idéologie marketing

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Gilles Marion II I I dd d d éé é é oo o o ll l l oo o o gg g g ii i i ee e e mm m m aa a a rr r r kk k k ee e e tt t t ii i i nn n n gg g g © Eyrolles Éditeur, 2004 ISBN : 2-7081-3177-X

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Gilles Marion

IIIIddddééééoooollllooooggggiiiieeee mmmmaaaarrrrkkkkeeeettttiiiinnnngggg

© Eyrolles Éditeur, 2004ISBN : 2-7081-3177-X

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CHAPITRE 1

CCCCOOOOMMMMMMMMEEEENNNNTTTT RRRREEEEPPPPÉÉÉÉRRRREEEERRRR LLLLEEEE MMMMAAAARRRRKKKKEEEETTTTIIIINNNNGGGG

Tout le monde ou presque se fait une représentationdu marketing. D’emblée, ce terme convoque deux outrois techniques : publicité, vente, étude de marché.On considère ainsi le marketing avec un sentiment defascination et de crainte mêlées. Même ambivalencevis-à-vis des marketers : l’envie de pouvoir fairecomme eux et le désir de les dénoncer. Une dénon-ciation souvent simpliste : eux, ce sont desméchants et nous sommes victimes de leurs techni-ques. Mais cet aperçu demeure trop fragmentairepour rendre compte des pratiques réelles. Que fontles marketers ? Sont-ils capables de nous manipuler ?La plupart des auteurs de manuels de marketingconnaissent depuis longtemps la plupart de ces

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critiques et ont déjà la parade : pour eux, la vente etla publicité ne sont que des outils qui peuvent êtrebons ou mauvais selon l’usage que l’on en fait. Deplus, ils soulignent sans cesse que le marketing n’estréductible ni à la vente, ni à aucun de ses outils. Pourlutter contre la représentation négative de la vente– cette activité manipulatrice, voire parasitaire,dénoncée par certains – ils s’efforcent de la séparerdu marketing en puisant dans une phrase forte deDrucker (1973) : « Le but du marketing est de rendrela vente superflue. Son but est de connaître et de com-prendre si bien le client, que le produit ou le service luiconviendra parfaitement et se vendra tout seul. » Lemarketing apparaît ainsi non seulement commeexempt des défauts de la vente, il lui devient aussisupérieur puisque, avant l’épreuve de la vente, il pré-tend avoir déjà mis en adéquation l’offre et lademande. Le marketer semble savoir, par avance,comment satisfaire le client et ce en amont de lamise en marché, de la commercialisation, de la venteet de la publicité. Mais est-ce bien la réalité ? Nousallons examiner le système des pratiques en prenantquelques cas situés dans divers champs du marke-ting, en nous penchant d’abord sur le rôle des ven-deurs.

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lesLES PETITES « MANIPS » DES VENDEURS QUI NOUS AGACENT

Tout manuel de vente s’efforce tout de suite d’écarterle spectre de la vente forcée et l’image du client naïfprêt à succomber à une entreprise de séduction.Mais, il demeure que toute technique de vente, quece soit en face-à-face, en magasin ou dans la venteà distance (par correspondance, au téléphone, surl’Internet…), repose sur un ensemble de moyens per-mettant d’amener autrui à faire ce qu’on voudrait levoir faire. Ces techniques sont enseignées pour déve-lopper divers savoir-faire : savoir faire parler unclient potentiel, savoir l’écouter et l’observer, savoirargumenter pour convaincre, savoir traiter ses objec-tions et, surtout, savoir conclure. Elles soulignentalors que tout vendeur doit, pour augmenter seschances de succès, être combatif sans être pressant,être sûr de soi et enthousiaste, être courageux, et« oser conclure ». Si la conclusion de l’interactionest favorable, le vendeur doit aider l’acheteur àoublier d’éventuels regrets en le félicitant et en lerassurant pour la suite. Si, malgré tous ses efforts, levendeur n’obtient pas le résultat attendu, il doitdemeurer beau joueur et préparer un éventuel face-à-face ultérieur.

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Chacun de nous, en tant que client, a vécu de tellesinteractions et il faut reconnaître que, lorsque celase passe bien, nous sommes plutôt satisfaits del’opération. En général, nous sommes contents denotre achat et nous gardons une image positive duvendeur, compétent et chaleureux, qui nous aaccompagnés dans cette épreuve. Alors, pourquoi lavente conserve-t-elle une image négative ? Sansdoute parce que certaines situations nous déplai-sent, notamment celles qui nous sont imposées parle démarchage à domicile ou au téléphone, ou parceque certaines offres promotionnelles ou certains sol-des se sont avérés des leurres. Nous éprouvons alorsle sentiment que quelqu’un tente, plus ou moinshabilement, de nous manipuler ; c’est-à-dire de nousinfluencer pour penser ou agir comme il le souhaite.Les opuscules qui promettent d’enseigner la venteparlent peu de ce sentiment et rejettent absolumenttoute idée de manipulation. Pourtant, les vendeurspressentent bien la nécessité de passer par l’obten-tion de petits comportements préalables aux achatsqu’ils espèrent déclencher, tout en préservant uncontexte de libre choix. L’une des consignes les plusrabâchées invite le vendeur à obtenir un ou plusieurs« oui » de la part du client, notamment à la suite del’énoncé d’un argument : c’est ce que vous voulez,n’est-ce pas ? Autre exemple : un démarcheurdemande à un client potentiel de l’accueillir chez lui

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lespour choisir un cadeau et, alors seulement, il pro-pose de feuilleter le catalogue de ses offres. Ouencore : dans une boutique de prêt-à-porter, la ven-deuse demande au client qui vient d’acheter une che-mise s’il ne devrait pas l’harmoniser avec une cravateou un pull-over. De nombreuses techniques de pros-pection reposent sur cette succession d’opérations :d’abord faire demander une documentation, d’abordfaire participer à une loterie ou un concours, d’abordfaire essayer la voiture, la chaussure, la robe ou leparfum…, pour ensuite demander plus. Toutes cestechniques sont désignées par une même étiquetteissue des situations de démarchage : le « pied-dans-la-porte », c’est-à-dire la mise en œuvre d’actes pré-paratoires à une demande plus importante. Bref,d’abord demander peu, avant de s’efforcer d’obtenirce que l’on cherche finalement.

Joule & Beauvois (1987) ont proposé une vue géné-rale de cette soumission librement consentie. Ils four-nissent, entre autres, un inventaire des techniqueset théories qui montrent comment on peut amenerautrui à modifier ses comportements et, notamment,à effectuer des actes qu’il n’aurait pas réalisés de lui-même. Ces formes de manipulation sont comporte-mentales. Il ne s’agit pas de persuader par desarguments ou de la séduction, il s’agit d’obtenir unpremier comportement préparatoire avant de

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demander plus, c’est-à-dire le comportementattendu. L’amorçage est une autre technique qui con-siste, par exemple, à afficher une offre à un prix trèsbas tout en indiquant, en très petits caractères, quecertains éléments complémentaires, quoiqu’indis-pensables, ne sont pas inclus dans le prix affiché. Leleurre consiste, par exemple, à solder quelques rarespaires de chaussures pour faire entrer le client et luiproposer d’autres modèles non soldés ou, encore, àproposer un prix « cassé » sur un produit peu dispo-nible. Bref, le monde du commerce est rempli depetites manipulations où le manipulateur n’a pas depouvoir formel sur le client mais s’efforce de l’enga-ger dans un processus de soumission librementconsentie. Faut-il en être inquiet ?

Observons que ces techniques ne sont réservées niaux vendeurs en porte-à-porte, ni aux seules situa-tions d’échange marchand. Elles sont aussi mises auservice d’actions qui, par exemple, visent le respectdes consignes de sécurité, la prévention routière, lalutte contre le sida ou la collecte de fonds pour uneaction caritative. Elles peuvent être aussi utilisées,et le sont, par ceux qui n’ont pas ou peu de pouvoir :les « petits » qui « font la manche » (demanderl’heure avant de demander un ticket-restaurant) oules militants qui souhaitent un changement de lapart des détenteurs du pouvoir légitime. Ce qui est

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lescommun à ces situations, c’est le fait que l’on arecours à ces techniques alors même qu’on ne dis-pose ni de l’autorité, ni des moyens qui permet-traient d’imposer une conduite. Certes, ceux quidisposent d’un certain pouvoir ont aussi recours à cegenre de techniques : les chefs, les pédagogues etles parents. Mais ils tentent précisément, alors, de nepas faire usage de leur pouvoir formel. En somme, cestechniques sont très familières et la plupart d’entrenous en font sans doute usage. Soit, répondrez-vous,mais il demeure qu’obtenir que quelqu’un secomporte comme on le souhaite est une manipula-tion et, notamment dans le cas du vendeur, unemanipulation professionnalisée. C’est en effet lànotre hypothèse : notre agacement résulte de l’iden-tification de cette professionnalisation. Du repéragedu caractère systématique, mécanique et parfoismaladroit de ces efforts et, plus encore, du senti-ment que ces efforts sont ambivalents. Pourquoiambivalents ? Parce qu’ils cherchent à nous engagerdans un processus d’achat tout en mobilisant notresentiment de liberté. Parce que le vendeur (ou l’offrepromotionnelle, le jeu-concours, l’échantillon gra-tuit…) nous place dans des circonstances de plus enplus engageantes et que, en même temps, il souligneque nous sommes en situation de libre choix. Et, sinous sommes agacés, c’est parce que nous sentons,de manière plus ou moins claire, que nous sommes la

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cible de l’une de ces techniques qui en appellent à laliberté des gens pour mieux les soumettre. D’où lesentiment mêlé de soumission et de liberté. Ce quiest alors mis en question, c’est l’image que nous nousfaisons de nous-mêmes. L’image d’un individu singu-lier, autonome et autosuffisant, soudain confrontéet embarqué dans une situation contraignante. Cetteimage de soi est une représentation qui appartient àla culture individualiste contemporaine et nousn’aimons pas qu’elle soit mise en péril dans un rôlequi nous est imposé. Les marketers prennent sanscesse appui sur cette psychologie ordinaire. Ilss’efforcent toujours de déceler une motivation indi-viduelle spécifique dans tout ce que recherchent oudisent apprécier les gens. Comme si aucunecontrainte situationnelle n’imposait un comporte-ment particulier. Comme si chacun pouvait maîtriserla tournure des événements. Est-ce bien le cas ?

POURQUOI MES ENFANTS ME DEMANDENT-ILS TOUJOURS CETTE MARQUE ?

Certains parents se demandent par quels processus ilse trouve que leurs enfants exigent telle ou telle mar-que de céréales ou de desserts. De leur côté, les chefsde rayon des grandes surfaces constatent que telle

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lesmarque « tourne » mieux sur les étagères et qu’il fautlui donner plus de place, voire proposer une marquede distributeur concurrente. Les journalistes obser-vent les tendances et soulignent les changements decomportements. C’est à l’intention de tous cesacteurs (parents, enfants, distributeurs, journalis-tes…) que les chefs de produits de la grandeconsommation construisent leurs stratégies. Ilscherchent en permanence à peser sur les représenta-tions collectives de ces acteurs, qu’il s’agisse de pro-mouvoir des produits alimentaires, des cosmétiques,des appareils électroménagers ou tout autre objet :maison, voiture, assurance, voyage… Prenons unexemple pour comprendre ce que signifie cetteexpression : peser sur les représentations.

Soit cette variété de fromage frais qu’on appelle enFrance un « petit suisse ». Une telle appellation estdéjà une manière de transformer ce produit. Un petitsuisse, c’est déjà plus qu’un banal fromage frais.Mais, comme cette dénomination est devenue géné-rique, elle n’offre guère de ressources pour singulari-ser un produit. Dans ce secteur, les chefs de produitscherchent sans cesse à construire des différencia-tions pour leur marque : ajouter des fruits pour ven-dre de la saveur ; souligner la présence de protéines,de calcium ou de vitamines ; insister sur l’adaptationdu produit au « cœur de cible », les 4-12 ans, etc. La

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question pour un nouveau chef de produits est alors :que dire de plus et que montrer ? Avant lui, d’autresont déjà fait beaucoup. Ils sont passés du petitsuisse nature au sucré, puis aux fruits (fraise,banane, abricot). Ils l’ont conditionné dans despetits pots (eux-mêmes en plastique de couleur), de50 ou 100 grammes, par paquets de 4, 6 ou 8, etc.Dans le lexique du marketing, la question centrales’énonce ainsi : comment positionner ou reposition-ner un tel produit ? C’est-à-dire quelle représenta-tion proposer ? Dressons une petite liste : un dessertludique et sain, une source d’énergie pour tous lesmoments de la journée (petit-déjeuner, goûter,repas), une source de calcium qui favorise la crois-sance ou renforce le capital osseux des enfants, unmoyen de faire consommer des laitage, etc. Cela setraduira pas des formules publicitaires telles que« un plaisir pour les petits gourmands », « de l’énergiepour les petits malins », « une formule unique decroissance », « le petit pot des os costauds », « lecompagnon des enfants et l’allié des mamans ». Deplus, une telle formule sera inscrite et répétée sur lesemballages et dans toutes les actions promotionnel-les consacrées à la marque. Cette mise en scène duproduit et de sa marque transforme à chaque fois lesacteurs principaux : la cible (les enfants deviennentdes petits gourmands ou des petits malins, tandisque la maman devient une bonne mère attentive à la

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lessanté de ses enfants), le produit (un dessert, del’énergie, une formule, un compagnon, un allié) ; sesavantages, c’est-à-dire ce qu’on appelle en marketingun « bénéfice consommateur » (le plaisir gustatif, lasanté, la croissance, le développement du capitalosseux…). À chaque fois, il faudra faire connaîtrecette transformation prête à être choisie et la répéterle plus souvent possible, c’est notamment la plupartdu temps le rôle de la publicité à la télévision.

Revenons sur le rayon du supermarché : une marquede fromage frais valorisée par certains consommateursva encourager le magasin à lui faire de la place sur sesrayons, car un bon point de vente doit avoir les bonsproduits, ceux qui se vendent et « tournent » bien surles rayons. Plus la marque est présente sur les rayons,plus grande est la probabilité de son achat, ce quiconfirme le choix du chef de rayon. Déplaçons-nousdans le foyer du consommateur : la présence du pro-duit dans le réfrigérateur et la présence de la marque àla télévision augmentent la probabilité de consomma-tion et de ré-achat, c’est-à-dire une forme de fidélité,sinon d’attachement à la marque. On comprend que lamarque qui sait mettre en place un tel système disposed’un avantage important vis-à-vis de la concurrence.On comprend aussi combien les entreprises decommerce – ce que les marketers appellent la distribu-tion – sont l’un des acteurs-clés du champ des produits

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de grande consommation. Au total, positionner un pro-duit consiste à mettre en œuvre un ensemble d’actionsqui visent à traduire dans des énoncés expressifs : quisont les consommateurs visés ; ce qu’est le produit ; etce qu’il peut faire d’original pour ses consommateurs etdonc pourquoi il faut l’acheter aux dépens de la concur-rence. C’est cela, « peser sur une représentation » :s’efforcer d’orienter l’activité collective qui permet àchacun d’interpréter un objet de consommation et luidonner des raisons de le choisir, en l’occurrence susci-ter la croyance dans la « réalité » du positionnementdu produit. Car les marketers savent depuis longtempsque ce ne sont pas les caractéristiques objectives desproduits qui font de ceux-ci des objets sociaux et mar-chands. C’est la relation entre les personnes et lesobjets qui construit leur existence.

LE POUVOIR DES GRANDES ENSEIGNES DE DISTRIBUTION

Le sens commun localise le « vrai » marketing dansles grandes multinationales qui vendent des déter-gents ou des produits alimentaires et qui se tiennenten amont de la distribution et du commerce dedétail. Cette représentation s’est construite dans unepériode où de puissants fabricants dominaient unemultitude de petits détaillants. D’où l’idée que les

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lescommerçants constituent un « canal dedistribution », une sorte de tuyau au travers duquelil s’agit d’écouler des produits, de gré ou de force.Toutefois, le paysage contemporain a bien changé.Certains grands « tuyaux » du canal de distributionsont désormais contrôlés par des entreprises decommerce aussi puissantes que les entreprises deproduction. Le chiffre d’affaires de Wal-Mart Stores(numéro 1 mondial) est six fois supérieur à celui deNestlé, leader mondial de l’industrie agroalimentaire.Carrefour (le numéro 2 mondial) a un chiffre d’affai-res supérieur à celui de la plupart des grandes multi-nationales qui sont ses fournisseurs : Nestlé,Procter & Gamble ou Kraft foods. Les grandes ensei-gnes de la distribution disposent d’un rapport depouvoir très favorable vis-à-vis des producteurs. Nonseulement elles sont hautement légitimes,puisqu’elles se donnent le rôle de défenseur des inté-rêts du consommateur mais, de plus, elles disposentd’un système de rémunération, qu’en France onappelle les « marges arrières », qui leur permet defaire payer un « référencement », une « mise enavant », une « tête de gondole » ou la présence dansun catalogue. Elles sont des acteurs-clés du marke-ting aussi bien au plan local (la zone de chalandised’un magasin), que sur la scène nationale ou inter-nationale (le concept du magasin). Elles développentleurs propres marques (en 2000, les marques de

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distributeurs représentent près de la moitié du chif-fre d’affaires de la grande distribution en Grande-Bretagne et près de 25 % en France). Elles disposent,aussi, d’une des denrées les plus convoitées dans lalutte concurrentielle contemporaine pour le pouvoiréconomique : l’information. Ce sont elles qui, quoti-diennement, sont en relation directe avec desmilliers de consommateurs en chair et en os. Ellespeuvent leur fournir une carte de fidélité ou unecarte de crédit et, en échange, introduire leurs nomset caractéristiques dans un fichier qui permettra lamise en place d’un système de gestion des relationsclients. De plus, la frontière entre fabricants et dis-tributeurs s’atténue progressivement. Les entreprisesde commerce organisent l’amont (Décathlon dans ledomaine des cycles ou des vêtements de sport, leshypermarchés dans le domaine des fruits et légumesou de la pêche), tandis que certains grands produc-teurs s’efforcent de contrôler l’aval en maîtrisantleurs propres circuits de distribution. Les pétroliersgèrent attentivement le réseau de leurs stations-services, les fabricants d’automobiles le réseau deleurs succursales de vente et de leurs concessionnai-res, et les maisons de luxe le réseau de boutiques àleur enseigne. Du coup, ce qui sépare un producteuret un distributeur devient de plus en plus flou. Cephénomène est particulièrement marqué dansl’habillement. Benetton, Zara ou Gap sont des

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lesdistributeurs / producteurs qui ont su recomposer lachaîne de valeur de leur métier autour de la posses-sion d’un maillon central, la marque et l’enseigne,tout en maîtrisant les processus de conception et dedistribution : les activités de production sont étroi-tement pilotées mais demeurent à l’extérieur desfrontières de l’organisation.

L’une des facettes du marketing des grandes ensei-gnes consiste, de plus en plus, à mettre sur leursrayons autre chose que des produits : de la nou-veauté, de la surprise, voire de la culture, bref del’émotion au travers de la stimulation de tous lessens. La visite hebdomadaire de l’hypermarché doitmoins apparaître comme une épreuve pragmatique(remplir un caddy le plus vite possible pour ladépense monétaire la plus réduite possible) quecomme un moment de loisir. D’où le rôle des anima-tions et des galeries marchandes qui proposent desespaces à découvrir, à savourer et à sentir. Depuislongtemps, certains chalands fréquentent la Fnac ouVirgin sans nécessairement acheter quoi que ce soit.D’où la nécessité de proposer sans cesse de l’inat-tendu. Les Niketowns se présentent comme desmagasins-musées qui font coexister l’accessible (leproduits disposé dans un linéaire) et l’inaccessible(le même produit mis en scène sous verre). Le maga-sin amiral d’une maison de luxe (Hermès à Paris ou à

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Tokyo ; LVMH à New York) propose un parcours ausein d’un monde privilégié pour faire l’expérience dumonde des privilégiés. Dans le mégastore de Levi’s,l’achat d’un jean est le prétexte d’une expérience sin-gulière offerte au client par la marque au travers d’unsavant dispositif scénique. Autant de manières detransformer la représentation que le consommateurse fait d’un lieu de vente et des produits qui y sontvendus.

Ainsi, l’art du positionnement et de la mise en scènen’est pas réservé aux grands fabricants qui emprun-tent la voie des grands médias et des grandes surfa-ces. Ceux qui gèrent les réseaux de distributionutilisés par les marques jouent un rôle essentiel nonseulement parce qu’ils sont des intermédiairesincontournables, mais aussi parce qu’ils développentleur propre stratégie marketing. (De même, ceux quisavent gérer des marques de luxe s’efforcent aussi decontrôler les boutiques qui les vendent.) L’accès auxmarchés n’est plus une question de tuyaux, c’est unenjeu stratégique qui mobilise toute l’astuce etl’énergie des marketers. Mais, dira-t-on, il s’agit là deproduits de grande consommation, destinés à desconsommateurs plus soucieux d’hédonisme que derigueur. Que se passe-t-il dans un domaine plus pro-che de la rationalité scientifique, comme celui desmédicaments ?

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lesPOURQUOI N’ACHÈTENT-ILS PAS DES MÉDICAMENTS GÉNÉRIQUES ?

Ceux qui critiquent la consommation excessive demédicaments pointent d’abord la partie la plus visi-ble du marketing pharmaceutique : ce qu’ils appel-lent l’asservissement de certains consommateurs(patients ?) à certaines marques, ainsi qu’à la formeou à la couleur d’un emballage, aux dépens des médi-caments génériques. Un « générique » est un médi-cament qui dispose du même principe actif quel’original qu’il copie, mais qui est vendu à un prixinférieur. Vingt ans après avoir été déposé, le brevetd’un médicament expire et peut être copié par desgénériques qui doivent, cependant, prouver qu’ilssont équivalents sur le plan biologique. Ainsi, lesconsonances cristallines de Lexomil auraient la capa-cité d’asservir le consommateur et auraient un pou-voir bien supérieur à celles du Bromazepam (sonappellation générique). Lexomil susciterait aussi del’attachement grâce à la couleur facilement repérablede son emballage et à la petite boîte à pilules quiaccompagne chacun de ses flacons. Les critiques yvoient l’expression de l’irrationalité d’un consomma-teur qui fonde ses choix sur des artifices de mise enscène et non sur des prescriptions qui savent prendreen compte les caractéristiques d’une molécule. Onpeut leur opposer qu’il est très rationnel, pour un

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consommateur satisfait d’un traitement, de résisterau changement en demeurant attaché à une marque.Une marque n’est pas seulement un système d’infor-mation, c’est-à-dire un nom commercial dont la seulefonction serait signalétique et mémorielle : tel queBromazepam qui désigne un ensemble d’avantagesliés au principe actif de sa molécule. Une marque(Lexomil) est aussi un élément de confiance et unsystème de significations qui instaure, au fil dutemps, une relation durable avec son utilisateur. Elledispose d’une personnalité (innovante, conviviale,par exemple) et d’une histoire qui constituent autantde valeurs ajoutées. Affaire de croyances diront lescritiques. Certes, mais l’effet placebo montre que lacroyance du patient dans l’efficacité d’un traitementcontribue largement à sa réussite.

La critique porte aussi sur le rôle des visiteurs médi-caux auprès des praticiens pour les encourager à pres-crire telle ou telle marque. Il est en effet manifesteque les laboratoires consacrent beaucoup d’argent à lavisite médicale. Toutefois, les leviers d’influence sur laprescription médicale sont beaucoup plus nombreux etdiffus. Par exemple, le fait qu’un médecin ait le senti-ment que tout le monde prescrit tel ou tel médicamentest un moteur puissant de ses prescriptions : quedisent les « grands patrons » hospitalo-universitaireset que disent ses confrères du Clamoxyl ou du Mopral,

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leset que dit la presse spécialisée ? Cet effet d’imitationest fréquent dans toutes les situations où le décideurcherche à minimiser son risque perçu. Les généralis-tes, plus que les spécialistes, sont rassurés par uneréputation, une valeur sûre et éprouvée. De plus, nepouvant être experts de toutes les familles thérapeu-tiques, ils demeurent fidèles à des marques avec les-quelles ils ont eu des expériences positives et queleurs patients leur redemandent. En somme, l’imaged’efficacité d’une molécule n’explique qu’en partie lestatut d’un médicament ; les processus d’imitationjouent aussi un rôle important. Ainsi, du côté des pra-ticiens comme du côté des patients, il existe de bon-nes raisons, ni plus ni moins irrationnelles, mais quise nourrissent mutuellement, pour justifier la fidélitéà certaines marques. Ce cercle sera considéré commevertueux par les laboratoires, et vicieux par lestenants des médicaments génériques. Nous sommesau cœur de la question des limites du marketing dansun secteur où l’on cherche un compromis entre lesimpératifs de la santé publique et ceux du profit. Quefaire pour changer les préférences en faveur desgénériques ? Il est peu probable que les préférencesnourries par la notoriété et le statut d’une marques’évanouissent par enchantement. Il faudra probable-ment sanctionner financièrement les praticiens quiprescrivent une marque alors qu’un générique existe etrécompenser les autres. Il faudra désamorcer, dès la

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formation universitaire mais aussi dans le cabinetmédical lui-même, la liaison marque / médicament enfavorisant la prescription en termes de molécule etnon de marque. Une mesure qui contribuera à la trans-parence de l’offre de génériques et à un fonctionne-ment moins imparfait du marché. Il faudra aussi pesersur le comportement du pharmacien en favorisant lasubstitution d’un générique à une marque lors de ladélivrance du médicament. Bref, il faudra intervenirsur le fonctionnement du marché, non pas en s’effor-çant de rendre le consommateur ou le praticien plusrationnel, mais en changeant les règles du jeu danslequel on les a placés.

Ce premier niveau de critiques ne dit rien sur ce qui sepasse en amont, c’est-à-dire au cours des douzeannées qui, en moyenne, précèdent la commercialisa-tion d’un nouveau médicament. Des processus autre-ment plus décisifs, mais aussi plus difficiles à mettreen évidence et à analyser. Les marketers n’intervien-nent pas seulement à la fin du processus de dévelop-pement d’un nouveau médicament. Ils œuvrent aussiau voisinage de l’univers désintéressé et objectif de lascience pour introduire très tôt les exigences intéres-sées et subjectives du marché. Une interventiond’autant plus lisible qu’elle s’effectue dans l’universdes « médicaments de confort ». L’histoire du Viagraest, à cet égard, significative. Les essais cliniques de

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lesce produit, développé initialement pour traiterl’angine de poitrine et les embolies pulmonaires,mettent au jour d’heureuses conséquences sur lesérections des patients qui se prêtent aux expérimen-tations. Bifurcation radicale du processus dedéveloppement : l’angine de poitrine est oubliée et lesétudes cliniques sont réorientées sur le formidablemarché du « dysfonctionnement sexuel » masculin. Lemarketing se manifeste ainsi très en amont de lacommercialisation pour orienter les efforts de R & D,plusieurs années avant la mise en marché. Chercheurs,consommateurs, et producteurs découvrent en mêmetemps, grâce au tressage de la recherche et du marke-ting, la solution et le problème : le Viagra et la dys-fonction érectile. Création d’un marché, sûrement.Mise en avant d’un problème, certainement. Créationd’un besoin ? À voir. Nous en reparlerons dans le der-nier chapitre.

Il demeure que l’industrie pharmaceutique oriente deplus en plus ses activités vers des lancements de pro-duits me too, « moi aussi… je sais faire la même choseet je veux une part du marché », c’est-à-dire des médi-caments qui proposent un principe actif existant sousune présentation légèrement différente et avec unnouveau nom : Sumatriptan, Zolmitriptan, Naratrip-tan, Élétriptan pour des antimigraineux de la classedes triptans par exemple. Pourquoi cela ? Parce que

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les innovations radicales qui fournissent des médica-ments « vedettes » se font de plus en plus rares. Larareté de ces vedettes conduit les laboratoires à déve-lopper des me too pour assurer leur développement.Tout n’est pas d’ailleurs négatif dans les innovationsincrémentales de ces produits : ils stimulent laconcurrence entre les laboratoires et donc le dévelop-pement de nouveautés. La question réside plutôt dansla confusion entre ces innovations incrémentales etles innovations majeures. Autrement dit, qui des labo-ratoires ou des autres acteurs (organismes payeurslorsque les médicaments sont remboursés, pouvoirspublics, consommateurs, prescripteurs…) parviendraà imposer sa version de l’innovation ? Comment setrace la frontière entre les médicaments de confort etles autres ? Sans doute pas d’ambiguïté pour unechimiothérapie qui vise à soigner un cancer, mais quiddes veinotoniques ou de l’homéopathie ? Faut-il pren-dre en compte ce véritable défi à la rationalitéclinique qu’est l’effet placebo ? Les comparaisonsinternationales sont, à cet égard, édifiantes : tandisqu’on ne trouve aucun veinotonique en Suède et enNorvège, un seul aux États-Unis et aux Pays-Bas, lesFrançais avaient, en 2003, le choix entre 60 de cesspécialités. Les médecins français continuent deprescrire ces produits et les patients semblent se por-ter mieux. Ce ne sont pas les caractéristiques intrinsè-ques de ces produits qui déterminent ou non leur

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lesprescription, mais leur représentation collective. Ceuxqui veulent limiter l’ampleur du déficit de la Sécuritésociale exigeront qu’on procède à une évaluation entermes de « service médical rendu » afin de« dérembourser » certains produits. Ils résoudrontainsi une partie des problèmes de l’assurance-maladie.Mais une question demeure : les consommateurs doi-vent-ils, peuvent-ils, être souverains dans leurschoix ? Si certains se sentent mieux, pourquoi ne pasleur prescrire ces produits ? En revanche, les marketersaffirmeront qu’il faut laisser le libre choix au consom-mateur et laisser faire le marché concurrentiel.D’ailleurs, un laboratoire peut demander le dérem-boursement s’il souhaite faire de la publicité grandpublic sur certains produits et ne plus le soumettre àla prescription. Son ambition et ses moyens coïncide-ront alors avec ceux des marketers de la grandeconsommation.

NOUS, DANS L’INDUSTRIE, C’EST DIFFÉRENT…

Le marketing industriel, ce qu’on appelle aussi leBusiness to Business (pour l’opposer au Business toConsumer), peut aussi être appelé marketing inter-organisationnel puisqu’il met en situation d’échangedeux organisations, grandes ou petites, à propos de

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produits ou de services. Comme dans les champs pré-cédents, on y rencontre des situations où un« nouveau » produit n’est que l’évolution d’un pro-duit existant qui ne modifiera qu’à la marge le mar-ché existant. Dans cette situation, le marketer joueun rôle facile à repérer : contribuer à la rédactiond’un cahier des charges du produit en y introduisantquelques variantes en réponse à la demande declients bien définis ; mettre en scène l’offre sur unmarché dont il connaît les dimensions et les caracté-ristiques (évolution quantitative, concurrence, prix,etc.) ; trouver un nom, préparer un emballage et unmode d’emploi, rédiger un argumentaire avec lesvendeurs, présenter l’offre dans les salons profes-sionnels et, éventuellement, dans la pressespécialisée ; assurer la formation des utilisateurs,organiser le service après-vente, prendre descommandes, livrer, facturer… Bref, accompagner ledéveloppement et la commercialisation du produitet, en général, faire tout cela mieux et surtout plusvite que la concurrence pour faire face à la chrono-compétition et jouer sur le time to market. En revan-che, ce qui va ici nous intéresser, c’est l’étude desmarchés qui n’existent pas…, encore c’est-à-dire lecas des produits technologiquement innovants.

Une innovation technologique ne possède pas labase d’informations dont nous venons d’apercevoir

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lesl’ampleur : le produit n’est pas défini, le marché n’estpas construit, les clients vont découvrir le problèmeen même temps que la solution, la concurrence peutsurgir de n’importe où et on n’a aucune idée du prixdu produit. Que peut faire le marketer dans une tellesituation ? Les bons manuels fournissent les étapes-clés : partir à la recherche de toutes les informationsqui lui paraîtront pertinentes, les combiner pour sereprésenter plus précisément le marché potentiel,évaluer la position de son entreprise vis-à-vis de cha-que segment du marché et, enfin, planifier et mettreen œuvre les actions de développement. Quelle estl’opération-clé dans cette démarche ? La deuxième :se donner une représentation du marché. Une opéra-tion fondamentale qui mobilise l’un des concepts-clés du marketing : la segmentation. Que fait-onlorsqu’on segmente un marché ? On le découpe engroupes de clients homogènes mais, ce faisant, onréalise une opération bien plus fondamentale : onconstruit, on donne naissance à chacun des seg-ments et, donc, à l’ensemble du marché. Prenons unexemple emprunté à Millier (2002). Soit une techni-que, fondée sur le laser et les ultrasons, qui permetde savoir s’il y a des défauts à l’intérieur d’une piècemétallique sans pourtant la détruire : une sorte deradiographie. La technique permet aussi des mesuresdimensionnelles. Un appareil fixe et très lourd a étéconçu. Mais certaines applications exigent que

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l’appareil soit portable à dos d’homme. De plus, lapièce à contrôler peut être immobile ou en mouve-ment. Qui peut utiliser ce type d’appareil ? Des labo-ratoires pour effectuer des mesures, des unités deproduction pour gagner en productivité, des équipesde maintenance pour gagner en rapidité… Progres-sivement, une liste d’une dizaine de segmentsapparaît : les services de contrôle des équipementsirradiés, les équipes de maintenance des avions dechasse modernes, les équipes itinérantes qui contrô-lent des conduites forcées… Pour chacun de ces seg-ments, il faudra traduire le langage de la techniquedans celui du client. Ce qui, pour le technicien quidéveloppe l’appareil, est un ensemble de composants(laser source, guide du rayon laser, laser de récep-tion, traitement du signal, logiciel…), deviendrapour le client un appareil de laboratoire, et / ou unappareil portable à dos d’homme pour le contrôle despipelines, et / ou un appareil fixe de mesure résis-tant aux vibrations et à la chaleur pour les laminoirs,et / ou un appareil transportable sur un chariot pourla maintenance, etc. De plus, pour chaque groupe declients, des facteurs de réussite spécifiques vontapparaître : la réputation du fournisseur, la certifica-tion du produit, la formation des opérateurs, lesdélais de mise en œuvre, le prix… Certains clientspotentiels seront encore un peu effrayés par le laser,d’autres se sentiront peu compétents et il conviendra

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lesdonc de limiter toute possibilité de bricolage. Pro-gressivement, une gamme de produits destinée à unéventail de clients voit le jour. Mais, pour l’essentiel,cette construction demeure virtuelle. C’est d’abord« sur le papier » puis, progressivement, dans la réa-lité des prises de commande que le marché va devenirconcret. Ainsi, par un mélange d’intuition et derationalisation, le marketer croise des données tech-niques (les composantes, les fonctions, les applica-tions du produit, c’est-à-dire les problèmestechniques génériques à résoudre chez un client), etdes données comportementales spécifiques (les rai-sons qui pourraient amener les clients à agir, lesrisques perçus qui les retiennent, les caractéristiquesde leur organisation qui dictent en partie leurs réac-tions par rapport à la situation). Finalement, le mar-keter dira ce qu’est chaque produit de la gamme, àqui il est destiné et pourquoi il offre des avantagespar rapport aux autres solutions. Il aura construit unpositionnement pour chacune des déclinaisons decette offre et, en même temps, il fournira les élé-ments permettant que se construise un ensemble dereprésentations collectives.

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L’INDUSTRIE, C’EST AUSSI DU CINÉMA

De la grande consommation aux produits industriels,en passant par la distribution et les médicaments,tous les champs du marketing ont à voir avec lamême métaphore : la mise en scène des offres pourpeser sur les représentations d’un public cible. Lescinéphiles sont familiers de cette remarque, proba-blement de Georges Sadoul : « Le cinéma est aussiune industrie. » Avec cet « aussi », qui paraîtaujourd’hui quelque peu ironique, cette formuledéclare à peu près ceci : « Le cinéma – considérédepuis les années 1910 comme le septième art – estaussi une industrie et un commerce. » Il est tempsdésormais de renverser la formule : « Si le cinéma estaussi une industrie, l’industrie est sans aucun douteaussi du cinéma » ou, pour le dire en anglais, no busi-ness without show-business. Pourquoi cela ? D’abord,parce que les loisirs et les spectacles sont de puis-sants moteurs de la consommation occidentale, nonseulement en ce qui concerne les industries liées auspectacle (télévision, cinéma, presse, édition musi-cale…), mais aussi les activités marchandes qui enfont des déclinaisons (parcs à thème à la Disney ourestaurants du type Planet Hollywood) ou qui s’effor-cent d’injecter du spectacle et du divertissement (del’entertainment) dans leurs activités en manque dedifférenciation : par exemple tous les produits déri-

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lesvés issus de personnages tels que Harry Potter.Ensuite, parce que la métaphore du film est haute-ment suggestive. La gestion des projets lourds (unenouvelle molécule pour la pharmacie, un nouvelappareil aéronautique, un nouveau système de diffu-sion des images…) s’apparente largement à laproduction / réalisation d’un film. D’ailleurs, dans lechamp de la pharmacie, un médicament qui connaîtun succès mondial est baptisé blockbuster, c’est-à-dire du même nom que les films d’Hollywood qui, telTitanic, vont figurer au premier rang du box-officemondial. Un blockbuster c’est, au sens propre, unebombe capable de détruire un blockhaus. Au sensfiguré, c’est un film qui fait des millions d’entrées ouun médicament qui fait un chiffre d’affaires de plusd’un milliard d’euros par an, notamment parce qu’ilapporte un véritable progrès thérapeutique contreune maladie très répandue. Qu’est-ce qui rapprocheces deux situations ? Un investissement très lourd endébut de cycle (12 années de R & D en moyenne pourun médicament, 200 millions de dollars pour le filmTitanic), une incertitude très forte sur les résultats àvenir, la recherche du marché le plus large possibleet une duplication à des coûts faibles dès lors que leproduit est mis en marché. Ces situations ne sont pasuniques : un quotidien ou un magazine, un livre, undisque, une puce informatique, une formule dedistribution, une griffe de luxe déclinable sur de

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multiples produits… tous ces cas reposent sur lamême logique : un investissement initial onéreux etrisqué, puis des coûts de reproduction ou de décli-naison beaucoup plus faibles. On peut aussi filer lamétaphore du scénario pour rendre compte desenjeux du développement d’un nouveau produit : leproduit est le héros, le chef de projet le réalisateur,le groupe projet l’équipe de tournage et la concur-rence le méchant qui doit perdre à la fin du film. Ceque le sens commun désigne par la formule « tout ça,c’est du cinéma » n’est donc pas infondé.

Quels que soient les cas que nous venons d’envisager,grande consommation, distribution, pharmacie,milieu industriel, deux principes généraux sont àl’œuvre :

1. La volonté de maîtriser des processus complexes etsouvent hasardeux. Le marketer s’efforce d’appa-raître comme un chef de projet qui maîtrise, ou dumoins contrôle, un ensemble d’actions articuléespour atteindre son objectif. Il présente son projeten mobilisant une métaphore telle que celle d’unsatellite commandé à distance dont il peutcorriger la trajectoire. En fait, dès que son initia-tive rencontre des incertitudes, liées au contextesocial et / ou à la technologie, la métaphoreappropriée serait plutôt celle du lanceur de javelot(l’athlète contrôle le jet, mais ne peut pas

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contrôler la trajectoire une fois le javelot lancé)ou, mieux, celle du pagayeur dans un torrent (quis’ingénie à prendre appui sur des forces qui ledépassent pour s’orienter de manière judicieuse).

2. La mobilisation d’une panoplie d’outils relative-ment réduite qui se condense en un conceptcentral : le positionnement. Il s’agit d’abord deconsidérer un (ou plusieurs) groupe(s) de consom-mateurs – ou de clients potentiels – le plus singu-lier possible, mais pas forcément le plus petitpossible, qui deviendra une cible. Il s’agit,ensuite, de transformer l’offre par une mise enscène susceptible de peser sur les représentationsde cette cible (traduire l’offre en utilisant un voca-bulaire adéquat à ses attentes, désirs, critères…).Enfin, il s’agit de mettre en évidence une diffé-rence (un avantage concurrentiel) et d’organisertoute la mise en scène de l’offre autour de cettesingularité afin de fournir du « prêt-à-choisir »(Cochoy, 2002).