idéologie, information et etat militaire

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  • 7/27/2019 Idologie, information et Etat militaire

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    Armand Mattelart

    Idologie, information et Etat militaireIn: L Homme et la socit, N. 47-50, 1978. Mass mdia et idologie - Imprialisme et fronts de lutte. pp. 3-49.

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    Mattelart Armand. Idologie, information et Etat militaire. In: L Homme et la socit, N. 47-50, 1978. Mass mdia et idologie -

    Imprialisme et fronts de lutte. pp. 3-49.

    doi : 10.3406/homso.1978.1950

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1978_num_47_1_1950

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_homso_183http://dx.doi.org/10.3406/homso.1978.1950http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1978_num_47_1_1950http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1978_num_47_1_1950http://dx.doi.org/10.3406/homso.1978.1950http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_homso_183
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    idologie, informationet tat militaire

    AKMAND MATTELART

    Non pas l'exception mais l'tat d'exception confirme b Rgleuelle Rgle. Pour qu 'on ne puisse rpondre cette question on proclame l'tat d'exception. .

    rich Fried(La Rgle)L'image des dictatures latino-amricaines est gnralement associe celledes caudillos, personnages capricieux et cruels, pour qui le pouvoir est unefonction orgiaque. Dans les quatre dernires annes, ont paru trois romans, uvres de grands noms de la littrature latino-amricaine, El Otoflo del Patriarcade Gabriel Garcia Marquez, Yo, El Supremo, de Augusto Roa Bastos, El Recur-so del Metodo, d'Alejo Carpentier, dont les personnages centraux sont des dictateurs qui vivent dans la lgalit quotidienne de l'outrance. Ces uvres, suscites sans aucun doute par la ralit contemporaine d'une Amrique Latine en

    proie des gouvernements despotiques n'en peignent pas moins des exemplairesn voie d'extinction aujourd'hui. Les personnages qu'elles font revivre nesubsistent plus gure, et encore sous des traits affadis, qu' Haiti, au Paraguayet au Nicaragua, o le front sandiniste mne la vie dure la longue dynastiedes Somoza.Ce recours passiste peut tre en littrature garant de signification profonde.e permet-il pas d'approcher des climats et des mcanismes qui chappentau temps ? Mais c'est au grand dtriment de l'histoire que la presse utilise cemme recours. A force de se baser sur les excs continus des gnraux installsau pouvoir et d'insister sur l'instabilit chronique de leur position, prdisantsans cesse leur chute imminente, les journaux voudraient convaincre leurs lec-

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    4 ARMAND MATTELARTteurs que le temps des tyrans traditionnels n'est pas rvolu. Tout se passe comme i cette mme presse sentait le besoin de cadenasser l'analyse, d'en conjurerles possibles dangers et craignait d'en devoir extrapoler les leons. En confinantles faits et gestes des nouvelles dictatures latino-amricaines dans le cadre d'unemmoire rompue aux strotypes rtro, elle prend pour argent comptant cesdcrets qui proclament l' tat d'exception . L'exception n'est-t-elle pas synonyme de transitoire, d'phmre ? L'exception ne protge-t-elle pas ces Etatscontre le dsir de dure, de permanence ? Au Brsil, cette exception se confirmeepuis prs de quatorze ans.Pour avoir compris que l'exception tendait devenir la rgle, qu'ellen'tait l que pour signaler une nouvelle ralit et sonner le glas d'une autre, leGnral Prats, fidle compagnon de Salvador Allende pendant toute la priodedu Chili Populaire, a t assassin Buenos-Aires, un an aprs le coup d'Etat du1 1 septembre 1973, par les services de renseignements de la dictature chilienne.Comme le sera deux an s plus tard, en plein cur de Washington, l'ancien Ministre de la Dfense de l'Unit Populaire, Orlando Letelier.Dans son journal, publi aprs sa mort sous le titre Una vida por la legali-dad (Mexico, 1977) Prats crivait la date du 26 octobre 1973 :

    La permanence des poteaux d'excution, la proscription de tous les partis politiquesqui appuyaient le gouvernement d Allende, accompagne par de grandes dclarationssur la fin de la politicaillerie , dmontrent quel point se trompaient ceux quicroyaient en un coup la chilienne , aprs lequel nous redeviendrions tous rapidement amis et aprs lequel on pourrait de nouveau renouer avec les lections, lescandidatures et la politique parlementaire. Non ! La violence inaccoutume du Coupet les mthodes utilises dmontrent que nous sommes en prsence d'un phnomnenouveau au Chili et peut-tre en Amrique Latine : un militarisme fascistode d'inspiration nord-amricaine .Les dernires annes ont vu natre un autre type de rgimes autoritaires.Aprs le Brsil, des pays comme le Chili, l'Uruguay, l'Argentine et la Bolivieviennent dmentir le folklore des despotes en instaurant de nouvelles formesde gouvernements miUtaires.Le personnalisme du caudillo se trouve remplac par une bureaucratie.L'institution militaire cesse de rester confine au rle d'arbitre des conflits quisurgissent entre les diverses fractions de la bourgeoisie, sans jamais en limineraucune, et la mission de dfendre le territoire national contre la menace ou laralit de l'agression extrieure. Les forces armes ont pris en main l'ensemblede l'appareil d'Etat qu'elles s'efforcent de mouler leur image. L'institutionmiUtaire arrive au pouvoir. Les valeurs miUtaires se substituent aux principescivils d'organisation de la socit. Les nouveaux paramtres qui prsident cette ntreprise de restructuration ont t codifis dans une doctrine, la doctrinede la scurit nationale, une doctrine de guerre qui a pour premier effet d'ident

    ifier e camp des amis et le camp des ennemis, laborant vis--vis des uns et desautres des modes d'approche stratgiques.

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 5Cette doctrine fonde le nouvel Etat, l'Etat miUtaire, et consacre les changements intervenus dans le rapport que les forces armes entretiennent avec lereste de la socit. Quel est le contenu dccette doctrine ?Que doit cette doctrine ce qu'on pourrait appeler la pense militairequi s'est forge sous des latitudes trs diverses au cours du dernier sicle, cons

    tituant la thorie, le savoir acquis et la jurisprudence de l'institution miUtaire ?QueUes sont les circonstances qui lui permettent de devenir norme d'Etat dansles pays du Cne Sud latino-amricain ? Quelle stratgie d'endoctrinement desdiverses classes sociales inspire-t-elle ? 'Si nous nous centrons de prfrence sur la ralit des pays latino-amricainsour cerner les contours de l'Etat miUtaire, c'est sans ignorer que d'autrespays dans d'autres continents, se trouvent galement sous la frule de lois martiales similaires. (N'est-ce pas le cas de l'Indonsie, de l'Iran par exemple ou encore de la Thalande). C'est sans ignorer non plus que, dans des situations plusproches de nous, on peut galement assister une gnralisation des jurisdictions'exception, bien que soit maintenu le cadre de la socit civile. N'est-cepas le cas de l'Allemagne Fdrale o depuis 1972 plus de trente amendements la Constitution ont lgalis des atteintes de plus en plus graves la Ubert ?Certains se demandent mme si le totalitarisme banaUs qui se met en placeoutre-Rhin n'est pas le signe prcurseur d'un processus qui risque de gagnerd'autres pays d'Europe (1).Mais en dehors du fait que les ralits dans lesqueUes ces lois de scuritnationale surgissent sont diffrentes, en dehors du fait qu'eUes s'inscrivent dansdes tats de dveloppement dissemblables, dans des rapports de classe divers, unautre lment interdit de traiter de faon systmatiquement parraUle tous lesrgimes placs sous le signe miUtaire. Et cet lment rside dans le fait que cetteconception de la scurit nationale n'est pas arrive, dans tous les rgimes quis'en rclament de fait, se formaliser dans une doctrine expUcite. Les lois d'exception en vigueur dans bien des ralits militaires n'arrivent pas s'articulersur une rflexion et une thorisation propre. Par contre, dans les cas latino-amricains,es forces armes, galement dpendantes des noyaux thoriques centraux, comme le Pentagone, n'en sont pas moins pourvues d'idologues qui laborent les cadres de rfrence partir desquels s'exerce dans la pratique le pouvoir miUtaire, et un modle dtermin de socit.Mais ne nous y trompons pas. L s'arrtent les diffrences. Car, au-delde celles-ci, il y a une ligne de continuit profonde entre tous ces rgimes autoritaires rpartis sous toutes les latitudes. Leur apparition concorde avec la criseactueUe que traverse l'conomie mondiale capitaUste, crise d'une forme historique d'accumulation du capital. L'appareil d'Etat miUtaire fait en effet partiede ces nouveUes formes poUtiques, idologiques et cultureUes qui tentent deporter remde la prcarit de l'quilibre qui permet la bourgeoisie de semaintenir au pouvoir. Et, en ce sens, il doit' tre considr comme la phase paroxystique d'un processus global de redploiement du systme capitaUste, qui

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    6 ARMAND MATTELARTexige le rtrcissement des Uberts et le renforcement du contrle social. Danscette gamme de regains d'autoritarisme, il y a d'autres indices de mme nature,quoique moins spectaculaires, de cette vaste opration de remodlation de l'appareil tatique et conomique du grand capital. Tmoins en sont les plans d'austrit que connaissent bien des dmocraties des pays capitalistes avancs dansun contexte o s'acclre le processus de monopolisation du pouvoir sous toutes es formes. Tmoins aussi les conceptions de l' ennemi intrieur que cesmmes dmocraties, en se saisissant habilement du prtexte du terrorisme, imposent, en revisant les procdures de protection intrieure appUquer en casde crise . Le projet d'une Europe judiciaire et poUcire, l'uvre dans l'affaireSchleyer, la multipUcation des chasses aux suspects, les contrles renforcs,l'change multinational des fichiers, la dlation organise, les rquisitions, lesUmites au droit de grve, toutes formes de poUtiques d'exception, ne sont-ilspas autant de tentatives de prmunir l'ordre existant contre les risques d' unesocit et d'un univers destabiUss et pouvant ragir de faon dsordonne ouanarchique , pour reprendre les termes du projet de rorganisation de la scurit du territoire, que promeut le gouvernement franais. L'insertion dans leslgislations de concepts comme Etat exceptionnel et Etat exceptionnelrenforc , pour viter le hiatus existant aujourd'hui entre l'tat d'urgenceet l'tat de sige, voque cette volont du pouvoir de circonscrire de faonde plus en plus prcise les situations chaudes , les points sensibles dela sret intrieure, susceptibles de mettre en danger l' intgrit des structuresationales . Cette internationalisation de la rpression est un motif deplus pour s'attacher percevoir des constantes universelles dans ces idologiesde scurit nationale qu i sous-tendent les Etats miUtaires du cne Sud latino-amricain. Toutes ces tendances et ralits mdiatises de rtrcissement des Ubertsqui pointent dans les socits capitalistes avances traduisent les ttonnementsde la bourgeoisie la recherche ncessaire de nouveaux mcanismes de dominationoUtique et conomique. Les propritaires des moyens de production continuent certes parler de dmocratie reprsentative, de processus lectoraux,d'alternance, mais ils ont dj l'esprit et le pied ailleurs, proccups qu'ils sontde remplacer les moyens traditionnels de contrle social . N'y-a-t-U d'aUleurspas un paradoxe dans le fait que les forces de gauche par contre sacralisent deplus en plus les mcanismes de la dmocratie formeUe pour faire triompher leurprojet de changement structurel ? Comment lire autrement le diagnostic tabUpar l'Etat-major de crise des grands pays capitaUstes qu'est la Commission Trilatrale ? Dans le rapport dress en 1975 par ses experts (2), on peut lire noir surblanc ce que pensent les forces dominantes de la dmocratie en crise :

    Plus un systme est dmocratique, plus il est expos des menaces intrinsques.Au cours des annes rcentes, le fonctionnement de la dmocratie semble incontestablementvoir provoqu un effondrement des moyens traditionnels de contrle social,

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 7une dlgitimation de l'autorit poUtique et des autres formes d'autorit, et une surcharge d'exigences adresses au gouvernement, exigences qui excdent sa capacit deles satisfaire .

    Ou encore : Le fonctionnement effectif du systme politique dmocratique requiert habituellementne certaine mesure d'apathie et de non-participation de la part de quelques individus et groupes. Dans le pass, chaque socit dmocratique a eu une populationmarginale, numriquement plus ou moins importante, qui n'a pas activement particip la vi e politique. En elle-mme, cette marginalisation de certains groupes est anti-dmocratique par nature, mais elle a aussi t l'un des facteurs qui ont permis la dmocratie de fonctionner effectivement. Des groupes sociaux marginaux, les Noirs parexemple, participent maintenant pleinement au systme poUtique. Et le danger demeuree surcharger le systme poUtique d'exigences qui tendent ses fonctions et sapentson autorit .Et encore : La vulnrabflit de la dmocratie ne provient donc pas d'abord de menaces extrieures, bien que celles-ci soient relles, ni d'une subversion intrieure de droite ou degauche, bien que ces deux risques puissent exister, mais plutt de la dynamique internee la dmocratie elle-mme dans une socit hautement scolarise, mobilise et participante (...). Nous en sommes arrivs reconnatre qu'il y a des limites potentiellementsirables la croissance conomique. U y a aussi des Umites potentiellementdsirables l'extension indfinie de la dmocratie poUtique .Et dans un domaine qui nous intresse plus spcialement, voil comment est mise enquestion la doctrine librale de l'information qui n'est pas, par le truchement des abus commis au nom de la libert de presse, la dernire avoir provoqu des attitudes dfavorables l'gard des institutions et un dclin de la confiance accorde auxgouvernements : En leur temps, travers des lgislations anti-trust (Interstate Commerce Ad etSherman Antitrust Act), des mesures ont t prises pour rguler les nouveaux centresde pouvoir industriels et pour dfinir leurs rapports avec le reste de la socit. Quelquechose de comparable apparat maintenant ncessaire en ce qui concerne les media. PhiparticuUerement, il faut assurer au gouvernement le droit et la possibiUt pratique deretenir l'information sa source .Par une trange concidence qui n'en est pas une, le premier dcret quilimita le principe Ubral de la Ubert d'entreprise fut pris en 1887 en plein curde la premire grande rcession internationale de l'conomie capitaliste. Il avaitnom Interstate Commerce Act et son objectif principal tait de rguler lesgrands rseaux de communication par chemin de fer. Etrange symbole qui prfigure la ncessit actueUe du resserrement de ces autres rseaux de communicationue sont les moyens de communication de masse. Ce sont deux moments

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    8 ARMAND MATTELARThistoriques o l'on voit poindre un changement radical dans le mode capitaUstede production, d'change et de circulation des biens, des messages et des personnes.

    1 - Une doctrine pour une nouveUe guerre. La guerre est une affaire trop importante pour tre entirement laisseaux mains des gnraux . Ce mot de Clemenceau a d tre souvent interprtdans les milieux miUtaires comme l'expression du dsir qui anime le pouvoircivil de les exclure de la prparation et de la liquidation de la guerre pour neleur laisser que le soin de l'excuter, seule fonction constitutionneUe pour laqueUe ils soient instruits et outills. Pour dsamorcer le mot de Clemenceau, ilsuffisait de changer la dfinition de la guerre. La nouveUe guerre laqueUe doi

    vent maintenant faire face les miUtaires est d'une autre nature que les conflitsbelliqueux connus jusqu' prsent.Ce nouveau statut de la guerre a donn Ueu une nombreuse productionde textes, de manuels d'instruction, qui redfinissent aussi bien la pratique quela thorie militaire. Le Brsil qui a constitu le premier Etat miUtaire latino-amricain, aprs le putsh qu i a renvers le Prsident constitutionnel Joao Gou-lart en avril 1964, est aussi la plus fconde ppinire de gloses thoriques sur lascurit nationale. Parmi les derniers ouvrages parus, citons celui de Jose Alfredomaral Gurgel, qui porte le titr Segurana e Democracia (Scurit et Dmocratie) et qui a t publi en 1975, et celui du Gnral Meira Mattos, intitulBrasil, Geopolitica e Destino, galement pubU en 1975. Il est intressant de sign a ler, pour situer ces auteurs, que le Gnral Meira Mattos, ancien capitaine dela force expditionnaire brsilienne envoye en Italie durant la seconde guerremondiale, tait jusqu' une date assez rcente, un des directeurs de Ylnter-Ame-rican Defence College de Washington, cr en 1962 sur le modle de VUSNational ar College et du Coge de la Dfense de l'OTAN pour assurer la formation es officiers suprieurs latino-amricains. Mais celui qui a le plus contribu l'laboration de cette doctrine de la scurit nationale est sans nul doute leGnral Golbery do Couto e Silva, actueUement conseUler du Prsident Geiselet fondateur du Service national de renseignements, appareil d'intelligence miUtaire, clef de vote de la poUtique de scurit intrieure. Ds les premires pages de son trait de gopoUtique (Geopolitica do Brasil) (3), pubU en 1967 Rio de Janeiro, mais conu sous forme d'articles ds la fin des annes 50 , Uprcise la nouveUe notion de guerre ;

    De strictement miUtaire la guerre est devenue une guerre totale, une guerre tout autant conomique, financire, politique, psychologique et scientifique qu'une guerred'arme, de flotte et d'aviation ; de la guerre totale la guerre globale et de la guerreglobale la guerre indivisible, et pourquoi ne pas le reconnatre, la guerre permanente:

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 9Golbery ajoute qui ne le croirait une guerre apocaliptique . Cetteguerre est totale parce qu'eUe concerne tous les individus, les hommes de toutes es latitudes, de toutes les races, de tous ges, de toutes professions et toutescroyances .. EUe est totale parce qu'eUe efface la vieUle distinction entre civUet miUtaire : dans ce champ de bataille que devient la socit, tout individu setrouve dans un des deux camps en prsence. EUe est totale parce que les frontsde lutte et les armes utUises appartiennent tous les niveaux de la vie individuelle et coUective, et que cette guerre rempUt tous les interstices. Les armessont de toute nature : poUtiques, conomiques, psycho-sociales, miUtaires. EUescomprennent aussi bien les ngociations diplomatiques, les jeux d'alliance ou decontre-alliance, les accords ou les traits avec leurs clauses pubUques ou secrtes,es sanctions commerciales, les prts consentis, les investissements de capital, 'embargo, le boycott, le dumping que la propagande ou la contre-propagande,es slogans usage interne ou externe, les mthodes de persuasion, de chantage, de menace et mme de terreur. Cette guerre est totale parce que la distinctionntre le temps de la paix et celui de la guerre disparat, que l guerre devient permanente. La guerre froide domine l'antagonisme irrmdiable entrel'Occident chrtien et l'Orient communiste. EUe est globale parce que toutes lesvaleurs qui ont fond cette civiUsation occidentale, qui en ont fait le berceaude la Ubert, sont en jeu. A guerre totale, rponse totale. Pour faire face la guerre, U est ncessairede mobiUser les forces vives de la nation, d'intgrer la lutte ce potentiel queGolbery dnomme pouvoir n ational . Ces forces, ce pouvoir national, ce sont

    toutes les ressources physiques et humaines dont dispose chaque nation, toutesa capacit spiritueUe et matrielle, la totaUt des moyens conomiques, poUtiques, psycho-sociaux et miUtaires. Soit dit entre parenthses, l'inventaire de laguerre totale que nous venons de dresser reprend l'a smantique des doctrinairesde la scurit nationale .Dans la perspective de cette doctrine, il est de la responsabUit de l'Etat etde chaque citoyen d'accumuler le plus de forces possibles pour vaincre renne-mi : Maximiser le Pouvoir National face aux exigences imposes par le fantme de la guerreui nous poursuit, est un devoir que ne peuvent esquiver les nations soucieuses dufutur qui approche pas de gant Un flot de concepts dcoule, de la manire la plus mcaniste qui soit, decette dfinition totaUtaire de la guerre. Ils ont nom : objectifs nationaux, projetnational. Tous codifient et hirarchisent les buts, les intrts, les aspirations del'Etat miUtaire. Au sommet de ces objectifs, se confondant avec le concept destratgie totale, se situe la politique de scurit nationale, rige en valeur absoluet ne reconnaissant aucune limite.Concluant la section sur la scurit nationale et la stratgie totale pour

    une guerre totale , le Gnral Golbery affirme :

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    10 ARMAND MATTELART Nous avons, de la sorte, au sommet de la Scurit Nationale, une Stratgie, dnommear. plusieurs, Grande Stratgie ou Stratgie Gnrale, art qui relve exclusivementdu gouvernement et qvi coordonne, l'intrieur d'un Concept Stratgique fondamental,outes les activits politiques, conomiques, psycho-sociales et militaires qui se proposent l'unisson d'atteindre les objectifs qui matrialisent les aspirations nationalesd'unit, de scurit et de prosprit croissante. Ds lors, se trouvent subordonnes . cette Stratgie, aussi bien la Stratgie MiUtaire que la Stratgie conomique, la Stratg ieolitique et une Stratgie Psycho-sociale, lesqueUes se diffrencient les unes des autres par leurs champs particuliers d'application et par les instruments d'action qui leursont propres, mais qui ne cessent jamais de s'articuler de faon solidaire, soit dans letemps, soit dans l'espace. S'il n'en tait pas ainsi, eUe ne serait pas une Stratgie indivisible t totale, l'image de la guerre .Le marchal Castelo Branco tait, pour sa part, beaucoup moins abstraitlorsqu'U dfinissait en 1967 (U tait alors Prsident du BrsU) la notion de scuritnationale et la comparait avec ceUe, traditionnelle, de dfense nationale : Le concept traditionnel de dfense nationale met l'accent sur les aspects miUtaires dela scurit, et par consquent, insiste sur les problmes d'agression extrieure. La notion de scurit nationale est plus totalisante. Elle comprend la dfense globale des institutions, considre les aspects psycho-sociaux, la prservation du dveloppement et dela stabiUt politique interne. En outre, le concept de scurit, beaucoup plus expliciteque celui de dfense, tient compte de l'agression intrieure, matrialise dans l'infiltrationt la subversion idologique, et aussi dans les mouvements de guerrilla, toutes formes de conflits beaucoup plus probables que l'agression extrieure .Colonisant tous les secteurs de la socit, la politique de scurit nationalefinit par tablir une quivalence entre les notions de dveloppement et de scurit. L'quation a t pose par le mme Castelo Branco en des termes limpides.S'adressant aux lves officiers de l'Ecole Suprieure de Guerre (on l'appeUe la Sorbonne brsiUenne ) de Rio de Janeiro en 1967, U leur rappelait que sicette quation relevait encore du domaine de la doctrine U y a quelques annes,eUe tait maintenant devenue partie intgrale de la nouveUe constitution etdes lois modernes du BrsU . Il poursuivait : Dveloppement et scurit sont Us par une relation de causaUt rciproque. D'unct la vritable scurit suppose un processus de dveloppement conomique et social [ ... ] D'autre part, le dveloppement conomique et social suppose un minimumde scurit et de stabiUt des institutions. Et non seulement des institutions qui conditionnent le niveau et l'efficacit des investissements de l'tat mais aussi des institutions conomiques et juridiques qui, en garantissant la stabiUt des contrats et desiroits de proprit, conditionnent le niveau de l'efficacit des investissements privs .Mais cette quivalence s'inscrit dans le cadre d'une conception gopohti-que nocoloniale (nous y reviendrons plus loin) bien prcise, qui redfinit le

    concept de souverainet nationale en situant cette dernire dans un jeu d'aUian-

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TA T MIUTAIRE 1 1ces ncessaires et natureUes, comme ceUe, par exemple, fondamentale, quiUe ces pays aux tats-Unis. La notion d'inter-dpendance vient ainsi pondrerla rhtorique nationaUste. .

    La conception, rigide, orthodoxe, de la souverainet nationale, affirmait en 1965, ile ministre brsilien des Affaires trangres, a t formule une poque o les na- *tions ne se considraient pas comme faisant partie d'une communaut qui avait les )mmes objectifs et les mmes responsabilits vis--vis de ces derniers... Les frontires \gographiques entre les pays amricains sont dpasses : le caractre critique du mo- 'ment exige le sacrifice d'une partie de notre souverainet nationale. L'interdpendanceoit remplacer l'indpendance (4).L'abandon de la notion d'indpendance nationale n'est pas le seul sacrificeequis pour vaincre l'ennemi. Les Etats miUtaires du Cne Sud ont consacr

    l'expression de cot social et en ont impos la ncessit. La totaUt de l'effort poUtique, conomique, culturel et miUtaire, exige de la totaUt de la population, soumise aux mmes dangers, les mmes sacrifices, les mmes renoncements des Uberts, pour beaucoup sculaires, au profit de l'Etat, ce m seigneurtout puissant de la guerre . Scurit et bien-tre, et sur un plan suprieur, scurit Ubert, sont des dilemmes drcisifs auxquels l'humanit a toujours d faire face, mais jamais comme aujourd'hui,dans des circonstances aussi dramatiques et Imprieuses (Golbery). -2 - La communication, acte de subversion.Cette doctrine qui prside l'clatement de l'Etat dmocratique et rpu-bUcain, renversant l'quiUbre des pouvoirs tablis par la constitution, s'exprimedans la raUt par l'hgmonie que prend l'appareU miUtaro-poUcier, dans l'en- -semble de l'appareil d'Etat. Le pouvoir excutif passe aux mains d'un conseU de scurit nationale dont dpendent directement les services de renseigne- -ments, ces poUces dites poUtiques * qui, ne rpondant qu'au chef de l'Etat,exercent en fait le pouvoir de contrle sur tous les organes de l'Etat. Le pouvoirlgislatif, s'U n'est pas l'objet d'un ostracisme pur et simple, devient un lment ;dcoratif et le pouvoir judiciaire ne peut plus se saisir que de cas sans importan- -ce, puisque les juridictions d'exception veiUent sur l'ordre de la scurit natio- -nale. Le passage dsormais classique un Etat de droit nouveau est prcismentce que justifient ou tentent de justifier les expressions tat d'exception ,tat de guerre, tat de sige ou tat d'urgence. Cette lgislation supr-constitu-tionneUe qui rend permanent l'Etat d'exception limine ou contrle lespartis, la presse, les syndicats; annule tous les droits sociaux, poUtiques, civils,fondamentaux. EUe permet galement de rorganiser l'ducation et de la mettreau service des objectifs nationaux .L'expression juridique de cette doctrine de scurit.nationale qu i lgitime

    l'arbitrarit sous le couvert d'une pseudo-lgaUt, est synthtise pour le vul-

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    12 ARMAND MATTELARTgum pecus dans l'nonc des articles de ce dcret-loi, dit de scurit nationalequi, tabU en 1969, constitue encore aujourd'hui au BrsU le texte fondamentalu rgime, dont se sont inspirs d'autres Etats miUtaires latino-amricains.Enumrons quelques-uns des articles qui composent ce dcret (5) :Article 1 : Toute personne physique ou morale est responsable de la scurit nationale dans les Umites dfmes par la loi .Article 2 : La scurit nationale est la garantie de la raUsation des objectifsationaux contre les facteurs opposs, tant internes qu'externes .Article 3 : La Scurit Nationale comprend essentieUement les moyensdestins prserver la scurit externe et interne, y compris la prvention etla rpression de la guerre psychologique adverse et de la guerre rvolutionnaireou subversive.

    Paragraphe 1 : La scurit interne, partie intgrante de la Scurit Nationale,a pour objet les menaces et les pressions adverses, de quelque origine, forme ou nature qu'eUes soient, qui se manifestent ou produisent effet dans lepays .Paragraphe 2 : La guerre psychologique adverse est l'emploi de propagande ou de contre-propagande et toute activit sur les plans poUtique, conomique, psycho-social et miUtaire, ayant pour finalit d'influencer ou de provoquer es opinions, motions, attitudes et comportements de groupes trangers,ennemis, neutres ou amis, contraires la raUsation des objectifs nationaux .Paragraphe 3 : La guerre rvolutionnaire est le conflit interne, gnralementnspir par une idologie, ou aid de l'extrieur, qui vise la conqutesubversive du pouvoir, par le contrle progressif de la nature .Le dcret-loi numre ensuite, travers une srie d'articles, un ensemblede crimes contre la Scurit Nationale et les nouveUes peines appUcables. AinsiVArticle 16 sur le crime de propagande illgale : divulguer par tout moyende communication sociale une nouveUe fausse ou tendancieuse, ou bien unfait rel, mais tronqu ou dform de faon susciter ou tenter de susciter unmalaise contre le peuple et le gouvernement .Dans l'Article 34, est dclar acte de subversion , le fait d'offensermoralement une autorit par esprit de faction et de non-conformisme social .VArticle 45 dfinit en ces termes la propagande subversive r

    l'utilisation de tout moyen de communication sociale, journaux, revues, priodiques,Uvres, bulletins, tracts, radio, tlvision, cinma, thtre, et de tout moyen de mmegenre comme vhicules de propagande de guerre psychologique adverse, ou de guerrervolutionnaire ou subversive... Les runions sur les Ueux de travail... La constitutionde comits, de runions publiques, dfils, ou manifestations... de grves interdites...l'injure, la calomnie ou la diffamation touchant l'autorit pubUque dans l'exercice deses fonctions... .Ces dispositions de base sont compltes par des dcrets qui octroient des secteurs particuUers, comme l'universit, des pouvoirs de poUce et la fa-

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    IDOLOGIE, INFORMA TION ET TA T MIUTAIRE.. 1 3culte de prononcer l'exclusion d'un professeur ou d'un tudiant pour activitssubversives, l'intrieur ou l'extrieur de l'enceinte universitaire.Cette doctrine, qui s'labore partir du tronc conceptuel commun que nousvenons d'esquisser, reconnat dans sa formation, selon les pays, des caractristiquesarticuUres qui traduisent des trajectoires historiques diffrentes. C'estainsi que la rhtorique du cathoUcisme intgriste pse davantage sur le discoursdes gnraux chiliens, fortement marqus par une vision thologique de la socit, que sur celui des gouvernants brsiUens, plus sculariss, mme si un m oment ou un autre du dveloppement de ces dictatures, la consigne gnrale dela dfense de la civiUsation occidentale et chrtienne les hante indistinctement.La Dclaration de Principes de la Junte chUienne, mise en mars 1974,est particuUerement rvlatrice du caractre confessionnel qui entoure l'noncde leur doctrine. La dictature y donne sa dfinition de la scurit nationale : .

    La Scurit Nationale est de la reponsabilit de chacun et de tous les chiliens ; il faut. dont inculquer ce concept dans toutes les strates socio-conomiques, travers la connaissance concrte des obligations civiques, gnrales et spcifiques, qui ont rapportavec la scurit intrieure ;en stimulant l'chelle des valeurs patriotiques ;en diffusantles russites cultureUes qui nous sont propres dans le domaine de l'art autochtone et ens'orientant d'aprs les traditions historiques et le respect des symboles qui reprsententla Patrie.. .EUe y problame galement urbi et orbi tre. guide par une conceptionchrtienne de l'homme et de la socit. L'homme a des droits naturels ant

    rieurs et suprieurs l'Etat. Ce sont des droits qui procdent de la nature mmede l'tre humain, parce qu'ils ont leur origine dans le Crateur. L'Etat doit lesreconnatre et en rglementer l'exercice. Reprenant leur compte les vieuxprincipes exprims par le thologien conomistes anglais Malthus, U y a prsde deux sicles, les membres de la Junte, derrire leur parodie galitaire, en arrivent justifier l'ingaUt sociale :t Cest une obligation pressante des temps modernes de transformer l'galit devantla loi en une vritable gaUt de chances face la vie, en refusant d'admettre d'autressources d'ingaUt entre les tres humains que ceUes qui proviennent du Crateur etdu plus ou moins grand mrite de chacun .Cette conception du droit naturel de source divine anime galement leurjustification de l'intangibUit du droit de proprit, leur dnonciation de l'avor-tement (un des passages de la Dclaration du Gnral Pinochet qui a provoqule plus d'applaudissements dans la salle). Malgr ces applaudissements, les poUtiquesde strilisation des femmes des couches populaires se sont depuis lors in

    ten s if ies , creusant un foss de plus en plus grand entre la Dclaration de Principes et la raUt. Cette Umitation de la croissance dmographique est d'autantplus paradoxale que les plans gopoUtiques de la dictature sont marqus parune volont expansionniste.

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    14 ARMAND MATTELART* Le retour la tradition chrtienne de la Patrie ne peut tre dissocidu retour la tradition hispanique . Les deux termes iront toujours de pairet deviendront synonymes l'un de l'autre. Cest ce mme concept dTiispanit

    que l'on retrouve dans la dfinition franquiste du pouvoir, avec cette diffrenceue la conception franquiste est soutenue partir du ple dominant, celuide l'ancien colonisateur, tandis qu'ici elle est accepte par la socit dpendante6). Comme l'on montr d'autres auteurs, le concept dTuspanit, proche del'ide mussoUnienne d'Imperium, est le succdan des postulats, caractristiquesu nazisme. Un tel concept dbouche expUcitement au ChiU sur le refusdu mtissage et de la prsence indigne au long de l'histoire, mais, de plus, travers toute une srie de permutations, U en arrive ne plus considrer commetenants de ces valeurs hispanistes qu'un noyau rarfi d'aristocrates dcadents ;le peuple travaUleur se trouve limin de l'ensemble d'individus que recouvrele concept de nation.Enfin, la socit que veut instaurer la Junte se prsente comme le dpassementu dilemme capitalisme-communisme, thme que l'on retrouve invariablement dans toutes les idologies qui s'articulent sur le fascisme. Cette dfinition traduit une conception du bien commun qui diffre* tout autantde celles que souscrivent l'individualisme libral et le collectivisme totalitaire... La vritable ide du Bien Commun s'loigne de ces deux extrmes et les dpasse... la possibiUt d'une socit d'inspiration marxiste doit tre refuse pour le Chili, tant donnson caractre totalitaire, destructeur de la personne humaine, qui contredit notre tra

    dition chrtienne et hispanique. D'autre part, les socits dveloppes de l'Occident,bien qu'eUes offrent un visage autrement acceptable que la prcdente, ont dbouchsur un matrialisme qui touffe l'homme et , du point de vue de l'esprit, le rduit l'esclavage .*.Ce sont des proclamations de ce type qui font trop souvent assimUer mcaniquement les rgimes miUtaires latino-amricains et les fascismes europens.Nous verrons plus loin que la question est beaucoup plus complexe.3 - De la gopoUtique l'Etat de Scurit Nationale.La doctrine de scurit nationale est certes ne dans un Ueu ponctuel, l'Ecole Suprieure de Guerre, baptise pompeusement Sorbonne brsiUenne, fonde au lendemain de la seconde guerre mondiale par les officiers quiavaient particip la force expditionnaire brsiUenne en Italie. Ce premiercontact concret avec les forces Armes des Etats-Unis contribua sans doute fortement leur adhsion au modle amricain. Aveu en fut d'aUleurs fait en1968 un sociologue amricain par ces officiers devenus entretemps gnraux : Dans la guerre, les tats-Unis ont d nous donner de tout : aliments, vtements, quip ement . Aprs la guerre, nous abritions moins de craintes au sujet de l'imprialisme

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 15nord-amricain parce que nous avions vu comment les tats-Unis nous aidaient sanspour cela nous enchaner .

    Le gnral Golbery renchrira : Le fait que les membres des Forces Expditionnaires Brsiliennes aient voyag auxtats-Unis et y aient t les tmoins directs du dveloppement d'une grande puissanceindustrielle et dmocratique a sans doute t de la plus grande importance. Leurshorizons se sont du mme fait largis. J'y suis aussi all et j'ai reu une trs forte impres*sion. U m'a saut aux yeux qu'une nation pionnire de la Ubre entreprise avait russi devenir une grande puissance industrielle . (7)Mais U serait dcidment trop simple de confiner une filiation idologique ce rapprochement ponctuel, complt certes par la longue exprience de vieen commun que les officiers latino-amricains ont eu et ont avec leurs coUguesdu Nord grce aux plans d'assistance technique et aux nombreux stages qu'Useffectuent dans les coles militaires de la zone du canal de Panama ou dans lamtropole. La thorie de l'Etat miUtaire mme si cet Etat a pour fonction dcisive l'heure actueUe de protger dans des zones dtermines du globe les intrts de la mtropole amricaine, est la rsultante de pratiques et de doctrinesqui ne renvoient pas exclusivement la praxis et la pense militaire du Pentagone. La doctrine de la scurit nationale nous semble bien plutt tre l'aboutissement des diverses pratiques de la guerre impriaUste au cours du dernier sicle. Les concepts qui s'y trouvent investis ont une histoire, qui est une histoire

    d'aventures, d'checs, de conqute missionnaires ou d'expditions punitives,patrimoine de maintes armes et de maintes nations, qui posent le problmeplus vaste de l'arme comme appareU de rpression, l'intrieur de l'Etat capitaUste. De plus, U est fondamental d'insister sur le fait que la reconnaissance d'une filiation idologique entre la doctrine labore par les gnraux du cne Sudet ceUe des armes mtropoUtaines ne peut tre interprte comme une transposition mcanique. D'une part, le concept de dpendance idologique n'a desens que si l'on tient compte des deux ples du rapport : raUt impriale/raU-t nationale. Chaque arme de ces pays du cne Sud reflte une compositionsociale et exprime une trajectoire propre de rapport avec l'Etat capitaUste. Lefait que certaines armes latino-amricaines aient tabU leur propre centre d'laboration doctrinale est un indice parmi tant d'autres d'une certaine dynamiquepropre. (En 1943, l'Argentine a cr le Centro de Altos Estudios del EjercitoArgentino , le BrsU La Efscuela Superior de Guerra , en 1949, ie Proul Centro de Altos Estudios MiUtares , en 1950. Le dernier en date est celuidu ChUi qui en 1 974 a fond la Academia Superior de Seguridad Nacional .L'Equateur a tabli le Centro de Altos Estudios MiUtares et la Bolivie le Centro de Estudios Nacionales ).

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    16 ARMAND MATTELARTD'autre part, ce serait tomber dans une vision idaliste que de croire quel'on peut injecter des idologies de l'extrieur sans qu'existe au pralableun terrain o eUes puissent germer. S'U est vrai que dans leurs ouvrages les mi

    Utaires brsiUens s'alimentent largement aux sources centrales, la propre pratique e leurs armes fait indubitablement progresser leur doctrine de la scuritnationale. En ce sens, dans chacun des contextes particuUers, cette doctrineapparat comme l'aboutissement de l'histoire des forces armes dans des formations sociales dtermines. Une histoire contradictoire marque par une conception de la neutralit des forces armes, faite de dpendance, de putschsou de tentatives de putschs, de participation directe la rpression du mouvement uvrier et paysan, mais o on a pu voir aussi percer certains momentsles revendications de certaines fractions d'officiers rvolutionnaires. Ce n'estpas notre propos de retracer dans ce travaU l'histoire de chacune de ces armes partir de l'histoire de chaque formation sociale. Mais avant de passer l'examen des fiUations idologiques, nous tenions rappeler cet lment essentielpour viter toute quivoque.

    La premire couche idologique et la plus ancienne que l'on trouve dansla doctrine de la scurit nationale est sans doute ceUe qui mane de la gopo-Utique. Il est certain que les thoriciens de la scurit nationale n'annoncentpas les couleurs de manire aussi abrupte que le gnral Pinochet dans sonouvrage Geopolitica (8) :Ce fut Adolf Hitler qui comprit le premier l'importance extraordinaire de l'actionpsychologique exprime dans son oeuvre Mein Kampf : la propagande rvolutionnai-re jouera dans l'avenir le rle que joue le rideau de fer de l'artillerie pour prparerl'attaque de l'infanterie. Elle aura pour mission de dtruire psychologiquement l'ennemivant que les armes entrent en action .Le Gnral Pinochet crivait cette phrase en 1968 et personne l'poquene sourcUla. Les longues annes d'endoctrinement de l'arme chilienne par lesinstructeurs prussiens et nazis, avant la seconde guerre mondiale, ont laiss destraces indlbiles. Tous les gnraux sans exception, les titres Gopolitique

    qu'Us adoptent l'envi, le dmontrent amplement, puisent dans les enseignements e cette cole aUemande : Ratzel et son espace vital (Lebensraum), lepre du pangermanisme Rudolph KjeUen (de nationalit sudoise), le gnralHaushoffer qui reprit les enseignements de ses matres et les mit au service dunational-socialisme. Tous ces antcdants sont repris et au besoin critiquspar les nouveaux gopoUticiens. La gopoUtique affirment-Us la suite de Haushoffer qui voyait en cette dernire un guide, la conscience poUtique de l'Etat ,est la science qui fonde le nouvel Etat. EUe prend la place de la philosophie ;tout en se prtendant plus universeUe, eUe aspire une conception globalede l'homme. Pinochet n'crit-U pas :

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    IDOLOGIE, INFORMA TION ET ETA T MILITAIRE 1 7 C'est la branche des sciences politiques qui, sur la base de la connaissance historique,conomique, stratgique et poUtique, du pass et du prsent, tudie l'ensemble de lavie humaine organise sur un espace terrestre afin d'obtenir dans l'avenir le bien-tredu peuple.Golbery est moins ambitieux lorsqu'aprs avoir expos en de nombreusespages les concepts de l'Ecole franaise et allemande, et franquiste, se contentede la dfinition suivante : C'est la discipline qui tudie comment la gographie et la distribution de l'espaceimposent ou tcfut au moins suggrent une poUtique dtermine d'tat .La connotation nazie qui restait attache ce concept de gopoUtiquea t l'origine du fait que les nord-amricains l'aient cart de leur vocabulaireiUtaire, ds les premires annes de la seconde guerre mondiale. Il n'estd'aUleurs pas tonnant de constater que dans l'ensemble des numros de laMilitary Review, la revue de l'Etat-Major amricain, dont nous avons parcourul'dition complte depuis 1945, aucun thoricien du Pentagone ne recourt ce concept. Les seuls articles qui reprennent cette notion et la dveloppentdans cette mme revue sont tous signs par des officiers franquistes, salazaris-tes ou brsUiens. Ce qui n'empche videmment pas que les nord-amricainspossdent une vision et une thorie gopolitique, aussi impriale dans' la raUtque la prussienne : ceUe qui habite par exemple leur doctrine du destin manifeste de la nation amricaine. D'autre part, le concept .cr par Nicholas Spyk-

    man (9) et dont s'inspirent les brsiUens pour lgitimer l'interdpendance auprofit des Etats-Unis, celui de dfense hmisphrique, base du systme multilatral de dfense du continent amricain, relve d'une vision stratgique trsproche des considrations de la gopoUtique.Notons que c'est dans le cadre de cette notion de gopoUtique et de soncorrlat de gostratgie, qu'est analys par les officiers du Cne Sud l'antagonisme entral entre l'Est et l'Ouest, le communisme et la civiUsation chrtienne.n s'en doute, c'est aussi cette notion qui assied les prtentions sous-im-priaUstes de Brasilia, qui invoque le destin manifeste... inalinable... tracpar la nature mme sur la carte de l'Atlantique Sud (Golbery).La seconde composante de la doctrine de scurit nationale recueillel'exprience de l'Etat impriaUste amricain. Le premier Etat de scurit nationale a t en effet celui que les Etats-Unis ont instaur chez eux, la finde la seconde guerre mondiale. Son manation lgale sera le National Securi-,ty Act de 1947. Pour empcher une dmobilisation qui risquait de renoueravec la situation de crise des annes d'avant-guerre, et non pas pour affronterles menaces d'un troisime conflit mondial dclench par Staline comme cette poque le gouvernement a voulu le faire croire, le complexe industrialo-miUtaire dcide de maintenir la haute pression atteinte par la mobiUsation ex-?ceptionneUe de la guerre (10).

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    18 ARMAND MATTELARTLe National Security Act vint lgitimer les institutions du temps deguerre et instaura leurs priorits comme priorits de l'tat de paix. Dans sonprambule, ce National Security Act prsentait sa finaUt : permettre un programme intgr pour la scurit future des tats-Unis ; permettrel'tablissement de poUtiques et de mesures intgres... relatives la scurit nationales... .James Ferrestal, alors Secrtaire de la Navy, en prcisait le sens devantle Snat amricain : Cette loi permet... la coordination des trois branches des Froces Armes, et , cequi me semble plus important encore, l'intgration de la politique extrieure avec lapoUtique nationale, l'intgration de notre conomie civile avec les obligations mUitaires ; eUe permet... une avance continuelle dans le domaine de la recherche et de lascience applique (1 1).L'acte tablissait le ConseU de Scurit Nationale ( National SecurityCouncU ) et l'Agence Centrale de Renseignements (CIA), deux organismesqu'U plaait au-dessus des pouvoirs traditionnels. Si dans la poUtique intrieure,le Congrs et la Cour Suprme parvenaient maintenir certaines de leurs prrogatives constitutionnelles, en ce qui concernait la politique de dfense et lapoUtique extrieure, la CIA et le ConseU de Scurit Nationale bnficiaientd'une prpondrance quasi-exclusive. C'est cette poque que seront jetes

    les bases de la collaboration permanente entre les grandes entreprises priveset le Pentagone, entre la production industrieUe et la recherche mUitaire entrela recherche universitaire et les recherches ncessaires la Scurit Nationale.Chaque anne, les contrats de recherches ou les contrats de fournitures octroys ar le Pentagone institutionnaUseront cette coopration continue. Des comits de Uaison permanente entre les fabricants de la technologie et les forcesarmes assureront la planification de la demande miUtaire et de la rponse civile.L'existence de la CIA introduit et lgitime dans les pratiques d'Etat, la pratique du secret et de la surveUlance, Ue eUe-mme aux ncessits de la scuritnationale pour protger le flux industrie-establishment militaire. La lgislationqui prcise les missions assignes la CIA s'exportera plus tard dans les dcretsqui institueront les services de renseignements, rattachs directement au ConseUde Scurit, vers l'Etat mUitaire latino-amricain.C'est dans ce contexte de scurit nationale que sont nes dans la mtropolees premires lois anti-communistes, l'poque de Me Carthy. Ce sont parexemple les rglements qu i permettent de contrler la loyaut des fonctionnaires,n stipulant le Ucenciement de l'employ au nom des intrts de lascurit nationale ; ceux qui rpriment la propagande qui consciemmentt volontairement appelle au renversement du gouvernement fdral ar la violence et la force ; c'est 1' internal Security Act de 1950,

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TATMILITAIRE 19qui tout en limitant les liberts d'association pour les organisations communistes t para-communistes , autorise le pouvoir excutif interner toutepersonne dont on peut raisonnablement penser qu'eUe a commis des actes d'espionnage ou de sabotage . C'est enfin le Communist Control Act de 1 954qui dclare l'illgalit de ce parti. Dans le prambule, l'ennemi est clairementidentifi :

    U y a un vaste mouvement communiste rvolutionnaire mondial qui essaye d'tablirune dictature communiste totalitaire dans le monde et il n'appartient plus au Congrsde prendre les mesures appropries pour reconnatre l'existence de cette conspirationmondiale et de tenter de l'empcher d'atteindre ses buts .D'aucuns ont pu voir dans des phrases de ce type qui consacre la caducitrelative du pouvoir lgislatif, la matrice de la doctrine de la Scurit Nationale

    (12). Le rapport pubU en 1976 par la commission d'enqute du Snat des -tats-Unis sur les activits des organismes de renseignements civils et mUitairesconfirme ce que tout le monde savait dj : l'ambiguit des concepts de basede ces lgislations d'exception. Plus particuUerement propos de l'appUcationde la technologie lectronique la surveUlance des citoyens, on relve la confessionuivante : L'imprcision et la manipulation d'tiquettes telles que scurit nationale , scurit intrieure , activits subversives , intelligence avec l'ennemi ont conduit une utilisation injustifie de ces techniques. Fortes de ces tiquettes, les agences derenseignements ont appliqu ces techniques d'intrusion dlibre des individus et desorganisations qui ne mettaient en aucun cas la scurit nationale en danger. En l'absencee normes prcises et d'un contrle efficace manant d'une source extrieure, descitoyens amricains ont t pris comme cibles sur le simple vu de leur protestation lgale et de leur philosophie non conformiste . (13)*La simple lecture des dcrets de scurit nationale mis par les dictaturesmUitaires du Cne Sud montre l'lasticit de ces notions qui permettent auxhritiers de Hobbes de faire de tout citoyen un suspect, de prime abord, l 'hom

    me,n loup pour l'homme selon l'expression du matre.Le remaniement rcent de la CIA confi un super-chef, un amiral, quise solde par une centralisation accrue et une augmentation de la capacit deplanifier l'ensemble des appareUs miUtaires et civUs, resserre les activits de renseignements au profit de la rationaUt miUtaire. Ce remaniement au niveau desorganismes de renseignements concorde d'aUleurs avec la restructuration del'ensemble de l'appareU d'information de l'Empire amricain, depuis les centresde recherches des socits multinationales jusqu'aux organismes officiels de prospection sur les donnes nergtiques. Cette rforme de la CIA s'est vue dernirement reflte dans certains pays du Cne Sud. Le ChiU, sous la pression de

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    20 ARMAND MATTELARTCarter et de sa nouveUe poUtique, a annonc en aot 1977 la suppression dela DINA. Les pouvoirs que cette dernire dtenait reviennent aux servicesd'inteUigence des trois branches des forces armes. Ce nouveau pas vers lamilitarisation de l'appareU d'Etat, qui contribue ter le caractre d'arbi-trarit sanglante la garde prtorienne de Pinochet, ouvre la voie unerpression plus technique, plus aseptise. Mais paradoxalement, cette mesureest porteuse de conflits, "dans la mesure o des rivaUts et des contradictionstraversent ces diffrents corps de l'arme.Dans la mtropole, mme si aujourd'hui les excs du Maccarthysmeont t abrogs, le type d'appareU d'Etat qu'a patronn la scurit nationaleest toujours en place, comme le sont aussi les grands modles de technologiede pointe dont la rationaUt a t marque par les objectifs de la guerre. Et,comme nous le rappeUons aUleurs, U n'est pas tonnant de voir ces grandestechnologies, comme les systmes de sateUites tous usages, atterrir en toutpremier Ueu dans les rgimes o l'opposition est musele : le BrsU, l'Iranet l'Indonsie qui, bien avant les dmocraties Ubrales, se verront dots d'unetechnologie de contrle social d'avant-garde (14). Il ne faudrait pas oubUernon plus que ceux qui ont t les enfants de la guerre froide furent les combattants des guerres du Sud-Est asiatique. .

    4 - La guerre contre-rvolutionnaire.La troisime rfrence obUge des miUtaires du cne Sud est la longueexprience de l'arme franaise en Algrie et en Indochine. L'arme franaise est pratiquement la seule s'tre trouve face face avec lecommunisme en action dans un vaste champ de bataiUe d'un style et d'une tenduesans prcdent, inconnus jusqu'alors. Et cette exprience peut largement contribuer ouvrir le dbat sur la forme de la guerre future .C'est ce qu'crivait dans la Revue de Dfense Nationale, un ancien coloneld'Indochine, la fin des annes 50. Tous les amricains sont d'accord sur cepoint : dans les annes 50, alors qu'on ne parlait qu'en termes de conflit nuclaire, es miUtaires franais furent les premiers laborer travers leur pratiquedes guerres colonialistes une thorie de la lutte contre la subversion, la guerrervolutionnaire. Dans les revues d'analyse de 1' US Army de l'poque, onn'est donc point tonn de trouver sous la plume d'un assistant de Kissinger l'Universit d'Harvard cette exhortation faite aux experts mUitaires U.S. lesplus quaUfies de passer en revue tous les enseignements laisss par l'exprience franaise (15). Les propos, les thories et les oprations menes par lescolonels Godard* Trinquier, les deux pacificateurs de la casbah d'Alger et lecolonel Lacheroy taient passs au crible.

    Avant que l'quipe de Kennedy et de Me Namara, prvoyant l'essor desguerres de Ubration, ne reformule l'organisation du dpartement de la Dfense

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 21et ne recommande aux officiers de lire les classiques de la guerrilla pour mieuxla combattre, les officiers franais s'taient dj rompus aux doctrines du poisson dans l'eau de Mao. Comme l'crira un Ueutnant-colonel de 1' US Army en 1967 ; Alors que la plupart des pays du monde taient encore fixs sur les ides traditionnellese la guerre gnrale et de sa doctrine du talion (massive retaliation), les Franais taient en train de se battre en Indochine contre l'hritage de Mao Tse Toung repris par Ho Chi Minh, la guerre de libration nationale , la rvolution communiste.... Par contre les tats-Unis se sont depuis trs peu de temps seulement renducompte de la nature des guerres de libration. C'est seulement partir du discoursde Nikita Krouchtchev en janvier 1961 et de la raction du Prsident Kennedy lorsde sa runion Vienne avec ce dernier, qu'on a commenc porter srieusementattention ces problmes dans les plus hautes sphres du Gouvernement des tats-

    Unis (16).Des sa parution en franais aux Editions de la Table Ronde, l'ouvrage duColonel Trinquier La guerre moderne, fera l'objet d'une traduction en anglaiset sera pubU par une maison Ue l'poque aux organismes de renseignementsdu gouvernement amricain (Praeger) (17). Il ne faudra pas attendre longtempspour que ce classique de la lutte contre la subversion soit traduit en espagnolet pubU Buenos-Aires, o il deviendra le brviaire des chasseurs de sorcires.Cette avance prise par les Franais paraissait d'autant plus incroyable auxobservateurs nord-amricains que la nation du Nord avait inaugur ces formesde luttes irrgulires pour arracher son indpendance et que la lutte contreles Huks aux PhiUppines tait encore une' exprience brlante. Les analystesmUitaires du Pentagone parlaient bien des faits d'armes, des guerriUas en Birmanie, en Grce, mais un seul parmi eux, un ancien assistant de Me Arthur,auquel d'aUleurs Trinquier fera rfrence, John E. Beebe, avait systmatisen 1955 sa rcente campagne de guerriUa lors de la guerre de Core (18).,Trinquier dfinissait la subversion en ces termes :

    Un ensemble d'actions de toutes natures (poUtiques, conomiques, psychologiques,armes, etc. ) qui vise la prise du pouvoir et le remplacement du systme tabU parun autre.Assimilant d'aUleurs subversion et guerre moderne, U touchait de pleinfouet la dfinition des nouveaux ennemis : Dans la guerre moderne, l'ennemi est autrement difficile dfinir. Aucune frontire matrielle ne spare les deux camps. La Umite entre amis et ennemis passe ausein mme de la nation ; dans un mme village, quelquefois dans une mme famiUe. iC'est souvent une frontire idologique, immatrielle, qui doit cependant tre imprativement fixe, si nous voulons atteindre srement notre adversaire et le vaincre .

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    22 ARMAND MATTELARTTirant les leons des checs d'une arme quipe seulement pour la dfenseationale, contre l'ennemi extrieur, Trinquier souUgne les nouveUes exigencesu'impUque dans la pratique de la guerre, la nouveUe nature de l'assaU-lant, qui s'efforce d'exploiter les tensions internes du pays attaqu, les oppositions oUtiques, idologiques, sociales, religieuses, et conomiques . Les coles militaires enseignant les doctrines classiques de la guerre font tat de facteurs de dcisions plus ou moins nombreux : la mission, l'ennemi, le terrain, les moyens. U est par contre gnralement fait abstraction d'un facteur qui est essentiel dansla conduite de la guerre moderne : c'est l'habitant... Le contrle des masses par unestricte hirarchie ou souvent mme par plusieurs hirarchies parallles est l'arme mai-tresse de la guerre moderne .Cette masse qu'U faut raUier la cause contre-rvolutionnaire est amorphe. Cette masse est prendre disait Lacheroy, ancien chef des services^d'action psychologique. Comment la prendre ? . Par la force ou par le lavage e cerveau. A ct du concept de guerre psychologique, concept dont laformation s'amorce ds la premire guerre mondiale et qui prendra son essorthorique sous l'impulsion du national-sociaUsme et du behaviourisme, apparat elui d'action psychologique. Dans les manuels d'instruction des armesoccidentales (19), la guerre psychologique est d'abord dfinie de faon tauto-logique : l'appUcation de la science de la psychologie la conduite de la guerre . Et ensuite, de faon oprationnelle. Cest le complment des armes

    physiques utUises contre l'ennemi. Son objectif est de briser la volont et lacapacit de travaU et de lutte de l'adversaire en crant de nouvelles attitudesqui dtruisent son moral. Cest la persuasion de l'ennemi par des moyens non-violents, l'usage de la propagande . Propagande qui, son tour, est dfiniecomme l'utilisation systmatiquement planifie et organise de toute formede communication, en vue d'affecter les modes de sentir, de penser et d'agird'un groupe d'individus, dans une certaine direction, pour un propos donn .Les psychologues miUtaires distinguent cinq sortes de propagande :overt-propaganda (dont on reconnat la source) ; covert-propaganda (dont ondissimule la source et qu i est camoufle de teUe faon qu'on croit qu'eUe provient de l'ennemi) ; strategic-propaganda (dont les objectifs sont gnraux long terme et cherchent toucher toute la population) ; tactical propaganda(qui s'adresse un groupe particuUer d'individus et pour un propos dfiniet prcis) ; counter-propaganda (qui combat et neutralise l'effet de la propagande de l'ennemi).Les Nazis furent les premiers utUiser la guerre psychologique, la guerreavec des armes inteUectueUes selon le terme de Hitler qui consacra dans MeinKampf de nombreuses pages ce concept, pour conformer les esprits de leurpropre population. Dans les autres armes occidentales, la guerre psychologiquet traditionneUement conue pour affronter l'ennemi extrieur, telpoint que les chartes de constitution des organismes de propagande du gouver-

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 23nement amricain, US Information Agency (USIA) entre autres, spcifientqu'il s'agit de services extrieurs au territoire national. Les manuels de guerrepsychologique mentionnent bien la ncessit de travaUler les populations al-Ues et baptise mme cette forme d'action du nom d' opration de consoU-dation (consolidation oprations). Mais, dans la pratique, ces actions ont euen gnral un caractre purement superstructurel et ont t, en fait, un combatd'arrire-garde par rapport au travaU effectu vis--vis de l'ennemi extrieur.Il faudra attendre la vietnamisation des guerres asiatiques pour voir semodifier sous l'influence des anthropologues de la contre-insurrectionl'approche classique des miUtaires U.S. l'gard des populations civiles (20).Dans la nouveUe perspective des officiers franais, U s'agit de transformerce combat d'arrire-garde en un combat d'avant-garde. L'action psychologiquepose la question globale du contrle idologique des populations amies ouen tat de neutraUt, et essayent de rendre leur approche scientifique. L'actionpsychologique est une vritable doctrine de la pacification , terme que lesthoriciens du Pentagone reprendront aux franais pour l'appUquer de la faonque l'on sait au Vietnam dans leurs oprations Phnix. Trois lments nouveauxapparaissent dans cette nouveUe forme de guerre psychologique dirige contrel'ennemi et l'ami intrieurs. D'abord, les transferts de population, dont lespremires expriences massives furent tentes par les britanniques avec succscontre les guerrillas en Malaisie, et leur installation dans des villages quadrills, compartiments, assainis selon le mot du Gnral Massu qui les justifie comme ne protection contre la minorit de hors-l-loi qui font rgner la terreuret imposent leur volont l'immense majorit des bons citoyens . En Algrie,cette structure de contrle territorial et administratif, en fonction de la scuritintrieure, a permis le dplacement de 1 miUion et demi 2 millions de personnes.econd lment nouveau, la systmatisation de l'endoctrinement politiquede la population. Il est reconnu que ceux qu i s'enrlrent avec le plus de virulence dans cette voie furent les officiers qui passrent de long mois de captivitdans les camps de prisonniers du Viet Minh et y suivirent les cours de r-ducation.duits en mme temps que dmonts par la pratique militante de leursadversaires, tout comme Hitler l'avait t par les rvolutionnaires russes, Ustentrent *d en dtourner le sens. Pour mettre au point cette partie de l'actionpsychologique, appel fut fait aux nombreuses thories d'approche des foules,dont les plus importantes furent ceUe de Goebbels, Hitler, Gustave Le Bon, etTchakhotine. De nombreuse officiers furent envoys aprs Dien Bien Phu pourprparer des certificats de psychologie et de sociologie dans les universits, alorsqu' l'poque les anthropologues du Pentagone taient encore loin d'imaginerleur science future de la contre-insurrection, qui verra le jour dans les annes65. Des compagnies de hauts-parleurs et tracts furent charges d'appUquer lesenseignements de ces matres penser. Un hebdomadaire de l'arme, Le Bled (350.000 exemplaires) luttait contre la propagande dfaitiste venant de la mtropole et enfin des corps spciaUss paramUitaires (SAS, Section dministrati-

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    24 ARMAND MATTELARTve SpiaUse et SAU, Section Administrative Urbaine), tout en construisantdes coles, des dispensaires et distribuant des aliments ou une assistance technique,ssayaient de raUier la population locale.

    Troisime lment : pour la premire fois l'usage de la torture est systmatis dans une thorie globale de l'information. La torture (Trinquier consacren chapitre loquent la ncessit de cette pratique) n'est pas seulementconsidre comme un moyen d'obtenir l'information tout prix sur les rseauxclandestins, mais comme un moyen de dtruire dans chaque individu tomb,le sens de la soUdarit avec une organisation et une coUectivit.Les principaux thoriciens de la guerre moderne et de la lutte contre lasubversion seront finalement laisss pour compte par les circonstances ultrieuresu conflit algrien. Aprs le coup d'Alger du 22 avril 1961, nombre d'entreeux se retrouveront dans le mouvement d'extrme-droite OAS puis en exU, auKatanga, ou plus tard, en Argentine, o les groupes paramilitaires leur ont donn 'occasion de poursuivre leurs ides. On comprend mieux la porte de la miseen garde qu'ont rcemment fait trois gnraux franais au Gnral Videla, contre es mthodes peu conformes aux traditions miUtaires , lorsqu'on sait queles manuels de contre-guerrilla les plus populaires dans cette arme argentinesont prcisment ceux du Colonel Trinquier et consorts.

    Nous savons, crivent-ils, pour avoir nous-mmes connu de douloureuses expriencesqu'on qualifie parfois de subversion ce qui n'est que divergence politique, normaledans une dmocratie. Nous savons que de teUes luttes peuvent conduire utiliser desmthodes peu conformes aux traditions et aux mthodes mUitaires. Des citoyens sontalors enlevs et disparaissent ; d'autres sont longuement incarcrs, sans tre ni condamns ni inculps d'aucun dUt ; certains sont torturs ; des familles de prisonniersignorent le lieu de leur dtention (21).Les officiers du Pentagone n'ont pas t sans souponner le dfi que lastratgie propose dans le secteur fascisant de l'arme franaise pour rduirel'ennemi intrieur entranait sur le plan de la relation arme-Etat : les mUitairesevendiquaient le rle principal dans toutes les tapes de la lutte. Les amricains ne manqurent certes pas de tirer de la thorie et de la pratique de la

    guerre moderne des enseignements substantiels. Ce n'tait pas pour rien queles contributions US l'effort miUtaire franais en Indochine s'taient enleves plus de deux milliards et demi de dollars, ce qui reprsentait 80% du cotde la guerre (22). Mais Us manifestrent clairement leurs rserves :

    U est Significatif qu' travers les Empires, les RpubUques, les restaurations, lesgouvernements qui se succdrent, l'arme soit reste loyale la France. L'armefranaise a vit la politique et a t gnralement respectueuse du gouvernementet n'a jamais t dispose engager une action contre ce dernier. La guerre rvolutionnaire, telle qu'eUe a t comprise, a mis en question l'essence mme de la pro-"fession [ ... ] C'est une mthode qui met directement en danger la structure de la dmocratie librale. Les forces armes peuvent parfaitement combattre les effets de la

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE 25subversion mais dans une dmocratie, il n'appartient pas la force miUtaire d'tre l'agent qui s'attaque aux causes de la subversion (23).Ce qu'Us n'admettaient donc pas qu'on inscrive noir sur blanc tait quel'arme cesse d'tre la grande muette .A travers des voies diffrentes, Us arrivrent cependant au mme rsultat.Refusant la stratgie du manifeste et des appels ouvers la sdition, prne parles officiers d'extrme-droite d'Alger, l'Etat-Major amricain prfra choisir desvoies plus cohrentes avec une tradition de passage en douce la militarisationde l'Etat si bien Ulustre par le National Security Act .4 - L'action civique.Le cheminement des Forces Armes en Amrique Latine, et dans beaucoup de nations du Tiers-Monde, vers l'instauration d'tats' miUtaires ne s'estdonc pas effectu sans phases intermdiaires. Avant que ces armes ne se con

    vertissent en forces dfoccupation de leurs propres territoires, le Pentagone, travers les nombreux plans d'assistance technique et idologique, leur a d'abordpropos d'autres formes de participation au dveloppement de leur pays.La thorie et la pratique de la guerre moderne la franaise souffrait,selon les analystes du Pentagone, des Umites que lu i avait impos le cadre colonial dans lequel s'taient drouls les affrontements indochinois et algriens. Ce qui complique le problme de la lutte contre la guerre rvolutionnaire, crivaitl'un d'entre eux, c'est que dans le monde actuel la plupart des guerres de ce genreseront menes l'intrieur des frontires d'un autre tat souverain. Les Franaisavaient l'avantage d'tre dans la position d'un pouvoir colonial ; ils avaient un accsdirect au terrain et un contrle plus ou moins grand sur l'administration. Le problmeauquel nous serons de plus en plus confronts sera de rsoudre comment venir l'aidede ces gouvernements qui luttent contre l'insurrection sans paratre nous immiscerdans les affaires intrieures. U faut dire qu'en ce moment l'institution miUtaire US esten train ae se pencher sur cette question et est la recherche d'une doctrine et d'unethorie sur ce point (24).Le problme consistait redfinir et justifier un mode d'intervention,inconnu jusqu'alors, dans un contexte no-colonial qui marquait les rapportsdes pays du Tiers-Monde avec les Etats-Unis. Cette doctrine et cette thorie se construiront au rythme des vnements qui marqueront la dcennie60-70. EUes prpareront cette situation extrme de l'Etat miUtaire, o les forces armes dites nationales se convertiront en troupes d'occupation de leur propre territoire.En 1960, commence l're de l'AUiance pour le Progrs. Pour rpondre audfi cubain, Washington abandonne sa ligne de soutien aux dictatures tradi-tionneUes et mise sur des rformes modres. Le rgime de Frei en sera sur letard la vitrine. Aveccette politique de nouveUe frontire de Kennedy, pntrent

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    .26 ARMAND MATTELARTl'idologie et la pratique du dveloppement communautaire : Ugne de massedes partis des classes moyennes, U s'agissait de faire participer la population son propre dveloppement. Au niveau de la production, au niveau de l'organisation des loisirs, des coopratives, des centres de mres, des comitsde quartiers mettront en appUcation des plans de mobiUsation nationale.Dans cette perspective, l'arme avait, elle aussi, une mission rempUr : sortir de ses casernes pour, dans le cadre renouvel de la dmocratie Ubrale,s'associer aux tches concrtes du dveloppement national. Un terme, sinon un concept, n dans les annes cinquante au cours de la lutte contreles Huks aux PhiUppines, sera repris pour dcrire ce nouveau rle des forcesaimes '.l'action civique.Ds 1961, l'quipe de Kennedy donne le feu vert au Pentagone pourlancer les premiers programmes d'assistance sur ce plan aux forces armes despays du Tiers-Monde. Le concept d'action civique est trenn l'occasionde la seconde confrence inter-amricaine des armes, qui se tiendra Panama.U sera endoss par le Congrs qui le reprendra dans le Foreign AssistanceAct de 1961. En 1962, le dpartement de la Dfense lui donne droit de citdans son glossaire et lui donne la signification suivante : .

    L'utilisation des forces armes du lieu dans des projets utiles la population localesur tous les plans, aussi bien l'ducation, l'entranement, les travaux pubUcs, l'agriculture,e transport, les communications, la sant pubUque et autres secteurs qui contribuent au dveloppement conomique et social, et qui servirait amliorer aussi lerapport des forces armes avec la population (25).Cette forme de lutte prventive contre la subversion travers l'action ci- *vique ou son synonyme (l'usage pacifique des forces armes) n'aura pas l'occasion e se drouler dans le cadre idyUique qu'avait escompt Kennedy. L'apparition e foyers de guerriUas en acclrera l'appUcation mais dvoilera du mmecoup son caractre d'appui logistique la guerre contre-rvolutionnaire. En1967, le gnral pruvien Edgardo Mercado Jarrin thorisait sur son expriencede lutte contre les guerriUas dans son pays : La lutte contre l'insurrection a impos aux forces armes d'Amrique Latine unenouvelle fonction d'assistance au dveloppement national. En plus du rle traditionnelde dfense, les forces armes peuvent participer la construction de Ugnes de communication et cooprer des travaux d'amnagement. Grce l'entranement et l'instruction reus dans les casernes mUitaires, ils peuvent suppler au manque de main-d'uvre qualifie et aider crer un bon climat psychologique pour la rception decet environnement technique dont ces pays ont besoin pour se dvelopper. CettenouveUe fonction des forces armes les a fait sortir du confinement dans les caserneso elles taient restes enfermes pendant des dcennies pour avoir un contact de plusen plus approfondi avec les problmes socio-conomiques du pays et centrer leur attention ur le front intrieur . (26)Le gnral devenait aprs le coup d'Etat qui renversa le Prsident constitutionnelBelaunde, le ministre des affaires trangres du gouvernement militaire

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MILITAIRE 27qui commenait instaurer une version progressiste de l'Etat miUtaire, exprience qui durera jusqu'en 1976. La lutte contre la guerriUa avait convaincules miUtaires de l'incapacit des poUticiens. En 1967, l'article de ce mme gnral pruvien avait des accents prmonitoires :

    Dans la bataille contre l'insurrection communiste, les considrations politiquesl'emportent sur les considrations mUitaires [ ... ] Le rapport entre les aspects poUtiques t la stratgie miUtaire dbouche souvent sur des positions antagoniques et credes tensions qui vont au dtriment de l'unit qui doit exister entre les deux A cette date, le premier Etat miUtaire de l'Amrique Latine, le Br6U taitbien au-del de cette action civique, et la pourfendait auprs de ses collgueslatino-amricains : La doctrine sur la prtendue inutilit des armes est tellement persuasive que beaucoup d'entre nous, comme doutant de notre destin, ne pouvons justifier notre rle,comme si nous n'tions dj plus indispensables la scurit de nos nations. C'est, jecrois, une des raisons pour laquelle nous essayons de mettre l'accent sur ce qu'on aconvenu d'appeler l'action civique , pas toujours sincre, et bien souvent faite pourdguiser ou compenser ce que nous devons reUement fake (extrait du discours prononc par le colonel Octavio Costa, le 3 novembre 1966, la Confrence des armesamricaines Buenos-Aires).Les sociologues et les anthropologues du Pentagone avaient-Us galementprvu que cette action civique n'tait en fait qu'un pas tactique qui devait me

    ner progressivement l'institution miUtaire au pouvoir ? Toujours est-U que ds1961, Us commencrent forger une thorie propre mnager le passage d'uneutilisation civique et pacifique une utilisation miUtaire, d'une association auxtches d'un gouvernement civU l'intervention directe des forces armes dansl'appareU d'Etat. Ainsi natra la thorie du mUitaire-constructeur-de-nation,(military nationbulding). Nationbulding... est un terme mtaphorique quidsigne le processus social ou les processus travers lesquels une consciencenationale apparat dans certains groupes qui, travers une structure socialeplus ou moins institutionnaUse, font tout pour obtenir l'autonomie poUtiquede leur socit (27). Dans les vues des sociologues miUtaires, l'arme taittoute dsigne pour tre ce groupe privUgie sur le plan de la conscience nationale. La capacit professionneUe, l'quipement, la main-d'uvre, ses systmesde sanctions, ses modles d'mulation faisaient de l'arme une constructrice denation.La mme anne o fut lance la notion d'action civique, le sociologueamricain Lucien Pye inaugurait pour le Pentagone une srie d'tudes, qui s'ouvrait sur un prambule : On a besoin d'une recherche systmatique des potentialits qu'ont les institutions mUitaires pour guider le dveloppement conomiquet pour prendre part l'administration des poUtiques nationales (28). Unan aprs, dans une anthologie de textes au caractre pionnier (The role of

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    28 ARMAND MATTELARTthe militaries in underdeveloped countries), un autre sociologue J.J. Johnsoncrivait :

    U y a quelques annes, il tait gnralement admis que l'avenir des nouveUes nationsserait largement dtermin par les activits de leurs intellectuels occidentaliss, leursbureaucrates tendance socialiste, leurs partis nationaUstes au pouvoir, ou encore leurspartis communistes menaants. U serait venu l'ide de bien peu de chercheurs intresssux pays sous-dvelopps que les militaires pouvaient devenir le groupe dcisif dansla dtermination du destin de la nation. Maintenant que les miUtaires sont devenus unlment clef dans la prise des dcisions d'au moins huit des pays d'Afrique et d'Asie,nous nous trouvons confronts l'absence de recherches universitaires sur le rle desmiUtaires dans le dveloppement poUtique des nouveaux tats .La base qui lgitimera la doctrine du destin manifeste de l'institution miUt

    aire, / 'lite technocratique selon Golbery, tait en train de se constituer. Lapente vers les rgimes militaires modernes tait amorce.5 - Un Etat au service des multinationales.La doctrine de la Scurit Nationale ne fait, l'instar de toute idologie,que rationahser un processus rel, et traduit le changement qu i est en train des'oprer dans le modle d'existence et d'expansion du capital dans ces pays.L'Etat miUtaire surgit comme ncessit pour rsoudre la crise globale qui affec

    tees socits, la crise de l'Etat populiste, celle de ses alUances de classe et ceUede son mode de dveloppement. Dans les annes 30, pour conjurer la crise mondiale, les pays latino-amricains s'engagent dans un processus d'industrialisation,n substituant les importations. Substitution toute relative puisque U fautde toute faon continuer dans la plupart des cas importer les machines quifabriquent sur place les tissus, les produits lectriques et autres objets de consommation. Ce processus contribua l'essor d'une bourgeoisie industrielle et,corrlativement, celui du proltariat. L'Etat popuUste naquit de la ncessitqu'avait la bourgeoisie industrielle de s'appuyer sur les secteurs ouvriers etpaysans pour soustraire l'ohgarchie latifundiste et commerciale le contrlehgmonique de l'appareU d'Etat. Au long de trois dcennies, c'est au nom decette alliance de classes que des gouvernements dits de classes moyennes sesuccderont pour grer l'tat popuUste.Dans les annes 60, la pntration massive des formes multinationales,amorce ds la fin de la guerre de Core, qu i dclenche un processus de mono-poUsation et de dnationalisation des conomies locales, change profondmentles conditions qui avaient prsid la formation de ces aUiances. L'industriese divisQ et une fraction seulement de la bourgeoisie, ceUe qui est lie au capital xtrieur, peut s'adapter cette nouvelle dynamique. La lutte entre deuxmodles d'accumulation du capital et entre les fractions de la bourgeoisie quiy correspondent, savoir le modle du grand capital monopoUste internationalet l'ancien modle tourn vers le march intrieur, s'accentue. Ce sont ces contradictions l'intrieur de la classe dominante qui ont faciht, par exemple au

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    IDOLOGIE, INFORMA TION ET TA T MIUTAIRE 29ChUi, l'avnement d'un rgime populaire, dont le projet tait d'offrir une solution de remplacement cette crise d'hgmonie. En effet, ce sont ces disputesinter-bourgeoises, produit de la radicaUsation de la lutte de classes sous le rformisme de Frei, qui expUquent que la bourgeoisie, dsunie, prsente deuxcandidats face AUende en 1970. La reconstitution de l'unit de classe et laformation d'un seul bloc social aprs les lections qui mirent AUende au pouvoir, se refera dans l'opposition ce dernier, sous la conduite des corporation*patronales de la grande bourgeoisie et de l'impriaUsme, et avec le renfort etle rempart de la petite bourgeoisie. Le rgime populaire chihen ne sut donnerde rponse cette crise du systme de domination bourgeoise. Le coup d'tatvint consacrer le modle monopoUste comme l'alternative, inluctable, devantl'incapacit de l'unit populaire installer l'hgmonie de la classe ouvrirepour rsoudre la crise. Une crise que d'aUleurs aucune des fractions de la bourgeoisie ne pouvait dpasser en conservant intacts les mcanismes traditionnelsde la dmocratie. L'intervention des forces armes suppla cette impuissance.L'institution miUtaire, en imposant ses forces d'organisation du pouvoir, setransforma en vritable parti de la classe dominante (29), trop contente de pouvoir ainsi renouer avec l'expansion du capital.Le modle de production et de ralisation de la plus-value que favorise l'tat miUtaire met en uvre la stratgie du grand capital international et rsoudla crise d'hgmonie en sa faveur. La fraction de la bourgeoisie troitement subordonne ce grand capital international en tire un avantage direct. Les autresfractions de cette classe tentent, tant bien que mal, de s'adapter et de profiterde la situation exceptionneUe pour l'extraction de la plus-value. Ces dernires,sachant trop bien qu'U n'y a plus de place pour le modle ancien, ne contestentdonc pas sur le fond, le modle implant par la dictature, mais la manire dontU est appUqu. L'intronisation de l'Etat miUtaire qui consacre l'hgmonie duprojet monopoUste, ne balaies pas ncessairement les contradictions et les dispu-,tes entre fractions de la bourgeoisie. Ces contradictions dterminent d'aUleursle seul espace restreint o se Uvre encore ouvertement une lutte politique.L'Etat d'exception garantit les conditions de pntration du capital trangert ceUes d'une conomie oriente vers l'extrieur. Les mesures qu i ouvrentles portes de l'conomie nationale aux firmes multinationales sont multipleset souvent prises au dtriment des accords antrieurs souscrits par les marchscommuns du continent : limination des barrires douanires, tarifs prfrentiels,rivUges pour le rapatriement des bnfices, paiement de lourdes indemnisations. La miUtarisation de l'Etat permet la surexploitation des travaUleurs'en fixant des critres de rentabiUt incomparablement plus levs que dans lesconditions normales d'un tat dmocratico-Ubral (30). La Uquidation dessyndicats vise rduire toute pression qui conduirait la baisse du taux de profit e ces firmes. -L'abandon d'un modle de production tourn vers le march intrieur auprofit d'une conomie oriente vers l'exportation trouve son expression la plus

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    30 ARMAND MATTELARTfrappante dans l'volution de la finale chUienne de l'entreprise lectroniqueRCA (Radio Corporation of America). Lors de la rcession des annes 30, enmme temps d'aUleurs que des firmes comme 1TTT et la General Electric, laRCA instaUe avec l'aide de l'tat la premire fabrique d'appareUs lectriques,radios, phonographes, etc.. pour produire sur place ce qu'auparavant ses usinesmtropoUtaines exportaient vers le Chili. En 1 97 , l'Unit Populaire nationalise,avec l'accord de la maison-mre, la finale de la RCA. En 1975, la dictature miUtaire vend la totaUt des actions de l'entreprise une firme multinationaleamricano-brsiUenne, laqueUe, alors que le ChUi n'a pas encore de rseaux detlvision en couleurs, fabrique pour l'exportation massive ces tlviseurs couleur. .Ce nouveau modle de production, qui dtruit les bases structurelles durgime conomique antrieur, est celui qu'aprs les gnraux chUiens ont galement adopt les gnraux argentins. Et c'est galement celui qu'essaient de mettre n place, avec le handicap d'une industriaUsation moins avance, l'Uruguayet la BoUvie. Le BrsU qu i ne rompit pas en 1 964 avec le modle antrieur tourners un march interne qui, mme s'il n'englobe que 20% de la population,n'en est pas moins compos de vingt mUlions d'individus, fera appel aux socits ultinationales qui dnationaliseront son conomie pour parfaire ce moded'accumulation. Ce n'est qu'aprs 1970 lorsque le modle donnera des signesd'essoufflement, que le mythe du miracle brsUien se dgonflera au rythmede saturation de la demande interne, que la dictature militaire essaiera de fairecoexister une poUtique tourne vers le march intrieur, mais aussi vers l'exportation. L'adoption d'un nouveau modle d'accumulation du capital bouleversegalement la longue la structure de classes de ces socits, pauprisant aussibien le proltariat et le paysannat que d'amples secteurs de la petite bourgeoisie.La rupture dans la structure sociale et dans le modle de dveloppementconomique est parfaitement Ulustre par le problme que pose aux mass media cette partie du pouvoir psychosocial national selon Golbery le passage d'une conomie tourne vers le march interne une conomie d'exportation ui se confond, pour la grande majorit des consommateurs, avec uneconomie de rcession. La culture de masse, porte aussi bien par la radio quepar la presse ou la tlvision, a t parfaitement cohrente dans la derniredcennie avec la monte des classes moyennes et leur accession la socitdite de consommation. Aujourd'hui le dcalage est flagrant entre cette superstructure plaque la tlvision ou au cinma, et la place vide laisse dans l'espace social par ces classes. Un exU uruguayen exprimait dernirement ce leurren disant que dans son pays subsistaient des messages pubUcitaires faits pourles classes moyennes, alors qu'U n'y a plus de classes moyennes dans cette contre d'Amrique Latine. N'est-ce pas sensiblement la mme rcession, la mmergression qui s'exprime au BrsU travers le succs accru des feuUletons mlodramatiques de tlvision, fabriqus sur place, dont l'audience dpasse de loinceUe des programmes imports des Etats-Unis.

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    IDOLOGIE, INFORMATION ET TAT MIUTAIRE . 31Dans le domaine de l'ducation, la poUtique de slection des lves refltede manire directe l'enjeu des plans conomiques de la dictature miUtaire etles alliances qu'Us sous-tendent. Au Chili, par exemple, la Junte a dcrt unerestriction draconienne des subsides aux Universits. Jusqu'en 1973, un ensemblee rformes avait permis aux enfants des famiUes de la petite bourgeoisied'amUorer leur position sociale en leur permettant l'accs l'enseignementsuprieur. Dsormais, les tudiants devront financer leurs tudes et, fait radicalement nouveau, une partie du budget universitaire dpendra des accords quipourront tre passs entre les facults et l'entreprise prive.Une autre mesure destine transformer le tissu social des socits soumisesaux Etats mUitaires est Fimport-export de population. L'ostracisme des opposants, les transferts intrieurs de population sur le territoire national pourmieux assurer le quadrillage et mieux dsorganiser de possibles foyers de sub

    version, la strUisation des masses proltariennes, et surtout rimmigration raciste des colons de l'Apartheid, rompus au discours anti-communiste, commeon l'a vu dernirement en Bolivie, en Argentine et en Uruguay, se rattachent une mme volont stratgique de suppression de Vennemi intrieur. Dtruireles couches sociales qui ont mis en crise le modle capitaUste antrieur, dcouperu nouveau modle d'accumulation, une population sur mesure* sont lesobjectifs qui orientent en dfinitive la poUtique dmographique de ces rgimes ,

    6 - Fascisme et dictatures miUtaires.L'Etat miUtaire latino-amricain nous met en prsence de rgimes qui rap-peUent les fascismes europens, n'en poiisent-Us pas les pratiques, maisqui s'ensparent profondment de par leur nature. Ils sont en effet construits sur desaUiances de classes fondamentalement diffrentes qui leur aUnent les plusvastes secteurs de la population et leur interdisent de se constituer une base sociale. Dans la petite bourgeoisie, seul le secteur moderne, relativement restreint,subordonn aux monopoles, est d'emple acquis au rgime. La situation du proltariat est, quant eUe, fort diffrente de ce qu'eUe tait en Italie et en AUe-magne, l'aube du fascisme. Hitler et Mussolini trouvrent un mouvement ouvrier dcontenanc et en droute. Il tait, en revanche, en pleine expansion,lorsque les militaires latino-amricains ralisrent leur putsh. En outre, U faudrait prciser que l'assaut au pouvoir par les partis fascistes aUemand et italiense fit de l'extrieur de l'appareU d'Etat tandis que la prise du pouvoir par lesmUitaires se fit de l'intrieur de cet appareU, partir de la position privU-gie qu'ils occupaient dans cet Etat.La faiblesse des aUiances introduit une contradiction de plus dans les projets nationaux des Etats mUitaires. Les dclarations de principes ou les bauchesde nouveUe constitution de la Junte chUienne par exemple sont des modles

    d'organisation fasciste des relations sociales ; la socit qui s'y trouve propose

  • 7/27/2019 Idologie, information et Etat militaire

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    32 ARMAND MATTELARTest compose d'une myriade de relais de contrle qui assurent partir desorganisations de base la communication entre le pouvoir central, les quartiers, l'entreprise, les corporations professionneUes, les associations de femmes et de jeunes. Mais U n'est besoin que d'voquer les tensions qui ont surgi propos du modle du dveloppement conomique entre les corporations dela petite bourgeoisie, ceUes qui comme les camioneurs et les petits commer-.ants, sont descendues dans la rue pour renverser Allende, et les grandes corporations patronales, seules interlocutrices valables pour la dictature, pour trevite persuad de l'utopie de ce projet (31).Trois ans peine aprs la Dclaration de Principes de la Junte, beaucoupde propositions de la dictature paraissaient dj surannes. La nouvelle socitdevait tre une socit dpoUtise o la technique remplacerait les idologies.'Sans fixer de terme au laps de temps pendant lequel les forces armes et lesforces de l'ordre entendaient retenir le pouvoU* poUtique, la Junte proposaitune nouveUe organisation du pouvoir social qui permettrait, selon eUe, travers la participation d