Ah ! bien, dit-il en s’éloignant avec lesmarques d’une soumission servile malgré sondésappointement.

– Allez, allez plus vite, dit la dame aupostillon. Maintenant il n’y a rien à craindre.Allez au grand trot ou au galop, si vous pouvez.Ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.

En passant devant le commandant elle luicria d’une voix douce :

– Nous nous retrouverons à l’auberge,commandant. Venez m’y voir.

– C’est cela, répliqua le commandant. Àl’auberge ! Venez me voir ! Comme ça vousparlerez à un chef de demi-brigade…

Et il montrait du poing la voiture qui roulaitrapidement sur la route.

– Ne vous en plaignez pas, commandant, ellea votre grade de général dans sa manche, dit enriant Corentin qui essayait de mettre son chevalau galop pour rejoindre la voiture.

– Ah ! je ne me laisserai pas embêter par cesparoissiens-là, dit Hulot à ses deux amis engrognant. J’aimerais mieux jeter l’habit degénéral dans un fossé que de le gagner dans unlit. Que veulent-ils donc, ces canards-là ? Ycomprenez-vous quelque chose, vous autres ?

– Oh ! oui, dit Merle, je sais que c’est lafemme la plus belle que j’aie jamais vue ! jecrois que vous entendez mal la métaphore. C’estla femme du premier consul, peut-être ?

– Bah ! la femme du premier consul estvieille, et celle-ci est jeune, reprit Hulot.D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu du ministrem’apprend qu’elle se nomme mademoiselle deVerneuil. C’est une ci-devant. Est-ce que je ne

connais pas ça ! Avant la révolution, ellesfaisaient toutes ce métier-là ; on devenait alors,en deux temps et six mouvements, chef de demi-brigade, il ne s’agissait que de leur bien diredeux ou trois fois : Mon cœur !

Pendant que chaque soldat ouvrait lecompas, pour employer l’expression ducommandant, la voiture horrible qui servaitalors de malle avait promptement atteint l’hôteldes Trois-Maures, situé au milieu de la granderue d’Alençon. Le bruit de ferraille que rendaitcette informe voiture amena l’hôte sur le pas dela porte. C’était un hasard auquel personnedans Alençon ne devait s’attendre que ladescente de la malle à l’auberge des Trois-Maures ; mais l’affreux événement de Mortagnela fit suivre par tant de monde, que les deuxvoyageuses, pour se dérober à la curiositégénérale, entrèrent lestement dans la cuisine,inévitable antichambre des auberges dans toutl’Ouest ; et l’hôte se disposait à les suivre aprèsavoir examiné la voiture, lorsque le postillonl’arrêta par le bras.

– Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y aescorte de Bleus. Comme il n’y a ni conducteurni dépêches, c’est moi qui t’amène lescitoyennes, elles paieront sans doute comme deci-devant princesses, ainsi…

– Ainsi, nous boirons un verre de vinensemble tout à l’heure, mon garçon, lui ditl’hôte.

Après avoir jeté un coup d’œil sur cettecuisine noircie par la fumée et sur une tableensanglantée par des viandes crues,mademoiselle de Verneuil se sauva dans la sallevoisine avec la légèreté d’un oiseau, car ellecraignit l’aspect et l’odeur de cette cuisine,autant que la curiosité d’un chef malpropre etd’une petite femme grasse qui déjàl’examinaient avec attention.

– Comment allons-nous faire, ma femme ? ditl’hôte. Qui diable pouvait croire que nousaurions tant de monde par le temps qui court ?Avant que je puisse lui servir un déjeunerconvenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma

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Honoré de Balzac – Les Chouans

foi, il me vient une bonne idée : puisque c’estdes gens comme il faut, je vais leur proposer dese réunir à la personne que nous avons là-haut.Hein ?

Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, ilne vit plus que Francine, à laquelle il dit à voixbasse en l’emmenant au fond de la cuisine ducôté de la cour pour l’éloigner de ceux quipouvaient l’écouter : – Si ces dames désirent sefaire servir à part, comme je n’en doute point,j’ai un repas très délicat tout préparé pour unedame et pour son fils. Ces voyageurs nes’opposeront sans doute pas à partager leurdéjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un airmystérieux. C’est des personnes de condition.

À peine avait-il achevé sa dernière phrase,que l’hôte se sentit appliquer dans le dos unléger coup de manche de fouet, il se retournabrusquement, et vit derrière lui un petit hommetrapu, sorti sans bruit d’un cabinet voisin, etdont l’apparition avait glacé de terreur la grossefemme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit enretournant la tête. Le petit homme secoua sescheveux qui lui cachaient entièrement le front etles yeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre àl’oreille de l’hôte, et lui dit : – Vous savez ce quevaut une imprudence, une dénonciation, et dequelle couleur est la monnaie avec laquelle nousles payons. Nous sommes généreux.

Il joignit à ses paroles un geste qui en fut unépouvantable commentaire. Quoique la vue dece personnage fût dérobée à Francine par larotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots desphrases qu’il avait sourdement prononcées, etresta comme frappée par la foudre en entendantles sons rauques d’une voix bretonne. Au milieude la terreur générale, elle s’élança vers le petithomme ; mais celui-ci, qui semblait se mouvoiravec l’agilité d’un animal sauvage, sortait déjàpar une porte latérale donnant sur la cour.Francine crut s’être trompée dans sesconjectures, car elle n’aperçut que la peau fauveet noire d’un ours de moyenne taille. Etonnée,elle courut à la fenêtre. À travers les vitresjaunies par la fumée, elle regarda l’inconnu qui

gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’yentrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premierétage de l’auberge, et, de là, sur la malle,comme s’il voulait faire part à un ami dequelque importante observation relative à cettevoiture. Malgré les peaux de biques, et grâce àce mouvement qui lui permit de distinguer levisage de cet homme, Francine reconnut alors àson énorme fouet et à sa démarche rampante,quoique agile dans l’occasion, le Chouansurnommé Marche-à-terre ; elle l’examina, maisindistinctement, à travers l’obscurité de l’écurieoù il se coucha dans la paille en prenant uneposition d’où il pouvait observer tout ce qui sepasserait dans l’auberge. Marche-à-terre étaitramassé de telle sorte que, de loin comme deprès, l’espion le plus rusé l’aurait facilement prispour un de ces gros chiens de routier, tapis enrond et qui dorment, la gueule placée sur leurspattes. La conduite de Marche-à-terre prouvaità Francine que le Chouan ne l’avait pasreconnue. Or, dans les circonstances délicates oùse trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas si elledevait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais lemystérieux rapport qui existait entrel’observation menaçante du Chouan et l’offre del’hôte, assez commune chez les aubergistes quicherchent toujours à tirer deux moutures du sac,piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseused’où elle regardait la masse informe et noire qui,dans l’obscurité, lui indiquait la place occupéepar Marche-à-terre, se retourna versl’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’unhomme qui a fait un pas de clerc et ne saitcomment s’y prendre pour revenir en arrière. Legeste du Chouan avait pétrifié ce pauvrehomme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait lescruels raffinements des supplices par lesquels lesChasseurs du Roi punissaient les genssoupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôtecroyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou.Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu oùsouvent ils chauffaient les pieds de leursdénonciateurs. La grosse petite femme tenait uncouteau de cuisine d’une main, de l’autre unepomme de terre à moitié coupée, et contemplaitson mari d’un air hébété. Enfin le marmiton

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Perspectives du matérialisme dialectique

cherchait le secret, inconnu pour lui, de cettesilencieuse terreur. La curiosité de Francines’anima naturellement à cette scène muette,dont l’acteur principal était vu par tous,quoique absent. La jeune fille fut flattée de laterrible puissance du Chouan, et encore qu’iln’entrât guère dans son humble caractère defaire des malices de femme de chambre, elleétait cette fois trop fortement intéressée àpénétrer ce mystère pour ne pas profiter de sesavantages.

– Eh ! bien, mademoiselle accepte votreproposition, dit-elle gravement à l’hôte, qui futcomme réveillé en sursaut par ces paroles.

– Laquelle ? demanda-t-il avec une surpriseréelle.

– Laquelle ? demanda Corentin survenant.

– Laquelle ? demanda mademoiselle deVerneuil.

– Laquelle ? demanda un quatrièmepersonnage qui se trouvait sur la dernièremarche de l’escalier et qui sauta légèrementdans la cuisine.

– Eh bien ! de déjeuner avec vos personnes dedistinction, répondit Francine impatiente.

– De distinction, reprit d’une voix mordanteet ironique le personnage arrivé par l’escalier.Ceci, mon cher, me semble une mauvaiseplaisanterie d’auberge ; mais si c’est cette jeunecitoyenne que tu veux nous donner pourconvive, il faudrait être fou pour s’y refuser,brave homme, dit-il en regardant mademoisellede Verneuil. En l’absence de ma mère, j’accepte,ajouta-t-il en frappant sur l’épaule del’aubergiste stupéfait.

La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisala hauteur insolente de ces paroles qui attiranaturellement l’attention de tous les acteurs decette scène sur ce nouveau personnage. L’hôteprit alors la contenance de Pilate cherchant à selaver les mains de la mort de Jésus-Christ, ilrétrograda de deux pas vers sa grosse femme, etlui dit à l’oreille : – Tu es témoin que, s’il arrive

quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Maisau surplus, ajouta-t-il encore plus bas, vaprévenir de tout ça monsieur Marche-à-terre.

Le voyageur, jeune homme de moyenne taille,portait un habit bleu et de grandes guêtresnoires qui lui montaient au-dessus du genou, surune culotte de drap également bleu. Cetuniforme simple et sans épaulettes appartenaitaux élèves de l’Ecole polytechnique. D’un seulregard, mademoiselle de Verneuil sut distinguersous ce costume sombre des formes élégantes etce je ne sais quoi qui annoncent une noblessenative. Assez ordinaire au premier aspect, lafigure du jeune homme se faisait bientôtremarquer par la conformation de quelquestraits où se révélait une âme capable de grandeschoses. Un teint bruni, des cheveux blonds etbouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin,des mouvements pleins d’aisance ; en lui, toutdécelait et une vie dirigée par des sentimentsélevés et l’habitude du commandement. Mais lessignes les plus caractéristiques de son génie setrouvaient dans un menton à la Bonaparte, etdans sa lèvre inférieure qui se joignait à lasupérieure en décrivant la courbe gracieuse de lafeuille d’acanthe sous le chapiteau corinthien. Lanature avait mis dans ces deux traitsd’irrésistibles enchantements. – Ce jeune hommeest singulièrement distingué pour unrépublicain, se dit mademoiselle de Verneuil.Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer parl’envie de plaire, pencher mollement la tête decôté, sourire avec coquetterie, lancer un de cesregards veloutés qui ranimeraient un cœur mortà l’amour ; voiler ses longs yeux noirs sous delarges paupières dont les cils fournis etrecourbés dessinèrent une ligne brune sur sajoue ; chercher les sons les plus mélodieux de savoix pour donner un charme pénétrant à cettephrase banale : « – Nous vous sommes bienobligées, monsieur ? » tout ce manège n’employapas le temps nécessaire à le décrire. Puismademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte,demanda son appartement, vit l’escalier, etdisparut avec Francine en laissant à l’étranger lesoin de deviner si cette réponse contenait une

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Honoré de Balzac – Les Chouans

acceptation ou un refus.

– Quelle est cette femme-là ? demandalestement l’élève de l’Ecole polytechnique àl’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.

– C’est la citoyenne Verneuil, réponditaigrement Corentin en toisant le jeune hommeavec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tufaire ?

L’inconnu, qui fredonnait une chansonrépublicaine, leva la tête avec fierté versCorentin. Les deux jeunes gens se regardèrentalors pendant un moment comme deux coqsprêts à se battre, et ce regard fit éclore la haineentre eux pour toujours. Autant l’œil bleu dumilitaire était franc, autant l’œil vert deCorentin annonçait de malice et de fausseté ;l’un possédait nativement des manières nobles,l’autre n’avait que des façons insinuantes ; l’uns’élançait, l’autre se courbait ; l’un commandaitle respect, l’autre cherchait à l’obtenir ; l’undevait dire : Conquérons ! l’autre : Partageons ?

– Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici ? ditun paysan en entrant.

– Que lui veux-tu ? répondit le jeune hommeen s’avançant.

Le paysan salua profondément, et remit unelettre que le jeune élève jeta dans le feu aprèsl’avoir lue ; pour toute réponse, il inclina latête, et l’homme partit.

– Tu viens sans doute de Paris, citoyen ? ditalors Corentin en s’avançant vers l’étranger avecune certaine aisance de manières, avec un airsouple et liant qui parurent être insupportablesau citoyen du Gua.

– Oui, répondit-il sèchement.

– Et tu es sans doute promu à quelque gradedans l’artillerie ?

– Non, citoyen, dans la marine.

– Ah ! tu te rends à Brest ? demandaCorentin d’un ton insouciant.

Mais le jeune marin tourna lestement sur lestalons de ses souliers sans vouloir répondre, et

démentit bientôt les belles espérances que safigure avait fait concevoir à mademoiselle deVerneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec unelégèreté enfantine, questionna le chef et l’hôtessesur leurs recettes, s’étonna des habitudes deprovince en Parisien arraché à sa coqueenchantée, manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfin d’autant moins decaractère que sa figure et ses manières enannonçaient davantage ; Corentin sourit de pitiéen lui voyant faire la grimace quand il goûta lemeilleur cidre de Normandie.

– Pouah ! s’écria-t-il, comment pouvez-vousavaler cela, vous autres ? Il y a là-dedans àboire et à manger. La République a bien raisonde se défier d’une province où l’on vendange àcoup de gaule et où l’on fusille sournoisementles voyageurs sur les routes. N’allez pas nousmettre sur la table une carafe de cettemédecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blancet rouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-là m’ont l’air d’être bien retardésen fait de civilisation. – Ah ! reprit-il ensoupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, etc’est grand dommage qu’on ne puisse pasl’emmener en mer ! – Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cettefricassée de poulet, quand tu as là des citrons…– Quant à vous, madame l’hôtesse, vous m’avezdonné des draps si gros que je n’ai pas fermél’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à joueravec une grosse canne en exécutant avec un soinpuéril des évolutions dont le plus ou le moins defini et d’habileté annonçaient le degré plus oumoins honorable qu’un jeune homme occupaitdans la classe des Incroyables.

– Et c’est avec des muscadins comme ça, ditconfidentiellement Corentin à l’hôte en en épiantle visage, qu’on espère relever la marine de laRépublique ?

– Cet homme-là, disait le jeune marin àl’oreille de l’hôtesse, est quelque espion deFouché. Il a la police gravée sur la figure, et jejurerais que la tache qu’il conserve au mentonest de la boue de Paris. Mais à bon chat, bon…

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Perspectives du matérialisme dialectique

En ce moment une dame, vers laquelle lemarin s’élança avec tous les signes d’un respectextérieur, entra dans la cuisine de l’auberge.

– Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc.Je crois avoir, en votre absence, recruté desconvives.

– Des convives, lui répondit-elle, quelle folie !

– C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il àvoix basse.

– Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire deSavenay, elle était venue au Mans pour sauverson frère le prince de Loudon, lui ditbrusquement sa mère.

– Vous vous trompez, madame, reprit avecdouceur Corentin en appuyant sur le motmadame, il y a deux demoiselles de Verneuil, lesgrandes maisons ont toujours plusieursbranches.

L’étrangère, surprise de cette familiarité, serecula de quelques pas comme pour examinercet interlocuteur inattendu ; elle arrêta sur luises yeux noirs pleins de cette vive sagacité sinaturelle aux femmes, et parut chercher dansquel intérêt il venait affirmer l’existence demademoiselle de Verneuil. En même tempsCorentin, qui étudiait cette dame à la dérobée,la destitua de tous les plaisirs de la maternitépour lui accorder ceux de l’amour ; il refusagalamment le bonheur d’avoir un fils de vingtans à une femme dont la peau éblouissante, lessourcils arqués, encore bien fournis, les cils peudégarnis furent l’objet de son admiration, etdont les abondants cheveux noirs séparés endeux bandeaux sur le front, faisaient ressortir lajeunesse d’une tête spirituelle. Les faibles ridesdu front, loin d’annoncer les années, trahissaientdes passions jeunes. Enfin, si les yeux perçantsétaient un peu voilés, on ne savait si cettealtération venait de la fatigue du voyage ou dela trop fréquente expression du plaisir. EnfinCorentin remarqua que l’inconnue étaitenveloppée dans une mante d’étoffe anglaise, etque la forme de son chapeau, sans douteétrangère, n’appartenait à aucune des modes

dites à la grecque qui régissaient encore lestoilettes parisiennes. Corentin était un de cesêtres portés par leur caractère à toujourssoupçonner le mal plutôt que le bien, et ilconçut à l’instant des doutes sur le civisme desdeux voyageurs. De son côté, la dame, qui avaitaussi fait avec une égale rapidité sesobservations sur la personne de Corentin, setourna vers son fils avec un air significatif assezfidèlement traduit par ces mots : – Quel est cetoriginal-là ? Est-il de notre bord ? À cettementale interrogation, le jeune marin réponditpar une attitude, par un regard et par un gestede main qui disaient : – Je n’en sais, ma foi,rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous.Puis, laissant à sa mère le soin de deviner cemystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle ildit à l’oreille :

– Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là,s’il accompagne effectivement cette demoiselle etpourquoi.

– Ainsi, dit madame du Gua en regardantCorentin, tu es sûr, citoyen, que mademoisellede Verneuil existe ?

– Elle existe aussi certainement en chair eten os, madame, que le citoyen du Gua Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironiedont le secret n’était connu que de la dame ettoute autre qu’elle en aurait été déconcertée.Son fils regarda tout à coup fixement Corentinqui tirait froidement sa montre sans paraître sedouter du trouble que produisait sa réponse. Ladame, inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ousi elle était seulement l’effet du hasard, dit àCorentin de l’air le plus naturel : – Mon Dieu !combien les routes sont peu sûres ! Nous avonsété attaqués au-delà de Mortagne par lesChouans. Mon fils a manqué de rester sur laplace, il a reçu deux balles dans son chapeau enme défendant.

– Comment, madame, vous étiez dans lecourrier que les brigands ont dévalisé malgrél’escorte, et qui vient de nous amener ? Vous

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Honoré de Balzac – Les Chouans

devez connaître alors la voiture ! On m’a dit àmon passage à Mortagne, que les Chouanss’étaient trouvés au nombre de deux mille àl’attaque de la malle et que tout le monde avaitpéri, même les voyageurs. Voilà comme on écritl’histoire ! Le ton musard que prit Corentin etson air niais le firent en ce moment ressembler àun habitué de la petite Provence quireconnaîtrait avec douleur la fausseté d’unenouvelle politique. – Hélas ! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près deParis, jugez combien les routes de la Bretagnevont être dangereuses. Ma foi, je vais retournerà Paris sans vouloir aller plus loin.

– Mademoiselle de Verneuil est-elle belle etjeune ? demanda la dame frappée d’une idéesoudaine et s’adressant à l’hôtesse.

En ce moment l’hôte interrompit cetteconversation dont l’intérêt avait quelque chosede cruel pour ces trois personnages, enannonçant que le déjeuner était servi. Le jeunemarin offrit la main à sa mère avec une faussefamiliarité qui confirma les soupçons deCorentin, auquel il dit tout haut en se dirigeantvers l’escalier : – Citoyen, si tu accompagnes lacitoyenne Verneuil et qu’elle accepte laproposition de l’hôte, ne te gêne pas…

Quoique ces paroles fussent prononcées d’unton leste et peu engageant, Corentin monta. Lejeune homme serra vivement la main de ladame, et quand ils furent séparés du Parisienpar sept à huit marches :

– Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangerssans gloire nous exposent vos imprudentesentreprises. Si nous sommes découverts,comment pourrons-nous échapper ? Et quel rôleme faites-vous jouer !

Tous trois arrivèrent dans une chambre assezvaste. Il ne fallait pas avoir beaucoup cheminédans l’Ouest pour reconnaître que l’aubergisteavait prodigué pour recevoir ses hôtes tous sestrésors et un luxe peu ordinaire. La table étaitsoigneusement servie. La chaleur d’un grand feuavait chassé l’humidité de l’appartement. Enfin,le linge, les sièges, la vaisselle, n’étaient pas trop

malpropres. Aussi Corentin s’aperçut-il quel’aubergiste s’était, pour nous servir d’uneexpression populaire, mis en quatre, afin deplaire aux étrangers. – Donc, se dit-il, ces gensne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce petitjeune homme est rusé ; je le prenais pour unsot, mais maintenant je le crois aussi fin que jepuis l’être moi-même.

Le jeune marin, sa mère et Corentinattendirent mademoiselle de Verneuil que l’hôtealla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parutpas. L’élève de l’Ecole polytechnique se doutabien qu’elle devait faire des difficultés, il sortiten fredonnant Veillons au salut de l’empire et sedirigea vers la chambre de mademoiselle deVerneuil, dominé par un piquant désir devaincre ses scrupules et de l’amener avec lui.Peut-être voulait-il résoudre les doutes quil’agitaient, ou peut-être essayer sur cetteinconnue le pouvoir que tout homme a laprétention d’exercer sur une jolie femme.

– Si c’est là un républicain, se dit Corentinen le voyant sortir, je veux être pendu ! Il adans les épaules le mouvement des gens de cour.Et si c’est là sa mère, se dit-il encore enregardant madame du Gua, je suis le pape ! Jetiens des Chouans. Assurons-nous de leurqualité ?

La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marinparut en tenant par la main mademoiselle deVerneuil, qu’il conduisit à table avec unesuffisance pleine de courtoisie. L’heure quivenait de s’écouler n’avait pas été perdue pourle diable. Aidée par Francine, mademoiselle deVerneuil s’était armée d’une toilette de voyageplus redoutable peut-être que ne l’est uneparure de bal. Sa simplicité avait cet attrait quiprocède de l’art avec lequel une femme, assezbelle pour se passer d’ornements, sait réduire latoilette à n’être plus qu’un agrément secondaire.Elle portait une robe verte dont la jolie coupe,dont le spencer orné de brandebourgsdessinaient ses formes avec une affectation peuconvenable à une jeune fille, et laissaient voir sataille souple, son corsage élégant et ses gracieux

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mouvements. Elle entra en souriant avec cetteaménité naturelle aux femmes qui peuventmontrer, dans une bouche rose, des dents bienrangées aussi transparentes que la porcelaine, etsur leurs joues, deux fossettes aussi fraîches quecelles d’un enfant. Ayant quitté la capote quil’avait d’abord presque dérobée aux regards dujeune marin, elle put employer aisément lesmille petits artifices, si naïfs en apparence, parlesquels une femme fait ressortir et admirertoutes les beautés de son visage et les grâces desa tête. Un certain accord entre ses manières etsa toilette la rajeunissait si bien que madame duGua se crut libérale en lui donnant vingt ans.La coquetterie de cette toilette, évidemmentfaite pour plaire, devait inspirer de l’espoir aujeune homme ; mais mademoiselle de Verneuil lesalua par une molle inclinaison de tête sans leregarder, et parut l’abandonner avec une folâtreinsouciance qui le déconcerta. Cette réserven’annonçait aux yeux des étrangers niprécaution ni coquetterie, mais une indifférencenaturelle ou feinte. L’expression candide que lavoyageuse sut donner à son visage le renditimpénétrable. Elle ne laissa paraître aucunepréméditation de triomphe et sembla douée deces jolies petites manières qui séduisent, et quiavaient dupé déjà l’amour-propre du jeunemarin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avecune sorte de dépit.

Mademoiselle de Verneuil prit Francine par lamain, et s’adressant à madame du Gua : –Madame, lui dit-elle d’une voix caressante,auriez-vous la bonté de permettre que cette fille,en qui je vois plutôt une amie qu’une servante,dîne avec nous ? Dans ces temps d’orage, ledévouement ne peut se payer que par le cœur, etd’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste ?

Madame du Gua répondit à cette dernièrephrase, prononcée à voix basse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait sondésappointement de rencontrer une femme sijolie. Puis se penchant à l’oreille de son fils : –Oh ! temps d’orage, dévouement, madame, et laservante ! dit-elle, ce ne doit pas êtremademoiselle de Verneuil, mais une fille envoyée

par Fouché.

Les convives allaient s’asseoir, lorsquemademoiselle de Verneuil aperçut Corentin, quicontinuait de soumettre à une sévère analyse lesdeux inconnus, assez inquiets de ses regards.

– Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute tropbien élevé pour suivre ainsi mes pas. Enenvoyant mes parents à l’échafaud, laRépublique n’a pas eu la magnanimité de medonner de tuteur. Si, par une galanteriechevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnéemalgré moi (et là elle laissa échapper unsoupir), je suis décidée à ne pas souffrir que lessoins protecteurs dont tu es si prodigue aillentjusqu’à te causer de la gêne. Je suis en sûretéici, tu peux m’y laisser.

Elle lui lança un regard fixe et méprisant.Elle fut comprise, Corentin réprima un sourirequi fronçait presque les coins de ses lèvresrusées, et la salua d’une manière respectueuse.

– Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours unhonneur de t’obéir. La beauté est la seule reinequ’un vrai républicain puisse volontiers servir.

En le voyant partir, les yeux de mademoisellede Verneuil brillèrent d’une joie si naïve, elleregarda Francine avec un sourire d’intelligenceempreint de tant de bonheur, que madame duGua, devenue prudente en devenant jalouse, sesentit disposée à abandonner les soupçons que laparfaite beauté de mademoiselle de Verneuilvenait de lui faire concevoir.

– C’est peut-être mademoiselle de Verneuil,dit-elle à l’oreille de son fils.

– Et l’escorte ? lui répondit le jeune homme,que le dépit rendait sage. Est-elle prisonnière ouprotégée, amie ou ennemie du gouvernement ?

Madame du Gua cligna des veux comme pourdire qu’elle saurait bien éclaircir ce mystère.Cependant le départ de Corentin semblatempérer la défiance du marin, dont la figureperdit son expression sévère, et il jeta surmademoiselle de Verneuil des regards où serévélait un amour immodéré des femmes et non

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la respectueuse ardeur d’une passion naissante.La jeune fille n’en devint que plus circonspecteet réserva ses paroles affectueuses pour madamedu Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui toutseul, essaya, dans son amer dépit, de jouer aussil’insensibilité. Mademoiselle de Verneuil neparut pas s’apercevoir de ce manège, et semontra simple sans timidité, réservée sanspruderie. Cette rencontre de personnes qui neparaissaient pas destinées à se lier, n’éveilladonc aucune sympathie bien vive. Il y eut mêmeun embarras vulgaire, une gêne qui détruisirenttout le plaisir que mademoiselle de Verneuil etle jeune marin s’étaient promis un momentauparavant. Mais les femmes ont entre elles unsi admirable tact des convenances, des liens siintimes ou de si vifs désirs d’émotions, qu’ellessavent toujours rompre la glace dans cesoccasions. Tout à coup, comme si les deux bellesconvives eussent eu la même pensée, elles semirent à plaisanter innocemment leur uniquecavalier, et rivalisèrent à son égard demoqueries, d’attentions et de soins ; cetteunanimité d’esprit les laissait libres. Un regardou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de lavaleur, devenaient alors insignifiants. Bref, aubout d’une demi-heure, ces deux femmes, déjàsecrètement ennemies, parurent être lesmeilleures amies du monde. Le jeune marin sesurprit alors à en vouloir autant à mademoisellede Verneuil de sa liberté d’esprit que de saréserve. Il était tellement contrarié, qu’ilregrettait avec une sourde colère d’avoir partagéson déjeuner avec elle.

– Madame, dit mademoiselle de Verneuil àmadame du Gua, monsieur votre fils est-iltoujours aussi triste qu’en ce moment ?

– Mademoiselle, répondit-il, je me demandaisà quoi sert un bonheur qui va s’enfuir. Le secretde ma tristesse est dans la vivacité de monplaisir.

– Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant,qui sentent plus la Cour que l’Ecolepolytechnique.

– Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien

naturelle, mademoiselle, dit madame du Gua,qui avait ses raisons pour apprivoiser l’inconnue.

– Allons, riez donc, reprit mademoiselle deVerneuil en souriant au jeune homme. Commentêtes-vous donc quand vous pleurez, si ce qu’ilvous plaît d’appeler un bonheur vous attristeainsi ?

Ce sourire, accompagné d’un regard agressifqui détruisit l’harmonie de ce masque decandeur, rendit un peu d’espoir au marin. Maisinspirée par sa nature qui entraîne la femme àtoujours faire trop ou trop peu, tantôtmademoiselle de Verneuil semblait s’emparer dece jeune homme par un coup d’œil où brillaientles fécondes promesses de l’amour ; puis, tantôtelle opposait à ses galantes expressions unemodestie froide et sévère ; vulgaire manège souslequel les femmes cachent leurs véritablesémotions. Un moment, un seul, où chacun d’euxcrut trouver chez l’autre des paupières baissées,ils se communiquèrent leurs véritables pensées ;mais ils furent aussi prompts à voiler leursregards qu’ils l’avaient été à confondre cettelumière qui bouleversa leurs cœurs en leséclairant. Honteux de s’être dit tant de chosesen un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus seregarder. Mademoiselle de Verneuil, jalouse dedétromper l’inconnu, se renferma dans unefroide politesse, et parut même attendre la findu repas avec impatience.

– Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir enprison ? lui demanda madame du Gua.

– Hélas ! madame, il me semble que je n’aipas cessé d’y être.

– Votre escorte est-elle destinée à vousprotéger, mademoiselle, ou à vous surveiller ?Êtes-vous précieuse ou suspecte à laRépublique ?

Mademoiselle de Verneuil compritinstinctivement qu’elle inspirait peu d’intérêt àmadame du Gua, et s’effaroucha de cettequestion.

– Madame, répondit-elle, je ne sais pas bienprécisément quelle est en ce moment la nature

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de mes relations avec la République.

– Vous la faites peut-être trembler ? dit lejeune homme avec un peu d’ironie.

– Pourquoi ne pas respecter les secrets demademoiselle ? reprit madame du Gua.

– Oh ! madame, les secrets d’une jeunepersonne qui ne connaît encore de la vie que sesmalheurs, ne sont pas bien curieux.

– Mais, répondit madame du Gua pourcontinuer une conversation qui pouvait luiapprendre ce qu’elle voulait savoir, le premierconsul paraît avoir des intentions parfaites. Neva-t-il pas, dit-on, arrêter l’effet des lois contreles émigrés ?

– C’est vrai, madame, dit-elle avec trop devivacité peut-être ; mais alors pourquoisoulevons-nous la Vendée et la Bretagne ?pourquoi donc incendier la France ? …

Ce cri généreux, par lequel elle semblait sefaire un reproche à elle-même, causa untressaillement au marin. Il regarda fortattentivement mademoiselle de Verneuil, mais ilne put découvrir sur sa figure ni haine ni amour.Cette peau dont le coloris attestait la finesseétait impénétrable. Une curiosité invinciblel’attacha soudain à cette singulière créature verslaquelle il était attiré déjà par de violents désirs.

– Mais, dit-elle en continuant après unepause, madame, allez-vous à Mayenne ?

– Oui, mademoiselle, répondit le jeunehomme d’un air interrogateur.

– Eh ! bien, madame, continua mademoisellede Verneuil, puisque monsieur votre fils sert laRépublique… Elle prononça ces paroles d’un airindifférent en apparence, mais elle jeta sur lesdeux inconnus un de ces regards furtifs quin’appartiennent qu’aux femmes et auxdiplomates. – Vous devez redouter les Chouans ?reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner.Nous sommes devenus presque compagnons devoyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.

Le fils et la mère hésitèrent et parurent seconsulter.

– Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeunehomme, s’il est bien prudent de vous avouer quedes intérêts d’une haute importance exigentpour cette nuit notre présence aux environs deFougères, et que nous n’avons pas encore trouvéde moyens de transport ; mais les femmes sontsi naturellement généreuses que j’aurais hontede ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains, aumoins devons-nous savoir si nous pourrons ensortir sains et saufs. Êtes-vous la reine oul’esclave de votre escorte républicaine ? excusezla franchise d’un jeune marin, mais je ne voisdans votre situation rien de bien naturel…

– Nous vivons dans un temps, monsieur, oùrien de ce qui se passe n’est naturel. Ainsi vouspouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Etsurtout, ajouta-t-elle en appuyant sur sesparoles, vous n’avez à craindre aucune trahisondans une offre faite avec simplicité par unepersonne qui n’épouse point les hainespolitiques.

– Le voyage ainsi fait ne sera pas sansdanger, reprit-il en mettant dans son regard unefinesse qui donnait de l’esprit à cette vulgaireréponse.

– Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un sourire moqueur, je ne vois de périlspour personne.

La femme qui parle ainsi est-elle la mêmedont le regard partageait mes désirs, se disait lejeune homme. Quel accent ! Elle me tendquelque piège.

En ce moment, le cri clair et perçant d’unechouette qui semblait perchée sur le sommet dela cheminée, vibra comme un sombre avis.

– Qu’est ceci ? dit mademoiselle de Verneuil.Notre voyage ne commencera pas sous d’heureuxprésages. Mais comment se trouve-t-il ici deschouettes qui chantent en plein jour ? demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.

– Cela peut arriver quelquefois, dit le jeunehomme froidement. – Mademoiselle, reprit-il,nous vous porterions peut-être malheur. N’est-ce

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pas là votre pensée ? Ne voyageons donc pasensemble.

Ces paroles furent dites avec un calme et uneréserve qui surprirent mademoiselle de Verneuil.

– Monsieur, dit-elle avec une impertinencetout aristocratique, je suis loin de vouloir vouscontraindre. Gardons le peu de liberté que nouslaisse la République. Si madame était seule,j’insisterais…

Les pas pesants d’un militaire retentirentdans le corridor, et le commandant Hulotmontra bientôt une mine renfrognée :

– Venez ici, mon colonel, dit en souriantmademoiselle de Verneuil qui lui indiqua de lamain une chaise auprès d’elle. – Occupons-nous,puisqu’il le faut, des affaires de l’Etat. Mais riezdonc ? Qu’avez-vous ? Y a-t-il des Chouans ici ?

Le commandant était resté béant à l’aspectdu jeune inconnu qu’il contemplait avec unesingulière attention.

– Ma mère, désirez-vous encore du lièvre ?Mademoiselle, vous ne mangez pas, disait àFrancine le marin en s’occupant des convives.

Mais la surprise de Hulot et l’attention demademoiselle de Verneuil avaient quelque chosede cruellement sérieux qu’il était dangereux deméconnaître.

– Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tume connaîtrais ? reprit brusquement le jeunehomme.

– Peut-être, répondit le républicain.

– En effet, je crois t’avoir vu venir à l’Ecole.

– Je ne suis jamais allé à l’école, répliquabrusquement le commandant.

– Et de quelle école sors-tu donc, toi ?

– De l’Ecole polytechnique.

– Ah ! ah ! oui, de cette caserne où l’on veutfaire des militaires dans des dortoirs, répondit lecommandant dont l’aversion était insurmontablepour les officiers sortis de cette savantepépinière. Mais dans quel corps sers-tu ?

– Dans la marine.

– Ah ! dit Hulot en riant avec malice.Connais-tu beaucoup d’élèves de cette Ecole-làdans la marine. – Il n’en sort, reprit-il d’unaccent grave, que des officiers d’artillerie et dugénie.

Le jeune homme ne se déconcerta pas. J’aifait exception à cause du nom que je porte,répondit-il. Nous avons tous été marins dansnotre famille.

– Ah ! reprit Hulot, quel est donc ton nom defamille, citoyen ?

– Du Gua Saint-Cyr.

– Tu n’as donc pas été assassiné àMortagne ?

– Ah ! il s’en est de bien peu fallu, ditvivement madame du Gua, mon fils a reçu deuxballes…

– Et as-tu des papiers ? dit Hulot sansécouter la mère.

– Est-ce que vous voulez les lire, demandaimpertinemment le jeune marin dont l’œil bleuplein de malice étudiait alternativement lasombre figure du commandant et celle demademoiselle de Verneuil.

– Un blanc-bec comme toi voudrait-ilm’embêter, par hasard ? Allons, donne-moi tespapiers, ou sinon, en route !

– La, la, mon brave, je ne suis pas un serin.Ai-je donc besoin de te répondre ! Qui es-tu ?

– Le commandant du département, repritHulot.

– Oh ! alors mon cas peut devenir très grave,je serais pris les armes à la main. Et il tendit unverre de vin de Bordeaux au commandant.

– Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons,voyons, tes papiers.

En ce moment, un bruit d’armes et les pas dequelques soldats ayant retenti dans la rue, Hulots’approcha de la fenêtre et prit un air satisfaitqui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Ce

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signe d’intérêt réchauffa le jeune homme, dontla figure était devenue froide et fière. Aprèsavoir fouillé dans la poche de son habite il tirad’un élégant portefeuille et offrit aucommandant des papiers que Hulot se mit à lirelentement, en comparant le signalement dupasseport avec le visage du voyageur suspect.Pendant cet examen, le cri de la chouetterecommença ; mais cette fois il ne fut pasdifficile d’y distinguer l’accent et les jeux d’unevoix humaine. Le commandant rendit alors aujeune homme les papiers d’un air moqueur.

– Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais ilfaut me suivre au District. Je n’aime pas lamusique, moi !

– Pourquoi l’emmenez-vous au District ?demanda mademoiselle de Verneuil d’une voixaltérée.

– Ma petite fille, répondit le commandant enfaisant sa grimace habituelle, cela ne vousregarde pas.

Irritée du ton, de l’expression du vieuxmilitaire, et plus encore de cette espèced’humiliation subie devant un homme à qui elleplaisait, mademoiselle de Verneuil se leva, quittatout à coup l’attitude de candeur et de modestiedans laquelle elle s’était tenue jusqu’alors, sonteint s’anima, et ses yeux brillèrent.

– Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait àtout ce qu’exige la loi ? s’écria-t-elle doucement,mais avec une sorte de tremblement dans lavoix.

– Oui, en apparence, répondit ironiquementHulot.

– Eh ! bien, j’entends que vous le laissieztranquille en apparence, reprit-elle. Avez-vouspeur qu’il ne vous échappe ? vous allez l’escorteravec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans la malleavec madame sa mère. Pas d’observation, je leveux. – Eh bien ! quoi ? … reprit-elle en voyantHulot qui se permit de faire sa petite grimace, letrouvez-vous encore suspect ?

– Mais un peu, je pense.

– Que voulez-vous donc en faire ?

– Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la têteavec un peu de plomb. C’est un étourdi, repritle commandant avec ironie.

– Plaisantez-vous, colonel ? s’écriamademoiselle de Verneuil.

– Allons, camarade, dit le commandant enfaisant un signe de tête au marin. Allons,dépêchons !

À cette impertinence de Hulot, mademoisellede Verneuil devint calme et sourit.

– N’avancez pas, dit-elle au jeune hommequ’elle protégea par un geste plein de dignité.

– Oh ! la belle tête, dit le marin à l’oreille desa mère, qui fronça les sourcils.

Le dépit et mille sentiments irrités maiscombattus déployaient alors des beautésnouvelles sur le visage de la Parisienne.Francine, madame du Gua, son fils, s’étaientlevés tous. Mademoiselle de Verneuil se plaçavivement entre eux et le commandant quisouriait, et défit lestement deux brandebourgsde son spencer. Puis, agissant par suite de cetaveuglement dont les femmes sont saisieslorsqu’on attaque fortement leur amour-propre,mais flattée ou impatiente aussi d’exercer sonpouvoir comme un enfant peut l’être d’essayer lenouveau jouet qu’on lui a donné, elle présentavivement au commandant une lettre ouverte.

– Lisez, lui dit-elle avec un souriresardonique.

Elle se retourna vers le jeune homme, à qui,dans l’ivresse du triomphe, elle lança un regardoù la malice se mêlait à une expressionamoureuse. Chez tous deux, les frontss’éclaircirent ; la joie colora leurs figures agitées,et mille pensées contradictoires s’élevèrent dansleurs âmes. Par un seul regard, madame du Guaparut attribuer bien plus à l’amour qu’à lacharité la générosité de mademoiselle deVerneuil, et certes elle avait raison. La jolievoyageuse rougit d’abord et baissa modestementles paupières en devinant tout ce que disait ce

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regard de femme. Devant cette menaçanteaccusation, elle releva fièrement la tête et défiatous les yeux. Le commandant, pétrifié, renditcette lettre contre-signée des ministres, et quienjoignait à toutes les autorités d’obéir auxordres de cette mystérieuse personne ; mais, iltira son épée du fourreau, la prit, la cassa surson genou, et jeta les morceaux.

– Mademoiselle, vous savez probablementbien ce que vous avez à faire ; mais unrépublicain a ses idées et sa fierté, dit-il. Je nesais pas servir là où les belles fillescommandent ; le premier Consul aura, dès cesoir, ma démission, et d’autres que Hulot vousobéiront. Là où je ne comprends plus, jem’arrête ; surtout, quand je suis tenu decomprendre.

Il y eut un moment de silence ; mais il futbientôt rompu par la jeune Parisienne quimarcha au commandant, lui tendit la main etlui dit : – Colonel, quoique votre barbe soit unpeu longue, vous pouvez m’embrasser, vous êtesun homme.

– Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-ilen déposant assez gauchement un baiser sur lamain de cette singulière fille. – Quant à toi,camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt lejeune homme, tu en reviens d’une belle !

– Mon commandant, reprit en riantl’inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse,et si tu le veux, je vais te suivre au District.

– Y viendras-tu avec ton siffleur invisible,Marche-à-terre…

– Qui, Marche-à-terre ? demanda le marinavec tous les signes de la surprise la plus vraie.

– N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure ?

– Eh ! bien, reprit l’étranger, qu’a decommun ce sifflement et moi, je te le demande.J’ai cru que les soldats que tu avais commandés,pour m’arrêter sans doute, te prévenaient ainside leur arrivée.

– Vraiment, tu as cru cela !

– Eh ! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton

verre de vin de Bordeaux, il est délicieux.

Surpris de l’étonnement naturel du marin, del’incroyable légèreté de ses manières, de lajeunesse de sa figure, que rendaient presqueenfantine les boucles de ses cheveux blondssoigneusement frisés, le commandant flottaitentre mille soupçons. Il remarqua madame duGua qui essayait de surprendre le secret desregards que son fils jetait à mademoiselle deVerneuil, et lui demanda brusquement : – Votreâge, citoyenne ?

– Hélas ! monsieur l’officier, les lois de notreRépublique deviennent bien cruelles ! j’ai trente-huit ans.

– Quand on devrait me fusiller, je n’encroirais rien encore. Marche-à-terre est ici, il asifflé, vous êtes des Chouans déguisés. Tonnerrede Dieu, je vais faire entièrement cerner etfouiller l’auberge.

En ce moment, un sifflement irrégulier, assezsemblable à ceux qu’on avait entendus, et quipartait de la cour de l’auberge, coupa la paroleau commandant ; il se précipita fortheureusement dans le corridor, et n’aperçutpoint la pâleur que ses paroles avaient répanduesur la figure de madame du Gua. Hulot vit,dans le siffleur, un postillon qui attelait seschevaux à la malle ; il déposa ses soupçons, tantil lui sembla ridicule que des Chouans sehasardassent au milieu d’Alençon, et il revintconfus.

– Je lui pardonne, mais plus tard il paieracher le moment qu’il nous fait passer ici, ditgravement la mère à l’oreille de son fils aumoment où Hulot rentrait dans la chambre.

Le brave officier offrait sur sa figureembarrassée l’expression de la lutte que lasévérité de ses devoirs livrait dans son cœur à sabonté naturelle. Il conserva son air bourru,peut-être parce qu’il croyait alors s’êtretrompé ; mais il prit le verre de vin deBordeaux et dit : – Camarade, excuse-moi, maiston Ecole envoie à l’armée des officiers sijeunes…

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– Les brigands en ont donc de plus jeunesencore ? demanda en riant le prétendu marin.

– Pour qui preniez-vous donc mon fils ?reprit madame du Gua.

– Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouanset aux Vendéens par le cabinet de Londres, etqu’on nomme le marquis de Montauran.

Le commandant épia encore attentivement lafigure de ces deux personnages suspects, qui seregardèrent avec cette singulière expression dephysionomie que prennent successivement deuxignorants présomptueux et qu’on peut traduirepar ce dialogue : – Connais-tu cela ? – Non. Ettoi ? – Connais pas, du tout. – Qu’est-ce qu’ilnous dit donc là ? – Il rêve. Puis le rireinsultant et goguenard de la sottise quand ellecroit triompher.

La subite altération des manières et latorpeur de Marie de Verneuil, en entendantprononcer le nom du général royaliste, ne furentsensibles que pour Francine, la seule à quifussent connues les imperceptibles nuances decette jeune figure. Tout à fait mis en déroute, lecommandant ramassa les deux morceaux de sonépée, regarda mademoiselle de Verneuil, dont lachaleureuse expression avait trouvé le secretd’émouvoir son cœur, et lui dit : – Quant àvous, mademoiselle, je ne m’en dédis pas, etdemain, les tronçons de mon épée parviendrontà Bonaparte, à moins que…

– Eh ! que me fait Bonaparte, votreRépublique, les Chouans, le Roi et le Gars !s’écria-t-elle en réprimant assez mal unemportement de mauvais goût.

Des caprices inconnus ou la passiondonnèrent à cette figure des couleursétincelantes, et l’on vit que le monde entier nedevait plus être rien pour cette jeune fille dumoment où elle y distinguait une créature ; maistout à coup elle rentra dans un calme forcé en sevoyant, comme un acteur sublime, l’objet desregards de tous les spectateurs. Le commandantse leva brusquement. Inquiète et agitée,mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêta dans

le corridor, et lui demanda d’un ton solennel : –Vous aviez donc de bien fortes raisons desoupçonner ce jeune homme d’être le Gars ?

– Tonnerre de Dieu, mademoiselle, lefantassin qui vous accompagne est venu meprévenir que les voyageurs et le courrier avaientété assassinés par les Chouans, ce que je savais ;mais ce que je ne savais pas, c’était les noms desvoyageurs morts, et ils s’appelaient du GuaSaint-Cyr !

– Oh ! s’il y a du Corentin là-dedans, je nem’étonne plus de rien, s’écria-t-elle avec unmouvement de dégoût.

Le commandant s’éloigna, sans oser regardermademoiselle de Verneuil dont la dangereusebeauté lui troublait déjà le cœur.

– Si j’étais resté deux minutes de plus,j’aurais fait la sottise de reprendre mon épéepour l’escorter, se disait-il en descendantl’escalier.

En voyant le jeune homme les yeux attachéssur la porte par où mademoiselle de Verneuilétait sortie, madame du Gua lui dit à l’oreille :– Toujours le même ! Vous ne périrez que par lafemme. Une poupée vous fait tout oublier.Pourquoi donc avez-vous souffert qu’elledéjeunât avec nous. Qu’est-ce qu’une demoisellede Verneuil qui accepte le déjeuner de gensinconnus, que les Bleus escortent, et qui lesdésarme avec une lettre mise en réserve commeun billet doux, dans son spencer ? C’est une deces mauvaises créatures à l’aide desquellesFouché veut s’emparer de vous, et la lettrequ’elle a montrée est donnée pour requérir lesBleus contre vous.

– Eh ! madame, répondit le jeune hommed’un ton aigre qui perça le cœur de la dame etla fit pâlir, sa générosité dément votresupposition. Souvenez-vous bien que l’intérêtseul du Roi nous rassemble. Après avoir euCharette à vos pieds, l’univers ne serait-il doncpas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà pluspour le venger ?

La dame resta pensive et debout comme un

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homme qui, du rivage, contemple le naufrage deses trésors, et n’en convoite que plus ardemmentsa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuilrentra, le jeune marin échangea avec elle unsourire et un regard empreint de doucemoquerie. Quelque incertain que parût l’avenir,quelque éphémère que fût leur union, lesprophéties de cet espoir n’en étaient que pluscaressantes. Quoique rapide, ce regard ne putéchapper à l’œil sagace de madame du Gua, quile comprit : aussitôt, son front se contractalégèrement, et sa physionomie ne putentièrement cacher de jalouses pensées. Francineobservait cette femme ; elle en vit les yeuxbriller, les joues s’animer ; elle crut apercevoirun esprit infernal animer ce visage en proie àquelque révolution terrible ; mais l’éclair n’estpas plus vif, ni la mort plus prompte que ne lefut cette expression passagère ; madame du Guareprit son air enjoué, avec un tel aplomb queFrancine crut avoir rêvé. Néanmoins, enreconnaissant chez cette femme une violence aumoins égale à celle de mademoiselle de Verneuil,elle frémit en prévoyant les terribles chocs quidevaient survenir entre deux esprits de cettetrempe, et frissonna quand elle vit mademoisellede Verneuil allant vers le jeune officier, luijetant un de ces regards passionnés qui enivrent,lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et lemenant au jour par un geste de coquetteriepleine de malice.

– Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle encherchant à lire dans ses yeux, vous n’êtes pas lecitoyen du Gua Saint-Cyr.

– Si, mademoiselle.

– Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

– J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoiqu’il en soit, je ne vous en ai pas moins uneobligation pour laquelle je vous conserveraitoujours une grande reconnaissance, et jevoudrais être à même de vous la témoigner.

– J’ai cru sauver un émigré, mais je vousaime mieux républicain.

À ces mots, échappés de ses lèvres comme

par étourderie, elle devint confuse ; ses yeuxsemblèrent rougir, et il n’y eut plus dans sacontenance qu’une délicieuse naïveté desentiment ; elle quitta mollement les mains del’officier, poussée non par la honte de les avoirpressées, mais par une pensée trop lourde àporter dans son cœur, et elle le laissa ivred’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloirà elle seule de cette liberté, autorisée peut-êtrepar ces fugitives aventures de voyage ; elle repritson attitude de convention, salua ses deuxcompagnons de voyage et disparut avecFrancine. En arrivant dans leur chambre,Francine se croisa les doigts, retourna lespaumes de ses mains en se tordant les bras, etcontempla sa maîtresse en lui disant : – Ah !Marie, combien de choses en peu de temps ? iln’y a que vous pour ces histoires-là !

Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta aucou de Francine.

– Ah ! voilà la vie, je suis dans le ciel !

– Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.

– Oh ! va pour l’enfer ! reprit mademoisellede Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi tamain. Sens mon cœur, comme il bat. J’ai lafièvre. Le monde entier est maintenant peu dechose ! Combien de fois n’ai-je pas vu cethomme dans mes rêves ! oh ! comme sa tête estbelle et quel regard étincelant

– Vous aimera-t-il ? demanda d’une voixaffaiblie la naïve et simple paysanne, dont levisage s’était empreint de mélancolie.

– Tu le demandes ? répondit mademoiselle deVerneuil.

– Mais dis-donc, Francine, ajouta-t-elle en semontrant à elle dans une attitude moitiésérieuse, moitié comique, il serait donc difficile.

– Oui, mais vous aimera-t-il toujours ? repritFrancine en souriant.

Elles se regardèrent un moment commeinterdites, Francine de révéler tant d’expérience,Marie d’apercevoir pour la première fois unavenir de bonheur dans la passion ; aussi resta-

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t-elle comme penchée sur un précipice dont elleaurait voulu sonder la profondeur en attendantle bruit d’une pierre jetée d’abord avecinsouciance.

– Hé ! c’est mon affaire, dit-elle en laissantéchapper le geste d’un joueur au désespoir. Jene plaindrai jamais une femme trahie, elle nedoit s’en prendre qu’à elle-même de sonabandon. Je saurai bien garder, vivant ou mort,l’homme dont le cœur m’aura appartenu. –Mais, dit-elle avec surprise et après un momentde silence, d’où te vient tant de science,Francine ? …

– Mademoiselle, répondit vivement lapaysanne, j’entends des pas dans le corridor.

– Ah ! dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui !– Mais, reprit-elle, voilà comment tu réponds !je te comprends : je t’attendrai ou je tedevinerai.

Francine avait raison. Trois coups frappés àla porte interrompirent cette conversation. Lecapitaine Merle se montra bientôt, après avoirentendu l’invitation d’entrer que lui adressamademoiselle de Verneuil.

En faisant un salut militaire à mademoisellede Verneuil, le capitaine hasarda de lui jeter uneœillade, et tout ébloui par sa beauté, il netrouva rien autre chose à lui dire que : –Mademoiselle, je suis à vos ordres !

– Vous êtes donc devenu mon protecteur parla démission de votre chef de demi-brigade.Votre régiment ne s’appelle-t-il pas ainsi ?

– Mon supérieur est l’adjudant-major Gérardqui m’envoie.

– Votre commandant a donc bien peur demoi, demanda-t-elle.

– Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a paspeur ; mais les femmes, voyez-vous, ça n’est passon affaire ; et ça l’a chiffonné de trouver songénéral en cornette.

– Cependant, reprit mademoiselle deVerneuil, son devoir était d’obéir à sessupérieurs ! J’aime la subordination, je vous en

préviens, et je ne veux pas qu’on me résiste.

– Cela serait difficile, répondit Merle.

– Tenons conseil, reprit mademoiselle deVerneuil. Vous avez ici des troupes fraîches, ellesm’accompagneront à Mayenne, où je puis arriverce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveauxsoldats pour en repartir sans nous y arrêter ?Les Chouans ignorent notre petite expédition.En voyageant ainsi nuitamment, nous aurionsbien du malheur si nous les rencontrions enassez grand nombre pour être attaqués. Voyons,dites, croyez-vous que ce soit possible ?

– Oui, mademoiselle.

– Comment est le chemin de Mayenne àFougère ?

– Rude. Il faut toujours monter et descendre,un vrai pays d’écureuil.

– Partons, partons, dit-elle ; et comme nousn’avons pas de dangers à redouter en sortantd’Alençon, allez en avant ; nous vousrejoindrons bien.

– On dirait qu’elle a dix ans de grade, se ditMerle en sortant. Hulot se trompe, cette jeunefille-là n’est pas de celles qui se font des rentesavec un lit de plume. Et, mille cartouches, si lecapitaine Merle veut devenir adjudant-major, jene lui conseille pas de prendre saint Michel pourle diable.

Pendant la conférence de mademoiselle deVerneuil avec le capitaine, Francine était sortiedans l’intention d’examiner par une fenêtre ducorridor un point de la cour vers lequel uneirrésistible curiosité l’entraînait depuis sonarrivée dans l’auberge. Elle contemplait la paillede l’écurie avec une attention si profonde qu’onl’aurait pu croire en prières devant une bonnevierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua sedirigeant vers Marche-à-terre avec lesprécautions d’un chat qui ne veut pas semouiller les pattes. En voyant cette dame, leChouan se leva et garda devant elle l’attitudedu plus profond respect. Cette étrangecirconstance éveilla la curiosité de Francine, qui

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Honoré de Balzac – Les Chouans

s’élança dans la cour, se glissa le long des mursde manière à ne point être vue par madame duGua, et tâcha de se cacher derrière la porte del’écurie ; elle marcha sur la pointe du pied,retint son haleine, évita de faire le moindrebruit, et réussit à se poser près de Marche-à-terre sans avoir excité son attention.

– Et si, après toutes ces informations, disaitl’inconnue au Chouan, ce n’est pas son nom, tutireras dessus sans pitié, comme sur une chienneenragée.

– Entendu, répondit Marche-à-terre.

La dame s’éloigna. Le Chouan remit sonbonnet de laine rouge sur la tête, resta debout,et se grattait l’oreille à la manière des gensembarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaîtrecomme par magie.

– Sainte Anne d’Auray ! s’écria-t-il. Tout àcoup il laissa tomber son fouet, joignit les mainset demeura en extase. Une faible rougeurillumina son visage grossier, et ses yeuxbrillèrent comme des diamants perdus dans dela fange. – Est-ce bien la garce à Cottin ? dit-ild’une voix si sourde que lui seul pouvaits’entendre. – Êtes-vous godaine ! reprit-il aprèsune pause.

Ce mot assez bizarre de godain, godaine, estun superlatif du patois de ces contrées qui sertaux amoureux à exprimer l’accord d’une richetoilette et de la beauté.

– Je n’oserais point vous toucher, ajoutaMarche-à-terre en avançant néanmoins sa largemain vers Francine comme pour s’assurer dupoids d’une grosse chaîne d’or qui tournaitautour de son cou, et descendait jusqu’à sataille.

– Et vous feriez bien, Pierre, réponditFrancine inspirée par cet instinct de la femmequi la rend despote quand elle n’est pasopprimée. Elle se recula avec hauteur aprèsavoir joui de la surprise du Chouan ; mais ellecompensa la dureté de ses paroles par un regardplein de douceur, et se rapprocha de lui ? –Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de la

jeune demoiselle que je sers n’est-ce pas ?

Marche-à-terre resta muet et sa figure luttacomme l’aurore entre les ténèbres et la lumière.Il regarda tour à tour Francine, le gros fouetqu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or quiparaissait exercer sur lui des séductions aussipuissantes que le visage de la Bretonne ; puis,comme pour mettre un terme à son inquiétude,il ramassa son fouet et garda le silence.

– Oh ! il n’est pas difficile de deviner quecette dame t’a ordonné de tuer ma maîtresse,reprit Francine qui connaissait la discrètefidélité du gars et qui voulut en dissiper lesscrupules.

Marche-à-terre baissa la tête d’une manièresignificative. Pour la garce à Cottin, ce fut uneréponse.

– Eh ! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindremalheur, si un seul cheveu de sa tête estarraché, nous nous serons vus ici pour ladernière fois et pour l’éternité, car je serai dansle paradis, moi ! et toi, tu iras en enfer.

Le possédé que l’Eglise allait jadis exorciseren grande pompe n’était pas plus agité queMarche-à-terre ne le fut sous cette prédictionprononcée avec une croyance qui lui donnait unesorte de certitude. Ses regards, d’abordempreints d’une tendresse sauvage, puiscombattus par les devoirs d’un fanatisme aussiexigeant que celui de l’amour, devinrent tout àcoup farouches quand il aperçut l’air impérieuxde l’innocente maîtresse qu’il s’était jadisdonnée. Francine interpréta le silence duChouan à sa manière.

– Tu ne veux donc rien faire pour moi ? luidit-elle d’un ton de reproche.

À ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresseun coup d’œil aussi noir que l’aile d’un corbeau.

– Es-tu libre ? demanda-t-il par ungrognement que Francine seule pouvaitentendre.

– Serais-je là ? … répondit-elle avecindignation. Mais toi, que fais-tu ici ? Tu

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chouannes encore, tu cours par les cheminscomme une bête enragée qui cherche à mordre.Oh ! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avecmoi. Cette belle demoiselle qui, je puis te ledire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin demoi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnesrentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinqcents écus la grande maison à mon oncleThomas, et j’ai deux mille livres d’économies.

Mais son sourire et l’énumération de sestrésors échouèrent devant l’impénétrableexpression de Marche-à-terre.

– Les Recteurs ont dit de se mettre enguerre, répondit-il. Chaque Bleu jeté par terrevaut une indulgence.

– Mais les Bleus te tueront peut-être.

Il répondit en laissant aller ses bras commepour regretter la modicité de l’offrande qu’ilfaisait à Dieu et au Roi.

– Et que deviendrais-je, moi ? demandadouloureusement la jeune fille.

Marche-à-terre regarda Francine avecstupidité ; ses yeux semblèrent s’agrandir, il s’enéchappa deux larmes qui roulèrent parallèlementde ses joues velues sur les peaux de chèvre dontil était couvert, et un sourd gémissement sortitde sa poitrine.

– Sainte Anne d’Auray ! … Pierre, voilà donctout ce que tu me diras après une séparation desept ans.

Tu as bien changé.

– Je t’aime toujours, répondit le Chouand’une voix brusque.

– Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passeavant moi.

– Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’envais.

– Eh ! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.

– Adieu, répéta Marche-à-terre.

Il saisit la main de Francine, la serra, labaisa, fit un signe de croix, et se sauva dans

l’écurie, comme un chien qui vient de déroberun os.

Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y voisgoutte. As-tu ta chinchoire ?

– Oh ! cré bleu ! … la belle chaîne, réponditPille-miche en fouillant dans une pochepratiquée sous sa peau de bique.

Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône encorne de bœuf dans lequel les Bretons mettentle tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendantles longues soirées d’hiver. Le Chouan leva lepouce de manière à former dans son poignetgauche ce creux où les invalides se mesurentleurs prises de tabac, il y secoua fortement lachinchoire dont la pointe avait été dévissée parPille-miche. Une poussière impalpable tombalentement par le petit trou qui terminait le cônede ce meuble breton. Marche-à-terrerecommença sept ou huit fois ce manègesilencieux, comme si cette poudre eût possédé lepouvoir de changer la nature de ses pensées.Tout à coup, il laissa échapper un gestedésespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche etramassa une carabine cachée dans la paille.

– Sept à huit chinchées comme ça de suite, çane vaut rin, dit l’avare Pille-miche.

– En route, s’écria Marche-à-terre d’une voixrauque. Nous avons de la besogne.

Une trentaine de Chouans qui dormaient sousles râteliers et dans la paille, levèrent la tête,virent Marche-à-terre debout, et disparurentaussitôt par une porte qui donnait sur desjardins et d’où l’on pouvait gagner les champs.Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle trouva lamalle en état de partir. Mademoiselle deVerneuil et ses deux compagnons de voyage yétaient déjà montés. La Bretonne frémit envoyant sa maîtresse au fond de la voiture à côtéde la femme qui venait d’en ordonner la mort.Le Suspect se mit en avant de Marie, et aussitôtque Francine se fut assise, la lourde voiturepartit au grand trot.

Le soleil avait dissipé les nuages gris del’automne, et ses rayons animaient la mélancolie

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des champs par un certain air de fête et dejeunesse. Beaucoup d’amants prennent ceshasards du ciel pour des présages. Francine futétrangement surprise du silence qui régnad’abord entre les voyageurs. Mademoiselle deVerneuil avait repris son air froid, et se tenaitles yeux baissés, la tête doucement inclinée, etles mains cachées sous une espèce de mante danslaquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, cefut pour voir les paysages qui s’enfuyaient entournoyant avec rapidité. Certaine d’êtreadmirée, elle se refusait à l’admiration ; maisson apparente insouciance accusait plus decoquetterie que de candeur. La touchante puretéqui donne tant d’harmonie aux diversesexpressions par lesquelles se révèlent les âmesfaibles, semblait ne pas pouvoir prêter soncharme à une créature que ses vives impressionsdestinaient aux orages de l’amour. En proie auplaisir que donnent les commencements d’uneintrigue, l’inconnu ne cherchait pas encore as’expliquer la discordance qui existait entre lacoquetterie et l’exaltation de cette singulièrefille. Cette candeur jouée ne lui permettait-ellepas de contempler à son aise une figure que lecalme embellissait alors autant qu’elle venait del’être par l’agitation. Nous n’accusons guère lasource de nos jouissances.

Il est difficile à une jolie femme de sesoustraire, en voiture, aux regards de sescompagnons, dont les yeux s’attachent sur ellecomme pour y chercher une distraction de plusà la monotonie du voyage. Aussi, très heureuxde pouvoir satisfaire l’avidité de sa passionnaissante, sans que l’inconnue évitât son regardou s’offensât de sa persistance, le jeune officierse plut-il à étudier les lignes pures et brillantesqui dessinaient les contours de ce visage. Ce futpour lui comme un tableau. Tantôt le jourfaisait ressortir la transparence rose des narines,et le double arc qui unissait le nez à la lèvresupérieure ; tantôt un pâle rayon de soleilmettait en lumière les nuances du teint, nacréessous les yeux et autour de la bouche, rosées surles joues, mates vers les tempes et sur le cou. Iladmira les oppositions de clair et d’ombre

produites par des cheveux dont les rouleauxnoirs environnaient la figure, en y imprimantune grâce éphémère ; car tout est si fugitif chezla femme ! sa beauté d’aujourd’hui n’est souventpas celle d’hier, heureusement pour elle peut-être ! Encore dans l’âge où l’homme peut jouirde ces riens qui sont tout l’amour, le soi-disantmarin attendait avec bonheur le mouvementrépété des paupières et les jeux séduisants quela respiration donnait au corsage. Parfois, au gréde ses pensées, il épiait un accord entrel’expression des yeux et l’imperceptible inflexiondes lèvres. Chaque geste lui livrait une âme,chaque mouvement une face nouvelle de cettejeune fille. Si quelques idées venaient agiter cestraits mobiles, si quelque soudaine rougeur s’yinfusait, si le sourire y répandait la vie, ilsavourait mille délices en cherchant à deviner lessecrets de cette femme mystérieuse. Tout étaitpiège pour l’âme, piège pour les sens. Enfin lesilence, loin d’élever des obstacles à l’entente descœurs, devenait un lien commun pour lespensées. Plusieurs regards où ses yeuxrencontrèrent ceux de l’étranger apprirent àMarie de Verneuil que ce silence allait lacompromettre ; elle fit alors à madame du Guaquelques-unes de ces demandes insignifiantes quipréludent aux conversations, mais elle ne puts’empêcher d’y mêler le fils.

– Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre filsdans la marine ? N’est-ce pas vous condamner àde perpétuelles inquiétudes ?

– Mademoiselle, le destin des femmes, desmères, veux-je dire, est de toujours tremblerpour leurs plus chers trésors.

– Monsieur vous ressemble beaucoup.

– Vous trouvez, mademoiselle.

Cette innocente légitimation de l’âge quemadame du Gua s’était donné, fit sourire lejeune homme et inspira à sa prétendue mère unnouveau dépit. La haine de cette femmegrandissait à chaque regard passionné que jetaitson fils sur Marie. Le silence, le discours, toutallumait en elle une effroyable rage déguisée

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sous les manières les plus affectueuses.

– Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtesdans l’erreur. Les marins ne sont pas plusexposés que ne le sont les autres militaires. Lesfemmes ne devraient pas haïr la marine :n’avons-nous pas sur les troupes de terrel’immense avantage de rester fidèles à nosmaîtresses ?

– Oh ! de force, répondit en riantmademoiselle de Verneuil.

– C’est toujours de la fidélité, répliquamadame du Gua d’un ton presque sombre.

La conversation s’anima, se porta sur dessujets qui n’étaient intéressants que pour lestrois voyageurs ; car, en ces sortes decirconstances, les gens d’esprit donnent auxbanalités des significations neuves ; maisl’entretien, frivole en apparence, par lequel cesinconnus se plurent à s’interroger mutuellement,cacha les désirs, les passions et les espérancesqui les agitaient. La finesse et la malice deMarie, qui fut constamment sur ses gardes,apprirent à madame du Gua que la calomnie etla trahison pourraient seules la faire triompherd’une rivale aussi redoutable par son esprit quepar sa beauté. Les voyageurs atteignirentl’escorte, et la voiture alla moins rapidement. Lejeune marin aperçut une longue côte à monteret proposa une promenade à mademoiselle deVerneuil. Le bon goût, l’affectueuse politesse dujeune homme semblèrent décider la Parisienne,et son consentement le flatta.

– Madame est-elle de notre avis ? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi sepromener ?

– Coquette ! dit la dame en descendant devoiture.

Marie et l’inconnu marchèrent ensemble maisséparés. Le marin, déjà saisi par de violentsdésirs, fut jaloux de faire tomber la réservequ’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas ladupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avecl’inconnue à la faveur de cette amabilitéfrançaise, de cet esprit parfois léger, parfois

sérieux, toujours chevaleresque, souventmoqueur qui distinguait les hommesremarquables de l’aristocratie exilée. Mais larieuse Parisienne plaisanta si malicieusement lejeune Républicain, sut lui reprocher sesintentions de frivolité si dédaigneusement ens’attachant de préférence aux idées fortes et àl’exaltation qui perçaient malgré lui dans sesdiscours, qu’il devina facilement le secret deplaire. La conversation changea donc. L’étrangerréalisa dès lors les espérances que donnait safigure expressive. De moment en moment, iléprouvait de nouvelles difficultés en voulantapprécier la sirène de laquelle il s’éprenait deplus en plus, et fut forcé de suspendre sesjugements sur une fille qui se faisait un jeu deles infirmer tous. Après avoir été séduit par lacontemplation de la beauté, il fut donc entraînévers cette âme inconnue par une curiosité queMarie se plut à exciter. Cet entretien pritinsensiblement un caractère d’intimité trèsétranger au ton d’indifférence que mademoisellede Verneuil s’efforça d’y imprimer sans pouvoiry parvenir. Quoique madame du Gua eût suiviles deux amoureux, ils avaient insensiblementmarché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrentbientôt séparés par une centaine de pas environ.Ces deux charmants êtres foulaient le sable finde la route, emportés par le charme enfantind’unir le léger retentissement de leurs pas,heureux de se voir enveloppés par un mêmerayon de lumière qui paraissait appartenir ausoleil du printemps, et de respirer ensemble cesparfums d’automne chargés de tant dedépouilles végétales, qu’ils semblent unenourriture apportée par les airs à la mélancoliede l’amour naissant. Quoiqu’ils ne parussentvoir l’un et l’autre qu’une aventure ordinairedans leur union momentanée, le ciel, le site et lasaison communiquèrent à leurs sentiments uneteinte de gravité qui leur donna l’apparence dela passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de lajournée, de sa beauté ; puis ils parlèrent de leurétrange rencontre, de la rupture prochaine d’uneliaison si douce et de la facilité qu’on met envoyage à s’épancher avec les personnes aussitôtperdues qu’entrevues. À cette dernière

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observation, le jeune homme profita de lapermission tacite qui semblait l’autoriser à fairequelques douces confidences, et essaya de risquerdes aveux, en homme accoutumé à desemblables situations.

– Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il,combien les sentiments suivent peu la routecommune, dans le temps de terreur où nousvivons ? Autour de nous, tout n’est-il pas frappéd’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nousaimons, nous haïssons sur la foi d’un regard.L’on s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec lacélérité dont on marche à la mort. On sedépêche en toute chose, comme la Nation dansses tumultes. Au milieu des dangers, lesétreintes doivent être plus vives que dans letrain ordinaire de la vie. À Paris, dernièrement,chacun a su, comme sur un champ de bataille,tout ce que pouvait dire une poignée de main.

– On sentait la nécessité de vivre vite etbeaucoup, répondit-elle, parce qu’on avait alorspeu de temps à vivre. Et après avoir lancé à sonjeune compagnon un regard qui semblait luimontrer le terme de leur court voyage, elleajouta malicieusement Vous êtes bien instruitdes choses de la vie, pour un jeune homme quisort de l’Ecole ?

– Que pensez-vous de moi ? demanda-t-ilaprès un moment de silence. Dites-moi votreopinion sans ménagements.

– Vous voulez sans doute acquérir ainsi ledroit de me parler de moi ? … répliqua-t-elle enriant.

– Vous ne répondez pas, reprit-il après unelégère pause. Prenez garde, le silence est souventune réponse.

– Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriezpouvoir me dire ? Hé ! mon dieu, vous avez déjàtrop parlé.

– Oh ! si nous nous entendons, reprit-il enriant, j’obtiens plus que je n’osais espérer.

Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elleparut accepter la lutte courtoise de laquelle tout

homme se plaît à menacer une femme. Ils sepersuadèrent alors, autant sérieusement que parplaisanterie, qu’il leur était impossible d’êtrejamais l’un pour l’autre autre chose que ce qu’ilsétaient en ce moment. Le jeune homme pouvaitse livrer à une passion qui n’avait pointd’avenir, et Marie pouvait en rire. Puis quandils eurent élevé ainsi entre eux une barrièreimaginaire, ils parurent l’un et l’autre fortempressés de mettre à profit la dangereuseliberté qu’ils venaient de stipuler. Marie heurtatout à coup une pierre et fit un faux pas.

– Prenez mon bras, dit l’inconnu.

– Il le faut bien, étourdi ! Vous seriez tropfier si je refusais. N’aurais-je pas l’air de vouscraindre ?

– Ah ! mademoiselle, répondit-il en luipressant le bras pour lui faire sentir lesbattements de son cœur, vous allez me rendrefier de cette faveur.

– Eh ! bien, ma facilité vous ôtera vosillusions.

– Voulez-vous déjà me défendre contre ledanger des émotions que vous causez ?

– Cessez, je vous prie, dit-elle, dem’entortiller dans ces petites idées de boudoir,dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas àrencontrer chez un homme de votre caractère,l’esprit que les sots peuvent avoir. Voyez ? …nous sommes sous un beau ciel, en pleinecampagne ; devant nous, au-dessus de nous, toutest grand. Vous voulez me dire que je suis belle,n’est-ce pas ? mais vos yeux me le prouvent, etd’ailleurs, je le sais ; mais je ne suis pas unefemme que des compliments puissent flatter.Voudriez-vous, par hasard, me parler de vossentiments ? dit-elle avec une emphasesardonique. Me supposeriez-vous donc lasimplicité de croire à des sympathies soudainesassez fortes pour dominer une vie entière par lesouvenir d’une matinée.

– Non pas d’une matinée, répondit-il, maisd’une belle femme qui s’est montrée généreuse.

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– Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bienplus grands attraits, une femme inconnue, etchez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom,la qualité, la situation, la liberté d’esprit et demanières.

– Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il,j’ai su vous deviner, et ne voudrais rien ajouterà vos perfections, si ce n’est un peu plus de foidans l’amour que vous inspirez tout d’abord.

– Ah ! mon pauvre enfant de dix-sept ans,vous parlez déjà d’amour ? dit-elle en souriant.Eh bien ! soit, reprit-elle. C’est là un secret deconversation entre deux personnes, comme lapluie et le beau temps quand nous faisons unevisite, prenons-le ? Vous ne trouverez en moi, nifausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter cemot sans rougir, il m’a été tant de fois prononcésans l’accent du cœur, qu’il est devenu presqueinsignifiant pour moi. Il m’a été répété authéâtre, dans les livres, dans le monde, partout ;mais je n’ai jamais rien rencontré qui ressemblâtà ce magnifique sentiment.

– L’avez-vous cherché ?

– Oui.

Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeune homme fit un geste desurprise et regarda fixement Marie comme s’ileût tout à coup changé d’opinion sur soncaractère et sa véritable situation.

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion maldéguisée, êtes-vous fille ou femme, ange oudémon ?

– Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant.N’y a-t-il pas toujours quelque chose dediabolique et d’angélique chez une jeune fille quin’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimerapeut-être jamais ?

– Et vous trouvez-vous heureuse ainsi ? …dit-il en prenant un ton et des manières libres,comme s’il eût déjà conçu moins d’estime poursa libératrice.

– Oh ! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens àpenser que je suis seule, dominée par des

conventions sociales qui me rendentnécessairement artificieuse, j’envie les privilègesde l’homme. Mais, si je songe à tous les moyensque la nature nous a donnés pour vousenvelopper, vous autres, pour vous enlacer dansles filets invisibles d’une puissance à laquelleaucun de vous ne peut résister, alors mon rôleici-bas me sourit ; Puis, tout à coup, il mesemble petit, et je sens que je mépriserais unhomme, s’il était la dupe de séductionsvulgaires. Enfin tantôt j’aperçois notre joug, etil me plaît, puis il me semble horrible et je m’yrefuse ; tantôt je sens en moi ce désir dedévouement qui rend la femme si noblementbelle, puis j’éprouve un désir de domination quime dévore. Peut-être, est-ce le combat natureldu bon et du mauvais principe qui fait vivretoute créature ici-bas. Ange ou démon, vousl’avez dit. Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui que jereconnais ma double nature. Mais, nous autresfemmes, nous comprenons encore mieux quevous notre insuffisance. N’avons-nous pas uninstinct qui nous fait pressentir en toute choseune perfection à laquelle il est sans douteimpossible d’atteindre. Mais, ajouta-t-elle enregardant le ciel et jetant un soupir, ce qui nousgrandit à vos yeux…

– C’est ? … dit-il.

– Eh ! bien, répondit-elle, c’est que nousluttons toutes, plus ou moins, contre unedestinée incomplète.

– Mademoiselle, pourquoi donc nousquittons-nous ce soir ?

– Ah ! dit-elle en souriant au regardpassionné que lui lança le jeune homme,remontons en voiture, le grand air ne nous vautrien.

Marie se retourna brusquement, l’inconnu lasuivit, et lui serra le bras par un mouvementpeu respectueux, mais qui exprima tout à la foisd’impérieux désirs et de l’admiration. Ellemarcha plus vite ; le marin devina qu’ellevoulait fuir une déclaration peut-êtreimportune, il n’en devint que plus ardent, risquatout pour arracher une première faveur à cette

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femme, et il lui dit en le regardant avec finesse :

– Voulez-vous que je vous apprenne unsecret ?

– Oh ! dites promptement, s’il vousconcerne ?

– Je ne suis point au service de laRépublique. Où allez-vous ? j’irai.

À cette phrase, Marie trembla violemment,elle retira son bras, et se couvrit le visage de sesdeux mains pour dérober la rougeur ou la pâleurpeut-être qui en altéra les traits ; mais elledégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voixattendrie : – Vous avez donc débuté comme vousauriez fini, vous m’avez trompée ?

– Oui, dit-il.

À cette réponse, elle tourna le dos à la grossemalle vers laquelle ils se dirigeaient, et se mit àcourir presque.

– Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous valaitrien ? …

– Oh ! il a changé, dit-elle avec un son devoix grave en continuant à marcher en proie àdes pensées orageuses.

– Vous vous taisez, demanda l’étranger, dontle cœur se remplit de cette douce appréhensionque donne l’attente du plaisir.

– Oh ! dit-elle d’un accent bref, la tragédie abien promptement commencé.

– De quelle tragédie parlez-vous ? demanda-t-il.

Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un airempreint d’une double expression de crainte etde curiosité ; puis elle cacha sous un calmeimpénétrable les sentiments qui l’agitaient, etmontra que, pour une jeune fille, elle avait unegrande habitude de la vie.

– Qui êtes-vous ? reprit-elle ; mais je le sais !En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtesle chef royaliste nommé le Gars ? L’ex-évêqued’Autun a bien raison, en nous disant detoujours croire aux pressentiments quiannoncent des malheurs.

– Quel intérêt avez-vous donc à connaître cegarçon-là ?

– Quel intérêt aurait-il donc à se cacher demoi, si je lui ai déjà sauvé la vie ? Elle se mit àrire, mais forcément. – J’ai sagement fait devous empêcher de me dire que vous m’aimez.Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Jesuis républicaine, vous êtes royaliste, et je vouslivrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vousavais déjà sauvé une fois, et si… Elle s’arrêta.Ces violents retours sur elle-même, ces combatsqu’elle ne se donnait plus la peine de déguiser,inquiétèrent l’inconnu, qui tâcha, maisvainement, de l’observer. – Quittons-nous àl’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle seretourna vivement, fit quelques pas et revint. –Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendrequi vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, etdites-moi la vérité., Qui êtes-vous, car vousn’êtes pas plus un élève de l’Ecole que vousn’avez dix-sept ans…

– Je suis un marin, tout prêt à quitterl’Océan pour vous suivre partout où votreimagination voudra me guider. Si j’ai le bonheurde vous offrir quelque mystère, je me garderaibien de détruire votre curiosité. Pourquoi mêlerles graves intérêts de la vie réelle à la vie ducœur, où nous commencions à si bien nouscomprendre.

– Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elled’un ton grave. Mais, monsieur, je n’ai pas ledroit d’exiger votre confiance. Vous neconnaîtrez jamais l’étendue de vos obligationsenvers moi : je me tairai.

Ils avancèrent de quelques pas dans le plusprofond silence.

– Combien ma vie vous intéresse ! repritl’inconnu.

– Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, outaisez-vous. Vous êtes un enfant, ajouta-t-elle enhaussant les épaules, et vous me faites pitié.

L’obstination que la voyageuse mettait àconnaître son secret fit hésiter le Prétendumarin entre la prudence et ses désirs. Le dépit

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d’une femme souhaitée a de bien puissantsattraits ; sa soumission comme sa colère est siimpérieuse, elle attaque tant de fibres dans lecœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue.Etait-ce chez mademoiselle de Verneuil unecoquetterie de plus ? Malgré sa passion,l’étranger eut la force de se défier d’une femmequi voulait lui violemment arracher un secret devie ou de mort.

– Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la mainqu’elle laissa prendre par distraction, pourquoimon indiscrétion, qui donnait un avenir à cettejournée, en a-t-elle détruit le charme ?

Mademoiselle de Verneuil, qui paraissaitsouffrante, garda le silence.

– En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, etque puis-je faire pour vous apaiser ?

– Dites-moi votre nom.

À son tour il marcha en silence, et ilsavancèrent de quelques pas. Tout à coupmademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme unepersonne qui a pris une importantedétermination.

– Monsieur le marquis de Montauran, dit-elleavec dignité sans pouvoir entièrement déguiserune agitation qui donnait une sorte detremblement nerveux à ses traits, quoi qu’ilpuisse m’en coûter, je suis heureuse de vousrendre un bon office. Ici nous allons nousséparer. L’escorte et la malle sont tropnécessaires à votre sûreté pour que vousn’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez riendes Républicains : tous ces soldats, voyez-vous,sont des hommes d’honneur, et je vais donner àl’adjudant des ordres qu’il exécutera fidèlement.Quant à moi, je puis regagner Alençon à piedavec ma femme de chambre, quelques soldatsnous accompagneront. Ecoutez-moi bien, car ils’agit de votre tête. Si vous rencontriez, avantd’être en sûreté, l’horrible muscadin que vousavez vu dans l’auberge, fuyez, car il vouslivrerait aussitôt. Quant à moi… – Elle fit unepause. – Quant à moi, je me rejette avec orgueildans les misères de la vie, reprit-elle à voix

basse en retenant ses pleurs. Adieu, monsieur.Puissiez-vous être heureux ! Adieu.

Et elle fit un signe au capitaine Merle quiatteignait alors le haut de la colline. Le jeunehomme ne s’attendait pas à un si brusquedénouement.

– Attendez ! cria-t-il avec une sorte dedésespoir assez bien joué.

Ce singulier caprice d’une fille pour laquelleil aurait alors sacrifié sa vie surprit tellementl’inconnu, qu’il inventa une déplorable ruse pourtout à la fois cacher son nom et satisfaire lacuriosité de mademoiselle de Verneuil.

– Vous avez presque deviné, dit-il, je suisémigré, condamné à mort, et je me nomme levicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’aramené en France, près de mon frère. J’espèreêtre radié de la liste par l’influence de madamede Beauharnais, aujourd’hui la femme dupremier Consul ; mais si j’échoue, alors je veuxmourir sur la terre de mon pays en combattantauprès de Montauran, mon ami. Je vais d’aborden secret, à l’aide d’un passeport qu’il m’a faitparvenir, savoir s’il me reste quelques propriétésen Bretagne.

Pendant que le jeune gentilhomme parlait,mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un œilperçant. Elle essaya de douter de la vérité de cesparoles, mais crédule et confiante, elle repritlentement une expression de sérénité, et s’écria :– Monsieur, ce que vous me dites en ce momentest-il vrai ?

– Parfaitement vrai, répéta l’inconnu quiparaissait mettre peu de probité dans sesrelations avec les femmes.

Mademoiselle de Verneuil soupira fortementcomme une personne qui revient à la vie.

– Ah ! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.

– Vous haïssez donc bien mon pauvreMontauran.

– Non, dit-elle, vous ne sauriez mecomprendre. Je n’aurais pas voulu que vousfussiez menacé des dangers contre lesquels je

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vais tâcher de le défendre, puisqu’il est votreami.

– Qui vous a dit que Montauran fût endanger ?

– Hé ! monsieur, si je ne venais pas de Paris,où il n’est question que de son entreprise, lecommandant d’Alençon nous en a dit assez surlui, je pense.

– Je vous demanderai alors comment vouspourriez le préserver de tout danger.

– Et si je ne voulais pas répondre ? dit-elleavec cet air dédaigneux sous lequel les femmessavent si bien cacher leurs émotions. De queldroit voulez-vous connaître mes secrets ?

– Du droit que doit avoir un homme qui vousaime.

– Déjà ? … dit-elle. Non, vous ne m’aimezpas, monsieur, vous voyez en moi l’objet d’unegalanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-jepas sur-le-champ deviné ? Une personne qui aquelque habitude de la bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper enentendant un élève de l’Ecole polytechnique seservir d’expressions choisies, et déguiser, aussimal que vous l’avez fait, les manières d’un grandseigneur sous l’écorce des républicains mais voscheveux ont un reste de poudre, et vous avez unparfum de gentilhomme que doit sentir toutd’abord une femme du monde. Aussi, tremblantpour vous que mon surveillant, qui a toute lafinesse d’une femme, ne vous reconnût, l’ai-jepromptement congédié. Monsieur, un véritableofficier républicain sorti de l’Ecole ne se croiraitpas près de moi en bonne fortune, et ne meprendrait pas pour une jolie intrigante.Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de voussoumettre à ce propos un léger raisonnement defemme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiezpas que, de toutes les créatures de notre sexe, laplus difficile à soumettre est celle dont la valeurest chiffrée et qui s’ennuie du plaisir. Cette sortede femme exige, m’a-t-on dit, d’immensesséductions, ne cède qu’à ses caprices ; et,prétendre lui plaire, est chez un homme la plus

grande des fatuités. Mettons à part cette classede femmes dans laquelle vous me faites lagalanterie de me ranger, car elles sont tenuestoutes d’être belles, vous devez comprendrequ’une jeune femme noble, belle, spirituelle(vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas,et ne peut s’obtenir que d’une seule façon,quand elle est aimée. Vous m’entendez ! Si elleaime, et qu’elle veuille faire une folie, elle doitêtre justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique, si rare chez les personnesde notre sexe ; mais, pour votre honneur et… lemien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais pasque nous nous trompassions sur notre mérite, ouque vous crussiez mademoiselle de Verneuil,ange ou démon, fille ou femme, capable de selaisser prendre à de banales galanteries.

– Mademoiselle, dit le marquis dont lasurprise quoique dissimulée fut extrême et quiredevint tout à coup homme de grandecompagnie, je vous supplie de croire que je vousaccepte comme une très noble personne, pleinede cœur et de sentiments élevés, ou… comme unebonne fille, à votre choix !

– Je ne vous demande pas tant, monsieur,dit-elle en riant. Laissez-moi mon incognito.D’ailleurs, mon masque est mieux mis que levôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ceque pour savoir si les gens qui me parlentd’amour sont sincères… Ne vous hasardez doncpas légèrement près de moi. – Monsieur,écoutez, lui dit-elle en lui saisissant le bras avecforce, si vous pouviez me prouver un véritableamour, aucune puissance humaine ne nousséparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelquegrande existence d’homme, épouser une vasteambition, de belles pensées. Les nobles cœurs nesont pas infidèles, car la constance est une forcequi leur va ; je serais donc toujours aimée,toujours heureuse ; mais aussi, ne serais-je pastoujours prête à faire de mon corps une marchepour élever l’homme qui aurait mes affections, àme sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, àl’aimer toujours, même quand il ne m’aimeraitplus. Je n’ai jamais osé confier à un autre cœurni les souhaits du mien, ni les élans passionnés

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de l’exaltation qui me dévore ; mais je puis bienvous en dire quelque chose, puisque nous allonsnous quitter aussitôt que vous serez en sûreté.

– Nous quitter ? … jamais ! dit-il électrisé parles sons que rendait cette âme vigoureuse quisemblait se débattre contre quelque immensepensée.

– Êtes-vous libre ? reprit-elle en lui jetant unregard dédaigneux qui le rapetissa.

– Oh ! pour libre… oui, sauf la condamnationà mort.

Elle lui dit alors d’une voix pleine desentiments amers : – Si tout ceci n’était pas unsonge, quelle belle vie serait la vôtre ? … Mais sij’ai dit des folies, n’en faisons pas. Quand jepense à tout ce que vous devriez être pourm’apprécier à ma juste valeur, je doute de tout.

– Et moi je ne douterais de rien, si vousvouliez m’appar…

– Chut ! s’écria-t-elle en entendant cettephrase dite avec un véritable accent de passion,l’air ne nous vaut décidément plus rien, allonsretrouver nos chaperons.

La malle ne tarda pas à rejoindre ces deuxpersonnages, qui reprirent leurs places et firentquelques lieues dans le plus profond silence ;s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière àd’amples réflexions, leurs yeux ne craignirentplus désormais de se rencontrer. Tous deux, ilssemblaient avoir un égal intérêt à s’observer et àse cacher un secret important ; mais il sesentaient entraînés l’un vers l’autre par unmême désir, qui, depuis leur entretien,contractait l’étendue de la passion ; car ilsavaient réciproquement reconnu chez eux desqualités qui rehaussaient encore à leurs yeux lesplaisirs qu’ils se promettaient de leur lutte ou deleur union. Peut-être chacun d’eux, embarquédans une vie aventureuse, était-il arrivé à cettesingulière situation morale où, soit par lassitude,soit pour défier le sort, on se refuse à desréflexions sérieuses, et où l’on se livre auxchances du hasard en poursuivant uneentreprise, précisément parce qu’elle n’offre

aucune issue et qu’on veut en voir ledénouement nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffreset ses abîmes où les caractères forts aiment à seplonger en risquant leur vie, comme un joueuraime à jouer sa fortune ? Le gentilhomme etmademoiselle de Verneuil eurent en quelquesorte une révélation de ces idées, qui leur furentcommunes après l’entretien dont elles étaient laconséquence, et ils firent ainsi tout à coup unpas immense, car la sympathie des âmes suivitcelle de leurs sens. Néanmoins plus ils sesentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre,plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ceque pour augmenter, par un involontaire calcul,la somme de leurs jouissances futures. Le jeunehomme encore étonné de la profondeur des idéesde cette fille bizarre, se demanda tout d’abordcomment elle pouvait allier tant deconnaissances acquises à tant de fraîcheur et dejeunesse. Il crut découvrir alors un extrêmedésir de paraître chaste, dans l’extrême chastetéque Marie cherchait à donner à ses attitudes ; illa soupçonna de feinte, se querella sur sonplaisir, et ne voulut plus voir dans cetteinconnue qu’une habile comédienne : il avaitraison. Mademoiselle de Verneuil, comme toutesles filles du monde, devenue d’autant plusmodeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenaitfort naturellement cette contenance de pruderiesous laquelle les femmes savent si bien voilerleurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrirvierges à la passion ; et, si elles ne le sont pas,leur dissimulation est toujours un hommagequ’elles rendent à leur amour. Ces réflexionspassèrent rapidement dans l’âme dugentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pourtous deux, cet examen devait être un progrès, etl’amant en vint bientôt à cette phase de lapassion où un homme trouve dans les défauts desa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage.Mademoiselle de Verneuil resta plus longtempspensive que ne le fut l’émigré ; peut-être sonimagination lui faisait-elle franchir une plusgrande étendue de l’avenir. Le jeune hommeobéissait à quelqu’un des mille sentiments qu’ildevait éprouver dans sa vie d’homme, et la

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jeune fille apercevait toute une vie en secomplaisant à l’arranger belle, à la remplir debonheur, de grands et de nobles sentiments.Heureuse en idée, éprise autant de ses chimèresque de la réalité, autant de l’avenir que duprésent, Marie essaya de revenir sur ses paspour mieux établir son pouvoir sur ce jeunecœur, agissant en cela instinctivement, commeagissent toutes les femmes. Après être convenueavec elle-même de se donner tout entière, elledésirait, pour ainsi dire, se disputer en détail,elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passétoutes ses actions, ses paroles, ses regards pourles mettre en harmonie avec la dignité de lafemme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ilsparfois une sorte de terreur, quand elle songeaità l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elles’était montrée si agressive. Mais, encontemplant cette figure empreinte de force, ellese dit qu’un être si puissant devait êtregénéreux, et s’applaudit de rencontrer une partplus belle que celle de beaucoup d’autresfemmes, en trouvant dans son amant un hommede caractère, un homme condamné à mort quivenait jouer lui-même sa tête et faire la guerre àla République. La pensée de pouvoir occupersans partage une telle âme prêta bientôt àtoutes les choses une physionomie différente.Entre le moment où, cinq heures auparavant,elle composa son visage et sa voix pour agacer legentilhomme, et le moment actuel où ellepouvait le bouleverser d’un regard, il y eut ladifférence de l’univers mort à un vivant univers.De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrentune immense passion qui se présenta comme lemalheur, en souriant. Dans les dispositionsd’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil,la vie extérieure prit donc pour elle le caractèred’une fantasmagorie. La calèche passa par desvillages, par des vallons, par des montagnesdont aucune image ne s’imprima dans samémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldatsde l’escorte changèrent, Merle lui parla, ellerépondit, traversa toute une ville, et se remit enroute ; mais les figures, les maisons, les rues, lespaysages, les hommes furent emportés commeles formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint.

Marie voyagea sous un ciel de diamants,enveloppée d’une douce lumière, et sur la routede Fougères, sans qu’il lui vînt dans la penséeque le ciel eût changé d’aspect, sans savoir cequ’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elleallait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heuresl’homme de son choix et par qui elle se croyaitchoisie, n’était pas, pour elle, une chosepossible. L’amour est la seule passion qui nesouffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée setrahissait par des paroles, elle laissait échapperdes phrases presque dénuées de sens, mais quirésonnaient dans le cœur de son amant commedes promesses de plaisir. Aux yeux des deuxtémoins de cette passion naissante, elle prenaitune marche effrayante. Francine connaissaitMarie aussi bien que l’étrangère connaissait lejeune homme, et cette expérience du passé leurfaisait attendre en silence quelque terribledénouement. En effet, elles ne tardèrent pas àvoir finir ce drame que mademoiselle de Verneuilavait si tristement, sans le savoir peut-être,nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent faitenviron une lieue hors de Mayenne, ilsentendirent un homme à cheval qui se dirigeaitvers eux avec une excessive rapidité ; lorsqu’ilatteignit la voiture, il se pencha pour y regardermademoiselle de Verneuil, qui reconnutCorentin ; ce sinistre personnage se permit delui adresser un signe d’intelligence dont lafamiliarité eut quelque chose de flétrissant pourelle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par cesigne empreint de bassesse. L’émigré parutdésagréablement affecté de cette circonstancequi n’échappa certes point à sa prétendue mère ;mais Marie le pressa légèrement, et sembla seréfugier par un regard dans son cœur, commedans le seul asile qu’elle eût sur terre. Le frontdu jeune homme s’éclaircit alors en savourantl’émotion que lui fit éprouver le geste par lequelsa maîtresse lui avait révélé, comme parmégarde, l’étendue de son attachement. Uneinexplicable peur avait fait évanouir toutecoquetterie, et l’amour se montra pendant unmoment sans voile. Ils se turent comme pour

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prolonger la douceur de ce moment.Malheureusement au milieu d’eux madame duGua voyait tout ; et, comme un avare qui donneun festin, elle paraissait leur compter lesmorceaux et leur mesurer la vie. En proie à leurbonheur, les deux amants arrivèrent, sans sedouter du chemin qu’ils avaient fait, à la partiede la route qui se trouve au fond de la valléed’Ernée, et qui forme le premier des troisbassins à travers lesquels se sont passés lesévénements qui servent d’exposition à cettehistoire. Là, Francine aperçut et montrad’étranges figures qui semblaient se mouvoircomme des ombres à travers les arbres et dansles ajoncs dont les champs étaient entourés.Quand la voiture arriva dans la direction de cesombres, une décharge générale, dont les ballespassèrent en sifflant au-dessus des têtes, appritaux voyageurs que tout était positif dans cetteapparition. L’escorte tombait dans uneembuscade.

À cette vive fusillade, le capitaine Merleregretta vivement d’avoir partagé l’erreur demademoiselle de Verneuil, qui, croyant à lasécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne luiavait laissé prendre qu’une soixantained’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé parGérard, divisa la petite troupe en deux colonnespour tenir les deux côtés de la route, et chacundes officiers se dirigea vivement au pas de courseà travers les champs de genêts et d’ajoncs, encherchant à combattre les assaillants avant deles compter. Les Bleus se mirent à battre àdroite et à gauche ces épais buissons avec uneintrépidité pleine d’imprudence, et répondirent àl’attaque des Chouans par un feu soutenu dansles genêts, d’où partaient les coups de fusil. Lepremier mouvement de mademoiselle de Verneuilavait été de sauter hors de la calèche et decourir assez loin en arrière pour s’éloigner duchamp de bataille ; mais, honteuse de sa peur,et mue par ce sentiment qui porte à se grandiraux yeux de l’être aimé, elle demeura immobileet tâcha d’examiner froidement le combat.

L’émigré la suivit, lui prit la main et la plaçasur son cœur.

– J’ai eu peur, dit-elle en souriant : maismaintenant…

En ce moment sa femme de chambre effrayéelui cria : – Marie, prenez garde ! Mais Francine,qui voulait s’élancer hors de la voiture, s’ysentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poidsde cette main énorme lui arracha un cri violent,elle se retourna et garda le silence enreconnaissant la figure de Marche-à-terre.

– Je devrai donc à vos terreurs, disaitl’étranger à mademoiselle de Verneuil, larévélation des plus doux secrets du cœur. Grâceà Francine, j’apprends que vous portez le nomgracieux de Marie. Marie, le nom que j’aiprononcé dans toutes mes angoisses ! Marie, lenom que je prononcerai désormais dans la joie,et que je ne dirai plus maintenant sans faire unsacrilège, en confondant la religion et l’amour.Mais serait-ce donc un crime que de prier etd’aimer tout ensemble ?

À ces mots, ils se serrèrent fortement lamain, se regardèrent en silence, et l’excès deleurs sensations leur ôta la force et le pouvoir deles exprimer.

– Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a dudanger ! dit brutalement Marche-à-terre àFrancine en donnant aux sons rauques etgutturaux de sa voix une sinistre expression dereproche et appuyant sur chaque mot demanière à jeter l’innocente paysanne dans lastupeur.

Pour la première fois la pauvre filleapercevait de la férocité dans les regards deMarche-à-terre. La lueur de la lune semblait êtrela seule qui convînt à cette figure. Ce sauvageBreton tenant son bonnet d’une main, sa lourdecarabine de l’autre, ramassé comme un gnome etenveloppé par cette blanche lumière dont lesflots donnent aux formes de si bizarres aspectsappartenaient ainsi plutôt à la féerie qu’à lavérité. Cette apparition et son reproche eurentquelque chose de la rapidité des fantômes. Il setourna brusquement vers madame du Gua, aveclaquelle il échangea de vives paroles, etFrancine, qui avait un peu oublié le bas-breton,

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ne put y rien comprendre. La dame paraissaitdonner à Marche-à-terre des ordres multipliés.Cette courte conférence fut terminée par ungeste impérieux de cette femme qui désignait auChouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine, qu’ilsemblait plaindre, il aurait voulu lui parler ;mais la Bretonne sut que le silence de sonamant était imposé. La peau rude et tannée decet homme parvint à se plisser sur son front, etses sourcils se rapprochèrent violemment.Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuermademoiselle de Verneuil ? Cette grimace lerendit sans doute plus hideux à madame duGua, mais l’éclair de ses yeux devint presquedoux pour Francine, qui, devinant par ce regardqu’elle pourrait faire plier l’énergie de cesauvage sous sa volonté de femme, espéra régnerencore, après Dieu, sur ce cœur grossier.

Le doux entretien de Marie fut interrompupar madame du Gua qui vint la prendre encriant comme si quelque danger la menaçait,mais elle voulait uniquement laisser l’un desmembres du comité royaliste d’Alençon qu’ellereconnut, libre de parler à l’émigré.

– Défiez-vous de la fille que vous avezrencontrée à l’hôtel des Trois-Maures.

Après avoir dit cette phrase à l’oreille dujeune homme le chevalier de Valois qui montaitun petit cheval breton disparut dans les genêtsd’où il venait de sortir. En ce moment, le feuroulait avec une étonnante vivacité, mais sansque les deux partis en vinssent aux mains.

– Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausseattaque pour enlever nos voyageurs et leurimposer une rançon ? … dit La-clef-des-cœurs.

– Tu as les pieds dans leurs souliers ou lediable m’emporte, répondit Gérard en volant surla route.

En ce moment, le feu des Chouans seralentit, car la communication faite au chef parle chevalier était le seul but de leurescarmouche ; Merle, qui les vit se sauvant enpetit nombre à travers les haies, ne jugea pas à

propos de s’engager dans une lutte inutilementdangereuse. Gérard, en deux mots, fit reprendreà l’escorte sa position sur le chemin, et se remiten marche sans voir essuyé de perte. Lecapitaine put offrir la main à mademoiselle deVerneuil pour remonter en voiture, car legentilhomme resta comme frappé de la foudre.La Parisienne étonnée monta sans accepter lapolitesse du Républicain ; elle tourna la têtevers son amant, le vit immobile, et futstupéfaite du changement subit que lesmystérieuses paroles du cavalier venaientd’opérer en lui. Le jeune émigré revintlentement, et son attitude décelait un profondsentiment de dégoût.

– N’avais-je pas raison ? dit à l’oreille dujeune homme madame du Gua en le ramenant àla voiture, nous sommes certes entre les mainsd’une créature avec laquelle on a trafiqué devotre tête ; mais puisqu’elle est assez sotte pours’amouracher de vous, au lieu de faire sonmétier, n’allez pas vous conduire en enfant, etfeignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayonsgagné la Vivetière… Une fois là ! …

– Mais l’aimerait-il donc déjà ? … se dit-elleen voyant le jeune homme à sa place, dansl’attitude d’un homme endormi.

La calèche roula sourdement sur le sable dela route. Au premier regard que mademoiselle deVerneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoirchangé. La mort se glissait déjà dans son amour.Ce n’était peut-être que des nuances ; mais auxyeux de toute femme qui aime, ces nuances sontaussi tranchées que de vives couleurs. Francineavait compris, par le regard de Marche-à-terre,que le destin de mademoiselle de Verneuil surlaquelle elle lui avait ordonné de veiller, étaitentre d’autres mains que les siennes, et offraitun visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmesquand sa maîtresse la regardait. La dameinconnue cachait mal sous de faux sourires lamalice d’une vengeance féminine, et le subitchangement que son obséquieuse bonté pourmademoiselle de Verneuil introduisit dans sonmaintien, dans sa voix et sa physionomie, était

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de nature à donner des craintes à une personneperspicace. Aussi mademoiselle de Verneuilfrissonna-t-elle par instinct en se demandant : –Pourquoi frissonné-je ? … C’est sa mère. Maiselle trembla de tous ses membres en se disanttout à coup : – Est-ce bien sa mère ? Elle vit unabîme qu’un dernier coup d’œil jeté surl’inconnue acheva d’éclairer. – Cette femmel’aime ! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accablerde prévenances, après m’avoir témoigné tant defroideur ? Suis-je perdue ? Aurait-elle peur demoi ?

Quant au gentilhomme, il pâlissait, rougissaittour à tour, et gardait une attitude calme enbaissant les yeux pour dérober les étrangesémotions qui l’agitaient. Une compressionviolente détruisait la gracieuse courbure de seslèvres, et son teint jaunissait sous les effortsd’une orageuse pensée. Mademoiselle deVerneuil ne pouvait même plus deviner s’il yavait encore de l’amour dans sa fureur. Lechemin, flanqué de bois en cet endroit, devintsombre et empêcha ces muets acteurs des’interroger des yeux. Le murmure du vent, lebruissement des touffes d’arbres, le bruit des pasmesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène cecaractère solennel qui accélère les battements ducœur. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait paschercher en vain la cause de ce changement. Lesouvenir de Corentin passa comme un éclair, etlui apporta l’image de sa véritable destinée quilui apparut tout à coup. Pour la première foisdepuis la matinée, elle réfléchit sérieusement àsa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’étaitlaissée aller au bonheur d’aimer, sans penser nià elle, ni à l’avenir. Incapable de supporter pluslongtemps ses angoisses, elle chercha, elleattendit, avec la douce patience de l’amour, undes regards du jeune homme, et le supplia sivivement, sa pâleur et son frisson eurent uneéloquence si pénétrante qu’il chancela mais lachute n’en fut que plus complète.

– Souffririez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il.

Cette voix dépouillée de douceur, la demande

elle-même, le regard, le geste, tout servit àconvaincre la pauvre fille que les événements decette journée appartenaient à un mirage del’âme qui se dissipait alors comme ces nuages àdemi formés que le vent emporte.

– Si je souffre ? … reprit-elle en riantforcément, j’allais vous faire la même question.

– Je croyais que vous vous entendiez, ditmadame du Gua avec une fausse bonhomie.

Ni le gentilhomme ni mademoiselle deVerneuil ne répondirent. La jeune filledoublement outragée, se dépita de voir sapuissante beauté sans puissance. Elle savaitpouvoir apprendre au moment où elle levoudrait la cause de cette situation ; mais, peucurieuse de la pénétrer, pour la première fois,peut-être, une femme recula devant un secret.La vie humaine est tristement fertile ensituations où, par suite, soit d’une méditationtrop forte, soit d’une catastrophe, nos idées netiennent plus à rien, sont sans substance, sanspoint de départ, où le présent ne trouve plus deliens pour se rattacher au passé, ni dansl’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle deVerneuil. Penchée dans le fond de la voiture, elley resta comme un arbuste déraciné. Muette etsouffrante, elle ne regarda plus personne,s’enveloppa de sa douleur, et demeura avec tantde volonté dans le monde inconnu où seréfugient les malheureux, qu’elle ne vit plusrien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d’eux ; mais quoique, semblable à toutesles âmes fortes, elle eût un coin du cœur pourles superstitions, elle n’y fit aucune attention.Les voyageurs cheminèrent quelque temps ensilence. – Déjà séparés se disait mademoiselle deVerneuil. Cependant rien autour de moi n’aparlé. Serait-ce Corentin ? Ce n’est pas sonintérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser ?À peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon.Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il seradonc toujours dans ma destinée de toujours voirle bonheur et de toujours le perdre ! Elle sentitalors dans son cœur des troubles inconnus, carelle aimait réellement et pour la première fois.

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Cependant elle ne s’était pas tellement livréequ’elle ne pût trouver des ressources contre sadouleur dans la fierté naturelle à une femmejeune et belle. Le secret de son amour, ce secretsouvent gardé dans les tortures, ne lui était paséchappé. Elle se releva, et honteuse de donner lamesure de sa passion par sa silencieusesouffrance, elle secoua la tête par un mouvementde gaieté, montra un visage ou plutôt unmasque riant, puis elle força sa voix pour endéguiser l’altération.

– Où sommes-nous ? demanda-t-elle aucapitaine Merle, qui se tenait toujours à unecertaine distance de la voiture.

– À trois lieues et demie de Fougères,mademoiselle.

– Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation oùelle se promettait bien de témoigner quelqueestime au jeune capitaine.

– Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, nesont pas larges, seulement elles se permettentdans ce pays-ci de ne jamais finir. Lorsque vousserez sur le plateau de la côte que nousgravissons, vous apercevrez une vallée semblableà celle que nous allons quitter, et à l’horizonvous pourrez alors voir le sommet de LaPellerine. Plaise à Dieu que les Chouans neveuillent pas y prendre leur revanche ! Or, vousconcevez qu’à monter et descendre ainsi l’onn’avance guère. De La Pellerine, vousdécouvrirez encore…

À ce mot l’émigré tressaillit pour la secondefois, mais si légèrement, que mademoiselle deVerneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.

– Qu’est-ce donc que cette Pellerine ?demanda vivement la jeune fille en interrompantle capitaine engagé dans sa topographiebretonne.

– C’est, reprit Merle, le sommet d’unemontagne qui donne son nom à la vallée duMaine dans laquelle nous allons entrer, et quisépare cette province de la vallée du Couesnon,à l’extrémité de laquelle est située Fougères, la

première ville de Bretagne. Nous nous y sommesbattus à la fin de vendémiaire avec le Gars etses brigands. Nous emmenions des conscrits qui,pour ne pas quitter leur pays, ont voulu noustuer sur la limite ; mais Hulot est un rudechrétien qui leur a donné…

– Alors vous avez dû voir le Gars ? demanda-t-elle. Quel homme est-ce ? …

Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrentpas la Figure du faux vicomte de Bauvan.

– Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, réponditMerle toujours interrompu, il ressembletellement au citoyen du Gua, que, s’il ne portaitpas l’uniforme de l’Ecole polytechnique, legagerais que c’est lui.

Mademoiselle de Verneuil regarda fixement lefroid et immobile jeune homme qui ladédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pûttrahir un sentiment de crainte ; elle l’instruisitpar un sourire amer de la découverte qu’ellefaisait en ce moment du secret si traîtreusementgardé par lui ; puis, d’une voix railleuse, lesnarines enflées de joie, la tête de côté pourexaminer le gentilhomme et voir Merle tout à lafois, elle dit au Républicain : – Ce chef-là,capitaine, donne bien des inquiétudes aupremier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on ;seulement il s aventure dans certainesentreprises comme un étourneau, surtout auprèsdes femmes.

– Nous comptons bien là-dessus, reprit lecapitaine, pour solder notre compte avec lui. Sinous le tenons seulement deux heures, nous luimettrons un peu de plomb dans la tête. S’ilnous rencontrait, le Coblentz en ferait autant denous, et nous mettrait à l’ombre ; ainsi, parpari…

– Oh ! dit l’émigré, nous n’avons rien àcraindre ! Vos soldats n’iront pas jusqu’à LaPellerine, ils sont trop fatigués, et si vous yconsentez, ils pourront se reposer à deux pasd’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voicile chemin, à quelques portées de fusil. Ces deuxdames voudront s’y reposer, elles doivent être

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lasses d’être venues d’une seule traite d’Alençon,ici. – Et puisque mademoiselle, dit-il avec unepolitesse forcée en se tournant vers sa maîtresse,a eu la générosité de donner à notre voyageautant de sécurité que d’agrément, elle daignerapeut-être accepter à souper chez ma mère. –Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant àMerle, les temps ne sont pas si malheureux qu’ilne puisse se trouver encore à la Vivetière unePièce de cidre à défoncer pour vos hommes.Allez, le Gars n’y aura pas tout pris ; du moins,ma mère le croit…

– Votre mère ? … reprit mademoiselle deVerneuil en interrompant avec ironie et sansrépondre à la singulière invitation qu’on luifaisait.

– Mon âge ne vous semble donc plus croyablece soir, mademoiselle, répondit madame du Gua.J’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune, j’aieu mon fils à quinze ans…

– Ne vous trompez-vous pas, madame ; neserait-ce pas à trente ?

Madame du Gua pâlit en dévorant cesarcasme, elle aurait voulu pouvoir se venger, etse trouvait forcée de sourire, car elle désirareconnaître à tout prix, même à de plus cruellesépigrammes, le sentiment dont la jeune filleétait animée ; aussi feignit-elle de ne l’avoir pascomprise.

– Jamais les Chouans n’ont eu de chef pluscruel que celui-là, s’il faut ajouter foi aux bruitsqui courent sur lui, dit-elle en s’adressant à lafois à Francine et à sa maîtresse.

– Oh ! pour cruel, je ne crois pas, réponditmademoiselle de Verneuil ; mais il sait mentir etme semble fort crédule : un chef de parti ne doitêtre le jouet de personne.

– Vous le connaissez ? demanda froidement lejeune émigré.

– Non, répliqua-t-elle en lui lançant unregard de mépris, je croyais le connaître…

– Oh ! mademoiselle, c’est décidément unmalin, reprit le capitaine en hochant la tête, et

donnant par un geste expressif la physionomieparticulière que ce mot avait alors et qu’il aperdue depuis. Ces vieilles familles poussentquelquefois de vigoureux rejetons. Il revientd’un pays où les ci-devant n’ont pas eu, dit-on,toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous,sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille.Si ce garçon-là est habile, il pourra nous fairecourir longtemps. Il a bien su opposer descompagnies légères à nos compagnies franches etneutraliser les efforts du gouvernement. Si l’onbrûle un village aux Royalistes, il en fait brûlerdeux aux Républicains. Il se développe sur uneimmense étendue, et nous force ainsi à employerun nombre considérable de troupes dans unmoment où nous n’en avons pas de trop ! Oh ! ilentend les affaires.

– Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voixforte en interrompant le capitaine.

– Mais, répliqua le gentilhomme, si sa mortdélivre le pays, fusillez-le donc bien vite.

Puis il sonda par un regard l’âme demademoiselle de Verneuil, et il se passa entreeux une de ces scènes muettes dont le langagene peut reproduire que très imparfaitement lavivacité dramatique et la fugitive finesse. Ledanger rend intéressant. Quand il s’agit demort, le criminel le plus vil excite toujours unpeu de pitié. Or, quoique mademoiselle deVerneuil fût alors certaine que l’amant qui ladédaignait était ce chef dangereux, elle nevoulait pas encore s’en assurer par son supplice ;elle avait une tout autre curiosité à satisfaire.Elle préféra donc douter ou croire selon sapassion, et se mit à jouer avec le péril. Sonregard, empreint d’une perfidie moqueuse,montrait les soldats au jeune chef d’un air detriomphe ; en lui présentant ainsi l’image de sondanger, elle se plaisait à lui faire durementsentir que sa vie dépendait d’un seul mot, etdéjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour leprononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique,elle interrogeait les fibres du visage de sonennemi lié au poteau, et brandissait le casse-têteavec grâce, savourant une vengeance toute

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Honoré de Balzac – Les Chouans

innocente, et punissant comme une maîtressequi aime encore.

– Si j’avais un fils comme le vôtre, madame,dit-elle à l’étrangère visiblement épouvantée, jeporterais son deuil le jour où je l’aurais livréaux dangers.

Elle ne reçut point de réponse. Elle tournavingt fois la tête vers les officiers et la retournabrusquement vers madame du Gua, sanssurprendre entre elle et le Gars aucun signesecret qui pût lui confirmer une intimité qu’ellesoupçonnait et dont elle voulait douter. Unefemme aime tant à hésiter dans une lutte de vieet de mort, quand elle tient l’arrêt. Le jeunegénéral souriait de l’air le plus calme, etsoutenait sans trembler la torture quemademoiselle de Verneuil lui faisait subir ; sonattitude et l’expression de sa physionomieannonçaient un homme nonchalant des dangersauxquels il s’était soumis, et parfois il semblaitlui dire : « Voici l’occasion de venger votrevanité blessée, saisissez-la ! Je serais audésespoir de revenir de mon mépris pour vous. »Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner lechef de toute la hauteur de sa position avec uneimpertinence et une dignité apparente, car, aufond de son cœur, elle en admirait le courage etla tranquillité. Joyeuse de découvrir que sonamant portait un vieux titre, dont les privilègesplaisent à toutes les femmes, elle éprouvaitquelque plaisir à le rencontrer dans unesituation où, champion d’une cause ennoblie parle malheur, il luttait avec toutes les facultésd’une âme forte contre une république tant defois victorieuse, et de le voir aux prises avec ledanger, déployant cette bravoure si puissantesur le cœur des femmes ; elle le mit vingt fois àl’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinctqui porte la femme à jouer avec sa proie commele chat joue avec la souris qu’il a prise.

– En vertu de quelle loi condamnez-vous doncles Chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.

– Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui methors la loi les départements insurgés et yinstitue des conseils de guerre, répondit le

républicain.

– À quoi dois-je maintenant l’honneurd’attirer vos regards ? dit-elle au jeune chef quil’examinait attentivement.

– À un sentiment qu’un galant homme nesaurait exprimer à quelque femme que ce puisseêtre, répondit le marquis de Montauran à voixbasse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il àhaute voix, vivre en ce temps pour voir des fillesfaisant l’office du bourreau, et enchérissant surlui par la manière dont elles jouent avec lahache…

Elle regarda Montauran fixement ; puis, ravied’être insultée par cet homme au moment oùelle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit àl’oreille, en riant avec une douce malice : – Vousavez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’envoudront pas, je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant unmoment cette inexplicable fille dont l’amourtriomphait de tout, même des plus piquantesinjures, et qui se vengeait par le pardon d’uneoffense que les femmes ne pardonnent jamais.Ses yeux furent moins sévères, moins froids, etmême une expression de mélancolie se glissadans ses traits. Sa passion était déjà plus fortequ’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle deVerneuil, satisfaite de ce faible gage d’uneréconciliation cherchée, regarda le cheftendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait àun baiser ; puis elle se pencha dans le fond de lavoiture, et ne voulut plus risquer l’avenir de cedrame de bonheur, croyant en avoir rattaché lenœud par ce sourire. Elle était si belle ! Ellesavait si bien triompher des obstacles enamour ! Elle était si fort habituée à se jouer detout, à marcher au hasard ! Elle aimait tantl’imprévu et les orages de la vie !

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiturequitta la grande route et se dirigea vers laVivetière, à travers un chemin creux encaissé dehauts talus plantés de pommiers qui en faisaientplutôt un fossé qu’une route. Les voyageurslaissèrent les Bleus gagner lentement à leur suitele manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient

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Perspectives du matérialisme dialectique

et disparaissaient tour à tour entre les arbres decette route où quelques soldats restèrentoccupés à en disputer leurs souliers à sa forteargile.

– Cela ressemble furieusement au chemin duparadis, s’écria Beau-pied.

Grâce à l’expérience du postillon,mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir lechâteau de la Vivetière. Cette maison, située surla croupe d’une espèce de promontoire, étaitenveloppée par deux étangs profonds qui nepermettaient d’y arriver qu’en suivant uneétroite chaussée. La partie de cette péninsule oùse trouvaient les habitations et les jardins étaitprotégée à une certaine distance derrière lechâteau, par un large fossé où se déchargeaitl’eau superflue des étangs avec lesquels ilcommuniquait, et formait ainsi réellement uneîle presque inexpugnable, retraite précieuse pourun chef qui ne pouvait être surpris que partrahison. En entendant crier les gonds rouillésde la porte et en passant sous la voûte en ogived’un portail ruiné par la guerre précédente,mademoiselle de Verneuil avança la tête. Lescouleurs sinistres du tableau qui s’offrit à sesregards effacèrent presque les pensées d’amouret de coquetterie entre lesquelles elle se berçait.La voiture entra dans une grande cour presquecarrée et fermée par les rives abruptes desétangs. Ces berges sauvages, baignées par deseaux couvertes de grandes taches vertes, avaientpour tout ornement des arbres aquatiquesdépouillés de feuilles, dont les troncs rabougris,les têtes énormes et chenues, élevées au-dessusdes roseaux et des broussailles, ressemblaient àdes marmousets grotesques. Ces haiesdisgracieuses parurent s’animer et parler quandles grenouilles les désertèrent en coassant, et quedes poules d’eau, réveillées par le bruit de lavoiture, volèrent en barbotant sur la surface desétangs. La cour entourée d’herbes hautes etflétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites,excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Lechâteau semblait abandonné depuis longtemps.Les toits paraissaient plier sous le poids desvégétations qui y croissaient. Les murs, quoique

construits de ces pierres schisteuses et solidesdont abonde le sol, offraient de nombreuseslézardes où le lierre attachait ses griffes. Deuxcorps de bâtiment réunis en équerre à une hautetour et qui faisaient face à l’étang, composaienttout le château, dont les portes et les voletspendants et pourris, les balustrades rouillées, lesfenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber aupremier souffle d’une tempête. La bise sifflaitalors à travers ces ruines auxquelles la luneprêtait, par sa lumière indécise, le caractère etla physionomie d’un grand spectre. Il faut avoirvu les couleurs de ces pierres granitiques griseset bleues, mariées aux schistes noirs et fauves,pour savoir combien est vraie l’image quesuggérait la vue de cette carcasse vide etsombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sansvitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour luidonnaient tout à fait l’air d’un squelette ; et lesoiseaux de proie qui s’envolèrent en criantajoutaient un trait de plus à cette vagueressemblance. Quelques hauts sapins plantésderrière la maison balançaient au-dessus destoits leur feuillage sombre, et quelques ifs, tailléspour en décorer les angles, l’encadraient detristes festons, semblables aux tentures d’unconvoi. Enfin, la forme des portes, la grossièretédes ornements, le peu d’ensemble desconstructions, tout annonçait un de ces manoirsféodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avecraison peut-être, car ils forment sur cette terregaélique une espèce d’histoire monumentale destemps nébuleux qui précèdent l’établissement dela monarchie. Mademoiselle de Verneuil, dansl’imagination de laquelle le mot de châteauréveillait toujours les formes d’un type convenu,frappée de la physionomie funèbre de ce tableau,sauta légèrement hors de la calèche, et lecontempla toute seule avec terreur, en songeantau parti qu’elle devait prendre. Francineentendit pousser à madame du Gua un soupir dejoie en se trouvant hors de l’atteinte des Bleus,et une exclamation involontaire lui échappaquand le portail fut fermé et qu’elle se vit danscette espèce de forteresse naturelle. Montaurans’était vivement élancé vers mademoiselle deVerneuil en devinant les pensées qui la

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Honoré de Balzac – Les Chouans

préoccupaient.

– Ce château, dit-il avec une légère tristesse,a été ruiné par la guerre, comme les projets quej’élevais pour notre bonheur l’ont été par vous.

– Et comment, demanda-t-elle toute surprise.

– Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLEet spirituelle, dit-il avec un accent d’ironie enlui répétant les paroles qu’elle lui avait sicoquettement prononcées dans leur conversationsur la route.

– Qui vous a dit le contraire ?

– Des amis dignes de foi qui s’intéressent àma sûreté et veillent à déjouer les trahisons.

– Des trahisons ! dit-elle d’un air moqueur.Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin ?Vous n’avez pas de mémoire, un défautdangereux pour un chef de parti ! – Mais dumoment où des amis, ajouta-t-elle avec une rareimpertinence, règnent si puissamment dansvotre cœur, gardez vos amis. Rien n’estcomparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, nimoi ni les soldats de la République nousn’entrerons ici.

Elle s’élança vers le portail par unmouvement de fierté blessée et de dédain, maiselle déploya dans sa démarche une noblesse etun désespoir qui changèrent toutes les idées dumarquis, à qui il en coûtait trop de renoncer àses désirs pour qu’il ne fût pas imprudent etcrédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amantsn’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de sequereller longtemps.

– Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’unevoix suppliante.

– Un mot, reprit-elle avec ironie en serrantses lèvres, un mot ? pas seulement un geste.

– Au moins grondez-moi, demanda-t-il enessayant de prendre une main qu’elle retira ; sitoutefois vous osez bouder un chef de rebelles,maintenant aussi défiant et sombre qu’il étaitjoyeux et confiant naguère.

Marie ayant regardé le marquis sans colère, il

ajouta : – Vous avez mon secret, et je n’ai pas levôtre.

À ces mots, le front d’albâtre sembla devenubrun, Marie jeta un regard d’humeur au chef etrépondit : – Mon secret ? jamais.

En amour, chaque parole, chaque coup d’œil,ont leur éloquence du moment ; mais làmademoiselle de Verneuil n’exprima rien deprécis, et quelque habile que fût Montauran, lesecret de cette exclamation resta impénétrable,quoique la voix de cette femme eût trahi desémotions peu ordinaires, qui durent vivementpiquer sa curiosité.

– Vous avez, reprit-il, une plaisante manièrede dissiper les soupçons.

– En conservez-vous donc ? demanda-t-elle enle toisant des yeux comme si elle lui eût dit : –Avez-vous quelques droits sur moi ?

– Mademoiselle, répondit le jeune hommed’un air soumis et ferme, le pouvoir que vousexercez sur les troupes républicaines, cetteescorte…

– Ah ! vous m’y faites penser. Mon escorte etmoi lui demanda-t-elle avec une légère ironie,vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici ?

– Oui, foi de gentilhomme ! Qui que voussoyez, vous et les vôtres, vous n’avez rien àcraindre chez moi.

Ce serment fut prononcé par un mouvementsi loyal et si généreux, que mademoiselle deVerneuil dut avoir une entière sécurité sur lesort des Républicains. Elle allait parler, quandl’arrivée de madame du Gua lui imposa silence.Cette dame avait pu entendre ou deviner unepartie de la conversation des deux amants, et neconcevait pas de médiocres inquiétudes en lesapercevant dans une position qui n’accusait plusla moindre inimitié. En voyant cette femme, lemarquis offrit la main à mademoiselle deVerneuil, et s’avança vers la maison avecvivacité comme pour se défaire d’une importunecompagnie.

– Je le gêne, se dit l’inconnu en restant

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Perspectives du matérialisme dialectique

immobile à sa place. Elle regarda les deuxamants réconciliés s’en allant lentement vers leperron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôtqu’ils eurent mis entre elle et eux un certainespace. – Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en separlant à elle-même, mais dans peu cettecréature-là ne me gênera plus ; l’étang sera, parDieu, son tombeau ! Ne tiendrai-je pas bien taparole de gentilhomme ? une fois sous cette eau,qu’a-t-on à craindre ? n’y sera-t-elle pas ensûreté ?

Elle regardait d’un œil fixe le miroir calmedu petit lac de droite, quand tout à coup elleentendit bruire les ronces de la berge et aperçutau clair de la lune la figure de Marche-à-terrequi se dressa par-dessus la noueuse écorce d’unvieux saule. Il fallait connaître le Chouan pourle distinguer au milieu de cette assemblée detruisses branchées parmi lesquelles la sienne seconfondait si facilement. Madame du Gua jetad’abord autour d’elle un regard de défiance ; ellevit le postillon conduisant ses chevaux à uneécurie située dans celle des deux ailes duchâteau qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; Francine allait vers les deuxamants qui, dans ce moment, oubliaient toute laterre ; alors, l’inconnue s’avança, mettant undoigt sur ses lèvres pour réclamer un profondsilence ; puis, le Chouan comprit plutôt qu’iln’entendit les paroles suivantes : – Combienêtes-vous, ici ?

– Quatre-vingt-sept.

– Ils ne sont que soixante-cinq, je les aicomptés.

– Bien, reprit le sauvage avec une satisfactionfarouche.

Attentif aux moindres gestes de Francine, leChouan disparut dans l’écorce du saule en lavoyant se retourner pour chercher des yeuxl’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.

Sept ou huit personnes, attirées par le bruitde la voiture, se montrèrent en haut duprincipal perron et s’écrièrent : – C’est le Gars !c’est lui, le voici ! À ces exclamations, d’autres

hommes accoururent, et leur présenceinterrompit la conversation des deux amants. Lemarquis de Montauran s’avança précipitammentvers les gentilshommes, leur fit un signeimpératif pour leur imposer silence, et leurindiqua le haut de l’avenue par laquelledébouchaient les soldats républicains. À l’aspectde ces uniformes bleus à revers rouges si connus,et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateursétonnés s’écrièrent Seriez-vous donc venu pournous trahir ?

– Je ne vous avertirais pas du danger,répondit le marquis en souriant avec amertume.– Ces Bleus, reprit-il après une pause, formentl’escorte de cette jeune dame dont la générositénous a miraculeusement délivrés d’un périlauquel nous avons failli succomber dans uneauberge d’Alençon. Nous vous conterons cetteaventure. Mademoiselle et son escorte sont icisur ma parole, et doivent être reçus en amis.

Madame du Gua et Francine étaient arrivéesjusqu’au perron, le marquis présenta galammentla main à mademoiselle de Verneuil, le groupede gentilshommes se partagea en deux haiespour les laisser passer, et tous essayèrentd’apercevoir les traits de l’inconnue ; carmadame du Gua avait déjà rendu leur curiositéplus vive en leur faisant quelques signes à ladérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans lapremière salle une grande table parfaitementservie, et préparée pour une vingtaine deconvives. Cette salle à manger communiquait àun vaste salon où l’assemblée se trouva bientôtréunie. Ces deux pièces étaient en harmonie avecle spectacle de destruction qu’offraient lesdehors du château. Les boiseries de noyer poli,mais de formes rudes et grossières, saillantes,mal travaillées, étaient disjointes et semblaientprès de tomber. Leur couleur sombre ajoutaitencore à la tristesse de ces salles sans glaces nirideaux, où quelques meubles séculaires et enruine s’harmoniaient avec cet ensemble dedébris. Marie aperçut des cartes géographiques,et des plans déroulés sur une grande table ;puis, dans les angles de l’appartement, desarmes et des carabines amoncelées. Tout

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Honoré de Balzac – Les Chouans

témoignait d’une conférence importante entreles chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Lemarquis conduisit mademoiselle de Verneuil àun immense fauteuil vermoulu qui se trouvaitauprès de la cheminée, et Francine vint se placerderrière sa maîtresse en s’appuyant sur ledossier de ce meuble antique.

– Vous me permettrez bien de faire unmoment le maître de maison, dit le marquis enquittant les deux étrangères pour se mêler auxgroupes formés par ses hôtes.

Francine vit tous les chefs, sur quelques motsde Montauran, s’empressant de cacher leursarmes, les cartes et tout ce qui pouvait éveillerles soupçons des officiers républicains ; quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peaucontenant des pistolets et des couteaux dechasse. Le marquis recommanda la plus grandediscrétion, et sortit en s’excusant sur lanécessité de pourvoir à la réception des hôtesgênants que le hasard lui donnait. Mademoisellede Verneuil, qui avait levé ses pieds vers le feuen s’occupant à les chauffer, laissa partirMautauran sans retourner la tête, et trompal’attente des assistants, qui tous désiraient lavoir. Francine fut donc seule témoin duchangement que produisit dans l’assemblée ledépart du jeune chef. Les gentilshommes segroupèrent autour de la dame inconnue, et,pendant la sourde conversation qu’elle tint aveceux, il n’y en eut pas un qui ne regardât àplusieurs reprises les deux étrangères.

– Vous connaissez Montauran, leur disait-elle,il s’est amouraché en un moment de cette fille,et vous comprenez bien que, dans ma bouche,les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amisque nous avons à Paris, messieurs de Valois etd’Esgrignon d’Alençon, tous l’ont prévenu dupiège qu’on veut lui tendre en lui jetant à latête une créature, et il se coiffe de la premièrequ’il rencontre ; d’une fille qui, suivant desrenseignements que j’ai fait prendre, s’empared’un grand nom pour le souiller, qui, etc., etc.

Cette dame, dans laquelle on a pureconnaître la femme qui décida l’attaque de la

turgotine, conservera désormais dans cettehistoire le nom qui lui servit à échapper auxdangers de son passage par Alençon. Lapublication du vrai nom ne pourrait qu’offenserune noble famille, déjà profondément affligée parles écarts de cette jeune dame, dont la destinéea d’ailleurs été le sujet d’une autre Scène.Bientôt l’attitude de curiosité que pritl’assemblée devint impertinente et presquehostile. Quelques exclamations assez duresparvinrent à l’oreille de Francine, qui, aprèsavoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dansl’embrasure d’une croisée. Marie se leva, setourna vers le groupe insolent, y jeta quelquesregards pleins de dignité, de mépris même. Sabeauté, l’élégance de ses manières et sa fierté,changèrent tout à coup les dispositions de sesennemis et lui valurent un murmure flatteur quileur échappa. Deux ou trois hommes, dontl’extérieur trahissait les habitudes de politesseet de galanterie qui s’acquièrent dans la sphèreélevée des cours, s’approchèrent de Marie avecbonne grâce ; sa décence leur imposa le respect,aucun d’eux n’osa lui adresser la parole, et loind’être accusée par eux, ce fut elle qui sembla lesjuger. Les chefs de cette guerre entreprise pourDieu et le Roi ressemblaient bien peu auxportraits de fantaisie qu’elle s’était plu à tracer.Cette lutte, véritablement grande, se rétrécit etprit des proportions mesquines, quand elle vit,sauf deux ou trois figures vigoureuses, cesgentilshommes de province, tous dénuésd’expression et de vie. Après avoir fait de lapoésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai.Ces physionomies paraissaient annoncer d’abordplutôt un besoin d’intrigue que l’amour de lagloire, l’intérêt mettait bien réellement à tousces gentilshommes les armes à la main ; maiss’ils devenaient héroïques dans l’action, là ils semontraient à nu. La perte de ses illusions renditmademoiselle de Verneuil injuste et l’empêchade reconnaître le dévouement vrai qui renditplusieurs de ces hommes si remarquables.Cependant la plupart d’entre eux montraientdes manières communes. Si quelques têtesoriginales se faisaient distinguer entre les autres,elles étaient rapetissées par les formules et par

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Perspectives du matérialisme dialectique

l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accordagénéralement de la finesse et de l’esprit à ceshommes, elle trouva chez eux une absencecomplète de cette simplicité, de ce grandioseauquel les triomphes et les hommes de laRépublique l’habituaient. Cette assembléenocturne, au milieu de ce vieux castel en ruineet sous ces ornements contournées assez bienassortis aux figures, la fit sourire, elle voulut yvoir un tableau symbolique de la monarchie.Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins lemarquis jouait le premier rôle parmi ces gensdont le seul mérite, pour elle, était de sedévouer à une cause perdue. Elle dessina lafigure de son amant sur cette masse, se plut àl’en faire ressortir, et ne vit plus dans ces figuresmaigres et grêles que les instruments de sesnobles desseins. En ce moment, les pas dumarquis retentirent dans la salle voisine. Tout àcoup les conspirateurs se séparèrent en plusieursgroupes, et les chuchotements cessèrent.Semblables à des écoliers qui ont complotéquelque malice en l’absence de leur maître, ilss’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence.Montauran entra, Marie eut le bonheur del’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels ilétait le plus jeune, le plus beau, le premier.Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe engroupe, distribua de légers coups de tête, desserrements de main, des regards, des parolesd’intelligence ou de reproche, en faisant sonmétier de chef de parti avec une grâce et unaplomb difficiles à supposer dans ce jeunehomme d’abord accusé par elle d’étourderie. Laprésence du marquis mit un terme à la curiositéqui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil ;mais, bientôt, les méchancetés de madame duGua produisirent leur effet. Le baron du Génie,surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ces hommesrassemblés par de graves intérêts, paraissaitautorisé par son nom et par son rang à traiterfamilièrement Montauran, le prit par le bras etl’emmena dans un coin.

– Ecoute, mon cher marquis, lui dit-il, nouste voyons tous avec peine sur le point de faireune insigne folie.

– Qu’entends-tu par ces paroles ?

– Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, quielle est réellement, et quels sont ses desseins surtoi ?

– Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit,demain matin, ma fantaisie sera passée.

– D’accord, mais si cette créature te livreavant le jour ? …

– Je te répondrai quand tu m’auras ditpourquoi elle ne l’a pas déjà fait, répliquaMontauran, qui prit par badinage un air defatuité.

– Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant que sa fantaisie, à elle,soit passée.

– Mon cher, regarde cette charmante fille,étudie ses manières, et ose dire que ce n’est pasune femme de distinction ? Si elle jetait sur toides regards favorables, ne sentirais-tu pas, aufond de ton âme, quelque respect pour elle. Unedame vous a déjà prévenus contre cettepersonne ; mais, après ce que nous nous sommesdit l’un à l’autre, si c’était une de ces créaturesperdues dont nous ont parlé nos amis, je latuerais…

– Croyez-vous, dit madame du Gua, quiintervint, Fouché assez bête pour vous envoyerune fille prise au coin d’une rue ? il aproportionné les séductions à votre mérite. Maissi vous êtes aveugle, vos amis auront les yeuxouverts pour veiller sur vous.

– Madame, répondit le Gars en lui dardantdes regards de colère, songez à ne rienentreprendre contre cette personne, ni contreson escorte, ou rien ne vous garantirait de mavengeance. Je veux que mademoiselle soit traitéeavec les plus grands égards et comme une femmequi m’appartient. Nous sommes, je crois, alliésaux Verneuil.

L’opposition que rencontrait le marquisproduisit l’effet ordinaire que font sur les jeunesgens de semblables obstacles. Quoiqu’il eût enapparence traité fort légèrement mademoiselle

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de Verneuil et fait croire que sa passion pourelle était un caprice, il venait, par un sentimentd’orgueil, de franchir un espace immense. Enavouant cette femme, il trouva son honneurintéressé à ce qu’elle fût respectée ; il alla donc,de groupe en groupe, assurant, en homme qu’ileût été dangereux de froisser, que cette inconnueétait réellement mademoiselle de Verneuil.Aussitôt, toutes les rumeurs s’apaisèrent.Lorsque Montauran eut établi une espèced’harmonie dans le salon et satisfait à toutes lesexigences, il se rapprocha de sa maîtresse avecempressement, et lui dit à voix basse : – Cesgens-là m’ont volé un moment de bonheur.

– Je suis bien contente de vous avoir près demoi, répondit-elle en riant. Je vous préviens queje suis curieuse ; ainsi, ne vous fatiguez pas tropde mes questions. Dites-moi d’abord quel est cebonhomme qui porte une veste de drap vert.

– C’est le fameux major Brigaut, un hommedu Marais, compagnon de feu Mercier, dit LaVendée.

– Mais quel est le gros ecclésiastique à facerubiconde avec lequel il cause maintenant demoi ? reprit mademoiselle de Verneuil.

– Savez-vous ce qu’ils disent ?

– Si je veux le savoir ? … Est-ce unequestion ?

– Mais je ne pourrais vous en instruire sansvous offenser.

– Du moment où vous me laissez offensersans tirer vengeance des injures que je reçoischez vous, adieu, marquis ! Je ne veux pas resterun moment ici. J’ai déjà quelques remords detromper ces pauvres Républicains, si loyaux etsi confiants.

Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.

– Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur monhonneur, j’ai imposé silence à leurs méchantspropos avant de savoir s’ils étaient faux ouvrais. Néanmoins dans ma situation, quand lesamis que nous avons dans les ministères à Parism’ont averti de me défier de toute espèce de

femme qui se trouverait sur mon chemin, enm’annonçant que Fouché voulait employercontre moi une Judith des rues, il est permis àmes meilleurs amis de penser que vous êtes tropbelle pour être une honnête femme…

En parlant, le marquis plongeait son regarddans les yeux de mademoiselle de Verneuil quirougit, et ne put retenir quelques pleurs.

– J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudraisvous voir persuadé que je suis une méprisablecréature et me savoir aimée… alors je nedouterais plus de vous. Moi je vous ai cru quandvous me trompiez, et vous ne me croyez pasquand je suis vraie. Brisons là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant commeune femme qui va mourir. Adieu.

Elle s’élança hors de la salle à manger par unmouvement de désespoir.

– Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeunemarquis à l’oreille.

Elle s’arrêta, le regarda.

– Non, non, dit-elle, je serai généreuse.Adieu. Je ne pensais, en vous suivant, ni à monpassé, ni à votre avenir, j’étais folle.

– Comment, vous me quittez au moment oùje vous offre ma vie ! …

– Vous l’offrez dans un moment de passion,de désir.

– Sans regret, et pour toujours, dit-il.

Elle rentra. Pour cacher ses émotions, lemarquis continua l’entretien.

– Ce gros homme de qui vous me demandiezle nom est un homme redoutable, l’abbé Gudin,un de ces jésuites assez obstinés, assez dévouéspeut-être pour rester en France malgré l’édit de1763 qui les en a bannis. Il est le boute-feu de laguerre dans ces contrées et le propagateur del’association religieuse dite du Sacré-Cœur.Habitué à se servir de la religion comme d’uninstrument, il persuade à ses affiliés quelsressusciteront, et sait entretenir leur fanatismepar d’adroites prédications. Vous le voyez : il

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Perspectives du matérialisme dialectique

faut employer les intérêts particuliers de chacunpour arriver à un grand but. Là sont tous lessecrets de la politique.

– Et ce vieillard encore vert, tout musculeux,dont la figure est si repoussante ? Tenez, là,l’homme habillé avec les lambeaux d’une robed’avocat.

– Avocat ? il prétend au grade de maréchalde camp. N’avez-vous pas entendu parler deLonguy ?

– Ce serait lui ! dit mademoiselle de Verneuileffrayée. Vous vous servez de ces hommes

– Chut ! il peut vous entendre. Voyez-vouscet autre en conversation criminelle avecmadame du Gua…

– Cet homme en noir qui ressemble à un juge

– C’est un de nos négociateurs, la Billardièrefils d’un conseiller au parlement de Bretagne,dont lé nom est quelque chose comme Flamet ;mais il a la confiance des princes.

– Et son voisin, celui qui serre en ce momentsa pipe de terre blanche, et qui appuie tous lesdoigts de sa main droite sur le panneau commeun pacant dit mademoiselle de Verneuil en riant.

– Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’anciengarde-chasse du défunt mari de cette dame. Ilcommande une des compagnies que j’oppose auxbataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sontpeut-être les plus consciencieux serviteurs que leRoi ait ici.

– Mais elle, qui est-elle ?

– Elle, reprit le marquis, elle est la dernièremaîtresse qu’ait eut Charette. Elle possède unegrande influence sur tout ce monde.

– Lui est-elle restée fidèle ?

Pour toute réponse le marquis fit une petitemoue dubitative.

– Et l’estimez-vous ?

– Vous êtes effectivement bien curieuse.

– Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peutplus être ma rivale, dit en riant mademoiselle de

Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées,qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officierà moustaches ?

– Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veutse défaire du premier Consul en l’attaquant àmain armée ? Qu’il réussisse ou non, vous leconnaîtrez, il deviendra célèbre.

– Et vous êtes venu commander à de pareillesgens ? … dit-elle avec horreur. Voilà lesdéfenseurs du Roi ? Où sont donc lesgentilshommes et les seigneurs ?

– Mais, dit le marquis avec impertinence, ilssont répandus dans toutes les cours de l’Europe.Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leursarmées, au service de la maison de Bourbon, etles lance sur cette République qui menace demort toutes les monarchies et l’ordre sociald’une destruction complète ? …

– Ah ! répondit-elle avec une généreuseémotion, soyez désormais la source pure où jepuiserai les idées que je dois encore acquérir…J’y consens. Mais laissez-moi penser que vousêtes le seul noble qui fasse son devoir enattaquant la France avec des Français, et non àl’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens que simon enfant me frappait dans sa colère, jepourrais lui pardonner ; mais s’il me voyait desang-froid déchirée par un inconnu, je leregarderais comme un monstre.

– Vous serez toujours Républicaine, dit lemarquis en proie à une délicieuse ivresse excitéepar les généreux accents qui le confirmaientdans ses présomptions.

– Républicaine ? Non, je ne le suis plus. Jene vous estimerais pas si vous vous soumettiezau premier Consul, reprit-elle ; mais je nevoudrais pas non plus vous voir à la tête de gensqui pillent un coin de la France au lieud’assaillir toute la République. Pour qui vousbattez-vous ? Qu’attendez-vous d’un roi rétablisur le trône par vos mains ? Une femme a déjàentrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’alaissé brûler vive . Ces hommes-là sont les ointsdu Seigneur, et il y a du danger à toucher aux

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Honoré de Balzac – Les Chouans

choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer,les déplacer, les replacer sur leurs tabourets depourpre. Si vous avez pesé la récompense quivous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix foisplus grand que je ne vous croyais ; foulez-moialors si vous le voulez aux pieds, je vous lepermets, je serai heureuse.

– Vous êtes ravissante ! N’essayez pasd’endoctriner ces messieurs, je serais sanssoldats.

– Ah ! si vous vouliez me laisser vousconvertir, nous irions à mille lieues d’ici.

– Ces hommes que vous paraissez méprisersauront périr dans la lutte, répliqua le marquisd’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés.D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés dequelques succès, les lauriers du triomphe necacheront-ils pas tout ?

– Il n’y a que vous ici à qui je voie risquerquelque chose.

– Je ne suis pas le seul, reprit-il avec unemodestie vraie. Voici là-bas deux nouveaux chefsde la Vendée. Le premier, que vous avez entendunommer le Grand-Jacques, est le comte deFontaine, et l’autre la Billardière, que je vous aidéjà montré.

– Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardièrea joué le rôle le plus singulier ? … répondit-ellefrappée d’un souvenir.

– La Billardière a beaucoup pris sur lui,croyez-moi. Ce n’est pas être sur des roses quede servir les princes…

– Ah ! vous me faites frémir ! s’écria Marie.Marquis, reprit-elle d’un ton qui semblaitannoncer une réticence dont le mystère lui étaitpersonnel, il suffit d’un instant pour détruireune illusion et dévoiler des secrets d’oùdépendent la vie et le bonheur de bien desgens… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’entrop dire, et ajouta : – Je voudrais savoir lessoldats de la République en sûreté.

– Je serai prudent, dit-il en souriant pourdéguiser son émotion, mais ne me parlez plus de

vos soldats, je vous ai répondu sur ma foi degentilhomme.

– Et après tout, de quel droit voudrais-jevous conduire ? reprit-elle. Entre nous soyeztoujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que jeserais au désespoir de régner sur un esclave ?

– Monsieur le marquis, dit respectueusementle major Brigaut en interrompant cetteconversation, les Bleus resteront-ils donclongtemps ici ?

– Ils partiront aussitôt qu’ils se serontreposés, s’écria Marie.

Le marquis lança des regards scrutateurs surl’assemblée, y remarqua de l’agitation, quittamademoiselle de Verneuil, et laissa madame duGua venir le remplacer auprès d’elle. Cettefemme apportait un masque riant et perfide quele sourire amer du jeune chef ne déconcertapoint. En ce moment Francine jeta un cripromptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil,qui vit avec étonnement sa fidèle campagnardes’élancent vers la salle à manger, regardamadame du Gua, et sa surprise augmenta àl’aspect de la pâleur répandue sur le visage deson ennemie. Curieuse de pénétrer le secret dece brusque départ, elle s’avança vers l’embrasurede la fenêtre où sa rivale la suivit afin dedétruire les soupçons qu’une imprudencepouvait avoir éveillés et lui sourit avec uneindéfinissable malice quand, après avoir jetétoutes deux un regard sur le paysage du lac,elles revinrent ensemble à la cheminée, Mariesans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite deFrancine, madame du Gua satisfaite d’êtreobéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terreavait comparu dans la cour à l’évocation decette femme, allait rejoindre le fossé d’enceintequi protégeait les jardins, en décrivant devaporeuses sinuosités, tantôt larges comme desétangs, tantôt resserrées comme les rivièresartificielles d’un parc. Le rivage rapide et inclinéque baignaient ces eaux claires passait àquelques toises de la croisée. Occupée àcontempler, sur la surface des eaux, les lignesnoires qu’y projetaient les têtes de quelques

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Perspectives du matérialisme dialectique

vieux saules, Francine observait assezinsouciamment l’uniformité de courbure qu’unebrise légère imprimait à leurs branchages. Toutà coup elle crut apercevoir une de leurs figuresremuant sur le miroir des eaux par quelques-unsde ces mouvements irréguliers et spontanés quitrahissent la vie. Cette figure, quelque vaguequ’elle fût, semblait être celle d’un homme.Francine attribua d’abord sa vision auximparfaites configurations que produisait lalumière de la lune, à travers les feuillages ; maisbientôt une seconde tête se montra ; puisd’autres apparurent encore dans le lointain. Lespetits arbustes de la berge se courbèrent et serelevèrent avec violence. Francine vit alors cettelongue haie insensiblement agitée comme un deces grands serpents indiens aux formesfabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et leshautes épines, plusieurs points lumineuxbrillèrent et se déplacèrent. En redoublantd’attention, l’amante de Marche-à-terre crutreconnaître la première des figures noires quiallaient au sein de ce mouvant rivage. Quelqueindistinctes que fussent les formes de cethomme, le battement de son cœur lui persuadaqu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Eclairée parun geste, et impatiente de savoir si cette marchemystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elles’élança vers la cour. Arrivée au milieu de ceplateau de verdure, elle regarda tour à tour lesdeux corps de logis et les deux berges sansdécouvrir dans celle qui faisait face à l’aileinhabitée aucune trace de ce sourd mouvement.Elle prêta une oreille attentive, et entendit unléger bruissement semblable à celui que peuventproduire les pas d’une bête fauve dans le silencedes forêts ; elle tressaillit et ne trembla pas.Quoique jeune et innocente encore, la curiositélui inspira promptement une ruse. Elle aperçutla voiture, courut s’y blottir, et ne leva sa têtequ’avec la précaution du lièvre aux oreillesduquel résonne le bruit d’une chasse lointaine.Elle vit Pille-miche qui sortit de l’écurie. CeChouan était accompagné de deux paysans, ettous trois portaient des bottes de paille ; ils lesétalèrent de manière à former une longue litièredevant le corps de bâtiment inhabité parallèle à

la berge bordée d’arbres nains, où les Chouansmarchaient avec un silence qui trahissait lesapprêts de quelque horrible stratagème.

– Tu leur donnes de la paille comme s’ilsdevaient réellement dormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourde queFrancine reconnut.

– N’y dormiront-ils pas ? reprit Pille-micheen laissant échapper un gros rire bête. Mais necrains-tu pas que le Gars ne se fâche ? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.

– Eh ! bien, il se fâchera, répondit à demi-voix Marche-à-terre ; mais nous aurons tué lesBleus, tout de même. – Voilà, reprit-il, unevoiture qu’il faut rentrer à nous deux.

Pille-miche tira la voiture par le timon, etMarche-à-terre la poussa par une des roues avecune telle prestesse que Francine se trouva dansla grange et sur le point d’y rester enfermée,avant d’avoir eu le temps de réfléchir à sasituation. Pille-miche sortit pour aider à amenerla pièce de cidre que le marquis avait ordonnéde distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour se retireret fermer la porte, quand il se sentit arrêté parune main qui saisit les longs crins de sa peau dechèvre. Il reconnut des yeux dont la douceurexerçait sur lui la puissance du magnétisme, etdemeura pendant un moment comme charmé.Francine sauta vivement hors de la voiture, etlui dit de cette voix agressive qui vamerveilleusement à une femme irritée : – Pierre,quelles nouvelles as-tu donc apportées sur lechemin à cette dame et à son fils ? Que fait-onici ? Pourquoi te caches-tu ? je veux tout savoir.Ces mots donnèrent au visage du Chouan uneexpression que Francine ne lui connaissait pas.Le Breton amena son innocente maîtresse sur leseuil de la porte ; là, il la tourna vers la lueurblanchissante de la lune, et lui répondit en laregardant avec des yeux terribles :

– Oui, par ma damnation ! Francine, je te ledirai, mais quand tu m’auras juré sur cechapelet… Et il tira un vieux chapelet dedessous sa peau de bique.

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Honoré de Balzac – Les Chouans

– Sur cette relique que tu connais, reprit-il,de me répondre vérité à une seule demande.Francine rougit en regardant ce chapelet qui,sans doute, était un gage de leur amour. – C’estlà-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu asjuré…

Il n’acheva pas. La paysanne appliqua samain sur les lèvres de son sauvage amant pourlui imposer silence.

– Ai-je donc besoin de jurer ? dit-elle.

Il prit sa maîtresse doucement par la main, lacontempla pendant un instant, et reprit : – Lademoiselle que tu sers se nomme-t-elleréellement mademoiselle de Verneuil ?

Francine demeura les bras pendants, lespaupières baissées, la tête inclinée, pâle,interdite.

– C’est une cataud ! reprit Marche-à-terredîne voix terrible.

À ce mot, la jolie main lui couvrit encore leslèvres, mais cette fois il se recula violemment.La petite Bretonne ne vit plus d’amant, maisbien une bête féroce dans toute l’horreur de sanature. Les sourcils du Chouan étaientviolemment serrés, ses lèvres se contractèrent, etil montra les dents comme un chien qui défendson maître.

– Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier.Ah ! pourquoi t’ai-je abandonnée ! Vous venezpour nous trahir, pour livrer le Gars.

Ces phrases furent plutôt des rugissementsque des paroles. Quoique Francine eût peur, à cedernier reproche, elle osa contempler ce visagefarouche, leva sur lui des yeux angéliques etrépondit avec calme : – Je gage mon salut quecela est faux. C’est des idées de ta dame.

À son tour il baissa la tête ; puis elle lui pritla main, se tourna vers elle par un mouvementmignon, et lui dit : – Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça ? Ecoute, je ne sais pascomment toi tu peux y comprendre quelquechose, car je n’y entends rien ! Mais souviens-toique cette belle et noble demoiselle est ma

bienfaitrice ; elle est aussi la tienne, et nousvivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doitjamais lui arriver rien de mal là où nous seronsavec elle, de notre vivant du moins. Jure-le-moidonc ! Ici je n’ai confiance qu’en toi.

– Je ne commande pas ici, répondit leChouan d’un ton bourru.

Son visage devint sombre. Elle lui prit sesgrosses oreilles pendantes, et les lui torditdoucement, comme si elle caressait un chat.

– Eh ! bien, promets-moi, reprit-elle en levoyant moins sévère, d’employer à la sûreté denotre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.

Il remua la tête comme s’il doutait du succès,et ce geste fit frémir la Bretonne. En ce momentcritique, l’escorte était parvenue à la chaussée.Le pas des soldats et le bruit de leurs armesréveillèrent les échos de la cour et parurentmettre un terme à l’indécision de Marche-à-terre.

– Je la sauverai peut-être, dit-il à samaîtresse, si tu peux la faire demeurer dans lamaison. – Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puissearriver, restes-y avec elle et garde le silence leplus profond ; sans quoi, rin.

– Je te le promets, répondit-elle dans soneffroi.

– Eh ! bien, rentre. Rentre à l’instant etcache ta peur à tout le monde, même à tamaîtresse.

– Oui.

Elle serra la main du Chouan, qui la regardad’un air paternel courant avec la légèreté d’unoiseau vers le perron ; puis il se coula dans sahaie, comme un acteur qui se sauve vers lacoulisse au moment où se lève le rideautragique.

– Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’aird’une véritable souricière, dit Gérard en arrivantau château.

– Je le vois bien, répondit le capitainesoucieux.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Les deux officiers s’empressèrent de placerdes sentinelles pour s’assurer de la chaussée etdu portail, puis ils jetèrent des regards dedéfiance sur les berges et les alentours dupaysage.

– Bah ! dit Merle, il faut nous livrer à cettebaraque-là en toute confiance ou ne pas yentrer.

– Entrons, répondit Gérard.

Les soldats, rendus à la liberté par un mot deleur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils enfaisceaux coniques et formèrent un petit front debandière devant la litière de paille, au milieu delaquelle figurait la pièce de cidre. Ils sedivisèrent en groupes auxquels deux paysanscommencèrent à distribuer du beurre et du painde seigle. Le marquis vint au-devant des deuxofficiers et les emmena au salon. Quand Gérardeut monté le perron, et qu’il regarda les deuxailes où les vieux mélèzes étendaient leursbranches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.

– Vous allez, à vous deux, faire unereconnaissance dans les jardins et fouiller leshaies, entendez-vous ? Puis, vous placerez unesentinelle devant votre front de bandière…

– Pouvons-nous allumer notre feu avant denous mettre en chasse, mon adjudant ? dit La-clef-des-cœurs.

Gérard inclina la tête.

– Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, ditBeau-pied, l’adjudant a tort de se fourrer dansce guêpier. Si Hulot nous commandait, il ne seserait jamais acculé ici ; nous sommes là commedans une marmite.

– Es-tu bête ? répondit La-clef-des-cœurs,comment, toi, le roi des malins, tu ne devinespas que cette guérite est le château de l’aimableparticulière auprès de laquelle siffle notre joyeuxMerle, le plus fini des capitaines, et ill’épousera, cela est clair comme une baïonnettebien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade,une femme comme ça.

– C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peuxencore ajouter que voilà de bon cidre, mais je nele bois pas avec plaisir devant ces chiennes dehaies-là. Il me semble toujours voir dégringolerLarose et Vieux-Chapeau dans le fossé de laPellerine. Je me souviendrai toute ma vie de laqueue de ce pauvre Larose, elle allait comme unmarteau de grande porte.

– Beau-pied, mon ami, tu as tropd’émagination pour un soldat. Tu devrais fairedes chansons à l’Institut national.

– Si j’ai trop d’imagination, lui répliquaBeau-pied, tu n’en as guère, toi, et il te faudradu temps pour passer consul.

Le rire de la troupe mit fin à la discussion,car La-clef-des-cœurs ne trouva rien dans sagiberne pour riposter à son antagoniste.

– Viens-tu faire ta ronde ? je vais prendre àdroite, moi, lui dit Beau-pied.

– Eh ! bien, je prendrai la gauche, réponditson camarade. Mais avant, minute ! je veuxboire un verre de cidre, mon gosier s’est collécomme le taffetas gommé qui enveloppe le beauchapeau de Hulot.

Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller explorer immédiatementétait par malheur la berge dangereuse oùFrancine avait observé un mouvementd’hommes. Tout est hasard à la guerre. Enentrant dans le salon et en saluant lacompagnie, Gérard jeta un regard pénétrant surles hommes qui la composaient. Le soupçonrevint avec plus de force dans son âme, il allatout à coup vers mademoiselle de Verneuil et luidit à voix basse : – Je crois qu’il faut vousretirer promptement, nous ne sommes pas ensûreté ici.

– Craindriez-vous quelque chose chez moi ?demanda-t-elle en riant. Vous êtes plus en sûretéici, que vous ne le seriez à Mayenne.

Une femme répond toujours de son amantavec assurance. Les deux officiers furentrassurés. En ce moment la compagnie passa

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Honoré de Balzac – Les Chouans

dans la salle à manger, malgré quelques phrasesinsignifiantes relatives à un convive assezimportant qui se faisait attendre. Mademoisellede Verneuil put, à la faveur du silence qui règnetoujours au commencement des repas, donnerquelque attention à cette réunion curieuse dansles circonstances présentes, et de laquelle elleétait en quelque sorte la cause par suite de cetteignorance que les femmes, accoutumées à sejouer de tout, portent dans les actions les pluscritiques de la vie. Un fait la surprit soudain.Les deux officiers républicains dominaient cetteassemblée par le caractère imposant de leursphysionomies. Leurs longs cheveux, tirés destempes et réunis dans une queue énormederrière le cou, dessinaient sur leurs fronts ceslignes qui donnent tant de candeur et denoblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleusrâpés, à parements rouges usés, tout, jusqu’àleurs épaulettes rejetées en arrière par lesmarches et qui accusaient dans toute l’armée,même chez les chefs, le manque de capotes,faisait ressortir ces deux militaires, des hommesau milieu desquels ils se trouvaient. – Oh ! là estla nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant unregard sur les royalistes : – Et, là est un homme,un roi, des privilèges. Elle ne put se refuser àadmirer la figure de Merle, tant ce gai soldatrépondait complètement aux idées qu’on peutavoir de ces troupiers français, qui savent sifflerun air au milieu des balles et n’oublient pas defaire un lazzi sur le camarade qui tombe mal.Gérard imposait. Grave et plein de sang-froid, ilparaissait avoir une de ces âmes vraimentrépublicaines qui, à cette époque, serencontrèrent en foule dans les armées françaisesauxquelles des dévouements noblement obscursimprimaient une énergie jusqu’alors inconnue. –Voilà un de mes hommes à grandes vues, se ditmademoiselle de Verneuil. Appuyés sur leprésent qu’ils dominent, ils ruinent le passé,mais au profit de l’avenir… Cette penséel’attrista, parce qu’elle ne se rapportait pas àson amant, vers lequel elle se tourna pour sevenger, par une autre admiration, de laRépublique qu’elle haïssait déjà. En voyant lemarquis entouré de ces hommes assez hardis,

assez fanatiques, assez calculateurs de l’avenir,pour attaquer une République victorieuse dansl’espoir de relever une monarchie morte, unereligion mise en interdit, des princes errants etdes privilèges expirés. – Celui-ci, se dit-elle, n’apas moins de portée que l’autre ; car, accroupisur des décombres, il veut faire du passé,l’avenir. Son esprit nourri d’images hésitait alorsentre les jeunes et les vieilles ruines. Saconscience lui criait bien que l’un se battaitpour un homme, l’autre pour un pays ; mais elleétait arrivée par le sentiment au point où l’onarrive par la raison, à reconnaître que le roi,c’est le pays.

En entendant retentir dans le salon les pasd’un homme, le marquis se leva pour aller à sarencontre. Il reconnut le convive attendu qui,surpris de la compagnie, voulut parler ; mais leGars déroba aux Républicains le signe qu’il luifit pour l’engager à se taire et à prendre placeau festin. À mesure que les deux officiersrépublicains analysaient les physionomies deleurs hôtes, les soupçons qu’ils avaient conçusd’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastiquede l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumeschouans éveillèrent leur prudence ; ilsredoublèrent alors d’attention et découvrirent deplaisants contrastes entre les manières desconvives et leurs discours. Autant lerépublicanisme manifesté par quelques-unsd’entre eux était exagéré, autant les façons dequelques autres étaient aristocratiques. Certainscoups d’œil surpris entre le marquis et ses hôtes,certains mots à double sens imprudemmentprononcés, mais surtout la ceinture de barbedont le cou de quelques convives était garni etqu’ils cachaient assez mal dans leurs cravates,finirent par apprendre aux deux officiers unevérité qui les frappa en même temps. Ils serévélèrent leurs communes pensées par un mêmeregard, car madame du Gua les avait habilementséparés et ils en étaient réduits au langage deleurs yeux. Leur situation commandait d’agiravec adresse, ils ne savaient s’ils étaient lesmaîtres du château, ou s’ils y avaient été attirésdans une embûche ; si mademoiselle de Verneuil

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était la dupe ou la complice de cetteinexplicable aventure ; mais un événementimprévu précipita la crise, avant qu’ils pussenten connaître toute la gravité. Le nouveauconvive était un de ces hommes carrés de basecomme de hauteur, dont le teint est fortementcoloré, qui se penchent en arrière quand ilsmarchent, qui semblent déplacer beaucoup d’airautour d’eux, et croient qu’il faut à tout lemonde plus d’un regard pour les voir. Malgré sanoblesse, il avait pris la vie comme uneplaisanterie dont on doit tirer le meilleur partipossible ; mais, tout en s’agenouillant devantlui-même, il était bon, poli et spirituel à lamanière de ces gentilshommes qui, après avoirfini leur éducation à la cour, reviennent dansleurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ilsont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Cessortes de gens manquent de tact avec un aplombimperturbable, disent spirituellement unesottise, se défient du bien avec beaucoupd’adresse, et prennent d’incroyables peines pourdonner dans un piège. Lorsque par un jeu defourchette qui annonçait un grand mangeur, ileut regagné le temps perdu, il leva les yeux surla compagnie. Son étonnement redoubla envoyant les deux officiers, et il interrogea d’unregard madame du Gua, qui, pour touteréponse, lui montra mademoiselle de Verneuil.En apercevant la sirène dont la beautécommençait à imposer silence aux sentimentsd’abord excités par madame du Gua dans l’âmedes convives, le gros inconnu laissa échapper unde ces sourires impertinents et moqueurs quisemblent contenir toute une histoire graveleuse.Il se pencha à l’oreille de son voisin auquel il ditdeux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent unsecret pour les officiers et pour Marie,voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche enbouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaientfrapper à mort. Les chefs des Vendéens et desChouans tournèrent leurs regards sur le marquisde Montauran avec une curiosité cruelle. Lesyeux de madame du Gua allèrent du marquis àmademoiselle de Verneuil étonnée, en lançantdes éclairs de joie. Les officiers inquiets seconsultèrent en attendant le résultat de cette

scène bizarre. Puis, en un moment, lesfourchettes demeurèrent inactives dans toutesles mains, le silence régna dans la salle, et tousles regards se concentrèrent sur le Gars. Uneeffroyable rage éclata sur ce visage colère etsanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeunechef se tourna vers le convive d’où ce serpenteauétait parti, et d’une voix qui sembla couverted’un crêpe : – Mort de mon âme, comte, celaest-il vrai ? demanda-t-il.

– Sur mon honneur, répondit le comte ens’inclinant avec gravité.

Le marquis baissa les yeux un moment, et illes releva bientôt pour les reporter sur Marie,qui, attentive à ce débat, recueillit ce regardplein de mort.

– Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse,pour me venger sur l’heure.

Madame du Gua comprit cette phrase aumouvement seul des lèvres et sourit au jeunehomme, comme on sourit à un ami dont ledésespoir va cesser. Le mépris général pourmademoiselle de Verneuil, peint sur toutes lesfigures, mit le comble à l’indignation des deuxRépublicains, qui se levèrent brusquement.

– Que désirez-vous, citoyens ? demandamadame du Gua.

– Nos épées, citoyennes, réponditironiquement Gérard.

– Vous n’en avez pas besoin à table, dit lemarquis froidement.

– Non, mais nous allons jouer à un jeu quevous connaissez, répondit Gérard enreparaissant. Nous nous verrons ici d’un peuplus près qu’à La Pellerine.

L’assemblée resta stupéfaite. En ce momentune décharge faite avec un ensemble terriblepour les oreilles des deux officiers, retentit dansla cour. Les deux officiers s’élancèrent sur leperron ; là, ils virent une centaine de Chouansqui ajustaient quelques soldats survivant à leurpremière décharge, et qui tiraient sur euxcomme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de

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la rive où Marche-à-terre les avait postés aupéril de leur vie ; car, dans cette évolution etaprès les derniers coups de fusil, on entendit, àtravers les cris des mourants, quelques Chouanstombant dans les eaux, où ils roulèrent commedes pierres dans un gouffre. Pille-miche visaitGérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect.

– Capitaine, dit froidement le marquis àMerle en lui répétant les paroles que leRépublicain avait dites de lui, voyez-vous, leshommes sont comme les nèfles, ils mûrissent surla paille. Et, par un geste de main, il montral’escorte entière des Bleus couchée sur la litièreensanglantée, où les Chouans achevaient lesvivants, et dépouillaient les morts avec uneincroyable célérité. – J’avais bien raison de vousdire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à LaPellerine, ajouta le marquis. Je crois aussi quevotre tête sera pleine de plomb avant la mienne,qu’en dites-vous ?

Montauran éprouvait un horrible besoin desatisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu, laférocité, la perfidie même de cette exécutionmilitaire faite sans son ordre et qu’il avouaitalors, répondaient aux vœux secrets de soncœur. Dans sa fureur, il aurait voulu anéantir laFrance. Les Bleus égorgés, les deux officiersvivants, tous innocents du crime dont ildemandait vengeance, étaient entre ses mainscomme les cartes que dévore un joueur audésespoir.

– J’aime mieux périr ainsi que de triomphercomme vous, dit Gérard. Puis, en voyant sessoldats nus et sanglants, il s’écria : – Les avoirassassinés lâchement, froidement !

– Comme le fut Louis XVI, monsieur,répondit vivement le marquis.

– Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, ilexiste dans le procès d’un roi des mystères quevous ne comprendrez jamais.

– Accuser le roi ! s’écria le marquis hors delui.

– Combattre la France ! répondit Gérardd’un ton de mépris.

– Niaiserie, dit le marquis.

– Parricide ! reprit le Républicain.

– Régicide !

– Eh ! bien, vas-tu prendre le moment de tamort pour te disputer ? s’écria gaiement Merle.

– C’est vrai, dit froidement Gérard en seretournant vers le marquis. Monsieur, si votreintention est de nous donner la mort, reprit-il,faites-nous au moins la grâce de nous fusillersur-le-champ.

– Te voilà bien ! reprit le capitaine, toujourspressé d’en finir. Mais, mon ami, quand on valoin et qu’on ne pourra pas déjeuner lelendemain, on soupe.

Gérard s’élança fièrement et sans mot direvers la muraille ; Pille-miche l’ajusta enregardant le marquis immobile, prit le silence deson chef pour un ordre, et l’adjudant-majortomba comme un arbre. Marche-à-terre courutpartager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurentun débat et grognèrent sur le cadavre encorechaud.

– Si vous voulez achever de souper, capitaine,vous êtes libre de venir avec moi, dit le marquisà Merle, qu’il voulut garder pour faire deséchanges.

Le capitaine rentra machinalement avec lemarquis, en disant à voix basse, comme s’ils’adressait un reproche : – C’est cette diablessede fille qui est cause de ça. Que dira Hulot ?

– Cette fille ! s’écria le marquis d’un tonsourd. C’est donc bien décidément une fille !

Le capitaine semblait avoir tué Montauran,qui le suivait tout pâle, défait, morne, et d’unpas chancelant. Il s’était passé dans la salle àmanger une autre scène qui, par l’absence dumarquis, prit un caractère tellement sinistre,que Marie, se trouvant sans son protecteur, putcroire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux de sarivale. Au bruit de la décharge, tous les convivess’étaient levés, moins madame du Gua.

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– Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nosgens tuent les Bleus. Lorsqu’elle vit le marquisdehors, elle se leva. – Mademoiselle que voici,s’écria-t-elle avec le calme d’une sourde rage,venait nous enlever le Gars ! Elle venait essayerde le livrer à la République.

– Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingtfois, et je lui ai sauvé la vie, répliquamademoiselle de Verneuil.

Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec larapidité de l’éclair ; elle brisa, dans son aveugleemportement, les faibles brandebourgs duspencer de la jeune fille surprise par cettesoudaine irruption, viola d’une main brutalel’asile sacré où la lettre était cachée, déchiral’étoffe, les broderies, le corset, la chemise ; puiselle profita de cette recherche pour assouvir sajalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et defureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle ylaissa les traces sanglantes de ses ongles, enéprouvant un sombre plaisir à lui faire subir unesi odieuse prostitution. Dans la faible lutte queMarie opposa à cette femme furieuse, sa capotedénouée tomba, ses cheveux rompirent leursliens et s’échappèrent en boucles ondoyantes ;son visage rayonna de pudeur, puis deux larmestracèrent un chemin humide et brûlant le longde ses joues et rendirent le feu de ses yeux plusvifs ; enfin, le tressaillement de la honte la livrafrémissante aux regards des convives. Des jugesmême endurcis auraient cru à son innocence envoyant sa douleur.

La haine calcule si mal, que madame du Guane s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée depersonne pendant que, triomphante, elles’écriait : – Voyez, messieurs, ai-je donccalomnié cette horrible créature ?

– Pas si horrible, dit à voix basse le grosconvive auteur du désastre. J’aimeprodigieusement ces horreurs-là, moi.

– Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordresigné Laplace et contre-signé Dubois. À cesnoms quelques personnes levèrent la tête. – Eten voici la teneur, dit en continuant madame duGua :

« Les citoyens commandants militaires detout grade, administrateurs de district, lesprocureurs-syndics, etc., des départementsinsurgés, et particulièrement ceux des localitésoù se trouvera le ci-devant marquis deAlontauran, chef de brigands et surnommé leGars, devront prêter secours et assistance à lacitoyenne Marie Verneuil et se conformer auxordres qu’elle pourra leur donner, chacun en cequi le concerne, etc. »

– Une fille d’Opéra prendre un nom illustrepour le souiller de cette infamie ! ajouta-t-elle.

Un mouvement de surprise se manifesta dansl’assemblée.

– La partie n’est pas égale si la Républiqueemploie de si jolies femmes contre nous, ditgaiement le baron du Guénic.

– Surtout des filles qui ne mettent rien aujeu, répliqua madame du Gua.

– Rien ? dit le chevalier du Vissard,mademoiselle a cependant un domaine qui doitlui rapporter de bien grosses rentes !

– La République aime donc bien à rire, pournous envoyer des filles de joie en ambassade,s’écria l’abbé Gudin.

– Mais mademoiselle recherchemalheureusement des plaisirs qui tuent, repritmadame du Gua avec une horrible expression dejoie qui indiquait le terme de ces plaisanteries.

– Comment donc vivez-vous encore,madame ? dit la victime en se relevant aprèsavoir réparé le désordre de sa toilette.

Cette sanglante épigramme imprima unesorte de respect pour une si fière victime etimposa silence à l’assemblée. Madame du Guavit errer sur les lèvres des chefs un sourire dontl’ironie la mit en fureur ; et alors, sansapercevoir le marquis ni le capitaine quisurvinrent – Pille-miche, emporte-la, dit-elle auChouan en lui désignant mademoiselle deVerneuil, c’est ma part du butin, je te la donne,fais-en tout ce que tu voudras.

À ce mot tout prononcé par cette femme,

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Honoré de Balzac – Les Chouans

l’assemblée entière frissonna, car les têteshideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche semontrèrent derrière le marquis, et le suppliceapparut dans toute son horreur.

Francine debout, les mains jointes, les yeuxpleins de larmes, restait comme frappée de lafoudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvradans le danger toute sa présence d’esprit, jetasur l’assemblée un regard de mépris, ressaisit lalettre que tenait madame du Gua, leva la tête,et l’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers laporte où l’épée de Merle était restée. Là ellerencontra le marquis froid et immobile commeune statue. Rien ne plaidait pour elle sur cevisage dont tous les traits étaient fixes etfermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devintodieuse. L’homme qui lui avait témoigné tantd’amour avait donc entendu les plaisanteriesdont elle venait d’être accablée, et restait letémoin glacé de la prostitution qu’elle venaitd’endurer lorsque les beautés qu’une femmeréserve à l’amour essuyèrent tous les regards !Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran sessentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoirété vue par lui dans une infâme situation ; ellelui lança un regard stupide et plein de haine,car elle sentit naître dans son cœur d’effroyablesdésirs de vengeance. En voyant la mort derrièreelle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans satête comme un tourbillon de folle ; son sangbouillonnant lui fit voir le monde comme unincendie ; alors, au lieu de se tuer, elle saisitl’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonçajusqu’à la garde ; mais l’épée ayant glissée entrele bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par lepoignet et l’entraîna hors de la salle, aidé parPille-miche, qui se jeta sur cette créaturefurieuse au moment où elle essaya de tuer lemarquis. À ce spectacle, Francine jeta des crisperçants. – Pierre ! Pierre ! Pierre ! s’écria-t-elleavec des accents lamentables.

Et tout en criant elle suivit sa maîtresse.

Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, etsortit en fermant la porte de la salle. Quand ilarriva sur le perron, il tenait encore le poignet

de cette femme et le serrait par un mouvementconvulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche en brisaient presque l’os du bras ; maiselle ne sentait que la main brûlante du jeunechef, qu’elle regarda froidement.

– Monsieur, vous me faites mal !

Pour toute réponse, le marquis contemplapendant un moment sa maîtresse.

– Avez-vous donc quelque chose à vengerbassement comme cette femme a fait ? dit-elle.Puis, apercevant les cadavres étendus sur lapaille, elle s’écria en frissonnant : – La foi d’ungentilhomme ! ah ! ah ! ah ! Après ce rire, quifut affreux, elle ajouta : – La belle journée !

– Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.

Il abandonna la main de mademoiselle deVerneuil, après avoir contemplé d’un dernier,d’un long regard, cette ravissante créature àlaquelle il lui était presque impossible derenoncer. Aucun de ces deux esprits altiers nevoulut fléchir. Le marquis attendait peut-êtreune larme ; mais les yeux de la jeune fillerestèrent secs et fiers. Il se retourna vivement enlaissant à Pille-miche sa victime.

– Dieu m’entendra marquis, je luidemanderai pour vous une belle journée sanslendemain !

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie,l’entraîna avec une douceur mêlée de respect etd’ironie. Le marquis poussa un soupir, rentradans la salle, et offrit à ses hôtes un visagesemblable à celui d’un mort dont les yeuxn’auraient pas été fermés.

La présence du capitaine Merle étaitinexplicable pour les acteurs de cette tragédie ;aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise ens’interrogeant du regard. Merle s’aperçut del’étonnement des Chouans, et, sans sortir de soncaractère, il leur dit en souriant tristement : –Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez unverre de vin à un homme qui va faire sa dernièreétape.

Ce fut au moment où l’assemblée était

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calmée par ces paroles prononcées avec uneétourderie française qui devait plaire auxVendéens, que Montauran reparut, et sa figurepâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.

– Vous allez voir, dit le capitaine, que lemort va mettre les vivants en train.

– Ah ! dit le marquis en laissant échapper legeste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, moncher conseil de guerre !

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave,comme pour lui verser à boire.

– Oh ! merci, citoyen marquis, je pourraism’étourdir, voyez-vous.

À cette saillie, madame du Gua dit auxconvives en souriant : – Allons, épargnons-lui ledessert.

– Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances,madame, répondit le capitaine. Vous oubliezmon ami assassiné, qui m’attend, et je nemanque pas à mes rendez-vous.

– Capitaine, dit alors le marquis en lui jetantson gant, vous êtes libre ! Tenez, voilà unpasseport. Les Chasseurs du Roi savent qu’on nedoit pas tuer tout le gibier.

– Va pour la vie ! répondit Merle, mais vousavez tort, je vous réponds de jouer serré avecvous, je ne vous ferai pas de grâce. Vous pouvezêtre très habile, mais vous ne valez pas Gérard.Quoique votre tête ne puisse jamais me payer lasienne, il me la faudra, et je l’aurai.

– Il était donc bien pressé, reprit le marquis.

– Adieu ! je pouvais trinquer avec mesbourreaux, je ne reste pas avec les assassins demon ami, dit le capitaine qui disparut enlaissant les convives étonnés.

– Eh ! bien, messieurs, que dites-vous deséchevins, des chirurgiens et des avocats quidirigent la République ? demanda froidement leGars.

– Par la mort-dieu, marquis, répondit lecomte de Bauvan, ils sont en tout cas bien malélevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une

impertinence.

La brusque retraite du capitaine avait unsecret motif. La créature si dédaignée, sihumiliée, et qui succombait peut-être en cemoment, lui avait offert dans cette scène desbeautés si difficiles à oublier qu’il se disait ensortant : – Si c’est une fille, ce n’est pas une filleordinaire, et j’en ferai certes bien ma femme… Ildésespérait si peu de la sauver des mains de cessauvages, que sa première pensée, en ayant lavie sauve, avait été de la prendre désormais soussa protection. Malheureusement en arrivant surle perron, le capitaine trouva la cour déserte. Iljeta les yeux autour de lui, écouta le silence etn’entendit rien que les rires bruyants et lointainsdes Chouans qui buvaient dans les jardins, enpartageant leur butin. Il se hasarda à tournerl’aile fatale devant laquelle ses soldats avaientété fusillés ; et, de ce coin, à la faible lueur dequelques chandelles, il distingua les différentsgroupes que formaient les Chasseurs du Roi. NiPille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fillene s’y trouvaient ; mais en ce moment, il sesentit doucement tiré par le pan de sonuniforme, se retourna et vit Francine à genoux.

– Où est-elle ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Pierre m’a chassée enm’ordonnant de ne pas bouger.

– Par où sont-ils allés ?

– Par là, répondit-elle en montrant lachaussée.

Le capitaine et Francine aperçurent alorsdans cette direction quelques ombres projetéessur les eaux du lac par la lumière de la lune, etreconnurent des formes féminines dont la finessequoique indistincte leur fit battre le cœur.

– Oh ! c’est elle, dit la Bretonne.

Mademoiselle de Verneuil paraissait êtredebout, et résignée au milieu de quelques figuresdont les mouvements accusaient un débat.

– Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’estégal, marchons !

– Vous allez vous faire tuer inutilement, dit

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Honoré de Balzac – Les Chouans

Francine.

– Je suis déjà mort une fois aujourd’hui,répondit-il gaiement.

Et tous deux s’acheminèrent vers le portailsombre derrière lequel la scène se passait. Aumilieu de la route, Francine s’arrêta.

Non, je n’irai pas plus loin ! s’écria-t-elledoucement, Pierre m’a dit de ne pas m’enmêler ; je le connais ! nous allons tout gâter.Faites ce que vous voudrez, monsieur l’officier,mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprèsde moi, il vous tuerait.

En ce moment, Pille-miche se montra hors duportail, appela le postillon resté dans l’écurie,aperçut le capitaine et s’écria en dirigeant sonfusil sur lui : – Sainte Anne d’Auray ! le recteurd’Antrain avait bien raison de nous dire que lesBleus signent des pactes avec le diable. Attends,attends, je m’en v ais te faire ressusciter, moi !

– Hé ! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en sevoyant menacé. Voici le gant de ton chef.

– Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan.Je ne te la donne pas, moi, la vie, Ave Maria !

Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête lecapitaine, qui tomba. Quand Francines’approcha de Merle, elle l’entendit prononcerindistinctement ces paroles : – J’aime encoremieux rester avec eux que de revenir sans eux.

Le Chouan s’élança sur le Bleu pour ledépouiller en disant : – Il y a cela de bon chezces revenants, qu’ils ressuscitent avec leurshabits. En voyant dans la main du capitaine quiavait fait le geste de montrer le gant du Gars,cette sauvegarde sacrée, il resta stupéfait. – Jene voudrais pas être dans la peau du fils de mamère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec larapidité d’un oiseau.

– Pour comprendre cette rencontre si fataleau capitaine, il est nécessaire de suivremademoiselle de Verneuil quand le marquis, enproie au désespoir et à la rage, l’eut quittée enl’abandonnant à Pille-miche.

Francine saisit alors, par un mouvement

convulsif, le bras de Marche-à-terre, et réclama,les yeux pleins de larmes, la promesse qu’il luiavait faite. À quelques pas d’eux, Pille-micheentraînait sa victime comme s’il eût tiré aprèslui quelque fardeau grossier. Marie, les cheveuxépars, la tête penchée, tourna les yeux vers lelac ; mais, retenue par un poignet d’acier, ellefut forcée de suivre lentement le Chouan, qui seretourna plusieurs fois pour la regarder ou pourlui faire hâter sa marche, et chaque fois unepensée joviale dessina sur cette figure unépouvantable sourire.

– Est-elle godaine ! … s’écria-t-il avec unegrossière emphase.

En entendant ces mots, Francine recouvra laparole.

– Pierre ?

– Eh ! bien.

– Il va donc tuer mademoiselle.

– Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.

– Mais elle ne se laissera pas faire, et si ellemeurt je mourrai.

– Ha ! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure !dit Marche-à-terre.

– Si nous sommes riches et heureux, c’est àelle que nous devrons notre bonheur ; maisqu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver detout malheur ?

– Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.

Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre restalibre, et Francine, en proie à la plus horribleinquiétude, attendit dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où cedernier, après être entré dans la grange, avaitcontraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnonpour sortir la calèche.

– Que veux-tu faire de tout cela ? luidemanda Marche-à-terre.

– Ben ! la grande garce m’a donné la femme,et tout ce qui est à elle est à mé.

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Perspectives du matérialisme dialectique

– Bon pour la voiture, tu en feras des sous ;mais la femme ? elle te sautera au visage commeun chat.

Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyantet répondit : – Quien, je l’emporte itou chez mé,je l’attacherai.

– Hé ! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.

Un moment après, Marche-à-terre, qui avaitlaissé son camarade gardant sa proie, mena lacalèche hors du portail, sur la chaussée, et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil,sans s’apercevoir qu’elle prenait son élan pour seprécipiter dans l’étang.

– Ho ! Pille-miche, cria Marche-à-terre.

– Quoi ?

– Je t’achète tout ton butin.

– Gausses-tu ? demanda le Chouan en tirantsa prisonnière par les jupons comme un boucherferait d’un veau qui s’échappe.

– Laisse-la-moi voir, je te dirai un prix.

L’infortunée fut contrainte de descendre etdemeura entre les deux Chouans, qui la tinrentchacun par une main, en la contemplant commeles deux vieillards durent regarder Suzanne dansson bain.

– Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant unsoupir, veux-tu trente livres de bonne rente ?

– Ben vrai.

– Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendantla main.

– Oh ! je tope, il y a de quoi avoir desBretonnes avec ça, et des godaines ! Mais lavoiture, à qui qué sera ? reprit Pille-miche en seravisant.

– À moi, s’écria Marche-à-terre d’un son devoix terrible qui annonça l’espèce de supérioritéque son caractère féroce lui donnait sur tous sescompagnons.

– Mais s’il y avait de l’or dans la voiture ?

– N’as-tu pas topé ?

– Oui, j’ai topé.

– Eh ! bien, va chercher le postillon qui estgarrotté dans l’écurie.

– Mais s’il y avait de l’or dans…

– Y en a-t-il ? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.

– J’ai une centaine d’écus, réponditmademoiselle de Verneuil.

À ces mots les deux Chouans se regardèrent.

– Eh ! mon bon ami, ne nous brouillons paspour une Bleue, dit Pille-miche à l’oreille deMarche-à-terre, boutons-la dans l’étang avec unepierre au cou, et partageons les cent écus.

– Je te donne les cent écus dans ma part dela rançon de d’Orgemont, s’écria Marche-à-terreen étouffant un grognement causé par cesacrifice.

Pille-miche poussa une espèce de cri rauque,alla chercher le postillon, et sa joie portamalheur au capitaine qu’il rencontra. Enentendant le coup de feu, Marche-à-terres’élança vivement à l’endroit où Francine, encoreépouvantée, priait à genoux, les mains jointesauprès du pauvre capitaine, tant le spectacled’un meurtre l’avait vivement frappée.

– Cours à ta maîtresse, lui dit brusquementle Chouan, elle est sauvée !

Il courut chercher lui-même le postillon,revint avec la rapidité de l’éclair, et, en passantde nouveau devant le corps de Merle, il aperçutle gant du Gars que la main morte serraitconvulsivement encore.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, Pille-miche a fait làun traître coup ! Il n’est pas sûr de vivre de sesrentes.

Il arracha le gant et dit à mademoiselle deVerneuil, qui s’était déjà placée dans la calècheavec Francine : – Tenez, prenez ce gant. Si dansla route nos hommes vous attaquaient, criezOh ! le Gars ! Montrez ce passeport-là, rien demal ne vous arrivera. – Francine, dit-il en se

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Honoré de Balzac – Les Chouans

tournant vers elle et lui saisissant fortement lamain, nous sommes quittes avec cette femme-là,viens avec moi et que le diable l’emporte.

– Tu veux que je l’abandonne en ce moment !répondit Francine d’une voix douloureuse.

Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front ;puis, il leva la tête, et fit voir des yeux armésd’une expression féroce : – C’est juste, dit-il. Jete laisse à elle huit jours ; si passé ce terme, tune viens pas avec moi… Il n’acheva pas, mais ildonna un violent coup du plat de sa main surl’embouchure de sa carabine. Après avoir fait legeste d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sansvouloir entendre de réponse.

Aussitôt que le Chouan fut parti, une voixqui semblait sortir de l’étang cria sourdement –Madame, madame.

Le postillon et les deux femmes tressaillirentd’horreur, car quelques cadavres avaient flottéjusque-là. Un Bleu caché derrière un arbre semontra.

– Laissez-moi monter sur la giberne de votrefourgon, ou je suis un homme mort. Le damnéverre de cidre que La-clef-des-cœurs a vouluboire a coûté plus d’une pinte de sang ! s’ilm’avait imité et fait sa ronde, les pauvrescamarades ne seraient pas là, flottant commedes galiotes.

Pendant que ces événements se passaient au-dehors, les chefs envoyés de la Vendée et ceuxdes Chouans délibéraient, le verre à la main,sous la présidence du marquis de Montauran. Defréquentes libations de vin de Bordeauxanimèrent cette discussion, qui devintimportante et grave à la fin du repas. Audessert, au moment où la ligne commune desopérations militaires était décidée, les royalistesportèrent une santé aux Bourbons. Là, le coupde feu de Pille-miche retentit comme un écho dela guerre désastreuse que ces gais et ces noblesconspirateurs voulaient faire à la République.Madame du Gua tressaillit ; et, au mouvementque lui causa le plaisir de se savoir débarrasséede sa rivale, les convives se regardèrent en

silence. Le marquis se leva de table et sortit.

– Il l’aimait pourtant ! dit ironiquementmadame du Gua. Allez donc lui tenircompagnie, monsieur de Fontaine, il seraennuyeux comme les mouches, si on lui laissebroyer du noir.

Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour,pour tâcher de voir le cadavre de Marie. De là,elle put distinguer, aux derniers rayons de lalune qui se couchait, la calèche gravissantl’avenue de pommiers avec une céléritéincroyable. Le voile de mademoiselle deVerneuil, emporté par le vent, flottait hors de lacalèche. À cet aspect, madame du Gua furieusequitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur leperron et plongé dans une sombre méditation,contemplait cent cinquante Chouans environqui, après avoir procédé dans les jardins aupartage du butin, étaient revenus achever lapièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Cessoldats de nouvelle espèce et sur lesquels sefondaient les espérances de la monarchie,buvaient par groupes, tandis que, sur la bergequi faisait face au perron, sept ou huit d’entreeux s’amusaient à lancer dans les eaux lescadavres des Bleus auxquels ils attachaient despierres. Ce spectacle, joint aux différentstableaux que présentaient les bizarres costumeset les sauvages expressions de ces garsinsouciants et barbares, était si extraordinaire etsi nouveau pour monsieur de Fontaine, à qui lestroupes vendéennes avaient offert quelque chosede noble et de régulier, qu’il saisit cette occasionpour dire au marquis de Montauran Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes ?

– Pas grand-chose, n’est-ce pas, cher comte !répondit le Gars.

– Sauront-ils jamais manœuvrer en présencedes Républicains ?

– Jamais.

– Pourront-ils seulement comprendre etexécuter vos ordres ?

– Jamais.

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Perspectives du matérialisme dialectique

– À quoi donc vous seront-ils bons ?

– À plonger mon épée dans le ventre de laRépublique, reprit le marquis d’une voixtonnante, à me donner Fougères en trois jours ettoute la Bretagne en dix ! Allez, monsieur, dit-ild’une voix plus douce, partez pour la Vendée ;que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Berniermarchent seulement aussi rapidement que moi ;qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul,comme on me le fait craindre (là il serrafortement la main du Vendéen), nous seronsalors dans vingt jours à trente lieues de Paris.

– Mais la République envoie contre noussoixante mille hommes et le général Brune.

– Soixante mille hommes ! vraiment ? repritle marquis avec un rire moqueur. Et avec quoiBonaparte ferait-il la campagne d’Italie ? Quantau général Brune, il ne viendra pas, Bonapartel’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et legénéral Hédouville, l’ami de notre ami Barras, leremplace ici. Me comprenez-vous ?

En l’entendant parler ainsi, monsieur deFontaine regarda le marquis de Montauran d’unair fin et spirituel qui semblait lui reprocher dene pas comprendre lui-même le sens des parolesmystérieuses qui lui étaient adressées. Les deuxgentilshommes s’entendirent alors parfaitement,mais le jeune chef répondit avec unindéfinissable sourire aux pensées qu’ilss’exprimèrent des yeux : – Monsieur deFontaine, connaissez-vous mes armes ? madevise est : Persévérer jusqu’à la mort.

Le comte de Fontaine prit la main deMontauran et la lui serra en disant : – J’ai étélaissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsivous ne doutez pas de moi ; mais croyez à monexpérience, les temps sont changés.

– Oh ! oui, dit La Billardière qui survint.Vous êtes jeune, marquis. Ecoutez-moi ? vosbiens n’ont pas tous été vendus…

– Ah ! concevez-vous le dévouement sanssacrifice ! dit Montauran.

– Connaissez-vous bien le Roi ? dit La

Billardière.

– Oui !

– Je vous admire.

– Le Roi, répondit le jeune chef, c’est leprêtre, et je me bats pour la Foi !

Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de lanécessité de se résigner aux événements engardant sa foi dans son cœur, La Billardièrepour retourner en Angleterre, Montauran pourcombattre avec acharnement et forcer par lestriomphes qu’il rêvait les Vendéens à coopérer àson entreprise.

Ces événements avaient excité tantd’émotions dans l’âme de mademoiselle deVerneuil, qu’elle se pencha tout abattue, etcomme morte, au fond de la voiture, en donnantl’ordre d’aller à Fougères. Francine imita lesilence de sa maîtresse. Le postillon, qui craignitquelque nouvelle aventure, se hâta de gagner lagrande route, et arriva bientôt au sommet de LaPellerine.

Marie de Verneuil traversa, dans le brouillardépais et blanchâtre du matin, la belle et largevallée du Couesnon, où cette histoire acommencé, et entrevit à peine, du haut de LaPellerine, le rocher de schiste sur lequel est bâtiela ville de Fougères. Les trois voyageurs enétaient encore séparés d’environ deux lieues. Ense sentant transie de froid, mademoiselle deVerneuil pensa au pauvre fantassin qui setrouvait derrière la voiture, et voulutabsolument, malgré ses refus, qu’il montât prèsde Francine. La vue de Fougères la tira pour unmoment de ses réflexions. D’ailleurs, le posteplacé à la porte Saint-Léonard ayant refusél’entrée de la ville à des inconnus, elle futobligée d’exhiber sa lettre ministérielle ; elle sevit alors à l’abri de toute entreprise hostile enentrant dans cette place, dont, pour le moment,les habitants étaient les seuls défenseurs. Lepostillon ne lui trouva pas d’autre asile quel’auberge de la Poste.

– Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, sivous avez jamais besoin d’administrer un coup

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Honoré de Balzac – Les Chouans

de sabre à un particulier, ma vie est à vous. Jesuis bon là. Je me nomme Jean Falcon, ditBeau-pied, sergent à la première compagnie deslapins de Hulot, soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faitesexcuse de ma condescendance et de ma vanité ;mais je ne puis vous offrir que l’âme d’unsergent, je n’ai que ça, pour le quart d’heure, àvotre service.

Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.

– Plus bas on descend dans la société, ditamèrement Marie, plus on y trouve desentiments généreux sans ostentation. Unmarquis me donne la mort pour la vie, et unsergent… Enfin, laissons cela.

Lorsque la belle Parisienne fut couchée dansun lit bien chaud, sa fidèle Francine attendit envain le mot affectueux auquel elle étaithabituée ; mais en la voyant inquiète et debout,sa maîtresse fit un signe empreint de tristesse.

– On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dix ans plus vieille.

Le lendemain matin, à son lever, Corentin seprésenta pour voir Marie, qui lui permitd’entrer.

– Francine, dit-elle, mon malheur est doncimmense, la vue de Corentin ne m’est pas tropdésagréable.

Néanmoins, en revoyant cet homme, elleéprouva pour la millième fois une répugnanceinstinctive que deux ans de connaissancen’avaient pu adoucir.

– Eh ! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à laréussite. Ce n’était donc pas lui que vousteniez ?

– Corentin, répondit-elle avec une lenteexpression de douleur, ne me parlez de cetteaffaire que quand j’en parlerai moi-même.

Cet homme se promena dans la chambre etjeta sur mademoiselle de Verneuil des regardsobliques, en essayant de deviner les penséessecrètes de cette singulière fille, dont le coupd’œil avait assez de portée pour déconcerter, par

instants, les hommes les plus habiles.

– J’ai prévu cet échec, reprit-il après unmoment de silence. S’il vous plaisait d’établirvotre quartier général dans cette ville, j’ai déjàpris des informations. Nous sommes au cœur dela chouannerie. Voulez-vous y rester ? Ellerépondit par un signe de tête affirmatif quidonna lieu à Corentin d’établir des conjectures,en partie vraies, sur les événements de la veille.– J’ai loué pour vous une maison nationaleinvendue. Ils sont bien peu avancés dans cepays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque,parce qu’elle appartient à un émigré qui passepour brutal. Elle est située auprès de l’égliseSaint-Léonard ; et ma paole d’hôneur, on y jouitd’une vue ravissante. On peut tirer parti de cechenil, il est logeable, voulez-vous y venir ?

– À l’instant, s’écria-t-elle.

– Mais il me faut encore quelques heurespour y mettre de l’ordre et de la propreté, afinque vous y trouviez tout à votre goût.

– Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître,une prison sans peine. Néanmoins, faites ensorte que, ce soir, je puisse y reposer dans laplus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votreprésence m’est insupportable. Je veux resterseule avec Francine, je m’entendrai mieux avecelle qu’avec moi-même peut-être… Adieu. Allez !allez donc.

Ces paroles, prononcées avec volubilité, ettour à tour empreintes de coquetterie, dedespotisme ou de passion, annoncèrent en elleune tranquillité parfaite. Le sommeil avait sansdoute lentement classé les impressions de lajournée précédente, et la réflexion lui avaitconseillé la vengeance. Si quelques sombresexpressions se peignaient encore parfois sur sonvisage, elles semblaient attester la faculté quepossèdent certaines femmes d’ensevelir dans leurâme les sentiments les plus exaltés, et cettedissimulation qui leur permet de sourire avecgrâce en calculant la perte de leur victime. Elledemeura seule occupée à chercher comment ellepourrait amener entre ses mains le marquis toutvivant. Pour la première fois, cette femme avait

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Perspectives du matérialisme dialectique

vécu selon ses désirs ; mais, de cette vie, il nelui restait qu’un sentiment, celui de lavengeance, d’une vengeance infinie, complète.C’était sa seule pensée, son unique passion. Lesparoles et les attentions de Francine trouvèrentMarie muette, elle sembla dormir les yeuxouverts ; et cette longue journée s’écoula sansqu’un geste ou une action indiquassent cette vieextérieure qui rend témoignage de nos pensées.Elle resta couchée sur une ottomane qu’elleavait faite avec des chaises et des oreillers. Lesoir, seulement, elle laissa tomber négligemmentces mots, en regardant Francine.

– Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécûtpour aimer, et je comprends aujourd’hui qu’onpuisse mourir pour se venger. Oui, pour l’allerchercher là où il sera, pour de nouveau lerencontrer, le séduire et l’avoir à moi, jedonnerais ma vie ; mais si je n’ai pas, dans peude jours, sous mes pieds, humble et soumis cethomme qui m’a méprisée, si Je n’en fais pasmon valet ; mais je serai au-dessous de tout, jene serai plus une femme, je ne serai plus moi ! …

La maison que Corentin avait proposée àmademoiselle de Verneuil lui offrit assez deressources pour satisfaire le goût de luxe etd’élégance inné dans cette fille ; il rassemblatout ce qu’il savait devoir lui plaire avecl’empressement d’un amant pour sa maîtresse,ou mieux encore avec la servilité d’un hommepuissant qui cherche à courtiser quelquesubalterne dont il a besoin. Le lendemain il vintproposer à mademoiselle de Verneuil de serendre à cet hôtel improvisé.

Bien qu’elle ne fit que passer de sa mauvaiseottomane sur un antique sopha que Corentinavait su lui trouver, la fantasque Parisienne pritpossession de cette maison comme d’une chosequi lui aurait appartenu. Ce fut une insoucianceroyale pour tout ce qu’elle y vit, une sympathiesoudaine pour les moindres meubles qu’elles’appropria tout à coup comme s’ils lui eussentété connus depuis longtemps ; détails vulgaires,mais qui ne sont pas indifférents à la peinturede ces caractères exceptionnels. Il semblait

qu’un rêve l’eût familiarisée par avance aveccette demeure où elle vécut de sa haine commeelle y aurait vécu de son amour.

– Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excitéen lui cette insultante pitié qui tue, je ne luidois pas la vie. Ô mon premier, mon seul et mondernier amour, quel dénouement ! Elle s’élançad’un bond sur Francine effrayée : – Aimes-tu ?Oh ? oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah ! jesuis bien heureuse d’avoir auprès de moi unefemme qui me comprenne. Eh bien ! ma pauvreFrancette, l’homme ne te semble-t-il pas uneeffroyable créature ? Hein, il disait m’aimer, etil n’a pas résisté à la plus légère des épreuves.Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour luimon âme eût été un asile ; si l’univers l’avaitaccusé, je l’aurais défendu. Autrefois, le voyaisle monde rempli d’êtres qui allaient et venaient,ils ne m’étaient qu’indifférents ; le monde étaittriste et non pas horrible ; mais maintenant,qu’est le monde sans lui ? Il va donc vivre sansque je sois près de lui, sans que je le voie, que jelui parle, que je le sente, que je le tienne, que jele serre… Ah ! je l’égorgerai plutôt moi-mêmedans son sommeil.

Francine épouvantée la contempla unmoment en silence.

– Tuer celui qu’on aime ? … dit-elle d’unevoix douce.

– Ah ! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle secacha le visage dans ses mains, se rassit et gardale silence.

Le lendemain, un homme se présentabrusquement devant elle sans être annoncé. Ilavait un visage sévère. C’était Hulot. Elle levales yeux et frémit.

– Vous venez, dit-elle, me demander comptede vos amis ? Ils sont morts.

– Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas auservice de la République.

– Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allezme parler de la patrie ! La patrie rend-elle la vie

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Honoré de Balzac – Les Chouans

à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elleseulement ? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle.Les lugubres images de la catastrophe dont elleavait été la victime s’étant tout à coupdéveloppées à son imagination, cet être gracieuxqui mettait la pudeur en premier dans lesartifices de la femme, eut un mouvement de folieet marcha d’un pas saccadé vers le commandantstupéfait.

– Pour quelques soldats égorgés, j’amèneraisous la hache de vos échafauds une tête qui vautdes milliers de têtes, dit-elle. Les femmes fontrarement la guerre ; mais vous pourrez, quelquevieux que vous soyez, apprendre à mon école debons stratagèmes. Je livrerai à vos baïonnettesune famille entière : ses aïeux et lui, son avenir,son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pourlui, autant je serai perfide et fausse. Oui,commandant, je veux amener ce petitgentilhomme dans mon lit et il en sortira pourmarcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamaisde rivale. Le misérable a prononcé lui-même sonarrêt un jour sans lendemain ! Votre Républiqueet moi nous serons vengées. La République !reprit-elle d’une voix dont les intonationsbizarres effrayèrent Hulot, mais le rebellemourra donc pour avoir porté les armes contreson pays ? La France me volerait donc mavengeance ! Ah ! qu’une vie est peu de chose,une mort n’expie qu’un crime ! Mais si cemonsieur n’a qu’une tête à donner, j’aurai unenuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’unevie. Sur toute chose, commandant, vous qui letuerez (elle laissa échapper un soupir), faites ensorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’ilmeure convaincu de ma fidélité. Je ne vousdemande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi etmes caresses !

Là, elle se tut ; mais à travers la pourpre deson visage, Hulot et Corentin s’aperçurent quela colère et le délire n’étouffaient pasentièrement la pudeur. Marie frissonnaviolemment en disant les derniers mots ; elle lesécouta de nouveau comme si elle eût douté deles avoir prononcés, et tressaillit naïvement enfaisant les gestes involontaires d’une femme à

laquelle un voile échappe.

– Mais vous l’avez eu entre les mains, ditCorentin.

– Probablement, répondit-elle avecamertume.

– Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais,reprit Hulot.

– Eh ! commandant, nous ne savions pas quece serait lui. Tout à coup, cette femme agitée,qui se promenait à pas précipités en jetant desregards dévorants aux deux spectateurs de cetorage, se calma. – Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme. Pourquoi parler, il fautl’aller chercher !

– L’aller chercher, dit Hulot ; mais, ma chèreenfant, prenez-y garde, nous ne sommes pasmaîtres des campagnes, et, si vous voushasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise outuée à cent pas.

– Il n’y a jamais de dangers pour ceux quiveulent se venger, répondit-elle en faisant ungeste de dédain pour bannir de sa présence cesdeux hommes qu’elle avait honte de voir.

– Quelle femme ! s’écria Hulot en se retirantavec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris,ces gens de police ! Mais elle ne nous le livrerajamais, ajouta-t-il en hochant la tête.

– Oh ! si ! répliqua Corentin.

– Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime ? repritHulot.

– C’est précisément pour cela. D’ailleurs, ditCorentin en regardant le commandant étonné, jesuis là pour l’empêcher de faire des sottises, car,selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour quivaille trois cent mille francs.

Quand ce diplomate de l’intérieur quitta lesoldat, ce dernier le suivit des yeux ; et, lorsqu’iln’entendit plus le bruit de ses pas, il poussa unsoupir en se disant à lui-même : – Il y a doncquelquefois du bonheur à n’être qu’une bêtecomme moi ! Tonnerre de Dieu, si je rencontrele Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je

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ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là mel’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé desconseils de guerre, je croirais ma conscienceaussi sale que la chemise d’un jeune troupier quientend le feu pour la première fois.

Le massacre de la Vivetière et le désir devenger ses deux amis avaient autant contribué àfaire reprendre à Hulot le commandement de sademi-brigade, que la réponse par laquelle unnouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sadémission n’était pas acceptable dans lescirconstances présentes. À la dépêcheministérielle était jointe une lettre confidentielleoù, sans l’instruire de la mission dont étaitchargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivaitque cet incident, complètement en dehors de laguerre, n’en devait pas arrêter les opérations. Laparticipation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à seconder cettehonorable citoyenne, s’il y avait lieu. Enapprenant par ses rapports que les mouvementsdes Chouans annonçaient une concentration deleurs forces vers Fougères, Hulot avaitsecrètement ramené, par une marche forcée,deux bataillons de sa demi-brigade sur cetteplace importante. Le danger de la patrie, lahaine de l’aristocratie, dont les partisansmenaçaient une étendue de pays considérable,l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieuxmilitaire le feu de sa jeunesse.

– Voilà donc cette vie que je désirais, s’écriamademoiselle de Verneuil quand elle se trouvaseule avec Francine, quelques rapides que soientles heures, elles sont pour moi comme des sièclesde pensées.

Elle prit tout à coup la main de Francine, etsa voix, comme celle du premier rouge-gorge quichante après l’orage, laissa échapper lentementces paroles.

– J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujoursces deux lèvres délicieuses, ce menton court etlégèrement relevé, ces yeux de feu, et j’entendsencore le – hue ! – du postillon. Enfin, je rêve…et pourquoi donc tant de haine au réveil ?

Elle poussa un long soupir, se leva ; puis,

pour la première fois, elle se mit à regarder lepays livré à la guerre civile par ce cruelgentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elleseule. Séduite par la vue du paysage, elle sortitpour respirer plus à l’aise sous le ciel, et si ellesuivit son chemin à l’aventure, elle fut certesconduite vers la Promenade de la ville par cemaléfice de notre âme qui nous fait chercher desespérances dans l’absurde. Les pensées conçuessous l’empire de ce charme se réalisent souvent ;mais on en attribue alors la prévision à cettepuissance appelée le pressentiment ; pouvoirinexpliqué, mais réel, que les passions trouventtoujours complaisant comme un flatteur qui, àtravers ses mensonges, dit parfois la vérité.

Chapitre 3Un jour sans lendemain

Les derniers événements de cette histoireayant dépendu de la disposition des lieux où ilsse passèrent, il est indispensable d’en donner iciune minutieuse description, sans laquelle ledénouement serait d’une compréhension difficile.

La ville de Fougères est assise en partie surun rocher de schiste que l’on dirait tombé enavant des montagnes qui ferment au couchant lagrande vallée du Couesnon, et prennentdifférents noms suivant les localités. À cetteexposition, la ville est séparée de ces montagnespar une gorge au fond de laquelle coule unepetite rivière appelée le Nançon. La portion durocher qui regarde l’est a pour point de vue lepaysage dont on jouit au sommet de LaPellerine, et celle qui regarde l’ouest a pourtoute vue la tortueuse vallée du Nançon ; mais ilexiste un endroit d’où l’on peut embrasser à lafois un segment du cercle formé par la grandevallée, et les jolis détours de la petite qui vients’y fondre. Ce lieu, choisi par les habitants pourleur promenade, et où allait se rendremademoiselle de Verneuil, fut précisément lethéâtre où devait se dénouer le drame commencéà la Vivetière. Ainsi, quelque pittoresques quesoient les autres parties de Fougères, l’attentiondoit être exclusivement portée sur les accidentsdu pays que l’on découvre en haut de la

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Honoré de Balzac – Les Chouans

Promenade.

Pour donner une idée de l’aspect queprésente le rocher de Fougères vue de ce côté,on peut le comparer à l’une de ces immensestours en dehors desquelles les architectessarrasins ont fait tourner d’étage en étage delarges balcons joints entre eux par des escaliersen spirale. En effet, cette roche est terminée parune église gothique dont les petites flèches, leclocher, les arcs-boutants en rendent presqueparfaite sa forme en pain de sucre. Devant laporte de cette église, dédiée à saint Léonard, setrouve une petite place irrégulière dont lesterres sont soutenues par un mur exhaussé enforme de balustrade, et qui communique par unerampe à la Promenade. Semblable à une secondecorniche, cette esplanade se développecirculairement autour du rocher, à quelquestoises en dessous de la place Saint-Léonard, etoffre un large terrain planté d’arbres, qui vientaboutir aux fortifications de la ville. Puis, à dixtoises des murailles et des roches qui supportentcette terrasse due à une heureuse disposition desschistes et à une patiente industrie, il existe unchemin tournant nommé l’Escalier de la Reine,pratiqué dans le roc, et qui conduit à un pontbâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. Enfin,sous ce chemin, qui figure une troisièmecorniche, des jardins descendent de terrasse enterrasse jusqu’à la rivière, et ressemblent à desgradins chargés de fleurs.

Parallèlement à la Promenade, de hautesroches qui prennent le nom du faubourg de laville où elles s’élèvent, et qu’on appelle lesmontagnes de Saint-Sulpice, s’étendent le longde la rivière et s’abaissent en pentes doucesdans la grande vallée, où elles décrivent unbrusque contour vers le nord. Ces roches droites,incultes et sombres, semblent toucher auxschistes de la Promenade ; en quelques endroits,elles en sont à une portée de fusil, etgarantissent contre les vents du nord une étroitevallée, profonde de cent toises, où le Nançon separtage en trois bras qui arrosent une prairiechargée de fabriques et délicieusement plantée.

Vers le sud, à l’endroit où finit la villeproprement dite, et où commence le faubourgSaint-Léonard, le rocher de Fougères fait un pli,s’adoucit, diminue de hauteur et tourne dans lagrande vallée en suivant la rivière, qu’il serreainsi contre les montagnes de Saint-Sulpice, enformant un col, d’où elle s’échappe en deuxruisseaux vers le Couesnon, où elle va se jeter.Ce joli groupe de collines rocailleuses est appeléle Nid-aux-crocs, la vallée qu’elles dessinent senomme le val de Gibany, et ses grasses prairiesfournissent une grande partie du beurre connudes gourmets sous le nom de beurre de la Prée-Valaye.

À l’endroit où la Promenade aboutit auxfortifications s’élève une tour nommée la tour duPapegaut. À partir de cette construction carrée,sur laquelle était bâtie la maison où logeaitmademoiselle de Verneuil, règne tantôt unemuraille, tantôt le roc quand il offre des tablesdroites ; et la partie de la ville, assise sur cettehaute base inexpugnable, décrit une vaste demi-lune, au bout de laquelle les roches s’inclinent etse creusent pour laisser passage au Nançon. Là,est située la porte qui mène au faubourg deSaint-Sulpice, dont le nom est commun à laporte et au faubourg. Puis, sur un mamelon degranit qui domine trois vallons dans lesquels seréunissent plusieurs routes, surgissent les vieuxcréneaux et les tours féodales du château deFougères, l’une des plus immenses constructionsfaites par les ducs de Bretagne, murailles hautesde quinze toises, épaisses de quinze pieds ;fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançonqui coule dans ses fossés et fait tourner desmoulins entre la porte Saint-Sulpice et lesponts-levis de la forteresse ; défendue à l’ouestpar la roideur des blocs de granit sur lesquelselle repose.

Ainsi, depuis la Promenade jusqu’à cemagnifique débris du Moyen Age, enveloppé deses manteaux de lierre, paré de ses tours carréesou rondes, où peut se loger dans chacune unrégiment entier, le château, la ville et sonrocher, protégés par des murailles à pans droits,ou par des escarpements taillés à pic, forment

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un vaste fer à cheval garni de précipices surlesquels, à l’aide du temps, les Bretons ont tracéquelques étroits sentiers. Çà et là, des blocss’avancent comme des ornements. Ici, les eauxsuintent par des cassures d’où sortent des arbresrachitiques. Plus loin, quelques tables de granitmoins droites que les autres nourrissent de laverdure qui attire les chèvres. Puis, partout desbruyères, venues entre plusieurs fentes humides,tapissent de leurs guirlandes roses de noiresanfractuosités. Au fond de cet immenseentonnoir, la petite rivière serpente dans uneprairie toujours fraîche et mollement poséecomme un tapis.

Au pied du château et entre plusieurs massesde granit, s’élève l’église dédiée à Saint-Sulpice,qui donne son nom à un faubourg situé par-delàle Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fondd’un abîme, et son église dont le clocher pointun’arrive pas à la hauteur des roches quisemblent près de tomber sur elle et sur leschaumières qui l’entourent, sontpittoresquement baignés par quelques affluentsdu Nançon, ombragés par des arbres et décoréspar des jardins ; ils coupent irrégulièrement lademi-lune que décrivent la Promenade, la villeet le château, et produisent, par leurs détails, denaïves oppositions avec les graves spectacles del’amphithéâtre, auquel ils font face. EnfinFougères tout entier, ses faubourgs et ses églises,les montagnes même de Saint-Sulpice, sontencadrés par les hauteurs de Rillé, qui fontpartie de l’enceinte générale de la grande valléedu Couesnon.

Tels sont les traits les plus saillants de cettenature dont le principal caractère est une âpretésauvage, adoucie par de riants motifs, par unheureux mélange des travaux les plusmagnifiques de l’homme, avec les caprices d’unsol tourmenté par des oppositions inattendues,par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend,étonne et confond. Nulle part en France levoyageur ne rencontre de contrastes aussigrandioses que ceux offerts par le grand bassindu Couesnon et par les vallées perdues entre lesrochers de Fougères et les hauteurs de Rillé.

C’est de ces beautés inouïes où le hasardtriomphe, et auxquelles ne manquent aucune desharmonies de la nature . Là des eaux claires,limpides, courantes ; des montagnes, vêtues parla puissante végétation de ces contrées ; desrochers sombres et des fabriques élégantes ; desfortifications élevées par la nature et des toursde granit bâties par les hommes ; puis, tous lesartifices de la lumière et de l’ombre, toutes lesoppositions entre les différents feuillages, tantprisées par les dessinateurs ; des groupes demaisons où foisonne une population active, etdes places désertes, où le granit ne souffre pasmême les mousses blanches qui s’accrochent auxpierres ; enfin toutes les idées qu’on demande àun paysage : de la grâce et de l’horreur, unpoème plein de renaissantes magies, de tableauxsublimes, de délicieuses rusticités ! La Bretagneest là dans sa fleur.

La tour dite du Papegaut, sur laquelle estbâtie la maison occupée par mademoiselle deVerneuil, a sa base au fond même du précipice,et s’élève jusqu’à l’esplanade pratiquée encorniche devant l’église de Saint-Léonard. Decette maison isolée sur trois côtés, on embrasseà la fois le grand fer à cheval qui commence à latour même, la vallée tortueuse du Nançon, et laplace Saint-Léonard. Elle fait partie d’unerangée de logis trois fois séculaires, et construitsen bois, situés sur une ligne parallèle au flancseptentrional de l’église avec laquelle ils formentune impasse dont la sortie donne dans une rueen pente qui longe l’église et mène à la porteSaint-Léonard, vers laquelle descendaitmademoiselle de Verneuil.

Marie négligea naturellement d’entrer sur laplace de l’église au-dessous de laquelle elle était,et se dirigea vers la Promenade. Lorsqu’elle eutfranchi la petite barrière peinte en vert qui setrouvait devant le poste alors établi dans la tourde la porte Saint-Léonard, la magnificence duspectacle rendit un instant ses passions muettes.Elle admira la vaste portion de la grande valléedu Couesnon que ses yeux embrassaient depuisle sommet de La Pellerine jusqu’au plateau paroù passe le chemin de Vitré ; puis ses yeux se

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Honoré de Balzac – Les Chouans

reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur lessinuosités du val de Gibarry, dont les crêtesétaient baignées par les lueurs vaporeuses dusoleil couchant. Elle fut presque effrayée par laprofondeur de la vallée du Nançon dont les plushauts peupliers atteignaient à peine aux mursdes jardins situés au-dessous de l’escalier de laReine. Enfin, elle marcha de surprise en surprisejusqu’au point d’où elle put apercevoir et lagrande vallée, à travers le val de Gibarry, et ledélicieux paysage encadré par le fer à cheval dela ville, par les rochers de Saint-Sulpice et parles hauteurs de Rillé. À cette heure du jour, lafumée des maisons du faubourg et des valléesformait dans les airs un nuage qui ne laissaitpoindre les objets qu’à travers un dais bleuâtre ;les teintes trop vives du jour commençaient às’abolir ; le firmament prenait un ton gris deperle ; la lune jetait ses voiles de lumière sur cebel abîme ; tout enfin tendait à plonger l’âmedans la rêverie et l’aider à évoquer les êtreschers. Tout à coup, ni les toits en bardeau dufaubourg Saint-Sulpice, ni son église, dont laflèche audacieuse se perd dans la profondeur dela vallée, ni les manteaux séculaires de lierre etde clématite dont s’enveloppent les murailles dela vieille forteresse à travers laquelle le Nançonbouillonne sous la roue des moulins, enfin riendans ce paysage ne l’intéressa plus. En vain lesoleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et sesnappes rouges sur les gracieuses habitationssemées dans les rochers, au fond des eaux et surles prés, elle resta immobile devant les roches deSaint-Sulpice. L’espérance insensée qui l’avaitamenée sur la Promenade s’étaitmiraculeusement réalisée. À travers les ajoncs etles genêts qui croissent sur les sommets opposés,elle crut reconnaître, malgré la peau de biquedont ils étaient vêtus, plusieurs convives de laVivetière, parmi lesquels se distinguait le Gars,dont les moindres mouvements se dessinèrentdans la lumière adoucie du soleil couchant. Àquelques pas en arrière du groupe principal, ellevit sa redoutable ennemie, madame du Gua.Pendant un moment mademoiselle de Verneuilput penser qu’elle rêvait ; mais la haine de sarivale lui prouva bientôt que tout vivait dans ce

rêve. L’attention profonde qu’excitait en elle leplus petit geste du marquis l’empêcha deremarquer le soin avec lequel madame du Gua lamirait avec un long fusil. Bientôt un coup de feuréveilla les échos des montagnes, et la balle quisiffla près de Marie lui révéla l’adresse de sarivale. — Elle m’envoie sa carte ! se dit-elle ensouriant. À l’instant de nombreux qui viveretentirent, de sentinelle en sentinelle, depuis lechâteau jusqu’à la porte Saint-Léonard, ettrahirent aux Chouans la prudence desFougerais, puisque la partie la moins vulnérablede leurs remparts était si bien gardée. — C’estelle et c’est lui, se dit Marie.

Aller à la recherche du marquis, le suivre, lesurprendre, fut une idée conçue avec la rapiditéde l’éclair. — Je suis sans arme, s’écria-t-elle.Elle songea qu’au moment de son départ àParis, elle avait jeté, dans un de ses cartons, unélégant poignard, jadis porté par une sultane etdont elle voulut se munir en venant sur lethéâtre de la guerre, comme ces plaisants quis’approvisionnent d’albums pour les idées qu’ilsauront en voyage ; mais elle fut alors moinsséduite par la perspective d’avoir du sang àrépandre, que par le plaisir de porter un jolicangiar orné de pierreries, et de jouer avec cettelame pure comme un regard. Trois joursauparavant elle avait bien vivement regrettéd’avoir laissé cette arme dans ses cartons,quand, pour se soustraire à l’odieux suppliceque lui réservait sa rivale, elle avait souhaité dese tuer. En un instant elle retourna chez elle,trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serraautour de ses épaules et de sa taille un grandchâle, enveloppa ses cheveux d’une dentellenoire, se couvrit la tête d’un de ces chapeaux àlarges bords que portaient les Chouans et quiappartenait à un domestique de sa maison, etavec cette présence d’esprit que prêtent parfoisles passions, elle prit le gant du marquis donnépar Marche-à-terre comme un passeport ; puis,après avoir répondu à Francine effrayée — Queveux-tu ? j’irais le chercher dans l’enfer ! ellerevint sur la Promenade.

Le Gars était encore à la même place, mais

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Perspectives du matérialisme dialectique

seul. D’après la direction de sa longue-vue, ilparaissait examiner, avec l’attention scrupuleused’un homme de guerre, les différents passages duNançon, l’Escalier de la Reine, et le chemin qui,de la porte Saint-Sulpice, tourne entre cetteéglise et va rejoindre les grandes routes sous lefeu du château. Mademoiselle de Verneuils’élança dans les petits sentiers tracés par leschèvres et leurs pâtres sur le versant de laPromenade, gagna l’escalier de la Reine, arrivaau fond du précipice, passa le Nançon, traversale faubourg, devina, comme l’oiseau dans ledésert, sa route au milieu des dangereuxescarpements des roches de Saint-Sulpice,atteignit bientôt une route glissante tracée surdes blocs de granit, et, malgré les genêts, lesajoncs piquants, les rocailles qui la hérissaient,elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergieinconnu peut-être à l’homme, mais que la femmeentraînée par la passion possèdemomentanément. La nuit surprit Marie àl’instant où, parvenue sur les sommets, elletâchait de reconnaître, à la faveur des pâlesrayons de la lune, le chemin qu’avait dû prendrele marquis ; une recherche obstinée faite sansaucun succès, et le silence qui régnait dans lacampagne, lui apprirent la retraite des Chouanset de leur chef. Cet effort de passion tomba toutà coup avec l’espoir qui l’avait inspiré. En setrouvant seule, pendant la nuit, au milieu d’unpays inconnu, en proie à la guerre, elle se mit àréfléchir, et les recommandations de Hulot, lecoup de feu de madame du Gua, la firentfrissonner de peur. Le calme de la nuit, siprofond sur les montagnes, lui permit d’entendrela moindre feuille errante même à de grandesdistances et ces bruits légers vibraient dans lesairs comme pour donner une triste mesure de lasolitude ou du silence. Le vent agissait sur lahaute région et emportait les nuages avecviolence, en produisant des alternatives d’ombreet de lumière dont les effets augmentèrent saterreur, en donnant des apparences fantastiqueset terribles aux objets les plus inoffensifs. Elletourna les yeux vers les maisons de Fougèresdont les lueurs domestiques brillaient commeautant d’étoiles terrestres, et tout à coup elle vit

distinctement la tour du Papegaut. Elle n’avaitqu’une faible distance à parcourir pourretourner chez elle, mais cette distance était unprécipice. Elle se souvenait assez des abîmes quibordaient l’étroit sentier par où elle était venue,pour savoir qu’elle courait plus de risques envoulant revenir à Fougères qu’en poursuivantson entreprise. Elle pensa que le gant dumarquis écarterait tous les périls de sapromenade nocturne, si les Chouans tenaient lacampagne. Madame du Gua seule pouvait êtreredoutable. À cette idée, Marie pressa sonpoignard, et tâcha de se diriger vers une maisonde campagne dont elle avait entrevu les toits enarrivant sur les rochers de Saint-Sulpice ; maiselle marcha lentement, car elle avait jusqu’alorsignoré la sombre majesté qui pèse sur un êtresolitaire pendant la nuit, au milieu d’un sitesauvage où de toutes parts de hautes montagnespenchent leurs têtes comme des géantsassemblés. Le frôlement de sa robe, arrêtée pardes ajoncs, la fit tressaillir plus d’une fois, etplus d’une fois elle hâta le pas pour le ralentirencore en croyant sa dernière heure venue. Maisbientôt les circonstances prirent un caractèreauquel les hommes les plus intrépides n’eussentpeut-être pas résisté, et plongèrent mademoisellede Verneuil dans une de ces terreurs quipressent tellement les ressorts de la vie, qu’alorstout est extrême chez les individus, la forcecomme la faiblesse. Les êtres les plus faibles fontalors des actes d’une force inouïe, et les plusforts deviennent fous de peur. Marie entendit àune faible distance des bruits étranges ;distincts et vagues tout à la fois, comme la nuitétait tour à tour sombre et lumineuse, ilsannonçaient de la confusion, du tumulte, etl’oreille se fatiguait à les percevoir ; ils sortaientdu sein de la terre, qui semblait ébranlée sousles pieds d’une immense multitude d’hommes enmarche. Un moment de clarté permit àmademoiselle de Verneuil d’apercevoir àquelques pas d’elle une longue file de hideusesfigures qui s’agitaient comme les épis d’unchamp et glissaient à la manière des fantômes ;mais elle les vit à peine, car aussitôt l’obscuritéretomba comme un rideau noir, et lui déroba cet

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Honoré de Balzac – Les Chouans

épouvantable tableau plein d’yeux jaunes etbrillants. Elle se recula vivement et courut surle haut d’un talus, pour échapper à trois de ceshorribles figures qui venaient à elle.

— L’as-tu vu ? demanda l’un.

— J’ai senti un vent froid quand il a passéprès de moi, répondit une voix rauque.

— Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeurdes cimetières, dit le troisième.

— Est-il blanc ? reprit le premier.

— Pourquoi, dit le second, est-il revenu seulde tous ceux qui sont morts à La Pellerine ?

— Ah ! pourquoi, répondit le troisième.Pourquoi fait-on des préférences à ceux qui sontdu Sacré-Cœur. Au surplus, j’aime mieux mourirsans confession, que d’errer comme lui, sansboire ni manger, sans avoir ni sang dans lesveines, ni chair sur les os.

— Ah ! …

Cette exclamation, ou plutôt ce cri terriblepartit du groupe, quand un des trois Chouansmontra du doigt les formes sveltes et le visagepâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvaitavec une effrayante rapidité, sans qu’ilsentendissent le moindre bruit.

— Le voilà. — Le voici. — Où est-il ? — Là.— Ici. — Il est parti. — Non . — Si. — Le vois-tu ?

Ces phrases retentirent comme le murmuremonotone des vagues sur la grève.

Mademoiselle de Verneuil marchacourageusement dans la direction de la maison,et vit les figures indistinctes d’une multitude quifuyait à son approche en donnant les signesd’une frayeur panique. Elle était commeemportée par une puissance inconnue dontl’influence la matait ; la légèreté de son corps,qui lui semblait inexplicable, devenait unnouveau sujet d’effroi pour elle-même. Cesfigures, qui se levaient par masses à sonapproche et comme de dessous terre où elles luiparaissaient couchées, laissaient échapper des

gémissements qui n’avaient rien d’humain. Enfinelle arriva, non sans peine, dans un jardindévasté dont les haies et les barrières étaientbrisées. Arrêtée par une sentinelle, elle luimontra son gant. La lune ayant alors éclairé safigure, la carabine échappa des mains duChouan qui déjà mettait Marie en joue, maisqui, à son aspect, jeta le cri rauque dontretentissait la campagne. Elle aperçut de grandsbâtiments où quelques lueurs indiquaient despièces habitées, et parvint auprès des murs sansrencontrer d’obstacles. Par la première fenêtrevers laquelle elle se dirigea, elle vit madame duGua avec les chefs convoqués à la Vivetière.Etourdie et par cet aspect et par le sentiment deson danger, elle se rejeta violemment sur unepetite ouverture défendue par de gros barreauxde fer, et distingua, dans une longue sallevoûtée, le marquis seul et triste, à deux pasd’elle. Les reflets du feu, devant lequel iloccupait une chaise grossière, illuminaient sonvisage de teintes rougeâtres et vacillantes quiimprimaient à cette scène le caractère d’unevision ; immobile et tremblante, la pauvre fillese colla aux barreaux, et, par le silence profondqui régnait, elle espéra l’entendre s’il parlait ; enle voyant abattu, découragé, pâle, elle se flattad’être une des causes de sa tristesse ; puis sacolère se changea en commisération, sacommisération en tendresse, et elle sentitsoudain qu’elle n’avait pas été amenée jusque-làpar la vengeance seulement. Le marquis se leva,tourna la tête, et resta stupéfait en apercevant,comme dans un nuage, la figure de mademoisellede Verneuil ; il laissa échapper un gested’impatience et de dédain en s’écriant : — Jevois donc partout cette diablesse, même quandje veille ! Ce profond mépris, conçu pour elle,arracha à la pauvre fille un rire d’égarement quifit tressaillir le jeune chef, et il s’élança vers lacroisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elleentendit près d’elle les pas d’un homme qu’ellecrut être ; Montauran et, pour le fuir, elle neconnut plus d’obstacles, elle eût traversé lesmurs et volé dans les airs, elle aurait trouvé lechemin de l’enfer pour éviter de relire en traitsde flamme ces mots : Il te méprise ! écrits sur le

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Perspectives du matérialisme dialectique

front de cet homme, et qu’une voix intérieure luicriait alors avec l’éclat d’une trompette. Aprèsavoir marché sans savoir par où elle passait, elles’arrêta en se sentant pénétrée par un airhumide. Effrayée par le bruit des pas deplusieurs personnes, et poussée par la peur, elledescendit un escalier qui la mena au fond d’unecave. Arrivée à la dernière marche, elle prêtal’oreille pour tâcher de reconnaître la directionque prenaient ceux qui la poursuivaient ; mais,malgré des rumeurs extérieures assez vives, elleentendit les lugubres gémissements d’une voixhumaine qui ajoutèrent à son horreur. Un jet delumière parti du haut de l’escalier lui fitcraindre que sa retraite ne fût connue de sespersécuteurs ; et, pour leur échapper elle trouvade nouvelles forces. Il lui fut très difficile des’expliquer, quelques instants après et quandelle recueillit ses idées, par quels moyens elleavait pu grimper sur le petit mur où elle s’étaitcachée. Elle ne s’aperçut même pas d’abord dela gêne que la position de son corps lui fitéprouver ; mais cette gêne finit par devenirintolérable, car elle ressemblait, sous l’arceaud’une voûte, à la Vénus accroupie qu’unamateur aurait placée dans une niche tropétroite. Ce mur assez large et construit en granitformait une séparation entre le passage d’unescalier et un caveau d’où partaient lesgémissements. Elle vit bientôt un inconnucouvert de peaux de chèvre descendant au-dessous d’elle et tournant sous la voûte sansfaire le moindre mouvement qui annonçât unerecherche empressée. Impatiente de savoir s’il seprésenterait quelque chance de salut pour elle,mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiétéque la lumière portée par l’inconnu éclairât lecaveau où elle apercevait à terre une masseinforme, mais animée, qui essayait d’atteindre àune certaine partie de la muraille par desmouvements violents et répétés, semblables auxbrusques contorsions d’une carpe mise hors del’eau sur la rive.

Une petite torche de résine répandit bientôtsa lueur bleuâtre et incertaine dans le caveau.Malgré la sombre poésie que l’imagination de

mademoiselle de Verneuil répandait sur cesvoûtes qui répercutaient les sons d’une prièredouloureuse, elle fut obligée de reconnaîtrequ’elle se trouvait dans une cuisine souterraine,abandonnée depuis longtemps. Eclairée, lamasse informe devint un petit homme très grosdont tous les membres avaient été attachés avecprécaution, mais qui semblait avoir été laissé surles dalles humides sans aucun soin par ceux quis’en étaient emparés. À l’aspect de l’étrangertenant d’une main la torche, et de l’autre unfagot, le captif poussa un gémissement profondqui attaqua si vivement la sensibilité demademoiselle de Verneuil, qu’elle oublia sapropre terreur, son désespoir, la gêne horrible detous ses membres pliés qui s’engourdissaient ;elle tâcha de rester immobile. Le Chouan jetason fagot dans la cheminée après s’être assuréde la solidité d’une vieille crémaillère quipendait le long d’une haute plaque en fonte, etmit le feu au bois avec sa torche. Mademoisellede Verneuil ne reconnut pas alors sans effroi cerusé Pille-miche auquel sa rivale l’avait livrée, etdont la figure, illuminée par la flamme,ressemblait à celle de ces petits hommes de buis,grotesquement sculptés en Allemagne. Laplainte échappée à son prisonnier produisit unrire immense sur ce visage sillonné de rides etbrûlé par le soleil.

— Tu vois, dit-il au patient, que nous autreschrétiens nous ne manquons pas comme toi ànotre parole. Ce feu-là va te dégourdir lesjambes, la langue et les mains. Quien ! quien ! jene vois point de lèchefrite à te mettre sous lespieds, ils sont si dodus, que la graisse pourraitéteindre le feu. Ta maison est donc bien malmontée qu’on n’y trouve pas de quoi donner aumaître toutes ses aises quand il se chauffe.

La victime jeta un cri aigu, comme si elle eûtespéré se faire entendre par-delà les voûtes etattirer un libérateur.

— Oh ! vous pouvez chanter à gogo,monsieur d’Orgemont ! ils sont tous couchés là-haut, et Marche-à-terre me suit, il fermera laporte de la cave.

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Honoré de Balzac – Les Chouans

Tout en parlant, Pille-miche sondait, du boutde sa carabine, le manteau de la cheminée, lesdalles qui pavaient la cuisine, les murs et lesfourneaux, pour essayer de découvrir la cachetteoù l’avare avait mis son or. Cette recherche sefaisait avec une telle habileté que d’Orgemontdemeura silencieux, comme s’il eût craintd’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé ;car, quoiqu’il ne se fût confié à personne, seshabitudes auraient pu donner lieu à desinductions vraies. Pille-miche se retournaitparfois brusquement en regardant sa victimecomme dans ce jeu où les enfants essaient dedeviner, par l’expression naïve de celui qui acaché un objet convenu, s’ils s’en approchent ous’ils s’en éloignent. D’Orgemont feignit quelqueterreur en voyant le Chouan frappant lesfourneaux qui rendirent un son creux, et parutvouloir amuser ainsi pendant quelque tempsl’avide crédulité de Pille-miche. En ce moment,trois autres Chouans, qui se précipitèrent dansl’escalier, entrèrent tout à coup dans la cuisine.À l’aspect de Marche-à-terre, Pille-michediscontinua sa recherche, après avoir jeté surd’Orgemont un regard empreint de toute laférocité que réveillait son avarice trompée.

— Marie Lambrequin est ressuscité, ditMarche-à-terre en gardant une attitude quiannonçait que tout autre intérêt pâlissait devantune si grave nouvelle.

— Ça ne m’étonne pas, répondit Pille-miche,il communiait si souvent ! le bon Dieu semblaitn’être qu’à lui.

— Ah ! ah ! reprit Mène-à-bien, ça lui a servicomme des souliers à un mort. Voilà-t-il pasqu’il n’avait pas reçu l’absolution avant cetteaffaire de La Pellerine ; il a margaudé la fille àGoguelu, et s’est trouvé sous le coup d’un péchémortel. Donc l’abbé Gudin dit comme ça qu’ilva rester deux mois comme un esprit avant derevenir tout à fait ! Nous l’avons vu tretouspasser devant nous, il est pâle, il est froid, il estléger, il sent le cimetière.

— Et Sa Révérence a bien dit que si l’espritpouvait s’emparer de quelqu’un, il s’en ferait un

compagnon, reprit le quatrième Chouan.

La figure grotesque de ce dernierinterlocuteur tira Marche-à-terre de la rêveriereligieuse où l’avait plongé l’accomplissementd’un miracle que la ferveur pouvait, selon l’abbéGudin, renouveler chez tout pieux défenseur dela Religion et du Roi.

— Tu vois, Galope-chopine, dit-il aunéophyte avec une certaine gravité, à quoi nousmènent les plus légères omissions des devoirscommandés par notre sainte religion. C’est unavis que nous donne sainte Anne d’Auray, d’êtreinexorables entre nous pour les moindres fautes.Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi lasurveillance de Fougères, le Gars consent à te laconfier, et tu seras bien payé ; mais tu sais dequelle farine nous pétrissons la galette destraîtres ?

— Oui, monsieur Marche-à-terre.

— Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns prétendent que tu aimes le cidre et les grossous ; mais il ne s’agit pas ici de tondre sur lesœufs, il faut n’être qu’à nous.

— Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et les sous sont deux bonneschouses qui n’empêchent point le salut.

— Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce sera par ignorance.

— De quelque manière qu’un malheur vienne,s’écria Marche-à-terre d’un son de voix qui fittrembler la voûte, je ne le manquerai pas. — Tum’en réponds, ajouta-t-il en se tournant versPille-miche, car s’il tombe en faute, je m’enprendrai à ce qui double ta peau de bique.

— Mais, sous votre respect, monsieurMarche-à-terre, reprit Galope-chopine, est-cequ’il ne vous est pas souvent arrivé de croire queles contre-chuins étaient des chuins.

— Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’unton sec, que ça ne t’arrive plus, ou je tecouperais en deux comme un navet. Quant auxenvoyés du Gars, ils auront son gant. Mais,depuis cette affaire de la Vivetière, la Grande

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Perspectives du matérialisme dialectique

Garce y boute un ruban vert.

Pille-miche poussa vivement le coude de soncamarade en lui montrant d’Orgemont quifeignait de dormir ; mais Marche-à-terre etPille-miche savaient par expérience que personnen’avait encore sommeillé au coin de leur feu ; et,quoique les dernières paroles dites à Galope-chopine eussent été prononcées à voix basse,comme elles pouvaient avoir été comprises par lepatient, les quatre Chouans le regardèrent touspendant un moment et pensèrent sans doute quela peur lui avait ôté l’usage de ses sens. Tout àcoup, sur un léger signe de Marche-à-terre,Pille-miche ôta les souliers et les bas ded’Orgemont, Mène-à-bien et Galope-chopine lesaisirent à bras-le-corps, le portèrent au feu ;puis Marche-à-terre prit un des liens du fagot,et attacha les pieds de l’avare à la crémaillère.L’ensemble de ces mouvements et leurincroyable célérité firent pousser à la victime descris qui devinrent déchirants quand Pille-micheeut rassemblé des charbons sous les jambes.

— Mes amis, mes bons amis, s’écriad’Orgemont, vous allez me faire mal, je suischrétien comme vous.

— Tu mens par ta gorge, lui réponditMarche-à-terre. Ton frère a renié Dieu. Quant àtoi, tu as acheté l’abbaye de Juvigny. L’abbéGudin dit que l’on peut, sans scrupule, rôtir lesapostats.

— Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pasde vous payer.

— Nous t’avions donné quinze jours, deuxmois se sont passés, et voilà Galope-chopine quin’a rien reçu.

— Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine ?demanda l’avare avec désespoir.

— Rin ! monsieur d’Orgemont, réponditGalope-chopine effrayé.

Les cris, qui s’étaient convertis en ungrognement, continu comme le râle d’unmourant, recommencèrent avec une violenceinouïe. Aussi habitués à ce spectacle qu’à voir

marcher leurs chiens sans sabots, les quatreChouans contemplaient si froidementd’Orgemont qui se tortillait et hurlait, qu’ilsressemblaient à des voyageurs attendant devantla cheminée d’une auberge si le rôt est assez cuitpour être mangé.

— Je meurs ! je meurs ! cria la victime… etvous n’aurez pas mon argent.

Malgré la violence de ces cris, Pille-miches’aperçut que le feu ne mordait pas encore lapeau ; l’on attisa donc très artistement lescharbons de manière à faire légèrement flamberle feu, d’Orgemont dit alors d’une voix abattue :— Mes amis, déliez-moi. Que voulez-vous ? centécus, mille écus, dix mille écus, cent mille écus,je vous offre deux cents écus…

Cette voix était si lamentable quemademoiselle de Verneuil oublia son propredanger, et laissa échapper une exclamation.

— Qui a parlé ? demanda Marche-à-terre.

Les Chouans jetèrent autour d’eux desregards effarés. Ces hommes, si braves sous labouche meurtrière des canons, ne tenaient pasdevant un esprit. Pille-miche seul écoutait sansdistraction la confession que des douleurscroissantes arrachaient à sa victime.

— Cinq cents écus, oui, je les donne, disaitl’avare. — Bah ! Où sont-ils ? lui répondittranquillement Pille-miche.

— Hein, ils sont sous le premier pommier.Sainte Vierge ! au fond du jardin, à gauche…Vous êtes des brigands… des voleurs… Ah ! jemeurs… il y a là dix mille francs.

— Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut des livres. Les écus de taRépublique ont des figures païennes qui n’aurontjamais cours.

— Ils sont en livres, en bons louis d’or. Maisdéliez-moi, déliez-moi… vous savez où est mavie… mon trésor.

Les quatre Chouans se regardèrent encherchant celui d’entre eux auquel ils pouvaientse fier pour l’envoyer déterrer la somme. En ce

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moment, cette cruauté de cannibales fittellement horreur à mademoiselle de Verneuil,que, sans savoir si le rôle que lui assignait safigure pâle la préserverait encore de tout danger,elle s’écria courageusement d’un son de voixgrave : — Ne craignez-vous pas la colère deDieu ? Détachez-le, barbares !

Les Chouans levèrent la tête, ils aperçurentdans les airs des yeux qui brillaient comme deuxétoiles, et s’enfuirent épouvantés. Mademoisellede Verneuil sauta dans la cuisine, courut àd’Orgemont, le tira si violemment du feu, queles liens du fagot cédèrent ; puis, du tranchantde son poignard, elle coupa les cordes aveclesquelles il avait été garrotté. Quand l’avare futlibre et debout, la première expression de sonvisage fut un rire douloureux, mais sardonique.

— Allez, allez au pommier, brigands ! dit-il.Oh ! oh ! voilà deux fois que je les leurre ; aussine me reprendront-ils pas une troisième !

En ce moment, une voix de femme retentit audehors.

— Un esprit ! un esprit ! criait madame duGua, imbéciles, c’est elle. Mille écus à quim’apportera la tête de cette catin !

Mademoiselle de Verneuil pâlit ; mais l’avaresourit, lui prit la main, l’attira sous le manteaude la cheminée, l’empêcha de laisser les tracesde son passage en la conduisant de manière à nepas déranger le feu qui n’occupait qu’un trèspetit espace ; il fit partir un ressort, la plaquede fonte s’enleva et quand leurs ennemiscommuns rentrèrent dans le caveau, la lourdeporte de la cachette était déjà retombée sansbruit. La Parisienne comprit alors le but desmouvements de carpe qu’elle avait vu faire aumalheureux banquier.

— Voyez-vous, madame, s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris le Bleu pour compagnon.

L’effroi dut être grand, car ces paroles furentsuivies d’un si profond silence, que d’Orgemontet sa compagne entendirent les Chouansprononçant à voix basse : — Ave Sancta AnnaAuriaca gratia plena, Dominus tecum, etc.

— Ils prient, les imbéciles, s’écriad’Orgemont.

— N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle deVerneuil en interrompant son compagnon, defaire découvrir notre…

Un rire du vieil avare dissipa les craintes dela jeune Parisienne.

— La plaque est dans une table de granit quia dix pouces de profondeur. Nous les entendons,et ils ne nous entendent pas.

Puis il prit doucement la main de salibératrice, la plaça vers une fissure par oùsortaient les bouffées de vent frais, et elle devinaque cette ouverture avait été pratiquée dans letuyau de la cheminée.

— Ah ! ah ! reprit d’Orgemont. Diable ! lesjambes me cuisent un peu ! Cette Jument deCharrette, comme on l’appelle à Nantes, n’estpas assez sotte pour contredire ses fidèles : ellesait bien que, s’ils n’étaient pas si brutes, ils nese battraient pas contre leurs intérêts. La voilàqui prie aussi. Elle doit être bonne à voir endisant son ave à sainte Anne d’Auray. Elle feraitmieux de détrousser quelque diligence pour merembourser les quatre mille francs qu’elle medoit. Avec les intérêts, les frais, ça va bien àquatre mille sept cent quatre-vingts francs etdes centimes…

La prière finie, les Chouans se levèrent etpartirent. Le vieux d’Orgemont serra la main demademoiselle de Verneuil, comme pour laprévenir que néanmoins le danger existaittoujours.

— Non, madame, s’écria Pille-miche aprèsquelques minutes de silence, vous resteriez là dixans, ils ne reviendront pas.

— Mais elle n’est pas sortie, elle doit être ici,dit obstinément la Jument de Charrette.

— Non, madame, non, ils se sont envolés àtravers les murs. Le diable n’a-t-il pas déjàemporté là, devant nous, un assermenté ?

— Comment ! toi, Pille-miche, avare commelui, ne devines-tu pas que le vieux cancre aura

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Perspectives du matérialisme dialectique

bien pu dépenser quelques milliers de livres pourconstruire dans les fondations de cette voûte unréduit dont l’entrée est cachée par un secret ?

L’avare et la jeune fille entendirent un grosrire échappé à Pille-miche.

— Ben vrai, dit-il.

— Reste ici, reprit madame du Gua.Attends-les à la sortie. Pour un seul coup defusil je te donnerai tout ce que tu trouverasdans le trésor de notre usurier. Si tu veux que jete pardonne d’avoir vendu cette fille quand jet’avais dit de la tuer, obéis-moi.

— Usurier ! dit le vieux d’Orgemont, je nelui ai pourtant prêté qu’à neuf pour cent. Il estvrai que j’ai une caution hypothécaire ! Maisenfin, voyez comme elle est reconnaissante !Allez, madame, si Dieu nous punit du mal, lediable est là pour nous punir du bien, etl’homme placé entre ces deux termes-là, sansrien savoir de l’avenir, m’a toujours fait l’effetd’une règle de trois dont l’X est introuvable.

Il laissa échapper un soupir creux qui luiétait particulier, car, en passant par son larynx,l’air semblait y rencontrer et attaquer deuxvieilles cordes détendues. Le bruit que firentPille-miche et madame du Gua en sondant denouveau les murs, les voûtes et les dalles, parutrassurer d’Orgemont, qui saisit la main de salibératrice pour l’aider à monter une étroite visSaint-Gilles, pratiquée dans l’épaisseur d’un muren granit. Après avoir gravi une vingtaine demarches, la lueur d’une lampe éclaira faiblementleurs têtes. L’avare s’arrêta, se tourna vers sacompagne, en examina le visage comme s’il eûtregardé, manié et remanié une lettre de changedouteuse à escompter, et poussa son terriblesoupir.

— En vous mettant ici, dit-il après unmoment de silence, je vous ai rembourséintégralement le service que vous m’avez rendu ;donc, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais…

— Monsieur, laissez-moi là, je ne vousdemande rien, dit-elle.

Ces derniers mots, et peut-être le dédainqu’exprima cette belle figure, rassurèrent lepetit vieillard, car il répondit, non sans unsoupir Ah ! en vous conduisant ici, j’en ai tropfait pour ne pas continuer…

Il aida poliment Marie à monter quelquesmarches assez singulièrement disposées, etl’introduisit moitié de bonne grâce, moitiérechignant, dans un petit cabinet de quatrepieds carrés, éclairé par une lampe suspendue àla voûte. Il était facile de voir que l’avare avaitpris toutes ses précautions pour passer plus d’unjour dans cette retraite, si les événements de laguerre civile l’eussent contraint à y resterlongtemps.

— N’approchez pas du mur, vous pourriezvous blanchir, dit tout à coup d’Orgemont.

Et il mit avec assez de précipitation sa mainentre le châle de la jeune fille et la muraille, quisemblait fraîchement recrépie. Le geste du vieilavare produisit un effet tout contraire à celuiqu’il en attendait. Mademoiselle de Verneuilregarda soudain devant elle, et vit dans un angleune sorte de construction dont la forme luiarracha un cri de terreur, car elle devina qu’unecréature humaine avait été enduite de mortier etplacée là debout ; d’Orgemont lui fit un signeeffrayant pour l’engager à se taire, et ses petitsyeux d’un bleu de faïence annoncèrent autantd’effroi que ceux de sa compagne.

— Sotte, croyez-vous que je l’aie assassiné ?… C’est mon frère, dit-il en variant son soupird’une manière lugubre. C’est le premier recteurqui se soit assermenté. Voilà le seul asile où ilait été en sûreté contre la fureur des Chouans etdes autres prêtres. Poursuivre un digne hommequi avait tant d’ordre ! C’était mon aîné, luiseul a eu la patience de m’apprendre le calculdécimal. Oh ! c’était un bon prêtre ! Il avait del’économie et savait amasser. Il y a quatre ansqu’il est mort, je ne sais pas de quelle maladie ;mais voyez-vous, ces prêtres, ça a l’habitude des’agenouiller de temps en temps pour prier, et iln’a peut-être pas pu s’accoutumer à rester icidebout comme moi… je l’ai mis là, autre part ils

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Honoré de Balzac – Les Chouans

l’auraient déterré. Un jour je pourrai l’enseveliren terre sainte, comme disait ce pauvre homme,qui ne s’est assermenté que par peur.

Une larme roula dans les yeux secs du petitvieillard, dont alors la perruque rousse parutmoins laide à la jeune fille, qui détourna lesyeux par un secret respect pour cette douleur ;mais, malgré cet attendrissement, d’Orgemontlui dit encore : — N’approchez pas du mur,vous…

Et ses yeux ne quittèrent pas ceux demademoiselle de Verneuil, en espérant ainsil’empêcher d’examiner plus attentivement lesparois de ce cabinet, où l’air trop raréfié nesuffisait pas au jeu des poumons. CependantMarie réussit à dérober un coup d’œil à sonargus, et, d’après les bizarres proéminences desmurs, elle supposa que l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent ou d’or. Depuis unmoment, d’Orgemont était plongé dans unravissement grotesque. La douleur que la cuissonlui faisait souffrir aux jambes, et sa terreur envoyant un être humain au milieu de ses trésors,se lisaient dans chacunes de ses rides ; mais enmême temps ses yeux arides exprimaient, par unfeu inaccoutumé, la généreuse émotionqu’excitait en lui le périlleux voisinage de salibératrice, dont la joue rose et blanche attiraitle baiser, dont le regard noir et velouté luiamenait au cœur des vagues de sang si chaudes,qu’il ne savait plus si c’était signe de vie ou demort.

— Êtes-vous mariée ? lui demanda-t-il d’unevoix tremblante.

— Non, dit-elle en souriant.

— J’ai quelque chose, reprit-il en poussantson soupir, quoique je ne sois pas aussi richequ’ils le disent tous. Une jeune fille comme vousdoit aimer les diamants, les bijoux, leséquipages, l’or, ajouta-t-il en regardant d’un aireffaré autour de lui. J’ai tout cela à donner,après ma mort. Hé ! si vous vouliez…

L’œil du vieillard décelait tant de calcul,même dans cet amour éphémère, qu’en agitant

sa tête par un mouvement négatif, mademoisellede Verneuil ne put s’empêcher de penser quel’avare ne songeait à l’épouser que pour enterrerson secret dans le cœur d’un autre lui-même.

— L’argent, dit-elle en jetant à d’Orgemontun regard plein d’ironie qui le rendit à la foisheureux et fâché, l’argent n’est rien pour moi .Vous seriez trois fois plus riche que vous nel’êtes, si tout l’or que j’ai refusé était là.

— N’approchez pas du m…

— Et l’on ne me demandait cependant qu’unregard, ajouta-t-elle avec une incroyable fierté.

— Vous avez eu tort, c’était une excellentespéculation. Mais songez donc…

— Songez, reprit mademoiselle de Verneuil,que je viens d’entendre retentir là une voix dontun seul accent a pour moi plus de prix quetoutes vos richesses.

— Vous ne les connaissez pas…

Avant que l’avare n’eût pu l’en empêcher,Marie fit mouvoir, en la touchant du doigt, unepetite gravure enluminée qui représentait LouisXV à cheval, et vit tout à coup au-dessous d’ellele marquis occupé à charger un tromblon.L’ouverture cachée par le petit panneau surlequel l’estampe était collée semblait répondre àquelque ornement dans le plafond de la chambrevoisine, où sans doute couchait le généralroyaliste. D’Orgemont repoussa avec la plusgrande précaution la vieille estampe, et regardala jeune fille d’un air sévère.

— Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie.Vous n’avez pas jeté, lui dit-il à l’oreille aprèsune pause, votre grappin sur un petit bâtiment.Savez-vous que le marquis de Montauranpossède pour cent mille livres de revenus enterres affermées qui n’ont pas encore étévendues. Or, un décret des Consuls, que j’ai ludans Le Primidi de l’Ille-et-Vilaine, vientd’arrêter les séquestres. Ah ! ah ! vous trouvezce gars-là maintenant plus joli homme, n’est-cepas ? Vos yeux brillent comme deux louis d’ortout neufs.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Les regards de mademoiselle de Verneuils’étaient fortement animés en entendantrésonner de nouveau une voix bien connue.Depuis qu’elle était là, debout, comme enfouiedans une mine d’argent, le ressort de son âmecourbée sous ces événements s’était redressé.Elle semblait avoir pris une résolution sinistre etentrevoir les moyens de la mettre à exécution.

— On ne revient pas d’un tel mépris, se dit-elle, et s’il ne doit plus m’aimer, je veux le tuer,aucune femme ne l’aura.

— Non, l’abbé, non, s’écriait le jeune chefdont la voix se fît entendre, il faut que cela soitainsi.

— Monsieur le marquis, reprit l’abbé Gudinavec hauteur, vous scandaliserez toute laBretagne en donnant ce bal à Saint-James. C’estdes prédicateurs, et non des danseurs quiremueront nos villages. Ayez des fusils et nondes violons.

— L’abbé, vous avez assez d’esprit poursavoir que ce n’est que dans une assembléegénérale de tous nos partisans que je verrai ceque je puis entreprendre avec eux. Un dîner mesemble plus favorable pour examiner leursphysionomies et connaître leurs intentions quetous les espionnages possibles, dont, au surplus,j’ai horreur ; nous les ferons causer le verre enmain.

Marie tressaillit en entendant ces paroles, carelle conçut le projet d’aller à ce bal, et de s’yvenger.

— Me prenez-vous pour un idiot avec votresermon sur la danse, reprit Montauran. Nefigureriez-vous pas de bon cœur dans unechaconne pour vous retrouver rétablis sous votrenouveau nom de Pères de la Foi ! … Ignorez-vousque les Bretons sortent de la messe pour allerdanser ! Ignorez-vous aussi que messieurs Hydede Neuville et d’Andigné ont eu il y a cinq joursune conférence avec le premier Consul sur laquestion de rétablir Sa Majesté Louis XVIII. Sije m’apprête en ce moment pour aller risquer uncoup de main si téméraire, c’est uniquement

pour ajouter à ces négociations le poids de nossouliers ferrés. Ignorez-vous que tous les chefs dela Vendée et même Fontaine parlent de sesoumettre. Ah ! monsieur, l’on a évidemmenttrompé les princes sur l’état de la France. Lesdévouements dont on les entretient sont desdévouements de position. L’abbé, si j’ai mis lepied dans le sang, je ne veux m’y mettre jusqu’àla ceinture qu’à bon escient. Je me suis dévouéau Roi et non pas à quatre cerveaux brûlés, àdes hommes perdus de dettes comme Rifoël, àdes chauffeurs, à…

— Dites tout de suite, monsieur, à des abbésqui perçoivent des contributions sur le grandchemin pour soutenir la guerre, reprit l’abbéGudin.

— Pourquoi ne le dirais-je pas ? réponditaigrement le marquis. Je dirai plus, les tempshéroïques de la Vendée sont passés…

— Monsieur le marquis, nous saurons fairedes miracles sans vous.

— Oui, comme celui de Marie Lambrequin,répondit en riant le marquis. Allons, sansrancune, l’abbé ! Je sais que vous payez de votrepersonne, et tirez un Bleu aussi bien que vousdites un oremus. Dieu aidant, j’espère vous faireassister, une mître en tête, au sacre du Roi.

Cette dernière phrase eut sans doute unpouvoir magique sur l’abbé, car on entenditsonner une carabine, et il s’écria : — J’aicinquante cartouches dans mes poches, monsieurle marquis, et ma vie est au Roi.

— Voilà encore un de mes débiteurs, ditl’avare à mademoiselle de Verneuil. Je ne parlepas de cinq à six cents malheureux écus qu’ilm’a empruntés, mais d’une dette de sang qui,j’espère, s’acquittera. Il ne lui arrivera jamaisautant de mal que je lui en souhaite, à ce sacréjésuite ; il avait juré la mort de mon frère, etsoulevait le pays contre lui. Pourquoi ? parceque le pauvre homme avait eu peur desnouvelles lois. Après avoir appliqué son oreille àun certain endroit de sa cachette : — Les voilàqui décampent, tous ces brigands-là, dit-il. Ils

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vont faire encore quelque miracle ! Pourvu qu’ilsn’essaient pas de me dire adieu comme ladernière fois, en mettant le feu à la maison.

Après environ une demi-heure, pendantlaquelle mademoiselle de Verneuil et d’Orgemontse regardèrent comme si chacun d’eux eûtregardé un tableau, la voix rude et grossière deGalope-chopine cria doucement : — Il n’y a plusde danger, monsieur d’Orgemont. Mais cettefois-ci, j’ai ben gagné mes trente écus.

— Mon enfant, dit l’avare, jurez-moi defermer les yeux.

Mademoiselle de Verneuil plaça une de sesmains sur ses paupières ; mais, pour plus desecret, le vieillard souffla la lampe, prit salibératrice par la main, l’aida à faire sept ouhuit pas dans un passage difficile ; au bout dequelques minutes, il lui dérangea doucement lamain, elle se vit dans la chambre que le marquisde Montauran venait de quitter et qui était cellede l’avare.

— Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vouspouvez partir. Ne regardez pas ainsi autour devous. Vous n’avez sans doute pas d’argent ?Tenez, voici dix écus ; il y en a de rognés, maisils passeront. En sortant du jardin, voustrouverez un sentier qui conduit à la ville, ou,comme on dit maintenant, au District. Mais lesChouans sont à Fougères, il n’est pasprésumable que vous puissiez y rentrer de sitôt ;ainsi, vous pourrez avoir besoin d’un sûr asile.Retenez bien ce que je vais vous dire, et n’enprofitez que dans un extrême danger. VousVerrez sur le chemin qui mène au Nid-aux-crocspar le val de Gibarry, une ferme où demeure leGrand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y endisant à sa femme : — bonjour, Bécanière ! etBarbette vous cachera. Si Galope-chopine vousdécouvrait, ou il vous prendra pour l’esprit, s’ilfait nuit ; ou dix écus l’attendriront, s’il faitjour. Adieu ! nos comptes sont soldés. Si vousvouliez, dit-il en montrant par un geste leschamps qui entouraient sa maison, tout celaserait à vous !

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de

remerciement à cet être singulier, et réussit à luiarracher un soupir dont les tons furent trèsvariés.

— Vous me rendrez sans doute mes dix écus,remarquez bien que je ne parle pas d’intérêts,vous les remettrez à mon crédit chez maîtrePatrat, le notaire de Fougères qui, si vous levouliez, ferait notre contrat, beau trésor. Adieu.

— Adieu, dit-elle en souriant et le saluant dela main.

— S’il vous faut de l’argent, lui cria-t-il, jevous en prêterai à cinq ! Oui, à cinq seulement.Ai-je dit cinq ? Elle était partie. — Ça m’a l’aird’être une bonne fille ; cependant, je changeraile secret de ma cheminée. Puis il prit un pain dedouze livres, un jambon et rentra dans sacachette.

Lorsque mademoiselle de Verneuil marchadans la campagne, elle crut renaître, la fraîcheurdu matin ranima son visage qui depuis quelquesheures lui semblait frappé par une atmosphèrebrûlante. Elle essaya de trouver le sentierindiqué par l’avare ; mais, depuis le coucher dela lune, l’obscurité était devenue si forte, qu’ellefut forcée d’aller au hasard. Bientôt la craintede tomber dans les précipices la prit au cœur, etlui sauva la vie ; car elle s’arrêta tout à coup enpressentant que la terre lui manquerait si ellefaisait un pas de plus. Un vent plus frais quicaressait ses cheveux, le murmure des eaux,l’instinct, tout servit à lui indiquer qu’elle setrouvait au bout des rochers de Saint-Sulpice.Elle passa les bras autour d’un arbre, etattendit l’aurore en de vives anxiétés, car elleentendait un bruit d’armes, de chevaux et devoix humaines. Elle rendit grâces à la nuit qui lapréservait du danger de tomber entre les mainsdes Chouans, si, comme le lui avait dit l’avare,ils entouraient Fougères.

Semblables à des feux nuitamment alluméspour un signal de liberté, quelques lueurslégèrement pourprées passèrent par-dessus lesmontagnes dont les bases conservèrent desteintes bleuâtres qui contrastèrent avec lesnuages de rosée flottant sur les vallons. Bientôt

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un disque de rubis s’éleva lentement à l’horizon,les cieux le reconnurent ; les accidents dupaysage, le clocher de Saint-Léonard, lesrochers, les prés ensevelis dans l’ombrereparurent insensiblement, et les arbres situéssur les cimes se dessinèrent dans ses feuxnaissants. Le soleil se dégagea par un gracieuxélan du milieu de ses rubans de feu, d’ocre et desaphir. Sa vive lumière s’harmonie par ligneségales, de colline en colline, déborda de vallonsen vallons. Les ténèbres se dissipèrent, le jouraccabla la nature. Une brise piquante frissonnadans l’air, les oiseaux chantèrent, la vie seréveilla partout. Mais à peine la jeune filleavait-elle eu le temps d’abaisser ses regards surles masses de ce paysage si curieux, que, par unphénomène assez fréquent dans ces fraîchescontrées, des vapeurs s’étendirent en nappes,comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plushautes collines, ensevelirent ce riche bassin sousun manteau de neige. Bientôt mademoiselle deVerneuil crut revoir une de ces mers de glace quimeublent les Alpes. Puis cette nuageuseatmosphère roula des vagues comme l’Océan,souleva des lames impénétrables qui sebalancèrent avec mollesse, ondoyèrent,tourbillonnèrent violemment, contractèrent auxrayons du soleil des teintes d’un rose vif, enoffrant çà et là les transparences d’un lacd’argent fluide. Tout à coup le vent du nordsouffla sur cette fantasmagorie et dissipa lesbrouillards qui déposèrent une rosée pleined’oxyde sur les gazons. Mademoiselle deVerneuil put alors apercevoir une immensemasse brune placée sur les rochers de Fougères.Sept à huit cents Chouans armés s’agitaientdans le faubourg Saint-Sulpice comme desfourmis dans une fourmilière. Les environs duchâteau occupés par trois mille hommes arrivéscomme par magie furent attaqués avec fureur.Cette ville endormie, malgré ses rempartsverdoyants et ses vieilles tours grises, auraitsuccombé, si Hulot n’eût pas veillé. Une batteriecachée sur une éminence qui se trouve au fondde la cuvette que forment les remparts, réponditau premier feu des Chouans en les prenant enécharpe sur le chemin du château. La mitraille

nettoya la route, et la balaya. Puis la compagniesortit de la porte Saint-Sulpice, profita del’étonnement des Chouans, se mit en bataille surle chemin et commença sur eux un feumeurtrier. Les Chouans n’essayèrent pas derésister, en voyant les remparts du château secouvrir de soldats comme si l’art du machinistey eût appliqué des lignes bleues, et le feu de laforteresse protéger celui des tirailleursrépublicains. Cependant d’autres Chouans,maîtres de la petite vallée du Nançon, avaientgravi les galeries du rocher et parvenaient à laPromenade, où ils montèrent ; elle fut couvertede peaux de bique qui lui donnèrent l’apparenced’un toit de chaume bruni par le temps. Aumême moment, de violentes détonations se firententendre dans la partie de la ville qui regardaitla vallée du Couesnon. Evidemment Fougères,attaqué sur tous les points, était entièrementcerné. Le feu qui se manifesta sur le reversoriental du rocher prouvait même que lesChouans incendiaient les faubourgs. Cependantles flammèches qui s’élevaient des toits de genêtou de bardeau cessèrent bientôt, et quelquescolonnes de fumée noire indiquèrent quel’incendie s’éteignait. Des nuages blancs etbruns dérobèrent encore une fois cette scène àmademoiselle de Verneuil, mais le vent dissipabientôt ce brouillard de poudre. Déjà, lecommandant républicain avait fait changer ladirection de sa batterie de manière à pouvoirprendre successivement en file la vallée duNançon, le sentier de la Reine et le rocher,quand du haut de la Promenade, il vit sespremiers ordres admirablement bien exécutés.Deux pièces placées au poste de la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière de Chouansqui s’étaient emparés de cette position ; tandisque les gardes nationaux de Fougères, accourusen hâte sur la place de l’Eglise, achevèrent dechasser l’ennemi. Ce combat ne dura pas unedemi-heure et ne coûta pas cent hommes auxBleus. Déjà, dans toutes les directions, lesChouans battus et écrasés se retiraient d’aprèsles ordres réitérés du Gars, dont le hardi coupde main échouait , sans qu’il le sût, par suite del’affaire de la Vivetière qui avait si secrètement

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ramené Hulot à Fougères. L’artillerie n’y étaitarrivée que pendant cette nuit, car la seulenouvelle d’un transport de munitions aurait suffipour faire abandonner par Montauran cetteentreprise qui, éventée, ne pouvait avoir qu’unemauvaise issue. En effet, Hulot désirait autantdonner une leçon sévère au Gars, que le Garspouvait souhaiter de réussir dans sa pointe pourinfluer sur les déterminations du premierConsul. Au premier coup de canon, le marquiscomprit donc qu’il y aurait de la folie àpoursuivre par amour-propre une surprisemanquée. Aussi, pour ne pas faire tuerinutilement ses Chouans, se hâta-t-il d’envoyersept ou huit émissaires porter des instructionspour opérer promptement la retraite sur tous lespoints. Le commandant, ayant aperçu sonadversaire entouré d’un nombreux conseil aumilieu duquel était madame du Gua, essaya detirer sur eux une volée sur le rocher de Saint-Sulpice ; mais la place avait été trop habilementchoisie pour que le jeune chef n’y fût pas ensûreté. Hulot changea de rôle tout à coup, etd’attaqué devint agresseur. Aux premiersmouvements qui indiquèrent les intentions dumarquis, la compagnie placée sous les murs duchâteau se mit en devoir de couper la retraiteaux Chouans en s’emparant des issuessupérieures de la vallée du Nançon.

Malgré sa haine, mademoiselle de Verneuilépousa la cause des hommes que commandaitson amant, et se tourna vivement vers l’autreissue pour voir si elle était libre ; mais elleaperçut les Bleus, sans doute vainqueurs del’autre côté de Fougères, qui revenaient de lavallée du Couesnon par le Val-de-Gibarry pours’emparer du Nid-aux-Crocs et de la partie desrochers Saint-Sulpice où se trouvaient les issuesinférieures de la vallée du Nançon. Ainsi lesChouans, renfermés dans l’étroite prairie decette gorge, semblaient devoir périr jusqu’audernier, tant les prévisions du vieuxcommandant républicain avaient été justes et sesmesures habilement prises. Mais sur ces deuxpoints, les canons qui avaient si bien servi Hulotfurent impuissants, il s’y établit des luttes

acharnées, et la ville de Fougères une foispréservée, l’affaire prit le caractère d’unengagement auquel les Chouans étaienthabitués. Mademoiselle de Verneuil compritalors la présence des masses d’hommes qu’elleavait aperçues dans la campagne, la réunion deschefs chez d’Orgemont et tous les événements decette nuit, sans savoir comment elle avait puéchapper à tant de dangers. Cette entreprise,dictée par le désespoir, l’intéressa si vivementqu’elle resta immobile à contempler les tableauxanimés qui s’offrirent à ses regards. Bientôt, lecombat qui avait lieu au bas des montagnes deSaint-Sulpice eut, pour elle, un intérêt de plus.En voyant les Bleus presque maîtres desChouans, le marquis et ses amis s’élancèrentdans la vallée du Nançon afin de leur porter dusecours. Le pied des roches fut couvert d’unemultitude de groupes furieux où se décidèrentdes questions de vie et de mort sur un terrain etavec des armes plus favorables aux Peaux-de-bique. Insensiblement, cette arène mouvantes’étendit dans l’espace. Les Chouans, ens’égaillant, envahirent les rochers à l’aide desarbustes qui y croissent çà et là. Mademoisellede Verneuil eut un moment d’effroi en voyant unpeu tard ses ennemis remontés sur les sommets,où ils défendirent avec fureur les sentiersdangereux par lesquels on y arrivait. Toutes lesissues de cette montagne étant occupées par lesdeux partis, elle eut peur de se trouver aumilieu d’eux, elle quitta le gros arbre derrièrelequel elle s’était tenue, et se mit à fuir enpensant à mettre à profit les recommandationsdu vieil avare. Après avoir couru pendantlongtemps sur le versant des montagnes deSaint-Sulpice qui regarde la grande vallée duCouesnon, elle aperçut de loin une étable etjugea qu’elle dépendait de la maison de Galope-chopine, qui devait avoir laissé sa femme touteseule pendant le combat. Encouragée par cessuppositions, mademoiselle de Verneuil espéraêtre bien reçue dans cette habitation, et pouvoiry passer quelques heures, jusqu’à ce qu’il lui fûtpossible de retourner sans danger à Fougères.Selon toute apparence, Hulot allait triompher.Les Chouans fuyaient si rapidement qu’elle

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Perspectives du matérialisme dialectique

entendit des coups de feu tout autour d’elle, etla peur d’être atteinte par quelques balles lui fitpromptement gagner la chaumière dont lacheminée lui servait de jalon. Le sentier qu’elleavait suivi aboutissait à une espèce de hangardont le toit, couvert en genêt, était soutenu parquatre gros arbres encore garnis de leursécorces. Un mur en torchis formait le fond de cehangar, sous lequel se trouvaient un pressoir àcidre, une aire à battre le sarrasin, et quelquesinstruments aratoires. Elle s’arrêta contre l’unde ces poteaux sans se décider à franchir lemarais fangeux qui servait de cour à cettemaison que, de loin, en véritable Parisienne, elleavait prise pour une étable.

Cette cabane, garantie des vents du nord parune éminence qui s’élevait au-dessus du toit et àlaquelle elle s’appuyait, ne manquait pas depoésie, car des pousses d’ormes, des bruyères etles fleurs du rocher la couronnaient de leursguirlandes. Un escalier champêtre pratiqué entrele hangar et la maison permettait aux habitantsd’aller respirer un air pur sur le haut de cetteroche. À gauche de la cabane, l’éminences’abaissait brusquement, et laissait voir unesuite de champs dont le premier dépendait sansdoute de cette ferme. Ces champs dessinaient degracieux bocages séparés par des haies en terre,plantées d’arbres, et dont la première achevaitl’enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait àces champs était fermé par un gros tronc d’arbreà moitié pourri, clôture bretonne dont le nomfournira plus tard une digression qui achèverade caractériser ce pays. Entre l’escalier creusédans les schistes et le sentier fermé par ce grosarbre, devant le marais et sous cette rochependante, quelques pierres de granitgrossièrement taillées, superposées les unes auxautres, formaient les quatre angles de cettechaumière, et maintenaient le mauvais pisé, lesplanches et les cailloux dont étaient bâties lesmurailles. Une moitié du toit couverte de genêten guise de paille, et l’autre en bardeau, espècede merrain taillé en forme d’ardoise annonçaientdeux divisions ; et, en effet, l’une close par uneméchante claie servait d’étable, et les maîtres

habitaient l’autre. Quoique cette cabane dût auvoisinage de la ville quelques améliorationscomplètement perdues à deux lieues plus loin,elle expliquait bien l’instabilité de la vie àlaquelle les guerres et les usages de la Féodalitéavaient si fortement subordonné les mœurs duserf, qu’aujourd’hui beaucoup de paysansappellent encore en ces contrées une demeure, lechâteau habité par leurs seigneurs. Enfin, enexaminant ces lieux avec un étonnement assezfacile à concevoir, mademoiselle de Verneuilremarqua çà et là, dans la fange de la cour, desfragments de granit disposés de manière à tracervers l’habitation un chemin qui présentait plusd’un danger ; mais en entendant le bruit de lamousqueterie qui se rapprochait sensiblement,elle sauta de pierre en pierre, comme si elletraversait un ruisseau, pour demander un asile.Cette maison était fermée par une de ces portesqui se composent de deux parties séparées, dontl’inférieure est en bois plein et massif, et dont lasupérieure est défendue par un volet qui sert defenêtre. Dans plusieurs boutiques de certainespetites villes en France, on voit le type de cetteporte, mais beaucoup plus orné et armé à lapartie inférieure d’une sonnette d’alarme ; celle-ci s’ouvrait au moyen d’un loquet de bois dignede l’âge d’or, et la partie supérieure ne sefermait que pendant la nuit, car le jour nepouvait pénétrer dans la chambre que par cetteouverture. Il existait bien une grossière croisée,mais ces vitres ressemblaient à des fonds debouteille, et les massives branches de plomb quiles retenaient prenaient tant de place qu’ellesemblait plutôt destinée à intercepter qu’àlaisser passer la lumière. Quand mademoiselle deVerneuil fit tourner la porte sur ses gondscriards, elle sentit d’effroyables vapeurs alcalinessorties par bouffées de cette chaumière, et vitque les quadrupèdes avaient ruiné à coups depied le mur intérieur qui les séparait de lachambre. Ainsi l’intérieur de la ferme, car c’étaitune ferme, n’en démentait pas l’extérieur.Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il étaitpossible que des êtres humains vécussent danscette fange organisée, quand un petit gars enhaillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans,

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lui présenta tout à coup sa figure fraîche,blanche et rose, des joues bouffies, des yeux vifs,des dents d’ivoire et une chevelure blonde quitombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues ; ses membres étaient vigoureux, et sonattitude avait cette grâce d’étonnement, cettenaïveté sauvage qui agrandit les yeux desenfants. Ce petit gars était sublime de beauté.

— Où est ta mère ? dit Marie d’une voixdouce et en se baissant pour lui baiser les yeux.

Après avoir reçu le baiser, l’enfant glissacomme une anguille, et disparut derrière un tasde fumier qui se trouvait entre le sentier et lamaison, sur la croupe de l’éminence. En effet,comme beaucoup de cultivateurs bretons,Galope-chopine mettait, par un systèmed’agriculture qui leur est particulier, ses engraisdans des lieux élevés, en sorte que quand ils s’enservent, les eaux pluviales les ont dépouillés detoutes leur qualités. Maîtresse du logis pourquelques instants, Marie en eut promptementfait l’inventaire. La chambre où elle attendaitBarbette composait toute la maison. L’objet leplus apparent et le plus pompeux était uneimmense cheminée dont le manteau était formépar une pierre de granit bleu. L’étymologie de cemot avait sa preuve dans un lambeau de sergeverte bordée d’un ruban vert pâle, découpée enrond, qui pendait le long de cette tablette aumilieu de laquelle s’élevait une bonne vierge enplâtre colorié. Sur le socle de la statue,mademoiselle de Verneuil lut deux vers d’unepoésie religieuse fort répandue dans le pays :

Je suis la Mère de Dieu,

Protectrice de ce lieu.

Derrière la vierge une effroyable image tachéede rouge et de bleu, sous prétexte de peinture,représentait saint Labre. Un lit de serge verte,dit en tombeau, une informe couchette d’enfant,un rouet, des chaises grossières, un bahutsculpté garni de quelques ustensiles,complétaient, à peu de chose près, le mobilier deGalope-chopine. Devant la croisée, se trouvaitune longue table de châtaignier accompagnée dedeux bancs en même bois, auxquels le jour des

vitres donnait les sombres teintes de l’acajouvieux. Une immense pièce de cidre, sous lebondon de laquelle mademoiselle de Verneuilremarqua une boue jaunâtre dont l’humiditédécomposait le plancher quoiqu’il fût formé demorceaux de granit assemblés par un argileroux, prouvait que le maître du logis n’avait pasvolé son surnom de Chouan. Mademoiselle deVerneuil leva les yeux comme pour fuir cespectacle, et alors, il lui sembla avoir vu toutesles chauves-souris de la terre, tant étaientnombreuses les toiles d’araignée qui pendaientau plancher. Deux énormes pichés, pleins decidre, se trouvaient sur la longue table. Cesustensiles sont des espèces de cruches en terrebrune, dont le modèle existe dans plusieurs paysde la France, et qu’un Parisien peut se figureren supposant aux pots dans lesquels lesgourmets servent le beurre de Bretagne, unventre plus arrondi, verni par places inégales etnuancé de taches fauves comme celles dequelques coquillages. Cette cruche est terminéepar une espèce de gueule, assez semblable à latête d’une grenouille prenant l’air hors de l’eau.L’attention de Marie avait fini par se porter surces deux pichés ; mais le bruit du combat, quidevint tout à coup plus distinct, la força dechercher un endroit propre à se cacher sansattendre Barbette, quand cette femme semontra tout à coup.

— Bonjour, Bécanière, lui dit-elle en retenantun sourire involontaire à l’aspect d’une figurequi ressemblait assez aux têtes que lesarchitectes placent comme ornement aux clefsdes croisées.

— Ah ! ah ! vous venez d’Orgemont, réponditBarbette d’un air peu empressé.

— Où allez-vous me mettre ? car voici lesChouans…

— Là, reprit Barbette, aussi stupéfaite de labeauté que de l’étrange accoutrement d’unecréature qu’elle n’osait comprendre parmi cellesde son sexe. Là ! dans la cachette du prêtre.

Elle la conduisit à la tête de son lit, la fitentrer dans la ruelle ; mais elles furent tout

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Perspectives du matérialisme dialectique

interdites, en croyant entendre un inconnu quisauta dans le marais. Barbette eut à peine letemps de détacher un rideau du lit et d’yenvelopper Marie, qu’elle se trouva face à faceavec un Chouan fugitif.

— La vieille, où peut-on se cacher ici ? jesuis le comte de Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit enreconnaissant la voix du convive dont quelquesparoles, restées un secret pour elle, avaientcausé la catastrophe de la Vivetière.

— Hélas ! vous voyez, monseigneur. Il n’y arin ici ! Ce que je peux faire de mieux est desortir, je veillerai. Si les Bleus viennent,j’avertirai. Si je restais et qu’ils me trouvassentavec vous, ils brûleraient ma maison.

Et Barbette sortit, car elle n’avait pas assezd’intelligence pour concilier les intérêts de deuxennemis ayant un droit égal à la cachette, envertu du double rôle que jouait son mari.

— J’ai deux coups à tirer, dit le comte avecdésespoir ; mais ils m’ont déjà dépassé. Bah !j’aurais bien du malheur si, en revenant par ici,il leur prenait fantaisie de regarder sous le lit.

Il déposa légèrement son fusil auprès de lacolonne où Marie se tenait debout enveloppéedans la serge verte, et il se baissa pour s’assurers’il pouvait passer sous le lit. Il allaitinfailliblement voir les pieds de la réfugiée, qui,dans ce moment désespéré, saisit le fusil, sautavivement dans la chaumière, et menaça lecomte ; mais il partit d’un éclat de rire en lareconnaissant ; car, pour se cacher, Marie avaitquitté son vaste chapeau de Chouan, et sescheveux s’échappaient en grosses touffes dedessous une espèce de résille en dentelle.

— Ne riez pas, comte, vous êtes monprisonnier. Si vous faites un geste, vous saurezce dont est capable une femme offensée.

Au moment où le comte et Marie seregardaient avec de bien diverses émotions, desvoix confuses criaient dans les rochers : —Sauvez le Gars ! Egaillez-vous ! sauvez le Gars !

Egaillez-vous ! …

La voix de Barbette domina le tumulteextérieur et fut entendue dans la chaumière avecdes sensations bien différentes par les deuxennemis, car elle parlait moins à son fils qu’àeux.

— Ne vois-tu pas les Bleus ? s’écriaitaigrement Barbette. Viens-tu ici, petit méchantgars, ou je vais à toi ! Veux-tu donc attraper descoups de fusil. Allons, sauve-toi vivement.

Pendant tous ces petits événements qui sepassèrent rapidement, un Bleu sauta dans lemarais.

— Beau-pied, lui cria mademoiselle deVerneuil.

Beau-pied accourut à cette voix et ajusta lecomte un peu mieux que ne le faisait salibératrice.

— Aristocrate, dit le malin soldat, ne bougepas ou je te démolis comme la Bastille, en deuxtemps.

— Monsieur Beau-pied, reprit mademoisellede Verneuil d’une voix caressante, vous merépondez de ce prisonnier. Faites comme vousvoudrez, mais il faudra me le rendre sain et saufà Fougères.

— Suffit, madame.

— La route jusqu’à Fougères est-elle libremaintenant ?

— Elle est sûre, à moins que les Chouans neressuscitent.

Mademoiselle de Verneuil s’arma gaiement duléger fusil de chasse, sourit avec ironie en disantà son prisonnier : — Adieu, monsieur le comte,au revoir ! et s’élança dans le sentier après avoirrepris son large chapeau.

— J’apprends un peu trop tard, ditamèrement le comte de Bauvan, qu’il ne fautjamais plaisanter avec l’honneur de celles quin’en ont plus.

— Aristocrate, s’écria durement Beau-pied, situ ne veux pas que je t’envoie dans ton ci-

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devant paradis, ne dis rien contre cette belledame.

Mademoiselle de Verneuil revint à Fougèrespar les sentiers qui joignent les roches de Saint-Sulpice au Nid-aux-crocs. Quand elle atteignitcette dernière éminence et qu’elle courut àtravers le chemin tortueux pratiqué sur lesaspérités du granit, elle admira cette jolie petitevallée du Nançon naguère si turbulente, alorsparfaitement tranquille. Vu de là, le vallonressemblait à une rue de verdure. Mademoisellede Verneuil rentra par la porte Saint-Léonard, àlaquelle aboutissait ce petit sentier. Leshabitants, encore inquiets du combat qui,d’après les coups de fusil entendus dans lelointain, semblait devoir durer pendant lajournée, y attendaient le retour de la gardenationale pour reconnaître l’étendue de leurspertes. En voyant cette fille dans son bizarrecostume, les cheveux en désordre, un fusil à lamain, son châle et sa robe frottés contre lesmurs, souillés par la boue et mouillé par larosée, la curiosité des Fourgerais fut d’autantplus vivement excitée, que le pouvoir, la beauté,la singularité de cette Parisienne, défrayaientdéjà toutes leurs conversations.

Francine, en proie à d’horribles inquiétudes,avait attendu sa maîtresse pendant toute lanuit ; et quand elle la revit, elle voulut parler,mais un geste amical lui imposa silence.

— Je ne suis pas morte, mon enfant, ditMarie. Ah ! je voulais des émotions en partantde Paris ? … j’en ai eu, ajouta-t-elle après unepause.

Francine voulut sortir pour commander unrepas, en faisant observer à sa maîtresse qu’elledevait en avoir grand besoin.

— Oh ! dit mademoiselle de Verneuil, unbain, un bain ! La toilette avant tout.

Francine ne fut pas médiocrement surprised’entendre sa maîtresse lui demandant les modesles plus élégantes de celles qu’elle avaitemballées. Après avoir déjeuné, Marie fit satoilette avec la recherche et les soins minutieux

qu’une femme met à cette œuvre capitale,quand elle doit se montrer aux yeux d’unepersonne chère, au milieu d’un bal. Francine nes’expliquait point la gaieté moqueuse de samaîtresse. Ce n’était pas la joie de l’amour, unefemme ne se trompe pas à cette expression,c’était une malice concentrée d’assez mauvaisaugure. Marie drapa elle-même les rideaux de la,fenêtre par où les yeux plongeaient sur un richepanorama, puis elle approcha le canapé de lacheminée, le mit dans un jour favorable à safigure, et dit à Francine de se procurer desfleurs, afin de donner à sa chambre un air defête. Lorsque Francine eut apporté des fleurs,Marie en dirigea l’emploi de la manière la pluspittoresque. Quand elle eut jeté un dernierregard de satisfaction sur son appartement, elledit à Francine d’envoyer réclamer son prisonnierchez le commandant. Elle se couchavoluptueusement sur le canapé, autant pour sereposer que pour prendre une attitude de grâceet de faiblesse dont le pouvoir est irrésistiblechez certaines femmes. Une molle langueur, lapose provoquante de ses pieds, dont la pointeperçait à peine sous les plis de la robe,l’abandon du corps, la courbure du col, tout,jusqu’à l’inclinaison des doigts effilés de samain, qui pendait d’un oreiller comme lesclochettes d’une touffe de jasmin, touts’accordait avec son regard pour exciter desséductions. Elle brûla des parfums afin derépandre dans l’air ces douces émanations quiattaquent si puissamment les fibres de l’homme,et préparent souvent les triomphes que lesfemmes veulent obtenir sans les solliciter.Quelques instants après, les pas pesants duvieux militaire retentirent dans le salon quiprécédait la chambre.

— Eh ! bien, commandant, où est moncaptif ?

— Je viens de commander un piquet dedouze hommes pour le fusiller comme pris lesarmes à la main.

— Vous avez disposé de mon prisonnier ! dit-elle. Ecoutez, commandant. La mort d’un

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Perspectives du matérialisme dialectique

homme ne doit pas être, après le combat,quelque chose de bien satisfaisant pour vous, sij’en crois votre physionomie.

— Eh bien ! rendez-moi mon Chouan, etmettez à sa mort un sursis que je prends surmon compte. Je vous déclare que cet aristocratem’est devenu très essentiel, et va coopérer àl’accomplissement de nos projets. Au surplus,fusiller cet amateur de chouannerie seraitcommettre un acte aussi absurde que de tirersur un ballon quand il ne faut qu’un coupd’épingle pour le désenfler. Pour Dieu, laissez lescruautés à l’aristocratie. Les républiques doiventêtre généreuses. N’auriez-vous pas pardonné,vous, aux victimes de Quiberon et à tantd’autres. Allons, envoyez vos douze hommesfaire une ronde, et venez dîner chez moi avecmon prisonnier. Il n’y a plus qu’une heure dejour, et voyez-vous, ajouta-t-elle en souriant, sivous tardiez, ma toilette manquerait tout soneffet.

— Mais, mademoiselle, dit le commandantsurpris…

— Eh ! bien, quoi ? je vous entends. Allez, lecomte ne vous échappera point. Tôt ou tard, cegros papillon-là viendra se brûler à vos feux depeloton.

Le commandant haussa légèrement lesépaules comme un homme forcé d’obéir, malgrétout, aux désirs d’une jolie femme, et il revintune demi-heure après, suivi du comte deBauvan.

Mademoiselle de Verneuil feignit d’êtresurprise par ses deux convives, et parut confused’avoir été vue par le comte si négligemmentcouchée ; mais après avoir lu dans les yeux dugentilhomme que le premier effet était produit,elle se leva et s’occupa d’eux avec une grâce,avec une politesse parfaites. Rien d’étudié ni deforcé dans les poses, le sourire, la démarche oula voix, ne trahissait sa préméditation ou sesdesseins. Tout était en harmonie, et aucun traittrop saillant ne donnait à penser qu’elle affectâtles manières d’un monde où elle n’eût pas vécu.Quand le Royaliste et le Républicain furent

assis, elle regarda le comte d’un air sévère. Legentilhomme connaissait assez les femmes poursavoir que l’offense commise envers celle-civaudrait un arrêt de mort. Malgré ce soupçon,sans être ni gai, ni triste, il eut l’air d’unhomme qui ne comptait pas sur de si brusquesdénouements. Bientôt, il lui sembla ridiculed’avoir peur de la mort devant une jolie femme.Enfin l’air sévère de Marie lui donna des idées.

— Et qui sait, pensait-il, si une couronne decomte à prendre ne lui plaira pas mieux qu’unecouronne de marquis perdue ? Montauran estsec comme un clou, et moi… Il se regarda d’unair satisfait. Or, le moins qui puisse m’arriverest de sauver ma tête.

Ces réflexions diplomatiques furent bieninutiles. Le désir que le comte se promettait defeindre pour mademoiselle de Verneuil devint unviolent caprice que cette dangereuse créature seplut à entretenir.

— Monsieur le comte, dit-elle, vous êtes monprisonnier, et j’ai le droit de disposer de vous.Votre exécution n’aura lieu que de monconsentement, et j’ai trop de curiosité pour vouslaisser fusiller maintenant.

— Et si j’allais m’entêter à garder le silence,répondit-il gaiement.

— Avec une femme honnête, peut-être, maisavec une fille ! allons donc, monsieur le comte,impossible. Ces mots, remplis d’une ironieamère, furent sifflés, comme dit Sully en parlantde la duchesse de Beaufort, d’un bec si affilé,que le gentilhomme, étonné, se contenta deregarder sa cruelle antagoniste. — Tenez, reprit-elle d’un air moqueur, pour ne pas vousdémentir, je vais être comme ces créatures-là,bonne fille. Voici d’abord votre carabine. Et ellelui présenta son arme par un geste doucementmoqueur.

— Foi de gentilhomme, vous agissez,mademoiselle…

— Ah ! dit-elle en l’interrompant, j’ai assezde la foi des gentilshommes. C’est sur cetteparole que je suis entrée à la Vivetière. Votre

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chef m’avait juré que moi et mes gens nous yserions en sûreté.

— Quelle infamie ! s’écria Hulot en fronçantles sourcils.

— La faute en est à M. le comte, reprit-elleen montrant le gentilhomme à Hulot. Certes, leGars avait bonne envie de tenir sa parole ; maismonsieur a répandu sur moi je ne sais quellecalomnie qui a confirmé toutes celles qu’il avaitplu à la Jument de Charette de supposer…

— Mademoiselle, dit le comte tout troublé, latête sous la hache, j’affirmerais n’avoir dit quela vérité…

— En disant quoi ?

— Que vous aviez été la…

— Dites le mot, la maîtresse…

— Du marquis de Lenoncourt, aujourd’hui leduc, l’un de mes amis, répondit le comte.

— Maintenant je pourrais vous laisser allerau supplice, reprit-elle sans paraître émue del’accusation consciencieuse du comte, qui restastupéfait de l’insouciance apparente ou feintequ’elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant, écartez pour toujours la sinistreimage de ces morceaux de plomb, car vous nem’avez pas plus offensée que cet ami de qui vousvoulez que j’aie été… fi donc ! Ecoutez monsieurle comte, n’êtes-vous pas venu chez mon père, leduc de Verneuil ? Eh ! bien ?

Jugeant sans doute que Hulot était de troppour une confidence aussi importante que cellequ’elle avait à faire, mademoiselle de Verneuilattira le comte à elle par un geste, et lui ditquelques mots à l’oreille. M. de Bauvan laissaéchapper une sourde exclamation de surprise, etregarda d’un air hébété Marie, qui tout à coupcompléta le souvenir qu’elle venait d’évoquer ens’appuyant à la cheminée dans l’attituded’innocence et de naïveté d’un enfant. Le comtefléchit un genou.

— Mademoiselle, s’écria-t-il, je vous suppliede m’accorder mon pardon, quelque indigne quej’en suis.

— Je n’ai rien à pardonner, dit-elle. Vousn’avez pas plus raison maintenant dans votrerepentir que dans votre insolente supposition àla Vivetière. Mais ces mystères sont au-dessusde votre intelligence. Sachez seulement,monsieur le comte, reprit-elle gravement, que lafille du duc de Verneuil a trop d’élévation dansl’âme pour ne pas vivement s’intéresser à vous.

— Même après une insulte, dit le comte avecune sorte de regret.

— Certaines personnes ne sont-elles pas trophaut situées pour que l’insulte les atteigne ?monsieur le comte, je suis du nombre.

En prononçant ces paroles, la jeune fille pritune attitude de noblesse et de fierté qui imposaau prisonnier et rendit toute cette intriguebeaucoup moins claire pour Hulot. Lecommandant mit la main à sa moustache pourla retrousser, et regarda d’un air inquietmademoiselle de Verneuil, qui lui fit un signed’intelligence comme pour avertir qu’elle nes’écartait pas de son plan.

— Maintenant, reprit-elle après une pause,causons. Francine, donne-nous des lumières, mafille.

Elle amena fort adroitement la conversationsur le temps qui était, en si peu d’années,devenu l’ancien régime. Elle reporta si bien lecomte à cette époque par la vivacité de sesobservations et de ses tableaux ; elle donna tantd’occasions au gentilhomme d’avoir de l’esprit,par la complaisante finesse avec laquelle elle luiménagea des reparties, que le comte finit partrouver qu’il n’avait jamais été si aimable, etcette idée l’ayant rajeuni, il essaya de fairepartager à cette séduisante personne la bonneopinion qu’il avait de lui-même. Cettemalicieuse fille se plut à essayer sur le comtetous les ressorts de sa coquetterie, elle put ymettre d’autant plus d’adresse que c’était un jeupour elle. Ainsi, tantôt elle laissait croire à derapides sentiment qu’elle éprouvait, ellemanifestait une froideur qui charmait le comte,et qui servait à augmenter insensiblement cettepassion impromptu. Elle ressemblait

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parfaitement à un pêcheur qui de temps entemps lève sa ligne pour reconnaître si lepoisson mord à l’appât. Le pauvre comte selaissa prendre à la manière innocente dont salibératrice avait accepté deux ou troiscompliments assez bien tournés. L’émigration, laRépublique, la Bretagne et les Chouans setrouvèrent alors à mille lieues de sa pensée.Hulot se tenait droit, immobile et silencieuxcomme le dieu Terme. Son défaut d’instructionle rendait tout à fait inhabile à ce genre deconversation, il se doutait bien que les deuxinterlocuteurs devaient être très spirituels ; maistous les efforts de son intelligence ne tendaientqu’à les comprendre, afin de savoir s’ils necomplotaient pas à mots couverts contre laRépublique.

— Montauran, mademoiselle, disait le comte,a de la naissance, il est bien élevé, joli garçon ;mais il ne connaît pas du tout la galanterie. Ilest trop jeune pour avoir vu Versailles. Sonéducation a été manquée, et, au lieu de faire desnoirceurs, il donnera des coups de couteau. Ilpeut aimer violemment, mais il n’aura jamaiscette fine fleur de manières qui distinguaitLauzun, Adhémar, Coigny, comme tantd’autres ! … Il n’a point l’art aimable de direaux femmes de ces jolis riens qui, après tout,leur conviennent mieux que ces élans de passionpar lesquels on les a bientôt fatiguées. Oui,quoique ce soit un homme à bonnes fortunes, iln’en a ni le laisser-aller, ni la grâce.

— Je m’en suis bien aperçue, répondit Marie.

— Ah ! se dit le comte, elle a eu uneinflexion de voix et un regard qui prouvent queje ne tarderai pas à être du dernier bien avecelle ; et ma foi, pour lui appartenir, je croiraitout ce qu’elle voudra que je croie.

Il lui offrit la main, le dîner était servi.Mademoiselle de Verneuil fit les honneurs durepas avec une politesse et un tact qui nepouvaient avoir été acquis que par l’éducation etdans la vie recherché de la cour.

— Allez-vous-en, dit-elle à Hulot en sortantde table, vous lui feriez peur, tandis que si je

suis seule avec lui je saurai bientôt tout ce quej’ai besoin d’apprendre ; il en est au point où unhomme me dit tout ce qu’il pense et ne voit plusque par mes yeux.

— Et après ? demanda le commandant enayant l’air de réclamer le prisonnier.

— Oh ! libre, répondit-elle, il sera librecomme l’air.

— Il a cependant été pris les armes à lamain. — Non, dit-elle par une de cesplaisanteries sophistiques que les femmes seplaisent à opposer à une raison péremptoire, jel’avais désarmé. — Comte, dit-elle augentilhomme en rentrant, je viens d’obtenirvotre liberté ; mais rien pour rien, ajouta-t-elleen souriant et mettant sa tête de côté commepour l’interroger.

— Demandez-moi tout, même mon nom etmon honneur ! s’écria-t-il dans son ivresse, jemets tout à vos pieds.

Et il s’avança pour lui saisir la main, enessayant de lui faire prendre ses désirs pour dela reconnaissance ; mais mademoiselle deVerneuil n’était pas fille à s’y méprendre. Aussi,tout en souriant de manière à donner quelqueespérance à ce nouvel amant :

— Me feriez-vous repentir de ma confiance ?dit-elle en se reculant de quelques pas.

— L’imagination d’une jeune fille va plus viteque celle d’une femme, répondit-il en riant.

— Une jeune fille a plus à perdre que lafemme. — C’est vrai, l’on doit être défiantquand on porte un trésor.

— Quittons ce langage-là, reprit-elle, etparlons sérieusement. Vous donnez un bal àSaint-James. J’ai entendu dire que vous aviezétabli là vos magasins, vos arsenaux et le siègede votre gouvernement. À quand le bal ?

— À demain soir.

— Vous ne vous étonnerez pas, monsieur,qu’une femme calomniée veuille, avecl’obstination d’une femme, obtenir une éclatante

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Honoré de Balzac – Les Chouans

réparation des injures qu’elle a subies enprésence de ceux qui en furent les témoins. J’iraidonc à votre bal. Je vous demande dem’accorder votre protection du moment où j’yparaîtrai jusqu’au moment où j’en sortirai. — Jene veux pas de votre parole, dit-elle en luivoyant se mettre la main sur le cœur. J’abhorreles serments, ils ont trop l’air d’une précaution.Dites-moi simplement que vous vous engagez àgarantir ma personne de toute entreprisecriminelle ou honteuse. Promettez-moi deréparer votre tort en proclamant que je suis bienla fille du duc de Verneuil, mais en taisant tousles malheurs que j’ai dus à un défaut deprotection paternelle : nous serons quittes. Hé !deux heures de protection accordées à unefemme au milieu d’un bal, est-ce une rançonchère ? … Allez, vous ne valez pas une obole deplus… Et, par un sourire, elle ôta touteamertume à ces paroles.

— Que demanderez-vous pour la carabine ?dit le comte en riant.

— Oh ! plus que pour vous.

— Quoi ?

— Le secret. Croyez-moi, Bauvan, la femmene peut être devinée que par une femme. Je suiscertaine que si vous dites un mot, je puis périren chemin. Hier quelques balles m’ont avertiedes dangers que j’ai à courir sur la route. Oh !cette dame est aussi habile à la chasse que lesteà la toilette. Jamais femme de chambre ne m’asi promptement déshabillée. Ah ! de grâce, dit-elle, faites en sorte que je n’aie rien desemblable à craindre au bal…

— Vous y serez sous ma protection, réponditle comte avec orgueil. Mais viendrez-vous donc àSaint-James pour Montauran ? demanda-t-ild’un air triste. — Vous voulez être plus instruitque je ne le suis, dit-elle en riant. Maintenant,sortez, ajouta-t-elle après une pause. Je vaisvous conduire moi-même hors de la ville, carvous vous faites ici une guerre de cannibales.

— Vous vous intéressez donc un peu à moi ?s’écria le comte. Ah ! mademoiselle, permettez-

moi d’espérer que vous ne serez pas insensible àmon amitié ; car il faut se contenter de cesentiment, n’est-ce pas ? ajouta-t-il d’un air defatuité.

— Allez, devin ! dit-elle avec cette joyeuseexpression que prend une femme pour faire unaveu qui ne compromet ni sa dignité ni sonsecret.

Puis, elle mit une pelisse et accompagna lecomte jusqu’au Nid-aux-crocs. Arrivée au boutdu sentier, elle lui dit : — Monsieur, soyezabsolument discret, même avec le marquis. Etelle mit un doigt sur ses deux lèvres.

Le comte, enhardi par l’air de bonté demademoiselle de Verneuil, lui prit la main, ellela lui laissa prendre comme une grande faveur,et il la lui baisa tendrement.

— Oh ! mademoiselle, comptez sur moi à lavie, à la mort, s’écria-t-il en se voyant hors detout danger. Quoique je vous doive unereconnaissance presque égale à celle que je doisà ma mère, il me sera bien difficile de n’avoirpour vous que du respect…

Il s’élança dans le sentier ; après l’avoir vugagnant les rochers de Saint-Sulpice, Marieremua la tête en signe de satisfaction et se dit àelle-même à voix basse : — Ce gros garçon-làm’a livré plus que sa vie pour sa vie ! j’en feraisma créature à bien peu de frais ! Une créatureou un créateur, voilà donc toute la différence quiexiste entre un homme et un autre !

Elle n’acheva pas, jeta un regard de désespoirvers le ciel, et regagna lentement la porte Saint-Léonard, où l’attendaient Hulot et Corentin.

— Encore deux jours, s’écria-t-elle, et… Elles’arrêta en voyant qu’ils n’étaient pas seuls, et iltombera sous vos fusils, dit-elle à l’oreille deHulot.

Le commandant recula d’un pas et regardad’un air de goguenarderie difficile à rendre cettefille dont la contenance et le visage n’accusaientaucun remords. Il y a cela d’admirable chez lesfemmes qu’elles ne raisonnent jamais leurs

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Perspectives du matérialisme dialectique

actions les plus blâmables, le sentiment lesentraîne ; il y a du naturel même dans leurdissimulation, et c’est chez elles seules que lecrime se rencontre sans bassesse, la plupart dutemps elles ne savent pas comment cela s’estfait.

— Je vais à Saint-James, au bal donné parles Chouans, et…

— Mais, dit Corentin en interrompant, il y acinq lieues, voulez-vous que je vous yaccompagne ?

— Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle,d’une chose à laquelle je ne pense jamais… devous.

Le mépris que Marie témoignait à Corentinplut singulièrement à Hulot, qui fit sa grimaceen la voyant disparaître vers Saint-Léonard ;Corentin la suivit des yeux en laissant éclatersur sa figure une sourde conscience de la fatalesupériorité qu’il croyait pouvoir exercer surcette charmante créature, en en gouvernant lespassions sur lesquelles il comptait pour latrouver un jour à lui. Mademoiselle de Verneuil,de retour chez elle, s’empressa de délibérer surses parures de bal. Francine, habituée à obéirsans jamais comprendre les fins de sa maîtresse,fouilla les cartons et proposa une paruregrecque. Tout subissait alors le système grec. Latoilette agréée par Marie put tenir dans uncarton facile à porter.

— Francine, mon enfant, je vais courir leschamps ; vois si tu veux rester ici ou me suivre.

— Rester, s’écria Francine. Et qui voushabillerait ?

— Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu cematin ?

— Le voici.

— Couds à ce gant-là un ruban vert, etsurtout prends de l’argent. En s’apercevant queFrancine tenait des pièces nouvellementfrappées, elle s’écria : — Il ne faut que cela pournous faire assassiner. Envoie Jérémie éveillerCorentin. Non, le misérable nous suivrait !

Envoie plutôt chez le commandant demander dema part des écus de six francs.

Avec cette sagacité féminine qui embrasse lesplus petits détails, elle pensait à tout. Pendantque Francine achevait les préparatifs de soninconcevable départ, elle se mit à essayer decontrefaire le cri de la chouette, et parvint àimiter le signal de Marche-à-terre de manière àpouvoir faire illusion. À l’heure de minuit, ellesortit par la porte Saint-Léonard, gagna le petitsentier du Nid-aux-crocs, et s’aventura suivie deFrancine à travers le val de Gibarry, en allantd’un pas ferme, car elle était animée par cettevolonté forte qui donne à la démarche et aucorps je ne sais quel caractère de puissance.Sortir d’un bal de manière à éviter un rhume,est pour les femmes une affaire importante ;mais qu’elles aient une passion dans le cœur,leur corps devient de bronze. Cette entrepriseaurait longtemps flotté dans l’âme d’un hommeaudacieux ; et à peine avait-elle souri àmademoiselle de Verneuil que les dangersdevenaient pour elle autant d’attraits.

— Vous partez sans vous recommander àDieu, dit Francine qui s’était retournée pourcontempler le clocher de Saint-Léonard.

La pieuse Bretonne s’arrêta, joignit lesmains, et dit un Ave à sainte Anne d’Auray, enla suppliant de rendre ce voyage heureux, tandisque sa maîtresse resta pensive en regardant tourà tour et la pose naïve de sa femme de chambrequi priait avec ferveur, et les effets de lanuageuse lumière de la lune qui, en se glissant àtravers les découpures de l’église, donnait augranit la légèreté d’un ouvrage en filigrane. Lesdeux voyageurs arrivèrent promptement à lachaumière de Galope-chopine. Quelque léger quefût le bruit de leurs pas, il éveilla l’un de cesgros chiens à la fidélité desquels les Bretonsconfient la garde du simple loquet de bois quiferme leurs portes. Le chien accourut vers lesdeux étrangères, et ses aboiements devinrent simenaçants qu’elles furent forcées d’appeler ausecours en rétrogradant de quelques pas ; maisrien ne bougea. Mademoiselle de Verneuil siffla

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le cri de la chouette, aussitôt les gonds rouillésde la porte du logis rendirent un son aigu, etGalope-chopine, levé en toute hâte, montra samine ténébreuse.

— Il faut, dit Marie en présentant auSurveillant de Fougères le gant du marquis deMontauran, que je me rende promptement àSaint-James. M. le comte de Bauvan m’a dit quece serait toi qui m’y conduirais et qui meservirais de défenseur. Ainsi, mon cher Galope-chopine, procure-nous deux ânes pour monture,et prépare-toi à nous accompagner. Le temps estprécieux, car si nous n’arrivons pas avantdemain soir à Saint-James, nous ne verrons ni leGars, ni le bal.

Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, letourna, le retourna, et alluma une chandelle enrésine, grosse comme le petit doigt et de lacouleur du pain d’épice. Cette marchandiseimportée en Bretagne du nord de l’Europeaccuse, comme tout ce qui se présente auxregards dans ce singulier pays, une ignorance detous les principes commerciaux, même les plusvulgaires. Après avoir vu le ruban vert, etregardé mademoiselle de Verneuil, s’être grattél’oreille, avoir bu un piché de cidre en en offrantun verre à la belle dame, Galope-chopine lalaissa devant la table sur le banc de châtaignierpoli, et alla chercher deux ânes. La lueurviolette que jetait la chandelle exotique, n’étaitpas assez forte pour dominer les jets capricieuxde la lune qui nuançaient par des pointslumineux les tons noirs du plancher et desmeubles de la chaumière enfumée. Le petit garsavait levé sa jolie tête étonnée, et au-dessus deses beaux cheveux, deux vaches montraient, àtravers les trous du mur de l’étable, leurs muflesroses et leurs gros yeux brillants. Le grandchien, dont la physionomie n’était pas la moinsintelligente de la famille, semblait examiner lesdeux étrangères avec autant de curiosité qu’enannonçait l’enfant. Un peintre aurait admirélongtemps les effets de nuit de ce tableau ; mais,peu curieuse d’entrer en conversation avecBarbette qui se dressait sur son séant comme unspectre et commençait à ouvrir de grands yeux

en la reconnaissant, Marie sortit pour échapperà l’air empesté de ce taudis et aux questions quela Bécanière allait lui faire. Elle montalestement l’escalier du rocher qui abritait lahutte de Galope-chopine, et y admira lesimmenses détails de ce paysage, dont les pointsde vue subissaient autant de changements quel’on faisait de pas en avant ou en arrière, vers lehaut des sommets ou le bas des vallées. Lalumière de la lune enveloppait alors, commed’une brume lumineuse, la vallée du Couesnon.Certes, une femme qui portait en son cœur unamour méconnu devait savourer la mélancolieque cette lueur douce fait naître dans l’âme, parles apparences fantastiques imprimées auxmasses, et par les couleurs dont elle nuance leseaux. En ce moment le silence fut troublé par lecri des ânes ; Marie redescendit promptement àla cabane du Chouan, et ils partirent aussitôt.Galope-chopine, armé d’un fusil de chasse àdeux coups, portait une longue peau de biquequi lui donnait l’air de Robinson Crusoé. Sonvisage bourgeonné et plein de rides se voyait àpeine sous le large chapeau que les paysansconservent encore comme une tradition desanciens temps, orgueilleux d’avoir conquis àtravers leur servitude l’antique ornement destêtes seigneuriales. Cette nocturne caravane,protégée par ce guide dont le costume, l’attitudeet la figure avaient quelque chose de patriarcal,ressemblait à cette scène de la fuite en Egyptedue aux sombres pinceaux de Rembrandt.Galope-chopine évita soigneusement la granderoute, et guida les deux étrangères à traversl’immense dédale de chemins de traverse de laBretagne.

Mademoiselle de Verneuil comprit alors laguerre des Chouans. En parcourant ces routeselle put mieux apprécier l’état de ces campagnesqui, vues d’un point élevé, lui avaient paru siravissantes ; mais dans lesquelles il fauts’enfoncer pour en concevoir et les dangers et lesinextricables difficultés. Autour de chaquechamp, et depuis un temps immémorial, lespaysans ont élevé un mur en terre, haut de sixpieds, de forme prismatique, sur le faîte duquel

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Perspectives du matérialisme dialectique

croissent des châtaigniers, des chênes, ou deshêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une haie(la haie normande), et les longues branches desarbres qui la couronnent, presque toujoursrejetées sur le chemin, décrivent au-dessus unimmense berceau. Les chemins, tristementencaissés par ces murs tirés d’un sol argileux,ressemblent aux fossés des places fortes, etlorsque le granit qui, dans ces contrées, arrivepresque toujours à fleur de terre, n’y fait pasune espèce de pavé raboteux, ils deviennentalors tellement impraticables que la moindrecharrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deuxpaires de bœufs et de deux chevaux petits, maisgénéralement vigoureux. Ces chemins sont sihabituellement marécageux, que l’usage aforcément établi pour les piétons dans le champet le long de la haie un sentier nommé une rote,qui commence et finit avec chaque pièce deterre. Pour passer d’un champ dans un autre, ilfaut donc remonter la haie au moyen deplusieurs marches que la pluie rend souventglissantes.

Les voyageurs avaient encore bien d’autresobstacles à vaincre dans ces routes tortueuses.Ainsi fortifié, chaque morceau de terre a sonentrée qui, large de dix pieds environ, est ferméepar ce qu’on nomme dans l’Ouest un échalier.L’échalier est un tronc ou une forte branched’arbre dont un des bouts, percé de part enpart, s’emmanche dans une autre pièce de boisinforme qui lui sert de pivot. L’extrémité del’échalier se prolonge un peu au-delà de cepivot, de manière à recevoir une charge assezpesante pour former un contrepoids etpermettre à un enfant de manœuvrer cettesingulière fermeture champêtre dont l’autreextrémité repose dans un trou fait à la partieintérieure de la haie. Quelquefois les paysanséconomisent la pierre du contrepoids en laissantdépasser le gros bout du tronc de l’arbre ou dela branche. Cette clôture varie suivant le géniede chaque propriétaire. Souvent l’échalierconsiste en une seule branche d’arbre dont lesdeux bouts sont scellés par de la terre dans lahaie. Souvent il a l’apparence d’une porte

carrée, composée de plusieurs menues branchesd’arbres, placées de distance en distance, commeles bâtons d’une échelle mise en travers. Cetteporte tourne alors comme un échalier et roule àl’autre bout sur une petite roue pleine. Ceshaies et ces échaliers donnent au sol laphysionomie d’un immense échiquier dontchaque champ forme une case parfaitementisolée des autres, close comme une forteresse,protégée comme elle par des remparts. La porte,facile à défendre, offre à des assaillants la pluspérilleuse de toutes les conquêtes. En effet, lepaysan breton croit engraisser la terre qui serepose, en y encourageant la venue de genêtsimmenses, arbuste si bien traité dans cescontrées qu’il y arrive en peu de temps àhauteur d’homme. Ce préjugé, digne de gens quiplacent leurs fumiers dans la partie la plusélevée de leurs cours, entretient sur le sol etdans la proportion d’un champ sur quatre, desforêts de genêts, au milieu desquelles on peutdresser mille embûches. Enfin il n’existe peut-être pas de champ où il ne se trouve quelquesvieux pommiers à cidre qui y abaissent leursbranches basses et par conséquent mortelles auxproductions du sol qu’elles couvrent ; or, si vousvenez à songer au peu d’étendue des champsdont toutes les haies supportent d’immensesarbres à racines gourmandes qui prennent lequart du terrain, vous aurez une idée de laculture et de la physionomie du pays queparcourait alors mademoiselle de Verneuil.

On ne sait si le besoin d’éviter lescontestations a, plus que l’usage si favorable à laparesse d’enfermer les bestiaux sans les garder,conseillé de construire ces clôtures formidablesdont les permanents obstacles rendent le paysimprenable, et la guerre des masses impossible.Quand on a, pas à pas, analysé cette dispositiondu terrain, alors se révèle l’insuccès nécessaired’une lutte entre des troupes régulières et despartisans ; car cinq cents hommes peuvent défierles troupes d’un royaume. Là était tout le secretde la guerre des Chouans. Mademoiselle deVerneuil comprit alors la nécessité où se trouvaitla République d’étouffer la discorde plutôt par

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Honoré de Balzac – Les Chouans

des moyens de police et de diplomatie, que parl’inutile emploi de la force militaire. Que faireen effet contre des gens assez habiles pourmépriser la possession des villes et s’assurercelle de ces campagnes à fortificationsindestructibles. Comment ne pas négocierlorsque toute la force de ces paysans aveuglésrésidait dans un chef habile et entreprenant ?Elle admira le génie du ministre qui devinait dufond d’un cabinet le secret de la paix. Elle crutentrevoir les considérations qui agissent sur leshommes assez puissants pour voir tout unempire d’un regard, et dont les actions,criminelles aux yeux de la foule, ne sont que lesjeux d’une pensée immense. Il y a chez ces âmesterribles, on ne sait quel partage entre lepouvoir de la fatalité et celui du destin, on nesait quelle prescience dont les signes les élèventtout à coup ; la foule les cherche un momentparmi elle, elle lève les yeux et les voit planant.Ces pensées semblaient justifier et mêmeennoblir les désirs de vengeance formés parmademoiselle de Verneuil ; puis, ce travail deson âme et ses espérances lui communiquaientassez d’énergie pour lui faire supporter lesétranges fatigues de son voyage. Au bout dechaque héritage, Galope-chopine était forcé defaire descendre les deux voyageuses pour lesaider à gravir les passages difficiles, et lorsqueles rotes cessaient, elles étaient obligées dereprendre leurs montures et de se hasarder dansces chemins fangeux qui se ressentaient del’approche de l’hiver. La combinaison de cesgrands arbres, des chemins creux et des clôtures,entretenait dans les bas-fonds une humidité quisouvent enveloppait les trois voyageurs d’unmanteau de glace. Après de pénibles fatigues, ilsatteignirent, au lever du soleil, les bois deMarignay. Le voyage devint alors moins difficiledans le large sentier de la forêt. La voûte forméepar les branches, l’épaisseur des arbres, mirentles voyageurs à l’abri de l’inclémence du ciel, etles difficultés multipliées quels avaient eu àsurmonter d’abord ne se représentèrent plus.

À peine avaient-ils fait une lieue environ àtravers ces bois, qu’ils entendirent dans le

lointain un murmure confus de voix et le bruitd’une sonnette dont les sons argentins n’avaientpas cette monotonie que leur imprime la marchedes bestiaux. Tout en cheminant, Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoupd’attention, bientôt une bouffée de vent luiapporta quelques mots psalmodiés dontl’harmonie parut agir fortement sur lui, car ildirigea les montures fatiguées dans un sentierqui devait écarter les voyageurs du chemin deSaint-James, et il fit la sourde oreille auxreprésentations de mademoiselle de Verneuil,dont les appréhensions s’accrurent en raison dela sombre disposition des lieux. À droite et àgauche, d’énormes rochers de granit, posés lesuns sur les autres, offraient de bizarresconfigurations. À travers ces blocs, d’immensesracines semblables à de gros serpents seglissaient pour aller chercher au loin les sucsnourriciers de quelques hêtres séculaires. Lesdeux côtés de la route ressemblaient à cesgrottes souterraines, célèbres par leursstalactites. D’énormes festons de pierre où lasombre verdure du houx et des fougères s’alliaitaux taches verdâtres ou blanchâtres desmousses, cachaient des précipices et l’entrée dequelques profondes cavernes. Quand les troisvoyageurs eurent fait quelques pas dans unétroit sentier, le plus étonnant des spectaclesvint tout à coup s’offrir aux regards demademoiselle de Verneuil, et lui fit concevoirl’obstination de Galope-chopine.

Un bassin demi-circulaire, entièrementcomposé de quartiers de granit, formait unamphithéâtre dans les informes gradins duquelde hauts sapins noirs et des châtaigniers jauniss’élevaient les uns sur les autres en présentantl’aspect d’un grand cirque, où le soleil de l’hiversemblait plutôt verser de pâles couleursqu’épancher sa lumière et où l’automne avaitpartout jeté le tapis fauve de ses feuilles séchées.Au centre de cette salle qui semblait avoir eu ledéluge pour architecte, s’élevaient trois énormespierres druidiques, vaste autel sur lequel étaitfixée une ancienne bannière d’église. Unecentaine d’hommes agenouillés, et la tête nue,

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priaient avec ferveur dans cette enceinte où unprêtre, assisté de deux autres ecclésiastiques,disait la messe. La pauvreté des vêtementssacerdotaux, la faible voix du prêtre quiretentissait comme un murmure dans l’espace,ces hommes pleins de conviction, unis par unmême sentiment et prosternés devant un autelsans pompe, la nudité de la croix, l’agresteénergie du temple, l’heure, le lieu, tout donnaità cette scène le caractère de naïveté quidistingua les premières époques duchristianisme. Mademoiselle de Verneuil restafrappée d’admiration. Cette messe dite au fonddes bois, ce culte renvoyé par la persécution verssa source, la poésie des anciens temps hardimentjetée au milieu d’une nature capricieuse etbizarre, ces Chouans armés et désarmés, cruelset priant, à la fois hommes et enfants, tout celane ressemblait à rien de ce qu’elle avait encorevu ou imaginé. Elle se souvenait bien d’avoiradmiré dans son enfance les pompes de cetteéglise romaine si flatteuses pour les sens ; maiselle ne connaissait pas encore Dieu tout seul, sacroix sur l’autel, son autel sur la terre ; au lieudes feuillages découpés qui dans les cathédralescouronnent les arceaux gothiques, les arbres del’automne soutenant le dôme du ciel ; au lieudes mille couleurs projetées par les vitraux, lesoleil glissant à peine ses rayons rougeâtres etses reflets assombris sur l’autel, sur le prêtre etsur les assistants. Les hommes n’étaient plus làqu’un fait et non un système, c’était une prièreet non une religion. Mais les passions humaines,dont la compression momentanée laissait à cetableau toutes ses harmonies, apparurentbientôt dans cette scène mystérieuse etl’animèrent puissamment.

À l’arrivée de mademoiselle de Verneuil,l’évangile s’achevait. Elle reconnut en l’officiant,non sans quelque effroi, l’abbé Gudin, et sedéroba précipitamment à ses regards enprofitant d’un immense fragment de granit quilui fit une cachette où elle attira vivementFrancine ; mais elle essaya vainement d’arracherGalope-chopine de la place qu’il avait choisiepour participer aux bienfaits de cette cérémonie.

Elle espéra pouvoir échapper au danger qui lamenaçait en remarquant que la nature duterrain lui permettrait de se retirer avant tousles assistants. À la faveur d’une large fissure durocher, elle vit l’abbé Gudin, montant sur unquartier de granit qui lui servit de chaire, et il ycommença son prône en ces termes : In nominePatris et Filii, et Spiritus Sancti.

À ces mots, les assistants firent tous etpieusement le signe de la croix.

— Mes chers frères, reprit l’abbé d’une voixforte, nous prierons d’abord pour les trépassés :Jean Cochegrue, Nicolas Laferté, Joseph Brouet,François Parquoi, Sulpice Coupiau, tous de cetteparoisse et morts des blessures qu’ils ont reçuesau combat de La Pellerine et au siège deFougères. De profundis, etc.

Ce psaume fut récité, suivant l’usage, par lesassistants et par les prêtres, qui disaientalternativement un verset avec une ferveur debon augure pour le succès de la prédication.Lorsque le psaume des morts fut achevé, l’abbéGudin continua d’une voix dont la violence allatoujours en croissant, car l’ancien jésuiten’ignorait pas que la véhémence du débit étaitle plus puissant des arguments pour persuaderses sauvages auditeurs.

— Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vousont donné l’exemple du devoir, dit-il. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire de vousdans le paradis ? Sans ces bienheureux qui ontdû y être reçus à bras ouverts par tous lessaints, Notre-Seigneur pourrait croire que votreparoisse est habitée par des Mahumétisches ! …Savez-vous, mes gars, ce qu’on dit de vous dansla Bretagne, et chez le roi ? … Vous ne le savezpoint, n’est-ce pas ? Je vais vous le dire —« Comment, les Bleus ont renversé les autels, ilsont tué les recteurs, ils ont assassiné le roi et lareine, ils veulent prendre tous les paroissiens deBretagne pour en faire des Bleus comme eux etles envoyer se battre hors de leurs paroisses,dans des pays bien éloignés où l’on court lerisque de mourir sans confession et d’aller ainsipour l’éternité dans l’enfer, et les gars de

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Marignay, à qui l’on a brûlé leur église, sontrestés les bras ballants ? Oh ! oh ! CetteRépublique de damnés a vendu à l’encan lesbiens de Dieu et ceux des seigneurs, elle en apartagé le prix entre ses Bleus ; puis, pour senourrir d’argent comme elle se nourrit de sang,elle vient de décréter de prendre trois livres surles écus de six francs, comme elle veut emmenertrois hommes sur six, et les gars de Marignayn’ont pas pris leurs fusils pour chasser les Bleusde Bretagne ? Ah ! ah ! … le paradis leur serarefusé, et ils ne pourront jamais faire leursalut ! » Voilà ce qu’on dit de vous. C’est doncde votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’est votreâme que vous sauverez en combattant pour lareligion et pour le roi. Sainte Anne d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier à deux heures etdemie. Elle m’a dit comme je vous le dis : « Tues un prêtre de Marignay ? — Oui, madame,prêt à vous servir. — Eh ! bien, je suis sainteAnne d’Auray, tante de Dieu, à la mode deBretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici,parce que je suis venue pour que tu dises auxgars de Marignay qu’il n’y a pas de salut àespérer pour eux s’ils ne s’arment pas. Aussi,leur refuseras-tu l’absolution de leurs péché, àmoins qu’ils ne servent Dieu. Tu béniras leursfusils, et les gars qui seront sans péché nemanqueront pas les Bleus, parce que leurs fusilssont consacrés ! … » Elle a disparu en laissantsous le chêne de la Patte-d’oie, une odeurd’encens. J’ai marqué l’endroit. Une belle viergede bois y a été placée par M. le recteur deSaint-James. Or, la mère de Pierre Leroi ditMarche-à-terre, étant venue prier le soir, a étéguérie de ses douleurs, a cause des bonnesœuvres de son fils. La voilà au milieu de vous etvous la verrez de vos yeux marchant toute seule.C’est un miracle fait, comme la résurrection dubienheureux Marie Lambrequin, pour vousprouver que Dieu n’abandonnera jamais la causedes Bretons quand ils combattront pour sesserviteurs et pour le roi. Ainsi, mes chers frères,si vous voulez faire votre salut et vous montrerles défenseurs du Roi notre seigneur, vous devezobéir à tout ce que vous commandera celui quele roi a envoyé et que nous nommons le Gars.

Alors vous ne serez plus comme desMahumétisches, et vous vous trouverez avectous les gars de toute la Bretagne, sous labannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dansles poches des Bleus tout l’argent qu’ils aurontvolé ; car, si pendant que vous faites la guerrevos champs ne sont pas semés, le Seigneur et leRoi vous abandonnent les dépouilles de leursennemis. Voulez-vous, chrétiens, qu’il soit ditque les gars de Marignay sont en arrière desgars du Morbihan, les gars de Saint-Georges, deceux de Vitré, d’Antrain, qui tous sont auservice de Dieu et du Roi ? Leur laisserez-voustout prendre ? Resterez-vous comme deshérétiques, les bras croisés, quand tant deBretons font leur salut et sauvent leur Roi ? —Vous abandonnerez tout pour moi ! a ditl’Evangile. N’avons-nous pas déjà abandonné lesdîmes, nous autres ! Abandonnez donc tout pourfaire cette guerre sainte ! Vous serez comme lesMacchabées. Enfin tout vous sera pardonné.Vous trouverez au milieu de vous les recteurs etleurs curés, et vous triompherez ! Faitesattention à ceci, chrétiens, dit-il en terminant,pour aujourd’hui seulement nous avons lepouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui neprofiteront pas de cette faveur, ne retrouverontplus la sainte d’Auray aussi miséricordieuse, etelle ne les écouterait plus comme elle l’a faitdans la guerre précédente.

Cette prédication soutenue par l’éclat d’unorgane emphatique et par des gestes multipliésqui mirent l’orateur tout en eau, produisit enapparence peu d’effet. Les paysans immobiles etdebout, les yeux attachés sur l’orateur,ressemblaient à des statues ; mais mademoisellede Verneuil remarqua bientôt que cette attitudegénérale était le résultat d’un charme jeté parl’abbé sur cette foule. Il avait, à la manière desgrands acteurs, manié tout son public comme unseul homme, en parlant aux intérêts et auxpassions. N’avait-il pas absous d’avance lesexcès, et délié les seuls liens qui retinssent ceshommes grossiers dans l’observation despréceptes religieux et sociaux. Il avait prostituéle sacerdoce aux intérêts politiques ; mais, dans

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ces temps de révolution, chacun faisait, au profitde son parti, une arme de ce qu’il possédait, etla croix pacifique de Jésus devenait uninstrument de guerre aussi bien que le socnourricier des charrues. Ne rencontrant aucunêtre avec lequel elle pût s’entendre,mademoiselle de Verneuil se retourna pourregarder Francine, et ne fut pas médiocrementsurprise de lui voir partager cet enthousiasme,car elle disait dévotieusement son chapelet surcelui de Galope-chopine qui le lui avait sansdoute abandonné pendant la prédication.

— Francine ! lui dit-elle à voix basse, tu asdonc peur d’être une Mahumétische ?

— Oh ! mademoiselle, répliqua la Bretonne,voyez donc là-bas la mère de Pierre qui marche…

L’attitude de Francine annonçait uneconviction si profonde, que Marie comprit alorstout le secret de ce prône, l’influence du clergésur les campagnes, et les prodigieux effets de lascène qui commença. Les paysans les plusvoisins de l’autel s’avancèrent un à un, ets’agenouillèrent en offrant leurs fusils auprédicateur qui les remettait sur l’autel. Galope-chopine se hâta d’aller présenter sa vieillecanardière. Les trois prêtres chantèrent l’hymnedu Veni Creator tandis que le célébrantenveloppait ces instruments de mort dans unnuage de fumée bleuâtre, en décrivant desdessins qui semblaient s’entrelacer. Lorsque labrise eut dissipé la vapeur de l’encens, les fusilsfurent distribués par ordre. Chaque hommereçut le sien à genoux, de la main des prêtresqui récitaient une prière latine en les leurrendant. Lorsque les hommes armés revinrent àleurs places, le profond enthousiasme del’assistance, jusque-là muette, éclata d’unemanière formidable, mais attendrissante.

— Domine, salvum fac regem ! …

Telle était la prière que le prédicateurentonna d’une voix retentissante et qui fut pardeux fois violemment chantée. Ces cris eurentquelque chose de sauvage et de guerrier. Lesdeux notes du mot regem, facilement traduit parces paysans, furent attaquées avec tant

d’énergie, que mademoiselle de Verneuil ne puts’empêcher de reporter ses pensées avecattendrissement sur la famille des Bourbonsexilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa viepassée. Sa mémoire lui retraça les fêtes de cettecour maintenant dispersée, et au sein desquelleselle avait brillé. La figure du marquiss’introduisit dans cette rêverie. Avec cettemobilité naturelle à l’esprit d’une femme, elleoublia le tableau qui s’offrait à ses regards, etrevint alors à ses projets de vengeance où il s’enallait de sa vie, mais qui pouvaient échouerdevant un regard. En pensant à paraître belle,dans ce moment le plus décisif de son existence,elle songea qu’elle n’avait pas d’ornements pourparer sa tête au bal, et fut séduite par l’idée dese coiffer avec une branche de houx, dont lesfeuilles crispées et les baies rouges attiraient ence moment son attention.

— Oh ! oh ! mon fusil pourra rater si je tiresur des oiseaux, mais sur des Bleus… jamais ! ditGalope-chopine en hochant la tête en signe desatisfaction.

Marie examina plus attentivement le visagede son guide, et y trouva le type de tous ceuxqu’elle venait de voir. Ce vieux Chouan netrahissait certes pas autant d’idées qu’il y enaurait eu chez un enfant. Une joie naïve ridaitses joues et son front quand il regardait sonfusil ; mais une religieuse conviction jetait alorsdans l’expression de sa joie une teinte defanatisme qui, pour un moment, laissait éclatersur cette sauvage figure les vices de lacivilisation. Ils atteignirent bientôt un village,c’est-à-dire la réunion de quatre ou cinqhabitations semblables à celle de Galope-chopine, ou les Chouans nouvellement recrutésarrivèrent, pendant que mademoiselle deVerneuil achevait un repas dont le beurre, lepain et le laitage firent tous les frais. Cettetroupe irrégulière était conduite par le recteur,qui tenait à la main une croix grossièretransformée en drapeau, et que suivait un garstout fier de porter la bannière de la paroisse.Mademoiselle de Verneuil se trouva forcémentréunie à ce détachement qui se rendait comme

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elle à Saint-James, et qui la protégeanaturellement contre toute espèce de danger, dumoment où Galope-chopine eut fait l’heureuseindiscrétion de dire au chef de cette troupe, quela belle garce à laquelle il servait de guide étaitla bonne amie du Gars.

Vers le coucher du soleil, les trois voyageursarrivèrent à Saint-James, petite ville qui doitson nom aux Anglais, par lesquels elle fut bâtieau XIVème siècle, pendant leur domination enBretagne. Avant d’y entrer, mademoiselle deVerneuil fut témoin d’une étrange scène deguerre à laquelle elle ne donna pas beaucoupd’attention, elle craignit d’être reconnue parquelques-uns de ses ennemis, et cette peur lui fithâter sa marche. Cinq à six mille paysansétaient campés dans un champ. Leurs costumes,assez semblables à ceux des réquisitionnaires deLa Pellerine excluaient toute idée de guerre.Cette tumultueuse réunion d’hommesressemblait à celle d’une grande foire. Il fallaitmême quelque attention pour découvrir que cesBretons étaient armés, car leurs peaux de biquesi diversement façonnées cachaient presque leursfusils, et l’arme la plus visible était la faux parlaquelle quelques-uns remplaçaient les fusilsqu’on devait leur distribuer. Les uns buvaient etmangeaient, les autres se battaient ou sedisputaient à haute voix ; mais la plupartdormaient couchés par terre. Il n’y avait aucuneapparence d’ordre et de discipline. Un officier,portant un uniforme rouge, attira l’attention demademoiselle de Verneuil, elle le supposa devoirêtre au service d’Angleterre. Plus loin, deuxautres officiers paraissaient vouloir apprendre àquelques Chouans, plus intelligents que lesautres, à manœuvrer deux pièces de canon quisemblaient former toute l’artillerie de la futurearmée royaliste. Des hurlements accueillirentl’arrivée des gars de Marignay qui furentreconnus à leur bannière. À la faveur dumouvement que cette troupe et les recteursexcitèrent dans le camp, mademoiselle deVerneuil put le traverser sans danger ets’introduisit dans la ville. Elle atteignit uneauberge de peu d’apparence et qui n’était pas

très éloignée de la maison où se donnait le bal.La ville était envahie par tant de monde,qu’après toutes les peines imaginables, ellen’obtint qu’une mauvaise petite chambre.Lorsqu’elle y fut installée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartons quicontenaient la toilette de sa maîtresse, il restadebout dans une attitude d’attente etd’irrésolution indescriptible. En tout autremoment, mademoiselle de Verneuil se seraitamusée à voir ce qu’est un paysan breton sortide sa paroisse ; mais elle rompit le charme entirant de sa bourse quatre écus de six francsqu’elle lui présenta.

— Prends donc ! dit-elle à Galope-chopine ;et, si tu veux m’obliger, tu retourneras sur-le-champ à Fougères, sans passer par le camp etsans goûter au cidre.

Le Chouan, étonné d’une telle libéralité,regardait tour à tour les quatre écus qu’il avaitpris et mademoiselle de Verneuil ; mais elle fitun geste de main, et il disparut.

— Comment pouvez-vous le renvoyer,mademoiselle ! demanda Francine. N’avez-vouspas vu comme la ville est entourée, comment laquitterons-nous, et qui vous protégera ici ? …

— N’as-tu pas ton protecteur ? ditmademoiselle de Verneuil en sifflant sourdementd’une manière moqueuse à la manière deMarche-à-terre, de qui elle essaya de contrefairel’attitude.

Francine rougit et sourit tristement de lagaieté de sa maîtresse.

— Mais où est le vôtre ? demanda-t-elle.

Mademoiselle de Verneuil tira brusquementson poignard, et le montra à la Bretonneeffrayée qui se laissa aller sur une chaise, enjoignant les mains.

— Qu’êtes-vous donc venue chercher ici,Marie ! s’écria-t-elle d’une voix suppliante quine demandait pas de réponse.

Mademoiselle de Verneuil était occupée àcontourner les branches de houx qu’elle avait

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cueillies, et disait : — Je ne sais pas si ce houxsera bien joli dans les cheveux. Un visage aussiéclatant que le mien peut seul supporter une sisombre coiffure, qu’en dis-tu, Francine ?

Plusieurs propos semblables annoncèrent laplus grande liberté d’esprit chez cette singulièrefille pendant qu’elle fit sa toilette. Qui l’eûtécoutée, aurait difficilement cru à la gravité dece moment où elle jouait sa vie. Une robe demousseline des Indes, assez courte et semblableà un linge mouillé, révéla les contours délicatsde ses formes ; puis elle mit un pardessus rougedont les plis nombreux et graduellement plusallongés à mesure qu’ils tombaient sur le côté,dessinèrent le cintre gracieux des tuniquesgrecques. Ce voluptueux vêtement des prêtressespaïennes rendit moins indécent ce costume quela mode de cette époque permettait aux femmesde porter. Pour atténuer l’impudeur de la mode,Marie couvrit d’une gaze ses blanches épaulesque la tunique laissait à nu beaucoup trop bas.Elle tourna les longues nattes de ses cheveux demanière à leur faire former derrière la tête cecône imparfait et aplati qui donne tant de grâceà la figure de quelques statues antiques par uneprolongation factice de la tête, et quelquesboucles réservées au-dessus du front retombèrentde chaque côté de son visage en longs rouleauxbrillants. Ainsi vêtue, ainsi coiffée, elle offrit uneressemblance parfaite avec les plus illustreschefs-d’œuvre du ciseau grec. Quand elle eut,par un sourire, donné son approbation à cettecoiffure dont les moindres dispositions faisaientressortir les beautés de son visage, elle y posa lacouronne de houx qu’elle avait préparée et dontles nombreuses baies rouges répétèrentheureusement dans ses cheveux la couleur de latunique. Tout en tortillant quelques feuilles pourproduire des oppositions capricieuses entre leursens et le revers, mademoiselle de Verneuilregarda dans une glace l’ensemble de sa toilettepour juger de son effet.

— Je suis horrible ce soir ! dit-elle comme sielle eût été entourée de flatteurs. J’ai l’air d’unestatue de la Liberté.

Elle plaça soigneusement son poignard aumilieu de son corset en laissant passer les rubisqui en ornaient le bout et dont les refletsrougeâtres devaient attirer les yeux sur lestrésors que sa rivale avait si indignementprostitués. Francine ne put se résoudre à quittersa maîtresse. Quand elle la vit près de partir,elle sut trouver, pour l’accompagner, desprétextes dans tous les obstacles que les femmesont à surmonter en allant à une fête dans unepetite ville de la Basse-Bretagne. Ne fallait-ilpas qu’elle débarrassât mademoiselle de Verneuilde son manteau, de la double chaussure que laboue et le fumier de la rue l’avaient obligée àmettre, quoiqu’on l’eût fait sabler, et du voile degaze sous lequel elle cachait sa tête aux regardsdes Chouans que la curiosité attirait autour dela maison où la fête avait lieu. La foule était sinombreuse, qu’elles marchèrent entre deux haiesde Chouans. Francine n’essaya plus de retenir samaîtresse, mais après lui avoir rendu les derniersservices exigés par une toilette dont le mériteconsistait dans une extrême fraîcheur, elle restadans la cour pour ne pas l’abandonner auxhasards de sa destinée sans être à même de volerà son secours, car la pauvre Bretonne neprévoyait que des malheurs.

Une scène assez étrange avait lieu dansl’appartement de Montauran, au moment oùMarie de Verneuil se rendait à la fête. Le jeunemarquis achevait sa toilette et passait le largeruban rouge qui devait servir à le fairereconnaître comme le premier personnage decette assemblée, lorsque l’abbé Gudin entra d’unair inquiet.

— Monsieur le marquis, venez vite, lui dit-il.Vous seul pourrez calmer l’orage qui s’est élevé,je ne sais à quel propos, entre les chefs. Ilsparlent de quitter le service du Roi. Je crois quece diable de Rifoël est cause de tout le tumulte.Ces querelles-là sont toujours causées par uneniaiserie. Madame du Gua lui a reproché, m’a-t-on dit, d’arriver très mal mis au bal.

— Il faut que cette femme soit folle, s’écria lemarquis, pour vouloir…

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— Le chevalier du Vissard, reprit l’abbé eninterrompant le chef, a répliqué que si vous luiaviez donné l’argent promis au nom du Roi…

— Assez, assez, monsieur l’abbé. Jecomprends tout, maintenant. Cette scène a étéconvenue, n’est-ce pas, et vous êtesl’ambassadeur…

— Moi, monsieur le marquis ! reprit l’abbéen interrompant encore, je vais vous appuyervigoureusement, et vous me rendrez, j’espère, lajustice de croire que le rétablissement de nosautels en France, celui du Roi sur le trône de sespères, sont pour mes humbles travaux de bienplus puissants attraits que cet évêché de Rennesque vous…

L’abbé n’osa poursuivre, car a ces mots lemarquis s’était mis à sourire avec amertume.Mais le jeune chef réprima aussitôt la tristessedes réflexions qu’il faisait, son front prit uneexpression sévère, et il suivit l’abbé Gudin dansune salle où retentissaient de violentes clameurs.

— Je ne reconnais ici l’autorité de personne,s’écriait Rifoël en jetant des regards enflammésà tous ceux qui l’entouraient et en portant lamain à la poignée de son sabre.

— Reconnaissez-vous celle du bon sens ? luidemanda froidement le marquis.

Le jeune chevalier du Vissard, plus connusous son nom patronymique de Rifoël, garda lesilence devant le général des armées catholiques.

— Qu’y a-t-il donc, messieurs ? dit le jeunechef en examinant tous les visages.

— Il y a, monsieur le marquis, reprit uncélèbre contrebandier embarrassé comme unhomme du peuple qui reste d’abord sous le jougdu préjugé devant un grand seigneur, mais quine connaît plus de bornes aussitôt qu’il afranchi la barrière qui l’en sépare, parce qu’il nevoit alors en lui qu’un égal ; il y a, dit-il quevous venez fort à propos. Je ne sais pas dire des’paroles dorées, aussi m’expliquerai-jerondement. J’ai commandé cinq cents hommespendant tout le temps de la dernière guerre.

Depuis que nous avons repris les armes, j’ai sutrouver pour le service du Roi mille têtes aussidures que la mienne. Voici sept ans que je risquema vie pour la bonne cause, je ne vous lereproche pas, mais toute peine mérite salaire.Or, pour commencer, je veux qu’on m’appellemonsieur de Cottereau. Je veux que le grade decolonel me soit reconnu, sinon je traite de masoumission avec le premier Consul. Voyez-vous,monsieur le marquis, mes hommes et moi nousavons un créancier diablement importun et qu’ilfaut toujours satisfaire ! — Le voilà ! ajouta-t-ilen se frappant le ventre.

— Les violons sont-ils venus ? demanda lemarquis à madame du Gua avec un accentmoqueur.

Mais le contrebandier avait traitébrutalement un sujet trop important, et cesesprits aussi calculateurs qu’ambitieux étaientdepuis trop longtemps en suspens sur ce qu’ilsavaient à espérer du Roi, pour que le dédain dujeune chef pût mettre un terme à cette scène. Lejeune et ardent chevalier du Vissard se plaçavivement devant Montauran, et lui prit la mainpour l’obliger à rester.

— Prenez garde, monsieur le marquis, lui dit-il, vous traitez trop légèrement des hommes quiont quelque droit à la reconnaissance de celuique vous représentez ici. Nous savons que SaMajesté vous a donné tout pouvoir pour attesternos services, qui doivent trouver leurrécompense dans ce monde ou dans l’autre, carchaque jour l’échafaud est dressé pour nous. Jesais, quant à moi, que la grade de maréchal decamp…

— Vous voulez dire colonel…

— Non, monsieur le marquis, Charette m’anommé colonel. Le grade dont je parle nepouvant pas m’être contesté, je ne plaide pointen ce moment pour moi, mais pour tous mesintrépides frères d’armes dont les services ontbesoin d’être constatés. Votre signature et vospromesses leur suffiront aujourd’hui, et, dit-iltout bas, j’avoue qu’ils se contentent de peu dechose. Mais, reprit-il en haussant la voix, quand

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le soleil se lèvera dans le château de Versaillespour éclairer les jours heureux de la monarchie,alors les fidèles qui auront aidé le Roi àconquérir la France, en France, pourront-ilsfacilement obtenir des grâces pour leurs familles,des pensions pour les veuves, et la restitutiondes biens qu’on leur a si mal à proposconfisqués. J’en doute. Aussi, monsieur lemarquis, les preuves des services rendus neseront-ils pas alors inutiles. Je ne me défieraijamais du Roi, mais bien de ces cormorans deministres et de courtisans qui lui corneront auxoreilles des considérations sur le bien public,l’honneur de la France, les intérêts de lacouronne, et mille autres billevesées. Puis l’on semoquera d’un loyal Vendéen ou d’un braveChouan, parce qu’il sera vieux, et que la brettequ’il aura tirée pour la bonne cause lui battradans des jambes amaigries par les souffrances…Trouvez-vous que nous ayons tort ?

— Vous parlez admirablement bien, monsieurdu Vissard, mais un peu trop tôt, répondit lemarquis.

— Ecoutez donc, marquis, lui dit le comte deBauvan à voix basse, Rifoël a, par ma foi, débitéde fort bonnes choses. Vous êtes sûr, vous, detoujours avoir l’oreille du Roi ; mais nousautres, nous n’irons voir le maître que de loin enloin ; et je vous avoue que si vous ne me donniezpas votre parole de gentilhomme de me faireobtenir en temps et lieu la charge de Grand-maître des Eaux-et-forêts de France, du diable sije risquerais mon cou. Conquérir la Normandieau Roi, ce n’est pas une petite tâche, aussiespéré-je bien avoir l’Ordre. — Mais, ajouta-t-ilen rougissant, nous avons le temps de penser àcela. Dieu me préserve d’imiter ces pauvreshères et de vous harceler. Vous parlerez de moiau Roi, et tout sera dit.

Chacun des chefs trouva le moyen de fairesavoir au marquis, d’une manière plus ou moinsingénieuse, le prix exagéré qu’il attendait de sesservices. L’un demandait modestement legouvernement de Bretagne, l’autre unebaronnie, celui-ci un grade, celui-là un

commandement ; tous voulaient des pensions.

— Eh ! bien, baron, dit le marquis àmonsieur du Guénic, vous ne voulez donc rien ?

— Ma foi, marquis, ces messieurs ne melaissent que la couronne de France, mais jepourrais bien m’en accommoder…

— Eh ! messieurs, dit l’abbé Gudin d’unevoix tonnante, songez donc que si vous êtes siempressés, vous gâterez tout au jour de lavictoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de fairedes concessions aux révolutionnaires ?

— Aux jacobins, s’écria le contrebandier.Ah ! que le Roi me laisse faire, je répondsd’employer mes mille hommes à les pendre, etnous en serons bientôt débarrassés.

— Monsieur de Cottereau, reprit le marquis,je vois entrer quelques personnes invitées à serendre ici. Nous devons rivaliser de zèle et desoins pour les décider à coopérer à notre sainteentreprise, et vous comprenez que ce n’est pas lemoment de nous occuper de vos demandes,fussent-elles justes.

En parlant ainsi, le marquis s’avançait vers laporte, comme pour aller au-devant de quelquesnobles des pays voisins qu’il avait entrevus ;mais le hardi contrebandier lui barra le passaged’un air soumis et respectueux.

— Non, non, monsieur le marquis, excusez-moi ; mais les jacobins nous ont trop bienappris, en 1793, que ce n’est pas celui qui fait lamoisson qui mange la galette. Signez-moi cechiffon de papier, et demain je vous amènequinze cents gars ; sinon, je traite avec lepremier Consul.

Après avoir regardé fièrement autour de lui,le marquis vit que la hardiesse du vieux partisanet son air résolu ne déplaisaient à aucun desspectateurs de ce débat. Un seul homme assisdans un coin semblait ne prendre aucune part àla scène, et s’occupait à charger de tabac unepipe en terre blanche. L’air de mépris qu’iltémoignait pour les orateurs, son attitudemodeste, et le regard compatissant que le

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marquis rencontra dans ses yeux, lui firentexaminer ce serviteur généreux, dans lequel ilreconnut le major Brigaut ; le chef allabrusquement à lui.

— Et toi, lui dit-il, que demandes-tu ?

— Oh ! monsieur le marquis, si le Roirevient, je suis content.

— Mais toi ?

— Oh ! moi… Monseigneur veut rire.

Le marquis serra la main calleuse du Breton,et dit à madame du Gua, dont il s’étaitrapproché :

— Madame, je puis périr dans monentreprise avant d’avoir eu le temps de faireparvenir au Roi un rapport fidèle sur les arméescatholiques de la Bretagne. Si vous voyez laRestauration, n’oubliez ni ce brave homme ni lebaron du Guénic. Il y a plus de dévouement eneux que dans tous ces gens-là.

Et il montra les chefs qui attendaient avecune certaine impatience que le jeune marquis fitdroit à leurs demandes. Tous tenaient à la maindes papiers déployés, où leurs services avaientsans doute été constatés par les générauxroyalistes des guerres précédentes, et touscommençaient à murmurer. Au milieu d’eux,l’abbé Gudin, le comte de Bauvan, le baron duGuénic se consultaient pour aider le marquis àrepousser des prétentions si exagérées, car ilstrouvaient la position du jeune chef trèsdélicate.

Tout à coup le marquis promena ses yeuxbleus, brillants d’ironie, sur cette assemblée, etdit d’une voix claire : — Messieurs, je ne saispas si les pouvoirs que le Roi a daigné meconfier sont assez étendus pour que je puissesatisfaire à vos demandes. Il n’a peut-être pasprévu tant de zèle, ni tant de dévouement. Vousallez juger vous-même de mes devoirs, et peut-être saurai-je les accomplir.

Il disparut et revint promptement en tenantà la main une lettre déployée, revêtue du sceauet de la signature royale.

— Voici les lettres patentes en vertudesquelles vous devez m’obéir, dit-il. Ellesm’autorisent à gouverner les provinces deBretagne, de Normandie, du Maine et del’Anjou, au nom du Roi, et à reconnaître lesservices des officiers qui se seront distinguésdans ses armées.

Un mouvement de satisfaction éclata dansl’assemblée. Les Chouans s’avancèrent vers lemarquis, en décrivant autour de lui un cerclerespectueux. Tous les yeux étaient attachés surla signature du Roi. Le jeune chef, qui se tenaitdebout devant la cheminée, jeta les lettres dansle feu, où elles furent consumées en un clind’œil.

— Je ne veux plus commander, s’écria lejeune homme, qu’à ceux qui verront un Roi dansle roi, et non une proie à dévorer. Vous êteslibres, messieurs, de m’abandonner…

Madame du Gua, l’abbé Gudin, le majorBrigaut, le chevalier du Vissard, le baron duGuénic, le comte de Bauvan enthousiasmés,firent entendre le cri de vive le Roi ! Si d’abordles autres chefs hésitèrent un moment à répéterce cri, bientôt entraînés par la noble action dumarquis, ils le prièrent d’oublier ce qui venait dese passer, en l’assurant que, sans lettrespatentes, il serait toujours leur chef.

— Allons danser, s’écria le comte de Bauvan,et advienne que pourra ! Après tout, ajouta-t-ilgaiement, il vaut mieux, mes amis, s’adresser àDieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, etnous verrons après.

— Ah ! c’est vrai, ça. Sauf votre respect,monsieur le baron, dit Brigaut à voix basse ens’adressant au loyal du Guénic, je n’ai jamais vuréclamer dès le matin le prix de la journée.

L’assemblée se dispersa dans les salons oùquelques personnes étaient déjà réunies. Lemarquis essaya vainement de quitter l’airsombre qui altéra son visage, les chefsaperçurent aisément les impressions défavorablesque cette scène avait produites sur un hommedont le dévouement était encore accompagné des

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Perspectives du matérialisme dialectique

belles illusions de la jeunesse, et ils en furenthonteux.

Une joie enivrante éclatait dans cette réunioncomposée des personnes les plus exaltées duparti royaliste, qui, n’ayant jamais pu juger, dufond d’une province insoumise, les événementsde la Révolution, devaient prendre lesespérances les plus hypothétiques pour desréalités. Les opérations hardies commencées parMontauran, son nom, sa fortune, sa capacité,relevaient tous les courages, et causaient cetteivresse politique, la plus dangereuse de toutes,en ce qu’elle ne se refroidit que dans destorrents de sang presque toujours inutilementversés. Pour toutes les personnes présentes, laRévolution n’était qu’un trouble passager dansle royaume de France, où, pour elles, rien neparaissait changé. Ces campagnes appartenaienttoujours à la maison de Bourbon. Les royalistesy régnaient si complètement que quatre annéesauparavant, Hoche y obtint moins la paix qu’unarmistice.

Les nobles traitaient donc fort légèrement lesRévolutionnaires : pour eux, Bonaparte était unMarceau plus heureux que son devancier. Aussiles femmes se disposaient-elles fort gaiement àdanser. Quelques-uns des chefs qui s’étaientbattus avec les Bleus connaissaient seuls lagravité de la crise actuelle, et sachant que s’ilsparlaient du premier Consul et de sa puissance àleurs compatriotes arriérés, ils n’en seraient pascompris, tous causaient entre eux en regardantles femmes avec une insouciance dont elles sevengeaient en se critiquant entre elles. Madamedu Gua, qui semblait faire les honneurs du bal,essayait de tromper l’impatience des danseurs enadressant successivement à chacune d’elles lesflatteries d’usage. Déjà l’on entendait les sonscriards des instruments que l’on mettaitd’accord, lorsque madame du Gua aperçut lemarquis dont la figure conservait encore uneexpression de tristesse ; elle alla brusquement àlui.

— Ce n’est pas, j’ose l’espérer, la scène trèsordinaire que vous avez eue avec ces manants

qui peut vous accabler, lui dit-elle.

Elle n’obtint pas de réponse, le marquisabsorbé dans sa rêverie croyait entendrequelques-unes des raisons que, d’une voixprophétique, Marie lui avait données au milieude ces mêmes chefs à la Vivetière, pourl’engager à abandonner la lutte des rois contreles peuples. Mais ce jeune homme avait tropd’élévation dans l’âme, trop d’orgueil, trop deconviction peut-être pour délaisser l’œuvrecommencée, et il se décidait en ce moment à lapoursuivre courageusement malgré les obstacles.Il releva la tête avec fierté, et alors il comprit ceque lui disait madame du Gua.

— Vous êtes sans doute à Fougères, disait-elle avec une amertume qui révélait l’inutilitédes efforts qu’elle avait tentés pour distraire lemarquis. Ah ! monsieur, je donnerais mon sangpour vous la mettre entre les mains et vous voirheureux avec elle.

— Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tantd’adresse ?

— Parce que je la voudrais morte où dansvos bras. Oui, monsieur, j’ai pu aimer lemarquis de Montauran le jour où j’ai cru voir enlui un héros. Maintenant je n’ai plus pour luiqu’une douloureuse amitié, je le vois séparé dela gloire par le cœur nomade d’une fille d’Opéra.

— Pour de l’amour, reprit le marquis avecl’accent de l’ironie, vous me jugez bien mal ! Sij’aimais cette fille-là, madame, je la désireraismoins… et, sans vous, peut-être, n’y penserais-jedéjà plus.

— La voici ! dit brusquement madame duGua.

La précipitation que mit le marquis à tournerla tête fit un mal affreux à cette pauvre femme ;mais la vive lumière des bougies lui permettantde bien apercevoir les plus légers changementsqui se firent dans les traits de cet homme siviolemment aimé, elle crut y découvrir quelquesespérances de retour, lorsqu’il ramena sa têtevers elle, en souriant de cette ruse de femme.

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— De quoi riez-vous donc ? demanda lecomte de Bauvan.

— D’une bulle de savon qui s’évapore !répondit madame du Gua joyeuse. Le marquis,s’il faut l’en croire, s’étonne aujourd’hui d’avoirsenti son cœur battre un instant pour cette fillequi se disait mademoiselle de Verneuil. Voussavez ?

— Cette fille ? … reprit le comte avec unaccent de reproche. Madame, c’est à l’auteur dumal à le réparer, et je vous donne ma paroled’honneur qu’elle est bien réellement la fille duduc de Verneuil.

— Monsieur le comte, dit le marquis d’unevoix profondément altérée, laquelle de vos deuxparoles croire, celle de la Vivetière ou celle deSaint-James ?

Une voix éclatante annonça mademoiselle deVerneuil. Le comte s’élança vers la porte, offritla main à la belle inconnue avec les marques duplus profond respect ; et, la présentant à traversla foule curieuse au marquis et à madame duGua : — Ne croire que celle d’aujourd’hui,répondit-il au jeune chef stupéfait.

Madame du Gua pâlit à l’aspect de cettemalencontreuse fille, qui resta debout unmoment en jetant des regards orgueilleux surcette assemblée où elle chercha les convives de laVivetière. Elle attendit la salutation forcée de sarivale, et, sans regarder le marquis, se laissaconduire à une place d’honneur par le comte quila fit asseoir près de madame du Gua, à laquelleelle rendit un léger salut de protection, maisqui, par un instinct de femme, ne s’en fâchapoint et prit aussitôt un air riant et amical. Lamise extraordinaire et la beauté demademoiselle de Verneuil excitèrent un momentles murmures de l’assemblée. Lorsque le marquiset madame du Gua tournèrent leurs regards surles convives de la Vivetière, ils les trouvèrentdans une attitude de respect qui ne paraissaitpas être jouée, chacun d’eux semblait chercherles moyens de rentrer en grâce auprès de lajeune Parisiennne méconnue. Les ennemisétaient donc en présence.

— Mais c’est une magie, mademoiselle ! Iln’y a que vous au monde pour surprendre ainsiles gens. Comment, venir toute seule ? disaitmadame du Gua.

— Toute seule, répéta mademoiselle deVerneuil ; ainsi, madame, vous n’aurez que moi,ce soir, a tuer.

— Soyez indulgente, reprit madame du Gua.Je ne puis vous exprimer combien j’éprouve deplaisir à vous revoir. Vraiment j’étais accabléepar le souvenir de mes torts envers vous, et jecherchais une occasion qui me permît de lesréparer.

— Quant à vos torts, madame, je vouspardonne facilement ceux que vous avez eusenvers moi ; mais j’ai sur le cœur la mort desBleus que vous avez assassinés. Je pourraispeut-être encore me plaindre de la roideur devotre correspondance… Eh bien ! j’excuse tout,grâce au service que vous m’avez rendu.

Madame du Gua perdit contenance en sesentant presser la main par sa belle rivale quilui souriait avec une grâce insultance. Lemarquis était resté immobile, mais en cemoment il saisit fortement le bras du comte.

— Vous m’avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avez compromis jusqu’à monhonneur ; je ne suis pas un Géronte de comédie,et il me faut votre vie ou vous aurez la mienne.

— Marquis, reprit le comte avec hauteur, jesuis prêt à vous donner toutes les explicationsque vous désirerez.

Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. Lespersonnes les moins initiées au secret de cettescène commençaient à en comprendre l’intérêt,en sorte que quand les violons donnèrent lesignal de la danse, personne ne bougea.

— Mademoiselle, quel service assez importantai-je donc eu l’honneur de vous rendre, pourmériter… reprit madame du Gua en se pinçantles lèvres avec une sorte de rage.

— Madame, ne m’avez-vous pas éclairée surle vrai caractère du marquis de Montauran.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Avec quelle impassibilité cet homme affreux melaissait périr. Je vous l’abandonne bienvolontiers.

— Que venez-vous donc chercher ici ? ditvivement madame du Gua.

— L’estime et la considération que vousm’aviez enlevées à la Vivetière, madame. Quantau reste, soyez bien tranquille. Si le marquisrevenait à moi, vous devez savoir qu’un retourn’est jamais de l’amour.

Madame du Gua prit alors la main demademoiselle de Verneuil avec cette affectueusegentillesse de mouvement que les femmesdéploient volontiers entre elles, surtout enprésence des hommes.

— Eh bien ! ma pauvre petite, je suisenchantée de vous voir si raisonnable. Si leservice que je vous ai rendu a été d’abord bienrude, dit-elle en pressant la main qu’elle tenaitquoiqu’elle éprouvât l’envie de la déchirerlorsque ses doigts lui en révélèrent la moelleusefinesse, il sera du moins complet. Ecoutez, jeconnais le caractère du Gars, dit-elle avec unsourire perfide, eh bien ! il vous aurait trompée,il ne veut et ne peut épouser personne.

— Ah ! …

— Oui, mademoiselle, il n’a accepté sadangereuse mission que pour mériter la main demademoiselle d’Uxelles, alliance pour laquelle SaMajesté lui a promis tout son appui.

— Ah ! ah ! …

Mademoiselle de Verneuil n’ajouta pas unmot à cette railleuse exclamation. Le jeune etbeau chevalier du Vissard, impatient de se fairepardonner la plaisanterie qui avait donné lesignal des injures à la Vivetière, s’avança verselle en l’invitant respectueusement à danser, ellelui tendit la main et s’élança pour prendre placeau quadrille où figurait madame du Gua. Lamise de ces femmes dont les toilettes rappelaientles modes de la cour exilée, qui toutes avaientde la poudre ou les cheveux crêpés, semblaridicule aussitôt qu’on put la comparer au

costume à la fois élégant, riche et sévère que lamode autorisait mademoiselle de Verneuil àporter, qui fut proscrit à haute voix, mais enviéin petto par les femmes. Les hommes ne selassaient pas d’admirer la beauté d’unechevelure naturelle, et les détails d’unajustement dont la grâce était toute dans celledes proportions qu’il révélait.

En ce moment le marquis et le comterentrèrent dans la salle de bal et arrivèrentderrière mademoiselle de Verneuil qui ne seretourna pas. Si une glace, placée vis-à-visd’elle, ne lui eût pas appris la présence dumarquis, elle l’eût devinée par la contenance demadame du Gua qui cachait mal, sous un airindifférent en apparence, l’impatience aveclaquelle elle attendait la lutte qui, tôt ou tard,devait se déclarer entre les deux amants.Quoique le marquis s’entretînt avec le comte etdeux autres personnes, il put néanmoinsentendre les propos des cavaliers et desdanseuses qui, selon les caprices de lacontredanse, venaient occuper momentanémentla place de mademoiselle de Verneuil et de sesvoisins.

— Oh ! mon Dieu, oui, madame, elle estvenue seule, disait l’un.

— Il faut être bien hardie, répondit ladanseuse.

— Mais si j’étais habillée ainsi, je me croiraisnue, dit une autre dame.

— Oh ! ce n’est pas un costume décent,répliquait le cavalier, mais elle est si belle, et illui va si bien !

— Voyez, je suis honteuse pour elle de laperfection de sa danse. Ne trouvez-vous pasqu’elle a tout à fait l’air d’une fille d’Opéra ?répliqua la dame jalouse.

— Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiterau nom du premier Consul ? demandait unetroisième dame.

— Quelle plaisanterie, répondit le cavalier.

— Elle n’apportera guère d’innocence en dot,

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dit en riant la danseuse.

Le Gars se retourna brusquement pour voirla femme qui se permettait cette épigramme, etalors madame de Gua le regarda d’un air quidisait évidemment : — Vous voyez ce qu’on enpense !

— Madame, dit en riant le comte à l’ennemiede Marie, il n’y a encore que les dames qui la luiont ôtée…

Le marquis pardonna intérieurement aucomte tous ses torts. Lorsqu’il se hasarda à jeterun regard sur sa maîtresse dont les grâcesétaient, comme celles de presque toutes lesfemmes, mises en relief par la lumière desbougies, elle lui tourna le dos en revenant à saplace, et s’entretint avec son cavalier en laissantparvenir à l’oreille du marquis les sons les pluscaressants de sa voix.

— Le premier Consul nous envoie desambassadeurs bien dangereux, lui disait sondanseur.

— Monsieur, reprit-elle, on a déjà dit cela àla Vivetière.

— Mais vous avez autant de mémoire que leRoi, repartit le gentilhomme mécontent de samaladresse.

— Pour pardonner les injures, il faut biens’en souvenir, reprit-elle vivement en le tirantd’embarras par un sourire.

— Sommes-nous tous compris dans cetteamnistie ? lui demanda le marquis.

Mais elle s’élança pour danser avec uneivresse enfantine en le laissant interdit et sansréponse ; il la contempla avec une froidemélancolie, elle s’en aperçut, et alors elle penchala tête par une de ces coquettes attitudes quelui permettait la gracieuse proportion de soncol, et n’oublia certes aucun des mouvementsqui pouvaient attester la rare perfection de soncorps. Marie attirait comme l’espoir, elleéchappait comme un souvenir. La voir ainsi,c’était vouloir la posséder à tout prix. Elle lesavait, et la conscience qu’elle eut alors de sa

beauté répandit sur sa figure un charmeinexprimable. Le marquis sentit s’élever dansson cœur un tourbillon d’amour, de rage et defolle, il serra violemment la main du comte ets’éloigna.

— Eh ! bien, il est donc parti ? demandamademoiselle de Verneuil en revenant à sa place.

Le comte s’élança dans la salle voisine, et fità sa protégée un signe d’intelligence en luiramenant le Gars.

— Il est à moi, se dit-elle en examinant dansla glace le marquis dont la figure doucementagitée rayonnait d’espérance.

Elle reçut le jeune chef en boudant et sansmot dire, mais elle le quitta en souriant ; elle levoyait si supérieur, qu’elle se sentit fière depouvoir le tyranniser, et voulut lui faire acheterchèrement quelques douces paroles pour lui enapprendre tout le prix, suivant un instinct defemme auquel toutes obéissent plus ou moins.La contredanse finie, tous les gentilshommes dela Vivetière vinrent entourer Marie, et chacund’eux sollicita le pardon de son erreur par desflatteries plus ou moins bien débitées ; maiscelui qu’elle aurait voulu voir à ses piedsn’approcha pas du groupe où elle régnait.

— Il se croit encore aimé, se dit-elle, il neveut pas être confondu avec les indifférents.

Elle refusa de danser. Puis, comme si cettefête eût été donnée pour elle, elle alla dequadrille en quadrille, appuyée sur le bras ducomte de Bauvan, auquel elle se plut àtémoigner quelque familiarité. L’aventure de laVivetière était alors connue de toute l’assembléedans ses moindres détails, grâce aux soins demadame du Gua qui espérait, en affichant ainsimademoiselle de Verneuil et le marquis, mettreun obstacle de plus à leur réunion ; aussi lesdeux amants brouillés étaient-ils devenus l’objetde l’attention générale. Montauran n’osaitaborder sa maîtresse, car le sentiment de sestorts et la violence de ses désirs rallumés la luirendaient presque terrible ; et, de son côté, lajeune fille en épiait le figure faussement calme,

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Perspectives du matérialisme dialectique

tout en paraissant contempler le bal.

— Il fait horriblement chaud ici, dit-elle àson cavalier. Je vois le front de monsieur deMontauran tout humide. Menez-moi de l’autrecôté, que je puisse respirer, j’étouffe.

Et, d’un geste de tête, elle désigna au comtele salon voisin où se trouvaient quelques joueurs.Le marquis y suivit sa maîtresse, dont lesparoles avaient été devinées au seul mouvementdes lèvres. Il osa espérer qu’elle ne s’éloignait dela foule que pour le revoir, et cette faveursupposée rendit à sa passion une violenceinconnue ; car son amour avait grandi de toutesles résistances qu’il croyait devoir lui opposerdepuis quelques jours. Mademoiselle de Verneuilse plut à tourmenter le jeune chef, son regard, sidoux, si velouté pour le comte, devenait sec etsombre quand par hasard il rencontrait les yeuxdu marquis. Montauran parut faire un effortpénible, et dit d’une voix sourde : — Ne mepardonnerez-vous donc pas ?

— L’amour, lui répondit-elle avec froideur,ne pardonne rien, ou pardonne tout. Mais,reprit-elle, en lui voyant faire un mouvement dejoie, il faut aimer.

Elle avait repris le bras du comte et s’étaitélancée dans une espèce de boudoir attenant àla salle de jeu. Le marquis y suivit Marie.

— Vous m’écouterez, s’écria-t-il.

— Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle,que je suis venue ici pour vous et non parrespect pour moi-même. Si vous ne cessez cetteodieuse poursuite, je me retire.

— Eh ! bien, dit-il en se souvenant d’une desplus folles actions du dernier duc de Lorraine,laissez-moi vous parler seulement pendant letemps que je pourrai garder dans la main cecharbon.

Il se baissa vers le foyer, saisit un bout detison et le serra violemment. Mademoiselle deVerneuil rougit, dégagea vivement son bras decelui du comte et regarda le marquis avecétonnement. Le comte s’éloigna doucement et

laissa les deux amants seuls. Une si folle actionavait ébranlé le cœur de Marie, car, en amour, iln’y a rien de plus persuasif qu’une courageusebêtise.

— Vous me prouvez là, dit-elle en essayantde lui faire jeter le charbon, que vous melivreriez au plus cruel de tous les supplices.Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d’un sot etles calomnies d’une femme, vous avez soupçonnécelle qui venait de vous sauver la vie d’êtrecapable de vous vendre.

— Oui, dit-il en souriant, j’ai été cruel enversvous ; mais oubliez-le toujours, je ne l’oublieraijamais. Ecoutez-moi. J’ai été indignementtrompé, mais tant de circonstances dans cettefatale journée se sont trouvées contre vous.

— Et ces circonstances suffisaient pouréteindre votre amour ?

Il hésitait à répondre, elle fit un geste dedédain, et se leva.

— Oh ! Marie, maintenant je ne veux pluscroire que vous…

— Mais jetez donc ce feu ! Vous êtes fou.Ouvrez votre main, je le veux.

Il se plut à opposer une molle résistance auxdoux efforts de sa maîtresse, pour prolonger leplaisir aigu qu’il éprouvait à être fortementpressé par ses doigts mignons et caressants ;mais elle réussit enfin à ouvrir cette main qu’elleaurait voulu pouvoir baiser. Le sang avait éteintle charbon.

— Eh ! bien, à quoi cela vous a-t-il servi ? …dit-elle.

Elle fit de la charpie avec son mouchoir, et engarnit une plaie peu profonde que le marquiscouvrit bientôt de son gant. Madame du Guaarriva sur la pointe du pied dans le salon de jeu,et jeta de furtifs regards sur les deux amants,aux yeux desquels elle échappa avec adresse ense penchant en arrière à leurs moindresmouvements ; mais il lui était certes difficile des’expliquer les propos des deux amants par cequ’elle leur voyait faire.

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— Si tout ce qu’on vous a dit de moi étaitvrai, avouez qu’en ce moment je serais bienvengée, dit Marie avec une expression demalignité qui fit pâlir le marquis.

— Et par quel sentiment avez-vous donc étéamenée ici ?

— Mais, mon cher enfant, vous êtes un biengrand fat. Vous croyez donc pouvoirimpunément mépriser une femme comme moi ?— Je venais et pour vous et pour moi, reprit-elle après une pause en mettant la main sur latouffe de rubis qui se trouvait au milieu de sapoitrine, et lui montrant la lame de sonpoignard.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? pensaitmadame du Gua.

— Mais, dit-elle en continuant, vous m’aimezencore ! Vous me désirez toujours du moins, etla sottise que vous venez de faire, ajouta-t-elleen lui prenant la main, m’en a donné la preuve.Je suis redevenue ce que je voulais être, et jepars heureuse. Qui nous aime est toujoursabsous. Quant à moi, je suis aimée, j’aireconquis l’estime de l’homme qui représente àmes yeux le monde entier, je puis mourir.

— Vous m’aimez donc encore ? dit lemarquis.

— Ai-je dit cela ? répondit-elle d’un airmoqueur en suivant avec joie les progrès del’affreuse torture que dès son arrivée elle avaitcommencé à faire subir au marquis. N’ai-je pasdû faire des sacrifices pour venir ici ! J’ai sauvéM. de Bauvan de la mort, et, plus reconnaissant,il m’a offert, en échange de ma protection, safortune et son nom. Vous n’avez jamais eu cettepensée.

Le marquis, étourdi par ces derniers mots,réprima la plus violente colère à laquelle il eûtencore été en proie, en se croyant joué par lecomte, et il ne répondit pas.

— Ha ! … vous réfléchissez ? reprit-elle avecun sourire amer.

— Mademoiselle, reprit le jeune homme,

votre doute justifie le mien.

— Monsieur, sortons d’ici, s’écriamademoiselle de Verneuil en apercevant un coinde la robe de madame du Gua, et elle se leva ;mais le désir de désespérer sa rivale la fit hésiterà s’en aller.

— Voulez-vous donc me plonger dans l’enfer,reprit le marquis en lui prenant la main et lapressant avec force.

— Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinqjours ? En ce moment même, ne me laissez-vouspas dans la plus cruelle incertitude sur lasincérité de votre amour ?

— Mais sais-je si vous ne poussez pas votrevengeance jusqu’à vous emparer de toute mavie, pour la ternir, au lieu de vouloir ma mort…

— Ah ! vous ne m’aimez pas, vous pensez àvous et non à moi, dit-elle avec rage en versantquelques larmes.

La coquette connaissait bien la puissance deses yeux quand ils étaient noyés de pleurs.

— Eh bien ! dit-il hors de lui, prends ma vie,mais sèche tes larmes !

— Oh ! mon amour, s’écria-t-elle d’une voixétouffée, voici les paroles, l’accent et le regardque j’attendais, pour préférer ton bonheur aumien ! Mais, monsieur, reprit-elle, je vousdemande une dernière preuve de votre affection,que vous dites si grande. Je ne veux rester icique le temps nécessaire pour y bien faire savoirque vous êtes à moi. Je ne prendrais même pasun verre d’eau dans la maison où demeure unefemme qui deux fois a tenté de me tuer, quicomplote peut-être encore quelque trahisoncontre nous, et qui dans ce moment nous écoute,ajouta-t-elle en montrant du doigt au marquisles plis flottants de la robe de madame du Gua.Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’àl’oreille du jeune chef qui tressaillit en sesentant caresser par la douce moiteur de sonhaleine. — Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous me reconduirez à Fougères, et làseulement vous saurez bien si je vous aime !

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Perspectives du matérialisme dialectique

Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vousfierez-vous une seconde fois à moi ?

— Ah ! Marie, vous m’avez amené au pointde ne plus savoir ce que je fais ! je suis enivrépar vos paroles, par vos regards, par vous enfin,et suis prêt à vous satisfaire.

— Hé ! bien, rendez-moi, pendant unmoment, bien heureuse ! Faites-moi jouir du seultriomphe que j’aie désiré. Je veux respirer enplein air, dans la vie que j’ai rêvée, et merepaître de mes illusions avant qu’elles ne sedissipent. Allons, venez, et dansez avec moi.

Ils revinrent ensemble dans la salle de bal, etquoique mademoiselle de Verneuil fût aussicomplètement flattée dans son cœur et dans savanité que puisse l’être une femme,l’impénétrable douceur de ses yeux, le finsourire de ses lèvres, la rapidité des mouvementsd’une danse animée, gardèrent le secret de sespensées, comme la mer celui du criminel qui luiconfie un pesant cadavre. Néanmoins l’assembléelaissa échapper un murmure d’admiration quandelle se roula dans les bras de son amant pourvalser, et que, l’œil sous le sien, tous deuxvoluptueusement entrelacés, les yeux mourants,la tête lourde, ils tournoyèrent en se serrant l’unl’autre avec une sorte de frénésie, et révélantainsi tous les plaisirs qu’ils espéraient d’une plusintime union.

— Comte, dit madame du Gua à monsieur deBauvan, allez savoir si Pille-miche est au camp,amenez-le-moi ; et soyez certain d’obtenir demoi, pour ce léger service, tout ce que vousvoudrez, même ma main. — Ma vengeance mecoûtera cher, dit-elle en le voyant s’éloigner ;mais, pour cette fois, je ne la manquerai pas.

Quelques moments après cette scène,mademoiselle de Verneuil et le marquis étaientau fond d’une berline attelée de quatre chevauxvigoureux. Surprise de voir ces deux prétendusennemis les mains entrelacées et de les trouveren si bon accord, Francine restait muette, sansoser se demander si, chez sa maîtresse, c’était dela perfidie ou de l’amour. Grâce au silence et àl’obscurité de la nuit, le marquis ne put

remarquer l’agitation de mademoiselle deVerneuil à mesure qu’elle approchait deFougères. Les faibles teintes du crépusculepermirent d’apercevoir dans le lointain leclocher de Saint-Léonard. En ce moment Mariese dit : — Je vais mourir ! À la premièremontagne, les deux amants eurent à la fois lamême pensée, ils descendirent de voiture etgravirent à pied la colline, comme en souvenirde leur première rencontre. Lorsque Marie eutpris le bras du marquis et fait quelques pas, elleremercia le jeune homme par un sourire, de cequ’il avait respecté son silence ; puis, en arrivantsur le sommet du plateau, d’où l’on découvraitFougères, elle sortit tout à fait de sa rêverie.

— N’allez pas plus avant, dit-elle, monpouvoir ne vous sauverait plus des Bleusaujourd’hui.

Montauran lui marqua quelque surprise, ellesourit tristement, lui montra du doigt unquartier de roche, comme pour lui ordonner des’asseoir, et resta debout dans une attitude demélancolie. Les déchirantes émotions de son âmene lui permettaient plus de déployer ces artificesqu’elle avait prodigués. En ce moment, elle seserait agenouillée sur des charbons ardents, sansles plus sentir que le marquis n’avait senti letison dont il s’était saisi pour attester laviolence de sa passion. Ce fut après avoircontemplé son amant par un regard empreint dela plus profonde douleur, qu’elle lui dit cesaffreuses paroles : — Tout ce que vous avezsoupçonné de moi est vrai ! Le marquis laissaéchapper un geste. — Ah ! par grâce, dit-elle enjoignant les mains, écoutez-moi sansm’interrompre. — Je suis réellement, reprit-elled’une voix émue, la fille du duc de Verneuil,mais sa fille naturelle. Ma mère, une demoisellede Casteran, qui s’est faite religieuse pouréchapper aux tortures qu’on lui préparait danssa famille, expia sa faute par quinze années delarmes et mourut à Sées. À son lit de mortseulement, cette chère abbesse implora pour moil’homme qui l’avait abandonnée, car elle mesavait sans amis, sans fortune, sans avenir… Cethomme, toujours présent sous le toit de la mère

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de Francine, aux soins de qui je fus remise, avaitoublié son enfant. Néanmoins le duc m’accueillitavec plaisir, et me reconnut parce que j’étaisbelle, et que peut-être il se revoyait jeune enmoi. C’était un de ces seigneurs qui, sous lerègne précédent, mirent leur gloire à montrercomment on pouvait se faire pardonner un crimeen le commettant avec grâce. Je n’ajouterai rien,il fut mon père ! Cependant laissez-moi vousexpliquer comment mon séjour à Paris a dû megâter l’âme. La société du duc de Verneuil etcelle où il m’introduisit étaient engouées decette philosophie moqueuse donts’enthousiasmait la France, parce qu’on l’yprofessait partout avec esprit. Les brillantesconversations qui flattèrent mon oreille serecommandaient par la finesse des aperçus, oupar un mépris spirituellement formulé pour cequi était religieux et vrai. Les hommes, en semoquant des sentiments, les peignaient d’autantmieux qu’ils ne les éprouvaient pas ; et ilsséduisaient autant par leurs expressionsépigrammatiques que par la bonhomie aveclaquelle ils savaient mettre toute une aventuredans un mot ; mais souvent ils péchaient partrop d’esprit, et fatiguaient les femmes enfaisant de l’amour un art plutôt qu’une affairede cœur. J’ai faiblement résisté à ce torrent.Cependant mon âme, pardonnez-moi cet orgueil,était assez passionnée pour sentir que l’espritavait desséché tous les cœurs ; mais la vie quej’ai menée alors a eu pour résultat d’établir unelutte perpétuelle entre mes sentiments naturelset les habitudes vicieuses que j’y ai contractées.Quelques gens supérieurs s’étaient plu àdévelopper en moi cette liberté de pensée, cemépris de l’opinion publique qui ravissent à lafemme une certaine modestie d’âme sanslaquelle elle perd son charme. Hélas ! le malheurn’a pas eu le pouvoir de détruire les défauts queme donna l’opulence. — Mon père, poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir, le ducde Verneuil, mourut après m’avoir reconnue etavantagée par un testament qui diminuaitconsidérablement la fortune de mon frère, sonfils légitime. Je me trouvai un matin sans asileni protecteur. Mon frère attaquait le testament

qui me faisait riche. Trois années passées auprèsd’une famille opulente avaient développé mavanité. En satisfaisant à toutes mes fantaisies,mon père m’avait créé des besoins de luxe, deshabitudes desquelles mon âme encore jeune etnaïve ne s’expliquait ni les dangers ni latyrannie. Un ami de mon père, le maréchal ducde Lenoncourt, âgé de soixante-dix ans, s’offrit àme servir de tuteur. J’acceptai ; je me retrouvai,quelques jours après le commencement de cetodieux procès, dans une maison brillante où jejouissais de tous les avantages que la cruautéd’un frère me refusait sur le cercueil de notrepère. Tous les soirs, le vieux maréchal venaitpasser auprès de moi quelques heures, pendantlesquelles ce vieillard ne me faisait entendre quedes paroles douces et consolantes. Ses cheveuxblancs, et toutes les preuves touchantes qu’il medonnait d’une tendresse paternelle,m’engageaient à reporter sur son cœur lessentiments du mien, et je me plus à me croire safille. J’acceptais les parures qu’il m’offrait, et jene lui cachais aucun de mes caprices, en levoyant si heureux de les satisfaire. Un soir,j’appris que tout Paris me croyait la maîtressede ce pauvre vieillard. On me prouva qu’il étaithors de mon pouvoir de reconquérir uneinnocence de laquelle chacun me dépouillaitgratuitement. L’homme qui avait abusé de moninexpérience ne pouvait pas être un amant, etne voulait pas être mon mari. Dans la semaineoù je fis cette horrible découverte, la veille dujour fixé pour mon union avec celui de qui je susexiger le nom, seule réparation qu’il me pûtoffrir, il partit pour Coblentz. Je fushonteusement chassée de la petite maison où lemaréchal m’avait mise, et qui ne lui appartenaitpas. Jusqu’à présent, je vous ai dit la véritécomme si j’étais devant Dieu ; mais maintenant,ne demandez pas à une infortunée le compte dessouffrances ensevelies dans sa mémoire. Un jour,monsieur, je me trouvai mariée à Danton.Quelques jours plus tard, l’ouragan renversait lechêne immense autour duquel j’avais tourné mesbras. En me revoyant plongée dans la plusprofonde misère, je résolus cette fois de mourir.Je ne sais si l’amour de la vie, si l’espoir de

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fatiguer le malheur et de trouver au fond de cetabîme sans fin un bonheur qui me fuyait, furentà mon insu mes conseillers, ou si je fus séduitepar les raisonnements d’un jeune homme deVendôme qui, depuis deux ans, s’est attaché àmoi comme un serpent à un arbre, en croyantsans doute qu’un extrême malheur peut medonner à lui ; enfin j’ignore comment j’aiaccepté l’odieuse mission d’aller, pour trois centmille francs, me faire aimer d’un inconnu que jedevais livrer. Je vous ai vu, monsieur, et vous aireconnu tout d’abord par un de cespressentiments qui ne nous trompent jamais ;cependant je me plaisais à douter, car plus jevous aimais, plus la certitude m’était affreuse.En vous sauvant des mains du commandantHulot, j’abjurai donc mon rôle, et résolus detromper les bourreaux au lieu de tromper leurvictime. J’ai eu tort de me jouer ainsi deshommes, de leur vie, de leur politique et de moi-même avec l’insouciance d’une fille qui ne voitque des sentiments dans le monde. Je me suiscrue aimée, et me suis laissée aller à l’espoir derecommencer ma vie ; mais tout, et jusqu’à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés,car vous avez dû vous défier d’une femme aussipassionnée que je le suis. Hélas ! quin’excuserait pas et mon amour et madissimulation ? Oui, monsieur, il me sembla quej’avais fait un pénible sommeil, et qu’en meréveillant je me retrouvais à seize ans. N’étais-jepas dans Alençon, où mon enfance me livrait seschastes et purs souvenirs ? J’ai eu la follesimplicité de croire que l’amour me donnerait unbaptême d’innocence. Pendant un moment j’aipensé que j’étais vierge encore puisque je n’avaispas encore aimé. Mais hier au soir, votre passionm’a paru vraie, et une voix m’a crié : Pourquoile tromper ? — Sachez-le donc, monsieur lemarquis, reprit-elle d’une voix gutturale quisollicitait une réprobation avec fierté, sachez-lebien, je ne suis qu’une créature déshonorée,indigne de vous. Dès ce moment, je reprendsmon rôle de fille perdue, fatiguée que je suis dejouer celui d’une femme que vous aviez rendue àtoutes les saintetés du cœur. La vertu me pèse.Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse de

m’épouser. C’est une sottise que peut faire uncomte de Bauvan ; mais vous, monsieur, soyezdigne de votre avenir et quittez-moi sans regret.La courtisane, voyez-vous, serait trop exigeante,elle vous aimerait tout autrement que la jeuneenfant simple et naïve qui s’est senti au cœurpendant un moment la délicieuse espérance depouvoir être votre compagne, de vous rendretoujours heureux, de vous faire honneur, dedevenir une noble, une grande épouse, et qui apuisé dans ce sentiment le courage de ranimer samauvaise nature de vice et d’infamie, afin demettre entre elle et vous une éternelle barrière.Je vous sacrifie honneur et fortune. L’orgueilque me donne ce sacrifice me soutiendra dansma misère, et le destin peut disposer de monsort à son gré. Je ne vous livrerai jamais. Jeretourne à Paris. Là, votre nom sera pour moitout un autre moi-même, et la magnifique valeurque vous saurez lui imprimer me consolera detous mes chagrins. Quant à vous, vous êteshomme, vous m’oublierez. Adieu.

Elle s’élança dans la direction des vallées deSaint-Sulpice, et disparut avant que le marquisse fût levé pour la retenir ; mais elle revint surses pas, profita des cavités d’une roche pour secacher, leva la tête, examina le marquis avecune curiosité mêlée de doute, et le vit marchantsans savoir où il allait, comme un hommeaccablé. — Serait-ce donc une tête faible ? … sedit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentitséparée de lui. Me comprendra-t-il ? Elletressaillit. Puis tout à coup elle se dirigea seulevers Fougères à grands pas, comme si elle eûtcraint d’être suivie par le marquis dans cetteville où il aurait trouvé la mort. — Eh ! bien,Francine, que t’a-t-il dit ? … demanda-t-elle à safidèle Bretonne lorsqu’elles furent réunies.

— Hélas ! Marie, il m’a fait pitié. Vousautres grandes dames, vous poignardez unhomme à coups de langue.

— Comment donc était-il en t’abordant ?

— Est-ce qu’il m’a vue ? Oh ! Marie, ilt’aime !

— Oh ! il m’aime ou il ne m’aime pas !

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répondit-elle, deux mots qui pour moi sont leparadis ou l’enfer. Entre ces deux extrêmes, jene trouve pas une place où je puisse poser monpied.

Après avoir ainsi accompli son terrible destin,Marie put s’abandonner à toute sa douleur, etsa figure, jusque-là soutenue par tant desentiments divers, s’altéra si rapidement,qu’après une journée pendant laquelle elle flottasans cesse entre un pressentiment de bonheur etle désespoir, elle perdit l’éclat de sa beauté etcette fraîcheur dont le principe est dansl’absence de toute passion ou dans l’ivresse de lafélicité. Curieux de connaître le résultat de safolle entreprise, Hulot et Corentin était venusvoir Marie peu de temps après son arrivée ; elleles reçut d’un air riant.

— Eh ! bien, dit-elle au commandant, dont lafigure soucieuse avait une expression trèsinterrogative, le renard revient à portée de vosfusils, et vous allez bientôt remporter une bienglorieuse victoire.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandanégligemment Corentin en jetant à mademoisellede Verneuil un de ces regards obliques parlesquels ces espèces de diplomates espionnent lapensée.

— Ah ! répondit-elle, le Gars est plus quejamais épris de ma personne, et je l’ai contraintà nous accompagner jusqu’aux portes deFougères.

— Il paraît que votre pouvoir a cessé là,reprit Corentin, et que la peur du ci-devantsurpasse encore l’amour que vous lui inspirez.

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard demépris à Corentin.

— Vous le jugez d’après vous-même, luirépondit-elle.

— Eh ! bien, dit-il sans s’émouvoir, pourquoine l’avez-vous pas amené jusque chez vous ?

— S’il m’aimait véritablement, commandant,dit-elle à Hulot en lui jetant un regard plein demalice, m’en voudriez-vous beaucoup de le

sauver, en l’emmenant hors de France ?

Le vieux soldat s’avança vivement vers elle etlui prit la main pour la baiser, avec une sorted’enthousiasme ; puis il la regarda fixement etlui dit d’un air sombre : — Vous oubliez mesdeux amis et mes soixante-trois hommes.

— Ah ! commandant, dit-elle avec toute lanaïveté de la passion, il n’en est pas comptable,il a été joué par une mauvaise femme, lamaîtresse de Charette qui boirait, je crois, lesang des Bleus…

— Allons, Marie, reprit Corentin, ne vousmoquez pas du commandant, il n’est pas encoreau fait de vos plaisanteries.

— Taisez-vous, lui répondit-elle, et sachezque le jour où vous m’aurez un peu trop déplu,n’aura pas de lendemain pour vous.

— Je vois, mademoiselle, dit Hulot sansamertume, que je dois m’apprêter à combattre.

— Vous n’êtes pas en mesure, cher colonel.Je leur ai vu plus de six mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, de l’artillerie etdes officiers anglais. Mais que deviendraient cesgens-là sans lui ? je pense comme Fouché, satête est tout.

— Eh ! bien, l’aurons-nous ? demandaCorentin impatienté.

— Je ne sais pas, répondit-elle avecinsouciance.

— Des Anglais ! … cria Hulot en colère, il nelui manquait plus que ça pour être un brigandfini ! Ah ! je vais t’en donner, moi, des Anglais !…

— Il paraît, citoyen diplomate, que tu telaisses périodiquement mettre en déroute parcette fille-là, dit Hulot à Corentin quand ils setrouvèrent à quelques pas de la maison.

— Il est tout naturel, citoyen commandant,répliqua Corentin d’un air pensif, que dans toutce qu’elle nous a dit, tu n’aies vu que du feu.Vous autres troupiers, vous ne savez pas qu’ilexiste plusieurs manières de guerroyer. Employer

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Perspectives du matérialisme dialectique

habilement les passions des hommes ou desfemmes comme des ressorts que l’on faitmouvoir au profit de l’Etat, mettre les rouages àleur place dans cette grande machine que nousappelons un gouvernement, et se plaire à yrenfermer les plus indomptables sentimentscomme des détentes que l’on s’amuse àsurveiller, n’est-ce pas créer, et, comme Dieu, seplacer au centre de l’univers ? …

— Tu me permettras de préférer mon métierau tien, répliqua sèchement le militaire. Ainsi,vous ferez tout ce que vous voudrez avec vosrouages ; mais je ne connais d’autre supérieurque le ministre de la Guerre, j’ai mes ordres, jevais me mettre en campagne avec des lapins quine boudent pas, et prendre en face l’ennemi quetu veux saisir par-derrière.

— Oh ! tu peux te préparer à marcher, repritCorentin. D’après ce que cette fille m’a laissédeviner, quelque impénétrable qu’elle te semble,tu vas avoir à t’escarmoucher, et je te procureraiavant peu le plaisir d’un tête-à-tête avec le chefde ces brigands.

— Comment ça ? demanda Hulot en reculantpour mieux regarder cet étrange personnage.

— Mademoiselle de Verneuil aime le Gars,reprit Corentin d’une voix sourde, et peut-êtreen est-elle aimée ! Un marquis, cordon-rouge,jeune et spirituel, qui sait même s’il n’est pasriche encore, combien de tentations ! Elle seraitbien sotte de ne pas agir pour son compte, entâchant de l’épouser plutôt que de nous lelivrer ! Elle cherche à nous amuser. Mais j’ai ludans les yeux de cette fille quelque incertitude.Les deux amants auront vraisemblablement unrendez-vous, et peut-être est-il déjà donné. Eh !bien, demain je tiendrai mon homme par lesdeux oreilles. Jusqu’à présent, il n’était quel’ennemi de la République, mais il est devenu lemien depuis quelques instants ; or, ceux qui sesont avisés de se mettre entre cette fille moisont tous morts sur l’échafaud.

En achevant ces paroles, Corentin retombadans des réflexions qui ne lui permirent pas devoir le profond dégoût qui se peignit sur le

visage du loyal militaire au moment où ildécouvrit la profondeur de cette intrigue et lemécanisme des ressorts employés par Fouché.Aussi, Hulot résolut-il de contrarier Corentin entout ce qui ne nuirait pas essentiellement auxsuccès et aux vœux du gouvernement, et delaisser à l’ennemi de la République les moyensde périr avec honneur les armes à la main, avantd’être la proie du bourreau de qui ce sbire de lahaute police s’avouait être le pourvoyeur.

— Si le premier Consul m’écoutait, dit-il entournant le dos à Corentin, il laisserait cesrenards-là combattre les aristocrates, ils sontdignes les uns des autres, et il emploierait lessoldats à toute autre chose.

Corentin regarda froidement le militaire, dontla pensée avait éclairé le visage, et alors sesyeux reprirent une expression sardonique quirévéla la supériorité de ce Machiavel subalterne.

— Donnez trois aunes de drap bleu à cesanimaux-là, et mettez-leur un morceau de fer aucôté, se dit-il, ils s’imaginent qu’en politique onne doit tuer les hommes que d’une façon. Puis,il se promena lentement pendant quelquesminutes, et se dit tout à coup : — Oui, lemoment est venu, cette femme sera donc à moi !depuis cinq ans le cercle que je trace autourd’elle s’est insensiblement rétréci, je la tiens, etavec elle J’arriverai dans le gouvernement aussihaut que Fouché. — Oui, si elle perd le seulhomme qu’elle ait aimé, la douleur me la livreracorps et âme. Il ne s’agit plus que de veiller nuitet jour pour surprendre son secret.

Un moment après, un observateur auraitdistingué la figure pâle de cet homme, à traversla fenêtre d’une maison d’où il pouvaitapercevoir tout ce qui entrait dans l’impasseformée par la rangée de maisons parallèle àSaint-Léonard. Avec la patience du chat quiguette la souris, Corentin était encore, lelendemain matin, attentif au moindre bruit etoccupé à soumettre chaque passant au plussévère examen. La journée qui commençait étaitun jour de marché. Quoique, dans ce tempscalamiteux, les paysans se hasardassent

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difficilement à venir en ville, Corentin vit unpetit homme à figure ténébreuse, couvert d’unepeau de bique, et qui portait à son bras un petitpanier rond de forme écrasée, se dirigeant versla maison de mademoiselle de Verneuil, aprèsavoir jeté autour de lui des regards assezinsouciants. Corentin descendit dans l’intentiond’attendre le paysan à sa sortie ; mais, tout àcoup, il sentit que s’il pouvait arriver àl’improviste chez mademoiselle de Verneuil, ilsurprendrait peut-être d’un seul regard lessecrets cachés dans le panier de cet émissaire.D’ailleurs la renommée lui avait appris qu’ilétait presque impossible de lutter avec succèscontre les impénétrables réponses des Bretons etdes Normands.

— Galope-chopine ! s’écria mademoiselle deVerneuil lorsque Francine introduisit le Chouan.— Serais-je donc aimée ? se dit-elle à voixbasse.

Un espoir instinctif répandit les plusbrillantes couleurs sur son teint et la joie dansson cœur. Galope-chopine regardaalternativement la maîtresse du logis etFrancine, en jetant sur cette dernière des yeuxde méfiance ; mais un signe de mademoiselle deVerneuil le rassura.

— Madame, dit-il, approchant deux heures, ilsera chez moi, et vous y attendra.

L’émotion ne permit pas à mademoiselle deVerneuil de faire d’autre réponse qu’un signe detête ; mais un Samoyède en eût compris toute laportée. En ce moment, les pas de Corentinretentirent dans le salon. Galope-chopine ne setroubla pas le moins du monde lorsque le regardautant que le tressaillement de mademoiselle deVerneuil lui indiquèrent un danger, et dès quel’espion montra sa face rusée, le Chouan éleva lavoix de manière à fendre la tête.

— Ah ! ah ! disait-il à Francine, il y a beurrede Bretagne et beurre de Bretagne. Vous voulezdu Gibarry et vous ne donnez que onze sous dela livre ? il ne fallait pas m’envoyer quérir !C’est de bon beurre ça, dit-il en découvrant sonpanier pour montrer deux petites mottes de

beurre façonnées par Barbette. — Faut êtrejuste, ma bonne dame, allons, mettez un sou deplus.

Sa voix caverneuse ne trahit aucune émotion,et ses yeux verts, ombragés de gros sourcilsgrisonnants, soutinrent sans faiblir le regardperçant de Corentin.

— Allons, tais-toi, bon homme, tu n’es pasvenu ici vendre du beurre, car tu as affaire àune femme qui n’a jamais rien marchandé de savie. Le métier que tu fais, mon vieux, te rendraquelque jour plus court de la tête. Et Corentinle frappant amicalement sur l’épaule, ajouta : —On ne peut pas être longtemps à la fois l’hommedes Chouans et l’homme des Bleus.

Galope-chopine eut besoin de toute saprésence d’esprit pour dévorer sa rage et ne pasrepousser cette accusation que son avaricerendait juste. Il se contenta de répondre : —Monsieur veut se gausser de moi.

Corentin avait tourné le dos au Chouan ;mais, tout en saluant mademoiselle de Verneuildont le cœur se serra, il pouvait facilementl’examiner dans la glace. Galope-chopine, qui nese crut plus vu par l’espion, consulta par unregard Francine, et Francine lui indiqua la porteen disant : — Venez avec moi, mon bon homme,nous nous arrangerons toujours bien.

Rien n’avait échappé à Corentin, ni lacontraction que le sourire de mademoiselle deVerneuil déguisait mal, ni sa rougeur et lechangement de ses traits, ni l’inquiétude duChouan, ni le geste de Francine, il avait toutaperçu. Convaincu que Galope-chopine était unémissaire du marquis, il l’arrêta par les longspoils de sa peau de chèvre au moment où ilsortait, le ramena devant lui, et le regardafixement en lui disant : — Où demeures-tu, moncher ami ? J’ai besoin de beurre…

— Mon bon monsieur, répondait le Chouan,tout Fougères sait où je demeure, je suisquasiment de…

— Corentin ! s’écria mademoiselle deVerneuil en interrompant la réponse de Galope-

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Perspectives du matérialisme dialectique

chopine, vous êtes bien hardi de venir chez moià cette heure, et de me surprendre ainsi ? Àpeine suis-je habillée… Laissez ce paysantranquille, il ne comprend pas plus vos ruses queje n’en conçois les motifs. Allez, brave homme !

Galope-chopine hésita un instant à partir.L’indécision naturelle ou jouée d’un pauvrediable qui ne savait à qui obéir, trompait déjàCorentin, lorsque le Chouan, sur un gesteimpératif de la jeune fille, s’éloigna à paspesants. En ce moment, mademoiselle deVerneuil et Corentin se contemplèrent ensilence. Cette fois, les yeux limpides de Marie nepurent soutenir l’éclat du feu sec que distillait leregard de cet homme. L’air résolu avec lequell’espion pénétra dans la chambre, une expressionde visage que Marie ne lui connaissait pas, leson mat de sa voix grêle, sa démarche, toutl’effraya ; elle comprit qu’une lutte secrètecommençait entre eux, et qu’il déployait contreelle tous les pouvoirs de sa sinistre influence ;mais si elle eut en ce moment une vue distincteet complète de l’abîme au fond duquel elle seprécipitait, elle puisa des forces dans son amourpour secouer le froid glacial de sespressentiments.

— Corentin, reprit-elle avec une sorte degaieté, j’espère que vous allez me laisser fairema toilette.

— Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vousnommer ainsi. Vous ne me connaissez pasencore ! Ecoutez, un homme moins perspicaceque je ne le suis aurait déjà découvert votreamour pour le marquis de Montauran. Je vousai à plusieurs reprises offert et mon cœur et mamain. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous ;et peut-être avez-vous raison ; mais si vous voustrouvez trop haut placée, trop belle, ou tropgrande pour moi, je saurai bien vous fairedescendre jusqu’à moi. Mon ambition et mesmaximes vous ont donné peu d’estime pourmoi ; et, franchement, vous avez tort. Leshommes ne valent que ce que je les estime,presque rien. J’arriverai certes à une hauteposition dont les honneurs vous flatteront. Qui

pourra mieux vous aimer, qui vous laissera plussouverainement maîtresse de lui, si ce n’estl’homme par qui vous êtes aimée depuis cinqans ? Quoique je risque de vous voir prendre demoi une idée qui me sera défavorable, car vousne concevez pas qu’on puisse renoncer par excèsd’amour à la personne qu’on idolâtre, je vaisvous donner la mesure du désintéressement aveclequel je vous adore. N’agitez pas ainsi votrejolie tête. Si le marquis vous aime, épousez-le ;mais auparavant, assurez-vous bien de sasincérité. Je serai au désespoir de vous savoirtrompée, car je préfère votre bonheur au mien.Ma résolution peut vous étonner, mais nel’attribuez qu’à la prudence d’un homme quin’est pas assez niais pour vouloir posséder unefemme malgré elle. Aussi est-ce moi et non vousque j’accuse de l’inutilité de mes efforts. J’aiespéré vous conquérir à force de soumission etde dévouement, car depuis longtemps, vous lesavez, je cherche à vous rendre heureuse suivantmes principes ; mais vous n’avez voulu merécompenser de rien.

— Je vous ai souffert près de moi, dit-elleavec hauteur.

— Ajoutez que vous vous en repentez…

— Après l’infâme entreprise dans laquellevous m’avez engagée, dois-je encore vousremercier…

— En vous proposant une entreprise quin’était pas exempte de blâme pour des espritstimorés, reprit-il audacieusement, je n’avais quevotre fortune en vue. Pour moi, que le réussisseou que j’échoue, je saurai faire servirmaintenant toute espèce de résultat au succès demes desseins. Si vous épousiez Montauran, jeserais charmé de servir utilement la cause desBourbons, à Paris, où je suis membre du club deClichy. Or, une circonstance qui me mettrait encorrespondance avec les princes, me déciderait àabandonner les intérêts d’une République quimarche à sa décadence. Le général Bonaparteest trop habile pour ne pas sentir qu’il lui estimpossible d’être à la fois en Allemagne, enItalie, et ici où la Révolution succombe. Il n’a

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Honoré de Balzac – Les Chouans

fait sans doute le Dix-Huit Brumaire que pourobtenir des Bourbons de plus forts avantages entraitant de la France avec eux, car c’est ungarçon très spirituel et qui ne manque pas deportée ; mais les hommes politiques doivent ledevancer dans la voie où il s’engage. Trahir laFrance est encore un de ces scrupules que, nousautres gens supérieurs, laissons aux sots. Je nevous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessairespour entamer des négociations avec les chefs desChouans, aussi bien que pour les faire périr ; carFouché mon protecteur est un homme assezprofond, il a toujours joué en double jeu ;pendant la Terreur il était à la fois pourRobespierre et pour Danton.

— Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.

— Niaiserie, répondit Corentin ; il est mort,oubliez-le. Allons, parlez-moi à cœur ouvert, jevous en donne l’exemple. Ce chef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, sivous vouliez tromper sa surveillance, je ne vousserais pas inutile. Songez qu’il a infesté lesvallées de Contre-Chouans et surprendrait bienpromptement vos rendez-vous ! En restant ici,sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police.Voyez avec quelle rapidité il a su que ce Chouanétait chez vous ! Sa sagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vos moindresmouvements lui indiqueront ceux du marquis, sivous en êtes aimée ?

Mademoiselle de Verneuil n’avait jamaisentendu de voix si doucement affectueuse,Corentin était tout bonne foi, et paraissait pleinde confiance. Le cœur de la pauvre fille recevaitsi facilement des impressions généreuses qu’elleallait livrer son secret au serpent quil’enveloppait dans ses replis ; cependant, ellepensa que rien ne prouvait la sincérité de cetartificieux langage, elle ne se fit donc aucunscrupule de tromper son surveillant.

— Eh ! bien, répondit-elle, vous avez deviné,Corentin. Oui, j’aime le marquis ; mais je n’ensuis pas aimée ! du moins je le crains ; aussi, lerendez-vous qu’il me donne me semble-t-il

cacher quelque piège.

— Mais, répliqua Corentin, vous nous avezdit hier qu’il vous avait accompagnée jusqu’àFougères… S’il eût voulu exercer des violencescontre vous, vous ne seriez pas ici.

— Vous avez le cœur sec, Corentin. Vouspouvez établir de savantes combinaisons sur lesévénements de la vie humaine, et non sur ceuxd’une passion. Voilà peut-être d’où vient laconstante répugnance que vous m’inspirez.Puisque vous êtes si clairvoyant, cherchez àcomprendre comment un homme de qui je mesuis séparée violemment avant-hier, m’attendavec impatience aujourd’hui, sur la route deMayenne, dans une maison de Florigny, vers lesoir…

À cet aveu qui semblait échappé dans unemportement assez naturel à cette créaturefranche et passionnée, Corentin rougit, car ilétait encore jeune ; mais il jeta sur elle et à ladérobée un de ces regards perçants qui vontchercher l’âme. La naïveté de mademoiselle deVerneuil était si bien jouée qu’elle trompal’espion, et il répondit avec une bonhomiefactice : — Voulez-vous que je vous accompagnede loin ? j’aurais avec moi des soldats déguisés,et nous serions prêts à vous obéir.

— J’y consens, dit-elle ; mais promettez-moi,sur votre honneur… Oh ! non, je n’y crois pas !par votre salut, mais vous ne croyez pas enDieu ! par votre âme, vous n’en avez peut-êtrepas. Quelle assurance pouvez-vous donc medonner de votre fidélité ? Et je me fie à vous,cependant, et je remets en vos mains plus quema vie, ou mon amour ou ma vengeance !

Le léger sourire qui apparut sur la figureblafarde de Corentin fit connaître àmademoiselle de Verneuil le danger qu’ellevenait d’éviter. Le sbire, dont les narines secontractaient au lieu de se dilater, prit la mainde sa victime, la baisa avec les marques durespect le plus profond, et la quitta en luifaisant un salut qui n’était pas dénué de grâce.

Trois heures après cette scène, mademoiselle

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Perspectives du matérialisme dialectique

de Verneuil, qui craignait le retour de Corentin,sortit furtivement par la porte Saint-Léonard, etgagna le petit sentier du Nid-aux-Crocs quiconduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crutsauvée en marchant sans témoins à travers ledédale des sentiers qui menaient à la cabane deGalope-chopine où elle allait gaiement, conduitepar l’espoir de trouver enfin le bonheur, et parle désir de soustraire son amant au sort qui lemenaçait. Pendant ce temps, Corentin était à larecherche du commandant. Il eut de la peine àreconnaître Hulot, en le trouvant sur une petiteplace où il s’occupait de quelques préparatifsmilitaires. En effet, le brave vétéran avait faitun sacrifice dont le mérite sera difficilementapprécié. Sa queue et ses moustaches étaientcoupées, et ses cheveux, soumis au régimeecclésiastique, avaient un œil de poudre.Chaussé de gros souliers ferrés, ayant troqué sonvieil uniforme bleu et son épée contre une peaude bique, armé d’une ceinture de pistolets etd’une lourde carabine, il passait en revue deuxcents habitants de Fougères, dont les costumesauraient pu tromper l’œil du Chouan le plusexercé. L’esprit belliqueux de cette petite villeet le caractère breton se déployaient dans cettescène, qui n’était pas nouvelle. Çà et là,quelques mères, quelques sœurs, apportaient àleurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vieou des pistolets oubliés. Plusieurs vieillardss’enquéraient du nombre et de la bonté descartouches de ces gardes nationaux déguisés enContre-Chouans, et dont la gaieté annonçaitplutôt une partie de chasse qu’une expéditiondangereuse. Pour eux, les rencontres de lachouannerie, où les Bretons des villes sebattaient avec les Bretons des campagnes,semblaient avoir remplacé les tournois de lachevalerie. Cet enthousiasme patriotique avaitpeut-être pour principe quelques acquisitions debiens nationaux. Néanmoins les bienfaits de laRévolution mieux appréciés dans les villes,l’esprit de parti, un certain amour national pourla guerre entraient aussi pour beaucoup danscette ardeur. Hulot émerveillé parcourait lesrangs en demandant des renseignements àGudin, sur lequel il avait reporté tous les

sentiments d’amitié jadis voués à Merle et àGérard. Un grand nombre d’habitantsexaminaient les préparatifs de l’expédition, encomparant la tenue de leurs tumultueuxcompatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigade de Hulot. Tous immobiles etsilencieusement alignés, les Bleus attendaient,sous la conduite de leurs officiers, les ordres ducommandant, que les yeux de chaque soldatsuivaient de groupe en groupe. En parvenantauprès du vieux chef de demi-brigade, Corentinne put s’empêcher de sourire du changementopéré sur la figure de Hulot. Il avait l’air d’unportrait qui ne ressemble plus à l’original.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau ? lui demandaCorentin.

— Viens faire avec nous le coup de fusil et tule sauras, lui répondit le commandant.

— Oh ! je ne suis pas de Fougères, répliquaCorentin.

— Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.

Quelques rires moqueurs partirent de tous lesgroupes voisins.

— Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisseservir la France qu’avec des baïonnettes ? …

Puis il tourna le dos aux rieurs, et s’adressa àune femme pour apprendre le but et ladestination de cette expédition.

— Hélas ! mon bon homme, les Chouans sontdéjà à Florigny ! On dit qu’ils sont plus de troismille et s’avancent pour prendre Fougères.

— Florigny ! s’écria Corentin pâlissant. Lerendez-vous n’est pas là ! Est-ce bien, reprit-il,Florigny sur la route de Mayenne ?

— Il n’y a pas deux Florigny, lui répondit lafemme en lui montrant le chemin terminé par lesommet de La Pellerine.

— Est-ce le marquis de Montauran que vouscherchez ? demanda Corentin au commandant.

— Un peu, répondit brusquement Hulot. —Il n’est pas à Florigny, répliqua Corentin.Dirigez sur ce point votre bataillon et la garde

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nationale, mais gardez avec vous quelques-unsde vos Contre-Chouans et attendez-moi.

— Il est trop malin pour être fou, s’écria lecommandant en voyant Corentin s’éloigner àgrands pas. C’est bien le roi des espions !

En ce moment, Hulot donna l’ordre dudépart à son bataillon. Les soldats républicainsmarchèrent sans tambour et silencieusement lelong du faubourg étroit qui mène à la route deMayenne, en dessinant une longue ligne bleue etrouge à travers les arbres et les maisons ; lesgardes nationaux déguisés les suivaient ; maisHulot resta sur la petite place avec Gudin etune vingtaine des plus adroits jeunes gens de laville, en attendant Corentin dont l’airmystérieux avait piqué sa curiosité. Francineapprit elle-même le départ de mademoiselle deVerneuil à cet espion sagace, dont tous lessoupçons se changèrent en certitude, et quisortit aussitôt pour recueillir des lumières surune fuite à bon droit suspecte. Instruit par lessoldats de garde au poste Saint-Léonard, dupassage de la belle inconnue par le Nid-aux-Crocs, Corentin courut sur la promenade, et yarriva malheureusement assez à propos pourapercevoir de là les moindres mouvements deMarie. Quoiqu’elle eût mis une robe et unecapote vertes pour être vue moins facilement,les soubresauts de sa marche presque follefaisaient reconnaître, à travers les haiesdépouillées de feuilles et blanches de givre, lepoint vers lequel ses pas se dirigeaient.

— Ah ! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny ettu descends dans le val de Gibarry ! je ne suisqu’un sot, elle m’a joué. Mais patience, j’allumema lampe le jour aussi bien que la nuit.

Corentin, devinant alors à peu près le lieu durendez-vous des deux amants, accourut sur laplace au moment où Hulot allait la quitter etrejoindre ses troupes.

— Halte, mon général ! cria-t-il aucommandant qui se retourna.

En un instant, Corentin instruisit le soldatdes événements dont la trame, quoique cachée,

laissait voir quelques-uns de ses fils, et Hulot,frappé par la perspicacité du diplomate, luisaisit vivement le bras.

— Mille tonnerres ! citoyen curieux, tu asraison. Les brigands font là-bas une fausseattaque ! Les deux colonnes mobiles que j’aienvoyées inspecter les environs, entre la routed’Antrain et de Vitré, ne sont pas encorerevenues ; ainsi, nous trouverons dans lacampagne des renforts qui ne nous seront sansdoute pas inutiles, car le Gars n’est pas assezniais pour se risquer sans avoir avec lui sessacrées chouettes.

— Gudin, dit-il au jeune Fougerais, coursavertir le capitaine Lebrun qu’il peut se passerde moi à Florigny pour y frotter les brigands, etreviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers,je t’attends pour aller à la chasse du ci-devantet venger les assassinats de la Vivetière. —Tonnerre de Dieu, comme il court ! reprit-il envoyant partir Gudin qui disparut comme parenchantement. Gérard aurait-il aimé ce garçon-là !

À son retour, Gudin trouva la petite troupede Hulot augmentée de quelques soldats pris auxdifférents postes de la ville. Le commandant ditau jeune Fougerais de choisir une douzaine deses compatriotes les mieux dressés au difficilemétier de Contre-Chouan, et lui ordonna de sediriger par la porte Saint-Léonard, afin delonger le revers des montagnes de Saint-Sulpicequi regardait la grande vallée du Couesnon, etsur lequel était située la cabane de Galope-chopine ; puis il se mit lui-même à la tête dureste de la troupe, et sortit par la porte Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leursommet, où, suivant ses calculs, il devaitrencontrer les gens de Beau-pied qu’il seproposait d’employer à renforcer un cordon desentinelles chargées de garder les rochers, depuisle faubourg Saint-Sulpice jusqu’au Nid-aux-Crocs. Corentin, certain d’avoir remis ladestinée du chef des Chouans entre les mains deses plus implacables ennemis, se renditpromptement sur la Promenade pour mieux

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saisir l’ensemble des dispositions militaires deHulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouadede Gudin débouchant par la vallée du Nançon etsuivant les rochers du côté de la grande valléedu Couesnon, tandis que Hulot, débusquant lelong du château de Fougères, gravissait lesentier périlleux qui conduisait sur le sommetdes montagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deuxtroupes se déployaient sur deux lignes parallèles.Tous les arbres et les buissons, décorés par legivre de riches arabesques, jetaient sur lacampagne un reflet blanchâtre qui permettait debien voir, comme des lignes grises, ces deuxpetits corps d’armée en mouvement. Arrivé surle plateau des rochers, Hulot détacha de satroupe tous les soldats qui étaient en uniforme,et Corentin les vit établissant, par les ordres del’habile commandant, une ligne de sentinellesambulantes séparées chacune par un espaceconvenable, dont la première devaitcorrespondre avec Gudin et la dernière avecHulot, de manière qu’aucun buisson ne devaitéchapper aux baïonnettes de ces trois lignesmouvantes qui allaient traquer le Gars à traversles montagnes et les champs.

— Il est rusé, ce vieux loup de guérite,s’écria Corentin en perdant de vue les dernièrespointes de fusil qui brillèrent dans les ajoncs, leGars est cuit. Si Marie avait livré ce damnémarquis, nous eussions, elle et moi, été unis parle plus fort des liens, une infamie… Mais ellesera bien à moi ! …

Les douze jeunes Fougerais conduits par lesous-lieutenant Gudin atteignirent bientôt leversant que forment les rochers de Saint-Sulpice,en s’abaissant par petites collines dans la valléede Gibarry. Gudin, lui, quitta les chemins, sautalestement l’échalier du premier champ de genêtsqu’il rencontra, et où il fut suivi par six de sescompatriotes ; les six autres se dirigèrent,d’après ses ordres, dans les champs de droite,afin d’opérer les recherches de chaque côté deschemins. Gudin s’élança vivement vers unpommier qui se trouvait au milieu du genêt. Aubruissement produit par la marche des sixContre-Chouans qu’il conduisait à travers cette

forêt de genêts en tâchant de ne pas en agiterles touffes givrées, sept ou huit hommes à la têtedesquels était Beau-pied, se cachèrent derrièrequelques châtaigniers par lesquels la haie de cechamp était couronnée. Malgré le reflet blancqui éclairait la campagne et malgré leur vueexercée, les Fougerais n’aperçurent pas d’abordleurs adversaires qui s’étaient fait un rempartdes arbres.

— Chut ! les voici, dit Beau-pied qui lepremier leva la tête. Les brigands nous ontexcédés, mais, puisque nous les avons au boutde nos fusils, ne les manquons pas, ou, nomd’une pipe ! nous ne serions pas susceptiblesd’être soldats du pape !

Cependant les yeux perçants de Gudinavaient fini par découvrir quelques canons defusil dirigés vers sa petite escouade. En cemoment, par une amère dérision, huit grossesvoix crièrent qui vive ! et huit coups de fusilpartirent aussitôt. Les balles sifflèrent autourdes Contre-Chouans. L’un d’eux en reçut unedans le bras et un autre tomba. Les cinqFougerais qui restaient sains et saufs ripostèrentpar une décharge en répondant : — Amis ! Puis,ils marchèrent rapidement sur les ennemis, afinde les atteindre avant qu’ils n’eussent rechargéleurs armes.

— Nous ne savions pas si bien dire, s’écria lejeune sous-lieutenant en reconnaissant lesuniformes et les vieux chapeaux de sa demi-brigade. Nous avons agi en vrais Bretons, nousnous sommes battus avant de nous expliquer.

Les huit soldats restèrent stupéfaits enreconnaissant Gudin.

— Dame ! mon officier, qui diable ne vousprendrait pas pour des brigands sous vos peauxde bique, s’écria douloureusement Beau-pied.

— C’est un malheur, et nous en sommes tousinnocents, puisque vous n’étiez pas prévenus dela sortie de nos Contre-Chouans. Mais où enêtes-vous ? lui demanda Gudin.

— Mon officier, nous sommes à la recherched’une douzaine de Chouans qui s’amusent à

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nous échiner. Nous courons comme des ratsempoisonnés ; mais, à force de sauter ceséchaliers et ces haies que le tonnerre confonde,nos compas s’étaient rouillés et nous nousreposions. Je crois que les brigands doivent êtremaintenant dans les environs de cette grandebaraque d’où vous voyez sortir de la fumée.

— Bon ! s’écria Gudin. Vous autres, dit-ilaux huit soldats et à Beau-pied, vous allez vousreplier sur les rochers de Saint-Sulpice, à traversles champs, et vous y appuierez la ligne desentinelles que le commandant y a établie. Il nefaut pas que vous restiez avec nous autres,puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons,mille cartouches ! venir à bout de ces chiens-là,le Gars est avec eux ! Les camarades vous endiront plus long que je ne vous en dis. Filez surla droite, et n’administrez pas de coups de fusilà six de nos peaux de bique que vous pourrezrencontrer. Vous reconnaîtrez nos Contre-Chouans à leurs cravates qui sont roulées encorde sans nœud.

Gudin laissa ses deux blessés sous lepommier, en se dirigeant vers la maison deGalope-chopine, que Beau-pied venait de luiindiquer et dont la fumée lui servit de boussole.Pendant que le jeune officier était mis sur lapiste des Chouans par une rencontre assezcommune dans cette guerre, mais qui aurait pudevenir plus meurtrière, le petit détachementque commandait Hulot avait atteint sur sa ligned’opérations un point parallèle à celui où Gudinétait parvenu sur la sienne. Le vieux militaire, àla tête de ses Contre-Chouans, se glissaitsilencieusement le long des haies avec toutel’ardeur d’un jeune homme, il sautait leséchaliers encore assez légèrement en jetant sesyeux fauves sur toutes les hauteurs, et prêtant,comme un chasseur, l’oreille au moindre bruit.Au troisième champ dans lequel il entra, ilaperçut une femme d’une trentaine d’années,occupée à labourer la terre à la houe, et qui,toute courbée, travaillait avec courage ; tandisqu’un petit garçon âgé d’environ sept à huitans, armé d’une serpe, secouait le givre dequelques ajoncs qui avaient poussé çà et là, les

coupait et les mettait en tas. Au bruit que fitHulot en retombant lourdement de l’autre côtéde l’échalier, le petit gars et sa mère levèrent latête. Hulot prit facilement cette jeune femmepour une vieille. Des rides venues avant le tempssillonnaient le front et la peau du cou de laBretonne, elle était si grotesquement vêtued’une peau de bique usée, que sans une robe detoile jaune et sale, marque distinctive de sonsexe, Hulot n’aurait su à quel sexe la paysanneappartenait, car les longues mèches de sescheveux noirs étaient cachées sous un bonnet delaine rouge. Les haillons dont le petit gars étaità peine couvert en laissaient voir la peau.

— Ho ! la vieille, cria Hulot d’un ton bas àcette femme en s’approchant d’elle, où est leGars ?

En ce moment les vingt Contre-Chouans quisuivaient Hulot franchirent les enceintes duchamp.

— Ah ! pour aller au Gars, faut que vousretourniez d’où vous venez, répondit la femmeaprès avoir jeté un regard de défiance sur latroupe.

— Est-ce que je te demande le chemin dufaubourg du Gars à Fougères, vieille carcasse ?répliqua brutalement Hulot. Par sainte Anned’Auray, as-tu vu passer le Gars ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire,répondit la femme en se courbant pourreprendre son travail.

— Garce damnée, veux-tu donc nous faireavaler par les Bleus qui nous poursuivent ?s’écria Hulot.

À ces paroles la femme releva la tête et jetaun nouveau regard de méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant : — Comment lesBleus peuvent-ils être à vos trousses ? j’en viensde voir passer sept à huit qui regagnentFougères par le chemin d’en bas.

— Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordreavec son nez ? reprit Hulot. Tiens, regarde,vieille bique.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Et le commandant lui montra du doigt, à unecinquantaine de pas en arrière, trois ou quatrede ses sentinelles dont les chapeaux, lesuniformes et les fusils étaient faciles àreconnaître.

— Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du Gars que lesFougerais veulent prendre ? reprit-il avec colère.

— Ah ! excusez, reprit la femme ; mais il estsi facile d’être trompé ! De quelle paroisse êtes-vous donc ? demanda-t-elle.

— De Saint-Georges, s’écrièrent deux ou troisFougerais en bas-breton, et nous mourons defaim.

— Eh ! bien, tenez, répondit la femme,voyez-vous cette fumée, là-bas ? c’est mamaison. En suivant les routins de droite, vous yarriverez par en haut. Vous trouverez peut-êtremon homme en route. Galope-chopine doit fairele guet pour avertir le Gars, puisque vous savezqu’il vient aujourd’hui chez nous, ajouta-t-elleavec orgueil.

— Merci, bonne femme, répondit Hulot. —En avant, vous autres, tonnerre de Dieu !ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nous letenons !

À ces mots, le détachement suivit au pas decourse le commandant, qui s’engagea dans lessentiers indiqués. En entendant le juron si peucatholique du soi-disant Chouan, la femme deGalope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres etles peaux de bique des jeunes Fougerais, s’assitpar terre, serra son enfant dans ses bras et dit :— Que la sainte vierge d’Auray et lebienheureux saint Labre aient pitié de nous ! Jene crois pas que ce soient nos gens, leurs soulierssont sans clous. Cours par le chemin d’en basprévenir ton père, il s’agit de sa tête, dit-elle aupetit garçon, qui disparut comme un daim àtravers les genêts et les ajoncs.

Cependant mademoiselle de Verneuil n’avaitrencontré sur sa route aucun des partis Bleus ouChouans qui se pourchassaient les uns les autresdans le labyrinthe de champs situés autour de la

cabane de Galope-chopine. En apercevant unecolonne bleuâtre s’élevant du tuyau à demidétruit de la cheminée de cette triste habitation,son cœur éprouva une de ces violentespalpitations dont les coups précipités et sonoressemblent monter dans le cou comme par flots.Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur unebranche d’arbre, et contempla cette fumée quidevait également servir de fanal aux amis et auxennemis du jeune chef. Jamais elle n’avaitressenti d’émotion si écrasante. — Ah ! je l’aimetrop, se dit-elle avec une sorte de désespoir ;aujourd’hui je ne serai peut-être plus maîtressede moi. Tout à coup elle franchit l’espace qui laséparait de la chaumière, et se trouva dans lacour, dont la fange avait été durcie par la gelée.Le gros chien s’élança encore contre elle enaboyant ; mais, sur un seul mot prononcé parGalope-chopine, il remua la queue et se tut. Enentrant dans la chaumine, mademoiselle deVerneuil y jeta un de ces regards qui embrassenttout. Le marquis n’y était pas. Marie respiraplus librement. Elle reconnut avec plaisir que leChouan s’était efforcé de restituer quelquepropreté à la sale et unique chambre de satanière. Galope-chopine saisit sa canardière,salua silencieusement son hôtesse et sortit avecson chien ; elle le suivit jusque sur le seuil, et levit s’en allant par le sentier qui commençait àdroite de sa cabane, et dont l’entrée étaitdéfendue par un gros arbre pourri en y formantun échalier presque ruiné. De là, elle putapercevoir une suite de champs dont leséchaliers présentaient à l’œil comme une enfiladede portes, car la nudité des arbres et des haiespermettait de bien voir les moindres accidentsdu paysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine eut tout à fait disparu, mademoiselle deVerneuil se retourna vers la gauche pour voirl’église de Fougères ; mais le hangar la luicachait entièrement. Elle jeta les yeux sur lavallée du Couesnon qui s’offrait à ses regards,comme une vaste nappe de mousseline dont lablancheur rendait plus terne encore un ciel griset chargé de neige. C’était une de ces journéesoù la nature semble muette, et où les bruits sontabsorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique les

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Bleus et leurs Contre-Chouans marchassent dansla campagne sur trois lignes, en formant untriangle qu’ils resserraient en s’approchant de lacabane, le silence était si profond quemademoiselle de Verneuil se sentit émue par descirconstances qui ajoutaient à ses angoisses unesorte de tristesse physique. Il y avait du malheurdans l’air. Enfin, à l’endroit où un petit rideaude bois terminait l’enfilade d’échaliers, elle vitun jeune homme sautant les barrières comme unécureuil, et courant avec une étonnante rapidité.— C’est lui, se dit-elle. Simplement vêtu commeun Chouan, le Gars portait son tromblon enbandoulière derrière sa peau de bique, et, sansla grâce de ses mouvements, il aurait étéméconnaissable. Marie se retira précipitammentdans la cabane, en obéissant à l’une de cesdéterminations instinctives aussi peu explicablesque l’est la peur ; mais bientôt le jeune chef futà deux pas d’elle devant la cheminée, où brillaitun feu clair et animé. Tous deux se trouvèrentsans voix, craignirent de se regarder, ou de faireun mouvement. Une même espérance unissaitleur pensée, un même doute les séparait, c’étaitune angoisse, c’était une volupté.

— Monsieur, dit enfin mademoiselle deVerneuil d’une voix émue, le soin de votre sûretém’a seul amenée ici.

— Ma sûreté ! reprit-il avec amertume.

— Oui, répondit-elle, tant que je resterai àFougères, votre vie est compromise, et je vousaime trop pour n’en pas partir ce soir ; ne m’ycherchez donc plus.

— Partir, chère ange ! je vous suivrai.

— Me suivre ! y pensez-vous ? et les Bleus ?

— Eh ! ma chère Marie, qu’y a-t-il decommun entre les Bleus et notre amour ?

— Mais il me semble qu’il est difficile quevous restiez en France, près de moi, et plusdifficile encore que vous la quittiez avec moi.

— Y a-t-il donc quelque chose d’impossible àqui aime bien ?

— Ah ! oui, je crois que tout est possible.

N’ai-je pas eu le courage de renoncer à vous,pour vous !

— Quoi ! vous vous êtes donnée à un êtreaffreux que vous n’aimiez pas, et vous ne voulezpas faire le bonheur d’un homme qui vousadore, de qui vous remplirez la vie, et qui jurede n’être jamais qu’à vous ? Ecoute-moi, Marie,m’aimes-tu ?

— Oui, dit-elle.

— Eh ! bien, sois à moi.

— Avez-vous oublié que j’ai repris le rôleinfâme d’une courtisane, et que c’est vous quidevez être à moi ? Si Je veux vous fuir, c’estpour ne pas laisser retomber sur votre tête lemépris que je pourrais encourir ; sans cettecrainte, peut-être…

— Mais si je ne redoute rien…

— Et qui m’en assurera ? je suis défiante.Dans ma situation, qui ne le serait pas ? … Sil’amour que nous inspirons ne dure pas, aumoins doit-il être complet, et nous fairesupporter avec joie l’injustice du monde.Qu’avez-vous fait pour moi ? … Vous me désirez.Croyez-vous vous être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent ?Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vosChouans, sans plus vous en soucier que je nem’inquiétais des Bleus massacrés quand tout futperdu pour moi ? Et si je vous ordonnais derenoncer à toutes vos idées, à vos espérances, àvotre Roi qui m’offusque et qui peut-être semoquera de vous quand vous périrez pour lui ;tandis que je saurais mourir pour vous avec unsaint respect ! Enfin, si je voulais que vousenvoyassiez votre soumission au premier Consulpour que vous pussiez me suivre à Paris ? … sij’exigeais que nous allassions en Amérique yvivre loin d’un monde où tout est vanité, afin desavoir si vous m’aimez bien pour moi-même,comme en ce moment je vous aime ! Pour toutdire en un mot, si je voulais, au lieu de m’éleverà vous, que vous tombassiez jusqu’à moi, queferiez-vous ?

— Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas.

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Perspectives du matérialisme dialectique

Pauvre enfant, je t’ai devinée ! Va, si monpremier désir est devenu de la passion, mapassion est maintenant de l’amour. Chère âmede mon âme, je le sais, tu es aussi noble que tonnom, aussi grande que belle ; je suis assez nobleet me sens assez grand moi-même pour imposerau monde. Est-ce parce que je pressens en toides voluptés inouïes et incessantes ? … est-ceparce que je crois rencontrer en ton âme cesprécieuses qualités qui nous font toujours aimerla même femme ? J’en ignore la cause, mais monamour est sans bornes, et il me semble que je nepuis plus me passer de toi. Oui, ma vie seraitpleine de dégoût si tu n’étais toujours près demoi…

— Comment près de vous ?

— Oh ! Marie, tu ne veux donc pas devinerton Alphonse ?

— Ah ! croiriez-vous me flatter beaucoup enm’offrant votre nom, votre main ? dit-elle avecun apparent dédain mais en regardant fixementle marquis pour en surprendre les moindrespensées. Et savez-vous si vous m’aimerez danssix mois, et alors quel serait mon avenir ? …Non, non, une maîtresse est la seule femme quisoit sûre des sentiments qu’un homme luitémoigne ; car le devoir, les lois, le monde,l’intérêt des enfants, n’en sont pas les tristesauxiliaires, et si son pouvoir est durable, elle ytrouve des flatteries et un bonheur qui fontaccepter les plus grands chagrins du monde.Être votre femme et avoir la chance de vouspeser un jour ! … À cette crainte je préfère unamour passager, mais vrai, quand même la mortet la misère en seraient la fin. Oui, je pourraisêtre, mieux que tout autre, une mère vertueuse,une épouse dévouée ; mais pour entretenir detels sentiments dans l’âme d’une femme, il nefaut pas qu’un homme l’épouse dans un accès depassion. D’ailleurs, sais-je moi-même si vous meplairez demain ? Non, je ne veux pas faire votremalheur, je quitte la Bretagne, dit-elle enapercevant de l’hésitation dans son regard, jeretourne à Fougères, et vous ne viendrez pas mechercher là…

— Eh ! bien, après demain, si dès le matin tuvois de la fumée sur les roches de Saint-Sulpice,le soir je serai chez toi, amant, époux, ce que tuvoudras que je sois. J’aurai tout bravé.

— Mais, Alphonse, tu m’aimes donc bien,dit-elle avec ivresse, pour risquer ainsi ta vieavant de me la donner ? …

Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissales yeux ; mais il lut sur l’ardent visage de samaîtresse un délire égal au sien, et alors il luitendit les bras. Une sorte de folie entraînaMarie, qui alla tomber mollement sur le sein dumarquis, décidée à s’abandonner à lui pour fairede cette faute le plus grand des bonheurs, en yrisquant tout son avenir, qu’elle rendait pluscertain si elle sortait victorieuse de cettedernière épreuve. Mais à peine sa tête s’était-elle posée sur l’épaule de son amant, qu’un légerbruit retentit au-dehors. Elle s’arracha de sesbras comme si elle se fût réveillée, et s’élançahors de la chaumière. Elle put alors recouvrerun peu de sang-froid et penser à sa situation.

— Il m’aurait acceptée et se serait moqué demoi, peut-être, se dit-elle. Ah ! si je pouvais lecroire, je le tuerais. — Ah ! pas encorecependant, reprit-elle en apercevant Beau-pied,à qui elle fit un signe que le soldat comprit àmerveille.

Le pauvre garçon tourna brusquement sur sestalons, en feignant de n’avoir rien vu. Tout àcoup, mademoiselle de Verneuil rentra dans lesalon en invitant le jeune chef à garder le plusprofond silence, par la manière dont elle sepressa les lèvres sous l’index de sa main droite.

— Ils sont là, dit-elle avec terreur et d’unevoix sourde.

— Qui ?

— Les Bleus.

— Ah ! je ne mourrai pas sans avoir…

— Oui, prends…

Il la saisit froide et sans défense, et cueillitsur ses lèvres un baiser plein d’horreur et deplaisir, car il pouvait être à la fois le premier et

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Honoré de Balzac – Les Chouans

le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur le seuilde la porte, en y plaçant leurs têtes de manièreà tout examiner sans être vus. Le marquisaperçut Gudin à la tête d’une douzained’hommes qui tenaient le bas de la vallée duCouesnon. Il se tourna vers l’enfilade deséchaliers, le gros tronc d’arbre pourri était gardépar sept soldats. Il monta sur la pièce de cidre,enfonça le toit de bardeau pour sauter surl’éminence ; mais il retira précipitamment satête du trou qu’il venait de faire : Hulotcouronnait la hauteur et lui coupait le cheminde Fougères. En ce moment, il regarda samaîtresse qui jeta un cri de désespoir : elleentendait les trépignements des troisdétachements réunis autour de la maison.

— Sors la première, lui dit-il, tu mepréserveras.

En entendant ce mot, pour elle sublime, ellese plaça tout heureuse en face de la porte,pendant que le marquis armait son tromblon.Après avoir mesuré l’espace qui existait entre leseuil de la cabane et le gros tronc d’arbre, leGars se jeta devant les sept Bleus, les cribla desa mitraille et se fit un passage au milieu d’eux.Les trois troupes se précipitèrent autour del’échalier que le chef avait sauté, et le virentalors courant dans le champ avec une incroyablecélérité.

— Feu, feu, mille noms d’un diable ! Vousn’êtes pas Français, feu donc, mâtins ! criaHulot d’une voix tonnante.

Au moment où il prononçait ces paroles duhaut de l’éminence, ses hommes et ceux deGudin firent une décharge générale quiheureusement fut mal dirigée. Déjà le marquisarrivait à l’échalier qui terminait le premierchamp ; mais au moment où il passait dans lesecond, il faillit être atteint par Gudin quis’était élancé sur ses pas avec violence. Enentendant ce redoutable adversaire à quelquestoises, le Gars redoubla de vitesse. Néanmoins,Gudin et le marquis arrivèrent presque en mêmetemps à l’échalier ; mais Montauran lança siadroitement son tromblon à la tête de Gudin,

qu’il le frappa et en retarda la marche. Il estimpossible de dépeindre l’anxiété de Marie etl’intérêt que manifestaient à ce spectacle Hulotet sa troupe. Tous, ils répétaientsilencieusement, à leur insu, les gestes des deuxcoureurs. Le Gars et Gudin parvinrent ensembleau rideau blanc de givre formé par le petitbois ; mais l’officier rétrograda tout à coup ets’effaça derrière un pommier. Une vingtaine deChouans, qui n’avaient pas tiré de peur de tuerleur chef, se montrèrent et criblèrent l’arbre deballes. Toute la petite troupe de Hulot s’élançaau pas de course pour sauver Gudin, qui, setrouvant sans armes, revenait de pommier enpommier, en saisissant, pour courir, le momentoù les Chasseurs du Roi chargeaient leurs armes.Son danger dura peu. Les Contre-Chouans mêlésaux Bleus, et Hulot à leur tête, vinrent soutenirle jeune officier à la place où le marquis avaitjeté son tromblon. En ce moment, Gudinaperçut son adversaire tout épuisé, assis sous undes arbres du petit bouquet de bois ; il laissa sescamarades se canardant avec les Chouansretranchés derrière une haie latérale du champ,il les tourna et se dirigea vers le marquis avec lavivacité d’une bête fauve. En voyant cettemanœuvre, les Chasseurs du Roi poussèrentd’effroyables cris pour avertir leur chef ; puis,après avoir tiré sur les Contre-Chouans avec lebonheur qu’ont les braconniers, ils essayèrent deleur tenir tête ; mais ceux-ci gravirentcourageusement la haie qui servait de rempartsà leurs ennemis, et y prirent une sanglanterevanche. Les Chouans gagnèrent alors lechemin qui longeait le champ dans l’enceinteduquel cette scène avait lieu, et s’emparèrentdes hauteurs que Hulot avait commis la fauted’abandonner. Avant que les Bleus eussent eu letemps de se reconnaître, les Chouans avaientpris pour retranchements les brisures queformaient les arêtes de ces rochers à l’abridesquels ils pouvaient tirer sans danger sur lessoldats de Hulot, si ceux-ci faisaient quelquedémonstration de vouloir venir les y combattre.Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats,allait lentement vers le petit bois pour ychercher Gudin, les Fougerais demeurèrent pour

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dépouiller les Chouans morts et achever lesvivants. Dans cette épouvantable guerre, lesdeux partis ne faisaient pas de prisonniers. Lemarquis sauvé, les Chouans et les Bleusreconnurent mutuellement la force de leurspositions respectives et l’inutilité de la lutte, ensorte que chacun ne songea plus qu’à se retirer.

— Si je perds ce jeune homme-là, s’écriaHulot en regardant le bois avec attention, je neveux plus faire d’amis !

— Ah ! ah ! dit un des jeunes gens deFougères occupé à dépouiller les morts, voilà unoiseau qui a des plumes jaunes.

Et il montrait à ses compatriotes une boursepleine de pièces d’or qu’il venait de trouver dansla poche d’un gros homme vêtu de noir.

— Mais qu’a-t-il donc là ? reprit un autrequi tira un bréviaire de la redingote du défunt.

— C’est pain bénit, c’est un prêtre ! s’écria-t-il en jetant le bréviaire à terre.

— Le voleur, il nous fait banqueroute, dit untroisième en ne trouvant que deux écus de sixfrancs dans les poches du Chouan qu’ildéshabillait.

— Oui, mais il a une fameuse paire desouliers, répondit un soldat qui se mit en devoirde les prendre.

— Tu les auras s’ils tombent dans ton lot, luirépliqua l’un des Fougerais, en les arrachant despieds du mort et les lançant au tas des effetsdéjà rassemblés.

Un quatrième Contre-Chouan recevaitl’argent, afin de faire les parts lorsque tous lessoldats de l’expédition seraient réunis. QuandHulot revint avec le jeune officier, dont ladernière entreprise pour joindre le Gars avait étéaussi périlleuse qu’inutile, il trouva unevingtaine de ses soldats et une trentaine deContre-Chouans devant onze ennemis mortsdont les corps avaient été jetés dans un sillontracé au bas de la haie.

— Soldats, s’écria Hulot d’une voix sévère, jevous défends de partager ces haillons. Formez

vos rangs, et plus vite que ça.

— Mon commandant, dit un soldat enmontrant à Hulot ses souliers, au bout desquelsles cinq doigts de ses pieds se voyaient à nu, bonpour l’argent ; mais cette chaussure-là, ajouta-t-il en montrant avec la crosse de son fusil lapaire de souliers ferrés, cette chaussure-là, moncommandant, m’irait comme un gant.

— Tu veux à tes pieds des souliers anglais !lui répliqua Hulot.

— Commandant, dit respectueusement undes Fougerais, nous avons, depuis la guerre,toujours partagé le butin.

— Je ne vous empêche pas, vous autres, desuivre vos usages, répliqua durement Hulot enl’interrompant.

— Tiens, Gudin, voilà une bourse là quicontient trois louis, tu as eu de la peine, tonchef ne s’opposera pas à ce que tu la prennes,dit à l’officier l’un de ses anciens camarades.

Hulot regarda Gudin de travers, et le vitpâlissant.

— C’est la bourse de mon oncle, s’écria lejeune homme.

Tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fitquelques pas vers le monceau de cadavres, et lepremier corps qui s’offrit à ses regards futprécisément celui de son oncle ; mais à peine envit-il le visage rubicond sillonné de bandesbleuâtres, les bras roidis, et la plaie faite par lecoup de feu, qu’il jeta un cri étouffé et s’écria —Marchons, mon commandant.

La troupe de Bleus se mit en route. Hulotsoutenait son jeune ami en lui donnant le bras.

— Tonnerre de Dieu, cela ne sera rien, luidisait le vieux soldat.

— Mais il est mort, répondit Gudin, mort !C’était mon seul parent, et, malgré sesmalédictions, il m’aimait. Le Roi revenu, tout lepays aurait voulu ma tête, le bonhommem’aurait caché sous sa soutane.

— Est-il bête ! disaient les gardes nationaux

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restés à se partager les dépouilles ; lebonhomme est riche, et comme ça, il n’a pas eule temps de faire un testament par lequel ill’aurait déshérité.

Le partage fait, les Contre-Chouansrejoignirent le petit bataillon de Bleus et lesuivirent de loin.

Une horrible inquiétude se glissa, vers lanuit, dans la chaumière de Galope-chopine, oùjusqu’alors la vie avait été si naïvementinsoucieuse. Barbette et son petit gars portanttous deux sur leur dos, l’une sa pesante charged’ajoncs, l’autre une provision d’herbes pour lesbestiaux, revinrent à l’heure où la familleprenait le repas du soir. En entrant au logis, lamère et le fils cherchèrent en vain Galope-chopine ; et jamais cette misérable chambre neleur parut si grande, tant elle était vide. Lefoyer sans feu, l’obscurité, le silence, tout leurprédisait quelque malheur. Quand la nuit futvenue, Barbette s’empressa d’allumer un feuclair et deux oribus, nom donné aux chandellesde résine dans le pays compris entre les rivagesde l’Armorique jusqu’en haut de la Loire, etencore usité en deçà d’Amboise dans lescampagnes du Vendômois. Barbette mettait àces apprêts la lenteur dont sont frappées lesactions quand un sentiment profond les domine ;elle écoutait le moindre bruit ; mais souventtrompée par le sifflement des rafales, elle allaitsur la porte de sa misérable hutte et en revenaittoute triste. Elle nettoya deux pichés, lesremplit de cidre et les posa sur la longue tablede noyer. À plusieurs reprises, elle regarda songarçon qui surveillait la cuisson des galettes desarrasin, mais sans pouvoir lui parler. Uninstant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur lesdeux clous qui servaient à supporter lacanardière de son père, et Barbette frissonna envoyant comme lui cette place vide. Le silencen’était interrompu que par les mugissements desvaches, ou par les gouttes de cidre quitombaient périodiquement de la bonde dutonneau. La pauvre femme soupira en apprêtantdans trois écuelles de terre brune une espèce desoupe composée de lait, de galette coupée par

petits morceaux et de châtaignes cuites.

— Ils se sont battus dans la pièce qui dépendde la Béraudière, dit le petit gars.

— Vas-y donc voir, répondit la mère.

Le gars y courut, reconnut au clair de lune lemonceau de cadavres, n’y trouva point son père,et revint tout joyeux en sifflant : il avaitramassé quelques pièces de cent sous foulées auxpieds par les vainqueurs et oubliées dans laboue. Il trouva sa mère assise sur une escabelleet occupée à filer du chanvre au coin du feu. Ilfit un signe négatif à Barbette, qui n’osa croireà quelque chose d’heureux ; puis, dix heuresayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars secoucha après avoir marmotté une prière à lasainte vierge d’Auray. Au jour, Barbette, quin’avait pas dormi, poussa un cri de joie, enentendant retentir dans le lointain un bruit degros souliers ferrés qu’elle reconnut, et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.

— Grâces à saint Labre à qui j’ai promis unbeau cierge, le Gars a été sauvé ! N’oublie pasque nous devons maintenant trois cierges ausaint.

Puis, Galope-chopine saisit un piché etl’avala tout entier sans reprendre haleine.Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eutdébarrassé de sa canardière et qu’il se fut assissur le banc de noyer, il dit en s’approchant dufeu : — Comment les Bleus et les Contre-Chouans sont-ils donc venus ici ? On se battaità Florigny. Quel diable a pu leur dire que leGars était chez nous ? car il n’y avait que lui, sabelle garce et nous qui le savions.

La femme pâlit.

— Les Contre-Chouans m’ont persuadé qu’ilsétaient des gars de Saint-Georges, répondit-elleen tremblant, et c’est moi qui leur ai dit oùétait le Gars.

Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa sonécuelle sur le bord de la table.

— Je t’ai envoyé not’ gars pour te prévenir,reprit Barbette effrayée, il ne t’a pas rencontré.

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Le Chouan se leva, et frappa si violemmentsa femme, qu’elle alla tomber pâle comme unmort sur le lit.

— Garce maudite, tu m’as tué, dit-il. Maissaisi d’épouvante, il prit sa femme dans ses bras

— Barbette ? s’écria-t-il, Barbette ? SainteVierge ! j’ai eu la main trop lourde.

— Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux,que Marche-à-terre vienne à le savoir ?

— Le Gars, répondit le Chouan, a dit des’enquérir d’où venait cette trahison.

— L’a-t-il dit à Marche-à-terre ?

— Pille-miche et Marche-à-terre étaient àFlorigny.

Barbette respira plus librement.

— S’ils touchent à un seul cheveu de ta tête,dit-elle, je rincerai leurs verres avec du vinaigre.

— Ah ! je n’ai plus faim, s’écria tristementGalope-chopine.

Sa femme poussa devant lui l’autre pichéplein, il n’y fit pas même attention. Deuxgrosses larmes sillonnèrent alors les joues deBarbette et humectèrent les rides de son visagefané.

— Ecoute, ma femme, il faudra demainmatin amasser des fagots au dret de Saint-Léonard sur les rochers de Saint-Sulpice et ymettre le feu. C’est le signal convenu entre leGars et le vieux recteur de Saint-Georges quiviendra lui dire une messe.

— Il ira donc à Fougères ?

— Oui, chez sa belle garce. J’ai à couriraujourd’hui à cause de ça ! je crois bien qu’il val’épouser et l’enlever, car il m’a dit d’aller louerdes chevaux et de les égailler sur la route deSaint-Malo.

Là-dessus, Galope-chopine fatigué se couchapour quelques heures et se remit en course. Lelendemain matin il rentra après s’êtresoigneusement acquitté des commissions que lemarquis lui avait confiées. En apprenant que

Marche-à-terre et Pille-miche ne s’étaient pasprésentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme,qui partit presque rassurée pour les roches deSaint-Sulpice, où la veille elle avait préparé surle mamelon qui faisait face à Saint-Léonardquelques fagots couverts de givre. Elle emmenapar la main son petit gars qui portait du feudans un sabot cassé. À peine son fils et safemme avaient-ils disparu derrière le toit duhangar, que Galope-chopine entendit deuxhommes sautant le dernier des échaliers enenfilade, et insensiblement il vit à travers unbrouillard assez épais des formes anguleuses sedessinant comme des ombres indistinctes. —C’est Pille-miche et Marche-à-terre, se dit-ilmentalement. Et il tressaillit. Les deux Chouansmontrèrent dans la petite cour leurs visagesténébreux qui ressemblaient assez, sous leursgrands chapeaux usés, à ces figures que desgraveurs ont faites avec des paysages.

— Bonjour, Galope-chopine, dit gravementMarche-à-terre.

— Bonjour, monsieur Marche-à-terre,répondit humblement le mari de Barbette.Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés ?J’ai de la galette froide et du beurre fraîchementbattu.

— Ce n’est pas de refus, mon cousin, ditPille-miche.

Les deux Chouans entrèrent. Ce débutn’avait rien d’effrayant pour le maître du logis,qui s’empressa d’aller à sa grosse tonne emplirtrois pichés, pendant que Marche-à-terre etPille-miche, assis de chaque côté de la longuetable sur un des bancs luisants, se coupèrent desgalettes et les garnirent d’un beurre gras etjaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir depetites bulles de lait. Galope-chopine posa lespichés pleins de cidre et couronnés de moussedevant ses hôtes, et les trois Chouans se mirentà manger ; mais de temps en temps le maître dulogis jetait un regard de côté sur Marche-à-terreen s’empressant de satisfaire sa soif.

— Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.

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Et après en avoir secoué fortement plusieurschinchées dans le creux de sa main, le Bretonaspira son tabac en homme qui voulait sepréparer à quelque action grave.

— Il fait froid, dit Pille-miche en se levantpour aller fermer la partie supérieure de laporte.

Le jour terni par le brouillard ne pénétraplus dans la chambre que par la petite fenêtre,et n’éclaira que faiblement la table et les deuxbancs ; mais le feu y répandit des lueursrougeâtres. En ce moment, Galope-chopine, quiavait achevé de remplir une seconde fois lespichés de ses hôtes, les mettait devant eux ;mais ils refusèrent de boire, jetèrent leurs largeschapeaux et prirent tout à coup un air solennel.Leurs gestes et le regard par lequel ils seconsultèrent firent frissonner Galope-chopine,qui crut apercevoir du sang sous les bonnets delaine rouge dont ils étaient coiffés.

— Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.

— Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’envoulez-vous donc faire ?

— Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sa chinchoire que lui renditMarche-à-terre, tu es jugé.

Les deux Chouans se levèrent ensemble ensaisissant leurs carabines.

— Monsieur Marche-à-terre, je n’ai rin ditsur le Gars…

— Je te dis d’aller chercher ton couperet,répondit le Chouan.

Le malheureux Galope-chopine heurta le boisgrossier de la couche de son garçon, et troispièces de cent sous roulèrent sur le plancher ;Pille-miche les ramassa.

— Oh ! oh ! les Bleus t’ont donné des piècesneuves, s’écria Marche-à-terre.

— Aussi vrai que voilà l’image de saintLabre, reprit Galope-chopine, je n’ai rin dit.Barbette a pris les Contre-Chouans pour les

gars de Saint-Georges, voilà tout.

— Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme,répondit brutalement Marche-à-terre.

— D’ailleurs, cousin, nous ne te demandonspas de raisons, mais ton couperet. Tu es jugé.

À un signe de son compagnon, Pille-michel’aida à saisir la victime. En se trouvant entreles mains des deux Chouans, Galope-chopineperdit toute force, tomba sur ses genoux, et levavers ses bourreaux des mains désespérées : —Mes bons amis, mon cousin, que voulez-vous quedevienne mon petit gars ?

— J’en prendrai soin, dit Marche-à-terre.

— Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je ne suis pas en état demourir. Me laisserez-vous partir sansconfession ? Vous avez le droit de prendre mavie, mais non celui de me faire perdre labienheureuse éternité.

— C’est juste, dit Marche-à-terre enregardant Pille-miche.

Les deux Chouans restèrent un moment dansle plus grand embarras et sans pouvoir résoudrece cas de conscience. Galope-chopine écouta lemoindre bruit causé par le vent, comme s’il eûtconservé quelque espérance. Le son de la gouttede cidre qui tombait périodiquement du tonneaului fit jeter un regard machinal sur la pièce etsoupirer tristement. Tout à coup, Pille-micheprit le patient par un bras, l’entraîna dans uncoin et lui dit : — Confesse-moi tous tes péchés,je les redirai à un prêtre de la véritable Eglise, ilme donnera l’absolution ; et s’il y a despénitences à faire, je les ferai pour toi.

Galope-chopine obtint quelque répit, par samanière d’accuser ses péchés ; mais, malgré lenombre et les circonstances des crimes, il finitpar atteindre au bout de son chapelet.

— Hélas ! dit-il en terminant, après tout,mon cousin, puisque je te parle comme à unconfesseur, je t’assure par le saint nom de Dieu,que je n’ai guère à me reprocher que d’avoir,par-ci par-là, un peu trop beurré mon pain, et

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j’atteste saint Labre que voici au-dessus de lacheminée, que je n’ai rin dit sur le Gars. Non,mes bons amis, je n’ai pas trahi.

— Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tut’entendras sur tout cela avec le bon Dieu, dansle temps comme dans le temps.

— Mais laissez-moi dire un petit brin d’adieuà Barbe…

— Allons, répondit Marche-à-terre, si tuveux qu’on ne t’en veuille pas plus qu’il ne faut,comporte toi en Breton, et finis proprement.

Les deux Chouans saisirent de nouveauGalope-chopine, le couchèrent sur le banc, où ilne donna plus d’autres signes de résistance queces mouvements convulsifs produits parl’instinct de l’animal ; enfin il poussa quelqueshurlements sourds qui cessèrent aussitôt que leson lourd du couperet eut retenti. La tête futtranchée d’un seul coup. Marche-à-terre pritcette tête par une touffe de cheveux, sortit de lachaumière, chercha et trouva dans le grossierchambranle de la porte un grand clou autourduquel il tortilla les cheveux qu’il tenait, et ylaissa pendre cette tête sanglante à laquelle il neferma seulement pas les yeux. Les deux Chouansse lavèrent les mains sans aucune précipitation,dans une grande terrine pleine d’eau, reprirentleurs chapeaux, leurs carabines, et franchirentl’échalier en sifflant l’air de la ballade duCapitaine. Pille-miche entonna d’une voixenrouée, au bout du champ, ces strophes prisesau hasard dans cette naïve chanson dont lesrustiques cadences furent emportées par le vent.

À la première ville,

Son amant l’habille

Tout en satin blanc ;

À la seconde ville,

Son amant l’habille

En or, en argent.

Elle était si belle

Qu’on lui tendait les voiles

Dans tout le régiment.

Cette mélodie devint insensiblement confuseà mesure que les deux Chouans s’éloignaient ;mais le silence de la campagne était si profond,que plusieurs notes parvinrent à l’oreille deBarbette, qui revenait alors au logis en tenantson petit gars par la main. Une paysannen’entend jamais froidement ce chant, sipopulaire dans l’ouest de la France aussiBarbette commença-t-elle involontairement lespremières strophes de la ballade.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

Brave capitaine,

Que ça ne te fasse pas de peine

Ma fille n’est pas pour toi.

Tu ne l’auras sur terre,

Tu ne l’auras sur mer,

Si ce n’est par trahison.

Le père prend sa fille

Qui la déshabille

Et la jette à l’eau.

Capitaine plus sage,

Se jette à la nage,

La ramène à bord.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

À la première ville, etc.

Au moment où Barbette se retrouvait enchantant à la reprise de la ballade par où avaitcommencé Pille-miche, elle était arrivée dans sacour, sa langue se glaça, elle resta immobile, etun grand cri, soudain réprimé, sortit de sabouche béante.

— Qu’as-tu donc, ma chère mère ? demandal’enfant.

— Marche tout seul, s’écria sourdement

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Barbette en lui retirant la main et le poussantavec une incroyable rudesse, tu n’as plus ni pèreni mère.

L’enfant, qui se frottait l’épaule en criant, vitla tête clouée, et son frais, visage gardasilencieusement la convulsion nerveuse que lespleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grandsyeux, regarda longtemps la tête de son père avecun air stupide qui ne trahissait aucuneémotion ; puis sa figure, abrutie par l’ignorance,arriva jusqu’à exprimer une curiosité sauvage.Tout à coup Barbette reprit la main de sonenfant, la serra violemment, et l’entraîna d’unpas rapide dans la maison. Pendant que Pille-miche et Marche-à-terre couchaient Galope-chopine sur le banc, un de ses souliers étaittombé sous son cou de manière à se remplir desang, et ce fut le premier objet que vit sa veuve.

— Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Metston pied là-dedans. Bien. Souviens-toi toujours,s’écria-t-elle d’un son de voix lugubre, du soulierde ton père, et ne t’en mets jamais un aux piedssans te rappeler celui qui était plein du sangversé par les Chuins, et tue les Chuins.

En ce moment, elle agita sa tête par unmouvement si convulsif, que les mèches de sescheveux noirs retombèrent sur son cou etdonnèrent à sa figure une expression sinistre.

— J’atteste saint Labre, reprit-elle, que je tevoue aux Bleus. Tu seras soldat pour venger tonpère. Tue, tue les Chuins, et fais comme moi.Ah ! ils ont pris la tête de mon homme, je vaisdonner celle du Gars aux Bleus.

Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’emparad’un petit sac d’argent dans une cachette, repritla main de son fils étonné, l’entraîna violemmentsans lui laisser le temps de reprendre son sabot,et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide versFougères, sans que l’un ou l’autre retournât latête vers la chaumière qu’ils abandonnaient.Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochersde Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu desfagots, et son gars l’aida à les couvrir de genêtsverts chargés de givre, afin d’en rendre la fuméeplus forte.

— Ça durera plus que ton père, plus que moiet plus que le Gars, dit Barbette d’un airfarouche en montrant le feu à son fils.

Au moment où la veuve de Galope-chopine etson fils au pied sanglant regardaient, avec unesombre expression de vengeance et de curiosité,tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuilavait les yeux attachés sur cette roche, ettâchait, mais en vain, d’y découvrir le signalannoncé par le marquis. Le brouillard, quis’était insensiblement accru, ensevelissait toutela région sous un voile dont les teintes grisescachaient les masses du paysage les plus près dela ville. Elle contemplait tour à tour, avec unedouce anxiété, les rochers, le château, lesédifices, qui ressemblaient dans ce brouillard àdes brouillards plus noirs encore. Auprès de safenêtre, quelques arbres se détachaient de cefond bleuâtre comme ces madrépores que la merlaisse entrevoir quand elle est calme. Le soleildonnait au ciel la couleur blafarde de l’argentterni, ses rayons coloraient d’une rougeurdouteuse les branches nues des arbres, où sebalançaient encore quelques dernières feuilles.Mais des sentiments trop délicieux agitaientl’âme de Marie, pour qu’elle vît de mauvaisprésages dans ce spectacle, en désaccord avec lebonheur dont elle se repaissait par avance.Depuis deux jours, ses idées s’étaientétrangement modifiées. L’âpreté, les éclatsdésordonnés de ses passions avaient lentementsubi l’influence de l’égale température quedonne à la vie un véritable amour. La certituded’être aimée, qu’elle était allée chercher àtravers tant de périls, avait fait naître en elle ledésir de rentrer dans les conditions sociales quisanctionnent le bonheur, et d’où elle n’étaitsortie que par désespoir. N’aimer que pendantun moment lui sembla de l’impuissance. Puiselle se vit soudain reportée, du fond de lasociété où le malheur l’avait plongée, dans lehaut rang où son père l’avait un moment placée.Sa vanité, comprimée par les cruellesalternatives d’une passion tour à tour heureuseou méconnue, s’éveilla, lui fit voir tous lesbénéfices d’une grande position. En quelque

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sorte née marquise, épouser Montauran, n’était-ce pas pour elle agir et vivre dans la sphère quilui était propre. Après avoir connu les hasardsd’une vie tout aventureuse, elle pouvait mieuxqu’une autre femme apprécier la grandeur dessentiments qui font la famille. Puis le mariage,la maternité et ses soins, étaient pour elle moinsune tâche qu’un repos. Elle aimait cette vievertueuse et calme entrevue à travers ce dernierorage, comme une femme lasse de la vertu peutjeter un regard de convoitise sur une passionillicite. La vertu était pour elle une nouvelleséduction.

— Peut-être, dit-elle en revenant de lacroisée sans avoir vu de feu sur la roche deSaint-Sulpice, ai-je été bien coquette avec lui ?Mais aussi n’ai-je pas su combien je suis aimée ?… Francine, ce n’est plus un songe ! je serai cesoir la marquise de Montauran. Qu’ai-je doncfait pour mériter un si complet bonheur. Oh ! jel’aime, et l’amour seul peut payer l’amour.Néanmoins, Dieu veut sans doute merécompenser d’avoir conservé tant de cœurmalgré tant de misères et me faire oublier messouffrances ; car, tu le sais, mon enfant, j’ai biensouffert.

— Ce soir, marquise de Montauran, vous,Marie ! Ah ! tant que ce ne sera pas fait, moi jecroirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vousvalez ?

— Mais, ma chère enfant, il n’a passeulement de beaux yeux, il a aussi une âme. Situ l’avais vu comme moi dans le danger ! Oh ! ildoit bien savoir aimer, il est si courageux !

— Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienne à Fougères ?

— Est-ce que nous avons eu le temps de nousdire un mot quand nous avons été surpris.D’ailleurs, n’est-ce pas une preuve d’amour ? Eten a-t-on jamais assez ! En attendant, coiffe-moi.

Mais elle dérangea cent fois, par desmouvements comme électriques, les heureusescombinaisons de sa coiffure, en mêlant des

pensées encore orageuses à tous les soins de lacoquetterie. En crêpant les cheveux d’uneboucle, ou en rendant ses nattes plus brillantes,elle se demandait, par un reste de défiance, si lemarquis ne la trompait pas, et alors elle pensaitqu’une semblable rouerie devait êtreimpénétrable, puisqu’il s’exposaitaudacieusement à une vengeance immédiate envenant la trouver à Fougères. En étudiantmalicieusement à son miroir les effets d’unregard oblique, d’un sourire, d’un léger pli dufront, d’une attitude de colère, d’amour ou dedédain, elle cherchait une ruse de femme poursonder jusqu’au dernier moment le cœur dujeune chef.

— Tu as raison ! Francine, dit-elle, jevoudrais comme toi que ce mariage fût fait. Cejour est le dernier de mes jours nébuleux, il estgros de ma mort ou de notre bonheur. Lebrouillard est odieux, ajouta-t-elle en regardantde nouveau vers les sommets de Saint-Sulpicetoujours voilés.

Elle se mit à draper elle-même les rideaux desoie et de mousseline qui décoraient la fenêtre,en se plaisant à intercepter le jour de manière àproduire dans la chambre un voluptueux clair-obscur.

— Francine, dit-elle, ôte ces babioles quiencombrent la cheminée, et n’y laisse que lapendule et les deux vases de Saxe dans lesquelsj’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver queCorentin m’a trouvées… Sors toutes les chaises,je ne veux voir ici que le canapé et un fauteuil.Quand tu auras fini, mon enfant, tu brosseras letapis de manière à en ranimer les couleurs, puistu garniras de bougies les bras de cheminée etles flambeaux…

Marie regarda longtemps et avec attention lavieille tapisserie tendue sur les murs de cettechambre. Guidée par un goût inné, elle suttrouver, parmi les brillantes nuances de lahaute-lisse, les teintes qui pouvaient servir à liercette antique décoration aux meubles et auxaccessoires de ce boudoir par l’harmonie descouleurs ou par le charme des oppositions. La

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même pensée dirigea l’arrangement des fleursdont elle chargea les vases contournés quiornaient la chambre. Le canapé fut placé prèsdu feu. De chaque côté du lit, qui occupait laparoi parallèle à celle où était la cheminée, ellemit, sur deux petites tables dorées, de grandsvases de Saxe remplis de feuillages et de fleursqui exhalèrent les plus doux parfums. Elletressaillit plus d’une fois en disposant les plisonduleux du lampas vert au-dessus du lit, et enétudiant les sinuosités de la draperie à fleurssous laquelle elle le cacha. De semblablespréparatifs ont toujours un indéfinissable secretde bonheur, et amènent une irritation sidélicieuse, que souvent, au milieu de cesvoluptueux apprêts, une femme oublie tous sesdoutes, comme mademoiselle de Verneuiloubliait alors les siens. N’existe-t-il pas unsentiment religieux dans cette multitude desoins pris pour un être aimé qui n’est pas làpour les voir et les récompenser, mais qui doitles payer plus tard par ce sourire approbateurqu’obtiennent ces gracieux préparatifs, toujourssi bien compris. Les femmes se livrent alors pourainsi dire par avance à l’amour, et il n’en estpas une seule qui ne se dise, commemademoiselle de Verneuil le pensait : — Ce soirje serai bien heureuse ! La plus innocented’entre elles inscrit alors cette suave espérancedans les plis les moins saillants de la soie ou dela mousseline ; puis, insensiblement, l’harmoniequ’elle établit autour d’elle imprime à tout unephysionomie où respire l’amour. Au sein de cettesphère voluptueuse, pour elle, les chosesdeviennent des êtres, des témoins ; et déjà elleen fait les complices de toutes ses joies futures.À chaque mouvement, à chaque pensée, elles’enhardit à voler l’avenir. Bientôt elle n’attendplus, elle n’espère pas, mais elle accuse lesilence, et le moindre bruit lui doit un présage ;enfin le doute vient poser sur son cœur unemain crochue, elle brûle, elle s’agite, elle se senttordue par une pensée qui se déploie comme uneforce purement physique ; c’est tour à tour untriomphe et un supplice, que sans l’espoir duplaisir elle ne supporterait point. Vingt fois,mademoiselle de Verneuil avait soulevé les

rideaux, dans l’espérance de voir une colonne defumée s’élevant au-dessus des rochers ; mais lebrouillard semblait de moment en momentprendre de nouvelles teintes grises danslesquelles son imagination finit par lui montrerde sinistres présages. Enfin, dans un momentd’impatience, elle laissa tomber le rideau, en sepromettant bien de ne plus venir le relever. Elleregarda d’un air boudeur cette chambre àlaquelle elle avait donné une âme et une voix, sedemanda si ce serait en vain, et cette pensée lafit songer à tout.

— Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirantdans un cabinet de toilette contigu à sa chambreet qui était éclairé par un œil-de-bœuf donnantsur l’angle obscur où les fortifications de la villese joignaient aux rochers de la promenade,range-moi cela, que tout soit propre ! Quant ausalon, tu le laisseras, si tu veux, en désordre,ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un deces sourires que les femmes réservent pour leurintimité, et dont jamais les hommes ne peuventconnaître la piquante finesse.

— Ah ! combien vous êtes jolie ! s’écria lapetite Bretonne.

— Eh ! folles que nous sommes toutes, notreamant ne sera-t-il pas toujours notre plus belleparure.

Francine la laissa mollement couchée surl’ottomane, et se retira pas à pas, en devinantque, aimée ou non, sa maîtresse ne livreraitjamais Montauran.

— Es-tu sûre de ce que tu me débites là, mavieille, disait Hulot à Barbette qui l’avaitreconnu en entrant à Fougères.

— Avez-vous des yeux ? Tenez, regardez lesrochers de Saint-Sulpice, là, mon bon homme,au dret de Saint-Léonard.

Corentin tourna les yeux vers le sommet,dans la direction indiquée par le doigt deBarbette ; et, comme le brouillard commençait àse dissiper, il put voir assez distinctement lacolonne de fumée blanchâtre dont avait parlé lafemme de Galope-chopine.

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Perspectives du matérialisme dialectique

— Mais quand viendra-t-il, hé ! la vieille ?Sera-ce ce soir ou cette nuit ?

— Mon bon homme, reprit Barbette, je n’ensais rin.

— Pourquoi trahis-tu ton parti ? ditvivement Hulot après avoir attiré la paysanne àquelques pas de Corentin.

— Ah ! monseigneur le général, voyez le piedde mon gars ! Eh ! bien, il est trempé dans lesang de mon homme tué par les Chuins, sousvotre respect, comme un veau, pour le punir destrois mots que vous m’avez arrachés, avant-hier,quand je labourais. Prenez mon gars, puisquevous lui avez ôté son père et sa mère, maisfaites-en un vrai Bleu, mon bon homme, et qu’ilpuisse tuer beaucoup de Chuins. Tenez, voilàdeux cents écus, gardez-les-lui ; en lesménageant il ira loin avec ça, puisque son père aété douze ans à les amasser.

Hulot regarda avec étonnement cettepaysanne pâle et ridée dont les yeux étaientsecs.

— Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tudevenir ? Il vaut mieux que tu conserves cetargent.

— Moi, répondit-elle en branlant la tête avectristesse, je n’ai plus besoin de rin ! Vous meclancheriez au fin fond de la tour de Mélusine(et elle montra une des tours du château), queles Chuins sauraient ben m’y venir tuer !

Elle embrassa son gars avec une sombreexpression de douleur, le regarda, versa deuxlarmes, le regarda encore, et disparut.

— Commandant, dit Corentin, voici une deces occasions qui, pour être mises à profit,demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une.Nous savons tout et nous ne savons rien. Fairecerner, dès à présent, la maison de mademoisellede Verneuil, ce serait la mettre contre nous.Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans et tes deux bataillons, de force à luttercontre cette fille-là, si elle se met en tête desauver son ci-devant. Ce garçon est homme de

cour, et par conséquent rusé ; c’est un jeunehomme, et il a du cœur. Nous ne pourronsjamais nous en emparer à son entrée à Fougères.Il s’y trouve d’ailleurs peut-être déjà. Faire desvisites domiciliaires ? Absurdité ! Ça n’apprendrien, ça donne l’éveil, et ça tourmente leshabitants.

— Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donnerau factionnaire du poste Saint-Léonard laconsigne d’avancer sa promenade de trois pas deplus, et il arrivera ainsi en face de la maison demademoiselle de Verneuil. Je conviendrai d’unsigne avec chaque sentinelle, je me tiendrai aucorps de garde, et quand on m’aura signalél’entrée d’un jeune homme quelconque, je prendsun caporal et quatre hommes, et…

— Et, reprit Corentin en interrompantl’impétueux soldat, si le jeune homme n’est pasle marquis, si le marquis n’entre pas par laporte, s’il est déjà chez mademoiselle deVerneuil, si, si…

Là, Corentin regarda le commandant avec unair de supériorité qui avait quelque chose de siinsultant, que le vieux militaire s’écria : — Milletonnerres de Dieu ! va te promener, citoyen del’enfer. Est-ce que tout cela me regarde ! Si cehanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde, il faudra bien que je le fusille ; sij’apprends qu’il est dans une maison, il faudrabien aussi que j’aille le cerner, le prendre et lefusiller ! Mais, du diable si je me creuse lacervelle pour mettre de la boue sur monuniforme.

— Commandant, la lettre des trois ministrest’ordonne d’obéir à mademoiselle de Verneuil.

— Citoyen, qu’elle vienne elle-même, jeverrai ce que j’aurai à faire.

— Eh ! bien, citoyen, répliqua Corentin avechauteur, elle ne tardera pas. Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où le ci-devant seraentré. Peut-être, même, ne sera-t-elle tranquilleque quand elle t’aura vu posant les sentinelles etcernant sa maison.

— Le diable s’est fait homme, se dit

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douloureusement le vieux chef de demi-brigadeen voyant Corentin qui remontait à grands pasl’escalier de la Reine où cette scène avait eu lieuet qui regagnait la porte Saint-Léonard. — Il melivrera le citoyen Montauran, pieds et poingsliés, reprit Hulot en se parlant à lui-même, et jeme trouverai embêté d’un conseil de guerre àprésider. — Après tout, dit-il en haussant lesépaules, le Gars est un ennemi de la République,il m’a tué mon pauvre Gérard, et ce seratoujours un noble de moins. Au diable !

Il tourna lestement sur les talons de sesbottes, et alla visiter tous les postes de la villeen sifflant la Marseillaise.

Mademoiselle de Verneuil était plongée dansune de ces méditations dont les mystères restentcomme ensevelis dans les abîmes de l’âme, etdont les mille sentiments contradictoires ontsouvent prouvé à ceux qui en ont été la proiequ’on peut avoir une vie orageuse et passionnéeentre quatre murs, sans même quitterl’ottomane sur laquelle se consume alorsl’existence. Arrivée au dénouement du dramequ’elle était venue chercher, cette fille en faisaittour à tour passer devant elle les scènes d’amouret de colère qui avaient si puissamment animé savie pendant les dix jours écoulés depuis sapremière rencontre avec le marquis. En cemoment le bruit d’un pas d’homme retentit dansle salon qui précédait sa chambre, elletressaillit ; la porte s’ouvrit, elle tournavivement la tête, et vit Corentin.

— Petite tricheuse ! dit en riant l’agentsupérieur de la police, l’envie de me trompervous prendra-t-elle encore ? Ah ! Marie ! Marie !vous jouez un jeu bien dangereux en nem’intéressant pas à votre partie, en en décidantles coups sans me consulter. Si le marquis aéchappé à son sort…

— Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas ?répondit mademoiselle de Verneuil avec uneironie profonde. Monsieur, reprit-elle d’une voixgrave, de quel droit venez-vous encore chezmoi ?

— Chez vous ? demanda-t-il d’un ton amer.

— Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avecnoblesse, je ne suis pas chez moi. Vous avezpeut-être sciemment choisi cette maison pour ycommettre plus sûrement vos assassinats, je vaisen sortir. J’irais dans un désert pour ne plusvoir des…

— Des espions, dites, reprit Corentin. Maiscette maison n’est ni à vous ni à moi, elle est augouvernement ; et, quant à en sortir, vous n’enferiez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regarddiabolique.

Mademoiselle de Verneuil se leva par unmouvement d’indignation, s’avança de quelquespas ; mais tout à coup elle s’arrêta en voyantCorentin qui releva le rideau de la fenêtre et seprit à sourire en l’invitant à venir près de lui.

— Voyez-vous cette colonne de fumée ? dit-ilavec le calme profond qu’il savait conserver sursa figure blême quelque profondes que fussentses émotions.

— Quel rapport peut-il exister entre mondépart et de mauvaises herbes auxquelles on amis le feu ? demanda-t-elle.

— Pourquoi votre voix est-elle si altérée ?reprit Corentin. Pauvre petite ! ajouta-t-il d’unevoix douce, je sais tout. Le marquis vientaujourd’hui à Fougères, et ce n’est pas dansl’intention de nous le livrer que vous avezarrangé si voluptueusement ce boudoir, cesfleurs et ces bougies.

Mademoiselle de Verneuil pâlit en voyant lamort du marquis écrite dans les yeux de ce tigreà face humaine, et ressentit pour son amant unamour qui tenait du délire. Chacun de sescheveux lui versa dans la tête une atrocedouleur qu’elle ne put soutenir, et elle tombasur l’ottomane. Corentin resta un moment lesbras croisés sur la poitrine, moitié content d’unetorture qui le vengeait de tous les sarcasmes etdu dédain par lesquels cette femme l’avaitaccablé, moitié chagrin de voir souffrir unecréature dont le joug lui plaisait toujours,quelque lourd qu’il fût.

— Elle l’aime, se dit-il d’une voix sourde.

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Perspectives du matérialisme dialectique

— L’aimer, s’écria-t-elle, eh ! qu’est-ce quesignifie ce mot ? Corentin ! il est ma vie, monâme, mon souffle. Elle se jeta aux pieds de cethomme dont le calme l’épouvantait. — Ame deboue, lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour luiobtenir la vie, que de m’avilir pour la lui ôter.Je veux le sauver au prix de tout mon sang.Parle, que te faut-il ?

Corentin tressaillit.

— Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-ild’un son de voix plein de douceur et en larelevant avec une gracieuse politesse. Oui,Marie, vos injures ne m’empêcheront pas d’êtretout à vous, pourvu que vous ne me trompiezplus. Vous savez, Marie, qu’on ne me dupejamais impunément.

— Ah ! si vous voulez que je vous aime,Corentin, aidez-moi à le sauver.

— Eh ! bien, à quelle heure vient le marquis,dit-il en s’efforçant de faire cette demande d’unton calme.

— Hélas ! je n’en sais rien.

Ils se regardèrent tous deux en silence.

— Je suis perdue, se disait mademoiselle deVerneuil.

— Elle me trompe, pensait Corentin. —Marie, reprit-il, j’ai deux maximes. L’une, de nejamais croire un mot de ce que disent lesfemmes, c’est le moyen de ne pas être leurdupe ; l’autre, de toujours chercher si elles n’ontpas quelque intérêt à faire le contraire de cequ’elles ont dit et à se conduire en sens inversedes actions dont elles veulent bien nous confierle secret. Je crois que nous nous entendonsmaintenant.

— À merveille, répliqua mademoiselle deVerneuil. Vous voulez des preuves de ma bonnefoi ; mais je les réserve pour le moment où vousm’en aurez donné de la vôtre.

— Adieu mademoiselle, dit sèchementCorentin.

— Allons, reprit la jeune fille en souriant,

asseyez-vous, mettez-vous là et ne boudez pas,sinon je saurais bien me passer de vous poursauver le marquis. Quant aux trois cent millefrancs que vous voyez toujours étalés devantvous, je puis vous les mettre en or, là, sur cettecheminée, à l’instant où le marquis sera ensûreté.

Corentin se leva, recula de quelques pas etregarda mademoiselle de Verneuil.

Vous êtes devenue riche en peu de temps, dit-il d’un ton dont l’amertume était mal déguisée.

— Montauran, reprit-elle en souriant depitié, pourra vous offrir lui-même biendavantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moique vous avez les moyens de le garantir de toutdanger, et…

— Ne pouvez-vous pas, s’écria tout à coupCorentin, le faire évader au moment même deson arrivée puisque Hulot en ignore l’heure et…Il s’arrêta comme s’il se reprochait à lui-mêmed’en trop dire.

— Mais est-ce bien vous qui me demandezune ruse, reprit-il en souriant de la manière laplus naturelle ? Ecoutez, Marie, je suis certainde votre loyauté. Promettez-moi de medédommager de tout ce que je perds en vousservant, et j’endormirai si bien cette buse decommandant, que le marquis sera libre àFougères comme à Saint-James.

— Je vous le promets, répondit la jeune filleavec une sorte de solennité.

— Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi parvotre mère.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit ; et,levant une main tremblante, elle fit le sermentdemandé par cet homme dont les manièresvenaient de changer subitement.

— Vous pouvez disposer de moi, ditCorentin. Ne me trompez pas, et vous mebénirez ce soir.

— Je vous crois, Corentin, s’écriamademoiselle de Verneuil tout attendrie. Elle lesalua par une douce inclination de tête, et lui

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sourit avec une bonté mêlée de surprise en luivoyant sur la figure une expression de tendressemélancolique.

— Quelle ravissante créature ! s’écriaCorentin en s’éloignant. Ne l’aurais-je doncjamais, pour en faire à la fois, l’instrument dema fortune et la source de mes plaisirs ? Semettre à mes pieds, elle ! … Oh ! oui, le marquispérira. Et si je ne puis obtenir cette femmequ’en la plongeant dans un bourbier, je l’yplongerai. — Enfin, se dit-il à lui-même enarrivant sur la place où ses pas le conduisirent àson insu, elle ne se défie peut-être plus de moi.Cent mille écus à l’instant ! Elle me croit avare.C’est une ruse, ou elle l’a épousé. Corentin,perdu dans ses pensées, n’osait prendre unerésolution. Le brouillard que le soleil avaitdissipé vers le milieu du jour, reprenaitinsensiblement toute sa force et devint si épaisque Corentin n’apercevait plus les arbres mêmeà une faible distance. — Voilà un nouveaumalheur, se dit-il en rentrant à pas lents chezlui. Il est impossible d’y voir à six pas. Le tempsprotège nos amants. Surveillez donc une maisongardée par un tel brouillard. — Qui vive,s’écria-t-il en saisissant le bras d’un inconnu quisemblait avoir grimpé sur la promenade àtravers les roches les plus périlleuses.

— C’est moi, répondit naïvement une voixenfantine.

— Ah ! c’est le petit gars au pied rouge. Neveux-tu pas venger ton père, lui demandaCorentin.

— Oui ! dit l’enfant.

— C’est bien. Connais-tu le Gars ?

— Oui.

— C’est encore mieux. Eh ! bien, ne mequitte pas, sois exact à faire tout ce que je tedirai, tu achèveras l’ouvrage de ta mère, et tugagneras des gros sous. Aimes-tu les gros sous ?

— Oui.

— Tu aimes les gros sous et tu veux tuer leGars, je prendrai soin de toi. — Allons, se dit

en lui-même Corentin après une pause, Marie,tu nous le livreras toi-même ! Elle est tropviolente pour juger le coup que je m’en vais luiporter ; d’ailleurs, la passion ne réfléchit jamais.Elle ne connaît pas l’écriture du marquis, voicidonc le moment de tendre le piège dans lequelson caractère la fera donner tête baissée. Maispour assurer le succès de ma ruse, Hulot m’estnécessaire, et je cours le voir.

En ce moment, mademoiselle de Verneuil etFrancine délibéraient sur les moyens desoustraire le marquis à la douteuse générosité deCorentin et aux baïonnettes de Hulot.

— Je vais aller le prévenir, s’écriait la petiteBretonne.

— Folle, sais-tu donc où il est ? Moi-même,aidée par tout l’instinct du cœur, je pourraisbien le chercher longtemps sans le rencontrer.

Après avoir inventé bon nombre de cesprojets insensés, si faciles à exécuter au coin dufeu, mademoiselle de Verneuil s’écria : — Quandje le verrai, son danger m’inspirera.

Puis elle se plut, comme tous les espritsardents, à ne vouloir prendre son parti qu’audernier moment, se fiant à son étoile ou à cetinstinct d’adresse qui abandonne rarement lesfemmes. Jamais peut-être son cœur n’avait subide si fortes contractions. Tantôt elle restaitcomme stupide, les yeux fixes, et tantôt, aumoindre bruit, elle tressaillait comme ces arbrespresque déracinés que les bûcherons agitentfortement avec une corde pour en hâter la chute.Tout à coup une détonation violente, produitepar la décharge d’une douzaine de fusils, retentitdans le lointain. Mademoiselle de Verneuil pâlit,saisit la main de Francine, et lui dit : — Jemeurs, ils me l’ont tué.

Le pas pesant d’un soldat se fit entendredans le salon. Francine épouvantée se leva etintroduisit un caporal. Le Républicain, aprèsavoir fait un salut militaire à mademoiselle deVerneuil, lui présenta des lettres dont le papiern’était pas très propre. Le soldat, ne recevantaucune réponse de la jeune fille, lui dit en se

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Perspectives du matérialisme dialectique

retirant : — Madame, c’est de la part ducommandant.

Mademoiselle de Verneuil, en proie à desinistres pressentiments, lisait une lettre écriteprobablement à la hâte par Hulot.

« Mademoiselle, mes Contre-Chouansviennent de s’emparer d’un des messagers duGars qui vient d’être fusillé. Parmi les lettresinterceptées, celle que je vous transmets peutvous être de quelque utilité, etc. » — Grâce auciel, ce n’est pas lui qu’ils viennent de tuer,s’écria-t-elle en jetant cette lettre au feu.

Elle respira plus librement et lut avec aviditéle billet qu’on venait de lui envoyer ; il était dumarquis et semblait adressé à madame du Gua.

« Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à laVivetière. Ce soir, vous perdez votre gageureavec le comte et je triomphe de la Républiqueen la personne de cette fille délicieuse, qui vautcertes bien une nuit, convenez-en. Ce sera leseul avantage réel que je remporterai dans cettecampagne, car la Vendée se soumet. Il n’y a plusrien à faire en France, et nous repartirons sansdoute ensemble pour l’Angleterre. Mais àdemain les affaires sérieuses. »

Le billet lui échappa des mains, elle ferma lesyeux, garda un profond silence, et resta penchéeen arrière, la tête appuyée sur un coussin. Aprèsune longue pause, elle leva les yeux sur lapendule qui alors marquait quatre heures.

— Et monsieur se fait attendre, dit-elle avecune cruelle ironie.

— Oh ! s’il pouvait ne pas venir, repritFrancine.

— S’il ne venait pas, dit Marie d’une voixsourde, j’irais au-devant de lui, moi ! Mais non,il ne peut tarder maintenant. Francine, suis-jebien belle ?

— Vous êtes bien pâle !

— Vois, reprit mademoiselle de Verneuil,cette chambre parfumée, ces fleurs, ces lumières,cette vapeur enivrante, tout ici pourra-t-il biendonner l’idée d’une vie céleste à celui que je

veux plonger cette nuit dans les délices del’amour.

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle ?

— Je suis trahie, trompée, abusée, jouée,rouée, perdue, et je veux le tuer, le déchirer.Mais oui, il y avait toujours dans ses manièresun mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulaispas voir ! Oh ! j’en mourrai ! — Sotte que jesuis, dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit pourlui apprendre que, mariée ou non, un hommequi m’a possédée ne peut plus m’abandonner. Jelui mesurerai la vengeance à l’offense, et ilpérira désespéré. Je lui croyais quelque grandeurdans l’âme, mais c’est sans doute le fils d’unlaquais ! Il m’a certes bien habilement trompée,car j’ai peine à croire encore que l’hommecapable de me livrer à Pille-miche sans pitiépuisse descendre à des fourberies dignes deScapin. Il est si facile de se jouer d’une femmeaimante, que c’est la dernière des lâchetés. Qu’ilme tue, bien ; mais mentir, lui que j’avais tantgrandi ! À l’échafaud ! à l’échafaud ! Ah ! jevoudrais le voir guillotiner. Suis-je donc sicruelle ? Il ira mourir couvert de caresses, debaisers qui lui auront valu vingt ans de vie…

— Marie, reprit Francine avec une douceurangélique, comme tant d’autres, soyez victimede votre amant, mais ne vous faites ni samaîtresse ni son bourreau. Gardez son image aufond de votre cœur, sans vous la rendre à vous-même cruelle. S’il n’y avait aucune joie dans unamour sans espoir, que deviendrions-nous,pauvres femmes que nous sommes ! Ce Dieu,Marie, auquel vous ne pensez jamais, nousrécompensera d’avoir obéi à notre vocation surla terre : aimer et souffrir !

— Petite chatte, répondit mademoiselle deVerneuil en caressant la main de Francine, tavoix est bien douce et bien séduisante ! Laraison a bien des attraits sous ta forme ! Jevoudrais bien t’obéir…

— Vous lui pardonnez, vous ne le livrerezpas !

— Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-

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là. Comparé à lui, Corentin est une noblecréature. Me comprends-tu ?

Elle se leva en cachant, sous une figurehorriblement calme, et l’égarement qui la saisitet une soif inextinguible de vengeance. Sadémarche lente et mesurée annonçait je ne saisquoi d’irrévocable dans ses résolutions. En proieà ses pensées, décorant son injure, et trop fièrepour avouer le moindre de ses tourments, ellealla au poste de la porte Saint-Léonard pour ydemander la demeure du commandant. À peineétait-elle sortie de sa maison que Corentin yentra.

— Oh ! monsieur Corentin, s’écria Francine,si vous vous intéressez à ce jeune homme,sauvez-le, mademoiselle va le livrer. Cemisérable papier a tout détruit.

Corentin prit négligemment la lettre endemandant : — Et où est-elle allée ?

— Je ne sais.

— Je cours, dit-il, la sauver de son propredésespoir.

Il disparut en emportant la lettre, franchit lamaison avec rapidité, et dit au petit gars quijouait devant la porte : — Par où s’est dirigée ladame qui vient de sortir ?

Le fils de Galope-Chopine fit quelques pasavec Corentin pour lui montrer la rue en pentequi menait à la porte Saint-Léonard.

— C’est par là, dit-il, sans hésiter enobéissant à la vengeance que sa mère lui avaitsoufflée au cœur.

En ce moment, quatre hommes déguisésentrèrent chez mademoiselle de Verneuil sansavoir été vus ni par le petit gars ni parCorentin.

— Retourne à ton poste, répondit l’espion.Aie l’air de t’amuser à faire tourner le loqueteaudes persiennes, mais veille bien, et regardepartout, même sur les toits.

Corentin s’élança rapidement dans ladirection indiquée par le petit gars, crut

reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieudu brouillard, et la rejoignit effectivement aumoment où elle atteignait le poste Saint-Léonard.

— Où allez-vous ? dit-il en lui offrant le bras,vous êtes pâle, qu’est-il donc arrivé ? Est-ilconvenable de sortir ainsi toute seule, prenezmon bras.

— Où est le commandant ? lui demanda-t-elle.

À peine mademoiselle de Verneuil avait-elleachevé sa phrase, qu’elle entendit le mouvementd’une reconnaissance militaire en dehors de laporte Saint-Léonard, et distingua bientôt lagrosse voix de Hulot au milieu du tumulte.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria-t-il, jamais jen’ai vu moins clair qu’en ce moment à faire laronde. Ce ci-devant a commandé le temps.

— De quoi vous plaignez-vous, réponditmademoiselle de Verneuil en lui serrantfortement le bras, ce brouillard peut cacher lavengeance aussi bien que la perfidie.Commandant, ajouta-t-elle à voix basse, il s’agitde prendre avec moi des mesures telles que leGars ne puisse pas échapper aujourd’hui.

— Est-il chez vous ? lui demanda-t-il d’unevoix dont l’émotion accusait son étonnement.

— Non, répondit-elle, mais vous me donnerezun homme sûr, et je l’enverrai vous avertir del’arrivée de ce marquis.

— Qu’allez-vous faire ? dit Corentin avecempressement à Marie, un soldat chez vousl’effaroucherait, mais un enfant, et j’en trouveraiun, n’inspirera pas de défiance…

— Commandant, reprit mademoiselle deVerneuil, grâce à ce brouillard que vousmaudissez, vous pouvez, dès à présent, cernerma maison. Mettez des soldats partout. Placezun poste dans l’église Saint-Léonard pour vousassurer de l’esplanade sur laquelle donnent lesfenêtres de mon salon. Apostez des hommes surla promenade ; car, quoique la fenêtre de machambre soit à vingt pieds du sol, le désespoir

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Perspectives du matérialisme dialectique

prête quelquefois la force de franchir lesdistances les plus périlleuses. Ecoutez ! Je feraiprobablement sortir ce monsieur par la porte dema maison ; ainsi, ne donnez qu’à un hommecourageux la mission de la surveiller ; car, dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas luirefuser de la bravoure, et il se défendra !

— Gudin ! s’écria le commandant.

Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieude la troupe revenue avec Hulot et qui avaitgardé ses rangs à une certaine distance.

— Ecoute, mon garçon, lui dit le vieuxmilitaire à voix basse, ce tonnerre de fille nouslivre le Gars sans que je sache pourquoi, c’estégal, ça n’est pas notre affaire. Tu prendras dixhommes avec toi et tu te placeras de manière àgarder le cul-de-sac au fond duquel est lamaison de cette fille ; mais arrange-toi pourqu’on ne voie ni toi ni tes hommes.

— Oui, mon commandant, je connais leterrain.

— Eh ! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied viendra t’avertir de ma part du moment oùil faudra jouer du bancal. Tâche de joindre toi-même le marquis, et si tu peux le tuer, afin queje n’aie pas à le fusiller juridiquement, tu seraslieutenant dans quinze jours, ou je ne menomme pas Hulot. — Tenez, mademoiselle, voiciun lapin qui ne boudera pas, dit-il à la jeunefille en lui montrant Gudin. Il fera bonne gardedevant votre maison, et si le ci-devant en sortou veut y entrer, il ne le manquera pas.

Gudin partit avec une dizaine de soldats.

— Savez-vous bien ce que vous faites ? disaittout bas Corentin à mademoiselle de Verneuil.

Elle ne lui répondit pas, et vit partir avecune sorte de contentement les hommes qui, sousles ordres du sous-lieutenant, allèrent se placersur la Promenade, et ceux qui, suivant lesinstructions de Hulot, se postèrent le long desflancs obscurs de l’église Saint-Léonard.

— Il y a des maisons qui tiennent à lamienne, dit-elle au commandant, cernez-les

aussi. Ne nous préparons pas de repentir ennégligeant une seule des précautions à prendre.

— Elle est enragée, pensa Hulot.

— Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin àl’oreille. Quant à celui que je vais mettre chezelle, c’est le petit gars au pied sanglant ; ainsi…

Il n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuils’était par un mouvement soudain élancée verssa maison, où il la suivit en sifflant comme unhomme heureux ; quand il la rejoignit, elle avaitdéjà atteint le seuil de la porte où Corentinretrouva le fils de Galope-chopine.

— Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vousce petit garçon, vous ne pouvez pas avoird’émissaire plus innocent ni plus actif que lui.— Quand tu auras vu le Gars entré, quelquechose qu’on te dise, sauve-toi, viens me trouverau corps de garde, je te donnerai de quoimanger de la galette pendant toute ta vie.

À ces mots, soufflés pour ainsi dire dansl’oreille du petit gars, Corentin se sentit presserfortement la main par le jeune Breton, quisuivit mademoiselle de Verneuil.

— Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vous voudrez ! s’écria Corentinlorsque la porte se ferma, si tu fais l’amour,mon petit marquis, ce sera sur ton suaire.

Mais Corentin, qui ne put se résoudre àquitter de vue cette maison fatale, se rendit surla Promenade, où il trouva le commandantoccupé à donner quelques ordres. Bientôt la nuitvint. Deux heures s’écoulèrent sans que lesdifférentes sentinelles placées de distance endistance, eussent rien aperçu qui pût fairesoupçonner que le marquis avait franchi la tripleenceinte d’hommes attentifs et cachés quicernaient les trois côtés par lesquels la tour duPapegaut était accessible. Vingt fois Corentinétait allé de la Promenade au corps de garde,vingt fois son attente avait été trompée, et sonjeune émissaire n’était pas encore venu letrouver. Abîmé dans ses pensées, l’espionmarchait lentement sur la Promenade enéprouvant le martyre que lui faisaient subir trois

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passions terribles dans leur choc : l’amour,l’avarice, l’ambition. Huit heures sonnèrent àtoutes les horloges. La lune se levait fort tard.Le brouillard et la nuit enveloppaient donc dansd’effroyables ténèbres les lieux où le drameconçu par cet homme allait se dénouer. L’agentsupérieur de la police sut imposer silence à sespassions, il se croisa fortement les bras sur lapoitrine, et ne quitta pas des yeux la fenêtre quis’élevait comme un fantôme lumineux au-dessusde cette tour. Quand sa marche le conduisait ducôté des vallées au bord des précipices, il épiaitmachinalement le brouillard sillonné par leslueurs pâles de quelques lumières qui brillaientçà et là dans les maisons de la ville ou desfaubourgs, au-dessus et au-dessous du rempart.Le silence profond qui régnait n’était troubléque par le murmure du Nançon, par les coupslugubres et périodiques du beffroi, par les paslourds des sentinelles, ou par le bruit des armes,quand on venait d’heure en heure relever lespostes. Tout était devenu solennel, les hommeset la Nature.

— Il fait noir comme dans la gueule d’unloup, dit en ce moment Pille-miche.

— Va toujours, répondit Marche-à-terre, etne parle pas plus qu’un chien mort.

— J’ose à peine respirer, répliqua le Chouan.

— Si celui qui vient de laisser rouler unepierre veut que son cœur serve de gaine à moncouteau, il n’a qu’à recommencer, dit Marche-à-terre d’une voix si basse qu’elle se confondaitavec le frissonnement des eaux du Nançon.

— Mais c’est moi, dit Pille-miche.

— Eh ! bien, vieux sac à sous, reprit le chef,glisse sur ton ventre comme une anguille dehaie, sinon nous allons laisser là nos carcassesplutôt qu’il ne le faudra.

— Hé ! Marche-à-terre, dit en continuantl’incorrigible Pille-miche, qui s’aida de ses mainspour se hisser sur le ventre et arriva sur la ligneoù se trouvait son camarade à l’oreille duquel ilparla d’une voix si étouffée que les Chouans parlesquels ils étaient suivis n’entendirent pas une

syllabe. — Hé ! Marche-à-terre, s’il faut encroire notre Grande Garce, il doit y avoir un fierbutin là-haut. Veux-tu faire part à nous deux ?

— Ecoute, Pille-miche ! dit Marche-à-terre ens’arrêtant à plat ventre.

Toute la troupe imita ce mouvement, tant lesChouans étaient excédés par les difficultés que leprécipice opposait à leur marche.

— Je te connais, reprit Marche-à-terre, pourêtre un de ces bons Jean-prend-tout, qui aimentautant donner des coups que d’en recevoir,quand il n’y a que cela à choisir. Nous nevenons pas ici pour chausser les souliers desmorts, nous sommes diables contre diables, etmalheur à ceux qui auront les griffes courtes. LaGrande Garce nous envoie ici pour sauver leGars. Il est là, tiens, lève ton nez de chien etregarde cette fenêtre, au-dessus de la tour ?

En ce moment minuit sonna. La lune se levaet donna au brouillard l’apparence d’une fuméeblanche. Pille-miche serra violemment le bras deMarche-à-terre et lui montra silencieusement, àdix pieds au-dessus d’eux, le fer triangulaire dequelques baïonnettes luisantes.

— Les Bleus y sont déjà, dit Pille-miche,nous n’aurons rien de force.

— Patience, répondit Marche-à-terre, si j’aibien tout examiné ce matin, nous devonstrouver au bas de la tour du Papegaut, entre lesremparts et la Promenade, une petite place oùl’on met toujours du fumier, et l’on peut selaisser tomber là-dessus comme sur un lit.

— Si saint Labre, dit Pille-miche, voulaitchanger en bon cidre le sang qui va couler, lesFougerais en trouveraient demain une bienbonne provision.

Marche-à-terre couvrit de sa large main labouche de son ami ; puis, un avis sourdementdonné par lui courut de rang en rang jusqu’audernier des Chouans suspendus dans les airs surles bruyères des schistes. En effet, Corentinavait une oreille trop exercée pour n’avoir pasentendu le froissement de quelques arbustes

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Perspectives du matérialisme dialectique

tourmentés par les Chouans, ou le bruit légerdes cailloux qui roulèrent au bas du précipice, etil était au bord de l’esplanade. Marche-à-terre,qui semblait posséder le don de voir dansl’obscurité, ou dont les sens continuellement enmouvement devaient avoir acquis la finesse deceux des Sauvages, avait entrevu Corentin ;comme un chien bien dressé, peut-être l’avait-ilsenti. Le diplomate de la police eut beau écouterle silence et regarder le mur naturel formé parles schistes, il n’y put rien découvrir. Si la lueurdouteuse du brouillard lui permit d’apercevoirquelques Chouans, il les prit pour des fragmentsdu rocher, tant ces corps humains gardèrentbien l’apparence d’une nature inerte. Le dangerde la troupe dura peu. Corentin fut attiré parun bruit très distinct qui se fit entendre àl’autre extrémité de la Promenade, au point oùcessait le mur de soutènement et où commençaitla pente rapide du rocher. Un sentier tracé surle bord des schistes et qui communiquait àl’escalier de la Reine aboutissait précisément àce point d’intersection. Au moment où Corentiny arriva, il vit une figure s’élevant comme parenchantement, et quand il avança la main pours’emparer de cet être fantastique ou réel auquelil ne supposait pas de bonnes intentions, ilrencontra les formes rondes et moelleuses d’unefemme.

— Que le diable vous emporte, ma bonne !dit-il en murmurant. Si vous n’aviez pas euaffaire à moi, vous auriez pu attraper une balledans la tête… Mais d’où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci ? Êtes-vous muette ? —C’est cependant bien une femme, se dit-il à lui-même.

Le silence devenant suspect, l’inconnuerépondit d’une voix qui annonçait un grandeffroi : — Ah ! mon bon homme, je revenons dela veillée. — C’est la prétendue mère dumarquis, se dit Corentin. Voyons ce qu’elle vafaire.

— Eh ! bien, allez par là, la vieille, reprit-il àhaute voix, en feignant de ne pas la reconnaître.À gauche donc, si vous ne voulez pas être

fusillée !

Il resta immobile ; mais en voyant madamedu Gua qui se dirigea vers la tour du Papegaut,il la suivit de loin avec une adresse diabolique.Pendant cette fatale rencontre, les Chouanss’étaient très habilement postés sur les tas defumier vers lesquels Marche-à-terre les avaitguidés.

— Voilà la Grande Garce ! se dit tout basMarche-à-terre en se dressant sur ses pieds lelong de la tour comme aurait pu faire un ours.

— Nous sommes là, dit-il à la dame.

— Bien ! répondit madame du Gua. Si tupeux trouver une échelle dans la maison dont lejardin aboutit à six pieds au-dessous du fumier,le Gars serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuf là-haut ? il donne dans un cabinet de toiletteattenant à la chambre à coucher, c’est là qu’ilfaut arriver. Ce pan de la tour au bas duquelvous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Leschevaux sont prêts, et si tu as gardé le passagedu Nançon, en un quart d’heure nous devons lemettre hors de danger, malgré sa folie. Mais sicette catin veut le suivre, poignardez-la.

Corentin, apercevant dans l’ombre quelques-unes des formes indistinctes qu’il avait d’abordprises pour des pierres, se mouvoir avec adresse,alla sur-le-champ au poste de la porte Saint-Léonard, où il trouva le commandant dormanttout habillé sur le lit de camp.

— Laissez-le donc, dit brutalement Beau-piedà Corentin, il ne fait que de se poser là.

— Les Chouans sont ici, cria Corentin dansl’oreille de Hulot.

— Impossible, mais tant mieux ! s’écria lecommandant tout endormi qu’il était, au moinsl’on se battra.

Lorsque Hulot arriva sur la Promenade,Corentin lui montra dans l’ombre la singulièreposition occupée par les Chouans.

— Ils auront trompé ou étouffé les sentinellesque j’ai placées entre l’escalier de la Reine et lechâteau, s’écria le commandant. Ah ! quel

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tonnerre de brouillard. Mais patience ! je vaisenvoyer, au pied du rocher, une cinquantained’hommes, sous la conduite d’un lieutenant. Ilne faut pas les attaquer là, car ces animaux-làsont si durs qu’ils se laisseraient rouler jusqu’enbas du précipice comme des pierres sans secasser un membre.

La cloche fêlée du beffroi sonna deux heureslorsque le commandant revint sur la Promenade,après avoir pris les précautions militaires lesplus sévères, afin de se saisir des Chouanscommandés par Marche-à-terre. En ce moment,tous les postes ayant été doublés, la maison demademoiselle de Verneuil était devenue le centred’une petite armée. Le commandant trouvaCorentin absorbé dans la contemplation de lafenêtre qui dominait la tour du Papegaut.

— Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête, car rien n’a encore bougé.

— Il est là, s’écria Corentin en montrant lafenêtre. J’ai vu l’ombre d’un homme sur lesrideaux ! Je ne comprends pas ce qu’est devenumon petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens,commandant, vois-tu ? Voici un homme !marchons !

— Je n’irai pas le saisir au lit, tonnerre deDieu ! Il sortira, s’il est entré ; Gudin ne lemanquera pas, s’écria Hulot, qui avait sesraisons pour attendre.

— Allons, commandant, je t’enjoins, au nomde la loi, de marcher à l’instant sur cettemaison.

— Tu es encore un joli coco pour vouloir mefaire aller.

Sans s’émouvoir de la colère du commandant,Corentin lui dit froidement : — Tu m’obéiras !Voici un ordre en bonne forme, signe duministre de la guerre, qui t’y forcera, reprit-il,en tirant de sa poche un papier. Est-ce que tut’imagines que nous sommes assez simples pourlaisser cette fille agir comme elle l’entend. C’estla guerre civile que nous étouffons, et lagrandeur du résultat absout la petitesse desmoyens.

— Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyerfaire… tu me comprends ? Suffit. Pars du piedgauche, laisse-moi tranquille et plus vite que ça.

— Mais lis, dit Corentin.

— Ne m’embête pas de tes fonctions, s’écriaHulot indigné de recevoir des ordres d’un êtrequ’il trouvait si méprisable.

En ce moment, le fils de Galope-chopine setrouva au milieu d’eux comme un rat qui seraitsorti de terre.

— Le Gars est en route, s’écria-t-il.

— Par où…

— Par la rue Saint-Léonard.

— Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporalqui se trouvait auprès de lui, cours prévenir tonlieutenant de s’avancer sur la maison et de faireun joli petit feu de file, tu m’entends ! — Parfile à gauche, en avant sur la tour, vous autres,s’écria le commandant.

Pour la parfaite intelligence du dénouement,il est nécessaire de rentrer dans la maison demademoiselle de Verneuil avec elle.

Quand les passions arrivent à unecatastrophe, elles nous soumettent à unepuissance d’enivrement bien supérieure auxmesquines irritations du vin ou de l’opium. Lalucidité que contractent alors les idées, ladélicatesse des sens trop exaltés, produisent leseffets les plus étranges et les plus inattendus. Ense trouvant sous la tyrannie d’une même pensée,certaines personnes aperçoivent clairement lesobjets les moins perceptibles, tandis que leschoses les plus palpables sont pour elles commesi elles n’existaient pas. Mademoiselle deVerneuil était en proie à cette espèce d’ivressequi fait de la vie réelle une vie semblable à celledes somnambules, lorsqu’après avoir lu la lettredu marquis elle s’empressa de tout ordonnerpour qu’il ne pût échapper à sa vengeance,comme naguère elle avait tout préparé pour lapremière fête de son amour. Mais quand elle vitsa maison soigneusement entourée par ses ordresd’un triple rang de baïonnettes, une lueur

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Perspectives du matérialisme dialectique

soudaine brilla dans son âme. Elle jugea sapropre conduite et pensa avec une sorted’horreur qu’elle venait de commettre un crime.Dans un premier mouvement d’anxiété, elles’élança vivement vers le seuil de sa porte, et yresta pendant un moment immobile, ens’efforçant de réfléchir sans pouvoir achever unraisonnement. Elle doutait si complètement dece qu’elle venait de faire, qu’elle cherchapourquoi elle se trouvait dans l’antichambre desa maison, en tenant un enfant inconnu par lamain. Devant elle, des milliers d’étincellesnageaient en l’air comme des langues de feu.Elle se mit à marcher pour secouer l’horribletorpeur dont elle était enveloppée ; mais,semblable à une personne qui sommeille, aucunobjet ne lui apparaissait avec sa forme ou sousses couleurs vraies. Elle serrait la main du petitgarçon avec une violence qui ne lui était pasordinaire, et l’entraînait par une marche siprécipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’unefolle. Elle ne vit rien de tout ce qui était dans lesalon quand elle le traversa, et cependant elle yfut saluée par trois hommes qui se séparèrentpour lui donner passage.

— La voici, dit l’un d’eux.

— Elle est bien belle, s’écria le prêtre.

— Oui, répondit le premier ; mais comme elleest pâle et agitée…

— Et distraite, ajouta le troisième, elle nenous voit pas.

À la porte de sa chambre, mademoiselle deVerneuil aperçut la figure douce et joyeuse deFrancine qui lui dit à l’oreille : — Il est là,Marie.

Mademoiselle de Verneuil se réveilla, putréfléchir, regarda l’enfant qu’elle tenait, lereconnut et répondit à Francine : — Enferme cepetit garçon, et, si tu veux que je vive, garde-toibien de le laisser s’évader.

En prononçant ces paroles avec lenteur, elleavait fixé les yeux sur la porte de sa chambre,où ils restèrent attachés avec une si effrayanteimmobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa

victime à travers l’épaisseur des panneaux. Ellepoussa doucement la porte, et la ferma sans seretourner, car elle aperçut le marquis deboutdevant la cheminée. Sans être trop recherchée, latoilette du gentilhomme avait un certain air defête et de parure qui ajoutait encore à l’éclatque toutes les femmes trouvent à leurs amants.À cet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouvatoute sa présence d’esprit. Ses lèvres, fortementcontractées quoique entrouvertes, laissèrent voirl’émail de ses dents blanches et dessinèrent unsourire arrêté dont l’expression était plusterrible que voluptueuse. Elle marcha d’un paslent vers le jeune homme, et lui montrant dudoigt la pendule :

— Un homme digne d’amour vaut bien lapeine qu’on l’attende, dit-elle avec une faussegaieté.

Mais, abattue par la violence de sessentiments, elle tomba sur le sopha qui setrouvait auprès de la cheminée.

— Ma chère Marie, vous êtes bien séduisantequand vous êtes en colère ! dit le marquis ens’asseyant auprès d’elle, lui prenant une mainqu’elle ’laissa prendre et implorant un regardqu’elle refusait. J’espère, continua-t-il d’unevoix tendre et caressante, que Marie sera dansun instant bien chagrine d’avoir dérobé sa tête àson heureux mari.

En entendant ces mots, elle se tournabrusquement et le regarda dans les yeux.

— Que signifie ce regard terrible ? reprit-ilen riant. Mais ta main est brûlante ! monamour, qu’as-tu ?

— Mon amour ! répondit-elle d’une voixsourde et altérée.

— Oui, dit-il en se mettant à genoux devantelle et lui prenant les deux mains qu’il couvritde baisers, oui, mon amour, je suis à toi pour lavie.

Elle le poussa violemment et se leva. Sestraits se contractèrent, elle rit comme rient lesfous et lui dit :

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— Tu n’en crois pas un mot, homme plusfourbe que le plus ignoble scélérat. Elle sautavivement sur le poignard qui se trouvait auprèsd’un vase de fleurs, et le fit briller à deux doigtsde la poitrine du jeune homme surpris. — Bah !dit-elle en jetant cette arme, je ne t’estime pasassez pour te tuer ! Ton sang est même trop vilpour être versé par des soldats, et je ne voispour toi que le bourreau.

Ces paroles furent péniblement prononcéesd’un ton bas, et elle trépignait des pieds commeun enfant gâté qui s’impatiente. Le marquiss’approcha d’elle en cherchant à la saisir.

— Ne me touchez pas ! s’écria-t-elle en sereculant par un mouvement d’horreur.

— Elle est folle, se dit le marquis audésespoir.

— Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encoreassez pour être ton jouet. Que ne pardonnerais-je pas à la passion ; mais vouloir me possédersans amour, et l’écrire à cette…

— À qui donc ai-je écrit ? demanda-t-il avecun étonnement qui certes n’était pas joué.

— À cette femme chaste qui voulait me tuer.

Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuilqu’il tenait, de manière à le briser, et s’écria :— Si madame du Gua a été capable de quelquenoirceur…

Mademoiselle de Verneuil chercha la lettre,ne la retrouva plus, appela Francine, et laBretonne vint.

— Où est cette lettre ?

— Monsieur Corentin l’a prise.

— Corentin ! Ah ! je comprends tout, il afait la lettre, et m’a trompée comme il trompe,avec un art diabolique.

Après avoir jeté un cri perçant, elle allatomber sur le sopha, et un déluge de larmessortit de ses yeux. Le doute comme la certitudeétait horrible. Le marquis se précipita aux piedsde sa maîtresse, la serra contre son cœur en luirépétant dix fois ces mots, les seuls qu’il pût

prononcer : — Pourquoi pleurer, mon ange ? oùest le mal ? Tes injures sont pleines d’amour. Nepleure donc pas, je t’aime ! je t’aime toujours.

Tout à coup il se sentit presser par elle avecune force surnaturelle, et, au milieu de sessanglots — Tu m’aimes encore ? … dit-elle.

— Tu en doutes, répondit-il d’un ton presquemélancolique.

Elle se dégagea brusquement de ses bras et sesauva, comme effrayée et confuse, à deux pas delui.

— Si j’en doute ? … s’écria-t-elle.

Elle vit le marquis souriant avec une si douceironie, que les paroles expirèrent sur ses lèvres.Elle se laissa prendre par la main et conduirejusque sur le seuil de la porte. Marie aperçut aufond du salon un autel dressé à la hâte pendantson absence. Le prêtre était en ce momentrevêtu de son costume sacerdotal. Des ciergesallumés jetaient sur le plafond un éclat aussidoux que l’espérance. Elle reconnut, dans lesdeux hommes qui l’avaient saluée, le comte deBauvan et le baron du Guénic, deux témoinschoisis par Montauran.

— Me refuseras-tu toujours ? lui dit tout basle marquis.

À cet aspect elle fit tout à coup un pas enarrière pour regagner sa chambre, tomba sur lesgenoux, leva les mains vers le marquis et luicria : — Ah ! pardon ! pardon ! pardon !

Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha enarrière, ses yeux se fermèrent, et elle resta entreles bras du marquis et de Francine comme si elleeût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, ellerencontra le regard du jeune chef, un regardplein d’une amoureuse bonté.

— Marie, patience ! cet orage est le dernier,dit-il.

— Le dernier ! répéta-t-elle.

Francine et le marquis se regardèrent avecsurprise, mais elle leur imposa silence par ungeste.

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Perspectives du matérialisme dialectique

— Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moiseule avec lui.

Ils se retirèrent.

— Mon père, dit-elle au prêtre qui apparutsoudain devant elle, mon père, dans monenfance, un vieillard à cheveux blancs,semblable à vous, me répétait souvent qu’avecune foi bien vive on obtenait tout de Dieu, est-ce vrai ?

— C’est vrai, répondit le prêtre. Tout estpossible à celui qui a tout créé.

Mademoiselle de Verneuil se précipita àgenoux avec un incroyable enthousiasme : — Ômon Dieu ! dit-elle dans son extase, ma foi entoi est égale à mon amour pour lui ! inspire-moi ! Fais ici un miracle ou prends ma vie.

— Vous serez exaucée, dit le prêtre.

Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tousles regards en s’appuyant sur le bras de ce vieuxprêtre à cheveux blancs. Une émotion profondeet secrète la livrait à l’amour d’un amant, plusbrillante qu’en aucun jour passé, car unesérénité pareille à celle que les peintres seplaisent à donner aux martyrs imprimait à safigure un caractère imposant. Elle tendit lamain au marquis, et ils s’avancèrent ensemblevers l’autel, où ils s’agenouillèrent. Ce mariagequi allait être béni à deux pas du lit nuptial, cetautel élevé à la hâte, cette croix, ces vases, cecalice apportés secrètement par un prêtre, cettefumée d’encens répandue sous des corniches quin’avaient encore vu que la fumée des repas ; ceprêtre qui ne portait qu’une étole par-dessus sasoutane ; ces cierges dans un salon, tout formaitune scène touchante et bizarre qui achève depeindre ces temps de triste mémoire où ladiscorde civile avait renversé les institutions lesplus saintes. Les cérémonies religieuses avaientalors toute la grâce des mystères. Les enfantsétaient ondoyés dans les chambres oùgémissaient encore les mères. Comme autrefois,le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler lesmourants. Enfin les jeunes filles recevaient pourla première fois le pain sacré dans le lieu même

où elles jouaient la veille. L’union du marquis etde mademoiselle de Verneuil allait êtreconsacrée, comme tant d’autres unions, par unacte contraire à la législation nouvelle ; maisplus tard, ces mariages, bénis pour la plupart aupied des chênes, furent tous scrupuleusementreconnus. Le prêtre qui conservait ainsi lesanciens usages jusqu’au dernier moment, étaitun de ces hommes fidèles à leurs principes aufort des orages. Sa voix, pure du serment exigépar la République, ne répandait à travers latempête que des paroles de paix. Il n’attisaitpas, comme l’avait fait l’abbé Gudin, le feu del’incendie ; mais il s’était, avec beaucoupd’autres, voué à la dangereuse missiond’accomplir les devoirs du sacerdoce pour lesâmes restées catholiques. Afin de réussir dans cepérilleux ministère, il usait de tous les pieuxartifices nécessités par la persécution, et lemarquis n’avait pu le trouver que dans une deces excavations qui, de nos jours encore, portentle nom de la cachette du prêtre. La vue de cettefigure pâle et souffrante inspirait si bien laprière et le respect, qu’elle suffisait pour donnerà cette salle mondaine l’aspect d’un saint lieu.L’acte de malheur et de joie était tout prêt.Avant de commencer la cérémonie, le prêtredemanda, au milieu d’un profond silence, lesnoms de la fiancée.

— Marie-Nathalie, fille de mademoiselleBlanche de Castéran, décédée abbesse de Notre-Dame de Sées et de Victor-Amédée, duc deVerneuil.

— Née ?

— À La Chasterie, près d’Alençon.

— Je ne croyais pas, dit tout bas le baron aucomte, que Montauran ferait la sottise del’épouser ! La fille naturelle d’un duc, fi donc !

— Si c’était du roi, encore passe, répondit lecomte de Bauvan en souriant, mais ce n’est pasmoi qui le blâmerai ; l’autre me plaît, et ce serasur cette Jument de Charrette que je vaismaintenant faire la guerre. Elle ne roucoule pas,celle-là ! …

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Honoré de Balzac – Les Chouans

Les noms du marquis avaient été remplis àl’avance, les deux amants signèrent et lestémoins après. La cérémonie commença. En cemoment, Marie entendit seule le bruit des fusilset celui de la marche lourde et régulière dessoldats qui venaient sans doute relever le postede Bleus qu’elle avait fait placer dans l’église.Elle tressaillit et leva les yeux sur la croix del’autel.

— La voilà une sainte, dit tout bas Francine.

— Qu’on me donne de ces saintes-là, et jeserai diablement dévot, ajouta le comte à voixbasse.

Lorsque le prêtre fit à mademoiselle deVerneuil la question d’usage, elle répondit parun oui accompagné d’un soupir profond. Elle sepencha à l’oreille de son mari et lui dit : —Dans peu vous saurez pourquoi je manque auserment que j’avais fait de ne jamais vousépouser.

Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passadans une salle où le dîner avait été servi, et aumoment où les convives s’assirent, Jérémiearriva tout épouvanté. La pauvre mariée se levabrusquement, alla au-devant de lui, suivie deFrancine, et, sur un de ces prétextes que lesfemmes savent si bien trouver, elle pria lemarquis de faire tout seul pendant un momentles honneurs du repas, et emmena le domestiqueavant qu’il eût commis une indiscrétion quiserait devenue fatale.

— Ah ! Francine, se sentir mourir, et ne paspouvoir dire : je meurs ! … s’écria mademoisellede Verneuil qui ne reparut plus.

Cette absence pouvait trouver sa justificationdans la cérémonie qui venait d’avoir lieu. À lafin du repas, et au moment où l’inquiétude dumarquis était au comble, Marie revint dans toutl’éclat du vêtement des mariées. Sa figure étaitjoyeuse et calme, tandis que Francine quil’accompagnait avait une terreur si profondeempreinte sur tous les traits, qu’il semblait auxconvives voir dans ces deux figures un tableaubizarre où l’extravagant pinceau de Salvator

Rosa aurait représenté la vie et la mort setenant par la main.

— Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, aucomte, vous serez mes hôtes pour ce soir, car ily aurait trop de danger pour vous à sortir deFougères. Cette bonne fille a mes instructions etconduira chacun de vous dans son appartement.

— Pas de rébellion, dit-elle au prêtre quiallait parler, j’espère que vous ne désobéirez pasà une femme le jour de ses noces.

Une heure après, elle se trouva seule avec sonamant dans la chambre voluptueuse qu’elle avaitsi gracieusement disposée. Ils arrivèrent enfin àce lit fatal où, comme dans un tombeau, sebrisent tant d’espérances, où le réveil à unebelle vie est si incertain, où meurt, où naîtl’amour, suivant la portée des caractères qui nes’éprouvent que là. Marie regarda la pendule, etse dit : Six heures à vivre.

— J’ai donc pu dormir, s’écria-t-elle vers lematin réveillée en sursaut par un de cesmouvements soudains qui nous font tressaillirlorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-mêmeafin de s’éveiller le lendemain à une certaineheure. — Oui, j’ai dormi, répéta-t-elle en voyantà la lueur des bougies que l’aiguille de lapendule allait bientôt marquer deux heures dumatin. Elle se retourna et contempla le marquisendormi, la tête appuyée sur une de ses mains, àla manière des enfants, et de l’autre serrant cellede sa femme en souriant à demi, comme s’il sefût endormi au milieu d’un baiser.

— Ah ! se dit-elle à voix basse, il a lesommeil d’un enfant ! Mais pouvait-il se défierde moi, de moi qui lui dois un bonheur sansnom ?

Elle le poussa légèrement, il se réveilla etacheva de sourire. Il baisa la main qu’il tenait,et regarda cette malheureuse femme avec desyeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenirle voluptueux éclat, elle déroula lentement seslarges paupières, comme pour s’interdire à elle-même une dangereuse contemplation ; mais envoilant ainsi le feu de ses regards, elle excitait si

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Perspectives du matérialisme dialectique

bien le désir en paraissant s’y refuser, que si ellen’avait pas eu de profondes terreurs à cacher,son mari aurait pu l’accuser d’une trop grandecoquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtescharmantes, et se firent mutuellement un signede reconnaissance plein des plaisirs qu’ilsavaient goûtés ; mais après un rapide examen dudélicieux tableau que lui offrait la figure de safemme, le marquis, attribuant à un sentiment demélancolie les nuages répandus sur le front deMarie, lui dit d’une voix douce : — Pourquoicette ombre de tristesse, mon amour ?

— Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que jet’aie mené, demanda-t-elle en tremblant.

— Au bonheur.

— À la mort.

Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors dulit ; le marquis étonné la suivit, sa femmel’amena près de la fenêtre. Après un gestedélirant qui lui échappa, Marie releva lesrideaux de la croisée, et lui montra du doigt surla place une vingtaine de soldats. La lune, avantdissipé le brouillard, éclairait de sa blanchelumière les habits, les fusils, l’impassibleCorentin qui allait et venait comme un chacalattendant sa proie, et le commandant, les brascroisés, immobile, le nez en l’air, les lèvresretroussées, attentif et chagrin.

— Eh ! laissons-les, Marie, et reviens.

— Pourquoi ris-tu, Alphonse ? c’est moi quiles ai placés là.

— Tu rêves ?

— Non !

Ils se regardèrent un moment, le marquisdevina tout, et la serrant dans ses bras Va ! jet’aime toujours, dit-il.

— Tout n’est donc pas perdu, s’écria Marie.— Alphonse, dit-elle après une pause, il y a del’espoir.

En ce moment, ils entendirent distinctementle cri sourd de la chouette, et Francine sortittout à coup du cabinet de toilette.

— Pierre est là, dit-elle avec une joie quitenait du délire.

La marquise et Francine revêtirentMontauran d’un costume de Chouan, avec cetteétonnante promptitude qui n’appartient qu’auxfemmes. Lorsque la marquise vit son marioccupé à charger les armes que Francineapporta, elle s’esquiva lestement après avoir faitun signe d’intelligence à sa fidèle Bretonne.Francine conduisit alors le marquis dans lecabinet de toilette attenant à la chambre. Lejeune chef, en voyant une grande quantité dedraps fortement attachés, put se convaincre del’active sollicitude avec laquelle la Bretonneavait travaillé à tromper la vigilance des soldats.

— Jamais je ne pourrai passer par là, dit lemarquis en examinant l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.

En ce moment une grosse figure noire enremplit entièrement l’ovale, et une voix rauque,bien connue de Francine, cria doucementDépêchez-vous, mon général, ces crapauds deBleus se remuent.

— Oh ! encore un baiser, dit une voixtremblante et douce.

Le marquis, dont les pieds atteignaientl’échelle libératrice, mais qui avait encore unepartie du corps engagée dans l’œil-de-bœuf, sesentit pressé par une étreinte de désespoir. Iljeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femmeavait pris ses habits ; il voulut la retenir, maiselle s’arracha brusquement de ses bras, et il setrouva forcé de descendre. Il gardait à la mainun lambeau d’étoffe, et la lueur de la lunevenant à l’éclairer soudain, il s’aperçut que celambeau devait appartenir au gilet qu’il avaitporté la veille.

— Halte ! feu de peloton.

Ces mots, prononcés par Hulot au milieud’un silence qui avait quelque chose d’horrible,rompirent le charme sous l’empire duquelsemblaient être les hommes et les lieux. Unesalve de balles arrivant du fond de la valléejusqu’au pied de la tour succéda aux décharges

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Honoré de Balzac – Les Chouans

que firent les Bleus placés sur la Promenade. Lefeu des Républicains n’offrit aucune interruptionet fut horrible, impitoyable. Les victimes nejetèrent pas un cri. Entre chaque décharge lesilence était effrayant.

Cependant Corentin, ayant entendu tomberdu haut de l’échelle un des personnages aériensqu’il avait signalés au commandant, soupçonnaquelque piège.

— Pas un de ces animaux-là ne chante, dit-ilà Hulot, nos deux amants sont bien capables denous amuser ici par quelque ruse, tandis qu’ilsse sauvent peut-être par un autre côté…

L’espion, impatient d’éclaircir le mystère,envoya le fils de Galope-chopine chercher destorches. La supposition de Corentin avait été sibien comprise de Hulot, que le vieux soldat,préoccupé par le bruit d’un engagement trèssérieux qui avait lieu devant le poste de Saint-Léonard, s’écria : — C’est vrai, ils ne peuventpas être deux.

Et il s’élança vers le corps de garde.

— On lui a lavé la tête avec du plomb, moncommandant, lui dit Beau-pied qui venait à larencontre de Hulot ; mais il a tué Gudin etblessé deux hommes. Ah ! l’enragé ! il avaitenfoncé trois rangées de nos lapins, et auraitgagné les champs sans le factionnaire de la porteSaint-Léonard qui l’a embroché avec sabaïonnette.

En entendant ces paroles, le commandant seprécipita dans le corps de garde, et vit sur le litde camp un corps ensanglanté que l’on venaitd’y placer ; il s’approcha du prétendu marquis,leva le chapeau qui en couvrait la figure, ettomba sur une chaise.

— Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisantles bras avec force ; elle l’avait, sacré tonnerre,gardé trop longtemps.

Tous les soldats restèrent immobiles. Lecommandant avait fait dérouler les longscheveux noirs d’une femme. Tout à coup lesilence fut interrompu par le bruit d’une

multitude armée. Corentin entra dans le corpsde garde en précédant quatre soldats qui, surleurs fusils placés en forme de civière, portaientMontauran, auquel plusieurs coups de feuavaient cassé les deux cuisses et les bras. Lemarquis fut déposé sur le lit de camp auprès desa femme, il l’aperçut et trouva la force de luiprendre la main par un geste convulsif. Lamourante tourna péniblement la tête, reconnutson mari, frissonna par une secousse horrible àvoir, et murmura ces paroles d’une voix presqueéteinte : — Un jour sans lendemain ! … Dieum’a trop bien exaucée.

— Commandant, dit le marquis enrassemblant toutes ses forces et sans quitter lamain de Marie, je compte sur votre probité pourannoncer ma mort à mon jeune frère qui setrouve à Londres, écrivez-lui que s’il veut obéirà mes dernières paroles, il ne portera pas lesarmes contre la France, sans néanmoinsabandonner le service du Roi.

— Ce sera fait, dit Hulot en serrant la maindu mourant.

— Portez-les à l’hôpital voisin, s’écriaCorentin.

Hulot prit l’espion par le bras, de manière àlui laisser l’empreinte de ses ongles dans lachair, et lui dit : — Puisque ta besogne est finiepar ici, fiche-moi le camp, et regarde bien lafigure du commandant Hulot, pour ne jamais tetrouver sur son passage, si tu ne veux pas qu’ilfasse de ton ventre le fourreau de son bancal.

Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.

— Voila encore un de mes honnêtes gens quine feront jamais fortune, se dit Corentin quandil fut loin du corps de garde.

Le marquis put encore remercier par un signede tête son adversaire, en lui témoignant cetteestime que les soldats ont pour de loyauxennemis.

En 1827, un vieil homme accompagné de safemme marchandait des bestiaux sur le marcherde Fougère, et personne ne lui disait rien

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quoiqu’il eut tué plus de cent personnes, on nelui rappelai même plus son surnom de Marche-à-Terre ; la personne à qui l’on doit de précieuxrenseignements sur tout les personnages de cettescène, le vit emmenant une vache et allant decet air simple, ingénu qui fait dire : — Voilà unbien brave homme !

Quand à Cibot, dit Pille-Miche, on a déjà vu

comment il a fini. Peut-être Marche-à-Terreessaya-t-il, mais vainement, d’arracher soncompagnon à l’échafaud, et se trouvait-il sur laplace d’Alençon, lors de l’effroyable tumulte quifut un des événement du fameux procès Rifoël,Bryond et La Chanterie.

Fougères, août 1827

Il lustration de la première page : Jules Girardet, Les révoltés de Fouesnant (1886)

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