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G1LBERTE SOLLACARO

BIVOUAC, MON AMI

UNE nuit d'orage dans les Pyrénées. Le hurlement d'un chien perdu réveille, dans une ferme isolée, une fillette qui se lève et va recueillir l'animal. C'est le début d'une grande amitié entre Lisa et Bivouac. C'est aussi, pour la fillette, et sans qu'elle le sache encore, le signal d'une vie nouvelle.

L'oncle de Lisa pratique la contrebande. Pour lui un chien de berger vigoureux, intelligent comme Bivouac, c'est une aubaine : le chien passera seul la frontière et assumera ainsi tous les risques. Mais Lisa sait que les douaniers abattent sans pitié les chiens de contrebandiers et elle est prête à tout pour sauver Bivouac.

Prête à tout, même à perdre son seul ami en le rendant à ses anciens propriétaires. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire ! Le collier du berger des Flandres est perdu; Lisa se rappelle vaguement que le chien vient d'une ferme... là-bas... près de Mende... à plus de trois cents kilomètres....

Que faire ? Peut-être Lisa saura-t-elle trouver un expédient et, oubliant sa propre peine, assurer le salut de Bivouac, son ami.

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BIVOUAC MON AMI

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GILBERTE SOLLACARO

BIVOUAC,MON AMI

ILLUSTRATIONS DE PIERRE PROBST

HACHETTE114

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© LIBRAIRIE HACHETTE, 1956Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LA NUIT était lourde; dans ce silence absolu qui précède l'orage, les nuages s'amoncelaient lentement au fond du col de Lizarietta. La ferme, adossée à un pan des Pyrénées, semblait déserte.

Ecartant les buissons où il s'était tapi, évitant avec soin les brindilles sèches qui craquent sous les pas, le chien avança dans le sentier. Ses flancs maigres, son long poil noir emmêlé, et la déchirure imparfaitement guérie qui faisait pendre son oreille droite, disaient assez que la vie, récemment, ne lui avait pas été douce. Mais l'œil vif, la tête haute, dressée sur le cou énergique, les pattes musclées, bien carrées, révélaient la bête de race que les circonstances difficiles n'avaient pas abattue.

Un bruissement courut au flanc de la montagne dont les herbes se mirent à onduler lentement : le vent se levait. Les oreilles aplaties au ras du crâne, le cou tendu, le chien huma les odeurs qui lui parvenaient de l'habitation silencieuse : odeurs rassurantes de feu de bois, de présences humaines —- et celle, familière entre toute, qui dénonçait, dans le bâtiment secondaire accoté à la maison, l'existence de brebis endormies auprès de leurs agneaux. Il hésita : la perspective d'un abri, fût-il provisoire, le tentait; peut-être parviendrait-il à se glisser dans la bergerie et à échapper, cette nuit, à l'orage qui s'annonçait.... Demain, il serait temps de reprendre la route.

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La bête fit quelques pas en direction de la maison. Tout à coup, le vent qui, depuis quelques minutes, ramassait ses forces, courba les branches des arbres rares, coucha les herbes et, en une rafale hurlante, bondit sur la maison. Quelques gouttes larges vinrent s'écraser autour du chien : le poil dressé, les pattes raides, il pointa son museau vers le ciel où un éclair venait d'ouvrir un sillon violet; tandis qu'à la pluie succédait le grésillement d'une grêle serrée, un roulement de tonnerre le coucha au ras du sol : alors, il hurla.

***

Lisa se redressa dans son lit, le cœur glacé : quel abandon, dans ce hurlement désespéré!... Allumant la petite lampe à son chevet, elle se leva et, pieds nus, s'approcha de la fenêtre. A la lueur des éclairs qui maintenant se succédaient sans interruption, elle aperçut, à quelques mètres de la maison, la forme noire du chien aplati au milieu du sentier, paralysé p<ar la terreur, sous les rafales de grêle qui giflaient le sol.

L'enfant s'enveloppa dans une vieille pèlerine de grosse laine brune et sortit de sa chambre. Sur le palier, elle appela :

« Oncle Luigi ! »Une voix enrouée de sommeil lui répondit :« Qu'est-ce qui se passe, Lisa ? Tu as peur de l'orage ? »Dans l'ombre, elle haussa les épaules : peur de l'orage ! à douze ans !

Elle reprit :« Oncle Luigi, il y a un chien dans le sentier....— Et tu m'éveilles à cause d'un chien !... Alors ?— On ne peut pas le laisser dehors par ce temps; il a peur, lui....— Eh bien, va le chercher, si ça t'amuse. Mais laisse-moi dormir, pour

l'amour de Dieu ! »Lisa descendit rapidement. La porte, gonflée par la pluie résistait.

Tandis que l'enfant luttait contre l'obstacle combiné du bois imbibé d'eau et du vent qui plaquait le battant contre le chambranle, une de ses longues tresses noires s'accrocha à la poignée; Lisa s'énerva : « Ah ! ces nattes ! » ronchonna-t-elle, tout en se libérant au prix de quelques cheveux. Enfin, sous sa poussée, la porte céda. Sous l'averse, pétrifié, le chien attendait. Mesurant d'un coup d'œil la distance à franchir, elle s'élança et rejoignit la bête; ses doigts s'enfoncèrent dans les poils souples du cou et se refermèrent sur un collier. « Allez, viens, dit-elle, en tirant un peu; tu vois bien que je me mouille.... » La voix amicale et mesurée tira le chien du cauchemar qu'il vivait depuis quelques minutes : en deux bonds, ils atteignirent ensemble la porte restée ouverte.

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Ses doigts se refermèrent sur un collier.

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La salle gardait encore la tiédeur du feu qui s'endormait lentement dans la grande cuisinière de fonte. Repoussant d'un geste vif sa pèlerine trempée, Lisa alla jeter sur les, braises une poignée de petit bois, puis une pelletée de charbon. Le chien, après s'être vigoureusement ébroué, attendait, immobile au centre d'une flaque d'eau qui s'élargissait lentement.

« Dans cinq minutes, tu auras chaud, dit l'enfant. En attendant tu vas manger un peu; ensuite, je soignerai ton oreille. » Elle lui jeta un coup d'œil et ajouta, surprise : « Mon Dieu, qu'il est gros ! je ne m'en étais pas rendu compte; un vrai petit veau ! ce doit être un bouvier des Flandres.... » Tout en parlant, elle déposait sur une assiette les restes du lapin de la veille; puis elle appela : « Viens, ici.... » Elle s'arrêta court. « II doit avoir un nom, ce chien », pensa-t-elle. D'un pas circonspect, la bête approchait de l'assiette placée à même le plancher. Lisa se pencha : au collier de cuir était fixée une plaque de métal où l'on pouvait lire :

BIVOUACFerme Dargilan, à Pourrac,

PRÈS MENDE, Lozère.

« ... Mende, en Lozère.... Te voilà à la frontière espagnole; c'est bien loin de chez toi, Bivouac ! tu t'es perdu ? »

Entendant prononcer son nom pour la première fois depuis bien des jours, Bivouac eut l'impression de revenir d'exil : il cessait d'être le chien errant et anonyme livré à la faim, aux hasards de la montagne et, pis encore, à la solitude. Il avait un nom, une amie, et l'espoir, peut-être, de retrouver cette ferme de la Lozère où il était né deux ans plus tôt. Il s'élança et, posant ses deux pattes de devant sur les épaules de Lisa, se mit à lui lécher les joues en jappant de joie. Soudain, son jappement se transforma en un râle de colère : un pas rapide faisait craquer l'escalier de bois :

« L'oncle Luigi ! chuchota Lisa, affolée sans bien savoir pourquoi; vite, Bivouac, cache-toi'! » Elle le poussa sous la table recouverte d'une nappe à carreaux blancs et rouges, dont les pans descendaient presque jusqu'à terre. Bivouac, docile, se laissa faire. Lisa se retourna : dans l'encadrement de la porte se découpait la longue silhouette maigre de l'oncle Luigi; son visage bronzé portait tous les signes de la colère.

« Trois heures du matin ! rugit-il, dirigeant sur sa nièce un regard furieux. Mademoiselle ramasse un roquet, et la maison entière est condamnée à veiller. Tu ne te lèves pas, demain, non ?

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— Demain, c'est jeudi, murmura Lisa qui s'était glissée entre la table et l'homme.

— Jeudi pour toi. Mais moi je travaille. Tous les jours, tu entends ? Et presque toutes les nuits. Demain soir, je passe la frontière : j'ai vingt brebis pour Paco; et du diable si je ne mets pas toute la nuit à les conduire jusqu'à Yanci ! Avec ça qu'il faut ouvrir l'œil, en ce moment; depuis un mois, les carabiniers sont comme enragés.... Et vingt brebis, c'est un peu plus difficile à dissimuler que quelques paquets de cigarettes américaines.... »

Dans l'espoir de faire oublier au contrebandier l'objet de sa colère, Lisa tenta d'aiguiller la conversation dans une autre direction :

« Pourquoi ne passes-tu pas des cigarettes, plutôt que des moutons, oncle Luigi ?

— Trop dangereux. Si on se fait prendre, ça coûte cher. Pour la contrebande du tabac, ma petite, il faut être deux : un homme et un chien. Le chien porte le tabac, et l'homme surveille la route. De loin. Si la douane montre son nez, c'est le chien qui se fait pincer; pas l'homme.

— Et qu'est-ce qu'ils lui font, au chien ? '— Oh ! ils l'abattent, en général, dit l'homme d'un ton

insouciant.— Ils l'abattent ? répéta Lisa horrifiée.— Eh oui ! D'ailleurs, mieux vaut un chien abattu qu'un homme en

prison. Sans compter l'amende à payer.... » II se préparait à remonter quand, tout à coup, il se rappela pourquoi il était descendu. Sa colère lui revint d'un coup :

« En tout cas, ton roquet, je n'en veux pas ici, grogna-t-il. Tu vas le remettre dehors, et immédiatement.

—i Pas cette nuit, oncle Luigi, supplia Lisa, pas sous cette pluie ! et puis il est blessé. Il a l'air tout jeune, tu sais.... » Ce n'était pas tout à fait vrai, mais il fallait gagner du temps.

« Où le caches-tu donc ? Montre-moi donc un peu ta trouvaille.... »L'enfant hésita quelques secondes puis, résolument, souleva un pan de

la nappe en appelant :« Ici, Bivouac ! »Sous les yeux stupéfaits de Luigi, l'énorme bête sortit de sous la table

en s'étirant.« Mais... mais, il est superbe, ce chien! s'écria-t-il. Un peu maigre, bien

sûr; mais dans une semaine, il n'y paraîtra plus. Tu as raison; Lisa, on ne peut pas mettre une si belle bête dehors : ce serait dommage. Un peu de dressage, et j'aurai exactement ce qu'il me faut pour passer la frontière.... »

Lisa l'interrompit avec inquiétude :

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« Oncle Luigi, ce n'est pas possible; ce chien n'est pas à nous....— Comment ça, pas à mous ? Il est à personne — à tout le monde; tu

l'as trouvé, il est à nous !— Mais non, regarde, coupa l'enfant, il a un collier avec son nom

gravé sur une plaque, et aussi le nom et l'adresse de ses propriétaires.... »Luigi se pencha SUT l'animal :« C'est vrai, ma foi..., dit-il d'un ton rêveur.— Je vais leur écrire, à ces gens, et leur dire que Bivouac se trouve

chez nous, » Lisa pépiait, sans remarquer la mine préoccupée de l'oncle. « Ou encore, continua-t-elle, je pourrais avertir la police qui se chargera de le faire ramener chez lui.... »

En entendant mentionner la police, l'oncle sursauta : « Quelle idée de mêler la police à cette histoire de chien ! » lança-t-il d'un ton irrité. Puis il se reprit, et continua plus calmement : « Tu veux donc voir Bivouac passer des jours et des jours à la fourrière, dans une cage trop étroite ?... Non, il vaut mieux écrire à ces fermiers de Lozère.... » Un sourire rusé passa sur son visage : « Dès demain 'matin, nous écrirons cette lettre et, en attendant la réponse, Bivouac retrouvera ses forces. Maintenant, au lit. Et pas de bruit, hein ! »

***

Quelques instants après, sous le haut édredon de plumes, Lisa reprenait peu à peu le fil de son sommeil interrompu, et se laissait aller à rêver que Bivouac lui appartenait, à elle seule, pour toujours, et que ses maîtres. . comment s'appelaient-ils donc ?... enfin, ces gens de Mende,... des environs de Mende, lui disaient : « Garde-le, il est à toi. » Couché au pied du lit, le chien, épuisé, dormait déjà.

Un rayon de soleil les éveilla tous les deux, quelques heures plus tard. Un soleil de juin, un soleil de lendemain d'orage, bien lavé. Lisa s'assit dans son lit et allongea le bras pour caresser le chien qui s'étirait et bâillait d'aise. Ses doigts flattèrent le museau carré, grattèrent doucement le front couvert de longs poils soyeux. « Pauvre Bivouac, avec toutes ces histoires, j'ai oublié de soigner ton oreille, cette nuit ! » Sa main descendit sous le menton, puis le long du coup et, brusquement, s'immobilisa; sur le visage de Lisa se peignit un étonnement sans borne : Bivouac n'avait plus de collier.

L'enfant sentit s'éveiller en elle une inquiétude inexplicable.

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.Elle sauta du lit et, tout en glissant ses pieds dans des espadrilles à semelles de corde, s'efforça de trouver à la disparition du collier une explication satisfaisante. Le collier, mal fermé, avait-il glissé pendant la nuit ? Un coup d'œil circulaire autour de la chambre minuscule suffit à l'assurer que l'objet n'était pas en vue. Sous le lit? Elle se pencha : rien. L'oncle Luigi, alors?... L'esprit ailleurs, elle enfila sur sa jupe de laine bleue un vieux gilet vert. « J'ai l'air d'un perroquet », pensa-t-elle; échangea le gilet contre un pull-over gris et, Bivouac sur ses talons, descendit au rez-de-chaussée.

Dans la salle, personne. L'oncle se levait tôt et, a la ferme d'Istillar, à quatre kilomètres de là, s'occupait probablement de compléter le troupeau qu'il ferait passer en Espagne, le soir même. L'oncle.... Lisa eut un peu honte des soupçons qui, cinq minutes plus tôt, lui avaient traversé l'esprit. Elle trempa sa tartine dans son bol de café au lait. « Non, l'oncle Luigi a dit qu'il rendrait Bivouac : il le rendra. L'oncle est honnête. La contrebande, c'est une chose; le vol, c'en est une autre. Après tout, l'oncle, je le connais depuis toujours; il n'est pas mauvais. Pas tendre, bien sûr, et un peu près de ses sous. Mais pas mauvais.... » Elle s'efforçait, parce que c'était nécessaire et rassurant, de se persuader de la bonté de l'oncle qui l'avait élevée — son unique parent depuis des années. Et, malgré elle, lui revenaient des épisodes de leur vie commune, qui ne plaidaient guère en faveur du contrebandier. Pas tendre, non; s'il l'avait élevée, c'est parce qu'il n'avait pu faire autrement. Et il ne s'en cachait pas. « Une fille, quel embarras ! disait-il volontiers; rends-toi utile, au moins... », et c'étaient la vaisselle et le ménage qui prenaient le temps qu'elle aurait aimé consacrer aux devoirs de classe; ou une course au village voisin, plus importante, dans l'esprit de

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l'oncle, que les cours d'orthographe et de calcul qui auraient dû occuper la matinée sacrifiée. L'institutrice était intervenue auprès de Luigi :

« Vous ruinez l’avenir de cette enfant, avait-elle dit. Lisa a des capacités, de l'ambition.

— Son avenir, c'est le ménage !— En tout cas, la loi vous oblige à l'envoyer en classe jusqu'à son

certificat d'études. »Finalement, il avait cédé, mais en apparence seulement, et la lutte

sournoise avait continué. Lisa croyait l'entendre : « Si mademoiselle ne se croit pas trop savante pour nettoyer l'étable, je lui en serai bien reconnaissant. » Ça, c'était pour les jours d'ironie. Mais quand il était d'humeur plus difficile, Luigi savait dire brutalement à sa nièce : « Au travail, ma fille, et gagne un peu le pain que tu manges. Les femmes, c'est fait pour tenir le ménage, et pas autre chose ! » Elle en était arrivée à détester jusqu'à ses jupes qui lui rappelaient qu'un garçon, à sa place, aurait eu le droit de rêver à une carrière, de faire des projets d'avenir....

Non, l'oncle Luigi ne sortait pas à son avantage de l'examen auquel venait de le soumettre Lisa.

« Tout cela ne me fiait pas retrouver le collier, soupira l'enfant. Heureusement, je me rappelle ce qui était écrit dessus.... » Elle s'arrêta : était-elle bien certaine de se le rappeler ? Elle chercha un peu : « Bivouac... près Mende, Lozère. » La consternation se peignit sur son visage : ses souvenirs n'allaient pas plus loin. « Bien sûr, murmura-t-elle, désolée, je n'ai retenu que la première et la dernière lignes, qui étaient écrites en majuscules. Les autres, je les ai a peine lues ! »

La matinée avançait. Le cœur serré, elle tenta de rattraper le temps perdu : la vaisselle fut vite faite. Un coup de balai termina le ménage : tant pis pour les détails ! Il fallait parer au plus pressé et soigner les bêtes enfermées dans la bergerie; Bivouac, sensible à l'humeur de l'enfant, s'était assis sur le pas de la porte. « Eh bien, lui dit-elle, tu ne parais pas très pressé de repartir, Bivouac ! »

Le chien leva vers elle ses yeux d'un brun chaud, pleins d'une tendresse pareille à celle qu'il devinja.it chez l'enfant.

« Viens voir les moutons, ajouta-t-elle. Tu verras comme ils sont gentils ! Et tu sais, j'ai un petit agneau de deux jours; l'oncle Luigi a dit qu'on ne le mangerait pas et que je pouvais le garder... »

***

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Luigi rentra au moment où Lisa finissait d'éplucher les légumes du déjeuner.

« Dix moutons de plus à passer, ce soir », lança-t-il du pas de la porte.... Il s'interrompit pour bourrer sa pipe, puis se tourna ver:; le chien qui, à son arrivée, avait reculé dans un coin de la salle.

« Alors, Bivouac, tu as bien dormi ? .Bien mangé ? » II fit un pas vers ranimai qui se mit à gronder.

« Dis donc, Lisa, il n'est pas aimable, ton chien; il faudra le dresser un peu.... »

Le contrebandier s'aperçut enfin qu'il parlait seul.« Qu'est-ce que tu as, aujourd'hui ? demanda-t-il à sa nièce. Tu es

devenue muette ? »Lisa murmura :« Le collier de Bivouac a disparu. »Luigi partit d'un grand rire bon enfant :« Disparu ? Mais non, grande sotte ! c'est moi qui l'ai pris, ce matin,

pendant que vous dormiez encore, tous les deux. Il m'avait paru un peu grand, cette nuit; et on ne peut pas courir le risque de le perdre ! Si tu as un moment, ajouta-t-il avec un bon sourire, tu devrais bien écrire cette lettre. Je la posterai tout à l'heure, en descendant à Istillar. »

Lisa ne se le fit pas dire deux fois. Elle prit dans son cartable un crayon à bille, arracha une feuille double à l'un de ses cahiers, et écrivit :

Monsieur,Votre chien Bivouac, un berger des Flandres de deux ans environ,

s'est réfugié cette nuit dans notre ferme. Je ne comprends pas comment il a pu s'égarer si loin de chez vous. En tout cas, il est maintenant en sécurité, et à votre disposition....

Elle rêva un instant sur la formule de politesse convenable,fit son choix, signa, et ajouta le nom et l'adresse de Luigi. « C'est fait,

dit-elle à son oncle; veux-tu lire ? » L'homme prit la lettre et la parcourut du regard : « Voilà une affaire réglée, dit-il, en la glissant dans la poche de sa vieille veste de velours marron. Il faudra que j'achète des enveloppes, ajouta-t-il : nous n'en avons plus. » Lisa, pendant ce temps, calculait à haute voix : « Dans une semaine, deux au plus, nous aurons une réponse... — Et d'ici là, interrompit Luigi, je ne veux pas voir Bivouac à Istillar. Sous aucun prétexte. » Lisa s'étonna :

« Mais pourquoi, oncle ? Ça l'amuserait, et moi aussi !

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— Ne discute pas, répondit Luigi avec une sévérité sans réplique. J'ai l'intention — en attendant la réponse de Lozère, bien entendu, se hâta-t-il d'ajouter —, de mettre Bivouac sur la route du tabac d'ici quelques jours; ça me tente. Alors, inutile de le faire remarquer par les douaniers qui traînent un peu partout dans les environs. Si un jour il se fait prendre, on ne doit pas savoir qu'il est à moi. »

« II n'est pas à toi », faillit crier Lisa; mais l'indignation et le chagrin lui coupaient le souffle. Déjà Luigi était sur le seuil : « Compris, n'est-ce pas ? » lança-t-il, et il sortit.

Lisa s'approcha du chien et, s'asseyant près de lui sur le plancher, enfouit son visage dans les longs poils soyeux du cou de l'animal. « Mon pauvre Bivouac, gémit-elle, quel mal je t'ai fait ! » Et elle se mit à sangloter tandis que lui revenaient à la mémoire les paroles de Luigi :

« Le chien, ils l'abattent : mieux vaut un chien abattu qu'un homme en prison. »

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CHAPITRE II

LA CLASSE somnolait, bercée par la voix de l'élève qui, debout près de la chaire, récitait d'une voix monotone la liste des départements : « Nord, chef-lieu Lille; Pas-de-Calais, chef-lieu Arras.... » L'enfant, une grosse petite blonde un peu serrée dans son tablier bleu, tortillait sa ceinture de la main gauche tandis que, de l'autre, elle désignait successivement sur la carte « muette » accrochée au mur les départements et les villes qu'elle nommait. « Seine-Maritime, chef-lieu ... » Elle hésita. Une grosse mouche se promenait sur l'un des rideaux que l'on avait tirés pour donner un peu de fraîcheur à la classe.

« Seine-Maritime....— Alors, dit l'institutrice, tu ne sais plus ? Lisa, dis-le-lui. » Lisa

sursauta. Elle s'était laissé emporter, pendant quelques minutes, par un rêve qui, parti de la Lozère, chef-lieu Mende, la ramenait inquiète et perplexe au problème de Bivouac. Cela faisait dix jours, maintenant, que l'oncle Luigi avait envoyé la lettre. Et toujours pas de réponse. Ce n'était pas le manque d'empressement des propriétaires du chien à réclamer leur bien qui l'inquiétait, mais plutôt la campagne menée par l'oncle pour dresser Bivouac et faire de lui un vrai chien de contrebandier. Pendant une semaine, il l'avait laissé reprendre des forces, lui réservant toujours quelque bon morceau, le flattant. Puis, soudain, jeudi soir, au moment de partir pour une de ses expéditions nocturnes,

il avait dit :

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« J'emmène Bivouac; il faut qu'il apprenne la route de la « venta » de Yanci.

— Mais, oncle Luigi, s'il lui arrivait quelque chose ?— Tu es plus inquiète pour lui que pour moi, hein ? » avait-il répliqué,

hargneux. Et elle n'avait pas osé répondre. Car c'était vrai.« Et peu m'importe, au fond, pensait-elle, que ces gens de la Lozère ne

réclament jamais Bivouac. Ce que je veux, c'est le protéger contre le danger que lui fait courir l'oncle Luigi.... »

Toute la nuit, elle avait veillé en attendant leur retour.Depuis, l'aventure s'était répétée à trois reprises. Chaque fois. Luigi

avait reparu au petit jour, la mine satisfaite. Bivouac, de son côté, paraissait prendre plaisir à ces expéditions dont il ne soupçonnait pas le danger : aussitôt atteinte la « venta », il bondissait jusqu'à la chambre où Lisa l'attendait, assise dans son lit, les genoux ramenés haut sous l'édredon, les poings serrés, le cœur battant. Ils se rendormaient ensemble.

** *

« Eh bien, Lisa ? Toi non plus, tu ne sais pas ? »Elle fit un effort, fouilla dans sa mémoire, et lança au hasard :« Seine-Maritime, chef-lieu Rouen.— Parfait, dit l'institutrice. Mais ne rêve plus. D'ailleurs aucune de

vous n'a grande envie de travailler, aujourd'hui. Essayons d'occuper agréablement la dernière demi-heure de notre année scolaire. »

Aussitôt les visages s'éveillèrent. La grosse mouche s'envola pour aller se poser sur le tableau. La classe se mit à vibrer d'un murmure d'anticipation : demain, on distribuerait les prix; et ensuite, ce seraient les vacances, les grandes vacances. Les écolières échangeaient des projets, des confidences, et la plupart parlaient de départs prochains....

« Moi, dit Lisa à la grosse petite blonde qui avait regagné sa place auprès d'elle, j'ai un agneau. Il s'appelle Plume.

— Pourquoi Plume ?— Parce qu'il est tout petit, tout léger, et que sa laine a l'air en soie. Cet

été, je vais pouvoir m'occuper de lui.— C'est pas drôle, dit la petite grosse. Alors, tu ne vas nulle part ? »Lisa fit appel a toute sa fierté : elle n'allait pas avouer que la bourse de

l'oncle était trop serrée pour permettre à sa nièce même les joies modestes d'une colonie de vacances !

« Non, je n'y tiens pas. J'aime mieux rester à la « venta » avec Plume.— Toujours ? Même plus tard ? »

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De vieilles révoltes, et un espoir qui avait résisté à tous les obstacles accumulés par Luigi vinrent gonfler le cœur de l'enfant. Son visage se durcit. Tout en jouant avec lia pince qui retenait les extrémités de ses nattes, le regard lointain, elle répondit :

« Plus tard, j'aurai un métier; et j'irai où je voudrai. »

***

Elle traîna un peu, ce soir-là, sur le chemin qui la ramenait d'Istillar. Il faisait chaud, dans le petit sentier bordé de fougères desséchées par les approches de l'été, et la pente était raide. Les pics déchiquetés d'Atchuria et d'îbantelly écrasaient de leurs masses grises qui semblaient s'être rapprochées dans l'air oppressant, la vallée encaissée et pierreuse que pas un souffle de vent ne parcourait. « On étouffe », murmura Lisa, se débarrassant un instant de son cartable pour rouler les manches de sa blouse d'écolière. Puis elle se remit en marche, après avoir embrassé d'un regard de rancune le paysage trop familier. Elle atteignait le dernier tournant lorsqu'une masse noire déboula du sentier qui menait à la « venta ».

« Bivouac ! s'exclama-t-elle, tu m'as entendue arriver ? »L'énorme chien bondissait autour d'elle, se livrant, dans sa joie, à des

facéties de jeune chiot. « Entendu, lui dit Lisa, on va jouer. » Et pendant quelques minutes l'enfant et l'animal ne pensèrent plus qu'au caillou qu'elle lançait et qu'il rapportait.

L'angélus vint rendre à Lisa le sentiment du temps qui passait. «Courons ! dit-elle à Bivouac; l'oncle va encore dire que je suis en retard ! »

« Tu es en retard, remarqua Luigi, qui fumait sa pipe sur le pas de la porte.

— C'est vrai. C'est le dernier jour de classe, tu sais; alors on a bavardé, en route. Et puis, il fait chaud : on n'a pas envie de se presser. Mais je vais me dépêcher, s'empressa-t-elle d'ajouter, soucieuse de ne pas l'irriter, et le dîner sera prêt à l'heure.

— Tu feras bien : nous avons un invité.— Un invité ?— Manech.— Alors, je vais descendre au village, chercher un peu de viande ou

quelque chose : il nous reste quatre œufs et des pommes de terre.... A moins que je ne prépare une piperade ?...

— Laisse donc, je m'en suis occupé. »Elle pénétra dans la cuisine, pour en ressortir presque aussitôt, le visage

décoloré, une assiette à la main :

« Qu'est-ce qu'il y a dans ce plat, oncle Luigi ? demanda-t-elle.

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— Tu le vois bien : de la viande !— Quelle viande ? »Il se détourna, gêné, hésita, puis finit par répondre : « Du mouton. »

Elle regarda l'assiette :« Du jeune mouton ! du très jeune.... Où est Plume, oncle Luigi ?— Laisse un peu Plume tranquille ! cria-t-il avec colère, et rentre

préparer le dîner.— Où est Plume ? répéta-t-elle, en se dirigeant lentement vers la

bergerie.— Eh bien, oui, c'est Plume, éclata Luigi. Et alors ? Tu espérais le

garder toute la vie ? »Lisa était muette d'horreur. Irrité par son silence, Luigi poursuivit :« II va payer en un repas un peu du lait que m'ont coûté ses biberons

pendant quinze jours. »Elle retrouva sa voix pour répondre :« II était à moi, tu me l'avais donné....- Et je l'ai repris. Rien n'est à toi, entends-tu ? rien; pas même ta robe;

pas même le lit où tu couches. Rien. »Le visage de l'enfant se ferma.« En tout cas, dit-elle froidement, ne compte pas sur moi pour faire

cuire Plume; ni pour t'aider à le manger. »L'homme partit d'un gros rire :« Manech s'en chargera ! Mais comme je n'ai pas l'intention de te

nourrir à ne rien faire, tu voudras bien mettre le couvert, comme d'habitude; et tu feras la vaisselle; comme d'habitude. »

Sans un mot, elle rentra.

** *

Le dîner s'achevait. Manech parut enfin s'apercevoir du silence de Lisa qui, pendant tout le repas, s'était contentée de passer les plats sans toucher à rien.

« Qu'est-ce qu'elle a, ta nièce ? demanda-t-il à Luigi. Elle n'a pas faim ?— Mademoiselle porte le deuil d'un agneau. Nous en avons pour huit

jours à lui voir faire une tête d'enterrement. »Lisa quitta la table.« Apporte donc la bouteille de fine », lui cria-t-il. Puis, à Manech :« Parlons un peu de nos affaires : j'ai vu Paco. Il accepte

BIVOUAC, MON AMI

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De vieilles révoltes, et un espoir qui avait résisté à tous les obstacles accumulés par Luigi vinrent gonfler le cœur de l'enfant. Son visage se durcit. Tout en. jouant avec lia pince qui retenait les extrémités de ses nattes, le regard lointain, elle répondit :

« Plus tard, j'aurai un métier; et j'irai où je voudrai. »

***

Elle traîna un peu, ce soir-là, sur le chemin qui la ramenait d'Istillar. Il faisait chaud, dans le petit sentier bordé de fougères desséchées par les approches de l'été, et la pente était raide. Les pics déchiquetés d'Atchuria et d'îbantelly écrasaient de leurs masses grises qui semblaient s'être rapprochées dans l'air oppressant, la vallée encaissée et pierreuse que pas un souffle de vent ne parcourait. « On étouffe », murmura Lisa, se débarrassant un instant de son cartable pour rouler les manches de sa blouse d'écolière. Puis elle se remit en marche, après avoir embrassé d'un regard de rancune le paysage trop familier. Elle atteignait le dernier tournant lorsqu'une masse noire déboula du sentier qui menait à la « venta ».

« Bivouac ! s'exclama-t-elle, tu m'as entendue arriver ? »L'énorme chien bondissait autour d'elle, se livrant, dans sa joie, à des

facéties de jeune chiot. « Entendu, lui dit Lisa, on va jouer. » Et pendant quelques minutes l'enfant et l'animal ne pensèrent plus qu'au caillou qu'elle lançait et qu'il rapportait.

L'angélus vint rendre à Lisa le sentiment du temps qui passait. «Courons ! dit-elle à Bivouac; l'oncle va encore dire que je suis en retard ! »

« Tu es en retard, remarqua Luigi, qui fumait sa pipe sur le pas de la porte.

— C'est vrai. C'est le dernier jour de classe, tu sais; alors on a bavardé, en route. Et puis, il fait chaud : on n'a pas envie de se presser. Mais je vais me dépêcher, s'empressa-t-elle d'ajouter, soucieuse de ne pas l'irriter, et le dîner sera prêt à l'heure.

— Tu feras bien : nous avons un invité.— Un invité ?— Manech.— Alors, je vais descendre au village, chercher un peu de viande ou

quelque chose : il nous reste quatre œufs et des pommes de terre.... A moins que je ne prépare une piperade ?...

— Laisse donc, je m'en suis occupé. »Elle pénétra dans la cuisine, pour en ressortir presque aussitôt, le visage

décoloré, une assiette à la main :« Qu'est-ce qu'il y a dans ce plat, oncle Luigi ? demanda-t-elle.

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— Tu le vois bien : de la viande !— Quelle viande ? »Il se détourna, gêné, hésita, puis finit par répondre : « Du mouton. »

Elle regarda l'assiette :« Du jeune mouton ! du très jeune.... Où est Plume, oncle Luigi ?— Laisse un peu Plume tranquille ! cria-t-il avec colère, et rentre

préparer le dîner.— Où est Plume ? répéta-t-elle, en se dirigeant lentement vers la

bergerie.— Eh bien, oui, c'est Plume, éclata Luigi. Et alors ? Tu espérais le

garder toute la vie ? »Lisa était muette d'horreur. Irrité par son silence, Luigi poursuivit :« II va payer en un repas un peu du lait que m'ont coûté ses biberons

pendant quinze jours. »Elle retrouva sa voix pour répondre :« II était à moi, tu me l'avais donné....^ -T- Et je l'ai repris. Rien n'est à toi, entends-tu ? rien; pas même ta

robe; pas même le lit où tu couches. Rien. »Le visage de l'enfant se ferma.« En tout cas, dit-elle froidement, ne compte pas sur moi pour faire

cuire Plume; ni pour t'aider à le manger. »L'homme partit d'un gros rire :« Manech s'en chargera ! Mais comme je n'ai pas l'intention de te

nourrir à ne rien faire, tu voudras bien mettre le couvert, comme d'habitude; et tu feras la vaisselle; comme d'habitude. »

Sans un mot, elle rentra.

** *

Le dîner s'achevait. Manech parut enfin s'apercevoir du silence de Lisa qui, pendant tout le repas, s'était contentée de passer les plats sans toucher à rien.

« Qu'est-ce qu'elle a, ta nièce ? demanda-t-il à Luigi. Elle n'a pas faim ?— Mademoiselle porte le deuil d'un agneau. Nous en avons pour huit

jours à lui voir faire une tête d'enterrement. »Lisa quitta la table.« Apporte donc la bouteille de fine », lui cria-t-il. Puis, à Manech :« Parlons un peu de nos affaires : j'ai vu Paco. Il accepte

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de nous fournir cent cinquante cartouches de cigarettes américaines par semaine.

— Le chien est dressé ?— Pas encore tout à fait, mais il commence à connaître le chemin.

D'ailleurs, je fais un essai cette nuit et.... »Tout à la conversation, il n'avait pas vu Lisa qui l'écoutait, immobile

dans l'embrasure de la porte.« ...et on verra bien comment il s'en tirera.... » Lisa avança vers les

deux hommes. La bouteille de fine tremblait dans sa main tandis qu'elle les servait. Reposant la bouteille, elle s'assit à sa place, ne sachant comment intervenir. La mort de Plume venait de l'avertir qu'il serait inutile de faire appel aux sentiments du contrebandier, ou de lui rappeler ses promesses. Elle pensa à l'argument dont s'était servie l'institutrice, en désespoir de cause, lorsqu'elle avait dû renoncer à convaincre Luigi du tort qu'il causait à l'enfant en l'empêchant d'aller en classe

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régulièrement : « La loi vous oblige à l'envoyer à l'école jusqu'à son certificat d'études. » ...La loi... il ne comprenait que ces mots-là; parce qu'il vivait constamment en marge de la loi.... Il fallait éveiller en lui la peur du gendarme.

« Qu'est-ce que tu feras, lui demanda-t-elle à brûle-pourpoint, le jour où les propriétaires de Bivouac viendront te réclamer leur chien ?

— Je... je le leur rendrai, bien sûr », répliqua-t-il, surpris par le calme de sa nièce. Il s'était attendu à une nouvelle scène.

« Bien sûr, poursuivit-elle, imperturbable. Mais s'il lui arrivait quelque chose, d'ici là.

— Il n'arrivera rien.— Tu n'en sais rien.— En tout cas, ricana Luigi qui commençait à s'échauffer, ils ne sont

pas pressés de le réclamer, leur cabot ! Si tu veux mon avis, ils ne tiennent pas à le reprendre.

— Ça n'est pas si sûr. Suppose qu'ils te le redemandent, que tu ne puisses pas le leur rendre, et qu'ils portent plainte....

— Dans ce cas, ma petite, j'espère que tu auras assez bonne mémoire pour témoigner qu'on leur a écrit, à ces gens, et qu'ils n'ont pas répandu. Tu te rappelles bien la lettre, hein ? C'est toi qui l'as écrite.

— Supposons, alors, continua Lisa à qui le désespoir et la colère prêtaient une audace inaccoutumée, supposons que j'aille, moi, remettre le chien à la police, en expliquant tout....

— Si tu faisais ça, petite misérable, je... je.... » Manech se pencha vers Luigi :

« N'exagère pas, chuchota-t-il, tu vas tout gâcher. » II se tourna vers Lisa :

« Ma petite, tu es comme ton oncle, emportée et toujours prête à parler sans réfléchir. La police ! Tout de suite les grands mots ! Dirait-on pas que Luigi a voulu le voler, ce chien ! Mais il est bien naturel que, si personne ne le réclame, il le garde et s'en serve. C'est justice, non ? puisqu'il le nourrit. Après tout, il est possible que ces gens se soient complètement désintéressés de Bivouac; il est possible, aussi, que leur réponse vous parvienne d'ici quelques jours. Décidons — il cligna de l'œil dans la direction de Luigi — par exemple, que si d'ici samedi prochain la réponse de Lozère n'est pas arrivée, l'oncle Luigi commencera à mettre Bivouac sur la route du tabac. Jusque-là, il se contentera de l'emmener avec lui pour passer la frontière avec les troupeaux. Ça te va ? »

Lisa opina de la tête, incapable de prononcer une parole.

BIVOUAC, MON AMI

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« De toute façon, je le perds, pensait-elle; mais j'aime mieux renoncer à lui et le savoir en sécurité chez des maîtres qui l'aiment, plutôt que de trembler pour lui toutes les nuits. »

Elle se pencha vers le chien qui, l'œil inquiet, les oreilles dressées, avait assisté à la scène dont il sentait peut-être l'importance ! « Bonsoir, Bivouac, sois prudent», chuchota-t-elle, tout près de la grosse tête noire. Puis elle rejoignit sia chambre et se prépara à veiller, cette nuit encore.

En bas, dans la salle, Manech conseillait Luigi : « Si j'étais toi, disait-il, je ne lui ferais pas passer plus de dix cartouches, cette nuit. Après tout, c'est son galop d'essai, à ce chien....

— ... et s'il se faisait prendre, mieux vaut limiter les dégâts. »Cette nuit-là, Lisa ne dormit pas. Plus de vingt fois, elle ralluma,

vérifiant l'heure au gros réveil de cuisine qu'elle était redescendue chercher dans la salle, après le départ de Luigi. « II est peut-être détraqué », pensa-t-elle, et secoua l'instrument qui cliqueta dans sa main. « C'est vrai que le temps paraît deux fois plus long, quand on attend ! »

Le sommeil et la fatigue allaient avoir raison de son inquiétude lorsque, vers quatre heures, elle entendit grincer la porte d'entrée. Elle tendit l'oreille : « L'oncle a le pas moins vif que d'habitude », remarqua-t-elle. Puis elle se mit à guetter le bruit de galop qui, les nuits d'expédition, lui annonçait que le chien montait la rejoindre. Quelques minutes s'écoulèrent : rien. En bas, Luigi verrouillait la porte, se versait un verre de vin. Enfin, Lisa l'entendit aborder l'escalier de bois.

Elle se leva, incapable d'attendre plus longtemps, et sortit de sa chambre au moment où le contrebandier atteignait le palier.

« Ça n'a pas marché, oncle Luigi ? demanda-t-elle, remarquant à la fois la mine lasse de l'homme et la déchirure qui laissait voir la chemise sous la manche de la veste de velours.

— Nous sommes tombés sur trois carabiniers, à quatre cents mètres de chez Paco. A croire qu'ils étaient prévenus ! grogna-t-il. Heureusement que j'avais lâché le chien cinq minutes plus tôt. C'est comme ça que j'ai pu leur échapper. J'ai eu tout juste le temps de plonger dans les broussailles : regarde ma veste ! Il faudra que tu me répares ça demain....

— Et Bivouac ? demanda Lisa d'une voix blanche.— Ils l'ont eu. »

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CHAPITRE III

BIVOUAC avait été pris. « Peut-être est-il mort, maintenant, sanglotait Lisa, recroquevillée au pied de son lit. Je n'avais que lui ! et je n'ai pas su le défendre contre l'oncle ! » Et elle pleurait à la fois sur le sort du chien et Sur elle-même. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. « II y a quinze jours, je ne le connaissais pas, mais je l'aime comme s'il était .né ici.... » Le reste de la nuit fut un cauchemar.

Le petit jour la trouva épuisée de chagrin. « Autant vaut me lever », pensa-t-elle tristement.

Elle descendit. La vaisselle du dîner de la veille l'attendait; et, pour une fois, elle bénit la perspective des besognes ménagères qui occuperaient sa matinée. « Ça m'aidera peut-être à ne pas penser », se dit-elle. Mais, tendis que les heures passaient, force lui fut de reconnaître que, si ses mains étaient actives, sa mémoire ne l'était pas moins : sans cesse elle revoyait la grosse masse noire bondissant à la voix. « Pauvre Bivouac ! » murmurait-elle; et elle se remettait à pleurer.

Luigi descendit tard.« Tiens, dit-il, lui tendant sa veste de velours. Tâche de raccommoder

ça le plus vite possible : j'ai été obligé de mettre mon chandail pour aujourd'hui; mais j'étouffe là-dedans : il est trop chaud pour la saison ! »

Sans un mot, Lisa prit le vêtement et le suspendit au dossier d'une chaise.

« Je descends chez Manech, ajouta l'homme. Nous avons à causer. Ne m'attends pas pour déjeuner. »

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Nous sommes tombés sur trois carabiniers. »

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Luigi parti, l'enflant termina au plus vite sa besogne. L'absence de l'oncle allait lui épargner la corvée de préparer un repas qu'elle n'aurait pas eu le courage de manger. « Je vais lui réparer sa veste tout de suite, pensa-t-elle; j'en serai débarrassée. »

Elle chercha son dé et une aiguille dans la vieille boîte à biscuits qui lui servait de trousse de couture, et s'efforça d'assortir la nuance du fil à celle de la veste. Puis elle s'installa près de la table. Tandis qu'elle dépliait le vêtement sur ses genoux, son attention fut attirée par le volume anormal d'une des poches. « Qu'est-ce que ça peut bien être ? » se demanda Lisa et, sans plus réfléchir, y glissa la main. « Quelque vieux morceau de journal », murmura-t-elle en ramenant une boule de papier froissé. Elle allait la poser près d'elle lorsque, y jetant machinalement les yeux, elle reconnut des fragments de sa propre écriture. « Ça, alors, c'est drôle ! s'exclama-t-elle, si l'oncle se met à collectionner mes vieux brouillons de devoirs, maintenant, on aura tout vu ! » Et elle se mit à déplier la feuille. Elle crut soudain que le souffle allait lui manquer : écrit de sa propre main, sur un papier qu'elle reconnaissait maintenant, elle venait de lire :

Monsieur,Votre chien Bivouac, un berger des Flandres de deux ans environ,

s'est réfugié cette nuit dans notre ferme. Je ne comprends pas comment....Lisa comprenait, elle. Luigi n'avait jamais envoyé la lettre qui devait

avertir les propriétaires de Bivouac de l'endroit où se trouvait leur chien; il n'avait jamais eu l'intention de le rendre. « Et moi, pauvre sotte, qui priais pour qu'arrivé au plus vite la réponse des fermiers ! moi qui guettais le facteur, tous les matins, au risque d'être en retard à l'école ! Je pouvais bien attendre.... »

Et il avait eu beau jeu de promettre, l'oncle. Il semblait à Lisa que tout ce qui, jusqu'ici, lui avait donné un semblant de sécurité s'écroulait. L'oncle Luigi pourrait bien être cent fois son oncle et l'avoir élevée pendant mille ans : il l'avait trompée. La découverte de son mensonge faisait ce que la perte de Bivouac n'avait pas accompli : elle faisait de lui, pour l'enfant, un étranger.

« Et c'est toujours la même chose ! pensa-t-elle, découragée; tout arrive toujours trop tard. Cette lettre, si je l'avais trouvée vingt-quatre heures plus tôt seulement, je me serais méfiée, j'aurais essayé de faire disparaître Bivouac ! mais maintenant le mal est fait.... » Elle sursauta : elle avait cru entendre un aboiement plaintif aux abords de la « venta » : « Je deviens folle, murmura-t-elle. On voit que je n'ai pas dormi : j'entends des voix.... »

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un nouvel aboiement, plus proche cette fois, l'interrompit. Elle se précipita au-dehors.

« Bivouac ! » s'écria-t-elle. Sortant des broussailles qui environnaient la ferme, le chien débouchait sur le sentier; à son cou pendait un morceau de grosse corde; son souffle court soulevait ses flancs, et il traînait lamentablement la patte. A la vue de Lisa, il tenta un effort pour s'élancer vers elle, mais déjà elle était à côté de lui. « C'est un miracle, Bivouac. Je n'espérais plus te revoir, murmura-t-elle en serrant contre elle l'énorme tête. Tu leur as échappé ? » Elle se mit à l'examiner : « Tu as l'air de mourir de soif! et tu dois avoir faim, aussi. Le déjeuner de l'oncle Luigi va servir à quelque chose. Viens », ajouta-t-elle en se relevant pour se diriger vers la maison. Le chien la suivit péniblement. « Mais tu boites ! » Elle examina ses pattes, et trouva, plantée dans une des pelotes sensibles, une énorme épine. « Pauvre Bivouac, murmura-t-elle, émue, et tu es revenu quand même ! Je vais t'enlever ça tout de suite. » II lui fallut quelques minutes pour débarrasser de l'épine la patte blessée du chien qui gémissait à petits coups. « A table, maintenant, lui dit-elle quand elle eut terminé. On dirait que tu te sens déjà mieux. »

Elle remplit une assiette de tout ce qu'elle put trouver de plus appétissant dans la réserve, et Bivouac n'attendit pas une deuxième invitation pour commencer son repas.

« Que faire, maintenant ? se demandait Lisa. Bivouac revenu, il retombe entre les mains de l'oncle; et cette fois, je n'ai plus l'illusion qu'une lettre de Lozère viendra bientôt l'en tirer.... » Elle réfléchit : « Que ce soit en Lozère ou ailleurs, il faut que Bivouac s'en aille. Mais où ? et comment?»

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La menace qu'elle avait faite la veille à son oncle lui revint : si elle prévenait la police et remettait le chien aux gendarmes ? Immédiatement, la faiblesse de son projet lui apparut : « En supposant qu'on veuille bien croire à mon histoire, réfléchit-elle, à qui la police rendra-t-elle Bivouac ? Bivouac qui n'a plus de collier, plus d'adresse.... » Elle chercha dans sa mémoire, pour la centième fois depuis douze jours, le nom du village, le nom de la ferme : rien. « Près Mende, Lozère.... » : c'était tout ce qui restait de la plaque entrevue, l'espace d'un instant, deux semaines plus tôt. L'oncle Luigi avait bien travaillé.

Elle appuya sur le chien un regard pensif. « Après tout, lui dit-elle, tu n'as pas besoin que lés gendarmes te raccompagnent chez toi : tu es peut-être assez grand pour rentrer tout seul ? » Une idée commençait à se faire jour dans son esprit : «... Supposons que je demande à Victor, l'employé de la gare d'Istillar, de confier Bivouac au chef du train de Toulouse qui passe à dix heures.... Voyons un peu, jusqu'où va-t-il ce train ?... » Elle feuilleta son atlas et trouva la carte des chemins de fer. «... Jusqu'à Rodez; sans changement. Et de Rodez à Mende, la distance n'est pas énorme. Pas pour Bivouac. L'essentiel, c'est qu'on ne le laisse pas échapper avant. Une fois à Rodez, il trouvera plus facile de partir dans la direction de Mende que de revenir ici. N'est-ce pas, Bivouac ? »

Elle tourna vers le chien un regard triste : « Je ne t'ai retrouvé que pour te perdre aussitôt.... » Elle se secoua : il fallait agir vite; d'une minute à l'autre, Luigi pouvait rentrer et, à la vue du chien, se remettre à échafauder des projets dangereux. Et il deviendrait plus difficile, alors, d'organiser l'évasion de l'animal et d'expliquer sa disparition. Tandis que, pour l'instant, Bivouac n'avait pas d'existence officielle. Il fallait en profiter.

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Bivouac, son repas terminé, était venu s'asseoir près de l'enfant et guettait son premier geste. « Tu as déjà retrouvé ta bonne mine, lui dit-elle; ne perdons pas une minute. »

II était huit heures et demie. « Une heure pour arriver à la gare, calcula-t-elle; ça me laisse tout juste assez de temps pour expliquer à Victor ce que j'attends de lui : il est bon garçon, Victor, mais plutôt timide, et pas très intelligent : il me faudra un moment pour le convaincre ! »

Soudain, elle se frappa le front : « La distribution des prix ! » Les événements qui s'étaient accumulés depuis la veille la lui avaient fait oublier. « Les rues du village vont être pleines de monde ! pensa-t-elle. Il vaut mieux que je m'habille, sinon je vais me faire remarquer, et les gens risquent de poser des questions.... »

Elle monta rapidement dans sa chambre et échangea son vieux tablier contre la robe de cotonnade bleue qui lui servait dans les grandes occasions. Puis, devant le miroir minuscule accroché au mur, elle se mit en devoir de refaire ses nattes : le visage rosé et brun, les grands yeux bleus qu'elle voyait en face d'elle, exprimaient un mélange de désespoir et de détermination. « Je n'ai pas ma tête de tous les jours », murmura-t-elle, puis ellç se détourna et redescendit.

« Nous sommes prêts, Bivouac », annonça-t-elle. Et ils quittèrent la maison.

** *

Lia route, jusqu'au village, lui parut longue. A chaque tournant, Lisa s'attendait à voir Luigi surgir de derrière les bouquets de chênes verts qui bordaient le sentier, et son cœur battait plus fort. Elle fit les derniers cinq cents mètres au pas de course, pressant de la voix le chien qui, croyant à un jeu, galopait à côté d'elle.

En vue d'Istillar, elle ralentit. « La gare n'est plus très loin, pensa-t-elle; mais le plus difficile reste à faire. »

Bivouac derrière elle, elle enfila la grand-rue, et dut s'arrêter deux fois pour répondre à des bonjours amicaux dont elle se serait bien passée ce jour-là : le village entier semblait s'être donné rendez-vous dans la rue. La mercière l'arrêta au passage :

« Te voilà bien pressée) ma fille ! entre donc un instant ! »Lisa s'exécuta à contrecœur et pénétra dans lia petite pièce obscure et

fraîche.« Je n'oublie pas que c'est la distribution des prix, poursuivait la brave

femme, et comme tu es toujours bien complaisante, je m'en vais te donner un ruban pour attacher ton diplôme.»

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Elle fouilla dans un carton et en retira plusieurs coupes de rubans de largeurs et de nuances diverses. « Lequel préfères-tu ? demanda-t-elle à l'enfant,

— Le vert, répondit Lisa, au hasard.— Tu as du jugement, repartit la mercière. Une soie bien solide et bon

teint. Tiens, prends : il y en a trois mètres.... »Lisa bredouilla ses remerciements et fila. « Trois mètres de ruban vert,

marmonna-t-elle un peu plus loin. Pourquoi ai-je choisi le vert ? J'ai cette couleur en horreur ! »

Elle leva les yeux : de l'autre côté de la place, l'horloge de l'église disait dix heures moins vingt. « Plus vite, Bivouac ! » murmura-t-elle; elle baissa les yeux vers le chien. Son regard s'arrêta à mi-chemin et son cœur, un instant, cessa de battre : à trente mètres, marchant à sa rencontre, elle venait d'apercevoir Manech.

L'homme ne l'avait pas encore vue, semblait-il. Elle n'eut que le temps de faire demi-tour et, entraînant le chien à sa suite, se glissa dans une ruelle adjacente. Une charrette qu'on avait remisée là, Dieu sait pourquoi, lui fournit l'abri qu'elle cherchait : elle se glissa derrière le véhicule et attira Bivouac contre elle. Puis elle se pencha un peu de façon à guetter, entre les rayons des roues, le passage du contrebandier devant l'entrée de la ruelle. Manech n'apparaissait toujours pas. « II a le pas bien lent, aujourd'hui ! Ou alors, il s'est arrêté pour bavarder avec quelqu'un : nous n'en sortirons jamais ! » Enfin, elle l'aperçut. L'homme parut hésiter un instant, puis s'arrêta au coin de la rue. « Mon Dieu ! pensa-t-elle, s'il tourne de ce côté, nous sommes perdus; tout sera à recommencer.... » Manech, pendant ce temps, fouillait lentement dans sa poche, en tirait une pipe, la bourrait consciencieusement, tout en jetant autour de lui un coup d'œil attentif. Il gâcha trois allumettes avant de réussir à allumer sa bouffarde. Lisa, dans son coin, bouillait d'inquiétude et retenait à grand-peine Bivouac qui, reconnaissant le compagnon habituel de Luigi, insistait pour aller le rejoindre.

Enfin, Manech reprit sa marche, disparut de l'entrée de la ruelle, et Lisa abandonna l'abri de la charrette. Elle regagna la grand-rue à fond de train et ne modifia pas son allure avant d'arriver en vue de la gare dont la pendule indiquait dix heures moins dix.

Bivouac, derrière elle, semblait avoir compris le sérieux de la situation et renoncé à folâtrer.

« Tu panais bien pressée », dit Victor d'une voix placide, en

voyant Lisa déboucher, à bout de souffle, sur le quai de la gare. « Tu prends le train ? ajouta-t-il sur un ton plaisant.

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— Pas moi, haleta Lisa.... Mais il faut que je t'explique, Victor : c'est le chien....

— Il veut un billet pour Toulouse ? » Lisa se contint.« Ecoute-moi bien, Victor, dit-elle au jeune homme. Je vais essayer

de t'expliquer : mon oncle en a assez de ce chien que nous avons.., qu'on nous a confié; il dit qu'il mange trop, qu'il encombre....

— Tiens, vous avez un chien, maintenant ? »« Toujours en retard de deux mesures, le pauvre garçon, pensa Lisa.

C'est exaspérant ! »« Non, poursuivit-elle. On l'avait mais on ne l'a plus : on veut le

rendre. Tu saisis ? L'oncle n'en veut plus. Alors j'ai pensé qu'il valait mieux le renvoyer chez ses propriétaires.

— D'où qu'ils sont, ces gens ?— De Rodez. Si tu voulais confier Bivouac au chef du train de

Toulouse, tout à l'heure ? Il pourrait l'enfermer dans un fourgon et le lâcher à Rodez : là, le chien se débrouillera tout seul. »

Victor était pensif.« C'est facile, n'est-ce pas ? » hasarda Lisa qui tremblait un peu. « Ça

n'a pas l'air si facile que ça, pensa-t-elle; et moins encore pour Victor que pour n'importe qui. »

« Ça peut se faire, finit par dire le jeune homme, lentement. Ça a l'air drôle, mais ça peut se faire ! Et tu dis que ton oncle, il est au courant ? »

Lisa se sentit rougir.« Pas tout à fait, mentit-elle. Tout ce qu'il veut, c'est qu'on le

débarrasse du chien : « Et que je n'en entende plus parler »; voilà ce qu'il m'a dit ce matin. Dis, Victor, ne lui en parle pas : j'aurais une histoire.

— Bien sûr que j'irai pas lui en toucher un mot, puisqu'y veut pas, cet homme ! » Lisa reprit espoir :

« Alors, c'est entendu ?— C'est entendu », fit l'autre. L'enfant eut un élan de gratitude : « Tu

es gentil, Victorl!— Gentil, oui. Et pas curieux », ajouta l'employé avec un sourire

bienveillant.Le long sifflement d'une locomotive qui approchait l'interrompit.

«File au bout du quai, dit Victor à l'enfant; voilà le

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Une charrette lui fournit l'abri qu'elle cherchait.

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train qui entre en gare. Et emmène ton chien : je vais arranger ça. »Le chef de train s'était laissé convaincre sans trop de mal, semblait-il :

Victor revenait, l'air satisfait, vers Lisa et Bivouac. Il fit glisser la porte d'un fourgon.

« Dépêche-toi de le faire sauter là-dedans, dit-il à l'enfant : le train repart dans deux minutes. »

Lisa s'affola. « Je n'ai même pas le temps de lui dire adieu », pensa-t-elle, désolée.

« Saute, Bivouac », dit-elle au chien, en lui désignant la porte du fourgon. Mais le chien semblait résolu à ne pas entrer seul dans ce véhicule inconnu dont l'arrivée bruyante l'avait rempli d'une terreur dont il tremblait encore. « Il ne voudra jamais ! » gémit Lisa.

Soudain, elle eut une idée : elle grimpa tant bien que mal dans le wagon et appela : « Bivouac ! » Le chien la regarda quelques secondes, avec l'air d'examiner la question : donc, c'était un jeu ! il n'avait plus peur et la rejoignit d'un bond. Déjà la locomotive se remettait à haleter. Lisa serra contre elle la grosse tête noire et déposa un baiser sur le museau du chien. « Adieu ! lui dit-elle, je ne t'oublierai jamais. » Puis elle sauta sur le quai et Victor, qui guettait le moment propice, repoussa d'un coup sec la porte à glissière. Le train s'ébranlait : « J'ai trompé Bivouac, pensa Lisa; je ne vaux pas mieux que l'oncle Luigi. »

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CHAPITRE IV

C'ÉTAIT un jeu : le train prenait de la vitesse, et les vibrations du fourgon où bringuebalaient écrous mal ajustés et planches disjointes, devenaient rapidement inconfortables. Mais c'était un jeu, et Bivouac attendit patiemment, assis près de la porte qu'on avait refermée sur lui.

Bientôt le temps lui parut long. Allongé sur le plancher du fourgon, il se mit à gratter de ses ongles, un peu au hasard, le bas de la porte. Mais sans résultat. Le train maintenant filait à grande allure, brûlait quelques petites gares sans importance, et saluait d'un coup de sifflet strident chaque passage à niveau.

Une peur nouvelle se glissa dans le cœur du chien. Terrorisé par l'obscurité de la grosse boîte où on l'avait enfermé, affolé par les secousses inexplicables qui l'empêchaient de se tenir sur ses pattes, il sentait sourdre en lui une inquiétude mortelle : ce n'était plus un jeu; Lisa l'avait abandonné; volontairement. De désespoir, il se mit à hurler.

Bientôt la fureur s'empara de lui. Luttant pour conserver son équilibre, il s'en prit à la porte inébranlable, bondit à l'assaut des parois dans l'espoir d'y découvrir quelque ouverture. Mais le vieux fourgon était bien clos; et, au bout d'un moment, épuisé par ses efforts inutiles, le chien alla se coucher en gémissant sur une pile de sacs entassés dans un coin.

La fatigue et le chagrin l'endormirent. Il sombra dans un sommeil pénible, peuplé de rêves où se mêlaient des images de la « venta », son évasion de la nuit précédente, le souvenir de Lisa, et son malheur présent.

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Au bout d'un temps indéfini, une secousse brutale le réveilla : le train s'arrêtait. Bivouac tendit l'oreille : de l'extérieur lui parvenaient des cris, des appels, et il tenta vainement de donner un sens à cette confusion.

Il distingua bientôt le bruit de pas qui se rapprochaient du fourgon : allait-on lui rendre la liberté ? Il poussa un aboiement bref, puis un second. Les pas s'arrêtèrent.

« Qu'est-ce qu'il y a, dans ce fourgon ? demanda une voix d'homme.— Un chien qu'on doit livrer à Rodez, répliqua une autre voix. Une

belle bête....— On peut voir ? reprit le premier.— Si tu veux », répondit le chef de train; et il tira la porte à glissière.Au bruit de la porte, Bivouac s'était mis sur ses pattes. Un coup d'œil

lui suffit pour constater que les deux hommes qu'il apercevait à contre-jour étaient des inconnus. Donc peut-être des ennemis. Il poussa un grognement hargneux; d'instinct, les deux hommes reculèrent : c'est ce qu'il attendait et il s'élança entre leurs deux têtes étonnées.

Lorsqu'ils revinrent de leur surprise, quelques secondes plus tard, Bivouac était loin.

« Ça, alors ! fit le premier, retrouvant sa voix. Il n'était donc pas attaché, ce cabot ? On va avoir des ennuis avec son propriétaire....

— T'en fais pas, coupa le chef de train. C'était un passager clandestin, pour ainsi dire. On n'aura pas d'histoire. »

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***

Si Bivouac avait pu lire, il aurait su que la plaque de la gare disait Saint-Jean-Pied-de-Port, et qu'il se trouvait à plus de soixante kilomètres de la « venta » de Luigi. Dans son ignorance, il se contenta de filer à travers la foule qui encombrait le quai. Il contourna adroitement quelques piles de bagages, évita avec soin les portes ouvertes dont on ne sait où elles mènent et, sautant par-dessus une barrière, se retrouva sur la place de la gare.

Arrivé là, il s'arrêta : il ne convenait ni de se faire reprendre, ni de partir dans la mauvaise direction. Il regarda autour de lui : quelques maisons, un café-restaurant, la boutique d'un marchand de fruits; tout cela, plein de gens qui allaient et venaient. Avisant à quelques pas de là un petit jardin public, il s'y rendit d'un pas délibéré. Les massifs étaient hauts et épais; Bivouac se blottit entre deux fusains et ramena sous lui sa queue tronquée qui risquait de trahir sa présence. Puis il se mit à guetter le moment propice.

L'attente lui parut longue. Il put observer à loisir les allées et venues des promeneurs, les jeux des enfants, le garde du jardin faisant sa ronde. Enfin midi arriva; promeneurs et enfants s'éloignèrent par petits groupes; et le garde, tirant de sa poche un paquet de tartines épaisses, alla s'installer sur un banc pour y savourer son déjeuner.

Bivouac, de son taillis, ne perdait pas un geste de l'homme. Celui-ci, à l'aide d'un couteau de poche, coupait méticuleusement ses tartines en bouchées compactes qu'il avalait d'un air concentré. « Quand il aura mangé, il faudra bien qu'il aille boire », observa le chien qui aurait bien voulu en faire autant.

Son attente ne fut pas déçue : le dernier sandwich avalé, le garde replia lentement son couteau avant de le remettre dans sa poche, alla jeter dans une corbeille à papiers l'emballage graisseux de son repas, et partit vers le petit café qui faisait face à la gare.

Lorsqu'il eut disparu dans le café, Bivouac émergea de son bosquet, étira ses membres engourdis et s'ébroua. Il avait soif; il avait faim, aussi. La petite pièce d'eau dont s'ornait le centre du jardin lui permit de se désaltérer. Il mangerait plus tard; s'il pouvait. Pour l'instant, l'essentiel, c'était de partir.

L'instinct lui fit rejoindre la voie ferrée qu'il se mit à longer dans la direction d'où était venu le train de Toulouse. Bivouac ne réfléchissait pas : il se contentait de humer la petite brise de

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midi, de dresser ses oreilles, et la conclusion s'imposait d'elle-même.Il marcha longtemps, se terrant parfois en entendant siffler une

locomotive, faisant un détour à chaque passage à niveau dont la maison recelait un risque. Enfin, il s'arrêta, sa faim devenait insupportable : le repas que Lisa lui avait servi le matin même n'avait servi qu'à le remettre des fatigues d'une nuit difficile; et il avait, de nouveau, devant lui une longue route à parcourir. Il couvrit du regard le paysage qui l'environnait : des herbages à flanc de montagne, de la luzerne. Donc des lapins, ou des lièvres.

Chien de berger, Bivouac n'aimait pas chasser. Il lui fallait pourtant s'y résoudre; il domina sa répugnance et, en quelques minutes, réussit sans trop de peines à capturer un lapereau imprudent.

Son repas lui rendit des forces; une sensation de bien-être l'envahit. Allongé dans l'herbe humide, il fut tante de céder au sommeil. Mais son instinct prudent veillait et l'avertit que, s'il voulait parvenir au but, la rapidité serait son meilleur atout.

Encore las, il se releva et rejoignit la voie ferrée.

** *

Le jour baissait. Assise près de la fenêtre, Lisa réparait en silence la veste négligée le matin. Luigi posa sur la table le fusil dont il fourbissait le canon. « Pas moyen de faire partir cette tache ! » ronchonna-t-il; et il alla prendre sur la cheminée une burette d'huile dont il versa quelques gouttes sur un chiffon de laine.

Revenant à la table, il remarqua les yeux rougis de sa nièce.« Arrête donc un peu de pleurer ! gronda-t-il. Ça devient lugubre, ici !

Un jour, c'est pour un agneau; le lendemain, c'est pour un chien : tu gémis tout le temps, ma parole ! »

Sans répondre, Lisa baissa la tête un peu plus sur son ouvrage. Elle pleurait, oui. Mais pouvait-elle avouer à son oncle que c'était du chagrin d'avoir perdu deux fois le chien qu'elle aimait ?

Un bruit de pas lui fit lever les yeux : deux hommes en uniforme apparaissaient sur le sentier :

« Oncle Luigi, chuchota-t-elle, sans quitter les deux hommes du regard, les douaniers.... »

Rapidement, Luigi accrocha à un gros clou l'arme qu'il tenait,

puis s'avança vers la porte. Les douaniers étaient déjà sur le seuil.

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« C'est bien la « venta» de Luigi?... demanda le plus âgé qui était aussi le plus galonné.

— Je suis Luigi », répliqua le contrebandier qui, si la visite lui était désagréable, n'en laissa rien voir.

« Nous cherchons un chien; un grand bouvier noir qui nous a échappé la nuit dernière, poursuivit le douanier.

— Un grand bouvier noir ? Connais pas, affirma Luigi, un peu rassuré.

— On l'a pourtant aperçu ce matin dans ces parages, insista le plus jeune.

— Je n'ai pas de chien », répliqua le contrebandier d'une voix ferme.« L'oncle a du cran, remarqua Lisa. Disons aussi qu'il a de la chance.

Si je n'avais pas éloigné Bivouac dès ce matin, les douaniers trouvaient la pie au nid. Et l'oncle était pris du même coup. »

Pourtant les hommes en uniforme ne semblaient pas disposés à se laisser convaincre.

« C'est tout de même bizarre ! reprenait le plus âgé. J'ai le sentiment que vous le connaissez, ce chien....

— Si c'est un sentiment que vous avez, on peut en discuter un peu, rétorqua Luigi. Asseyez-vous donc, et nous boirons quelque chose en causant. On a tout le temps. »

II partit chercher la bouteille de fine. Les deux hommes s'interrogèrent du regard puis, avec un haussement d'épaules, s'installèrent près de la table. Luigi revenait avec la bouteille.

« Ça menace d'être long », pensa Lisa. Elle s'apprêtait à reprendre son ouvrage lorsque, par la fenêtre, son regard fut attiré par un mouvement insolite des fougères qui poussaient en touffes serrées au bas de la côte menant à la maison. Dans le même instant, les tiges s'écartèrent, et la grosse tête noire de Bivouac en émergea. L'espace de quelques secondes, l'enfant se sentit clouée sur place. « Au premier mouvement de ma part, il va se mettre à aboyer », se dit-elle, sans se demander comment le chien qui, à la même heure aurait dû rouler vers Rodez, se trouvait de retour dans le crépuscule du col de la Lizarietta. Elle jeta un coup d'œil aux trois hommes attablés devant leurs verres de fine : Luigi, fort de l'absence de Bivouac, se donnait beaucoup de mal pour convaincre les douaniers qu'il n'avait jamais eu de chien en sa possession. Les douaniers, de leur côté, paraissaient perplexes, mais peu disposés à lever le siège.

« Vous comprenez, disait le plus jeune, un chien comme oa,

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« Oncle Luigi, chuchota-t-elle, les douaniers.... »BIVOUAC, MON AMI

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c'est la fin de la douane si on le laisse courir. Nous battrons toute la région, s'il le faut, mais nous le retrouverons. »

Lisa se leva. De son air le plus naturel, mais le cœur battant, elle se dirigea vers la porte et sortit. Bivouac s'engageait dans la montée. Elle courut à lui et pressa la tête de l'animal contre son épaule pour étouffer tout aboiement possible. « Tais-toi ! » lui dit-elle tout bas. Le chien se laissait faire, heureux d'avoir atteint son but et retrouvé la maîtresse qu'il s'était choisie.

Mais Lisa se sentait moins rassurée que Bivouac. « Je pourrais le cacher dans la bergerie, pensa-t-elle; mais rien ne me dit que les douaniers n'iront pas y faire un tour : ils ont l'air déterminés à retrouver Bivouac, et, s'il reste ici, ils finiront par mettre la main sur lui. »

Elle caressa doucement la tête de l'animal : elle avait compté sans l'attachement du chien; elle n'y avait même jamais pensé. « II m'aime autant que je l'aime, se dit-elle, il n'a pas voulu me quitter. »

Soudain, Lisa se redressa, la gorge serrée : la seule solution possible venait de lui apparaître. « II faut que nous partions tous les deux, pensa-t-elle, effrayée de sa découverte. Et sans attendre. »

Elle se tourna vers la maison : de loin, elle pouvait apercevoir, par la fenêtre ouverte, les silhouettes des douaniers dont le dos lui cachait l'onde Luigi. Sa décision fut prise : elle allait quitter la « venta » et emmener Bivouac le plus loin possible. « Peut-être jusqu'à Mende, pensa-t-elle. Autant là qu'ailleurs.... »

De nouveau, elle se pencha sur le chien : « Couché, Bivouac », murmura-t-elle. Docile, le bouvier s'allongea dans les herbes hautes. « Je vais revenir, chuchota-t-elle; ne bouge pas. » Puis elle se redressa et reprit le chemin de la maison. Tout en marchant, elle tentait de réfléchir et d'organiser, si peu que ce fût, l'aventure dans laquelle elle se lançait. « Ce qu'il faut, c'est à la fois des vivres et de l'argent. Pas trop de provisions, mais assez pour nous permettre de ne pas nous montrer tant que nous ne serons pas à cinquante kilomètres au moins d'Istillar. Pour l'argent, je dois avoir un peu plus de deux mille francs dans mon porte-monnaie. Cela nous permettra de prendre le train si c'est nécessaire; mais, autant que possible, il faudra nous contenter de faire du stop.... »

Elle rentra dans la grande salle. Les trois hommes discutaient toujours, mais l'alcool de Luigi semblait avoir rempli son office : les douaniers arboraient des visages plus aimables qu'à l'arrivée et paraissaient parfaitement à l'aise; on sentait bien qu'ils

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ne songeraient pas à quitter la « venta » avant une heure au moins. Lisa traversa la salle, cueillit au passage le bissac de Luigi, pendu au dossier d'une chaise, et se glissa dans la réserve aux provisions. Elle fit main basse sur un fromage de chèvre et le glissa dans une poche du bissac, en même temps qu'un pain de deux livres. Elle y ajouta le gigot cuit le matin même et destiné au dîner. « II me faut un couteau », pensa-t-elle, en trouva un dans la deuxième sacoche du bissac, ainsi qu'une lampe de poche dont, immédiatement, elle vérifia la pile. « Trois pommes ! » annonça-t-elle à voix basse, en plaçant les fruits dans le sac. « Ce paquet de petits-beurre.... Et une boîte d'allumettes. Maintenant, il faut aller chercher l'argent.... » La difficulté était de sortir de la réserve avec ce bissac boursouflé qui tirait l'œil. L'enfant regarda autour d'elle : la petite lucarne par où le réduit prenait jour, se révélait trop étroite pour qu'elle espérât s'en servir pour sortir. « Essayons toujours de sortir le bissac, se dit-elle; j'irai le chercher à la dernière minute. »

La lucarne, dont on ne se servait jamais, semblait soudée dans le mur. Lisa tirait sur la poignée, s'énervait, tout cela en pure perte. « Tant pis, pensa-t-elle, aux grands maux les grands remèdes », et, s'armant du tisonnier, elle fit voler la vitre en éclats.

« Qu'est-ce que tu as cassé ? appela Luigi.— La vitre de la lucarne, expliqua l'enfant qui ressortait après avoir

lancé le bissac par l'ouverture.— T'es bien maladroite », remarqua l'oncle, revenant aussitôt à ses

hôtes.Lisa en profita pour quitter la salle, et monta d'un trait jusqu’à sa

chambre.La vieille jupe rouge et la chemisette de percale bleue dont elle était

revêtue lui parurent convenir parfaitement à son équipée. Elle y ajouta son pull-over gris qu'elle enfila à toute allure. Puis elle vérifia le contenu de ses poches : un grand mouchoir, un crayon à bille, un morceau de sucre — et les trois mètres de ruban vert offerts par la mercière. « Tout cela peut servir, réfléchit-elle, mais il y manque l'essentiel » et, tirant de son cartable son grand atlas, elle déchira la carte du sud-ouest de la France.

« Que je sache où je vais, au moins ! » pensa-t-elle.Pliant la carte en huit] elle la glissa dans sa poche, en même temps

qu'un peigne.« L'argent, maintenant.... »Sa bourse contenait toutes ses économies de l'année, péniblement

accumulées au prix de corvées sans nombre, dans l'espoir d'atteindre un jour la somme qui lui permettrait de s'offrir une bicyclette. Elle rêva un instant :

« C'est maintenant qu'elle me serait utile, ma bicyclette ! » Puis compta: en tout, deux mille quatre cent trente sept francs. Certes pas assez

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pour un vélo, même d'occasion; mais de quoi envisager, sans trop d'angoisse, les jours à venir.

Elle enfonça son porte-monnaie dans sa poche, jeta un coup d'œil à ses espadrilles de toile rouge. « Elles sont encore bonnes », pensa-t-elle, mais, se ravisant, échangea les espadrilles contre une paire de grosses chaussures de cuir, et glissa les espadrilles dans sa ceinture. Puis, elle alla chercher dans un tiroir de la commode la petite montre-bracelet que lui avaient offerte,

en se cotisant à l'occasion de sa première communion, ses camarades de classe. « Une montre, ça doit pouvoir servir à bien des choses, réfléchit-elle; même à manger, s'il le faut. »

Le petit miroir pendu au mur lui renvoya son image : le pull-over enfilé à la diable n'avait pas amélioré l'état de sa coiffure. Lisa envisagea une seconde la possibilité de se recoiffer, mais se ravisa. Elle plongea la main dans le tiroir de la commode resté entrouvert, et en ramena une paire de grands ciseaux. En deux coups secs, elle trancha les nattes brunes qui encadraient son visage, puis, passant ses doigts dans les boucles noires qui, déjà, se formaient autour de sa tête, elle mesura du regard la

distance qui séparait le rebord de la fenêtre du toit de la bergerie en contrebas.

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« Ça n'est pas impossible », murmura-t-elle.Et, jetant d'un geste de défi les deux nattes noires sur la table, elle

enjamba l'appui.de la fenêtre.

DEUXIEME PARTIE

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CHAPITRE V

UNE grosse lune ronde illuminait le col des Trois-Fon-aines; dans le creux des roches dures, la voix fraîche d'un ruisseau anonyme conviait à un bain nocturne les jeunes grenouilles de l'été, qu'on entendait plonger les unes après les autres.

Lisa s'arrêta au bord de l'eau et déposa entre deux rochers, dans le trèfle épais de la rive', la besace dont la courroie lui sciait l'épaule. Bivouac profita de la halte pour aller boire.

« Passer la nuit ici ! » soupira l'enfant en s'asseyant dans l'herbe. Elle en était bien tentée : poussée sans cesse par la crainte d'être poursuivie ou découverte, elle avait marché sans relâche depuis son départ de la « venta », évitant Istillar, empruntant une route encaissée dont les lacets serrés descendaient en pente rapide jusqu'aux Grottes des Fées. Pas une fois elle n'avait osé s'arrêter : elle connaissait trop de gens dans la région et risquait à chaque pas -une rencontre qui pouvait compromettre le succès de sa fuite. Jusqu'à la nuit, elle avait donc continué à dévaler les pentes raides, coupant parfois à travers la montagne par d'étroites sentes rocailleuses qui n'avaient pas de secret pour la petite Pyrénéenne.

Et maintenant, après plusieurs heures de marche, elle se trouvait avec Bivouac à la limite d'un domaine familier et souvent parcouru. La remontée qui l'avait conduite au col des Trois-Fontaines marquait le commencement d'une autre étape et allait la

faire accéder à une région totalement inconnue où son instinct de montagnarde ne suffirait plus à la guider.

« C'est maintenant que commence l'aventure », pensa Lisa. Avec un frisson involontaire, elle se retourna et chercha du regard le village d'Istillar; en vain. Mais là-haut, très loin, entre le pic d'Ibantelly et celui de Sayberry, on pouvait apercevoir l'entaille profonde du col de Lizarietta où traînait une écharpe de brume. L'enfant tenta de se ressaisir. « II ne s'agit pas de savoir d'où je viens, raisonna-t-elle, mais où je vais. » Et, tirant de sa poche la carte du Sud-Ouest de la France qu'elle avait arrachée à son atlas au moment de partir, elle l'étala sur l'herbe.

Le clair de lune qui ciselait avec précision le moindre caillou, la plus petite feuille de trèfle, devenait un moyen d'éclairage bien précaire lorsqu'il s'agissait de lire une carte. La fillette sortit sa lampe électrique et, pendant quelques instants, s'absorba dans l'étude des taches brunes qui prétendaient représenter les hauteurs, des plaques vertes qui figuraient les plaines.

« Hum ! fit-elle d'un air perplexe en éteignant, tout cela n'est guère précis. » Cependant, elle n'avait pas perdu son. temps : l'examen de la carte lui avait appris que sa fuite ne pouvait s'effectuer que dans une seule direction

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: l'ouest. A l'est, en effet, le massif se présentait comme une muraille compacte aux vallées rares, abruptes et espacées. « Je risque de mettre des jours et des jours à atteindre une gare, pensa Lisa. Tandis qu'à l'ouest.... »

A l'ouest, les vallées largement ouvertes sillonnaient généreusement la montagne; c'étaient des routes toutes tracées qui descendaient des sommets vers Ascain, Saint-Jean-de-Luz, Bayonne....

« Allons à Saint-Jean-de-Luz, se dit Lisa. Personne ne pensera à venir nous y chercher. Là, nous n'aurons plus qu'à prendre le train pour Mende; et à Mende, à force de poser des questions, j'arriverai bien à retrouver les propriétaires de Bivouac. »

La chose ne serait pas si simple, Lisa s'en doutait bien : ses deux mille quatre cents francs suffiraient-ils à l'achat d'un billet de chemin de fer (même de troisième classe !) qui lui permettrait de traverser la France dans les deux tiers de sa largeur ?

« Demain matin, il faudra que je revoie cette carte en plein jour, décida l'enfant. Je ne sais même pas combien il y a de kilomètres entre Saint-Jean-de-Luz et Mende ! »

Et il faudrait, surtout, atteindre Saint-Jean-de-Luz sans se faire repérer; sans se perdre, non plus. Le mieux serait encore de rester sous bois le plus longtemps possible, et de n'avancer ensuite qu'avec prudence.

Lisa se leva. Il était un peu plus de deux heures du matin, et elle tenait

à profiter du reste de la nuit pour mettre des kilomètres entre elle et l'oncle Luigi. Elle appela : « Bivouac ! », et sursauta : dans le silence de la montagne, sa voix résonnait de façon surprenante. « De quoi alerter toute la population du pays », ronchonna-t-elle, furieuse de son imprudence. Mais l'appel avait été efficace : s'étirant paresseusement, le bouvier quitta le bord du ruisseau où il s'était allongé, et vint appuyer sa tête contre la fillette. Celle-ci ramassa la besace; le poids du sac lui rappela qu'elle n'avait rien mangé depuis plusieurs heures. « Quelques petits-beurre feront l'affaire », décida- t-elle. Elle sortit le paquet de biscuits, en offrit un à Bivouac, puis se servit. C'était bon, cela donnait envie de s'endormir au chaud en grignotant le biscuit sucré et croquant.... Il fallait quand même repartir. Lisa ouvrit la marche et quittant le col des Trois-Fontaines, elle s'engagea dans la descente avec Bivouac.

***

Lisa essuya son front empourpré où perlaient de grosses gouttes de sueur. « Je n'en peux plus ! murmura-t-elle. Et toujours pas d'eau ! » Sans

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ralentir son allure, elle plongea sa main dans son sac et en retira une pomme. « L'avant-dernière », constata-t-elle machinalement, et elle mordit dans le fruit. Bivouac, à côté d'elle, allait de son trot régulier; fatigué aussi, sans doute, mais déterminé à ne pas s'arrêter le premier.

Contrairement à ses plans, l'enfant avait dû rejoindre la grand-route dès le petit jour. Passé le point de repère du col de Saint-Ignace, elle s'était mise à errer dans un vallon boisé dont les arbres et les sentiers se ressemblaient tous, dans l'obscurité totale qui avait succédé au coucher de la lune. A plusieurs reprises, elle avait eu l'impression de tourner en rond, de revenir sur ses pas.... Finalement, complètement désorientée, elle avait dû se résigner à chercher la route départementale la plus proche; l'aurore commençait à poindre lorsque les deux fugitifs s'étaient engagés sur la route d'Ascain. A la vue des bornes kilométriques, Lisa avait poussé un soupir de soulagement; mais elle n'avait pas tardé à déchanter : peu à peu, les arbres qui bordaient la route s'étaient espacés; la montagne, progressivement, avait fait place à un large fond de vallée envahi de vignobles et, au milieu de la matinée, les deux fugitifs s'étaient trouvés en terrain découvert, sur ce long ruban poudreux qu'encadrait un paysage dénudé, rongé de soleil.

Depuis ce moment, l'angoisse s'était ajoutée à la chaleur et à la fatigue. Lisa s'avançait plus qu'en se retournant tous les

cent mètres, dans la crainte de voir surgir un promeneur ou une voiture: savait-elle si son signalement et celui de Bivouac n'avaient pas, déjà, été transmis aux diverses gendarmeries du Sud-Ouest de la France ?

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La peur d'être reconnue et ramenée chez elle lui avait d'abord donné des ailes. Mais maintenant, elle n'en pouvait plus de cette marche en plein soleil; elle n'en pouvait plus de se sentir comme une cible trop crûment découpée sur un horizon trop plat. Son cœur battait à grands coups désordonnés, sa tête lui faisait mal.

Elle se laissa tomber sur une borne kilométrique en pensant : « C'est un risque à courir; peut-être ne passera-t-il personne pendant un quart d'heure.... En tout cas, je ne peux pas continuer. » Son sens pratique reprenant le dessus, elle eut l'idée de mettre à profit cette halte forcée et dangereuse, et sortit de sa poche la page déjà fripée de son atlas, qu'elle étala sur ses genoux. Pour la première fois, elle fut sérieusement alarmée par l'ampleur du voyage qu'elle avait entrepris : aller d'Istillar à Mende, c'était plus facile à dire qu'à faire; il s'agissait, en fait, de traverser toute l'épaisseur des Pyrénées, puis l'Aquitaine dans sa plus grande largeur, de passer la Garonne et de pénétrer dans le Rouergue pour atteindre, enfin (peut-être), le Gévaudan et Mende.

Lisa n'avait \ jamais voyagé; mais elle se doutait que son voyage lui réservait, entre autres surprises, celles de paysages nouveaux, totalement étrangers à ses Pyrénées natales. « Moi qui voulais des vacances.... »

Mais il s'agissait de tout autre chose que d'une partie de plaisir, :

c'était plutôt une course d'obstacles, et l'enfant pouvait sedemander avec raison si elle les franchirait tous. S'aidant de l'échelle

de la carte et d'une brindille, elle évalua grossièrement la distance Saint-Jean-de-Luz-Mende : « Quatre cents kilomètres, soupira-t-elle. A six francs vingt-cinq le kilomètre, j'ai tout juste le prix du billet de chemin de fer ! » La perspective était angoissante. Lisa, tenant à deux mains son front douloureux, soupira une deuxième fois et regarda le bouvier qui levait sur elle un regard interrogateur.

« Entendu, lui dit-elle, on va déjeuner. »Sortant ses provisions, elle tailla deux tranches de pain dans la miche

déjà sèche, puis entama le gigot. Le chien ne la quittait pas des yeux. Elle le servit généreusement, puis découpa pour elle-même une mince lamelle de viande qu'elle se mit à grignoter sans entrain.

« Pas faim, annonça-t-elle. Une bonne affairé pour toi, Bivouac ! » et elle tendit à l'animal sa part presque entière. Le chien en fit deux bouchées.

« C'est de l'eau qu'il nous faudrait, murmura Lisa qui voyait des taches rouges danser devant ses yeux. Il y a plus de douze heures que je n'ai pas bu.... Quand je pense que je n'ai même pas eu l'idée d'emporter une gourde ! »

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L'enfant sortit soudain de sa torpeur et bondit sur ses pieds : du tournant, à quelque deux cents mètres, venaient de surgir deux hommes en uniforme qui poussaient lentement leurs bicyclettes sous le soleil.

« Des gendarmes ! » murmura Lisa qui sentait son cœur s'affoler.Sa première pensée fut que l'oncle Luigi avait déjà donné l'alarme, et

que les gendarmes venaient la cueillir ainsi que Bivouac. Mais les deux hommes venaient à sa rencontre, c'est-à-dire d'Ascain : ils n'étaient donc pas à sa poursuite. Néanmoins, leur rencontre était la pire mésaventure qui pût arriver à Lisa : la présence insolite d'une petite fille et d'un chien sur une grand-route serait certainement signalée sans tarder ainsi qu'il convenait.

Sans s'en rendre compte, l'enfant se mit en marche. Il ne pouvait être question de fuir, moins encore de se cacher : les gendarmes étaient trop près maintenant. D'ailleurs les abords de la route n'offraient aucun abri.... Lisa continua à avancer d'un pas automatique, la main posée sur l'encolure de Bivouac, les yeux fixés sur les gendarmes. L'imminence du danger parut lui rendre son sang-froid :

« II va falloir payer d'audace, pensa-t-elle, et jouer serré. L'essentiel, c'est de prendre un air naturel. »

Elle domina son envie de rebrousser chemin et de fuir à toutes jambes; affectant de pousser du pied un caillou rond, elle prit la mine dégagée du promeneur innocent.

Les gendarmes arrivaient à sa hauteur.« Peut-être vont-ils passer sans s'arrêter », pensa Lisa, dans un dernier

sursaut d'optimisme. Au même moment, les deux hommes firent halte, et leur premier regard fut pour Bivouac. A son tour, Lisa s'arrêta et, serrant les dents, attendit.

« Beau chien », dit l'un des gendarmes, ravi d'un prétexte qui lui permettait d'interrompre une marche pénible. « II est à toi ? reprit-il en s'adressant à l'enfant.

— Pas à moi; à ma tante », répondit Lisa qui nota mentalement : « Un premier mensonge.... »

Elle poursuivit :« Elle nous l'avait confié pour quelques jours, et je vais le lui rendre.— D'où elle est, ta tante ? » demanda l'autre.Lisa hésita imperceptiblement, le temps d'inventer un second

mensonge:« D'Amots, s'entendit-elle répondre.

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— Mais c'est loin ! » s'exclama le premier tandis que l'enfant pensait : « J'ai gaffé quand même. » Cependant, l'homme poursuivait :

« Tu n'y vas pas à pied, j'espère, à Amots ? »Exaspérée par sa propre maladresse, Lisa adopta un ton sec :« Et même, je n'y vais pas du tout. Je vous ai dit que ma tante était

d'Amots, je ne vous ai pas dit qu'elle s'y trouvait en ce moment. »« Et maintenant, pensa l'enfant désespérée, qu'ils ne s'avisent pas de me

demander où je vais la rejoindre, cette tante : je ne saurais plus quoi inventer; plus je parle, plus je m'enferre. »

« Tu es bien rouge », remarqua le second gendarme qui n'avait guère pris part à la conversation, jusque-là, mais qui n'avait pas quitté l'enfant du regard.

•Mal à l'aise, l'enfant se sentit rougir davantage encore.« C'est le soleil, répondit-elle d'un ton plus aimable. Vous n'avez pas

chaud, vous ?— Un peu, oui ! s'exclama le premier en s'épongeant le front. Et si tu

veux mon avis, tu ferais bien d'aller te reposer à l'ombre, avec ton chien. Sinon, c'est l'insolation qui vous guette, tous les deux.

— C'est ce que je vais faire », murmura Lisa, jetant autour d'elle un coup d'œil furtif. Se mettre à l'ombre, elle voulait bien; mais où ?

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Le second gendarme posa sur l'enfant un regard perspicace où perçait une pointe de compassion.; du même regard, il nota le bissac plein, le pull-over hors saison, les chaussures d'hiver.... Il intervint :

« Va donc t'asseoir un temps dans le bois qui borde la route. Tu sais bien, poursuivit-il en appuyant sur les mots, le bois de Saint-Pée, à cent mètres après le tournant.... »

II reprit son vélo, fit quelques pas, puis se retourna pour ajouter :« Repose-toi un peu; ça te permettra de réfléchir. »

** *

« C'est tout réfléchi », pensait Lisa en se dirigeant vers le coude que faisait la route un peu plus loin : « Primo, je bois (s'il y a de l'eau!); seconde, je dors. »

Sa tête lui faisait de plus en plus mal, elle avait peine à avancer; et bientôt, la vue brouillée par les taches rouges qui, sans cesse plus nombreuses, dansaient devant ses yeux, elle se contenta de suivre Bivouac.

Sentant derrière lui l'enfant épuisée, le chien avait pris la direction des opérations et oublié sa propre fatigue. Son instinct l'avertissait de l'existence d'un point d'eau, pas très loin de là,

et il allait à petite allure, se retournant de temps à autre pour lancer à Lisa un regard encourageant.

Ils venaient de dépasser le tournant lorsque la fillette s'arrêta au milieu de la croûte. Bivouac revint sur ses pas et leva un regard angoissé sur sa compagne qui, d'un geste devenu mécanique, appuyait ses deux mains sur ses yeux. L'énorme bouvier laissa échapper un petit jappement tendre, et prenant entre ses dents le bord de la jupe de l'enfant, tira un peu. Lisa laissa retomber ses mains et abaissa sur le chien un regard découragé :

« Continue seul, Bivouac », murmura-t-elle. Et elle le repoussa doucement.

Mais le chien insistait. De sa patte, il tentait de faire glisser la courroie du sac toujours accroché à l'épaule de l'enfant. Lisa comprit : elle plaça la besace sur le dos du bouvier qui avança de quelques pas puis revint vers elle, avec au fond des yeux une lueur de satisfaction.

Rassemblant le reste de ses forces, Lisa se remit en marche et, appuyée sur ranimai, finit par atteindre le bois. Situé en bordure de la route, le bois de Saint-Pée se composait de bouquets de hêtres clairsemés dans un maquis de fourrés touffus. Entre les arbres courait un ruisseau minuscule dont l'eau, jaillie d'une source proche, se perdait rapidement entre les pierres. L'arrivée

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des deux fugitifs fit s'élever une nuée de mésanges charbonnières qui, abandonnant leur bain, s'envolèrent vers les hautes branches des arbres. Indifférente à la panique qu'elle venait de jeter dans le petit monde du sous-bois, Lisa s'agenouilla parmi les herbes du bord et but dans le creux de sa main. Les premières gorgées lui firent du bien; mais il lui sembla bientôt que la fraîcheur de l'eau rendait plus sensible encore la douleur qui brûlait son crâne.

« Un coup de soleil, pensa-t-elle. Voilà ce que j'ai : un bon coup de soleil.... »

Fouillant dans la poche de sa jupe, elle en tira un grand mouchoir de coton qu'elle trempa dans l'eau; puis, s'adossant au tronc d'un jeune frêne, elle plaça la compresse sur son front.

Au contact de la toile humide, elle éprouva un soulagement passager. Mais le mouchoir fut bientôt sec. « II est trop petit, murmura-t-elle, et on dirait que ma tête enfle.... » Le coton séchait trop vite : peut-être son pull-over ferait-il l'affaire ? Retirant l'épais lainage gris, .elle le trempa à son tour dans le ruisseau, puis elle s'allongea dans l'herbe du bord. Elle ne sentait pas les cailloux pointus qui lui entraient dans les côtes : seule l'occupait sa tête plus douloureuse de minute en minute. Elle posa sur son front la volumineuse compresse de laine.

« Ça via aller mieux, se répétait-elle. Il suffit de patienter.... Si

seulement ma tête pouvait cesser d'enfler ! »Un instant, elle lutta contre de vertige qui s'emparait d'elle-puis elle

perdit connaissance.

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CHAPITRE VI

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EN ARRIVANT près du ruisseau, Bivouac s'était, d'un coup de reins, débarrassé de la besace encombrante; et il avait attendu, pour boire, de sentir son sang courir moins vite dans ses veines. Au bout de quelques instants, il alla, à son tour, lapper l'eau vive et fraîche qui piqua son museau d'innombrables aiguilles invisibles.

Puis, il revint vers Lisa et, s'allongeant auprès d'elle, céda à la fatigue et au sommeil.

La faim le réveilla à l'heure où l'ombre de l'arbre devient plus longue que l'arbre lui-même. A son côté, l'enfant délirait. Bivouac la regarda un instant, puis se mit à lécher doucement ses joues et son front empourprés. Le délire, l'agitation de Lisa, empruntaient trop à la vie pour l'inquiéter vraiment. Bientôt, le chien se leva et partit à la recherche de la besace; il la trouva entre deux touffes d'herbe, à quelques pas du ruisseau. D'un coup de patte, il la retourna et, introduisant son museau dans la poche contenant le gigot entamé, le flaira délicatement à plusieurs reprises. Puis, d'un air déçu, il s'éloigna et, après un dernier regard dans la direction de l'enfant, s'enfonça dans le bois.

***

Beaucoup plus tard, Lisa reprit conscience l'espace de quelques instants, et ouvrit les yeux sur un clair de lune qui tremblait à la pointe de chaque branche. Elle porta la main à son

front douloureux et tenta de se redresser. En même temps, la mémoire lui revint, et sa première pensée fut pour Bivouac. Elle le chercha des yeux, et la constatation de son absence parut souligner le caractère cauchemaresque d'une situation qui sentait la catastrophe. Le bouvier disparu, Lisa voyait disparaître en même temps la raison de sa fuite, et elle se retrouvait seule, à plus de trente kilomètres de chez elle, et malade. Saisie d'angoisse, elle appela doucement « Bivouac ! »

Dans le silence du bois, son chuchotement éveilla des échos qui l'effrayèrent. Désorientée, en plein désarroi, elle chercha un point de repère, cet autre compagnon, de sa fuite : le bissac.

Il était là, dans l'herbe, encore entrouvert.« Bivouac a peut-être eu faim », pensa l'enfant. Elle voulut vérifier et

tira de la poche de toile le gigot entamé. Une odeur écœurante lui fit rejeter loin d'elle le morceau de viande : exposé trop longtemps à la chaleur, le rôti, cuit depuis deux jours maintenant, avait tourné. Le chien n'y avait certainement pas touché.

« Sans doute est-il parti chasser quelque petit gibier », conclut Lisa. Méthodiquement, et malgré la nausée qui lui donnait le vertige, elle sortit de

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la besace le pain déjà sec, l'emballage vide du paquet de petits-beurre : restait une dernière pomme, verte.

« Pas grand-chose ! » constata la fillette, comme en rêve. De nouveau sa tête brûlante la faisait souffrir; elle perdait peu à peu conscience de ce qui l'entourait, et des images fantastiques surgissaient devant ses yeux. Soudain, sous l'effet de la fièvre intense qui la dévorait, elle crut voir jaillir d'un taillis une grande langue de feu.

« Un incendie ! » cria-t-elle. Et elle se mit à courir. Elle n'alla pas loin : affaiblie par la fièvre et le manque de nourriture, elle buta contre une grosse racine, tomba sur les genoux; puis le vertige la reprit, et elle se laissa aller sur le sol.

C'est là que Bivouac la retrouva, une heure plus tard. Il avait fait bonne chasse et rapportait un lapereau qui lui semblait devoir remplacer avantageusement le gigot devenu immangeable. A la vue de l'enfant gisant immobile sur les feuilles tombées qui jonchaient le sous-bois, il lâcha son gibier. Il y avait, dans l'attitude de la fillette, un abandon total qui n'était pas celui du sommeil.

Angoissé, le chien se rapprocha et flaira les boucles noires qui s'emmêlaient autour de la tête pâle. Lisa respirait avec peine et le bruit de son souffle un peu rauque rassura un instant l'animal qui, s'attendant à lui voir ouvrir les yeux, s'assit près d'elle et se mit à guetter patiemment son réveil.

Des minutes passèrent; une heure entière. Déjà, entre les branches des arbres, le clair de lune avait disparu. Pour Bivouac, le temps se mesurait à l'inquiétude qui, de nouveau, s'emparait de lui et ne faisait que grandir. Lisa s'était remise à divaguer; elle prononçait des paroles sans suite, d'une voix méconnaissable qui changea en panique l'angoisse du bouvier. Il gémit. Dans son cœur de chien, le désir de sauver sa petite compagne se heurtait au sentiment obscur de sa propre impuissance : il aurait su sortir Lisa d'un incendie; il aurait su la tirer de l'eau, ou la défendre contre des ennemis tangibles. Mais contre la fièvre, contre le délire qui faisait d'elle une inconnue aux yeux obstinément fermés, aux paroles étranges, que pouvait-il?

Bivouac touchait au désespoir lorsque son instinct lui souffla la solution : s'il ne pouvait pas, lui, sauver l'enfant, d'autres peut-être sauraient le faire. Il fallait aller chercher du secours.

Il se leva, fit quelques pas, puis hésita : un scrupule lui venait à l'idée d'abandonner, fût-ce pour un temps très court, l'enfant sans défense. Ce qu'on veut protéger, on le cache : reveinant sur ses pas, le bouvier se mit à pousser de ses pattes et de la pointe du museau les feuilles qui jonchaient le sol; il lui fallut de la patience : une patte de chien n'est pas une pelle, et les feuilles

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semblaient mettre une malice spéciale à s'envoler dans une direction opposée à celle où le chien voulait les pousser. Enfin, ce fut terminé; Bivouac considéra un instant la petite fille que dissimulait presque entièrement une .couverture de feuilles et de brindilles mêlées, puis, à moitié rassuré, il fit demi-tour et se dirigea vers la route d'Ascain.

D'un bond, il franchit le petit fossé qui bordait la grand-route. Puis, il s'arrêta et huma l'air vif de la nuit. Du tournant qu'il avait passé le matin après la rencontre des gendarmes lui venaient des odeurs de poussière, d'herbe froissée qui se redresse sous la rosée de la nuit, de petites bêtes endormies dans leurs terriers : ce n'était pas ce qu'il cherchait. Il tourna la tête de l'autre côté : mêmes odeurs, avec en plus, pourtant, cette pointe âpre qui révèle la présence, dans l'atmosphère, de la fumée d'un feu de bois. Pour le chien, le feu, c'est le signe de l'homme. Bivouac s'engageait résolument sur la route lorsque le bruit d'un moteur le figea sur place; là-bas, à quelques centaines de mètres, venant d'Ascam, apparaissait une voiture automobile. L'auto aussi, c'est le signe de l'homme. Le bouvier n'hésita pas : bondissant au milieu de la route, il' se oampa sur ses quatre pattes, et hurla.

L'auto grossissait à vue d'œil : c'était une puissante voiture américaine, et il fallut à Bivouac tout son courage, tout son amour pour Lisa, aussi, pour ne pas s'écarter et livrer passage au bolide qui, d'un instant à l'autre, menaçait de se jeter sur lui. Déjà la voiture n'était plus qu'à cinquante mètres; le chien

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poussa un second hurlement. Le grincement d'un coup de freins brutal lui répondit. Il ferma les yeux tandis qu'une roue le frôlait au passage : l'auto s'arrêtait à côté de lui.

Un homme descendit de la voiture et, claquant la portière, se dirigea vers Bivouac qui l'attendait de pied ferme.

« Sacré chien ! grommela l'homme. Pourvu que je ne l'aie pas blessé....»

En même temps, il se penchait vers le bouvier et palpait l'animal à travers l'épaisse robe de poils noirs.

« Rien de cassé ? poursuivit le voyageur. Tu as de la chance ! »Pressé sans doute, et rassuré maintenant, il se détourna et s'apprêtait à

remonter en voiture sans se poser d'autres questions. Mais cela ne faisait pas l'affaire de Bivouac qui, emboîtant le pas au voyageur, le rejoignit près de la portière et se mit à gémir.

L'homme le regarda d'un air ennuyé.« Encore un chien perdu ! pensa-t-il. Pourtant celui-là est trop beau

pour que ses maîtres ne s'inquiètent pas de sa disparition.... »« Je n'ai pas le temps de te ramener chez toi », reprit-il à haute voix.Et il ouvrit la portière. Bivouac gémit plus fort. L'insistance du chien

intrigua le voyageur; Bivouac, sentant son étonnement,

en profita pour pousser son avantage : saisissant entre ses dents le bas de la veste de l'homme, il tira doucement, prenant garde de ne pas entamer le tissu.

L'homme, maintenant, était persuadé qu'il s'agissait d'autre chose que d'un chien égaré; il y avait, dans toute l'attitude de Bivouac, une détermination inébranlable et désespérée qui le toucha.

« Nous verrons bien ! » décida-t-dl. Il alla ranger sa voiture sur le bas-côté de la route, puis se laissa entraîner par le bouvier.

Persuadé maintenant que l'homme avait compris, Bivouac avait lâché sa veste et, tournant la tête tous les deux pas, se dirigeait vers le bois.

L'homme le suivit sous les branches.Il poussa une exclamation de surprise en découvrant sous les feuilles

qui le recouvraient, le corps immobile de Lisa. Craignant que l'enfant ne fût morte, il se pencha et appuya sa main sur son front : le contact de la peau brûlante lui apprit qu'il s'était trompé, mais ne le rassura qu'à demi : l'enfant était malade, cela ne faisait aucun doute.

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Bivouac, à côté de lui, suivait d'un œil inquiet chacun de ses mouvements : il avait espéré une action plus rapide, une intervention-miracle qui, en un éclair, lui eût rendu une Lisa alerte et souriante....

Cependant, l'homme avait sorti de sa poche une lampe électrique et, sous le faisceau lumineux, observait le visage empourpré de la petite fille.

« Insolation », décida-t-il en voyant la peau brûlée qui se plissait par endroits.

Puis il se redressa et réfléchit. Dans ce bois, il ne pouvait pas grand-chose pour la petite malade qui avait sans doute besoin de beaucoup de soins.... Un instant, il pensa à sa propre fille qui, à la même heure, s'agitait sans doute, elle aussi en proie à la fièvre; il relut mentalement le télégramme qui, deux heures plus tôt, lui avait fait quitter Saint-Jean-de-Luz, affolé :

« MONIQUE OPEREE D'URGENCE APPENDICITE. RENTRE.»

Monique, du moins, était dans un lit, dans une clinique de Montpellier, entourée de sa mère et de ses grands-parents qui veilleraient à ce que rien ne lui manquât. Tandis que cette petite fille, toute seule au milieu d'un bois....

Il regarda l'enfant. Comme si elle avait senti ce regard, Lisa ouvrit les yeux :

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle.L'homme poussa un soupir de soulagement.

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« Si tu poses des questions, c'est que tu vas mieux », répondit-il en souriant. Il ajouta :

« Je suis quelqu'un qui a bien failli écraser ton chien : le brave animal a risqué sa vie pour arrêter ma voiture et m'obliger à venir jusqu'à toi. Et toi, qui es-tu ? »

A peine consciente, Lisa s'entendit répondre :« Je vais à Mende. »La vérité lui avait échappé, dans cette réponse qui n'avait qu'un rapport

secret avec la question posée. Tout à fait réveillée, Lisa haussa les épaules : elle ne voulait et ne pouvait plus mentir.

L'homme ne s'attarda guère à s'étonner de ce qu'il y avait d'étrange dans les circonstances de l'aventure. Un scrupule lui vint, pourtant : la présence d'une enfant, toute seule, en plein bois, avait quelque chose de suspect. Flairant la fugue, il demanda :

« Tu vas à pied, à Mende ?— J'allais prendre le train », répliqua Lisa. Dans le noir, elle se sentit

rougir. Par sa réponse, vague à dessein, elle invitait le quiproquo et laissait croire au voyageur qu'elle se rendait à la gare la plus proche, Ascain.... Quoi de plus logique ?

Repris déjà par son propre souci, l'automobiliste se laissa convaincre sans résistance et donna dans le piège qu'on lui tendait.

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D'ailleurs, cette petite fille venait d'être très malade, il fallait l'aider.« Ecoute, lui dit-il, 'moi je vais à Montpellier, et je suis pressé. Si tu

veux, je peux t'emmener avec moi jusqu'à Saint-Affrique : c'est sur ma route; là, tu n'auras plus qu'à prendre le train : Saint-Affrique doit se trouver à une centaine de kilomètres de Mende, à peu près.... Ça te fera gagner du temps, et moi je n'en perdrai pas. »

Lisa n'eut pas le loisir de remercier : déjà l'homme la soulevait comme une plume et, regagnant la route, allait déposer l'enfant sur la banquette arrière de la voiture. Bivouac suivit, portant entre ses dents la besace qu'il avait ramassée dans l'herbe.

« Dors, conseilla le voyageur en glissant sous la tête de la petite fille son propre imperméable plié en huit. Nous serons à Saint-Affrique vers neuf heures du matin.... »

Déjà Lisa, après s'être assurée de la présence de Bivouac à côté d'elle, fermait les yeux. Elle ne sentit pas la puissante voiture démarrer. Mais au petit jour, elle se réveilla : l'auto longeait un fleuve large dont les eaux jaunâtres roulaient entre des berges d'herbes grasses. Le conducteur surprit, dans le rétroviseur, le regard étonné de l'enfant.

« La Garonne, expliqua-t-il brièvement. Nous venons de quitter Toulouse. »

Puis, absorbé de nouveau par l'inquiétude que lui donnait l'état de sa propre fille, l'homme se replongea dans son mutisme, tandis que Lisa se rendormait, ravie : elle avait fait les deux tiers de son voyage sans même s'en apercevoir.

***

« Et nous voici à Saint-Affrique ! » murmura Lisa, encore étonnée de sa bonne fortune quasi miraculeuse, tandis que la grosse voiture disparaissait au coin de la rue. A quelques heures de Mende : mon coup de soleil aura servi à quelque chose.... »

Elle porta sa main à son front, étonnée de le sentir si frais après les tourments qu'elle avait endurés la nuit précédente. Son geste fit apparaître, dans les yeux de Bivouac, un regard inquiet que surprit Lisa.

« Ne crains rien, dit-elle tendrement au bouvier. Je ne suis plus malade. Et c'est toi qui m'as sauvée », ajouta-t-elle à voix basse.

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Elle se pencha pour embrasser la grosse tête aux poils emmêlés, puis se redressa, un sourire aux lèvres.

« Allons visiter la ville », décida-t-elle.Saint-Affrique, c'était la ville, et même une grande ville pour la petite

campagnarde qui n'avait jamais dépassé le village d'Istillar. La vitrine d'un Monoprix fit naître en elle plus d'émerveillement que n'en susciteraient, peut-être, plus tard, les plus grands magasins de ]a capitale.

« Viens voir, Bivouac, s'écria-t-elle, une vitrine pleine de jouets !... »Mais le chien promenait sur les poupées habillées d'organdi un regard

indifférent de blasé, et l'enfant en fut réduite à admirer seule. « Toutes les poupées que je n'ai pas eues ! soupira-t-elle. Et maintenant, je n'en ai même plus envie : je suis trop vieille ! »

Les poupées ne la tentaient pas. Mais d'autres devantures recelaient de quoi exciter sa convoitise. Pendant un quart d'heure, Lisa passa de vitrine en vitrine, dévorant du regard les trousses de cuir lisse, bien garnies, qui paradaient chez le libraire, la pacotille étincelante des « Articles de Paris », les coupons de soieries d'un marchand de tissus....

Elle allait d'une boutique à l'autre, regardant tout, se retournant de temps à autre pour ne rien perdre du spectacle de la rue, s'efforçant de découvrir en quelques minutes tout ce qu'elle avait manqué pendant douze ans. Elle finit par s'arrêter devant une pâtisserie dont l'enseigne portait, écrit en lettres d'or sur fond rosé : « Aux Dames de Saint-Affrique ».

Ce qu'elle vit aiguisa son appétit, et, en même temps, son désir de vivre, une fois en passant, la vie des enfants qui ont, pour veiller sur leur bonheur, un père tendre et une mère raisonnable : de l'autre côté de la vitrine, deux serveuses en tablier et coiffe de mousseline rosé allaient et venaient entre les tables recouvertes de marbre vert. Des étagères de verre supportaient des assiettes de porcelaine fine remplies de plus de variétés de gâteaux que Lisa n'en avait jamais vu; dans le fond de la salle, un peu grasse et joliment maquillée, trônait une caissière souriante.

La tentation était trop forte. Lisa se mit à calculer : « Deux croissants, un chocolat, et peut-être aussi un de ces gâteaux rosés, ça ne doit pas coûter plus de deux cents francs. Il nous resterait deux mille deux cents trente-sept francs; de quoi prendre le train, si c'est nécessaire, ou l'autocar. Après tout, conclut-elle, il faut bien déjeuner quelque part. Qu'en penses-tu, Bivouac ? » Et, poussant le chien devant elle, elle pénétra dans la pâtisserie.

Elle hésitait au milieu de la salle lorsqu'une des serveuses s'approcha d'elle.

« Qu'est-ce que tu veux ? demanda la femme, sans douceur.

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— Je voudrais déjeuner », balbutia Lisa que la timidité faisait rougir.La serveuse se méprit sur le sens de la requête.« La mendicité est interdite, siffla-t-elle. File immédiatement. »Lisa se sentit pâlir de honte, et tenta de mettre les choses au point :« Mais, madame, je ne mendie pas.... »L'autre l'interrompit sans l'entendre; elle avait mieux à faire qu'à

écouter une gamine dont la présence peu décorative déshonorait le salon de thé. Elle répéta :

« File, je te dis; et la prochaine fois, pense donc à te coiffer avant d'entrer chez des gens comme il faut. »

L'enfant avait trop de fierté pour supporter l'insulte et l'injustice. Cette fois, elle se rebiffa :

« Un peu de politesse ne vous ferait pas de mal non plus », lança-t-elle à haute voix.

La serveuse se mit à clamer son indignation; mais déjà la caissière, toujours très maquillée, mais beaucoup moins souriante, s'approchait de l'enfant qui restait plantée au milieu de la boutique.

« Déguerpis immédiatement, tu m'entends ? » cria-t-elle. Instinctivement, l'enfant recula d'un pas et se trouva entre deux étagères de verre surchargées de plateaux de pâtisseries coûteuses; Bivouac se serra contre elle en grondant. Mais la caissière, tout à sa colère, n'avait cure du chien.

« Je t'ai dit de sortir », insista-t-elle. Et elle posa sa main sur l'épaule de Lisa qu'elle s'apprêtait à secouer d'importance. Elle n'eut pas le temps de terminer son geste : le bouvier s'élança. Un fracas de verre brisé remplit la boutique et, tandis que serveuse et caissière reculaient en hâte jusqu'à l'abri de la caisse, une dizaine de plateaux de babas au rhum et d'éclairs au chocolat vinrent s'écraser aux pieds de Lisa.

Muette d'angoisse, l'enfant contempla le désastre : devant elle, plusieurs milliers de francs de vitrine pulvérisée et de pâtisseries en miettes; à l'autre bout de la salle, caissière et serveuse agrippées au rebord de la caisse, tenues en respect par Bivouac qui montrait les dents;; et, un peu partout dans la salle, des clientes que la scène avait surprises au milieu de leur dégustation et qui, muettes de peur, attendaient, la petite cuiller en l'air.

Pendant quelques secondes, un silence parfait régna dans la pâtisserie, tandis que les acteurs du drame se dévisageaient.

Puis, soudain, le charme fut rompu, et une vieille dame posa sa petite cuiller pour proférer à haute voix :

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« Ce chien est dangereux ! Il faut prévenir la police. »Alarmée, Lisa tourna la tête vers la vieille dame. Son geste parut rendre

l'usage du mouvement et de la parole à la caissière qui, sans quitter l'enfant des yeux, saisit son téléphone.

« II faut agir tout de suite, pensa Lisa, ou nous sommes perdus. »En un éclair, elle se vit, emmenée au poste, inculpée de scandale,

condamnée à rembourser (comment, mon Dieu ! ) les dégâts qu'elle avait provoqués; et, pis encore, Bivouac envoyé à la fourrière, et abattu comme un animal dangereux.... Comme en rêve, elle entendit la caissière qui, d'une voix que la peur faisait encore trembler, prononçait : « Allô ! le commissariat ? Ici, la pâtisserie des Dames de Saint-Affrique.... »

Lisa n'en écouta pas davantage. Regagnant le milieu de la salle, elle appela doucement : « Bivouac », puis recula vers la porte.

Le bouvier, entendant son nom, avait tourné la tête vers

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l'enfant. Lisa, déjà, atteignait la porte vitrée et posait sa main sur la poignée. D'un bond, le chien la rejoignit. La manœuvre n'avait pris que quelques secondes, et l'assistance n'avait pas eu le temps d'intervenir que Lisa ouvrait la porte et, Bivouac sur ses talons, filait sur le trottoir.

Au coin de la rue, un car de police faisait son apparition.

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CHAPITRE VII

LE PREMIER mouvement de Lisa fut de s'arrêter. « Ils n'ont pas perdu de temps ! * pensa-t-elle. Mais aussitôt, elle se remit en marche. Elle n'avait pas besoin de réfléchir pour savoir qu'un badaud qui stationne attire plus facilement l'attention qu'un promeneur qui poursuit son chemin. D'autre part, il y avait de fortes chances pour que la caissière de la pâtisserie tente de la rattraper.... S'efforçant de ne pas courir, elle continua à avancer, guettant le premier tournant qui lui permettrait de disparaître avant que le car de police n'arrive à sa hauteur.

Affolée, Lisa se sentait incapable de réfléchir.Le car de police était déjà sur elle lorsque, prise d'une inspiration

subite, la fugitive avisa une charcuterie. Sans hésiter, elle y entra. Bivouac la suivit.

Mêlés aux ménagères qui attendaient leur tour, l'enfant et le chien reprirent leur souffle. Dans la rue, le car de police s'éloignait, tandis que Lisa s'efforçait de retrouver son sang-froid.

« Maintenant, pensa-t-elle, il s'agit de ressortir au plus vite et d'aller nous cacher quelque part pendant que les agents et la pâtissière sont occupés à s'expliquer. Nous cacher... ou peut-être prendre le premier train en partante; oui, c'est encore le mieux. Gagner du temps, et quitter Saint-Affrique le plus tôt possible.... »

Appelant Bivouac, elle se détourna pour gagner la porte. Mais déjà la charcutière venait vers elle :

« Et pour toi, ma petite, qu'est-ce que ce sera ? »

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Maudissant ce contretemps qui allait lui faire perdre des minutes précieuses, Lisa s'entendit répondre d'une voix ferme :

« Une tranche de jambon, et une livre de pommes de terre bouillies. »Elle réfléchit, puis ajouta :« Et aussi des débris pour mon chien, s'il vous plaît. »La charcutière, pas plus que Lisa, n'avait de temps à perdre; trois

minutes plus tard, l'enfant et le chien se retrouvaient sur le trottoir, le bissac un peu plus lourd, le porte-monnaie moins garni. A l'autre bout de ]a rue, un rassemblement s'était formé devant la pâtisserie. Résolument, Lisa s'engagea dans la direction opposée.

« Il n'y a plus qu'à trouver la gare », murmura-t-elle en allongeant le pas.

***

Saint-Affrique est une de ces petites villes de province, dont les trois ou

quatre artères principales convergent toutes vers la gare mais Lisa n'eut pas à demander son chemin : dix minutes après avoir quitté la charcuterie, elle débouchait sur une petite place ombragée de platanes et bordée sur trois côtés de quelques cafés-restaurants. Sur le quatrième côté se dressait un petit bâtiment blanc, coiffé de la pendule traditionnelle. C'était la gare, et il n'y avait pas à s'y tromper.

« Allons consulter les horaires des trains », se dit Lisa.Sans regarder autour d'elle, elle traversa la petite place et, avec

Bivouac, rejoignit l'entrée de la gare. Un peu d'optimisme lui revenait à l'idée que, dans quelques heures, moins peut-être, un train l'emporterait vers le but de son voyage, loin de la « venta » où les projets de l'oncle Luigi constituaient une menace pour Bivouac, loin de Saint-Affrique où les deux fugitifs s'étaient en si peu de temps, fait une publicité de mauvais aloi. « Nous avançons, pensa-t-elle. En pleine catastrophe, mais nous avançons. » Le cœur plus léger, elle pénétra dans la salle des pas-perdus et, brusquement, s'arrêta net : entre le kiosque à journaux et le tourniquet du contrôle, un agent de police faisait les cent pas.

C'était une mauvaise surprise. Lisa n'avait pas la conscience tranquille et sa dernière aventure lui donnait des raisons de se croire poursuivie : la rencontre d'un agent en uniforme était la dernière qu'elle eût souhaitée. Sans prendre le temps de réfléchir, elle fit demi-tour et ressortit. Bivouac, étonné de cette volte-face, la rejoignit devant l'entrée de la gare.

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La fugitive avisa une charcuterie.

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Lia fillette, maintenant, était aux abois. Il ne s'agissait plus de fuir, mais de se cacher. Où ? Peu lui importait, pourvu que ce fût dans quelque recoin tranquille où elle pût rassembler ses idées sans craindre, à chaque instant, d'être découverte et emmenée au poste avec le bouvier.

Pâle d'angoisse, elle se mit à longer la façade de la gare. Quelques portes s'ouvraient dans cette façade — des portes dont il aurait peut-être suffi de tourner le loquet pour se trouver en sécurité, dans la salle d'attente, au buffet... Mais Lisa commençait à douter de la vertu protectrice des portes; le plus difficile, ce n'était pas d'entrer, mais de ressortir.

Elle continuait à avancer, hésitant encore sur le parti à prendre, lorsque les circonstances lui imposèrent une décision : de l'autre côté de la place apparaissait un car de police identique à celui qu'elle avait vu s'arrêter devant la pâtisserie des Dames de Saint-Affrique. Etait-ce le même ? Lisa ne s'attarda pas à se le demander; la main crispée dans le pelage épais de Bivouac, elle poussa la première porte venue et se glissa à l'intérieur.

** *

Adossée contre le battant de la porte, Lisa essaya de percer les ténèbres du réduit où elle s'était jetée. Pas le moindre rai de lumière : donc, pas de fenêtre. « Un débarras quelconque », pensa l'enfant. Elle tira de sa besace sa lampe de poche et promena autour d'elle le faisceau lumineux; puis, par prudence, elle éteignit.

Cet examen rapide lui avait permis de constater qu'elle ne s'était pas trompée; la petite pièce était encombrée de balais, de seaux, de brosses, et servait visiblement de remise aux balayeurs de la gare de Saint-Affrique. L'enfant et le chien y seraient en sécurité pendant quelques minutes — le temps de laisser repartir le car de police et, peut-être aussi, l'agent de faction dans la salle des pas-perdus.

« Allons nous asseoir », dit Lisa.Elle se dirigea vers une pile de caisses qu'elle avait aperçues au fond du

réduit. Bivouac allait et venait dans l'obscurité, le nez au sol, inquiet de se sentir enfermé dans cette pièce minuscule qui lui faisait l'effet d'une trappe. Finalement, il se décida à rejoindre la pyramide de caisses sur laquelle la fillette s'était juchée tant bien que mal; appuyant sa grosse tête contre les jambes de Lisa, il gémit doucement.

« Prends patience, murmura l'enfant en caressant le museau

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velouté. Nous serons bientôt sortis d'ici.... Quelle heure est-il donc ? »II fallut ressortir la lampe de poche; et Lisa fut très étonnée de constater

qu'il était plus de midi. Depuis son arrivée dans la ville, elle n'avait plus regardé sa montre. Ayant retrouvé le fil du temps, elle sentit aussitôt l'impatience s'emparer d'elle :

« Nous n'allons pas passer l'après-midi dans ce trou ! » s'exclama-t-elle.Et, sautant à bas de sa caisse, elle se dirigea vers la porte.Elle entrebâilla le battant : un soupir de soulagement lui échappa

lorsqu'elle constata que le car de police avait disparu. Peut-être l'agent de police de faction dans la gare était-il, lui aussi, parti déjeuner ? C'était le moment de filer ! Ouvrant plus largement la porte, elle était sur le point de se retourner pour appeler Bivouac quand elle aperçut, sur le même trottoir, deux hommes vêtus de l'uniforme de la S.N.C.F. et munis chacun d'un seau et d'un balai. Vivement elle se rejeta en arrière et repoussa le battant.

« Une équipe de nettoyage de la gare, pensa-t-elle. Ils viennent déposer leur attirail avant de rentrer chez eux.... »

Bivouac près d'elle, grondait : les hommes approchaient. Rapidement, Lisa s'efforça de se rappeler la topographie de la pièce où elle se trouvait; pas un meuble derrière lequel se dissimuler, pas un recoin.... Elle distingua les voix des deux hommes de peine qui discutaient tout en marchant :

« ... Tuant, ce métier-là ! T'as beau faire, c'est toujours à recommencer !— Tu crois pas si bien dire, répondait l'autre. Le chef m'a prévenu que

ce soir, à huit heures, avait de prendre le service de nuit, il fallait qu'on sorte les caisses qu'on a entreposées dans le dépôt.... »

Lisa fit un bond en arrière. Les caisses ! Le seul abri possible. Entraînant avec elle le bouvier, elle alla se blottir derrière la haute pile de caisses de toutes dimensions qui s'entassaient au fond du réduit.

Il était temps. La porte s'ouvrit et les deux hommes pénétrèrent dans la pièce. L'un d'eux tourna un bouton : la lumière pauvre d'une ampoule grisâtre fixée au plafond éclaira la scène. Lisa, serrant à deux mains le museau de Bivouac, tremblait de tous ses membres.

Tout en déposant seaux et balais, les hommes poursuivaient leur conversation :

«. T'avais encore laissé la porte ouverte, dit le premier. Un jour, on aura des ennuis !

— T'as peur qu'on te vole ta casquette ? plaisanta l'autre.— Ne ris pas : on est responsable de toute la camelote entreposée ici.

Ne serait-ce que ces caisses.... »Tout en parlant, il se rapprocha de l'échafaudage de caisses.«— Quand je pense qu'il va falloir transporter tout ça, ce soir ! On aura

à peine le temps : si on s'y mettait tout de suite ? »

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II fit mine de secouer la pile. Dans son coin, Lisa frémit.« Laisse ça, dit l'autre. Y a temps pour tout. Pour l'instant, c'est l'heure

de la soupe; on y va ?»Les deux hommes gagnèrent la porte, l'ouvrirent, puis éteignirent

l'électricité.« Et cette fois, m'oublie pas de fermer », lança le premier en tirant sur

lui le battant.La porte claqua. Lisa entendit le grincement d'une clef qui tournait dans

la serrure. Le refuge se transformait en piège.

** *

Lisa écouta s'éloigner le bruit des pas des deux hommes, puis sortit de sa cachette. Elle sentait monter en elle une colère plus forte que son inquiétude. Se laisser prendre, bêtement,

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comme une souris dans une souricière ! Derrière cette porte fermée, il ne restait plus qu'à attendre le retour des employés qui, à huit heures, viendraient cueillir l'enfant et son chien en même temps que les fameuses caisses.

« Et que fait-on d'un enfant et d'un chien qu'on découvre cachés dans un réduit où ils n'ont que faire ? On les conduit au poste ! Tout est à recommencer ! ragea-t-elle. J'aurais mieux fait de me laisser prendre ce matin : plus le temps passe, et plus les choses se compliquent. A l'heure actuelle, je suis coupable : premièrement, de m'être enfuie de chez moi; deuxièmement, d'avoir brisé une vitrine et écrasé des douzaines de gâteaux; troisièmement, d'avoir terrorisé une pâtissière en lâchant sur elle un chien apparemment dangereux; et, quatrièmement, de 'm'être introduite dans un bâtiment où le public n'a pas accès. Tout cela risque de me coûter très cher.... Et à toi aussi, Bivouac », ajouta-t-elle en caressant le bouvier qui se serrait contre elle.

La pensée de Bivouac la calma, en lui rappelant qu'elle avait une mission à remplir, et qu'il lui fallait, coûte que coûte, ramener Bivouac à ses maîtres. Regagnant à tâtons le fond du réduit, elle s'assit sur une caisse et, la tête entre ses mains, se mit à réfléchir.

« Examinons la situation, murmura-t-elle. Nous sommes enfermés, soit. Mais, jusqu'à huit heures du soir, nous ne risquons rien; personne ne viendra nous déranger ici, puisque les employés ont emporté la Clef. Il s'agit donc, avant huit heures, de trouver un moyen de sortir d'ici... »

Même posé en termes clairs, le problème restait entier, et sans solution apparente. Lisa sentit le découragement l'envahir.

« Après tout, on a le temps, dit-elle à Bivouac. Déjeunons; nous verrons ensuite. »

Mais lorsque, dans le noir, la fillette et le chien se furent partagé jambon et pommes de terre bouillies, La fatigue et la chaleur firent leur œuvre. La tête appuyée contre le flanc du bouvier qui s'était juché sur une caisse, Lisa se sentit gagnée par le sommeil. Un instant, elle lutta contre la torpeur qui, déjà, avait eu raison de Bivouac. Puis, à son tour, elle s'endormit.

La soif l'éveilla; et, pendant quelques secondes, elle se demanda où elle était. Mais, bien vite, la mémoire lui revint et, en même temps, l'inquiétude. Elle s'en voulait de s'être laissée aller au sommeil.

« Ce n'était pourtant pas le moment de faire la sieste, ronchonna-t-elle. Quelle heure est-il donc ? »

Impossible, dans l'obscurité totale du réduit, de deviner s'il

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faisait encore jour. Une fois encore, Lisa eut recours à sa lampe de poche et consulta sa montre : six heures et demie !

Tout d'abord elle crut avoir mal vu, et vérifia; mais il n'y avait pas de doute : les deux fugitifs avaient dormi pendant six heures.

Alarmée, Lisa sauta sur ses pieds et appela Bivouac. Il lui fallait, en moins d'une heure et demie, trouver un moyen de sortir de cette pièce avant que les deux employés n'y reviennent. Pendant un instant, une dizaine d'idées lui passèrent par la tête : mettre le feu à la porte, démonter la serrure, se cacher dans une caisse.... Mais aucun de ces expédients n'était praticable, et l'enfant le savait.

« Essayons tout de même de dévisser la serrure, soupira Lisa. Ne serait-ce que par acquit de conscience ! »

Usant de son couteau de poche comme d'un tournevis, elle s'attaqua sans beaucoup d'illusions aux grosses vis qui fixaient au chambranle une moitié de la serrure. Mais, dans le noir, le couteau manquait sans cesse l'encoche de la vis, glissait.... Lisa alluma sa lampe de poche et, dirigeant le faisceau lumineux sur la serrure, s'efforça de faire tourner une vis à l'aide de son couteau. Pendant plus d'une demi-heure, elle lutta, changeant son couteau de main, s'efforçant d'ébranler, les unes après les autres, les vis incrustées dans le bois auquel une couche de ripolin les faisait adhérer plus solidement encore. Enfin, l'ampoule de la lampe de poche se mit à rougeoyer, puis s'éteignit : la pile était épuisée.

Lisa referma son couteau et le replaça, avec la lampe, dans la besace. Découragée, elle s'assit par terre près de Bivouac qui avait suivi sa tentative avec intérêt.

« Rien à faire, murmura la fillette. Les vis ont l'air d'avoir pris racine dans le chambranle; et nous n'avons même plus de lumière. A moins de tourner l'interrupteur.... »

Mais, dehors, le jour devait baisser : qui sait si, un employé de la gare, voyant filtrer sous la porte du réduit un rai lumineux, ne serait pas tenté d'entrer pour voir ce qui se passait. Mieux valait ne pas courir ce risque. Après tout, Lisa avait sa boîte d'allumettes.

Soudain, une idée lui traversa l'esprit; les gens, c'était certain, sont toujours plus maladroits dans le noir.... Un plan s'ébauchait dans sa tête : il s'agissait d'enlever l'ampoule fixée au plafond.

Le premier geste des employés, lorsqu'ils reviendraient à huit heures, serait de tourner l'interrupteur placé près de la porte. Surpris de n'obtenir aucun résultat, ils parleraient de panne,

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d'ampoule brûlée; peut-être les deux prisonniers pourraient-ils en profiter pour se glisser au-dehors.

L'entreprise n'était pas sans risques, et Lisa, mieux que personne, savait à quel point son plan était précaire. Mais mieux valait un projet boiteux, une tentative désespérée, que la perspective de se laisser prendre comme des lapins enfumés dans leur terrier.

Ragaillardie par cette faible lueur d'espoir, Lisa se mit en devoir d'exécuter son plan. Il s'agissait de dévisser l'ampoule; mais comment l'atteindre ? La douille était fixée au plafond, et la pièce était haute. Un instant, elle envisagea la possibilité d'empiler les caisses au milieu du réduit et de grimper sur cet échafaudage improvisé. Mais les caisses étaient pesantes, et Lisa tenta en vain d'en déplacer une.

Alors ? Démonter l'interrupteur ? C'était compliqué, et dangereux : Lisa ne tenait à électrocuter personne. Une seule solution : briser l'ampoule.

Le temps passait. Rapidement, Lisa se déchaussa et remplaça par ses sandales à semelles de cordes les lourdes chaussures de cuir qu'elle avait mises au moment de quitter la « venta ». « Ça vaut un pavé ! » pensa-t-elle en soupesant un de ses souliers. Encore fallait-il viser avec précision. Où donc se trouvait l'ampoule, exactement ?

Tirant de sa poche sa boîte d'allumettes, elle en craqua une et, rapidement, repéra l'ampoule sale qui se balançait au plafond. L'allumette s'éteignit. Au jugé, Lisa lança une chaussure.

« Manqué, murmura-t-elle en entendant le soulier s'écraser avec un bruit mat contre le mur apposé. Essayons le deuxième. »

Cette fois, il fallait réussir. Le cœur battant, Lisa craqua une seconde allumette, en profita pour consulter sa montre — « huit heures moins vingt ! plus que vingt minutes ! » —, repéra l'ampoule avec soin et, au moment où l'allumette s'éteignait, lança la deuxième chaussure. Un tintement de verre brisé lui annonça qu'elle avait atteint son but.

Elle eut une pensée de regret pour ses chaussures perdues. « Bah ! se dit-elle. Elles auront tout de même servi à quelque chose... »

Un jappement discret de Bivouac lui fit tendre l'oreille. Elle écouta, et reconnut, de l'autre côté de la porte, les voix des deux employés dont elle attendait la venue. Attirant Bivouac près d'elle, elle s'appuya au mur contre lequel la 'porte viendrait se rabattre en s'ouvrant.

« On est en avance ! » grommela une voix, tandis qu'une clef fouillait la serrure.

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A son tour, elle s'endormit.

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La porte s'ouvrit. Tremblante d'angoisse, Lisa entendit le claquement de l'interrupteur, suivi de l'exclamation des deux hommes qui, machinalement, continuèrent à avancer dans le noir. C'était le moment : poussant Bivouac devant elle, Lisa contourna le battant qui la dissimulait et se glissa vers l'ouverture. Malgré ses espadrilles, le bruit de ses pas fit se retourner les deux employés.

« Nous sommes repérés ! » pensa Lisa.Au même moment, une inspiration lui vint : franchissant le seuil, elle

claqua la porte derrière elle et, rapidement, tourna la clef restée dans la serrure. Puis, avec Bivouac, elle traversa la place à toutes jambes et s'enfonça dans la nuit.

Derrière elle, les deux hommes de peine menaçaient de défoncer la porte à coups de poing.

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CHAPITRE VIII

IL PLEUVAIT. Une pluie verticale qui semblait vouloir durer toute la nuit et, entre les deux haies de mûriers, faisait luire la route comme un grand serpent noir. Lisa s'arrêta, dirigea un regard navré sur ses espadrilles rouges dont les semelles de corde buvaient les flaques, et soupira. Bivouac leva vers elle ses yeux patients.

« II faudrait s'arrêter, murmura l'enfant, et attendre quelque part, au sec. Mais où ?»

Malgré l'obscurité, il était facile de reconnaître, dans ce paysage noyé de pluie, des vignobles à perte de vue. Rien qui promît un abri efficace contre le déluge qui transperçait les mûriers eux-mêmes.

L'orage les avait surpris à la sortie de Saint-Affrique; mais un orage, c'était peu de chose à côté de la panique qui tenaillait Lisa. Elle sentait sur ses talons des poursuivants imaginaires, bien décidés à lui faire payer ses méfaits de la journée. Evitant les habitations, se cachant au passage des véhicules, ils avaient marché, marché. Cela durait depuis des heures. Maintenant, ils se trouvaient, à deux heures du matin, sur une route inconnue que fouettait une averse tenace.

« Avançons, décida l'enfant, nous aurons moins froid. »Et elle repartit. Le chien,!; à son côté, reprenait le petit trot régulier qui

permet à ses frères de race de couvrir, sans trop de fatigue, des distances considérables.

** *

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La nuit semblait inusable. L'averse violente s'était transformée en une petite pluie fine et serrée qui donnait à cette marche sains fin la qualité irréelle d'un cauchemar. Lisa sentait le sommeil l'envahir et n'avançait plus qu'en trébuchant. Combien de nuits avait-elle passé sur les routes, dans les bois ? Il lui semblait qu'elle n'avait pas dormi dans un lit depuis des mois.

Ce fut Bivouac qui l'arrêta, devant un poteau indicateur qui portait, en lettres noires sur un fond jaune délavé : Belle-Epine, 1 kilomètre.

Le nom me lui disait rien. Ville, village ? En tout cas, des maisons, des êtres humains, qui ne refuseraient pas un gîte à une enfant et une bête épuisées, trempées, et tombant de sommeil. Saint-Affrique était loin, et c'était l'essentiel.

Lisa sentit un peu de courage lui revenir. Rejetant en arrière les mèches qui plaquaient à ses joues, elle se redressa. « Un kilomètre, calcula-t-elle, ça représente un quart d'heure de -marche; pas plus. » Elle eut une tape encourageante pour Bivouac qui s'ébrouait, et repartit d'un pas plus ferme.

Belle-Epine, elle s'en aperçut bien vite, n'était qu'un tout petit hameau groupé autour d'une place minuscule : si elle se décidait à frapper à toutes les portes, elle n'aurait guère de chemin à faire.

Un coup d'œil circulaire lui fit découvrir la mairie, la gendarmerie, un café-tabac (fermé), l'église flanquée d'un presbytère modeste, et quelques maisons aux volets clos. Au centré, le point de repère du monument aux morts.

Même quand on a très froid et très sommeil, on hésite à aller demander un lit à de paisibles citoyens qui reposent au chaud dans le leur. Bivouac prit l'initiative de la démarche et lança un de ces rares mais puissants aboiements. Lisa sursauta; elle tenta machinalement de le faire taire. Mais le chien insistait; bientôt, deux fenêtres s'ouvrirent et, tandis qu'une voix d'homme lançait au hasard quelques insultes, une main anonyme mais fidèle à la tradition envoyait dans la direction des deux errants le contenu d'un seau d'eau.

« Mauvais début », constata Lisa qui commençait à envisager l'idée de quitter Belle-Epine sans insister davantage. Les derniers jours avaient contribué à développer en elle une peur du gendarme et une méfiance qui, en face de chaque difficulté, lui conseillaient la fuite de préférence à toute autre solution.

Elle hésitait encore lorsque, dans le petit presbytère, une fenêtre s'éclaira. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit et une silhouette noire apparut sur le seuil. L'enfant bondit sur l'occasion et, entraînant Bivouac, alla au-devant du prêtre.

BIVOUAC, MON AMI

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II parla le premier, et ce fut pour s'étonner de trouver devant son église, à trois heures du matin, une petite fille et un chien qui semblaient avoir passé la nuit dans la rivière.

« L'heure n'est pourtant pas aux explications », pensa Lisa tout en s'efforçant de satisfaire, sans se compromettre, la curiosité du prêtre. D'ailleurs le saint homme paraissait avoir compris l'urgence de la situation et, sans insister davantage, conduisait l'enfant et le chien à l'intérieur de la maison.

La grande cuisine carrelée de rouge semblait un paradis retrouvé. Lisa nota avec délices la rangée de casseroles étincelantes, les petits rideaux blancs et verts, et pensa, avec urne pointe de regret : « II ferait bon s'arrêter quelques jours ici.... » Mais le bol de soupe chaude que le prêtre avait placé devant elle la détourna bientôt de ses pensées; et elle se mit à manger.

Après avoir servi à Bivouac une copieuse assiettée de la même soupe, son hôte s'était installé dans un vieux fauteuil et, tout en tirant sur sa pipe, ne quittait pas l'enfant du regard. Lisa, de son côté, enregistrait la silhouette massive du prêtre, son visage aux rides profondes, son crâne dénudé, ses mains soignées. « Ce doit être un brave homme, pensa-t-elle. Chez lui, nous sommes en sécurité, au moins pour quelques heures. »

Elle avala les dernières gouttes de son potage, et attendit. Bivouac avait terminé depuis longtemps, et menaçait de s'endormir sur place. Le prêtre se leva.

« Vous allez dormir un peu, tous les deux, dit-il. Vous en avez besoin.»La petite chambre où il les conduisit contenait un lit de fer étroit et une

chaise de bois grossier; Lisa eut l'impression,, pourtant, de n'avoir jamais rien vu d'aussi confortable. Déjà Bivouac prenait possession de la descente de lit.

Le prêtre se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et, désignant le crucifix accroché au mur :

« N'oublie pas ta prière », dit-il à l'enfant.Lisa se retrouva seule. En guise de prière, elle repassa dans son esprit

les événements des derniers jours. Sa prudence toute neuve lui disait que cette halte sous un toit était contraire à ses plans; qu'il faudrait sans doute payer demain, de quelques aveux, le bien-être de la minute présente. Mais Lisa était à bout de forces.

« On verra demain »}: décida-t-elle en fermant les yeux.

** *

II était onze heures du matin. Lisa venait de s'éveiller; et le

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problème qu'elle avait refusé de résoudre avant de s'endormir se posait de nouveau. Mais cette fois, il n'était plus question de remettre sa solution au lendemain : dans quelques minutes, il faudrait descendre, revoir le prêtre qui l'avait accueillie sous son toit, répondre à ses questions. Répondre ?... Assise au bord de la chaise de bois blanc, Lisa hésitait. Elle comprenait bien que le devoir du prêtre, lorsqu'il connaîtrait son histoire, serait de s'assurer de son retour à Istillar dans les plus brefs délais : quelle importance pouvait avoir, pour une grande personne, le salut d'un chien, si on le comparait à la sécurité d'un enfant ? Apparemment, c'était tout simple : il suffisait de refuser de répondre aux questions du curé, et de repartir.

Mais en fait, c'était plus compliqué. D'abord, Lisa répugnait à répondre à la bonté du prêtre par un refus de s'expliquer qui ressemblait beaucoup à de l'ingratitude. Ensuite, il était évident que Belle-Epine représentait, dans son cas, la meilleure des cachettes : qui songerait à venir la chercher dans ce hameau perdu, situé à l'écart des grandes routes, à plusieurs heures de Saint-Affrique ? Y demeurer quelques jours, le temps de laisser s'apaiser le scandale de la veille et de dérouter ceux qui la cherchaient...

Elle soupira.« Inutile d'y penser, conclut-elle. Le mieux est de descendre, de dire

merci, et de repartir. »Elle se leva, appela Bivouac et, cueillant au passage la besace

accrochée à la poignée de la porte, s'en fut à la recherche de la cuisine.Elle la trouva sans peine car la maison n'était pas grande. Près de la

table, une forte femme en tablier blanc s'affairait entre une jatte de farine et une motte de beurre.

« La bonne du curé », pensa Lisa. « Bonjour, madame », ajouta-t-elle à haute voix.

La brave femme se retourna, puis revint à ses travaux de pâtisserie.« Je m'appelle Catherine », précisa-t-elle.Elle donna un tour à la pâte qu'elle pétrissait, l'écrasa au rouleau, la

replia encore, avant de reprendre :« T'as dormi ! Fallait-il que tu sois fatiguée !— On avait bien marché », répliqua Lisa vaguement.Catherine parut sentir la réticence et, tout en écrasant du pouce, au fond

d'un moule à tarte, la feuille de pâte qu'elle venait de façonner, changea de conversation :

« Monsieur le curé ne va pas tarder à rentrer, annonça-t-elle. Aide-moi donc à dresser le couvert. »

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Lisa s'empressa. Elle souhaitait faire plaisir au prêtre et à la bonne Catherine, et disposa de son mieux sur la table les assiettes de faïence aux teintes vives. Tout était prêt lorsque la porte s'ouvrit, livrant passage au prêtre.

Il s'épongea le front et eut un regard amusé à l'adresse de Bivouac qui suivait pas à pas les allées et venues de l'enfant.

« II paraît bien docile, pour un si gros chien ! » remarqua-t-il. Puis il se tourna vers Lisa :

« Es-tu reposée ? » demanda-t-il avec bienveillance.Lisa aurait voulu savoir lui répondre qu'elle se sentait mieux que

reposée, qu'elle avait l'impression de respirer librement pour la première fois depuis une semaine. Elle se contenta de balbutier quelques mots vagues, mais mit toute la sincérité de sa reconnaissance dans sa réponse maladroite. Mais le curé poursuivait :

« Puisque tu te sens mieux, tu vas pouvoir me parler de toi, et m'expliquer ce que tu faisais, toute seule, sur les routes, en pleine nuit, avec ce chien.... Comment s'appelle-t-il, ton chien ?

— Bivouac, dit Lisa, la gorge serrée.— Et toi ? »Elle répondit sans hésiter. Un prénom, ce n'était pas compromettant.« Lisa, c'est un bien joli nom, remarqua le prêtre. Et d'où viens-tu ? »« Nous y voilà ! » pensa l'enfant, navrée. Un instant, elle fut tentée de

répondre, de dire toute la vérité. Pendant qu'elle hésitait, son regard tomba sur Bivouac : les yeux fixés sur elle, le chien semblait attendre, lui aussi. « Je ne peux pas lui faire ça », conclut Lisa. Elle se tut.

Le prêtre reprit d'un ton encourageant :« Pourquoi n'as-tu pas confiance en moi ? Si tu as des ennuis, je dois

pouvoir t'aider....— Je vous en prie, monsieur le curé, interrompit Lisa, n'insistez pas :

je n'ai pas envie de vous mentir; et je ne peux pas vous dire la vérité. »Le curé observa un instant le visage désespéré de l'enfant qui, se

détournant, poursuivait :« D'ailleurs, nous allons partir tout de suite. »Lisa fit deux pas vers la porte. Le prêtre se leva et, la rejoignant, lui

posa la main sùi l'épaule.« Ne pars pas, lui dit-il. Pour l'instant, je ne te demande pas ton secret :

chacun de nous.a le sien, et je suis sûr que tu n'as rien fait de mal. Reste ici quelques jours, le temps de te reposer, et de réfléchir.... »

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CHAPITRE IX

Si LA pâtissière de Saint-Affrique avait eu l'idée d'aller faire un tour au presbytère de Belle-Epine, elle aurait eu du mal à reconnaître la petite vagabonde qu'elle avait voulu livrer à la police, trois jours plus tôt. Quarante-huit heures de sécurité, de bonne nourriture et d'affection avaient suffi à rendre à Lisa son air de petite fille sage et soignée; le bouvier, de son côté, semblait avoir, lui aussi, mis à profit le répit qui lui était offert.

« Tu grossis, Bivouac », plaisanta Lisa. Et elle caressa le chien qui,- couché devant la porte, goûtait les délices d'une sieste sans cauchemar.

Il faisait chaud. L'enfant s'assit sur la pierre fraîche du seuil. Elle venait de ranger la vaisselle du déjeuner. Catherine, quelque part dans la maison, se livrait à des raccommodages savants destinés à faire durer les maigres provisions de linge du presbytère. Le prêtre, le déjeuner terminé, était parti à bicyclette visiter un malade des environs. Lisa n'avait rien d'autre à faire que de savourer la paix de cet après-midi sans nuages.

Mais il y avait en elle un malaise qu'elle tentait vainement de dominer depuis son installation au presbytère et qui, aujourd'hui, triomphait de sa résistance et s'emparait de sa conscience.

« Le confort, c'est bien beau, réfléchissait-elle, tout en arrachant d'un geste machinal les herbes folles qui poussaient entre les dalles du seuil. Encore faut-il savoir de quel prix on le paie; et qui en fait les frais.... »

Cette halte dans un havre sûr, elle la payait d'un peu de son honneur.

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Son séjour au presbytère reposait sur un malentendu que Lisa entretenait en silence : le prêtre lui avait donné asile dans l'espoir de lui voir reprendre confiance et avouer ses projets. Lisa, de son côté, n'était restée que par intérêt, parce qu'elle espérait égarer les recherches et brouiller sa piste. Mais son honnêteté naturelle, et l'affection qu'elle sentait naître en elle pour le prêtre, la rappelaient maintenant à l'ordre : elle était en train de se rendre coupable d'un abus de confiance dont elle avait honte.

Elle regarda le chien qui, le museau sur les pattes, dormait toujours.« J'ai pourtant un devoir envers Bivouac, raisonna-t-elle. Plus je

prolonge notre séjour ici, plus j'ai de chances d'arriver à Mende sans encombres. Ce serait trop facile de faire le malheur de ceux qu'on aime sous prétexte de garder la paix de sa conscience.... »

Le dilemme n'était pas facile à résoudre, et elle aurait eu peine à prendre une décision immédiate.

« Attendons encore quelques jours », soupira-t-elle.Un bruit de pas vint interrompre ses réflexions; elle leva la tête : le

facteur du village traversait la place en direction du presbytère. A mi-chemin, il s'immobilisa pour laisser passer un camion qui alla se ranger devant la mairie; puis il se remit en marche et vint se planter devant l'enfant.

« Madame Catherine n'est donc pas là ? demanda-t-il en fouillant dans sa sacoche.

— Elle est occupée à l'intérieur, expliqua Lisa.— Ça ne fait rien, répliqua le facteur. J'apporte seulement le journal.

Tu le lui donneras.... »Lisa prit le journal qu'on lui tendait, et rentra dans la maison. L'intérieur

du presbytère était plongé dans le silence. « Madame Catherine, appela l'enfant, j'ai votre journal. » Personne ne répondit. La fillette se dirigea vers la petite pièce qui servait à la fois de chambre à coucher et de lingerie à la bonne du curé. La porte était restée entrebâillée; Lisa passa la tête par l'ouverture, et sourit : enfoncée dans son fauteuil d'osier, la tête renversée contre le dossier, Catherine dormait. Sur la pointe des pieds, Lisa alla ramasser le torchon à moitié ourlé qui avait glissé des mains de la brave femme, le posa sur la table, puis sortit en refermant doucement la porte.

Traversant la cuisine, elle retourna se planter sur le seuil, et bâilla.« Tout le monde dort, ici, constata-t-elle; c'est contagieux ! »Un chat roux traversa la place d'un pas délibéré, s'arrêta devant le

monument aux morts pour s'étirer à loisir, puis repartit

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lentement et alla tourner autour du camion qui stationnait devant la mairie. Lisa suivit des yeux le petit animal, puis jeta un coup d'œil au camion noirci de poussier.

« Une livraison de charbon au mois de juillet ? s'étonna-t-elle. Drôle d'idée ! »

Elle s'avisa, soudain, du journal qu'elle n'avait pas lâché.« Voyons les nouvelles », décida-t-elle.Lisa ne lisait jamais les journaux. Et c'est d'un œil distrait qu'elle

parcourut les trois premières pages du Réveil de Saint-Affrique : informations sportives, petites annonces, horoscopes du jour, publicité, tout cela passait vaguement devant ses yeux tandis que, sans s'en rendre compte, elle se laissait aller peu à peu à une douce somnolence.

Tout à coup, elle sursauta, le visage décoloré : au milieu de la troisième page, un entrefilet qu'elle avait parcouru sans y penser, venait de lui donner un coup brutal. Espérant s'être trompée, elle le relut; l'article disait, sans équivoque :

LA POLICE RECHERCHE

Une fillette de douze ans nommée Usa, qui a quitté le 26 juin la ferme de son oncle, près d'Istillar. Signalement : yeux bleus, cheveux noirs bouclés (courts). L'enfant est accompagnée d'un bouvier des Flandres répondant au nom de Bivouac.

La fillette et le chien ont été vus, il y a trois jours, dans Saint-Affrique.ATTENTION ! le chien est DANGEREUX.

Les mains de Lisa se crispèrent sur le journal : l'oncle Luigi avait prévenu la police... elle était repérée, Bivouac signalé comme dangereux....

En quelques secondes, l'effet bienfaisant de son séjour à Belle-Epine fut anéanti. Lisa redevenait une fugitive, traquée, affolée.

« II faut partir tout de suite, décida-t-elle. Quitter la région, nous éloigner du presbytère avant qu'un autre journal ne tombe sous les yeux du curé ou de Catherine. Je n'aurai même pas le droit de leur dire adieu », constata-t-elle avec amertume.

Elle sentit quelques larmes piquer ses yeux, et se moucha avec rage. C'était bien Je moment de s'attendrir ! Il y avait mieux à faire. L'enfant s'efforça de retrouver son sang-froid.

« D'abord, décida-t-elle, brouiller la piste; c'est-à-dire détruire ce journal. Inutile de renseigner M. le curé. »

Elle rentra dans la cuisine et jeta la feuille imprimée dans

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le foyer de la cuisinière dont les cendres recouvraient quelques braises. Le papier prit feu sur-le-champ. Tout en le regardant flamber, Lisa continuait à réfléchir.

« Partir, pensait-elle, soit; mais pas à pied. Sur les routes, tout le monde rencontre tout le monde; et déjà, trop de gens m'ont vue. Alors, comment ? »

Il n'y avait pas de gare, à Belle-Epine; pas d'autocar, non plus. Lorsque les habitants du hameau voulaient « aller en ville », ils avaient recours à l'auto démodée du maire ou, plus souvent, à leurs propres carrioles.

Le journal était consumé; Lisa retourna à la porte.« Il faut pourtant partir tout de suite, se dit-elle. Le curé est

absent, Catherine dort, la place est déserte... » t

L'horloge de l'église sonna quatre coups. Du regard, l'enfant fit le tour de la place; le camion était encore arrêté devant la mairie. La cabine était vide. Le chauffeur et son aide, leur livraison terminée,

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devaient se rafraîchir chez le maire. De loin, la fillette pouvait lire, sur la plaque fixée à l'arrière du véhicule : Charbons Montagner, Albi.

Albi, c'était loin; c'était une grande ville, avec une gare.Lisa n'hésita pas. Bondissant dans la cuisine, elle saisit le

bissac qui, depuis deux jours, attendait pendu à l'espagnolette de la fenêtre; puis elle ressortit, et alla secouer Bivouac qui se leva en s'ébrouant et, sans chercher à comprendre, la suivit.

La fillette entama la traversée de la place. Un coup d'œil l'assura que tous les volets étaient clos. Derrière la vitre du café-tabac, elle aperçut le cafetier qui, assis derrière son comptoir, faisait la sieste, comme tout le monde.

Il ne restait plus qu'à grimper dans le camion.Sous la bâche s'empilaient des sacs vides. Sifflant doucement

le bouvier, Lisa sauta à l'arrière et alla se nicher avec le chien sous un tas de sacs imprégnés de poussière de charbon. II était temps : la porte de la mairie s'ouvrait, livrant passage aux camionneurs. Le cœur battant, Lisa entendit lés deux hommes monter dans la cabine, mettre le moteur en marche.

***

Deux heures plus tard, le camion ralentissait. Passant la tête entre les sacs, Lisa souleva un coin de la bâche et regarda au dehors: on arrivait dans une grande ville; les trottoirs larges, la chaussée encombrée de véhicules en étaient la preuve.

Il s'agissait, maintenant, de quitter le camion avant qu'il n'arrive à destination. La fillette sortit de sa pile de sac avec le bouvier. Ensemble, ils guettèrent le moment propice : ils n'eurent pas longtemps à attendre; au carrefour suivant, le véhicule freina, puis s'arrêta, bloqué par un feu rouge.

Les deux fugitifs sautèrent en même temps; un craquement triste annonça que la jupe de l'enfant faisait les frais de l'opération.

Noirs de poussier, Lisa et Bivouac débarquaient à Albi.

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TROISIEME

PARTIE CHAPITRE X

LISA et Bivouac s'étaient dirigés vers la gare d'Albi. « Nous y trouverons certainement une fontaine, une salle d'attente, et l'heure du prochain train pour Mende », avait prévu Lisa. Son espoir ne fut pas déçu; à ceci près que le prochain train pour Mende ne passerait pas' avant le lendemain, à cinq heures du soir. Il était six heures un quart, et il ne leur restait plus qu'à organiser de leur mieux les vingt-trois heures de leur séjour forcé à Aâbi.

Lavés, coiffés, un pli adroit dissimulant la déchirure de la jupe, les fugitifs commencèrent à reprendre respiration. « Allons dîner », proposa Lisa.

Le buffet de la gare constituait une tentation qu'elle écarta parce qu'imprudente, et aussi trop coûteuse. Elle se rabattit sur les boutiques du quartier : pour elle, une tranche de jambon et une banane, accompagnées d'un petit pain à sept francs; pour Bivouac, un morceau de viande défraîchie que le boucher du coin lui céda à un prix avantageux.

Quittant le quartier de la gare, ils contournèrent la Cité Administrative, empruntèrent la rue du général Sibylle, et se retrouvèrent sur les bords du Tarn.

Le dîner au bord de l'eau, le retour par les rues désertes qu'animait parfois la voix désaccordée d'un vieux piano, le vol silencieux des hirondelles découpées en noir sur le ciel pâli de nuit — tout cela fit à Lisa l'effet d'une sorte de trêve de Dieu dans la lutte qu'elle menait depuis une semaine.

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Il s'agissait cependant de trouver un abri pour la nuit. Lisa réfléchit que c'était à la gare qu'on risquait le moins de la remarquer. « II y a toujours des gens qui dorment dans les salles d'attente, pensa-t-elle; personne ne s'étonnera de m'y voir... »

Lorsque, la main posée sur la tête de Bivouac qui semblait partager son humeur, elle atteignit la gare, elle trouva quelque chose d'accueillant à la salle d'attente pauvrement éclairée, meublée de banquettes qui perdaient leur crin par cent vieilles blessures. Toute méfiance endormie, Lisa et Bivouac s'apprêtèrent à passer la nuit dans la gare d'Albi.

** *

On se lève tôt dans les salles d'attente. Et les deux amis se trouvèrent, au réveil, à la tête d'une longue journée à user.

Lisa aurait volontiers dormi encore un peu; mais déjà l'équipe de balayeurs qui venait de prendre possession de la gare, entrait, avec seaux et balais, dans son abri de fortune et lui rappelait de pénibles souvenirs. « N'insistons pas ! » se dit l'enfant; et, secouant d'une tape Bivouac qui bâillait encore sous une banquette, elle quitta la salle d'attente.

Un des bancs qui faisaient cercle sur la place de la gare, en face de l'horloge, les accueillit. Lisa en profita pour remettre sa montre à l'heure. « Sept heures, annonça-t-elle, nous avons du temps devant nous : ce serait l'occasion de faire nos comptes. »

Elle prit son temps et, à l'aide de son crayon à bille, se mit à additionner sur un lambeau de papier les dépenses des derniers jours.

« Deux cent cinq francs à la charcuterie de Saint-Affrique, calcula-t-elle, plus les cent trente francs que nous a coûté le dîner d'hier soir. Ce qui fait.... » Rapidement elle additionna : «... trois cent trente-cinq francs; -ôtés de deux mille quatre cent trente sept..., il doit nous rester... deux mille cent deux francs. »

Tirant son porte-monnaie de sa poche, elle fit son compte : « Ils y sont, constata-t-elle avec satisfaction. Disons, pour arrondir la somme, que je consacrerai les cent deux francs à l'achat d'une pile neuve pour ma lampe de poche : nous pouvons en avoir besoin. Restent deux mille francs. D'Albi à Mende, le billet de troisième classe coûte mille deux cents francs; ce qui nous laisse encore huit cents francs pour le repas d'aujourd'hui et l'imprévu : c'est royal ! »

Bien entendu, les frais du retour de Lisa à Istillar ne figuraient pas dans ces calculs; Lisa s'était bien gardée d'y penser.

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** *

Midi approchait. Lisa et Bivouac, qui avaient passé la matinée à errer dans les rues de la ville, commençaient à souffrir de la chaleur et à sentir leur fatigue. A l'angle du boulevard de Strasbourg et de la rue de la Croix-Verte, l'enfant s'arrêta et jeta un coup d'œil autour d'elle. Ravi de la halte, le chien s'assit immédiatement sur le trottoir.

« II nous faudrait trouver un square, un jardin public, murmura Lisa. Nous pourrions y déjeuner et nous y reposer un peu. Encore cinq heures avant le départ du train. Je commence à trouver le temps long ! »

Tout en parlant, elle continuait son inspection du carrefour où elle s'était arrêtée. Un attroupement qui s'était formé sur le trottoir opposé attira son attention et provoqua sa curiosité toujours en éveil. « Allons voir ! » dit-elle à Bivouac; et oubliant tous ses problèmes, elle traversa la rue et alla se joindre au groupe de badauds.

Se faufilant à travers la foule, elle se trouva bientôt au premier rang des curieux qui faisaient cercle autour d'un accordéoniste. L'homme, assis sur un petit pliant, maniait son instrument avec un brio 'et une sincérité d'inspiration qui faisaient oublier la médiocrité de sa technique; et tout de suite l'enfant fut sous le charme.

Tout en écoutant, elle notait la canne blanche posée sur le sol à côté de la boîte de fer battu qui tenait lieu de sébile, et les lunettes noires qui cachaient les yeux de l'accordéoniste. « Un aveugle, conclut-elle. Comme c'est triste ! c'est vrai qu'il est vieux.... »

Vieux, l'homme pouvait le paraître aux yeux d'une enfant de douze ans — avec sa barbe poivre et sel mal rasée, son crâne presque chauve, et sa silhouette cassée sur l'accordéon en une posture caricaturale. Il y avait pourtant une jeunesse évidente dans le sourire malicieux qui jouait sur le visage sans regard.

Lisa interrompit son examen : pressé par la foule qui semblait le connaître, le musicien se lançait dans une interprétation fantaisiste mais charmante d'une vieille mélodie populaire. L'enfant prêta l'oreille : « Je connais ça », pensa-t-elle. Aussitôt le titre lui revint : elle l'avait apprise en classe, deux ans plus tôt, la chanson des Colchiques. Et sans plus réfléchir, elle se mit à fredonner.

L'aveugle leva la tête et, l'espace d'un instant, se tourna dans la direction d'où lui parvenait la voix un peu frêle mais juste.

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Sans doute sensible, lui aussi, à la musique, Bivouac s'était rapproché de l'accordéoniste et, assis devant Lisa, écoutait.

Le musicien avait si bien captivé l'attention de son public que personne ne vit l'agent de police approcher. Et Lisa sursauta lorsqu'il lui posa la main sur l'épaule. Ramenée brutalement à la réalité, il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui lui arrivait : elle blêmit. Là police l'avait rejointe !

L'aveugle s'était arrêté de jouer; et maintenant, c'était autour de l'enfant et du chien que la foule faisait cercle, dans l'attente de l'incident qui se préparait.

« II est à toi, ce chien ?— Oui, monsieur, balbutia Lisa, plaçant instinctivement sa main sur

l'encolure de Bivouac qui déjà montrait les dents.— Comment t'appelles-tu ?— Lisa....— Tu sais que tu es en faute ? » poursuivit le représentant de l'ordre.L'enfant n'en écouta pas davantage. Affolée, elle fit volte-face et,

Bivouac sur ses talons, fendit la foule.Stupéfait, l'agent la vit atteindre le bord du trottoir et s'élancer dans la

rue. Il n'eut pas le temps d'intervenir; l'accident se produisit en l'espace de quelques secondes : au moment où Lisa atteignait le milieu de la chaussée, elle aperçut à vingt mètres, un camion de dix tonnes qui débouchait sur sa droite. Le conducteur freina en jurant. Mais déjà, presque sous les roues, Bivouac traversait la rue d'un bond aveugle. Sur le trottoir où son élan le fit atterrir s'ouvrait une bouche d'égout dont on avait retiré la plaque pour cause de travaux. Le chien franchit, sans la voir, la chaîne qui, par mesure de sécurité, avait été placée autour de l'ouverture. Sentant le sol se dérober sous ses pattes, il tenta vainement de se raccrocher aux bords de l'ouverture : ses pattes glissèrent sur île métal lisse et il se sentit tomber dans le noir.

Au même moment, Lisa qui, d'instinct, avait reculé à la vue du camion, se jetait contre une bicyclette qui passait derrière elle, et tombait sur la chaussée.

Aussitôt, la rue fut pleine de monde. Le public s'était regroupé autour de l'enfant qui avait perdu connaissance, cependant que l'agent s'efforçait de désigner les responsables. Ni le conducteur du camion ni le cycliste, c'était évident, n'étaient en faute.

Déjà des femmes, armées de mouchoirs mouillés en hâte à une borne-fontaine, s'empressaient autour de Lisa qu'on avait étendue sur le trottoir.

« Je me demande ce qui lui a pris ! monologuait l'agent. J'al-

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Midi approchait. Lisa et Bivouac, qui avaient passé la matinée à errer dans les rues de la ville, commençaient à souffrir de la chaleur et à sentir leur fatigue. A l'angle du boulevard de Strasbourg et de la rue de la Croix-Verte, l'enfant s'arrêta et jeta un coup d'œil autour d'elle. Ravi de la halte, le chien s'assit immédiatement sur le trottoir.

« II nous faudrait trouver un square, un jardin public, murmura Lisa. Nous pourrions y déjeuner et nous y reposer un peu. Encore cinq heures avant le départ du train. Je commence à trouver le temps long ! »

Tout en parlant, elle continuait son inspection du carrefour où elle s'était arrêtée. Un attroupement qui s'était formé sur le trottoir opposé attira son attention et provoqua sa curiosité toujours en éveil. « Allons voir ! » dit-elle à Bivouac; et oubliant tous ses problèmes, elle traversa la rue et alla se joindre au groupe de badauds.

Se faufilant à travers la foule, elle se trouva bientôt au premier rang des curieux qui faisaient cercle autour d'un accordéoniste. L'homme, assis sur un petit pliant, maniait son instrument avec un brio 'et une sincérité d'inspiration qui faisaient oublier la médiocrité de sa technique; et tout de suite l'enfant fut sous le charme.

Tout en écoutant, elle notait la canne blanche posée sur le sol à côté de la boîte de fer battu qui tenait lieu de sébile, et les lunettes noires qui cachaient les yeux de l'accordéoniste. « Un aveugle, conclut-elle. Comme c'est triste ! c'est vrai qu'il est vieux.... »

Vieux, l'homme pouvait le paraître aux yeux d'une enfant de douze ans — avec sa barbe poivre et sel mal rasée, son crâne presque chauve, et sa silhouette cassée sur l'accordéon en une posture caricaturale. Il y avait pourtant une jeunesse évidente dans le sourire malicieux qui jouait sur le visage sans regard.

Lisa interrompit son examen : pressé par la foule qui semblait le connaître, le musicien se lançait dans une interprétation fantaisiste mais charmante d'une vieille mélodie populaire. L'enfant prêta l'oreille : « Je connais ça », pensa-t-elle. Aussitôt le titre lui revint : elle l'avait apprise en classe, deux ans plus tôt, la chanson des Colchiques. Et sans plus réfléchir, elle se mit à fredonner.

L'aveugle leva la tête et, l'espace d'un instant, se tourna dans la direction d'où lui parvenait la voix un peu frêle mais juste.

Sans doute sensible, lui aussi, à la musique, Bivouac s'était rapproché de l'accordéoniste et, assis devant Lisa, écoutait.

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Le musicien avait si bien captivé l'attention de son public que personne ne vit l'agent de police approcher. Et Lisa sursauta lorsqu'il lui posa la main sur l'épaule. Ramenée brutalement à la réalité, il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui lui arrivait : elle blêmit. Là police l'avait rejointe !

L'aveugle s'était arrêté de jouer; et maintenant, c'était autour de l'enfant et du chien que la foule faisait cercle, dans l'attente de l'incident qui se préparait.

« Il est à toi, ce chien ?— Oui, monsieur, balbutia Lisa, plaçant instinctivement sa main sur

l'encolure de Bivouac qui déjà montrait les dents.— Comment t'appelles-tu ?— Lisa....— Tu sais que tu es en faute ? » poursuivit le représentant de l'ordre.L'enfant n'en écouta pas davantage. Affolée, elle fit volte-face et,

Bivouac sur ses talons, fendit la foule.Stupéfait, l'agent la vit atteindre le bord du trottoir et s'élancer dans la

rue. Il n'eut pas le temps d'intervenir; l'accident se produisit en l'espace de quelques secondes : au moment où Lisa atteignait le milieu de la chaussée, elle aperçut à vingt mètres, un camion de dix tonnes qui débouchait sur sa droite. Le conducteur freina en jurant. Mais déjà, presque sous les roues, Bivouac traversait la rue d'un bond aveugle. Sur le trottoir où son élan le fit atterrir s'ouvrait une bouche d'égout dont on avait retiré la plaque pour cause de travaux. Le chien franchit, sans la voir, la chaîne qui, par mesure de sécurité, avait été placée autour de l'ouverture. Sentant le sol se dérober sous ses pattes, il tenta vainement de se raccrocher aux bords de l'ouverture : ses pattes glissèrent sur île métal lisse et il se sentit tomber dans le noir.

Au même moment, Lisa qui, d'instinct, avait reculé à la vue du camion, se jetait contre une bicyclette qui passait derrière elle, et tombait sur la chaussée.

Aussitôt, la rue fut pleine de monde. Le public s'était regroupé autour de l'enfant qui avait perdu connaissance, cependant que l'agent s'efforçait de désigner les responsables. Ni le conducteur du camion ni le cycliste, c'était évident, n'étaient en faute.

Déjà des femmes, armées de mouchoirs mouillés en hâte à une borne-fontaine, s'empressaient autour de Lisa qu'on avait étendue sur le trottoir.

« Je me demande ce qui lui a pris ! monologuait l'agent. J'allais lui

expliquer qu'il fallait qu'elle mette à son chien une laisse, ou une muselière.... Forcément, dans la rue.... Et la voilà qui prend la poudre d'escampette sans même écouter !...»

Quittant son pliant, l'aveugle s'avança vers le centre du groupe.

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« Comment va-t-elle ? » demanda-t-il.Un badaud de bonne volonté le renseigna :« Elle n'est pas blessée; seulement évanouie : c'est le choc...— Tiens, son chien a disparu ! » remarqua une autre voix. L'agent qui

lavait entendu jeta un coup d'œil autour de lui : « II a dû prendre peur, finit-il par conclure, ne voyant

Bivouac nulle part. Il reviendra.... »Lisa ouvrit les yeux. Elle regarda, sans comprendre, les visages penchés

au-dessus d'elle, puis tenta de se lever.« Eh bien, mignonne, tu te sens mieux ? demanda une femme. Tu nous

as fait peur.... »L'agent commençait à trouver que d'incident faisait long feu :« Puisque l'enfant n'a rien, rentrez tous chez vous », suggéra-t-il. Il eut

un regard vaguement soupçonneux à l'adresse de Lisa qui venait de se remettre debout et, d'un geste automatique, remontait sur son épaule le bissac qu'elle n'avait pas lâché. « Toi, ajouta-t-il, tâche de ne pas courir les rues....

— Je la connais, coupa l'accordéoniste. C'est la fille d'une de mes voisines. Je vais la raccompagner. » Et, tandis que l'agent dispersait (la foule, il ramassa son pliant, sa sébile, sa canne — puis, s'emparant de la main de l'enfant, se mit en marche.

Lisia leva vers l'aveugle un regard étonné : « Vous savez où j'habite ? lui demanda-t-elle.

— Non », fit l'homme.Un peu d'angoisse passa dans les yeux de l'enfant : « Moi non plus »,

finit-elle par avouer.

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CHAPITRE XI

BIVOUAC avait atterri durement sur le ciment du boyau qui n'était qu'une artère du réseau souterrain où circulaient les conduites de gaz et les canalisations des égouts d'Albi. Etourdi, il s'assit et, dans le noir, se mit à lécher ses pattes écorchées.

Bientôt, il abandonna sa tâche pour humer, à petits coups, l'air confiné du souterrain : les odeurs inconnues qui lui parvenaient le déroutaient autant que l'obscurité totale où il était plongé. Plus encore que l'étrangeté de sa prison, ce fut l'absence de Lisa qui l'inquiéta : elle avait disparu au moment où un danger grave les menaçait tous les deux. Ou bien, était-ce lui qui l'avait abandonnée ? Bivouac se sentit coupable. Poussé par le désir de retrouver l'enfant, plus encore que par la nécessité de découvrir une issue qui le ramènerait à l'air libre, il se leva et, dans le noir, se mit en marche.

Il avança avec précaution. L'obscurité totale l'obligeait à se fier uniquement au témoignage de son ouïe et de son odorat. Les oreilles dressées, le museau pointé devant lui, il se mit à longer l'énorme conduite de ciment où, avec un bruit de rivière de montagne, coulaient les eaux usées de toute une ville. Le chien n'avait pas hésité sur 'la direction à suivre : son instinct lui conseillait de suivre le courant, et il obéissait.

Il avait fait une centaine de mètres lorsqu'il sentit s'amorcer sous ses pas une peinte glissante d'humidité. Bivouac hésita : du bas de la pente lui parvenait une fraîcheur précise, en même temps que le bruit d'un ruissellement, plus puissant que la voix qui se faisait entendre dans la conduite de ciment.

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Un instant, il fut tenté de rebrousser chemin. Mais il n'avait rien (laissé derrière lui qui lui permît d'espérer, de ce côté, une libération rapide. Résolument, il s'engagea dans le nouveau boyau.

Tout d'abord, il n'eut pas de peine à avancer : le ciment humide, la pente douce, rendaient facile sa marche et le dispensaient de tout effort. Mais bientôt le boyau parut s'enfoncer plus rapidement dans le sol, et Bivouac dut résister contre l'élan que lui donnait son propre poids. L'eau, plus proche maintenant, envoyait jusqu'à lui des vapeurs tièdes qui, en touchant les parois de ciment, se résolvaient en une buée qui ruisselait partout.

Soudain, le chien se sentit glisser sur la pente plus raide; s'aidant de ses griffes, il réussit à s'arrêter au bout de quelques mètres. Au-dessous de lui, toute proche, l'eau grondait. Effrayé maintenant, il tenta de revenir sur ses pas. Mais il avait trop attendu : sous ses pattes, la pente raide et luisante d'eau n'offrait aucune prise, et tous ses efforts pour remonter ne réussirent qu'à le faire glisser un peu plus bas.

Arc-bouté, suffoqué de vapeurs écœurantes, Bivouac lutta un instant contre la force qui l'entraînait irrévocablement vers le fond du souterrain. Au bout de quelques secondes, il sentit que ses pattes crispées lâchaient prise. Dans un élan désespéré, il fit un dernier bond pour atteindre le palier supérieur; un instant il put croire qu'il avait réussi : ses pattes rencontrèrent le ciment plus sec de la paroi; il s'accrocha de toutes ses griffes, tenta de trouver un point d'appui. Mais la surface lisse ne se laissa pas entamer et, vaincu, Bivouac roula au bas de la pente.

***

1l avait eu plus de peur que de mal. Il se releva et s'ébroua. Ses yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité du souterrain, et il devina, à un mètre de lui, le canal où roulaient les eaux grasses des égouts. Dans l'ombre, il eut un plissement écœuré du museau : il devinait qu'il lui faudrait suivre ce fleuve souterrain répugnant pour trouver l'issue qui le ramènerait à la surface du sol.

Il allait reprendre sa route quand il sentit quelque chose de vivant qui lui filait entre les pattes. L'échiné hérissée, il tendit l'oreille. Par-dessus le grondement sourd des eaux lui parvenait un autre bruit, plus aigu, fait du grattement de mille pattes menues sur le ciment du souterrain. Il gronda : il venait de reconnaître le vieil ennemi du chien et de l'homme, la race immonde qui vit de détritus et d'ombre : les rats.

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Ses pattes rencontrèrent le ciment plus sec de la paroi.

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Bivouac était un chien de taille imposante; et aussi un chien courageux. Mais il savait que ni son courage ni sa force ne le protégeraient longtemps contre les milliers de rongeurs qui peuplaient le souterrain, s'il leur laissait le temps de l'attaquer. L'immobilité pouvait devenir dangereuse : déjà deux rats énormes, plus audacieux que les autres, s'approchaient de lui jusqu'à frôler le bout de ses pattes. Il devinait, dans l'ombre, leurs petits yeux cruels fixés sur lui avec l'intérêt actif qu'inspiré à de perpétuels affamés la perspective d'un repas.

Immédiatement, Bivouac se remit en marche.

A mesure qu'il avançait, il sentait courir plus nombreux autour de lui les rats que sa présence avait attirés du fond de leurs repaires les plus secrets. Il accéléra sa course, dans l'espoir de les décourager. Mais les rats avaient pour eux leur nombre, et Je savaient. Une meute imposante s'attachait aux pas du chien tandis qu'une colonne de renfort, surgie de tous les coins du souterrain, venait au-devant de lui.

Soudain toi rat de la taille d'un petit chien s'élança sur Bivouac; il ne réussit qu'à s'agripper un instant aux longs poils du bouvier qui, d'une secousse, se débarrassa rapidement de l'assaillant.

Cette fois, le danger était réel; il n'y avait plus une minute à perdre. Bivouac se mit à courir le long du canal. Le sol glissant contrariait sa course — et, plus encore, l'obstacle vivant que constituaient les centaines de rats qui, exaspérés à l'idée de voir leur proie leur échapper, galopaient à ses côtés et jusque sous ses pattes.

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Le chien, cependant, força l'allure et parvint à un coude du souterrain. Il franchissait le tournant lorsqu'il aperçut, très loin devant lui, une lueur vague, un point minuscule où l'ombre semblait se faire moins dense. Un peu d'espoir lui revint; de la lumière, cela signifiait la présence d'êtres humains ou, mieux encore, une issue.

Il se lança dans une course vertigineuse. Devant lui, la tache claire grandissait à vue d'œil. Bivouac pouvait maintenant distinguer, dans le jour gris, les parois du souterrain et les centaines de rats qui couraient à ses pieds. La joie lui fit oublier toute prudence : les yeux fixés sur l'entrée du tunnel, il se rapprochât dangereusement du fleuve d'eaux sales qu'il longeait et, dérapant sur le sol gras, faillit se précipiter dans l'égout.

Il réussit à se jeter de côté et à rétablir son équilibre. Mais la manœuvre n'avait pas échappé à l'armée de rats qui, voyant faiblir la vigilance de leur proie, reprirent espoir.

L'issue de la partie devenait maintenant une question de minutes. Déjà Bivouac apercevait, à quelques mètres devant lui, le Tarn que bordait un ruban de gravier jaune. Quelques bonds encore, et il se retrouverait à l'air libre, hors de l'atteinte des rats qui n'oseraient pas continuer en plein jour leur poursuite meurtrière.

Un dernier effort l'amena à deux mètres de la sortie du souterrain. A ce moment, il sentit une de ses pattes glisser sur le corps replet d'un des assaillants; il tenta de rétablir son équilibre; de nouveau, il glissa et, cette fois, toucha le sol. Il crut voir monter autour de lui une marée de bêtes grises. D'un bond, il fut debout, et fit face.

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CHAPITRE XII

L'ENFANT et le musicien terminaient un repas étrange mais savoureux, composé d'œufs à la coque, de tomates crues et de saucisse frite. « Alors, dit l'accordéoniste, tu ne te rappelles rien du tout ? »

Lisa eut un geste d'impuissance :« Rien !— C'est le choc, reprit l'homme; la mémoire te reviendra. En attendant,

tu n'as qu'à rester ici.... »L'enfant promena son regard sur la demeure qu'on lui offrait : la petite

mansarde encombrée de vieux journaux, jonchée de mégots, le lit mal fait recouvert d'une couverture grossière, le plafond noirci qui absorbait l'essentiel de la lumière, l'étroite fenêtre en tabatière; il m'y avait pas de quoi faire rêver. Mais autant ce logis qu'un autre....

L'aveugle continuait :« Tu pourras dormir dans le débarras qui se trouve à côté de la cuisine :

il y a un lit de camp. »L'enfant sentit un vague scrupule l'envahir :« Mais je vais vous coûter de l'argent et.... »Elle avait failli ajouter « et vous êtes pauvre»; une pudeur l'arrêta.« T'en fais pas, coupa l'homme d'une voix joviale. Tu t'occuperas du

ménage et de la cuisine; et puis tu m'accompagneras dans mes tournées, tu chanteras; ça plaît au public. Moi, je ne peux plus, j'ai la voix cassée : cinquante ans bien sonnés, tu penses ! D'accord, Lisa ? »L'enfant sursauta :

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« Je m'appelle Lisa ?— C'est ce que tu as dit à l'agent, tout à l'heure; ce doit être vrai. Moi,

on m'appelle l'Empereur. Mon vrai nom c'est Napoléon Berteau, mais les gens me disent l'Empereur. Tu saisis l'astuce ! ajouta-t-il avec un petit rire. J'ai perdu mes yeux, il y a bien des années, quand j'étais dans la marine. Alors, je joue de l'accordéon, comme tu as vu. Ça rapporte assez; pas tous les jours, mais enfin je m'en tire. De quoi manger, et les cigarettes.

« Maintenant, je m'en vais faire ma sieste. Tu peux ranger, pendant ce temps, et t'installer à côté.... »

** *

L'installation s'était donc effectuée, il y avait deux jours maintenant, et il semblait à Lisa qu'elle n'eût jamais connu d'autre existence. Très vite, elle s'était faite à la routine quotidienne : le matin, la tournée avec l'Empereur, le long des rues d'Albi; le public semblait prendre plaisir à écouter la voix fraîche de cette enfant qui débitait de vieilles chansons avec, sur son visage, un sourire absent.

Les recettes en témoignaient, et l'accordéoniste se félicitait du geste généreux qui l'avait poussé à recueillir la petite amnésique.

Vers midi, ils rentraient lentement, longeant les maisons d'où s'échappaient des odeurs de cuisine compliquée. Chez eux, c'était plus simple et plus vite fait : on mangeait sur le coin de la table les fruits et le fromage achetés sur le chemin, du retour. Puis l'aveugle faisait sa sieste et Lisa était libre.

Elle en profitait pour lutter contre le désordre que le musicien laissait toujours sur son passage. « Un ancien marin, pensait-elle, tout en ramassant une pantoufle dépareillée, on croirait plutôt que c'est ordonné et méticuleux; mais pas lui, c'est drôle. C'est comme cette manie d'acheter le journal tous les jours, alors qu'il ne peut pas le lire, le pauvre ! Il dit que ce n'est pas pour les nouvelles, mais pour l'odeur de l'encre d'imprimerie toute fraîche.... »

Sa besogne était terminée. Elle jeta un coup d'œil à sa montre : « Trois heures : j'ai le temps d'aller voir les demoiselles Confetti, avant de descendre chercher le journal du soir. »

Avant de sortir, elle se lava les main et passa un peigne dans ses boucles noires. Un instant, elle rêva en face du miroir ébréché pendu au-dessus de l'évier :

« Je ne sais pas pourquoi, murmura-t-elle pour elle-même, ça m'étonne

toujours de me voir avec des cheveux courts; il faudra que je les laisse pousser : j'aimerais tellement avoir des nattes ! »

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** *

Bien entendu, les demoiselles Confetti avaient dû avoir un autre nom; mais personne ne s'en souvenait. Leur sobriquet leur venait du métier qu'elles exerçaient. Enfermées dans la pièce unique qu'elles occupaient deux étages au-dessous de celui du musicien, Ursule et Mirabelle Confetti fabriquaient, à longueur de journée, à l'aide d'une poinçonneuse de tickets de métro échouée chez elles par Dieu sait quel détour du hasard, des confetti multicolores. Le papier leur était fourni par les chiffonniers du quartier, et aussi par les voisins. Tout y passait, papiers rosés qui avaient enveloppé deux éclairs au chocolat, déchets de papier d'ameublement, cartes postales en couleur, couvertures de cahiers d'écoliers. Quelquefois, prises d'une inspiration subite, les deux sœurs se lançaient dans la confection de serpentins; mais c'était plus compliqué, et les dimensions des matériaux dont elles disposaient ne s'y prêtaient que rarement. Il va sans dire que personne n'achetait jamais le produit des efforts des vieilles demoiselles; et les confetti s'accumulaient dans des sacs de grosse toile rangés avec ordre le long des murs. Mais ni Ursule ni Mirabelle ne songeaient à s'en affecter : les deux sœurs vivaient d'une rente minuscule que leur servait un parent lointain; et tant qu'il y aurait dans Albi de vieux papiers à poinçonner, leur bonheur ne serait pas menacé.

Lisa frappa deux petits coups, puis poussa la porte.« Voilà la petite, s'exclama Ursule. Entre, mignonne ! »Enjambant quelques monceaux de papiers multicolores, l'enfant avança

jusqu'au centre de la pièce où, près de la table ronde, Mirabelle lui adressait un sourire affectueux sans cesser de poinçonner.

« Regarde cette merveille, poursuivait Ursule, tout en rangeant en petits tas les confetti qui jonchaient la table. On nous a donné ce matin deux rouleaux de tapisserie; des fleurs violettes sur fond vert et or. Ce seront nos plus beaux confetti; je vais les mettre à part, pour une grande occasion. »

Lisa eut un sourire indulgent et se pencha sur les minuscules rondelles de papier coloré.

« C'est vrai qu'ils sont jolis, reconnut-elle. Voulez-vous que je vous aide à les ranger ?

— Si tu veux, ma belle. Tu vois, je les mets dans ce petit sac de toile blanche.... »

L'enfant se joignit aux deux vieilles filles qui, tout en travaillant, caquetaient comme des perruches. Elles n'en finissaient plus de révéler à

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leur visiteuse les ressources cocasses de leurs petites vies. Sous leur direction, Lisa admirait de bonne grâce les guirlandes de papier rouge et vert qui couraient au plafond, le lampion tricolore qui tenait lieu d'abat-jour, et une étonnante collection de billes de verre de toutes les couleurs et de toutes les dimensions.

« La couleur, vois-tu, conclut Mirabelle en refermant le tiroir de la commode où elle rangeait ses trésors, c'est peut-être ce qu'il y a de plus beau sur la terre. Quand je regarde cette chambre — un peu petite, note bien, et pas tellement confortable, mais pleine de verts, de rouges, de bleus —, j'ai l'impression d'avoir apprivoisé un arc-en-ciel. »

« Elles ne sont peut-être pas aussi folles qu'on le prétend, les demoiselles Confetti, réfléchissait Lisa. C'est peut-être ça qu'on appelle des artistes.... »

Mais sa visite à Ursule et Mirabelle avait un autre but, et elle finit par demander timidement :

« Est-ce que je peux regarder la ménagerie ?— Mais bien sûr ! s'exclama Ursule. Va donc, tu connais le

chemin.... »Lisia se glissa dans la cuisine et ouvrit une porte. Le débarras

correspondait à celui où elle couchait chez l'Empereur. Mais ici la fenêtre était plus grande, et tout l'espace libre avait été consacré à ce que les demoiselles Confetti appelaient « la ménagerie •».

L'enfant se pencha sur un bocal où une grenouille verte montait et descendait inlassablement les degrés d'une minuscule échelle. « Ce que tu dois t'ennuyer ! » lui murmura-t-elle; et pour la distraire, elle plongea sa main dans l'eau jusqu'au poignet. Mais la grenouille ne parut pas s'en apercevoir, et Lisa se tourna vers la volière.

Cette volière, c'était le luxe des demoiselles Confetti, et elles avaient passé des heures à confectionner et à orner cette cage d'osier bleu et jaune, qui occupait l'essentiel du débarras. Lisa ne se lassait pas d'en examiner les moindres détails, la petite baignoire en métal doré, l'abreuvoir en verre peint, et la saucière de porcelaine fine qui servait de mangeoire. Le petit nid, d'osier fin rembourré de vieilles dentelles roussies par le temps, lui serra le cœur : « II n'y aura jamais d'oisillons dans ce nid ! » confia-t-elle au moineau triste blotti dans un coin de l'immense cage.

Mais ce qui la fascinait, dans la ménagerie, c'était surtout

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Cette volière, c'était le luxe des demoiselles Confetti.

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l'énorme saladier de faïence fleurie où nageaient un poisson de celluloïd rouge, et un petit cygne blanc et vert. Pour faire plus vrai, les deux sœurs avaient placé au fond du saladier un presse-papiers de verre bleu qui tenait lieu de rocher; et chaque jour elles mettaient dans l'eau quelque brin de verdure. Ce jour-là, c'était une branche de persil.

« N'oublie pas de donner à manger au poisson rouge », lui cria Mirabelle.

Lisa haussa les épaules. « Décidément, elles sont bien aussi folles qu'on le dit » pensa-t-elle. Et, agacée, elle sortit du réduit.

« Ça fait plaisir de voir que tu aimes les animaux, lui dit Ursule lorsqu'elle reparut dans la chambre. C'est la preuve que tu as bon cœur. »

Mirabelle interrompit sa sœur :« II paraît que tu as un chien ? » demanda-t-elle à l'enfant.Lisa la regarda avec étonnement :« Moi ? mais non ! Je ne crois pas », ajouta-t-elle, un peu

embarrassée.Les deux vieilles filles échangèrent un regard entendu.« C'est l'Empereur qui prétend.... Peut-être qu'il se trompe...— Peut-être, répéta Lisa, tout son plaisir tombé d'un coup. Allons,

ajouta-t-elle, il faut que j'aille chercher le journal.— Reviens demain ! lui cria Mirabelle. Nous te montrerons nos

serpentins.... »Lisa remontait lentement l'avenue, son journal sous le bras. « Un

chien! réfléchissait-elle. Est-il possible que j'aie eu un chien et que je l'ai oublié ? »

Chaque fois qu'elle s'efforçait de retrouver un fragment de ce passé perdu, sa tête lui faisait mal, et elle avait l'impression d'étouffer au fond d'un puits dont elle ne sortirait jamais. Découragée, elle abandonna la partie.

« Essayons de penser à autre chose », se dit-elle. Et, poussant du pied un morceau de brique rouge qui traînait sur le trottoir, elle se mit à regarder autour d'elle.

C'était l'heure où les gens travaillent ou font la sieste. La rue était livrée aux chats errants et aux bandes d'enfants du quartier qui, n'appartenant pas à la catégorie privilégiée de ceux qu'on envoie passer les vacances à la montagne ou au bord de la mer, s'inventaient par leurs propres moyens des aventures plus passionnantes que des romans.

Respectant d'instinct le code qui interdit de troubler une partie commencée, Lisa contourna soigneusement une « marelle »

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tracée à la craie sur le trottoir et s'approcha d'un pas hésitant d'un groupe d'enfants de son âge. Pris tout entier par une discussion dont Lisa me comprenait pas la portée, ils mirent un moment à s'apercevoir de sa présence.

Ce fut un garçon de onze ans environ qui finit par la remarquer.« Attention, lies gars, lança-t-il, une espionne. »Lisa recula d'un pas et, d'un air embarrassé, regarda le gamin

maigrichon dont le visage semé de taches de rousseur exprimait une profonde méfiance.

« Je n'espionne pas, finit-elle par expliquer : je passais....— Tu passais, hein ? fit un autre, qui semblait être le chef de la

bande. On dit ça; mais on écoute quand même et on va tout raconter à la bande de Pierre-le-Galeux ! »

Maintenant, la petite troupe faisait face à Lisa; trois garçons et une fille de son âge, plus un tout petit en barboteuse qui léchait patiemment un énorme caramel. « Si j'arrive à leur faire comprendre que je ne suis pas une ennemie, ils m'accepteront peut-être dans leur bande », pensa Lisa qui, pour gagner du temps, demanda :

« Qui c'est, Pierre-le-Galeux ?— C'est un du bout de la rue de la Croix-Verte, répondit le petit

rouquin. D'où tu es, toi ?— De la rue des Muletiers, tout près d'ici. »Le petit rouquin se tourna vers les autres d'un air perplexe :« Dans la rue des Muletiers, fit-il remarquer, y a pas de bande....— Tu as assez parlé, l'interrompit le grand brun. C'est moi le chef. »Il reprit, s'adressant à Lisa.« Comment ça se fait qu'on fiait jamais vue par ici, alors ? — II y a deux jours seulement que je suis arrivée », expliqua-t-elle.Le grand brun consulta les autres du regard : « Qu'est-ce que vous en

dites, vous autres ? On n'est pas tellement nombreux.... »La fille, une blonde un peu grasse, protesta : « On est bien assez

comme ça ! et puis on n'a pas besoin de filles.... »Les garçons s'esclaffèrent; le rouquin lança : « Tu peux parler ! toi

qui nous as suppliés pendant quinze jours pour qu'on t'accepte dans la bande !

— Laisse ma sœur tranquille, intervint le troisième garçon qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Si Je veux, elle fait partie de la bande, et c'est tout. On supporte bien, ton petit frère, et il a trois ans : alors ! »

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Lisa assistait sans mot dire à la discussion. Elle sentait que la moindre intervention, de sa part, dresserait fatalement les uns ou les autres contre elle. Il n'y avait qu'à attendre. Le grand brun brusqua les choses :

« Elle fait partie de la bande, annonça-t-il. Si je veux. »Il se tourna vers Lisa :« Comment tu t'appelles ?— Lisa.— Moi, c'est Manu. C'est moi qui commande. Le petit bouquin, il

s'appelle Bernard. Et le frère et la sœur, là, c'est Olivier et Denise.— Pourquoi Manu ? demanda Lisa qui trouvait que c'était bien son

tour de poser des questions.— Manu, parce que Emmanuel. Maintenant, on va te dire.... Mais

d'abord, tu jures de ne jamais rien répéter à personne ?— Je le promets....— Non, répète après moi : « Ni par le feu ni par le fer;« Ceux qui parlent vont en enfer. »Lorsque solennellement Lisa eut juré et répété la formule, le petit

groupe se referma autour d'elle et, têtes rapprochées, se mit à chuchoter. Ce fut Manu qui expliqua :

« Voilà : on a vu, chez le brocanteur de la rue Fernande,

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une paire de patins à roulettes; ils sont en vitrine, on te les montrera tout à l'heure. On Voudrait les -acheter....

— Ah oui ? » fit Lisa, vaguement déçue. Elle comprenait bien que la possession d'une paire de patins à roulettes fût un objectif capable de faire travailler les imaginations. Mais de là à fonder une société secrète.... Le mystère de l'entreprise lui paraissait disproportionné.

« Bien sûr, ils doivent coûter cher, répondit-elle, pour dire quelque chose. Mais en économisant, peu à peu....

— Manu explique mal, interrompit Olivier. Il ne s'agit pas de patins à roulettes ordinaires : ceux-là sont magiques; ils ont appartenu à un empereur de Russie, autrefois....

— Les patins à roulettes d'un ancien empereur de Russie, s'exclama Denise en ricanant, encore vexée de ce que l'introduction de Lisa dans la bande se soit faite sans son consentement, laisse-moi rire !

— Ris toujours, reprit son frère sans se démonter : le marchand l'a dit. Et puis, qu'est-ce que ça peut faire, hein ?

— Oui, qu'est-ce que ça peut faire, répéta Lisa qui entrait dans le jeu.— Donc, je te disais, ils sont magiques : tu les mets, tu donnes un coup

de talon et, hop ! tu te retrouves où tu veux, à Paris, ou en Amérique. »Bernard intervint :« Seulement voilà : d'abord, ils coûtent cher; mille cinq cents francs.

Les mille cinq cents francs, remarque, en économisant tous pendant les vacances, on pourrait bien les trouver. Mais il faut les trouver le plus tôt possible parce que.... »

II s'interrompit pour jeter un coup d'œil autour de lui, puis reprit, à voix plus basse en scandant les mots :

« ... la bande à Pierre-le-Galeux veut les acheter !— Ah, ça non, alors ! » s'exclama Lisa malgré elle.Manu releva la tête et promena sur ses compagnons un regard de

triomphe : « Vous voyez bien ! » lança-t-il.Aux regards approbateurs dont la couvraient les autres, Lisa comprit

qu'on venait de l'accepter définitivement et sans réserves. Elle eut envie de donner un gage à ses nouveaux amis, et pensa aux deux mille francs qu'elle avait trouvés dans sa poche, l'avant-veille, en arrivant chez l'Empereur. Sa découverte l'avait surprise et elle avait aussitôt proposé la somme à l'accordéoniste. Mais il avait refusé :

« On va mettre ton argent de côté, pour l'instant. On ne sait pas d'où il vient. »

« J'ai deux mille francs », lança-t-elle spontanément, et sentit aussitôt qu'elle venait de

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gaffer. Les enfants la regardèrent froidement, baissèrent les yeux. Les secondes de silence qui suivirent furent pénibles. Enfin, Manu parla :

« Ton argent, on n'en veut pas. Tu es bien gentille », ajouta-t-il rapidement, en voyant les yeux de Lisa se remplir de larmes, « et on comprend bien. Mais ce qu'on veut, c'est acheter les patins tous ensemble, comme on pourra; et qu'ils soient à nous tous. » II posa sa main sur l'épaule de Lisa et lui sourit : « A toi aussi, dit-il pour terminer.

— Il faut les lui montrer, les patins, intervint Bernard en renfonçant dans sa poche un morceau de ficelle qui traînait.

— Entendu, on y va », approuva Manu.Les enfants se mirent en route. Les trois garçons marchaient en tête, les

mains dans les poches, sifflotant d'un air dégagé chaque fois qu'ils croisaient d'autres enfants de la rue. Derrière eux, les fillettes avançaient sans mot dire et se lançaient, de temps à autre, un coup d'œil circonspect. Finalement, ce fut Denise qui fit les premiers pas.

« Attention ! lança-t-elle, tu vas perdre ton journal.... »Lisa redressa le journal qui glissait sous son bras, tandis que l'autre

continuait :« T'as lu ce qu'ils racontent, dans L'Echo d'Albi ? Il paraît qu'on aurait

trouvé un chien, sur les bords du Tarn, au milieu d'une centaine de rats morts. Il avait dû se battre.... Un grand chien noir, il paraît. Mais quand les gens se sont approchés, il a filé....

— Ah, oui ? » fit Lisa poliment.Denise, sentant que son information tombait à plat, se tut un instant.

Mais, au bout de quelques minutes d'hésitation, elle prit le bras de Lisa et, se hissant un peu, lui murmura à l'oreille :

« Je suis bien contente.... »

** *

Les garçons s'étaient arrêtés au bord du trottoir, à quelques mètres de la boutique du brocanteur. Elles les rejoignirent.

« Qu'est-ce que vous avez à faire cette tête ? » demanda Denise, en voyant les visages fermés des trois conspirateurs.

D'un mouvement du menton, Manu lui désigna le coin de la rue Fernande.

« Regarde », lui dit-il simplement.Lisa regarda, elle aussi, et n'eut pas de mal à interpréter comme il

convenait la présence, à quelques mètres de la boutique, d'une petite troupe semblable à la leur.

« Lequel est Pierre-le-Galeux ? demanda-t-elle à voix basse.

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— Ça se voit sans qu'on le dise ! répliqua Bernard d'un air dédaigneux. C'est cette espèce d'asperge sans cheveux.... »

D'un -mouvement de la tête, il désigna un grand garçon maigre dont les cheveux, taillés en brosse courte, laissaient deviner un crâne bossue.

L'autre devina qu'on parlait de lui et traversa la rue. Il se planta devant Manu et, les poings aux hanches, demanda en le toisant :

« C'est à nous que vous en avez ?— A toi et à ta bande, répliqua l'autre sur le même ton. De vous voir

dans le quartier, ça fait mal au cœur aux braves gens.— Tu peux toujours parler, relança l'autre. Mais les patins, vous êtes

pas près de les avoir. Nous, dans trois jours, on aura l'argent....— Il vous faut trois jours pour pleurnicher auprès de papa-maman pour

avoir des sous-sous ? coupa Bernard d'un ton méprisant. Pourquoi pas tout de suite, pendant que tu y es ? »

L'autre ragea :« Dans trois jours, je te dis. Et vous serez tous à bâiller d'admiration, et

à supplier pour qu'on vous les prête un peu, les patins.... »Sur cette menace, il tourna le dos.« Trois jours, souffla Lisa à Olivier, c'est pas beaucoup !— Viens toujours voir les patins, coupa Manu. On réfléchira après. »C'étaient des patins à roulettes comme ceux qu'on voit dans les vitrines

des grands magasins aux approches de Noël; l'humidité avait piqué quelques taches noires dans le métal, mais les roues caoutchoutées paraissaient en bon état.

« N'est-ce pas qu'ils sont beaux ? demanda Denise, levant vers Lisa un visage anxieux.

— Je pense bien ! » approuva l'enfant d'un air distrait. Maintenant qu'elle les avait vus, ces patins, elle se rendait compte qu'ils contenaient autant d'enchantement, ni plus ni moins, que le poisson rouge et la volière des demoiselles Confetti. Ce qui comptait, c'était de les acheter à la barbe de la bande adverse; avant trois jours.

Manu surveillait avec inquiétude le visage pensif de Lisa; il finit par demander :

« T'es déçue ? » Elle prit le temps de réfléchir quelques secondes de plus, puis annonça :« Je crois que j'ai une idée. »

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CHAPITRE XIII

L'EMPEREUR bourrait sa pipe avec méthode. « Une kermesse de la rue des Muletiers, ça n'est pas une mauvaise idée, finit-il par admettre. Et ce serait pour quand, ta kermesse ?

— Il faudrait qu'elle ait lieu demain après-midi, précisa Lisa. Après demain matin, on aurait l'argent, et on pourrait aller acheter les patins....

— Diable ! s'exclama le musicien. Comme tu y vas, toi ! Tu veux organiser une kermesse en moins de vingt-quatre heures ?

— On y arrivera, l'Empereur. Seulement, il me faudrait ma matinée pour aider la bande à tout préparer....

— Si tu veux, répliqua l'homme. D'ailleurs, moi aussi j'ai une idée. Une kermesse sans musique, ça ne s'est jamais vu. Si tu veux, au lieu de faire ma tournée demain matin, j'irai jouer pour vous demain après-midi, rue des Muletiers. Tu chanteras; et on partagera la recette avec ta bande de garnements.... »

***

La nuit avait paru longue à Lisa. Et maintenant, la matinée filait sans qu'on y pense. Il y avait fort à faire avant l'heure de l'ouverture de la kermesse. Les membres de la bande s'étaient répartis les tâches : on avait chargé Olivier qui avait la main légère, de peindre sur deux pancartes :

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AUJOURD'HUIà trois heures

KERMESSE DE LA RUE

Les pancartes devaient figurer, en bonne place, aux deux extrémités de la petite rue et avertir les passants des réjouissances qui se préparaient. Denise préparait des enveloppes-surprises dont chacune contenait un numéro. « II faut que tous les (numéros soient gagnants, avait insisté Lisa. Nous oie voulons pas que les gens nous donne leur argent pour rien ! » Elle-même avait organisé un petit stand de pêche à la ligne. Mais le plus gros restait à faire : il fallait réunir des lots.

Ce furent les demoiselles Confetti, qu'on avait mises dans le secret, qui fournirent le premier apport. Penchées sur la commode aux trésors, Ursule et Mirabelle s'étaient rapidement consultées à voix basse, et avaient fini par offrir, en s'excusant, une partie de leur collection. La bande, réunie dans le couloir de l'immeuble, avait 'crié de joie devant le butin que ramenait Lisa : une soucoupe de porcelaine fine, des pantoufles de tapisserie brodées au petit point, un jeu d'aiguilles à tricoter, une paire de lunettes noires, onze cartes postales en couleur, et trois mètres de dentelle.

« Elles voulaient aussi me donner leur poisson rouge, expliqua Lisa. Mais j'ai refusé. Elles y tiennent trop. En revanche elles ont insisté pour fournir les confetti. Elles sont en train de les mettre en sachets : ça se vendra bien.... »

Ce premier résultat donna des idées aux enfants; chacun se mit à fureter dans ses poches, et bientôt vinrent s'ajouter à la masse le stylo à bille d'Olivier, « Un Clic », précisa-t-il; une bague de cuivre trouvée par Denise, quelques jours plus tôt, dans une pochette-surprise, et une boîte de pétards que Bernard avait achetée en vue du 14 Juillet.

Manu hésita un instant, mit sa main dans sa poche, l'en retira, l'y remit, puis finit par sortir en soupirant un gros canif :

« C'est un couteau suisse, expliqua-t-il, avec un peu de regret. Ça fera un joli lot. »

Seule Lisa n'avait rien à offrir. « Je ne peux tout de même pas leur proposer mon vieux peigne ! » pensait-elle tristement. Soudain, une inspiration lui vint et, détachant de son poignet sa petite -montre, elle la Rendit à Manu :

« On va la mettre en loterie, dit-elle. Il n'y a plus qu'à préparer les numéros.... »

Devant l'importance du sacrifice que s'imposait Lisa, Manu hésita un instant. Il regarda les autres et vit que, comme lui, ils

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se sentaient gênés. Il allait refuser lorsqu'il comprit soudain que Lisa n'avait pas autre chose à offrir.

« Merci, Lisa, lui dit-il simplement. T'es une chic fille. »

** *

La kermesse se terminait; pour la seule raison qu'il n'y avait plus rien à vendre : plus une seule enveloppe-surprise, plus un billet de loterie. La pêche miraculeuse, ayant épuisé ses lots, avait fermé boutique.

Et seul l'Empereur continuait à faire recette; il jouait, au centre de la petite foule qui, en attendant le tirage de la loterie, se promenait dans la rue semée de confetti.

Manu s'approcha de Lisa et Denise qui se reposaient, assises sur une vieille caisse.

« Alors, les filles, s'exclama-t-il, c'est pas encore le moment de vous évanouir : on va tirer la loterie. Venez nous aider....

— Tu t'en tireras bien sans nous ! » répliqua Denise qui avait assuré seule, tout l'après-midi, la vente des enveloppes-surprises et des billets de loterie. « Moi, je n'en peux plus !

— Et moi, je n'ai plus de voix, .ajouta Lisa qui, sans répit, avait chanté au côté de l'aveugle pendant toute la durée de la kermesse. Demande à Bernard et à Olivier.... »

Mais, déjà, planté au milieu de la rue, Bernard, armé d'un porte-voix en carton, prévenait la foule.

« Mesdames et messieurs, criait-il de sa voix gouailleuse, dans cinq minutes, nous allons procéder au tirage de la grande loterie. Un seul lot, niais un bon : une montre-bracelet pour dame.... »

Le public s'était groupé autour du gamin qui accompagnait sa harangue de pitreries sans fin, tandis qu'Olivier secouait dans une vieille boîte de biscuits les cent numéros du tirage.

« Et nous les avons tous vendus ! remarqua Denise qui, avec Lisa, s'était rapprochée du groupe.

— J'aimerais bien; que ce soit une des demoiselles Confetti qui gagne, confia-t-elle à son tour à Denise. Elles ont été tellement généreuses ! Et elles sont tellement pauvres ! »

L'accordéoniste, qui s'était arrêté de jouer, rejoignit les enfants. « Vous feriez bien de compter la recette en attendant, leur dit-il. Il est déjà près de huit heures, et vous n'aurez que le temps de rentrer chez vous quand on aura tiré la loterie. » I sortit de sa poche un petit sac de toile noire et le tendit à Denise.

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« Tiens, ajouta-t-il, voilà ce que j'ai gagné. Fais-en deux parts égales, comme convenu. Tu remettras la mienne à Lisa.... »

Les fillettes se partagèrent les pièces de monnaie et se mirent à compter. La première, Lisa eut terminé :

« Deux cent soixante-quinze francs ! annonça-t-elle.— Attends un peu, j'ai presque fini, répliqua Denise. Trois cent...

vingt,... vingt-cinq... quarante-cinq.... Trois cent cinquante ! Plus tes deux cent soixante-quinze, ça fait.... »

Rapidement, Lisa fit le calcul :« Six cent vingt-cinq. Divise par deux....— Ça va être difficile, lui fit remarquer Denise : les pièces de

cinquante centimes n'existent plus.— Arrondis, alors....— Eh bien, disons trois cents francs pour la bande, et trois cent vingt-

cinq pour l'Empereur....—• Ajoutes-y les cinq cents francs des billets de loterie, intervint Manu

qui venait de réapparaître à leurs côtés, plus encore les cent quarante-cinq francs de confetti. »

Denise fouilla dans sa poche :« Tiens, dit-elle à Lisa qui inscrivait les sommes au fur et à mesure, les

enveloppes-surprises ont rapporté trois cent soixante francs....— ... plus les trois cent quinze de la pêche à la ligne. Nous avons en

tout.... »Le petit groupe attendit, le cœur battant, que Lisa eût fini d'additionner

posément. Elle finit par annoncer : « Mille six cent vingt francs ! » Les enfants se regardèrent, un peu émus. « Cette fois, ça y est, -murmura Manu. Les patins sont à mous

A quelques mètres, Bernard annonçait :« Le numéro sept a gagné ! Qui a le numéro sept ? »Un homme en cotte à bretelles se détacha de la foule et tendit son billet

à Olivier. Bernard vérifia :« C'est bien le numéro sept ! clama-t-il. Monsieur a gagné, et j'ai

l'honneur de lui remettre.... »De loin, Lisa vit sa petite montre briller un instant dans la maiin de

Bernard qui la tenait à bout de bras pour la faire admirer au public avant de la remettre au gagnant. « Encore un point de repère qui disparaît ! pensa-t-elle, le cœur serré. Il ne me restera bientôt plus rien de ce passé que j'ai oublié.... » Elle sentit quelques larmes piquer ses yeux, et, résolument, tourna le dos à la foule qui acclamait le gagnant. Manu rangeait le total de la recette dans ses poches sans s'occuper d'autre chose.

Bernard et Olivier les rejoignirent.« Alors ? demanda Olivier.

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— Mille six cent vingt, annonça Manu sobrement.— Formidable ! cria Bernard. On va « les » chercher demain matin....— Demain après-midi, rectifia Olivier. Demain c'est lundi, et la

boutique n'ouvre qu'à trois heures.— Entendu, alors, reprit Manu. On se retrouve demain à trois heures,

au coin de la rue Fernande et de la rue de la Croix-Verte.... »Les enfants n'en finissaient plus de se séparer. Il leur semblait que, tant

qu'ils resteraient ensemble, la rue, jonchée de confetti et d'enveloppes vides, et que la foule avait désertée peu à peu, garderait un peu de l'enchantement des heures précédentes.

L'Empereur s'approcha du petit groupe :« Allons, mes enfants, dit-il doucement comme s'il avait craint de briser

le charme, demain il fera jour ! Il faut aller à la soupe, maintenant; c'est l'heure. Viens, Lisa.... »

Lisa se tourna docilement vers ses amis :« Bonsoir, Manu », commença-t-elle....Elle n'eut pas le temps d'achever. De l'angle de la rue déboulait une

masse noire qui, se jetant contre elle, devint en trois secondes un énorme chien au poil emmêlé, aux flancs maigres.

Instinctivement, les enfants reculèrent. Lisa vacilla sous le choc; puis elle regarda l'animal qui tentait en gémissant de lui lécher les mains, pâlit affreusement et, brusquement, serra le chien contre elle en chuchotant : « Bivouac !»

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CHAPITRE XIV

L'ACCORDÉONISTE terminait son fromage. Lisa s'était en vain efforcée d'avaler quelque chose. Elle tendit son assiette pleine à Bivouac qui, couché à ses pieds, levait vers elle un regard d'adoration :

« Déjeune à ma place », lui dit-elle.La veille, voyant l'enfant bouleversée, l'aveugle s'était gardé de toute

question et l'avait envoyée rapidement au lit. La tournée du matin s'était faite en silence. Mais maintenant, devant le trouble de Lisa, l'homme sentait que le moment était venu de tirer les choses au clair.

Il posa sa main sur celle de Lisa :« Eh bien, raconte », M dit-il doucement.L'enfant n'hésita pas. En quelques mots, elle fit le récit de sa fuite,

expliquant les raisons qui l'avaient poussée à quitter la «venta», détaillant les épisodes de son équipée.

« Et quand l'accident est arrivé, dit-elle pour terminer, je voulais prendre le train du soir pour Mende. »

L'accordéoniste l'avait laissée parler sans l'interrompre. Lorsqu’elle se tut, il parut réfléchir un instant, prit le temps de vider son verre, écrasa sa cigarette au bord de son assiette; puis il se tourna vers Lisa.

« Je vais te dire ce que je pense; et ne sois pas fâchée si je n'y mets pas de forme : depuis ton départ de chez toi, tu n'as fait que des bêtises. »

L'enfant eut un sursaut de surprise.

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« Ne m'interromps pas, poursuivit le musicien. Tu pars à l'aveuglette sur les routes, sans bien savoir où tu vas, et comment; pas un instant, tu n'as pensé que le monde est plein de braves gens qui ne demandent qu'à s'aider les uns les autres. Tu me dis que tu as rencontré les gendarmes à vingt kilomètres de chez toi : pourquoi ne t'es-tu pas confiée à eux ? Je suis sûr qu'ils t'auraient aidée à rendre Bivouac à ses propriétaires; c'a t'aurait épargné du temps et de la peine.

« Parlons maintenant du curé de Belle-Epine : voilà un brave homme qui te donne un lit, qui t'offre l'hospitalité; et, quand les choses tournent mal, au lieu de te confier à lui, qu'est-ce que tu fais ? tu files !

— J'avais peur qu'il prévienne les gendarmes, avoua l'enfant.— En voilà unie idée ! s'exclama l'aveugle. Tu as déjà vu un curé aller

faire des confidences à la police pour faire des ennuis aux personnes ? Dis-moi un peu si tout ça tient debout ! La vérité, c'est que tu t'es lancée dans une aventure difficile, et que tu as eu peur. Y avait qu'à t'entendre, l'autre jour, t'affoler en face du flic qui ne te voulait pas de mal : t'aurais crevé le cœur à un cheval.... »

Malgré elle, Lisa éclata de rire.« Ris si tu veux, reprit l'homme. Mais je n'ai pais fini. A mon avis, tu

n'as pas seulement manqué de jugeote; tu as aussi manqué de cœur. Quand je pense que tu as quitté ton oncle sans même lui laisser deux lignes, un mot pour l'empêcher de trop s'inquiéter.... Il doit se ronger, pauvre homme.... »

Lisa l'interrompit, indignée :« Vous ne le connaissez pas! s'exclama-t-elle. D'abord, il ne m'aime

guère. Ensuite, il m'a menti, plusieurs fois. D'abord pour mon agneau; ensuite pour Bivouac. Moi, quand je n'ai plus confiance, je m'en vais. Je n'avais plus confiance.... »

L'accordéoniste se tut un instant et, d'un air embarrassé, joua avec la grosse boîte d'allumettes qui traînait sur la table. Il parut hésiter, puis finit par dire :

« Tu (te fais des idées sur la vie et sur les gens, Lisa. Tu vois tout en blanc et noir; d'un côté le bon, de l'autre le mauvais. Les choses ne sont pas si simples. On t'a trompée, entendu. C'est mal de tromper; mais quelquefois, les gens ont des excuses.... Ainsi, moi, tu m'aimes bien, n'est-ce pas ?

— Mais, bien sûr, l'Empereur », balbutia l'enfant qui ne voyait pas où il voulait en venir.

Il précisa :« Je veux dire : tu as confiance en moi ? tu sais que je ne te veux aucun

mal ? »Il se tut quelques secondes avant de reprendre : « Eh bien, regarde ! »

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Lentement, il enleva ses lunettes noires. Stupéfaite, Lisa se leva : le musicien la fixait de ses yeux bleus parfaitement sains — des yeux dont on devinait qu'ils voyaient loin,...

« Tu vois, reprit le faux aveugle, moi aussi, je t'ai trompée; tout le monde trompe tout le monde. Et j'ai mon excuse, comme tout le monde. Un ancien marin, à plus de cinquante ans, ça ne trouve pas facilement du travail; alors, on joue de l'accordéon dans les rues; et pour apitoyer le public, on met des lunettes noires.... Tu ne dis rien ? »

Lisa releva sa tête qu'elle avait enfouie dans ses mains.«  II faut que je reparte, l'Empereur. Hier soir, déjà, j'étais décidée à

continuer ma route; mais maintenant je ne peux pas attendre une minute de plus.... D'ailleurs, moins signalement et celui de Bivouac ont paru dans les journaux. C'est un miracle que la police ne nous ait pas encore mis la main dessus. Mais il ne faut pas tenter le sort. »

L'accordéoniste haussa des épaules en un geste d'impuissance.« Fais comme tu veux, soupira-t-dl. Mais tu comprendras plus tard que

c'est moi qui ai raison.— Je me crois pas, répondit Lisa à voix basse. Mais je vous aime bien,

l'Empereur. Et je vous remercie.— Quand pars-tu ?— Je prendrai le train de cinq heures, ce soir. D'ici là.... » II

l'interrompit :« D'ici là, tu as des «adieux à faire. Et les patins à acheter », ajouta-il

avec un bon sourire.Il se leva et fouilla dans sa poche.« Tiens, dit-il en lui tendant deux billets de mille francs. Ce sont les

tiens. Tu vas en avoir besoin. »Lisa s'était levée, et accrochait à son épaule le bissac qui, pendant trois

jours, était resté pendu à un clou. Elle prit les deux mille francs et les rangea dans son porte-monnaie.

— Emporte aussi de quoi manger, insista l'Empereur. D'ici que tu arrives....

— J'arriverai demain, répliqua Lisa.— Et après ?— Après, on verra. »

***

L'Empereur avait abrégé les adieux en prétextant une course urgente. Et Lisa était descendue avec Bivouac chez les demoiselles Confetti.

« Le beau chien ! s'était exclamée Ursule, en voyant l'enfant entrer avec Bivouac. Tu vois bien que tu avais un chien !

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— Laisse-la donc ! » coupa Mirabelle qui devinait qu'il était arrivé quelque chose.

Lisa les regarda l'une après l'autre, puis finit par annoncer : « Je viens vous dire au revoir.

— Tu ne seras pas restée longtemps, répondit Mirabelle avec regret. Tu vas nous manquer. »

Lisa sentit monter en elle un attendrissement dont elle ne voulait à aucun prix.

« Je ne peux pas m'attarder, expliqua-t-elle rapidement. J'ai seulement voulu vous embrasser avant de partir. Et aussi vous remercier pour les confetti », ajouta-t-elle avec un sourire forcé.

Les deux sœurs avaient les larmes aux yeux. A tour de rôle, elles embrassèrent l'enfant. Puis Ursule ouvrit une dernière fois le tiroir de la commode aux trésors et en sortit la boîte de billes:

« Choisis celle que tu préfères, dit-elle à Lisa. Ce sera un souvenir. »L'enfant se pencha sur la boîte et finit par y plonger la main :« Je prends la jaune, dit-elle; c'est la plus gaie. »La bille dans sa poche, Bivouac sur ses talons, elle sortit. « J'ai tout

juste le temps d'arriver rue Fernande », pensa-t-elle.

** *

Toute la bande était déjà réunie lorsqu'elle arriva. « On n'attendait plus que toi, expliqua Bernard.

— Qu'est-ce que c'est que ce chien ? demanda Olivier.— C'est mon chien, expliqua Lisia. Je l'avais perdu. » Manu, le

premier, (remarqua le bissac. Il regarda longuementle visage de Lisa, et finit par lui dire : « T'es toute changée.... Tu pars?»Elle fit oui de la tête. Les enfants se regardèrent, consternés. « Tu

reviendras ? demanda enfin Denise.— Je ne crois pas....— Alors, éclatai Bernard, on a plus besoin des patins; c'est pas la

peine.... »Lisa se força pour sourire :« Sois raisonnable, lui dit-elle; des patins, c'est toujours des patins. Et

puis, on s'est bien amusés, à préparer cette kermesse.... » Elle se tourna vers Manu :

« Tu as l'argent ? » Il fit signe que oui. « Alors, va les chercher. » Pendant qu'il pénétrait dans la boutique, 'les autres

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l'attendirent sur le trottoir. Ils virent le brocanteur plonger sa main dans la vitrine, décrocher la paire de patins à roulettes qu'il frotta un peu sur sa blouse grise pour les faire briller.

Manu ressortit bientôt, tenant d'une main la paire de patins dont il avait refusé qu'an 'lui fit un paquet. Il les tendit à Lisa :

« Essaie-les », lui dit-il.Elle secoua la tête.« J'aime mieux pas, répondit-elle. D'ailleurs, je ne sais pas m'en servir.»Olivier la poussa du coude et lui montra le trottoir opposé : en face

d'eux, Pierre-le-Galeux et sa bande contemplaient la scène avec des visages pâlis par la déception. Manu et Lisa se regardèrent, puis consultèrent les autres du regard : ils eurent un geste d'assentiment. Bernard haussa les épaules :

« Si tu veux ! lança-t-il. Maintenant, qu'est-ce que ça peut faire ? »Les patins à la main, Manu traversa la rue. Les autres le suivirent et,

comme lui, s'arrêtèrent à trois pas de la bande adverse.Manu tendit les patins à Pierre-de-Galeux.«- Tiens, lui dit-il. On les a bien gagnés, et vous aussi. On s'en servira à

tour de rôle. »Pierre-le-Galeux prit les patins, baissa la tête, puis les rendit à Manu.« Je te remercie, Manu; mais, les patins magiques, nous, on n'y croit

plus.— Nous non plus », avoua Mamu.

** *

Le moment du départ approchait.« Tu veux qu'on t'accompagne à lai gare ? proposa Olivier.— Il vaut mieux pas, répondit Lisa. D'abord, je crois qu'il va falloir

que je coure; j'ai peur d'être en retard. »Elle serra solennellement la main des garçons, et embrassa Denise dont

la figure ronde avait une drôle d'expression. Puis elle appela Bivouac, et remontant sur son épaule la courroie du bissac, tourna les talons.

Elle avait fait quelques mètres lorsque Manu, essoufflé, la rejoignit : « J'allais oublier », lui dit-il, tout en fouillant dans sa poche. Il en sortit

quelque chose qu'il garda un instant dans son poing serré.« C'est la montre, finit-il pair expliquer. C'est mon père qui l'avait

gagnée; je ne savais pas.... Et qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse, lui et moi ? Deux hommes, tu comprends.... Ma mère est morte.... »

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II ouvrit la main, et Lisa vit apparaître la petite montre-bracelet dont le sacrifice lui avait tant coûté. Ne sachant que dire, elle laissa le garçon rattacher à son poignet.

« Et peut-être qu'on se reverra quand même », lui souffla Manu, avant de faire volte-face.

Un instant, elle resta clouée sur place, à contempler sa montre retrouvée et tous les souvenirs qu'elle représentait, maintenant. Puis, à son tour, elle se mit à courir, Bivouac à son côté, dans la direction de la gare. Il y avait près de la moitié de la ville à traverser, et il était cinq heures moins vingt.

« Pourvu que j'arrive à temps ! » pensait-elle, tout en courant le long des rues. L'idée de passer vingt-quatre heures de plus à Albi lui était insupportable : sa peur l'avait reprise.

Lorsqu'elle arriva en vue de la gare, la pendule marquait cinq heures moins cinq. L'enfant réfléchit rapidement :

« Pas le temps de prendre mon billet; pour peu que l'employé me fasse attendre, je manque mon train. Tant pis ! Je paierai ma place en route !... »

La même phrase, elle la répéta à haute voix à l'intention de l'employé préposé au contrôle; et, toujours courant, elle passa sur le quai. La locomotive haletait. « Vite, Bivouac ! » cria-t-elle au chien. Au moment où le chef de gare se mettait à crier : « En voiture, s'il vous plaît ! », ils atteignaient le wagon de queue. Les portières, déjà fermées, paraissaient bloquées par des montagnes de valise. Lisa et Bivouac continuèrent leur course : le deuxième wagon était à un .mètre, et sa portière ouverte rendit un peu de courage à l'enfant.

Elle fit un dernier effort et, arrivée à la hauteur de la première portière, poussa devant elle Bivouac. Puis s'accrochant à la rampe de cuivre, elle sauta à son tour sur le marchepied.

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QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE XV

PRÉVU pour huit occupants, le compartiment de troisième classe en contenait onze. Lisa, coincée entre un jeune militaire et une opulente mère de famille dont la marmaille s'éparpillait un peu partout, reprenait son souffle; Bivouac s'était allongé à ses pieds et semblait considérer la situation avec philosophie.

« Tu l'as eu de justesse, ton train », remarqua la femme, à l'adresse de Lisa, tout en mouchant le garçonnet de deux ans qu'elle tenait sur ses genoux.

« J'étais tellement en retard, confia l'enfant, que je n'ai même pas eu le temps de prendre mon billet. D'ailleurs, poursuivit-elle d'un ton inquiet, il faut que je trouve le contrôleur. »

Elle fit mine de se lever. Mais déjà, d'un revers de main autoritaire, la mère de famille la rabattait sur son siège.

« Reste donc tranquille, bougonna-t-elle. Pour ce qui est de l'agitation, mes gosses y suffisent bien. Et d'abord, y a point de contrôleur dans ce train avant la nuit. Quelquefois, on arrive à Mende, et «n l'a pas encore vu. »

Lisa, à demi rassurée seulement, n'osa pourtant pas protester. L'autorité de la femme, autant que son volume, lui en imposait. Voyant son embarras, le jeune soldat timide qui transpirait dans son kaki hors saison, toussa deux ou trois fois pour se donner du courage, puis intervint :

_ « Ce serait quand même plus raisonnable de voir le chef de train : il paraît que, si on ne l'avertit pas dès qu'on a quitté la

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gare, il peut vous obliger à payer le prix du parcours total, depuis le

point de départ du train.... On ne sait jamais....— Mois je sais, coupa la mère de famille. Je fais le trajet deux fois

par .an : alors ! Tiens, ajouta-t-elle, en se tournant vers Lisa, prends donc un peu le petit pendant que je vais voir ce que font les autres. »

Et elle déposa sur les genoux de la fillette abasourdie le mioche barbouillé de chocolat qui se mit à protester en hurlant. Mais la femme avait l'habitude et s'éloigna sans se retourner, en écrasant quelques pieds sur son passage.

Lisa) et le soldat échangèrent un regard étonné. Il haussa les épaules :« L'habitude du commandement, murmura-t-il en guise de réponse à la

question muette de la fillette. Que voulez-vous, avec tant d'enfants....— Mais croyez-vous qu'elle ait dit vrai, pour le contrôleur ? Je ne

voudrais pas me mettre dans mon tort !— Je ne sais plus, avoua 'le militaire. Il se peut qu'elle soit au courant.

Mais, si vous voulez mon avis, on n'est jamais assez prudent; et vous feriez bien de vous mettre à la recherche du contrôleur ou du chef de train, dans un moment. »

Lisa considéra d'un air embarrassé le garçonnet qui continuait à se tortiller sur ses genoux.

« Je vais y aller dès que sa mère sera revenue, finit-elle par décider. Après tout, elle me l'a confié....

— Donnez-le-moi, proposa le soldat aimablement. Je m'en occuperai. Et partez tout de suite : si elle vous trouve encore ici à son retour, elle est capable de ne pas vous laisser quitter le compartiment avant le terminus. »

L'enfant et le militaire éclatèrent de rire.« C'est bien possible, admit Lisa en déposant sur les genoux du jeune

homme le garçonnet toujours hurlant. Je crois, ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion, qu'il vaut mieux que j'emmène mon chien; je ne suis pas sûre de revenir dans ce compartiment.

— Dans ce cas, au revoir, dit le soldat.— Au revoir, répondit Lisa. Et merci pour votre amabilité. »

***

II faisait nuit. Dans les compartiments s'étaient allumés depuis longtemps les globes électriques qui répandaient sur les banquettes vertes des troisièmes classes une lueur mouillée.

Lisa se sentait devenir une légende du train. Elle avait par-

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couru tant de fois le convoi dans un sens, punis dans l'autre, tant demandé à la porte de chaque compartiment : « Vous n'auriez •pas vu le contrôleur, s'il vous plaît ? » que maintenant sa voix s'enrouait à la seule idée de poser la question une fois de plus. Mais la question devenait inutile. Il suffisait que Lisa apparût, le bissac bringuebalant à l'épaule, flanquée de l'énorme Bivouac dont les yeux clignaient de sommeil — pour que le chœur des voyageurs s'empresse de l'informer spontanément :

« Pas vu le contrôleur, ma petite. Va voir ailleurs.... »Dans certains compartiments occupés par les membres d'une colonie de

vacances, on saluait l'entrée de la fillette en chantant sur l'air des lampions : « Contrôleur ! Contrôleur ! » Lisa en aurait <ri avec eux si la fatigue ne l'en avait empêchée.

En désespoir de cause, épuisée, luttant contre le sommeil, elle avait fini par s'arrêter à une extrémité du couloir des premières classes. Adossée contre la paroi qui lui communiquait chacune de ses vibrations, elle regarda sa montre et s'étonna.

« Déjà dix heures ! Dans deux heures nous serons à Mende.... Encore un peu de patience, Bivouac », murmura-t-elle en caressant la tête du chien qui, blotti à ses pieds, attendait la fin de l'épreuve.

La porte d'un compartiment s'ouvrit, livrant passage à une voyageuse dont l'élégance, en d'autres circonstances, aurait provoqué chez la fillette une admiration attentive. Mais Lisa dormait les yeux ouverts.

La jeune femme s'approcha d'une des fenêtres du couloir, baissa la vitre, et s'accouda un instant à la barre d'appui. L'enfant, à son côté, eut un frisson involontaire. La voyageuse se retourna et considéra un instant le petit visage pâli de fatigue où les grands yeux bleus brillaient d'un éclat fiévreux.

« Pourquoi ne vas-tu pas t'asseoir un instant ? demanda-t-elle à l'enfant. Tu n'en peux plus.

— J'attends le contrôleur, commença Lisa....— Je sais, je sais, interrompit la voyageuse. Mais rien ne t'empêche de

l'attendre sur une banquette plutôt que dans le couloir. Va donc prendre ma place : je ne suis pas fatiguée. »

***

Elle n'eut pas à insister. Balbutiant un vague remerciement, Lisa se glissa dans le compartiment obscur dont cinq sièges sur six étaient occupés par des voyageurs somnolants. Elle s'installa sur le sixième, repoussant un objet qui, -dans la pénombre, lui parut être un sac à main de grande taille. Puis elle décrocha de

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son épaule son éternel bissac, le posa près d'elle et, serrant contre «es genoux la tête du bouvier qui l'avait suivie, s'endormit.

La lueur brutale du plafonnier l'éveilla en sursaut. Autour d'elle, les voyageurs fouillaient dans leurs poches et dans leurs sacs, avec des mains rendues maladroites par le sommeil. Lisa, dans son coin-couloir, se redressa et se tourna vers la porte du compartiment, où le contrôleur répétait d'une voix patiente :

« Vos billets, s'il vous plaît ! »Immédiatement, elle fut sur ses pieds et consciente de la nécessité

urgente d'expliquer pourquoi elle se trouvait, sans billet, clans un compartiment de première classe, en compagnie d'un chien qui tenait autant de place que trois nourrissons.

« Monsieur le contrôleur, commença-t-elle, je n'ai pas de billet... »Le contrôleur tourna vers la fillette un regard surpris, mais bienveillant;

il l'aurait sans doute laissée poursuivre, lorsqu'il s'avisa de la présence de Bivouac :

« C'est à qui, ce chien ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.—. A moi, monsieur, répondit Lisa en tremblant -un peu.— Les chiens doivent voyager dans le fourgon, précisa l'employé.

J'emmènerai le tien dès que j'aurai fini ma tournée. Et tu disais que tu n'avais pas de billet ?

— Mais je vous ai cherché dès le départ, depuis Albi, et....— C'est exact, intervint la jeune femme qui avait cédé sa place à Lisa.

Tout le monde dans Je train pourra vous le dire : cette enfant n'a pas cessé de vous demander à tous les échos jusqu'à dix heures du soir. »

Jovial, le contrôleur se tourna vers Lisa :« Eh bien, c'est tout simple, dans ce cas, annonça-t-il. Tu me dois le

trajet d'Albi à.... Jusqu'où vas-tu ?— A Mende, répliqua Lisa qui commençait à respirer plus librement.— Nous disons donc : Albi-Mende en première classe, soit deux mille

quatre cents francs. »Déjà le contrôleur tirait de sa poche un carnet à souches. Lisa se sentit

pâlir; elle possédait deux mille francs, pas un sou de plus.« J'avais l'intention de voyager en troisième classe », murmura-t-elle

d'une toute petite voix.De nouveau la voyageuse intervint :« C'est moi qui lui ai proposé de prendre ma place il y a quelques

instants, expliqua-t-elle. Cette petite fille, en réalité, a fait le voyage debout dans les couloirs....

— C'est bon, je ne suis pas un ogre, répliqua le contrôleur

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qui avait hâte d'en finir. Je vais lui délivrer un billet de troisième classe Albi-Mende qui ne lui coûtera que mille deux cents francs — et tout sera dit. »

Crayon en main, le contrôleur commençait à inscrire chiffres et dates sur uni billet qu'il venait de détacher de son carnet à souches.

Lisa plongea la main dans sa poche pour y pêcher son porte-monnaie. Elle fronça les sourcils : sa main ne rencontrait rien en dehors d'un mouchoir fripé. « II doit être dans mon bissac », murmura-t-elle pour elle-même. L'attention soutenue des voyageurs qui ne la quittaient pas du regard la rendit nerveuse; elle tenta d'attirer le sac de grosse toile qu'elle avait déposé près d'elle, -un peu plus tôt dans la soirée. Quelque chose semblait retenir la courroie, et Lisa, pressée de retrouver son porte-monnaie, ne s'attarda pas à la libérer. Se rasseyant au bord de la banquette, elle entreprit l'exploration du bissac.

Le contrôleur, de son côté, s'impatientait légèrement.« Cherche bien, dit-il à Lisa. Nous ne serons pas à Mende avant

trois quarts d'heure. Je reviendrai chercher ton chien quand nous aurons passé Florac, et tu paieras ton billet à ce moment-là. »

Et, touchant du doigt sa casquette galonnée, il referma derrière lui la porte du compartiment et disparut à l'autre bout du couloir.

** *

Immédiatement, conseils et questions se mirent à pleuvoir sur la fillette.

« Cherche bien....—Essaie de te rappeler : quand t'es-tu servie de ton porte-monnaie

pour la dernière fois ?...— Il a peut-être glissé sous la banquette.... »Lisa s'énervait et, sans répondre, continuait à éparpiller autour d'elle

le contenu du bissac dont la courroie paraissait mystérieusement et définitivement coincée entre la banquette et la paroi du wagon. A mesure que le sac se vidait, elle sentait monter en elle aine certitude épouvantable; elle cherchait encore, mais par acquit de conscience, et aussi pour retarder le moment où il lui faudrait admettre la vérité : elle se revoyait fort bien, maintenant, recevant le porte-monnaie des mains de Napoléon Berteau et le glissant dans la poche de sa jupe. Depuis, elle n'y avait plus touché. « J'ai tant couru pour arriver à la gare, réfléchit-elle, il a dû tomber de mai poche.... »

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Les voyageurs s'étaient arrêtés de parler pour considérer, avec un mélange de sympathie et de curiosité, le visage soudain affreusement pâle de l'enfant. Une dernière fois, Lisa promena sa main au fond du sac, vide maintenant — puis l'en retira et, se tournant vers ses compagnons de voyage, annonça d'une voix altérée :

« J'ai perdu mon porte-monnaie. »

** *

En trois secondes, l'atmosphère du compartiment se modifia. La sympathie unanime qui avait entouré les recherches de Lisa fit place à une

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vague hostilité où perçaient un peu de mépris, et aussi une certaine méfiance. De quel droit cette enfant mal vêtue, sans le sou, flaquée d'un chien énorme et un peu effrayant, venait-elle encombrer leur compartiment confortable ? On avait bien voulu accueillir la diversion que sa petite aventure apportait à un voyage monotone. Mais, maintenant que les choses se gâtaient, personne n'avait l'intention de se solidariser avec elle. Seule, la voyageuse qui lui avait cédé sa place semblait prendre sa part des difficultés où se débattait Lisa.

« Ça doit pouvoir s'arranger, lui dit-elle d'un ton conciliant. Si tu t'expliques franchement avec le contrôleur, il te laissera descendre à Mende. Tu n'as qu'à lui donner ton nom et ton adresse.... »

Lisa blêmit un peu plus. En supposant qu'elle voulût bien donner son adresse, jamais l'oncle Luigi ne consentirait à payer le prix d'une escapade qu'il n'aurait pas approuvée. Sa réaction n'échappa à personne, et l'hostilité générale se nuança d'un soupçon précis.

Une dame trop maigre qui, jusque-là, s'était contentée d'assister en silence à la; scène, intervint d'une voix acide :

« Peut-être ferait-elle mieux d'avouer tout de suite que ce porte-monnaie, elle ne l'a jamais eu. »

Lisa se retourna et fit face à la dame maigre.« Que voulez-vous dire ?—• Ce que tu as compris. Cette histoire de porte-monnaie perdu, c'est

trop facile, et pas très original. »Indignée, Lisa sauta sur ses pieds. Bivouac se mit à gronder. Lai

voyage-usé poursuivit :« Tu espérais peut-être nous apitoyer.... »L'enfant l'interrompit :« Je n'ai rien demandé à personne. Même cette place, on me l'a offerte

spontanément. Rien ne vous autorise à me traiter de menteuse. »Un gros monsieur s'interposa :« On ne t'insulte pas. Mais enfin, rends-toi compte : ton histoire est un

peu suspecte. Et que vas-tu faire, maintenant ? »Le ton protecteur du gros homme irrita Lisa plus encore que les insultes

de la dame maigre. Perdant toute réserve, elle répliqua vertement :« Ce que je vais faire, je le ferai sans l'aide de personne, et ça ne

regarde personne.— Petite insolente ! s'écria la dame maigre. Tu mérites tous les ennuis

qui t'attendent ! »La protectrice de Lisa s'interposa : « Laissez cette petite fille tranquille, lançai-t-elle; vous voyez bien

qu'elle est de bonne foi. Nous ferions mieux de chercher à l'aider. »

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Elle se tourna vers l'enfant :« Veux-tu que je te prête le prix de ton billet ? proposa-t-elle. Après

tout ce n'est pas une grosse somme, et tu pourrais me rembourser un peu plus tard.... »

La colère et l'émotion coupaient la parole à Lisa. Elle fit « mon » de la tête, et se rapprocha de Bivouac qui continuait à monter la garde à son côté.

« Mais si, insista la jeune femme; c'est tout simple, et ça t'épargnera bien des complications. »

L'offre était tentante. Mais Lisa ne voyait pas la possibilité d'accepter un prêt dont le remboursement lui paraissait plus qu'incertain. De plus, un plan commençait à se former dans sa tête.

Subrepticement, elle jeta un coup d'œil à sa montre. « Dix heures et demie, constata-t-elle tout en replaçant au fond du bissac ses modestes possessions. Dans dix minutes nous sommes à Florac. Le train va ralentir au moment d'entrer en gare. Il faudra en profiter et sauter. De Florac à Mende, il n'y a pas si loin : j'ai tellement marché, depuis quinze jours, que quelques kilomètres de plus ne me feront pas peur.... »

Elle referma la poche du bissac et s'apprêtait à tirer, une fois de plus, sur la courroie récalcitrante, lorsque la voix insistante de la voyageuse complaisante vint la distraire de son occupation.

« Crois-moi, disait la jeune femme. Ne te mets pas inutilement dans une situation difficile. Laisse-moi t'aider : après tout, tu es encore une petite fille.... »

Lisa rougit. Elle était sensible à la bonté sincère qui perçait sous les paroles de la voyageuse, et elle aurait bien voulu, pour une fois, remettre entre les mains d'autrui le soin de faire face à ses difficultés. Mais les choses n'étaient pas si simples. Elle dut se contenter de prononcer quelques mots de banal remerciement.

La locomotive semblait haleter; un coup de sifflet annonça qu'on approchait d'une gare. Lisa poussa/ Bivouac devant elle et se rapprocha de la porte du compartiment :

« Je vais descendre à Florac, expliqua-t-elle à la voyageuse, et essayer d'arranger les choses avec le chef de gare. Au revoir, madame. »

Elle quitta le compartiment et franchit rapidement les quelques pas qui la séparaient de la portière. Par la vitre, on pouvait déjà apercevoir, dans le lointain, les lumières avares d'une petite ville. « Florac ! murmura Lisa; il va falloir sauter.... » Le train ralentissait. L'enfant ouvrit la portière et considéra un instant le remblai qui bordait la voie. « On va atterrir durement, confia-t-elle à Bivouac. Essaie de ne -pas te faire de mal. »

II n'y avait pas à hésiter. Déjà Lisa, la main crispée sur le poil rude du bouvier, s'apprêtait à prendre son élan, lorsque soudain elle pensa au bissac oublié dans le compartiment : y retourner, c'était perdre des minutes

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précieuses — et risquer aussi, sans doute, une nouvelle discussion qui rendrait impossible l'exécution de son plan avant l'entrée du train en gare de Florac. L'abandonner, c'était perdre une poignée d'objets modestes mais indispensables : peigne, couteau, lampe de poche....

Lisa se retourna à demi et lança un coup d'œil vers la porte du compartiment restée ouverte. Sur la banquette, elle pouvait apercevoir la besace abandonnée. Bivouac, alerté, suivait tous les mouvements de la fillette. Il comprit à sa manière le regard qu'elle dirigeait vers le sac devenu familier, — et s'élança.

Lisa n'avait pas eu le temps de s'étonner qu'il était déjà de retour, serrant entre ses dents le 'bissac de grosse toile. L'enfant ne s'attarda pas à le féliciter. Les lumières de Florac grossissaient à vue d'œil. Lisa siffla Bivouac et, sans regarder derrière elle, sauta dans le vide.

***

Etourdie par le choc, Lisa, assise sur le remblai, regarda défiler l'interminable convoi. Lorsque la dernière voiture eut disparu en direction de Florac, elle se tourna vers le bouvier qui montait la garde à son côté, serrant toujours dans ses dents le bissac rescapé.

« Brave Bivouac ! murmura Lisa en caressant l'épaisse toison noire. Je me demande ce que je deviendrais, sans toi !

« Donne », ajouta-t-elle, saisissant le sac de toile. Bivouac lâcha prise, et l'enfant attira à elle son unique bagage.

« II est bien lourd », constata-t-elle d'un air étonné.Un coup d'œil suffit à la renseigner : accroché à la courroie du bissac,

insolite comme un diamant dans une vitrine d'épicier, pendait un superbe sac à, main en crocodile.

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CHAPITRE XVI

PENDANT un instant, Lisa crut avoir mal vu : l'obscurité, la fatigue, les émotions de la dernière demi-heure, le choc de 'la chute — tout cela pouvait fort bien expliquer une erreur ou une hallucination. Dans la pénombre bleue de cette nuit de juillet, elle avança la main : le contact froid du cuir vint confirmer sa première impression.

« Ça, alors ! » fit-elle, stupéfaite.Sortant sa lampe de poche, elle entreprit un examen plus poussé de

l'objet : c'était bien un sac, de grandes dimensions; sous le faisceau de la lampe, le cuir de croco s'allumait de reflets fauves et soyeux. L'enfant considéra avec respect le fermoir de métal doré.

« Un bel objet, constata-t-elle. Mais d'où vient-il ? »Soudain, son regard tomba sur la poignée du sac dont un anneau restait

accroché à la boucle de la courroie du bissac de toile. Immédiatement, tout lui revint : le sac à main qu'elle avait repoussé, dans l'obscurité du compartiment de première classe, parce qu'il l'empêchait de s'asseoir; son propre bissac qui semblait refuser de quitter la banquette.... Tout était clair maintenant. Le sac avait glissé derrière les coussins, la courroie du bis sac avait suivi.... Le reste était facile à imaginer.

Justement, Lisa imaginait. Et soudain, elle sursauta : ce sac ne pouvait appartenir qu'à la voyageuse qui l'avait bravement défendue contre la malveillance générale après lui avoir si généreusement cédé sa place.

« Que va-t-elle penser de moi ! »

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Telle fut la première réaction de l'enfant. Un instant, elle fut tentée de courir jusqu'à Florac et de remettre le sac au chef de gare. Mais, bien vite, le caractère irréalisable de son projet lui apparut. Sans aucun doute,' lia jeune femme avait vu Bivouac emporter sac et bissac; cet incident s'ajoutant à celui du porte-monnaie perdu, la bonne fois de Lisa devenait moins plausible, et toute l'histoire prenait l'allure d'un coup monté.

« Elle n'aura rien eu de plus pressé que de porter plainte, en arrivant en -gare de Florac, réfléchit la fillette. Et je la comprends ! Les apparences sont contre moi.... »

Lisa, de minute en minute, sentait se préciser dans son esprit toutes les conséquences de sa dernière mésaventure. Si la voyageuse portait plainte, son signalement et celui de Bivouac allaient se répandre dans toute la région. Impossible, désormais, de circuler comme Lisa avait eu l'intention de le faire pour 'retrouver les propriétaires du chien — sous peine de se voir arrêter pour fraude à (l'égard de la Compagnie des Chemins de fer et, pis encore, pour vol. Sans compter les recherches dont elle avait fait l'objet depuis son passage à Saint-Affrique....

Brusquement, l'enfant sentit le désespoir l'envahir. A cette* heure de la nuit où toutes les enfants de son âge doivent avoir regagné depuis longtemps la sécurité de leur lit, sur ce remblai hostile où l'herbe devait refuser de pousser, toute son aventure lui apparaissait dans des proportions à la fois grotesques et tragiques.

« Quelle histoire absurde ! sanglotait Lisa. Maintenant, impossible de rendre Bivouac à ses propriétaires; impossible, peut-être, de retourner à la «venta».... Pas aivec Bivouac, en tout cas.... »

Assis à un mètre de là, le chien considérait avec timidité cette explosion de chagrin dont il ne comprenait pas la cause. Pour lui, tout allait bien : évidemment, la route avait quelquefois été dure; mais, dans l'ensemble, cette longue randonnée l'amusait. Et puis, n'avait-il pas l'essentiel, c'est-à-dire la présence de Lisa ?

L'entendant prononcer son nom, il osa se rapprocher jusqu'à frôler de son museau humide les cheveux ébouriffés de l'enfant. Lisa se redressa, sensible à l'appel inquiet qui perçait sous le geste du bouvier.

« On va dormir », dit-elle, en s'efforçant de mettre dans sa voix une assurance dont elle se sentait bien loin.

Dormir, soit : mais où ?Elle jeta un regard autour d'elle : au-delà de la voie ferrée, le Tarnon

roulait entre des berges étroites ses eaux noircies par la nuit; de l'autre côté, à la limite de la plaine de pâturages brûlés par l'été, se profilait la ligne sévère du plateau d'Ispaniac dominant celle, plus douce, d'un petit bois montant à

l'assaut des pentes raides.

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Une tache claire au cœur de la masse sombre des arbres laissait prévoir une clairière bien abritée, presque secrète....

« Allons-y, décida Lisa en se levant. On réfléchira demain. »

** *

Le petit bois baignait dans cette pénombre pâle qui précède l'aurore. Un silence parfait avait succédé aux mille bruits de la nuit. Seul, le ruisseau qui jaillissait au creux de trois gros rochers moussus mettait un peu de vie dans ce paysage pour Belle au bois dormant.

Blottis entre les racines noueuses d'un vieux chêne, les deux fugitifs dormaient.

Soudain, un frémissement imperceptible passa dans les branches de l'arbre. Les feuilles s'écartèrent, laissant paraître le 'museau roux d'un écureuil. Un instant, de petit animal sembla hésiter; puis, rassuré par le silence environnant, il s'enhardit et, sautant de branche en branche, descendit jusqu'aux racines du chêne. A trois mètres de lui, l'enfant et le chien reposaient.

De loin, l'écureuil examina la scène avec intérêt : il y avait là quelque chose d'insolite qu'il aurait bien voulu voir de plus près. L'immobilité du groupe dissipa ses dernières craintes; rassemblant son audace, il prit son élan, et un dernier bond l'amena à proximité du visage de Lisa.

Assis dans l'herbe humide, le petit animal profitait de cette aubaine rare qu'est, pour un écureuil, le spectacle d'un être humain endormi au pied d'un arbre. Il regardait. Il y avait beaucoup à voir : tout l'intriguait, depuis les cheveux noirs qui faisaient paraître plus pâles les joues brunies de la fillette, jusqu'au bissac défraîchi qui, accroché à une branche basse, se balançait doucement dans le vide.

Peut-être l'écureuil aurait-il prolongé l'examen jusqu'à épuisement de sa curiosité, si une brindille morte ne s'était détachée de l'arbre. La branche tomba avec un claquement sec. Dans son sommeil, Lisa eut un soupir; et Bivouac, sans ouvrir les yeux, allongea le cou pour poser son museau sur l'épaule de l'enfant.

Effrayé, l'écureuil fit un bond en arrière. Il plongea dans un taillis, levant une alouette qui jaillit vers la cime des arbres avec un pépiement aigu.

Ce fut un signal : un lézard fila dans l'herbe, éveillant sur son passage des milliers d'insectes bourdonnants Un clapotement

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Lisa siffla Bivouac et sauta dans le vide

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annonça, dans le ruisseau voisin, le réveil d'une grenouille. La brume qui montait de l'herbe humide prit une teinte rosé tandis qu'entre les troncs d'arbres apparaissait au loin un reflet d'incendie. Un frisson parcourut le petit bois tout entier qui parut s'ébrouer.

Le soleil se levait.Bivouac ouvrit les yeux puis, avec un bâillement paresseux, se mit sur

ses pattes. Pointant son museau à droite, puis à gauche, il huma délicatement d'alir qui lui apportait le message du sous-bois. Cela sentait bon l'herbe vente douce aux pattes, l'eau fraîche, le petit gibier facile à prendre....

Rassuré, le chien se tourna vers Lisa : l'enfant, épuisée par la marche et le souci, dormait profondément. Un instant, le bouvier fut tenté de se recoucher près d'elle. Mais les tiraillements de son estomac lui rappelaient que le dernier repas était loin. Comme lui, Lisa aurait faim en s'éveillant. Et, il le sentait, c'était à lui d'assurer maintenant la subsistance de l'équipe.

Il eut pour l'enfant un dernier regard, huma le vent, puis il partit au petit trot et disparut sous les arbres.

** *

La caresse d'une langue râpeuse éveilla Lisa. Elle ouvrit les yeux : assis près elle, le bouvier attendait, une patte posée sur un lapereau fraîchement tué. L'enfant se redressa en riant :

« C'est la première fois qu'on m'apporte mon petit déjeuner au lit, dit-elle en caressant le chien, et que je suis obligée de le faire cuire ensuite ! »

Trouver du petit bois n'était pas un problème, car l'herbe était jonchée de brindilles sèches et de branches mortes. En un clin d œil, Lisa eut organisé un foyer sur l'un des rochers qui surplombaient le ruisseau. Puis, tandis que Bivouac montait une garde intéressée auprès du lapereau déjà à moitié rôti, elle partit sous les arbres en quête d'un dessert.

Quelques minutes plus tard, elle revenait, les deux mains pleines de framboises sauvages et de mûres précoces.

« C'est cuit ? » demanda-t-elle à Bivouac. Le chien eut un petit jappement gourmand.

« Alors, à table ! » annonça Lisa.Tirant du sac le couteau de poche, elle se mit en devoir de découper le

lapereau. La plus grosse part échut à Bivouac.« D'abord parce que tu es le chasseur, lui expliqua-t-elle. Et aussi parce

que tu es plus gros que moi. Et enfin, ajouta-t-elle par un souci d'honnêteté, parce que tu n'aimes peut-être pas les framboises.... »

BIVOUAC, MON AMI

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Le repas, délicieux mais rapide, se termina par une gorgée d'eau claire puisée à même le ruisseau.

« Et pas de vaisselle à faire ! constata Lisa avec un plaisir évident. C'est peut-être le seul avantage de la situation. »

Cette constatation la ramena tout naturellement à ses soucis de la veille.« Voyons un peu ce que contient un sac de crocodile trouvé dans un

compartiment de première classe », soupira-t-elle.Attirant à elle le bissac, elle en sortit l'objet qu'elle y avait enfoui pour

le mettre à l'abri de l'humidité de la nuit. Sur l'herbe, le cuir luxueux et le fermoir brillant paraissaient plus insolites encore que la veille. Après quelques secondes d'hésitation, Lisa fit jouer le fermoir.

« Opérons avec méthode », décida-t-elle.Et, assise sur l'herbe, elle se mit à ranger à côté d'elle, en bon ordre, les

objets que contenait le réticule.« Un mouchoir,... un peigne,... un poudrier.... »Elle ouvrit le /poudrier et se fit une grimace dans le petit miroir rond,

Puis elle huma le parfum de la poudre dorée qui imprégnait la houppette.« Hum ! fit-elle. Ce que ça sent bon !... Continuons : un bâton de rouge

à lèvres,... tiens ! une pince à épiler et une lime à ongles.... »Elle avait laissé pour la fin le portefeuille. Celui-ci allait, probablement,

lui révéler l'identité et l'adresse de la voyageuse à qui elle avait, la veille, joué sans le vouloir ce mauvais tour.

De crocodile, lui aussi, le portefeuille contenait un billet de cent francs et une carte de visite.

Lisa considéra un instant le petit rectangle de bristol où l'on pouvait lire, en caractères élégants : Nicole Lemonnier, 11, rue du. Midi, Mende.

« Encore Mende ! s'étonna la fillette. Mais rien ne prouve que ce soit son adresse plutôt que celle de sa couturière.... »

Elle réfléchit un instant.« En tout cas, finit-elle par décider, mieux vaut rendre ce sac à la

couturière, ou la coiffeuse, ou une amie de sa propriétaire, plutôt que d'hésiter éternellement. Je peux toujours écrire à cette adresse et raconter comment les choses se sont passées.... »

Il restait bien des difficultés : où poster la lettre ? comment l’affranchir? Et surtout, comment indiquer à la destinataire l'endroit où elle pourrait joindre Lisa et reprendre possession de son bien ?

« Tout cela, ce sont des broutilles, décida Lisa. Le plus clair de l'histoire, c'est que je suis condamnée à me cacher tant que

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« C est la première jais qu'on m'apporte mon déjeuner au lit. »

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le malentendu du sac (et peut-être celui du billet de chemin de fer !) ne seront pas dissipés. Il va falloir s'organiser pour passer quelques jours dans ce bois. »

Elle regarda autour d'elle : sous le soleil déjà haut dans le ciel, les branches s'ornaient d'un, halo doré qui tremblait dans l'air chaud; l'herbe tiède frissonnait de mille petites vies amicales; et Bivouac, assis au bord du ruisseau, agaçait du bout de sa patte une grenouille téméraire.

Lisa rêva un instant.« Condamnée?... murmura-t-elle, ce n'est peut-être pas le mot qui

convient.... »

** *

Allongé au pied d'un jeune frêne, Bivouac sommeillait dans la chaleur de d'après-midi. Lisa, près de lui, contemplait son œuvre. Elle passa sa main sur son front moite.

« Qu'il fait chaud ! soupira-t-elle. Mais je n'ai pas perdu mon temps. »En face d'elle, en effet, se dressait le résultat de plusieurs heures

d'efforts : un abri pour la nuit. Tirant parti de la proximité de deux chênes de belles dimensions dont les branches basses se rejoignaient, l'enfant avait réussi à élaborer un toit de feuillage. Pour cela, il lui avait suffi d'ajouter à l'entrelacs naturel de la ramure le renfort de quelques grosses branches tombées qu'elle avait adroitement emmêlées à celles des deux arbres. Piquant le tout de branches vives garnies d'un feuillage épais, elle avait obtenu ce toit, de hauteur inégale, certes, mais de structure assez compacte pour s'opposer au passage de la pluie et du soleil.

Ce succès l'avait encouragée, et elle s'était mise en devoir d'ajouter, par le même moyen, une paroi latérale. Le résultat se présentait sous la forme d'un petit hangar ouvert sur l'un de ses côtés. La construction était rudimentaire, mais Lisa lui trouvait bien des mérites, car c'était son œuvre. La situation même des deux chênes qui avaient poussé dans un repli de terrain, lui plaisait.

« Nous y serons à l'abri, réfléchit-elle, et nous y serons chez nous. »Elle regrettait seulement de ne pouvoir procéder à un emménagement

selon les règles; la modestie de ses possessions s'opposait & toute tentative d'installation compliquée. Elle avait dû se contenter de poser sur une pierre plate soin couteau de poche, la lampe électrique, son peigne, son crayon à bille. Les trente dernières

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allumettes et leur boîte demeuraient dans le bissac, car on ne pouvait risquer de les exposer à l'humidité.

« Quand je n'aurai plus d'allumette, avait réfléchi Lisa, j'en serai réduite à faire du feu en frottant deux pierres l'une contre l'autre. Et ce système-là, ça ne marche que dans les livres d'aventures. »

Elle s'était fait un lit de feuilles sèches. Puis, le bissac sus.-pendu à une branche, le sac de crocodile à une autre, elle avait considéré que l'installation était terminée.

« C'est dommage de n'avoir personne à inviter », pensa-t-elle avec regret.

Au même moment, Bivouac ouvrit les yeux et bondit sur ses pattes en grondant. Lisa tendit l'oreille.

« Je n'entends rien, dit-elle au chien, après quelques secondes. Tu as rêvé.... »

Mais le bouvier, sûr de son fait, continuait à gronder en montrant les dents. De nouveau, l'enfant écouta : le bruit d'un frôlement imperceptible lui parvint; un bruit de feuilles froissées, que pouvait expliquer un souffle de vent dans les branches, ou le passage d'une petite bête furtive dans un taillis.

Les yeux fixés sur le chien, tous ses sens en éveil, Lisa attendit. Le bruit se rapprochait, plus précis d'instant en instant. Bientôt, l'enfant perçut distinctement le son rythmé d'un pas léger mais régulier.

« Un homme chaussé d'espadrilles marcherait de cette façon », pensa-t-elle.

Elle écouta encore : les pas se rapprochaient. Quelqu'un avançait vers le ruisseau.

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CHAPITRE XVII

BIVOUAC attendait, en arrêt, prêt à bondir au premier signal de Lisa. Tandis que la fillette retenait le chien, un fourré de genièvre s'ouvrit, et on vit apparaître un jeune garçon.

A la vue du groupe qui lui faisait face, le nouveau venu s'arrêta net. Et, pendant quelques secondes, les deux enfants s'observèrent en silence. Dans le même temps, Lisa enregistrait la silhouette un peu grêle du garçonnet haut sur pattes, son teint transparent, ses cheveux pâles.

« Onze ans, calcula-t-elle intérieurement. Et citadin, Dois-je me méfier de lui ? »

Pendant ce temps, le garçon promenait son regard de Lisa au hangar de feuillage, pour revenir au chien énorme qui semblait monter la garde au côté de sa maîtresse.

Il prit l'initiative de la conversation :« C'est toi qui as construit ce machin ? » demanda-t-il en désignant d'un

coup de menton la petite construction.Sans rien dire, Lisa fit signe que oui.« Ben, t'as eu vite fait, poursuivit l'autre. Je suis venu hier, et y avait

rien encore. Je viens tous les jours », ajouta-t-il en guise d'explication.Lisa sentit que son tour était venu de fournir un appoint à la

conversation.« Tu habites le pays ? demanda-t-elle.— Pas moi, mes grands-parents. Ils font l'élevage du mouton dans une

ferme pas loin d'ici, juste à la lisière du bois. Moi, je suis de Paris, je viens seulement en vacances. »

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Jugeant qu'il en avait assez dit, il s'assit au bord du ruisseau et tira de sa poche un couteau avec lequel il se mit à jouer d'un air détaché.

Lisa, de son côté, pensait qu'elle aurait tort de négliger une si belle occasion d'entrer en contact avec les habitants du pays sans sortir de sa cachette. Mais pour cela, il fallait donner des gages Elle choisit les plus anodins :

« Je m'appelle Lisa, annonça-t-elle, et mon chien Bivouac. »Le garçon releva le nez pour lancer :« Moi, c'est Etienne. Et qu'est-ce que tu fais par ici ? »Un quart d'heure plus tard, Lisa achevait le récit complet de ses

aventures, y compris le dernier épisode du sac en crocodile.« Fais voir ce sac », demanda Etienne.Lisa alla le chercher. Le garçon émit un sifflement admiratif avant de

conclure :« Un joli piège a demoiselles ! La preuve.... Et qu'est-ce que tu vas

faire 'maintenant ? »Cette question, Lisa se l'était si souvent entendu poser pendant les 'trois

dernières semaines, qu'elle avait pris l'habitude de se la poser elle-même à chaque nouvelle difficulté. Aussi avait-elle toujours une réponse prête.

« Attendre, dit-elle simplement.— Ici ?— Ici.— Je ne te suis pas, prononça Etienne après avoir un peu réfléchi.

Comment veux-tu retrouver les 'propriétaires de ton chien et la propriétaire du sac en restant cachée dans ta hutte ? Sans compter que, elle a beau être jolie et tout, elle est quand même pais confortable.... »

Ilse tut un instant, puis reprit :« Tu pourrais venir chez mes grands-parents pendant quelques jours. »Lisa l'interrompit :« Crois-moi, Etienne, dit-elle de son ton le plus grave, il faut me laisser

organiser tout ça comme je d'entends. Le plus urgent, c'est de prévenir la propriétaire du sac que je n'ai pas voulu la voler et que je suis prête à lui rendre ce qui lui appartient. Jusque-là, je ne veux pas me montrer dans la région. C'est trop risqué : il y a eu trop de malentendus. Quand l'affaire du sac sera arrangée, je m'occuperai de retrouver les propriétaires de Bivouac; et tu m'aideras, si tu veux. »

Etienne parut hésiter, puis finit par reconnaître :« T'as raison. Avec les parents, on sait jamais comment ils vont

comprendre les choses; vaut mieux être prudent. »

Il .se tut un instant, puis reprit :

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« Alors, ce sac, comment est-ce qu'on s'y prend pour le rendre ? »Patiemment, Lisa lui expliqua son plan : il s'agissait d'écrire à l'adresse

qu'indiquait la carte de visite, et d'expliquer à la voyageuse les circonstances de la disparition de son sac.

« Je lui dirai aussi, ajouta Lisa, qu'elle peut venir le chercher.... Où ça, au fait ?

— Chez moi, à la ferme, coupa Etienne, trop heureux de jouer un rôle actif dans l'aventure. Rappelle-toi : Ferme Montassut, près de Florac. Et je mettrai ta lettre à la poste dès qu'elle sera écrite. Entendu ? »

Le visage de Lisa s'éclaira : elle venait, une fois de plus, de trouver un ami.

« Entendu, répondit-elle.— Et puis, je t'apporterai des choses à manger, ajouta le garçonnet

qui commençait à prendre au sérieux son rôle de sauveur.— N'apporte rien, demanda Lisa J'ai tout ce qu'il me faut ici. Bivouac

chasse pour deux, le bois est plein de fruits....— Une couverture, alors, insista Etienne.— Il fait chaud », répliqua Lisa en riant. Elle reprit son sérieux pour lui

expliquer :« Ne compliquons pas la situation. Ce que tu m'apporterais, c'est à tes

grands-parents que tu le prendrais; et en cachette, forcément. Tu te rends compte ?...

— Alors, si je ne peux rien faire d'autre que de porter ta lettre à la poste, je m'en vais. Je reviendrai quand tu l'auras écrite. »

Déjà le garçonnet se détournait, dépité. Lisa le saisit par le bras et l'obligeai à faire demi-tour.

« Quel âge as-tu donc ? » demanda-t-elle d'un ton brusque.Etienne rougit et, malgré lui, s'entendit répondre :« Onze ans. »« C'est bien ce que je pensais », pensa Lisa qui, à haute voix,

poursuivit:« Je t'en aurais donné quatre, il y a un instant. »Etienne rougit un peu plus,Lisa poursuivit son avantage :« Si tu es un homme, tu dois te rendre compte que, dans la vie, il y a

autre chose que le caprice et le plaisir. Tu te croyais très généreux, tout à l'heure, et tu ne pensais qu'à toi-même. Essaie de te rappeler que tu n'es pas seul sur terre. Et ne boude pas, ajouta-t-elle.

— Je me boude pas, lança Etienne. Je réfléchis. »

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Lisa le laissa réfléchir et, sifflant Bivouac, s'en fut raccrocher le sac à main à une branche. Etienne ne tarda pas à la rejoindre.

« T'as un beau chien, finit-il pas constater, pour dire quelque chose.— Il est beau, soupira Lisa. Mais il n'est pas à moi, tu le sais bien.— Ça te fera de la peine de le rendre, hein ? » demanda le garçon avec

sympathie.La fillette sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle se contenta de

hocher la tête sans répondre. A son tour, Etienne hocha la tête.« Lui aussi sera malheureux », soupira-t-il en passant ses doigts dans

les poils noirs du bouvier.Lisa se pencha sur Bivouac et, plongeant son regard dans les yeux

intelligents, murmura :« J'espère que non. »

** *

Lorsque, vers neuf heures, ce soir-là, Lisa regagna son abri de feuillages en compagnie de Bivouac, la chaleur étouffante laissait prévoir un orage pour la nuit. L'enfant ajouta quelques branches supplémentaires à son toit .avant de s'allonger sur son lit de feuilles sèches.

Assis à l'entrée de la hutte improvisée, le chien regardait la fillette s'installer pour la nuit.

« Viens dormir, Bivouac ! » appela Lisa en s'enfonçant dans les feuilles.

Le chien parut hésiter un instant, puis finit par se décider à rejoindre l'enfant. Déjà Lisa s'endormait. Ses yeux se fermaient malgré elle. Elle eut un dernier regard pour le chien qui l'observait avec une attention soutenue.

« Bivouac,... dormir... », balbutia-t-elle. Puis eIle sombra dans le sommeil.

Lorsque le crépitement d'une averse violente l'éveilla, trois heures plus tard, Lisa était seule.

** *

Un coup de sifflet la tira de son sommeil : Etienne s'annonçait à sa façon.

« T'as dormi tard, constata-t-il. Il est plus de neuf heures ! »Lisa cligna des yeux, bâilla, puis chercha des yeux Bivouac : au bord

du ruisseau, le chien s'étirait d'un air innocent. Rassurée, Lisa répondit :

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« L'orage m'a empêchée de dormir pendant une partie de la nuit.— T'as pas regretté ma couverture ? » demanda le garçon d'un ton

malicieux.La fillette se mit à rire.« Mon toit a tenu bon, dit-elle. Tu triompheras une autre fois,— Je t'ai quand même apporté quelque chose... », commença

Etienne. Voyant la mine subitement sévère de Lisa, il se dépêcha d'ajouter :« Crie pas ! C'est un morceau de chocolat qu'on m'a donné. Et puis

aussi.... »II s'arrêta, gêné, puis finit par se décider :« Et puis la moitié de ma savonnette », lança-t-il d'un seul trait.Lisa baissa les yeux sur ses mains noircies par une nuit de chemin de

fer et une journée de bûcheronnage.« Quand on a si visiblement besoin d'un morceau de savon, reconnut-

elle honnêtement, il ne faut pas se vexer si on- vous l'offre. »Elle releva la tête et, souriant bravement, elle se força à répondre :« Merci, Etienne; tu es un gentil garçon. »Ravi de n'avoir provoqué aucun drame, Etienne s'empressa de sortir

de sa poche la moitié d'une plaque de chocolat et une savonnette presque neuve.

« Moi, j'ai déjà déjeuné, iainnonça-t-il en posant le tout sur l'herbe, à côté de Lisa. Pendant que tu manges ton chocolat, je vais faire un tour avec Bivouac. »

Le garçon et le chien disparurent sous les arbres. Restée seule, Lisa considéra un instant savon et chocolat.

« Le chocolat peut attendre, finit-elle par décider. Pas le bain. »Elle se dirigea vers le ruisseau et commençait à se déchausser

lorsqu'elle aperçut, posées sur une des grosses pierres, deux perdrix proprement égorgées. Elle ramassa le gibier en constatant :

« Bivouac n'a pas perdu son temps, cette nuit. »

** *

Les deux enfants terminaient leur repas. Etienne avait insisté

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pour contribuer au menu, et Lisa mordait avec délices dans un quignon de pain frais. Le jeune garçon croqua le morceau de chocolat qu'il venait de faire griller.

« Te voilà tranquille, maintenant, dit-il à la fillette. Ta lettre est postée, dans quelques jours nous aurons une réponse; à ce moment tu pourras venir t'installer chez moi, et mes grands-parents se chargeront de retrouver les propriétaires de Bivouac.

« Le plus tôt sera le mieux, ajouta-t-il. Voilà la saison des orages, et tu ne vas pas pouvoir t'amuser longtemps à coucher à la belle étoile.

— Comment sont-ils, tes grands-parents ? demanda Lisa.— Ils sont gentils, comme tous les grands-parents. Un peu embêtants,

bien sûr : « Lave-toi les mains, finis ta soupe, prends « ton huile de foie de morue, n'oublie pas tes prières. » Mais, dans l'ensemble, gentils. Et aussi, un peu ennuyés depuis hier.

— Pourquoi ça ?— Je t'ai dit qu'ils font l'élevage des moutons ? Comme tout le monde

dans la région, d'ailleurs. Pour le mouton, il faut un chien. Ils en avaient un — un grand chien loup, brun et noir; épatant. Et voilà qu'hier, à midi, il avait disparu. C'est lui que je cherchais quand je t'ai trouvée ici.

— Et il n'est pas revenu ?— Non, On a dû le voler. Mais c'est pas tout : cette nuit, on nous a

égorgé deux agneaux. Mon grand-père les a retrouvés, saignés et déchiquetés, ce matin, à la porte de la bergerie.

— C'est horrible ! murmura' Lisa, les larmes aux yeux. Qui a bien pu faire ça ?

—- Un animal, bien sûr !— Il y a des loups, daims le pays ?— Mais non, justement. Il faut que ce soit un chien. Or, tous les gens

du village ont affirmé que leurs chiens étaient restés à l'attache pendant la nuit. Ce n'est donc pas un chien de la région.... »

Le visage de Lisa devint brusquement soucieux. Elle se tut un instant, puis posa- près d'elle son croûton de pain entamé.

« Je n'ai plus faim, dit-elle. Si on jouait à quelque chose?— Jouer ? (lança Etienne d'un ton légèrement méprisant. Je parie que

tu n'as même pas exploré le bois.— C'est vrai, avoua Lisa. Je n'ai pas eu le temps.— C'est pourtant la première chose à faire quand on s'installe en pays

inconnu : on explore le terrain.— Dans les livres !— Et dans la vie, qu'est-ce qu'on fait ?— On vit.

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— C'est-à-dire ?— On pare au plus pressé : on se cherche un abri, on assure la

nourriture du jour; et aussi, ajouta l'enfant avec un peu d'amertume, on répare les gaffes qu'on a faites.

— Et on ne regarde pas ?— On regarde ensuite, si on a le temps. Et, en général, on s'aperçoit

que ça n'en vaut pas la peine.— Ben, tu dois en rater, des choses, avec ton système ! »^ Lisa ne

répondit pas et continua de fixer d'un air absorbé les braises du foyer. Etienne considéra un instant la fillette, puis finit par demander sur un ton différent :

« Qu'est-ce que t'as ? »L'enfant eut un geste évasif.« Mais si, insista le garçon, t'as quelque chose. Ça se voit; je te connais

pas encore très bien, mais je me doute que t'es pas le genre de fille qui boude pour un rien. Il y a seulement dix minutes, tu riais comme tout le monde, et maintenant.... »

Il réfléchit un instant, puis demanda :« C'est à cause des deux agneaux ? »Lisa parut hésiter un instant, puis, le regardant droit dans les yeux,

confirma :« C'est à cause des agneaux : cette nuit, Bivouac a disparu pendant près

de deux heures. »

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CHAPITRE XVIII

ETIENNE mit un instant à comprendre. Lorsqu'enfin, il saisit le sens qu'impliquaient les paroles de Lisa, ce fut pour les repousser vigoureusement: « Quelle sottise ! s'exclama-t-il. Tu n'imagines tout de même pas que Bivouac passe ses nuits à tuer des moutons ? C'est un bouvier, c'est-à-dire un chien à troupeaux; et puis, on voit bien qu'il est. doux et inoffensif. Regarde-le.... »

Lisa se tourna vers le chien qui, à quelques pas, croquait paisiblement un os de perdrix. Le bouvier leva la tête et lança dans la direction des enfants un petit jappement amical. Puis il se remit à jouer avec son os.

« Ça ne prouve rien, répondit enfin lia fillette. D'abord, des chiens gentils qui, du jour au lendemain, se transforment en chiens tueurs, ça s'est déjà vu. Ensuite, ne te fie pas trop à la douceur de Bivouac. Il appartient à une race féroce. Il est doux parce qu'il m'aime. Et enfin, je n'ai jamais dit que je croyais, moi, à la culpabilité de Bivouac dans l'affaire des agneaux.

— Et qui pourrait y croire, alors ?— Tous les autres. Imagine que quelqu'un du village apprenne

qu'une fille et son chien se cachent depuis deux jours dans le bois : (la conclusion s'impose; elle est logique....

— Il y a du vrai dans ce que tu dis, admit le garçon. Mais, après tout, personne ne sait que tu es ici; sauf moi. Et, ajouta-t-il, tu te doutes bien que je n'ai pas l'intention de le chanter sur les toits.

— Je m'en doute. Mais tu oublies que, la propriétaire du sac retrouvée, il me reste deux ou trois petites choses à faire; entre

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autres, rendre Bivouac à ses maîtres, et rentrer chez moi. Or, maintenant, je suis condamnée à me cacher jusqu'à ce qu'on ait retrouvé le vrai chien tueur. Pour peu qu'on y mette le temps, ma partie de camping risque de se prolonger de façon désagréable. »

Etienne fut atterré.« Je n'y avais pas pensé », reconnut-il humblement.Un instant, les deux enfants réfléchirent en silence. Lisa, la première,

reprit le débat.« II y aurait bien un moyen, dit-elle.— Vas-y; je t'écoute.—- Supposons que j'attache Bivouac pour la nuit. Si les moutons de ton

grand-père continuent à disparaître, du moins nous serons sûrs qu'il n'y est pour rien. Et nous pourrons en témoigner, si c'est nécessaire.

— L'idée n'est pas mauvaise. T'as une corde ? » Lisa fit signe que non. Etienne reprit :

« Je t'en apporterai une tout à l'heure. »Il se leva.« Vaut mieux que j'aille la chercher tout de suite. On sera plus

tranquille. »Un quart d'heure plus tard, un coup de sifflet annonçait le retour

d'Etienne. Lisa leva la tête : le jeune garçon débouchait au bord du ruisseau, tenant dans sa main un rouleau de corde fine. Il n'était pas seul; à son côté marchait un personnage sans âge qui se signalait à l'attention par un vieux chapeau de feutre verdâtre et un sifflet d'os pendu à son cou par un morceau de ficelle.

« Je n'ai pas eu à aller bien loin, expliqua Etienne. Je suis entré chez le père La Mésange, en passant. Il avait ce qu'il nous fallait. »

Il tendit le rouleau de corde à Lisa, puis continua :« Je te présente le père La Mésange. Parle fort. Il est sourd.— Bonjour, monsieur », dit lai fillette qui se demandait : « Comment

parle-t-on à un sourd ? »« Bonjour, petite », répondit l'homme qui se pencha pour flatter la tête

de Bivouac.Etienne reprit l'initiative de la conversation :« II habite une petite cabane, à cinq cents mètres d'ici, expliqua-t-il. Il

vit de braconnage, et aussi d'une petite pension qu'on lui verse parce qu'il est devenu sourd à la guerre. »

L'homme sembla se désintéresser de la conversation et s'en fut examiner l'abri construit par Lisa.

Celle-ci en profita pour demander au garçon :

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« Le père La Mésange, c'est soin vrai nom ?— Sûrement pas, répondit Etienne. On rappelle comme ça parce qu'il

sait apprivoiser les oiseaux. Je voudrais que tu l'entendes siffler : il est étonnant ! »

L'homme revenait.« C'est joli, ta cahute, dit-il à Lisa; mais pas très abrité. Viens dormir

chez moi avec ton chien, s'il fait de l'orage. Tu demanderas à Etienne de t'expliquer où c'est. »

Là-dessus, l'homme tourna le dos.« Je n'ai même pas eu le temps de lui dire merci, constata Lisa

interloquée.— Ça ne fait rien, répliqua Etienne, il ne t'aurait pas entendue. »

** *

Les deux enfants venaient de se séparer. Lisa et Bivouac avaient raccompagné Etienne jusqu'à la lisière du bois, et le garçon avait profité de l'occasion pour montrer à la petite fille l'emplacement de la cabane du père La Mésange; une petite construction faite de planches mal jointes, plantée dans l'herbe au bord du ruisseau qui, ici, coulait plus large et plus profond.

« Ce n'est guère mieux que ton hangar, avait dit Etienne. Mais, ici, du moins, il y a une porte. »

Maintenant, Lisa remontait lentement le long du ruisseau. Son inquiétude momentanément apaisée grâce à la corde qui lui permettrait, ce soir, d'attacher Bivouac avant de s'endormir, la fillette prenait du temps et, pour la première fois depuis son arrivée dans da région, se permettait de flâner un peu.

Elle trouvait un charme à ce paysage austère que dominait la muraille de granit du plateau, aux châtaigniers robustes jaillissant en bouquets serrés partout où ils avaient pu trouver un peu de terre meuble entre les rochers dont le bois était envahi; elle s'était attachée au petit ruisseau anonyme qui courait parmi les arbres pour se perdre, modestement, dans les éboulis, à la limite de la plaine. A quelques pas devant elle, le chien allait, le nez au sol, débusquant sur son passage les petites bêtes du sous-bois, qui, affolées, filaient vers l'abri des fourrés. Le bouvier faisait mine de les suivre, plus par jeu que par nécessité, puis rejoignait le bord de l'eau.

Soudain, un lièvre étourdi lui jaillit entre les pattes. L'espace d'une seconde, les deux animaux, surpris, se fixèrent avec étonnement. Mais, chez

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le chien comme chez le lièvre, l'instinct reprit le dessus, et la chasse commença.

« Ici, Bivouac », cria Listai au moment où le bouvier disparaissait dans un taillis. Mais Bivouac, lancé ne l'entendit même pas. La fillette parcourut seule les quelques mètres qui la séparaient encore de la petite clairière dont elle avait fait son port d'attache.

Le chien l'y attendait, pantelant, assis à côté du lièvre auquel il venait de briser les reins.

Tristement, l'enfant ramassa le petit animal encore chaud. Le chien se leva et vint se frotter contre elle, quêtant une caresse. Elle le repoussa.

« Ça n'est plus de la chasse, Bivouac, lui dit-elle d'un ton de reproche; c'est de l'assassinat. Nous n'avions pas besoin de ce lièvre pour dîner. »

« Il se met à tuer pour le plaisir », pensa-t-elle. Les agneaux égorgés à la porte de (leur bergerie lui revinrent à l'esprit, et un frisson la parcourut. Elle n'était plus aussi sûre de l'innocence de Bivouac.

« Ce soir, je l'attache, se dit-elle. Nous verrons bien demain matin si le chien tueur a fait d'autres ravages.... »

Ce soir-là, avant de s'endormir, elle attacha Bivouac à un tronc d'arbre, ayant soin de doubler la corde et de consolider tous les nœuds. Le chien se laissa faire et, d'un air docile, se coucha dans l'herbe.

Le lendemain matin, lorsque Lisa s'éveilla à la pointe du jour, Bivouac se désaltérait paisiblement dans le ruisseau, traînant derrière lui la moitié de sa corde. Deux heures plus tard, Etienne arrivait en courant et, encore essoufflé, annonçait d'un ton triomphant :

« Il a encore disparu deux agneaux, cette nuit ! »

***

Le jeune garçon était tellement sûr d'apporter une bonne nouvelle, qu'il fut stupéfait de voir Lisa éclater en sanglots.

« Alors, là, s'exclama-t-il, je comprends plus ! »Incapable d'articuler une parole, la fillette lui désigna le tronc d'arbre

d'où pendait encore un morceau de corde effilochée. Consterné, Etienne ne savait plus quoi dire. Il finit par bafouiller, cherchant ses mots :

« Ça ne prouve rien; il y a des coïncidences....— Des coïncidences ! interrompit Lisa avec amertume. Il s'agit de

certitudes : tout va bien dans le pays pendant des années;

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les moutons vivent en sécurité. J'arrive avec mon chien, et, du jour au lendemain, les agneaux se mettent à disparaître. Sois logique ! Moi, je ne crois pas au hasard.

— Tu as peut-être tort, justement, répondit Etienne d'un ton pensif. Les apparences sont contre Bivouac, c'est entendu. Mais tu devrais être la dernière à l'accuser.

— Pourquoi ça ?— C'est ton chien. Et si on n'est pais capable de prendre parti pour

ceux qu'on aime et de leur faire confiance contre toute évidence, alors ce n'est pas la peine de les aimer.

— Tu ne comprends pas, Etienne. C'est justement parce que je l'aime que je veux y voir clair. Ça ne m'empêche pas de lui trouver des excuses : c'est pour moi qu'il s'est mis à chasser. S'il a pris goût à tuer, je suis responsable. Et dis-toi bien, ajouta-t-elle avec passion, que, même s'il est coupable, je le défendrai jusqu'au bout. »

Etienne hésita un instant, puis eut l'air de prendre son parti et répondit à voix basse :

« Tu feras bien. Il va en avoir besoin. »Lisa le regarda, sans comprendre.« Que veux-tu dire ? » demanda-t-elle.Le garçon prit la main de Lisa et, maudissant le rôle que le sort lui

faisait jouer en ce moment, avoua :« Les fermiers du village se sont réunis ce matin pour discuter la

question du chien tueur. Ils se sont mis d'accord : cette nuit, on organise une battue dans le bois. »

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CHAPITRE XIX

LISA eut un sursaut horrifié : « Une battue ? » demanda-t-elle sur un ton incrédule. Etienne confirma d'un hochement de tête silencieux. « Avec des chasseurs ?

— fit des chiens. Le bois n'est pas très grand; et c'est le seul qui se trouve à proximité du village. Les fermiers sont persuadés qu'ils y trouveront ce qu'ils cherchent.

— Je comprends », dit la fillette.La nouvelle était accablante. Mais Lisa était de ceux qui, loin de se

laisser décourager par les difficultés, y puisent un regain d'énergie. Elle réfléchit pendant quelques minutes. Etienne en profita pour aller détacher le fragment de corde qui pendait encore au tronc de l'arbre.

Bientôt, Lisa alla le rejoindre.« Je crois que j'ai trouvé une solution, annonça-t-elle. Du provisoire;

rien de très brillant. Mais qui pourra mous tirer d'affaire pour cette nuit. »Etienne enroula la corde autour de son poignet, puis alla s'asseoir au

bord du ruisseau.« Je t'écoute dit-il.— Eh bien, voici : il s'agit de faire disparaître pour une nuit, non

seulement Bivouac, mais toute trace de notre présence dans le bois. Le père La Mésange peut nous aider s'il accepte de nous donner l'hospitalité jusqu'à demain matin. Tu crois qu'il voudra bien ?

— Je ne vois pas pourquoi il refuserait, répondit Etienne. Il te l'a proposé lui-même, hier. Tu vois l'avantage des portes »,

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ajouta-t-il en riant malgré lui. Mais le visage de la fillette demeurait grave.

« II faut aussi, poursuivit-elle, détruire mon abri de branchages. Il risquerait de donner des soupçons aux chasseurs, cette nuit.

— On va s'y mettre tout de suite, approuva le garçon. La journée est déjà avancée, et je suis d'avis qu'il vaut mieux que tu te mettes à couvert le plus tôt possible. »

Un quart d'heure plus tard, il ne restait plus, du hangar de Lisa, qu'un tas de branches et de feuilles déjà sèches. Elle eut un soupir de regret, puis haussa les épaules.

« On ne devrait jamais s'installer nulle part », conclut-elle.Elle se baissa pour ramasser le bissac et le sac de crocodile qu'elle avait

posés à terre.Etienne vit son geste.« A propos, dit-il, j'oubliais : la réponse de la dame au sac est arrivée ce

matin. » II tira de sa poche une lettre passablement chiffonnée et la tendit à Lisa, en remarquant :

« On a eu de la chance : « Nicole Lemonnier », c'est bien elle. »La fillette déplia la lettre et lut :

Ma chère Lisa,

Votre lettre m'a beaucoup touchée. Pas un instant, je n'ai douté de votre bonne foi; et je savais bien que vous feriez l'impossible pour me rendre ce sac à main qui vous a donné tant de souci.

Je suis en vacances, et j'ai l'intention de venir le chercher moi-même à l'adresse que vous m'indiquez. Ce sera pour moi l'occasion de mieux faire connaissance avec vous. Je serai donc à la ferme Montassut jeudi, dans la matinée.

A bientôt.NICOLE LEMONNIER.

Lisa releva la tête et demanda à Etienne : « Quel jour sommes-nous ?— Mercredi, répondit le garçon. Ne calcule pas : elle sera là demain.— Il vaudrait mieux que tu emportes le sac, alors, décida la fillette.

Qui sait où je serai demain ? »Sans rien dire, Etienne se chargea du sac de crocodile qui, dans sa

main, paraissait parfaitement ridicule.

« Partons, maintenant, décida-t-il. On n'a plus rien à faire ici. »

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Le trio s'arrêta devant la porte de la cabane.« Pas la peine de frapper », dit Etienne. Et il tourna le loquet.La fillette et le chien entrèrent à sa suite.Assis sur une caisse, le père La Mésange, armé d'une aiguille de la

taille d'un clou, s'appliquait à ravauder une vieille chemise à carreaux jaunes et mauves qui offrait un choix d'accrocs de dimensions et de formes variées. A l'entrée des enfants, il posa son ouvrage sur le sol en terre battue de la cabane et se leva.

« Tu as bien fait de venir », dit-il en posant sa main sur l'épaule de Lisa.Etienne s'efforça de lui faire comprendre ce qu'on attendait de lui.

Après force explications dont le père La Mésange n'avait cure, il fut entendu que l'enfant et le chien resteraient dans la cabane jusqu'au lendemain matin.

« Plus longtemps, même, si ça t'amuse, offrit l'homme. Il y a de la place. »

Et d'un geste large, il désigna la pièce unique où de vieilles caisses tenaient lieu de meubles.

« Par exemple, ajouta-t-il, il faudra te passer de ma compagnie cette nuit. Il paraît qu'on va faire une battue dans le bois, et j'aurai fort à faire, à aller expliquer aux oiseaux qu'ils n'ont pas à avoir peur. »

Lisa lança à Etienne un regard étonné que le père La Mésange surprit au passage.

« Bien sûr que je parle aux oiseaux, expliqua-t-il. Et pas seulement aux oiseaux; à toutes les petites bêtes qui se cachent. Elles se cachent parce qu'elles ont peur. Mais si on arrive à les rassurer, elles approchent. Et alors, il n'y a plus qu'à trouver les mots qui leur plaisent. Tu veux voir ? »

Sans attendre la réponse de l'enfant, l'homme émit un sifflement étouffé, puis attendit. On entendit bientôt un léger grattement contre la paroi de la cabane, et, dans l'interstice de deux planches apparut le museau pointu et minuscule d'un mulot. Le rongeur examina rapidement la pièce puis, fixant de ses yeux vifs le père La Mésange, avança de quelques pas.

Les enfants retenaient leur respiration. Bivouac, surpris, regardait la petite bête au poil fauve. Le mulot, arrêté maintenant à un mètre de l'homme, semblait attendre. D'un geste lent, le père La Mésange plongea sa main dans sa poche et en retira un petit morceau de pain; puis, répétant le même sifflement, il se pencha pour déposer la miette sur le sol. Le mulot n'avait pas bougé. A la vue du morceau de pain, il avança en trois petits sauts et, d'un coup de patte, fit rouler la miette. Deux ou trois fois, il répéta son manège; puis, saisissant le morceau de pain

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entre ses dents, il entreprit de le traîner dans un coin de la cabane. Doucement, l'homme avança la main et saisit le mulot. Puis, il se releva et le tendit à Lisa :

« Regarde », dit-il.La fillette, stupéfaite, vit le rongeur qui, assis au milieu de la grande

main ouverte, la fixait avec attention sans songer à fuir.Le père La Mésange se mit à rire et se dirigea vers la porte.« Va faire un tour », dit-il au mulot en le déposant dans l'herbe.Puis il revint.« Tu vois, conclut-il à l'adresse de Lisa, ce n'est pas plus difficile que

ça. Il suffit de les aimer.»Il sortit.Lisa considéra d'un air pensif Bivouac qui n'avait pas bougé au cours de

la scène. « Le mulot n'a pas eu peur de toi, lui murmura-t-elle. Peut-être qu'il

sait, lui, mieux que nous, que tu n'es pas méchant.— Nous le savons aussi, intervint Etienne. Ne t'en fais donc pas; tout

va s'arranger.— Espérons-le ! — Je reviens cet après-midi ? proposa le garçon;.— Il vaut mieux pas, décida Lisa en jetant un coup d'œil autour d'elle.

J'aimerais bien faire un peu de ménage chez le père La Mésange; et peut-être aussi lui raccommoder son linge. »

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Elle ramassa la chemise déchirée que l'homme avait déposée sur le sol, et se mit à rire :

« Regarde un peu comment il s'y prend !— Les filles sont toutes les mêmes, laissa tomber Etienne du haut de

ses onze ans. Vienne la guerre ou le déluge : il faut quand même qu'elles fassent le ménage. En tout cas, reprit-il, puisqu'on ne se voit pas cet après-midi, je pourrais peut-être venir te chercher ce soir après dîner ? Une fois Bivouac enfermé, on pourrait suivre la battue : ça t'intéresse ?

— Viens vers dix heures, alors, conseilla Lisa. Il fera nuit. »

***

L'après-midi se passa en travaux ménagers; et, lorsque le père La Mésange rentra à l'heure du souper, il eut la surprise d'un repas chaud et d'une chemise propre. .Sans rien dire, il caressa les cheveux de la fillette, puis avala la soupe.

Le repas eut lieu en silence: L'homme semblait se rendre compte' de la difficulté que présentait toute conversation avec lui, et réduisait au minimum indispensable les échanges de paroles.

La lune se levait lorsqu'il se prépara à sortir.« Ne t'inquiète pas, dit-il à Lisa en ouvrant la porte. Ton chien est une

brave bête. »Puis il partit.

***

Lisa regarda sa montre; il était dix heures moins le quart. La bougie que l'enfant avait allumée faisait jouer dans la pièce des ombres inquiétantes. Bivouac, allongé près de la porte, prenait les proportions d'une bête gigantesque. Lisa se sentait nerveuse. Elle tenta de se raisonner.

« Tout est prévu, se dit-elle. Bivouac ne risque rien. Et peut-être parviendra-t-on à trouver le chien tueur.... »

Elle souhaitait qu'on découvrît cette nuit même le responsable du massacre des agneaux. Du succès immédiat de la battue dépendait à la fois la (réhabilitation de Bivouac, et la mise à exécution de ses propres projets, Pourtant, quelque chose en elle souffrait à l'idée que, cette nuit, une bête fuirait, affolée, devant une bande d'hommes armés de fusils et déterminés à l'abattre.

« Un chien tueur, c'est encore un chien », pensait-elle, découvrant pour la première fois de sa vie qu'un coupable finit toujours par se transformer en victime.

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Un grattement se fit entendre, et la porte de la cabane s'ouvrit. Etienne entra.

« C'est lugubre, ici ! s'exclama-t-ill. L'électricité a tout de même du bon....

— Citadin, va ! » lança Lisa en riant, heureuse d'échapper à la solitude qui l'oppressait.

Bivouac se leva et vint lécher la main de la fillette.- Va dormir, Bivouac, lui ordonna-t-elle. Ce soir, c'est encore ce que tu

peux faire de mieux. »Le chien leva vers elle un regard inquiet. Depuis vingt-quatre heures, il

oie retrouvait plus, dans la voix de l'enfant, cette tendresse qui lui avait, jusque-là, laissé l'illusion d'un univers sans problèmes.

« Allons, va, répéta-t-elle avec plus de douceur. Nous serons bientôt revenus. »

Docilement, Bivouac regagna son coin et se coucha, le museau entre les pattes.

« L'heure de la battue a été avancée, annonça Etienne. Les chasseurs ont jugé qu'il faisait assez noir.

— Partons, alors », dit Lisa.Ils sortirent. La porte refermée, Etienne en vérifia le verrou.« Ça n'a pas l'air très solide », fit remarquer la fillette d'un ton inquiet.Etienne sourit pour la rassurer.« Je ne crois pas que Bivouac sache ouvrir les verrous », répliqua-t-il.De l'intérieur, le bouvier fit entendre un hurlement plaintif. Comme s'ils

répondaient à ce signal, des chiens, dans le lointain, se mirent à donner de la voix. La battue commençait.

** *

Se glissant entre les arbres, les deux enfants avaient, de loin, suivi les chasseurs et la meute. La battue, tout d’abord, s'était faite au hasard : les fermiers fouillant les fourrés et les buissons, tandis que les chiens, le museau pointé vers le sol, s'entêtaient à suivre des pistes diverses qui les menaient, en général, au terrier de quelque lapin.

Mais, au bout d'une heure, l'affaire prit une autre tournure. Au lieu de tourner en rond, la meute se lança d'un seul bloc dans la même direction; alerté, les fermiers se regroupèrent et suivirent les chiens.

Lisa et Etienne avaient maintenant du mal à les suivre sans révéler leur présence. Il fallait se tenir à distance et longer, à

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Etienne entra.

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travers les arbres, des sentiers parallèles à ceux que choisissaient les chasseurs.

« C'est dommage, murmura Etienne avec regret, on va manquer le plus intéressant.

— L'essentiel, c'est d'entendre », chuchota Lisa qui ne tenait pas à avouer les sentiments contradictoires auxquels elle était en proie depuis le début de la soirée.

« Ecoutons, alors », dit le garçon en haussant les épaules.En fait, il suffisait d'écouter pour t’apprendre que les chiens, ayant

confirmé leur nouvelle piste, se lançaient maintenant sur des traces précises. Les aboiements se rejoignaient et, de minute en minute, se faisaient plus aigus. Bientôt, les cris des chasseurs vinrent s'ajouter aux hurlements de la meute.

« Ils «l'»ont pris en chasse », souffla Lisa, haletante.Les bois résonnaient du martèlement des pieds lourdement chaussés qui

tous couraient dans la direction où la meute donnait de la voix.« Le voilà ! cria une voix qui, aux enfants, parut dangereusement

proche.— Il est cerné, annonça un chasseur. Ne le laissez pas

échapper.»Un hurlement de misère répondit, tandis que les chiens se lançaient à la

curée. Tremblant de tous leurs membres, les enfants écoutaient gémir le chien tueur que la meute assaillait de tous côtés.

« Faut l'abattre », cria une autre voix.Lisa se boucha les oreilles, mais entendit tout de même le coup de feu,

et une voix qui criait, presque en même temps : « Raté ! »Son cœur lui fit mal : c'aurait pu être Bivouac.« Partons, dit-elle. Ça suffit.— On va au village ? proposa Etienne. Maintenant, tu peux t'y montrer

: le chien tueur est pris, et Bivouac est enfermé. »Mais la fillette était encore sous le coup de l'émotion qu'elle venait de

ressentir.« Non, dit-elle, on va chez le père La Mésange. On voulait savoir, on

sait. »Sans mot dire, les enfants refirent le chemin qui menait à la cabane.

Etienne s'expliquait mal le mutisme de Lisa.« Elle devrait être rassurée, pensait-il. Au lieu de ça, elle a l'air

désespéré. Pour un rien, elle se mettrait à pleurer ! Ah ! les filles.... »Ils .approchaient du ruisseau.Lisa pressa le pas.

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« Dépêche-toi donc ! » dit-elle à Etienne. Puis, sans attendre sa réponse, elle se mit à courir. Le garçon, étonné, en fit autant. Ensemble, ils atteignirent la cabane qui tournait le dos au ruisseau. La première, Lisa en eut fait le tour. Un cri de désespoir parvint à Etienne qui se précipita : Lisa, pétrifiée, fixait avec horreur la cabane vide dont la porte battait dans le vent.

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CHAPITRE XX

ETIENNE n'eut pas besoin d'explications : il m'était que trop évident que la serrure fragile avait cédé aux assauts du bouvier. A ce moment même, Bivouac expirait sous les derniers coups des chasseurs.

« II n'y a plus rien à faire », pensa le garçon.Bouleversé par le désespoir de la fillette, il fit un pas vers elle. Mais

Lisa n'attendait pas de consolations'. Il restait peut-être une chance de sauver le chien qu'elle aimait et à qui elle avait tout sacrifié. Cette chance s'amenuisait de seconde en seconde; il fallait battre de vitesse la tragédie qui se jouait.

Sans un mot, l'enfant prit Etienne par la main et, tournant le dos à la cabane, d'entraîna vers la lisière du bois.

La course n'était pas facile. La lune s'était couchée et il régnait, sous les arbres, une obscurité profonde. Les deux enfants évitaient avec peine les pièges que /leur tendaient, à chaque pas, les rochers aux arêtes vives, les racines noueuses qui crevaient la surface du sol. L'herbe, rendue glissante par l'humidité de la nuit, faisait leur avance moins sûre et les obligeait à ralentir leur allure. Deux fois, Etienne trébucha et faillit tomber. Mais la main de Lisa le tenait solidement et l'entraînait.

L'urgence de la situation semblait diriger la fillette à travers ce bois qu'elle ne connaissait pas. D'instinct, elle évitait les trous dissimulés sous les feuilles, les grosses pierres, les buissons d'épines. Tirant toujours derrière elle le jeune garçon, de sa main libre elle écartait les branches basses dont le feuillage lui cinglait le visage. En même temps, elle tendait l'oreille,

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s'efforçant de distinguer parmi les bruits de la nuit quelque indice qui lui permettrait d'espérer, contre toute évidence, que la battue n'était pas terminée, que le chien, cerné tout à l'heure, avait réussi à échapper à la meute et aux chasseurs. Ce chien, c'était Bivouac.... Mais seuls lui parvenaient ces chuchotements anonymes qui peuplent, dans le noir, le royaume des bêtes et des plantes.

La fillette s'épuisait. Malgré la peur qui la talonnait, cette course folle sur un terrain inégal lui coupait le souffle. La côte, aux abords du plateau, se faisait plus raide. Bientôt Etienne sentit faiblir la petite main énergique qui l'entraînait en avant. Accélérant sa propre allure, il parvint à hauteur de Lisa et, à son tour, prit la tête.

« Courage, lui souffla-t-il. On approche. »Lisa releva la tête : à travers les arbres moins serrés des premiers

contreforts, on apercevait les contours précis des bâtiments d'une ferme dont toutes les fenêtres étaient éclairées. Dans la cour allaient et venaient les silhouettes d'hommes dont les voix parvenaient faiblement aux deux enfants. Il sembla à la fillette que son cœur venait de s'arrêter. Ces hommes, cette ferme illuminée en pleine nuit, cette animation, — tout cela ne pouvait avoir qu'une signification : la battue était terminée. Le chien tueur avait été pris.

Elle ne sut jamais comment elle avait couvert les derniers cent mètres. Elle s'était trouvée soudain au milieu d'une dizaine d'hommes : leurs mines satisfaites lui confirmaient le verdict mieux encore que les lambeaux de phrases qu'elle saisissait au passage :

« Sale bête !— On l'a eu quand même !— Mais il nous a donné du mal.... »Lisa eut encore le temps d'apercevoir, au milieu de la cour de la ferme,

la tache d'uni pelage sombre, quatre pattes raidies dans une mare de sang. Tout à coup, une masse puissante déboula entre les jambes des chasseurs et se jeta sur elle. La fillette entendit le cri que jetait Etienne, stupéfait :

« Bivouac ! »Puis elle perdit connaissance.

** *

Elle se réveilla dans un grand lit dont le matelas moelleux enfonçait sous elle. Elle eut un regard pour les visages anxieux qui l'entouraient : sa mémoire luttait pour retrouver le fil des événements.

Un gémissement tendre, la caresse d'une langue râpeuse sur sa main, la ramenèrent à la réalité. Se soulevant sur un coude,

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elle vit Bivouac qui, sa grosse tête appuyée sur la couette rouge, guettait avec inquiétude son premier geste.

« II y a eu un miracle » pensa Lisa.Ce miracle, elle ne tenait pas à en connaître l'explication. Il lui suffisait,

pour l'instant, de voir près d'elle, sain et sauf, le bouvier qu'elle avait cru mort. Mais Etienne qui, de l'autre côté du lit, guettait lui aussi son réveil, ne la laissa pas longtemps dans le doute.

« Bivouac s'est conduit en héros, dit-il en se penchant sur la fillette. Mon grand-père t'expliquera. »

Le vieux paysan qui s'était tenu en silence au pied du lit approcha en souriant :

« Le grand-père, c'est moi, annonça-t-il. Ton Bivouac nous a rendu un fier service, ma petite. Sans lui, le chien tueur nous échappait. Malheureusement, ajouta-t-il avec tristesse, ce chien tueur, c'était le mien; il avait disparu depuis quarante-huit heures et.... Ce sont des choses qui arrivent, quelquefois, sans qu'on comprenne pourquoi. »

Lisa eut un frisson. Ce n'était pas Bivouac, mais c'aurait pu être lui !« Laisse donc cette enfant tranquille, coupa une vieille petite dame qui

venait d'entrer, portant dans ses deux mains un grand bol fumant. Crois-tu qu'elle n'ait pas eu son compte d'émotions, depuis trois semaines?... »

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La vieille dame s'interrompit pour tendre le bol à Lisa.« Tiens, lui dit-elle. Bois ton lait pendant qu'il est chaud; ça te fera du

bien.... Oui, Etienne vient de nous raconter ton histoire. Mais, si tu veux me faire plaisir, tu n'y penseras plus pour cette nuit. On en parlera demain. Tout le mande va aller dormir. »

La vieille paysanne se pencha pour déposer sur le front de Lisa un baiser maternel; puis elle se dirigea vers la porte, entraînant avec elle le fermier.

« Via te coucher aussi, Etienne », dit-elle au moment de sortir.Restés seuls, les deux enfants se turent un instant. L'aventure prenait

une tournure inattendue qui les laissait un peu désemparés.Enfin, Lisa murmura :« Raconte-moi ce qui s'est paisse.— Eh bien, dit Etienne, c'est tout simple. Bivouac a dû entendre le

bruit de la battue; et, comme tu l'avais quitté, il a cru probablement que tu étais en danger. Il a rejoint la battue au moment où le chien tueur se jetait sur mon grand-père. Bivouac a sauté sur le chien et lui a ouvert la gorge.

—. Brave Bivouac ! » soupira la fillette.En entendant son nom, le bouvier appuya ses pattes de devant sur le

bord du lit et leva vers l'enfant un regard d'adoration.Etienne se prépara à sortir.« Attends uni peu », dit Lisa.Le jeune garçon se tourna vers elle. L'enfant hésita, puis se décida à

poursuivre :« Tes grands-parents, tu leur as tout raconté ?—' Tout, affirma Etienne.— Même le sac ? même Bivouac ? —- Même Bivouac.— Et ils ne trouvent pas que j'ai eu tort ?— Bien sûr que non ! D'ailleurs, ils ont l'intention de t'en parler

demain. »Etienne se dirigea vers la porte.« Maintenant, bonsoir. Et, ajouta-t-il, tâche d'être sur pied, demain : on

aura des tas de choses à voir. »

* *Lisa venait de visiter tous les bâtiments de la ferme sous la conduite

d'Etienne. Ils arrivaient à la bergerie, et la fillette, tout à son plaisir, ne remarquait pas l'air préoccupé du jeune garçon.

« Moi aussi, j'ai des moutons », expliqua-t-elle. Elle se reprit : « Enfin, j'en avais, à Istillar.... »

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Bivouac a sauté sur le chien et lui a ouvert la gorge.

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Etienne -respira 'un grand coup, puis parut prendre une décision :« Qu'est-ce que tu comptes faire ? » demanda-t-il.Un instant, Lisa le regarda, interloquée.« Mais, tu le sais bien, finit-elle par expliquer; retrouver les

propriétaires de Bivouac, leur rendre leur chien....— Mais ensuite ?— Ensuite, je ne sais pas exactement; rentrer chez mon oncle,

probablement. »Le visage de la fillette s'assombrit.« Ecoute, dit Etienne, mes grands-parents m'ont chargé de te

proposer quelque chose. Tu ne voudrais pas rester ici pendant quelque temps ?

— Ici ? mais je viens dé te dire qu'il faut que je m'occupe de Bivouac !

— Justement. Mon grand-père dit qu'on a le temps de régler cette question-là. Et il a. raison; quelques jours de plus ou de moins ne changeront pais grand-chose au résultat. Sans compter que, pour toi, ce serait commode d'habiter à la ferme : tu pourrais te renseigner dans les environs. Après tout, Florac n'est pas très loin de Mende, et je ne serais pas étonné si un fermier du voisinage connaissait les maîtres de ton chien. »

Les yeux baissés, Lisa réfléchissait. Il y avait du vrai dans les arguments d'Etienne. Mais l'idée de retarder le moment où elle s'acquitterait de -la mission qu'elle s'était imposée, et remettrait Bivouac entre des mains sûres, ne lui plaisait guère. Pourtant....

« Tu as peut-être raison, finit-elle par reconnaître. Bien entendu, ajouta-t-elle vivement, je ne resterai pas longtemps. Disons que si, dans deux jours, je n'ai pas réussi à retrouver les propriétaires de Bivouac dans la région, je partirai pour Mende, et je me renseignerai sur place.

— Tu restes, tu restes ! » cria Etienne en dansant autour de la fillette.

Lisa leva sur lui un regard amusé :« Deux jours, au plus, précisa-t-elle. Ne l'oublie pas. »Le grincement de la barrière les fit se retourner en même temps : là-

bas, en haut du sentier qui menait au petit bois, venait d'apparaître la silhouette solide d'un jeune garçon aux cheveux noirs; arrêté maintenant à rentrée de la cour, il semblait hésiter à avancer.

« Qui c'est, ce gars-là ? » demanda Etienne, étonné, tandis que Lisa, la première minute de surprise passée, courait vers la barrière en criant :

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« Manu ! »Etienne n'eut pas besoin d'explications, supplémentaires : Lisa lui avait

assez parlé de ses amis d'Albi, et surtout du grand garçon brun qu'elle avait quitté avec un chagrin secret; à l'entendre, Manu avait toutes les qualités, et souvent Etienne s'était senti un peu jaloux de cette amitié dont il n'avait pas sa part. Mais Manu était là, et, en somme, on était bien obligé de reconnaître qu'il était sympathique.

Lisa posait des questions, à n'en plus finir. Elle conclut :« Mais comment as-tu fait pour savoir où j'allais ?— C'était pas malin, répliqua Manu; je n'ai eu qu'à aller voir le père

Lempereur, le soir de ton départ : il m'a tout dit.— Quoi, « tout » ?— Eh bien, que tu avais eu des démêlés avec ton oncle, que tu étais

partie de chez toi, et que tu avais pris le train pour Mende.... »Le grand garçon hésita un peu, puis poursuivit résolument : « Ne m'en

veux pas, Lisa : j'ai écrit à ton oncle.— Tu as écrit à l'oncle Luigi ? répéta la fillette, horrifiée.— Oui. Je lui ai dit que tu étais passée par Albi, que tu te dirigeais

vers Mende, et qu'il fallait qu'il vienne te chercher. »Atterrée, Lisa se taisait. Manu en profita pour expliquer :« Tu comprends, j'étais tellement inquiet ! Je t'imaginais seule, sur les

routes, sans beaucoup d'argent.... Les disputes de famille, ça ne dure jamais bien longtemps; on part sur un coup de tête, et puis on ne sait pas comment revenir sans perdre la face. J'ai voulu t'épargner la peine de faire les premiers pas; et j'ai demandé à mon père la permission de partir à ta recherche.... »

Lisa retrouva la voix pour lui jeter, brutalement :« Et Bivouac ? Tu as pensé à lui ?— Pensé à Bivouac ? » Manu la regarda interloqué.Ce fut Etienne qui expliqua. Lorsqu'il termina son récit, Manu était

accablé.« Le père Lempereur ne m'avait pas tout dit ! » murmura-t-il avec

désespoir. Soudain, il sursauta :« Et ton oncle qui est en route », s'exclama-t-il en regardant la fillette. ,Lisa y avait déjà pensé; Luigi savait maintenant où elle se trouvait.

Mieux encore, il connaissait, lui, l'adresse complète et le nom des propriétaires de Bivouac. Il allait lui être facile de guetter sa nièce et le chien, et de les cueillir au moment même Manu pour lui faire des reproches. D'ailleurs, la bonne foi de son ami était évidente.

« Une seule chose à faire, dit-elle à haute voix. Il faut gagner l'oncle Luigi de vitesse. Quand lui as-tu écrit, Manu ?

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— Le soir même de ton départ, avoua le garçon'. — C'est-à-dire il y a quatre jours. Avec un peu de chance, l'oncle n'a

peut-être reçu ta lettre qu'avant-hier soir. Il a pris le train hier.... Nous avons encore une chance d'arriver avant lui, mais il n'y a pas une minute à perdre. Il faut partir tout de suite.

— Partir, c'est bien joli, intervint Etienne. Mais tu iras où ?— Nous allons à Florac, et je remettrai Bivouac à la police en

expliquant dans quelles conditions je l'ai trouvé. La police se chargera de retrouver ses maîtres. De toute façon, il sera à l'abri de l'oncle Luigi qui ne pourra pas aller le réclamer au poste. »

Manu approuva :« Lisa a raison, Etienne. Il faut nous mettre en route sur-le-champ.— Tu n'attends même pas la dame au sac, Lisa ? » supplia Etienne

désolé.La fillette fut touchée du chagrin de son petit compagnon : mais il lui

fallait choisir entre le chagrin d'Etienne et la perte de Bivouac : la question ne se posait même pas.

« Tu la recevras pour moi, lui dit-elle doucement. Et tu lui expliqueras tout. »

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Mais déjà Manu, qui s'impatientait, se dirigeait vers la barrière; Lisa appela Bivouac et écourta ses adieux.

« Remercie tes grands-parents pour moi », cria-t-elle à Etienne en s'éloignant.

Planté la au milieu de la cour, Etienne la vit courir pour rejoindre Manu.

« Je ne la reverrai plus jamais », pensa-t-il avec accablement.

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CHAPITRE XXI

LE TRIO avait marché d'un bon pas et traversé rapidement le petit bois. Le trajet s'était effectué en silence : Manu s'efforçait de réfléchir pour deux et d'examiner avec sang-froid une situation difficile, qu'il avait encore compliquée, sans le vouloir, en mettant Luigi sur la piste de sa nièce.

Lisa, de son côté, tenait Bivouac en laisse par le morceau de corde qu'il traînait à son cou, depuis vingt-quatre heures, comme un souvenir des soupçons injustes dont on l'avait chargé. La fillette s'absorbait dans ses pensées. Au moment de toucher au but, ce n'étaient pas les détails pratiques de son expédition qui la préoccupaient. Une seule chose comptait : dans une heure, elle remettrait Bivouac à la police, et ce serait la séparation définitive.

« Le perdre pour le sauver, pensait-elle avec désespoir. Je n'avais pas le choix : on n'a pas le choix, quand on aime. »

Le bouvier, qui allait, serré contre l'enfant, leva sur elle des yeux inquiets. Lisa se pencha1 pour le caresser et me put retenir un soupir : la séparation pourrait-elle dépasser en cruauté le lent supplice de ces dernières minutes ?

Les lèvres serrées, elle se redressa : le trio venait de quitter l'abri des arbres.

« Par où passons-nous, pour aller à Florac ? » demanda-t-elle à Manu, en s'arrêtant.

Le jeune garçon s'arrêta à son tour :« Nous longeons la voie ferrée, nom ? c'est le chemin le plus direct. Si

nous voulons gagner du temps.... »Lisa l'interrompit :

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« Impossible, la voie ferrée mène à la gare; et.... »Elle paraissait troublée. Son compagnon la regarda un instant d'un air

surpris, puis se mit à rire :« Tu as peur qu'on te fasse des ennuis à cause de ton billet ? Ma pauvre

fille, mais c'est enterré, cette histoire ! Personne n'y pense plus ! »Lisa parut interloquée :« Qui t'a raconté l'histoire du billet ? demanda-t-elle.— Et comment crois-tu donc que je t'aie rejointe ? répliqua Manu. J'ai

retrouvé ta trace dès la gare d'Albi : je me suis renseigné auprès du contrôleur du train que tu avais pris. Une fille aux yeux bleus, et un bouvier noir.... Tu ne passes pas inaperçue, tu sais ! »

Il interrompit ses explications :« Asseyons-nous un instant », proposa-t-il en s'installant sur le tronc

d'un arbre abattu. Lisa alla le rejoindre.« Je disais donc, reprit Manu, que le contrôleur s'est empressé de me

mettre au courant : chien circulant en liberté dans un train, porte-monnaie perdu.... Après gai, tu disparais à cinq minutes de Florac. Il m'a suffi de descendre à Florac moi-même.

— Et là ? Je ne comprends toujours pas comment tu as pu deviner que j'étais chez les grands-parents d'Etienne ! »

Manu se mit à rire :« Ma petite fille, tu n'as pas l'air de te rendre compte de la publicité que

tu t'es faite dans le pays : quand je suis arrivé à la gare, cette nuit, tout le monde parlait déjà de la battue, et les exploits de Bivouac commençaient à faire le tour du pays. Il n'était question que du grand bouvier noir qui avait aidé à capturer le chien tueur. Je m'ai pas eu beaucoup de questions à poser pour me renseigner. Il ne restait plus qu'à attendre le jour pour venir te retrouver chez les grands-parents d'Etienne. »

Lisa parut hésiter.« Alors, finit-elle par dire, tu crois vraiment que, si on me voit dans la

gare de Florac, on ne me réclamera pas le prix de mon billet ?— Ton billet, je l'ai payé, coupa Manu en se levant. Et maintenant, il

vaut mieux nous mettre en route; on a perdu assez de temps. »Lisa se leva à son tour. Sans rien dire, elle considéra un instant le

garçon qui n'avait pas hésité à venir à son secours. Un simple « merci » me pèserait guère dans la balance, en face de tant d'amitié généreuse. Timidement, elle se rapprocha de lui :

« Manu... », commença-t-elle.Le garçon l'interrompit :

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Le trio venait de quitter l'abri des arbres.

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« Le plus dur reste à faire, dit-il doucement en lui prenant la main : il faut aller remettre Bivouac à la police. »

La voie ferrée, à trois cents mètres de là, s'étirait sur la plaine nue. Sans un mat, ils s'éloignèrent du petit bois. Bivouac s'était rapproché des deux enfants et trottait à leur côté d'un air perplexe. Manu tenait toujours la main de Lisa; et, jetant un regard furtif sur son amie, il s'aperçoit qu'elle pleurait.

** *

Le contrôleur de service mit toute sa bonne volonté à renseigner les enfants : le commissariat se trouvait dans le même quartier que la gare, et ils n'eurent pas de peine à le trouver.

Devant la porte du commissariat, Lisa parut hésiter.« Nous ne risquons plus rien de l'oncle Luigi, pensait-elle; je peux me

permettre d'attendre un peu avant de livrer Bivouac à la police : une heure seulement, une heure de grâce, le temps de lui 'dire adieu tranquillement».. »

Mais sa propre faiblesse l'écœura. Il fallait en finir tout de suite. Une heure de plus ou de moins, cela ne changeait rien au chagrin final de la séparation. Serrant les dents pour me pas se remettre à pleurer, elle posa la main sur le loquet de la porte.

Un cri de Manu le lui fit lâcher aussitôt.« Regarde ! » s'exclama le garçon.Lisa se retourna : longeant le trottoir, une auto s'arrêtait à sa hauteur et,

tandis que les deux portières avant s'ouvraient simultanément, l'enfant voyait jaillir de la voiture Etienne et la propriétaire du sac.

Etienne se précipita vers la fillette et la saisit par le poignet :« Nous arrivons à temps ! soupira-t-il.— N'en profite pas pour lui casser le poignet », lui conseilla Nicole

Lemonnier qui venait de le rejoindre d'un pas plus pondéré.Lisa et Manu échangèrent un regard étonné. Etienne se mit à rire :« Ils n'y comprennent rien ! remarqua-t-il. Expliquez-leur,

mademoiselle.— C'est tout simple, enchaîna la jeune femme. Je suis arrivée ce matin

à la ferme des grands-parents d'Etienne, et j'ai demandé à voir Lisa. Le pauvre Etienne qui, jusque-là, n'avait parlé de votre départ à personne, a bien été obligé d'avouer que vous aviez quitté la ferme. Tout le monde était consterné; M. Montassut voulait partir immédiatement à votre recherche avec la carriole;

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j'ai pensé que ma voiture serait plus rapide, et j'ai emmené Etienne.— Mais Bivouac ? » intervint Manu. Il se tourna vers Etienne et

ajouta :« Tu sais bien pourquoi mous sommes partis....— Oui, mais toi, tu ne sais pas tout, triompha Etienne. Il y a du

nouveau ! »Lisa attendait. Elle n'avait encore rien dit et ne s'expliquait pas l'arrivée

inattendue d'Etienne et de Nicole Lemonnier. La surprise, jointe au chagrin qui l'habitait depuis plus d'une heure, l'empêchaient de réagir. Ce fut a elle qu'Etienne s'adressa :

« Ma petite Lisa, commença-t-il, prépare-toi à entendre une bonne nouvelle : mes grands-parents connaissent les -propriétaires de Bivouac. »

Le choc rendit à la fillette l'usage de la parole. Elle objecta :« Mais comment ça ? Ils ne m'ont rien dit....— Dès hier soir, ils avaient reconnu le chien, paraît-il; et ils avaient

l'intention de t'en parler à la première occasion. Mais tu ;as filé sans attendre.... Et moi, conclut-il, je n'étais pas au courant. »

Lisa 'croyait rêver. Elle allait pouvoir épargner à Bivouac l'épreuve d'un séjour plus ou moins prolongé dans les fourrières de la police. Maintenant, elle était certaine de pouvoir remettre le bouvier entre des mains sûres.

« Dis-moi l'adresse, demanda-t-elle à Etienne.— Ferme Dargilan, près de Mende. »D'un seul coup, la fillette revit le collier et sa plaque de métal. Cette

nuit d'orage au cours de laquelle elle avait trouvé le bouvier entre deux flaques d'eau, il lui semblait l'avoir vécue la veille, et non un mois plus- tôt.

Manu la ramena brusquement à l'heure présente :« Cette adresse, lui rappela-t-il, ton oncle la connaît aussi, et il ne faut

pas lui permettre d'y arriver avant nous. »Une ombre passa sur le visage de Lisa :« Tu as raison, dit-elle à Manu. J'y vais.— Nous y 'allons, corrigea Nicole Lemonnier. Nous aussi, nous serons

de la fête.... Et d'ailleurs, comment comptes-tu arriver à Mende ? Allons, ajoutait-elle, en poussant les enfants vers la voiture, montez. Et n'oubliez pas Bivouac ! »

***

Mais déjà le bouvier sautait sur le siège arrière et s'installait entre Lisa et Manu, Nicole Lemonnier se glissa derrière le volant

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La petite troupe s'échelonnait le long du sentier.

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et Etienne alla la rejoindre. Tondis que la jeune femme mettait le moteur en marche, le garçon plongeait sa main sous la banquette et en ramenait le bissac; il le tendit à la fillette qui le prit sans un mot.

« Le père La Mésange l'a apporté ce matin », expliqua-t-il.Puis il se tourna vers Nicole et, enfonçant du pied un accélérateur

imaginaire, il demanda :« Vous voulez m'apprendre à conduire ? »Pour toute réponse, la jeune femme se mit à rire, et Etienne en fit

autant. Mais Lisa, en proie à mille sentiments contradictoires, serrait contre elle !la tête de Bivouac en pensant :

« Cette fois, c'est la fin. »

***

Moins d'une heure plus tard, la petite voiture de Nicole Lemonnier débouchait devant le sentier qui mentait à la ferme Dargilan.

« Descendons, décida Nicole. La ferme ne doit plus être très loin. »Les quatre voyageurs et le chien s'engagèrent entre les haies qui

bordaient étroitement le sentier. Bivouac allait en tête, humant les cailloux du chemin, fouillant les buissons de la pointe du museau. Lisa suivait de près le bouvier et guettait ses réactions.

« II ne semble pas très pressé de rejoindre son -maître », lui souffla Manu.

La petite troupe s'échelonnait le long du sentier. Nicole et Etienne fermaient la marche. Bivouac, en tête de file, atteignait un tournant lorsqu'il se figea sur place et laissa échapper un grognement. Lisa le rejoignit.

« Vas-y, lui dit-elle, tu es chez toi. »Mais le chien continuait à hésiter, regardant alternativement la fillette

et le tournant au-delà duquel on entendait maintenant un murmure de voix indistinctes.

Lisa et Manu échangèrent un regard. La fillette se rapprocha du chien:

« Je t'accompagne », lui dit-elle.Et, prenant les devants, elle s'engagea dans le tournant; Manu la

suivit. Elle n'avait pas fait trois pas qu'elle s'arrêtait, pétrifiée :Escorté par un vieux paysan, l'oncle Luigi venait à sa rencontre.L'enfant eut un moment de panique : retenant par sa corde

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Bivouac qui s'était rapproché d'elle, elle recula et rejoignit Manu. «Qu'est-ce qu'on fait ? lui demanda-t-elle à mi-voix.

— Pour l'instant, rien, murmurai le garçon. Laisse ton oncle approcher: on va bien voir.... »

Mais c'était tout vu; déjà l'oncle Luigi les avait rejoints et serrait sa nièce dans ses bras.

« Ah ! tu m'as fait peur ! s'exclama-t-il enfin en lui rendant sa liberté. Je me demande comme je t'aurais retrouvée si ton ami Mamu n'avait pas eu l'idée de m'écrire.... »

Luigi se tourna vers le garçon :« C'est toi, Manu, je suppose ? »Le garçon fit signe que oui.« Eh bien, poursuivit Luigi, je n'ai pas fini de te dire merci ! » .Lisa avait éprouvé un choc en voyant apparaître son oncle. Mais ce

choc n'était rien, à côté de la stupéfaction que lui causait la découverte d'un Luigi affectueux et gai, d'un Luigi qui s'était inquiété de soin sort.... Quelle ruse pouvait bien cacher cette tendresse inusitée ?

L'étonnement et la méfiance se peignirent sur le visage de l'enfant. M. Dargilan intervint :

« Nous avons des tas de choses à nous raconter, fit-il observer. Nous serons mieux à l'intérieur. »

Nicole et Etienne avaient rejoint l'avant-garde pendant ce temps, et tout le monde se trouva dans la grande salle de la ferme. Lisa revenait lentement de sa surprise et se laissait peu à peu convaincre que son équipée se terminait pour le mieux.

« Et tu as pris le train, oncle Luigi ?— Si j'ai pris le train ! Deux heures après avoir reçu la lettre de Manu,

j'étais déjà à la gare, et hier matin, au petit jour, je débarquais chez M. Dargilan. Immédiatement, nous mous sommes mis à ta recherche, mais en vain. Nous commencions à désespérer, ce matin, quand nous avons reçu un télégramme de M. Montassut annonçant ton arrivée.... »

Tout en écoutant, Listai caressait Bivouac qui, depuis son entrée à la ferme, s'était réfugié auprès de la fillette et refusait de la quitter. Elle réfléchissait :

« De toute façon, il fallait bien retourner à Istillar, pensait-elle. Et sans Bivouac. Je peux m'estimer heureuse de voir l'oncle dans de si bonnes dispositions. »

Autour d'elle, la conversation allait bon train. Mais Lisa avait perdu le fil. Luigi s'en aperçut et la ramena au moment présent en répétant :

« Je disais, Lisa, que nous pourrions partir dans trois jours. Qu'en dis-tu? »

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Bivouac dressa l'oreille. On parlait de départ et c'était Lisa qui allait partir. Ce retour à la ferme de son premier maître l'avait plongé dans l'angoisse. Il sentait dans Pair mille projets qui, tous, concernaient Lisa. Et, pas une fois on n'avait parlé de lui.

Quittant la fillette, il se dirigea furtivement vers la porte entrouverte et sortit.

« En somme, monsieur Dargilan, disait à ce moment l'oncle Luigi, l'aventure de Lisa nous aura rendu bien des services. »

L'enfant leva sur Luigi un regard étonné.« Ton oncle t'expliquera », intervint M. Dargilan.Pendant que M. Dairgilan versait à ses visiteurs des bols de lait frais,

Luigi entraîna sa nièce dans un coin de la salle.« Nous avons beaucoup de choses à nous dire, commença-t-il. D'abord,

je veux que tu saches que tu m'as fait de la peine, en partant sans prévenir; je t'aime bien, tu satis; il aurait suffi que tu t'expliques au lieu de monter sur tes grands chevaux.... Ensuite, désormais, nous vivrons différemment : je te laisserai plus de temps pour tes études puisque tu veux te faire une situation. Mais, de ton côté, il faudra faire un effort.... »

Lisa l'interrompit :« Tu peux compter sur moi, oncle Luigi, murmura-t-elle. Mon aventure

m'a appris deux choses : la première, c'est qu'on n'est jamais assez confiant. La deuxième, c'est qu'on est toujours plus sévère pour les autres que pour soi-même.

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— Eh bien, tu n'auras pas perdu ton temps, répliqua Luigi en riant. Mais ce n'est pas tout; j'ai gardé la bonne nouvelle pour la fin : M. Dargilan vend sa ferme et vient s'installer chez nous, à Istillar.

— A Istillar ? »Lisa me comprenait plus,« Mais oui ! Il avait déjà l'intention de s'installer dans les Pyrénées

lorsqu'il est passé près de chez nous, au mois de juin. C'est alors que Bivouac s'est perdu, et M. Dargilan avait momentanément renoncé à ses projets. Mais nous en avons discuté ensemble, et c'est décidé.

— Bivouac reste avec moi ! »Ce cri, qui avait échappé à Lisa, émut Luigi.« Oui, ma petite fille, lui dit-il en lui caressant les cheveux. Maintenant,

Bivouac est à toi, pour toujours.... »II s'arrêta; l'enfant venait de pâlir et levait vers lui un visage désespéré :« Oncle Luigi, balbutia Lisa, les yeux pleins de larmes, alors ça va

recommencer ? »Luigi comprit l'inquiétude de sa nièce.« Non, lui dit-il gravement. La contrebande, c'est fini pour moi; ça ne

me tente plus : elle a failli me faire perdre ma nièce. D'ailleurs, ajouta-t-il, quand j'ai annoncé ta disparition à la police, j'ai raconté toute l'histoire, sans irien cacher. Un contrebandier qui va faire des confidences aux gendarmes, ça n'a pas d'avenir.

« Ne crains rien, va, conclut-il. A partir d'aujourd'hui, nous élevons des moutons, honnêtement; et ton Bivouac ne risquera plus rien. »

Lisa plongea son regard clair dans les yeux sombres de son oncle. Ce qu'elle y lut la rassura sans doute, car elle finit par murmurer :

« J'ai confiance, oncle Luigi. »L'ancien contrebandier voulut couper court à l'émotion du moment.« J'ai des tas de projets, dit-il gaiement à sa nièce. Par exemple, on va

écrire au père de Manu et lui demander s'il permet à ton petit camarade de finir les vacances avec nous, à la « venta».... Et puis, j’allais oublier ! je t'ai apporté un cadeau », ajouta-t-il d'un air taquin. \

En même temps, il fouillait dans sa poche et en retirait deux longues nattes de cheveux noirs. Lisa se 'mit à rire.

« Tu pourras en faire un collier pour Bivouac », ajouta l'oncle.« Mais, où donc est Bivouac ? s'exclamait au même moment Manu qui

venait de s'apercevoir de la disparition du chien.— II est sorti, il y a un moment, expliqua le vieux fermier. Appelons-

le.... »

Au bout de dix minutes de recherches et d'appels inutiles, l'inquiétude commença à se peindre sur les visages : le bouvier restait introuvable. Les

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regards consternés se croisaient, et personne ne savait plus que dire quand soudain, Lisa partit comme une flèche.

Laissant derrière elle ses amis ébahis, elle dévala le petit sentier et, en quelques minutes, rejoignit la grand-route où stationnait la voiture de Nicole Lemonnier; elle avait deviné juste,:

Assis sur la banquette arrière, Bivouac l'attendait, une patte posée sur le bissac....

Dépôt légal n» 5054 2e trimestre 1956

IMPRIME EN BELGIQUE PAR LA S.I.R.E.C.. LIEGE

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