i en tant que philosophe comme l'a noté paul crutzen,...

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I En tant que philosophe hédoniste, comment appréhendez-vous le phénomène musical ? MICHEL ONFR I Comme... un hédoniste ! C'est-à-dire comme quelqu'un qui demande que la musique lui donne du plaisir, autrement dit, une satisfaction intellectuelle à l'écoute d'une composition spécifiquement effectuée à cet effet. Contrairement à ce que prétendent ses ennemis, dans l'hédonisme, le plaisir n'est pas abandon à une pente facile, mais construction d'une émotion subtile. Être ne suffit pas pour percevoir, il faut apprendre à percevoir pour être. Un enfant n'en- trera pas de plain-pied dans une pièce sérielle, son plaisir est celui des choses les plus simples. Il faut construire ses plaisirs, les raffiner, les affiner, les rendre subtils. L'hédoniste que je suis demande donc à la musique, comme au reste du monde d'ailleurs, des occasions de jubiler du réel, de connaître la joie avec ce qui est. Comme l'a noté Paul Crutzen, prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d'ozone et théoricien de ('«anthropocène», l'homme est devenu un acteur majeur dans les processus de transformations géologiques. Comment se situe le musicien face aux enjeux du bouleversement climatique ? Steve Reich, dans son Désert Music (1983), et le courant minimaliste n'ont-ils pas repris plus que d'autres à leur compte la dimension écologique au sein de la musique ? On ne peut répondre à cette question dans l'absolu car il n'existe pas un musicien en soi, pro- totypique, qui permettrait de résoudre cette énigme qui sollicite «le musicien». En revanche, tel ou tel musicien peut avoir le souci de l'écologie ou, plus largement, du cosmos-je songe à Gustav Holst, aux travaux du compositeur de musique spectrale Gérard Grisey avec l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet. La Symphonie «Pastorale» de Beethoven dit des choses à sa manière, romantique, échevelée, ébou- riffée, germanique. Chacun s'empare du réel qui lui convient le mieux et le sublime à sa manière. Rien n'oblige, sinon le politiquement correct, un artiste à se faire le porteur d'eau des modes du moment. La dichotomie « hédoniste/cérébral » s'impose-t-elle chez Debussy ? Faut-il continuer à considérer Debussy comme un impressionniste musical ou faut-il davantage voir en lui un précurseur des explorations acoustiques qui ont vu le jour à la fin du XX" siècle? Pour ma part, j'ai tendance à le penser. Mais un concept opératoire peut parfois résister avec telle pièce d'un auteur... J'oppose Debussy, le musicien de la raréfaction du son, à Berlioz, celui de la rematérialisation du son, mais, à la façon du yin et du yang, on pourrait trouver du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, puis sortir

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I En tant que philosophe

hédoniste, comment appréhendez-vous

le phénomène musical ?MICHEL ONFR I Comme... un hédoniste !

C'est-à-dire comme quelqu'un qui demande que

la musique lui donne du plaisir, autrement dit,

une satisfaction intellectuelle à l'écoute d'une

composition spécifiquement effectuée à cet effet.

Contrairement à ce que prétendent ses ennemis,

dans l'hédonisme, le plaisir n'est pas abandon à

une pente facile, mais construction d'une émotion

subtile. Être ne suffit pas pour percevoir, il faut

apprendre à percevoir pour être. Un enfant n'en-

trera pas de plain-pied dans une pièce sérielle,

son plaisir est celui des choses les plus simples.

Il faut construire ses plaisirs, les raffiner, les

affiner, les rendre subtils. L'hédoniste que je suis

demande donc à la musique, comme au reste du

monde d'ailleurs, des occasions de jubiler du réel,

de connaître la joie avec ce qui est.

Comme l'a noté Paul Crutzen, prix Nobel

1995 pour ses travaux sur la couche d'ozone

et théoricien de ('«anthropocène», l'hommeest devenu un acteur majeur dans les

processus de transformations géologiques.

Comment se situe le musicien face aux

enjeux du bouleversement climatique ? Steve

Reich, dans son Désert Music (1983), et le

courant minimaliste n'ont-ils pas repris plus

que d'autres à leur compte la dimension

écologique au sein de la musique ?

On ne peut répondre à cette question dans

l'absolu car il n'existe pas un musicien en soi, pro-

totypique, qui permettrait de résoudre cette énigme

qui sollicite «le musicien». En revanche, tel ou tel

musicien peut avoir le souci de l'écologie ou, plus

largement, du cosmos-je songe à Gustav Holst, aux

travaux du compositeur de musique spectrale Gérard

Grisey avec l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet.

La Symphonie «Pastorale» de Beethoven dit des

choses à sa manière, romantique, échevelée, ébou-

riffée, germanique. Chacun s'empare du réel qui lui

convient le mieux et le sublime à sa manière. Rien

n'oblige, sinon le politiquement correct, un artiste

à se faire le porteur d'eau des modes du moment.

La dichotomie « hédoniste/cérébral »

s'impose-t-elle chez Debussy ? Faut-ilcontinuer à considérer Debussy comme un

impressionniste musical ou faut-il davantagevoir en lui un précurseur des explorations

acoustiques qui ont vu le jour à la fin du

XX" siècle?Pour ma part, j'ai tendance à le penser. Mais

un concept opératoire peut parfois résister avec

telle pièce d'un auteur... J'oppose Debussy, le

musicien de la raréfaction du son, à Berlioz, celui

de la rematérialisation du son, mais, à la façon

du yin et du yang, on pourrait trouver du noir

dans le blanc et du blanc dans le noir, puis sortir

Nature et artifices

des cartons une pièce de Debussy très... berlio-zienne et une pièce de Berlioz très debussyste...Si l'on met en perspective les Études pour pianode Debussy et le Te Deum de Berlioz, on entendprobablement ce que je veux dire. Même chosesi l'on écoute Pelléas en regard des Troyens...Debussy me semble être un cérébral, ce qui ré-sout le problème Debussy symboliste ou Debussyimpressionniste. Debussy laisse une placemajeure au silence, c'est, en ce sens, le plusbergsonien des musiciens - il est à la musiquece que l'auteur de Durée et Simultanéité est àla philosophie. Quand un compositeur travaille àlaisser un maximum de place au silence dans lamusique, il me paraît en effet plus cérébral queles autres que je nommerais sensuels, voluptueux,corporels, sanguins...

L'un des fantasmes de la nature pure concernela théorie du génie. Kant déclarait dans saCritique de la faculté déjuger qu'à travers legénie, c'était la nature qui donnait les règles àl'art. Si Kant a peu écrit sur la musique, cetteposition vous semble-t-elle néanmoins validepour circonscrire le génie mozartien ?

Kant est très exactement le prototype du phi-losophe sourd, mais aussi anosmique ou agueu-sique - il ne sent ni ne goûte rien, il n'a pasde corps, c'est un pur esprit, un cerveau, il est

lui-même une forme a priori de la sensibilité...Son esthétique est platonicienne, autrement dit :idéaliste. Il ne saurait saisir le génie de Mozart,ni de quelque autre musicien. Il faut pour celaun penseur de la force, de l'énergie, de l'ordrecosmique, de la toute-puissance de la nature, un

philosophe de la géologie et de la musique - àsavoir Schopenhauer. Puis, après lui, en disciple,

Nietzsche...

Dans le Clavier bien tempéré de Bach,l'artifice du tempérament égal permettaitde moduler dans tous les tons. Chez Bach,le Beau, représenté par la perfection formelle,freine-t-il l'hédonisme ? Celui-ci existe-t-ild'ailleurs chez Bach et comment pourrait-onle définir ?

Le Beau est mort en même temps que Dieu,au XIXe siècle, sous la plume de Nietzsche. Dans

les beaux-arts, Duchamp porte le coup fatal. Onpeut donc parler du Beau chez Bach, mais ilfaudra le mettre en perspective avec la définition

« Le Beau est mort en même temps que Dieu, au XIXe siècle, sous la plume de Nietzsche. >Portrait du philosophe allemand par Karl Bauer (1905-1993).

qu'avait ce mot au siècle du compositeur, ce quisuppose qu'on parle d'harmonie, de contrepoint,d'équilibre, d'assonance, et autres vertus prêtéesà Dieu, garant du bon ordre et du bel ordre deschoses. Pour ma part, plus qu'à une théologie,ou à l'une des modalités de la théologie, à savoirl'esthétique, je préfère renvoyer à une physiologiede Bach et constater qu'il a plus qu'un autre saisiles rythmes physiologiques, les flux biologiques,

les énergies pneumatiques, les circulations cor-porelles des fluides, et que sa musique épouseet combine cet alphabet de la chair avec lequel il

écrit une prose corporelle parfaite. Il nous touchedirectement l'âme, donc la partie la plus intime

du corps...

Nietzsche, qui considérait la musique comme« art de la nuit », n'est-il pas celui qui a lemieux théorisé cette dernière, dans sa doubleparure de la nature et de l'artifice ?

Oui, avec Schopenhauer tout de même, carsa théorie de la musique apporte peu à celleque l'on trouve dans Le Monde comme volontéet comme représentation. La musique comme

pur vouloir-vivre chez le premier devient volontéde puissance chez le second, mais en dehors duglissement de mots, la vérité sémantique restesensiblement la même, En musique, Nietzscheest schopenhauerien...

À quoi renvoient la nature et l'artifice chezStockhausen ? Dans quelle mesure faut-ilconsidérer ce dernier comme l'héritier deWagner ?

J'ai eu l'occasion d'entendre en concertStockhausen donner des leçons propédeutiques

à l'écoute de son oeuvre. Il était violent, agressifet s'adressait à la salle comme si elle était rempliede musicologues... Quand le discours est premieret la musique seconde, quand l'explication est né-cessaire pour la compréhension, alors il ne sauraitêtre question de nature, il n'y a que de l'artifice.Pour être l'héritier de Wagner, il faut l'artifice,certes, mais il faut aussi la nature. Le leitmotivest chez l'auteur de la Tétralogie comme une tablede Mendeleïev qui récapitule les éléments aveclesquels il crée son monde sonore.Propos recueillis par Pascal Huynh

Michel Onfray (avec Jean-Yves Clément) : La Raison des sortilèges. Entretiens sur la musique, Paris, Autrement, 2013.