images doc mentaires 31

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IMAGES docu mentaires 31 2cnie trimestre 1!)98 La place du spectateur Des images qui nous regardent, entretien avee André S . L a b a r t h e , par Jean-Louis Cornolli. Rétrospective du spectateur, par Jean-Louis Cornolli Raconter une histoire, c'est s u p p o s e r u n spectateur, par Gerald Collas Télévision et prison, lettres de spectateurs Films Parti pris Ma rker mé m o i re

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I M A G E S doc u mentaires 3 1 2cnie trimestre 1!)98

La p l a c e du s p e c t a t e u r D e s i m a g e s qu i n o u s

r e g a r d e n t , e n t r e t i e n a v e e A n d r é S . L a b a r t h e , p a r

J e a n - L o u i s C o r n o l l i . R é t r o s p e c t i v e d u s p e c t a t e u r ,

p a r J e a n - L o u i s C o r n o l l i R a c o n t e r u n e h i s t o i r e ,

c ' e s t s u p p o s e r u n s p e c t a t e u r , p a r G e r a l d C o l l a s

Télévision et prison, l e t t r e s d e s p e c t a t e u r s

F i l m s P a r t i p r i s Ma rker mé m o i re

I M A G E S documenta i res 3 1 2ème trimestre 1998

I M A G E S documentaires

Revue trimestrielle publiée par l'association Images documentaires, avec le soutien de la Scam (Société civile des auteurs multimédia).

E d i t o r i a l

Dans ce numéro ( / ' I M A G E S d o c u m e n t a i r e s , une réflexion est proposée sur la place du spectateur, celle que le cinéaste peut, ou non, lui réserver dans la conception de son film, mais aussi sur le travail du spectateur, son activitépendant le temps de la projection. Dans les quelques articles ras­semblés sur ce thème, on voit que c 'estpeut-être le cinéma do­cumentaire, moins codé que la fiction, qui déplace, « dé­range » et transforme le plus le spectateur. Dans la rubrique F i l m s sont présentés sept films remar­qués au festival Cinéma du réel cette année. Nous revien­drons sur d'autres films de cette sélection dans le prochain numéro de la revue, notamment celui de Heddy Honigman, L ' O r c h e s t r e souterrain.

Pas de rubrique N o t e s d e l e c t u r e cette fois, mais dans la rubrique P a r t i p r i s , le programme composé par Chris. Marker pour la Cinémathèque Française, qui a été projeté à Paris, dans la salle des Grands Boulevards, du 7 janvier au 1erfévrier 1998. Au lieu de faire la rétrospective de son œuvre, idée que Chris. Marker avait tout de suite exclue, la Cinémathèque Française a accepté que Chris. Marker com­pose un programme original en rapprochant ses propres films defilms de ses amis ou de cinéastes qui ont compté pour lui. Ce programme était introduit par un texte — et un des­sin de son chat ! — que Chris. Marker et la Cinémathèque nous ont autorisés à publier. Chris. Marker se mettant à la place du spectateur, on ne pouvait rêver mieux pour conclure ce numéro.

C a t h e r i n e B l a n g o n n e t

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Sommaire

La p l a c e d u s p e c t a t e u r

In t roduct ion page 9

D e s i m a g e s qu i n o u s regardent , entre t ien avec A n d r é S . L a b a r t h e , p a r J e a n - L o u i s Comol l i page i i

Rét rospec t ive d u specta teur , p a r J e a n - L o u i s Comol l i page 27

Racon te r u n e his toire , c ' es t s u p p o s e r u n specta teur , p a r Géra ld Col las page 3 7

Télévision et prison, lettres d e spec ta teurs page 45

F i l m s page 63

P a r t i s p r i s

Marker mémoire, p r o g r a m m e d e la C i n é m a t h è q u e F r a n ç a i s e (7 j anv ie r - 1er février 1998), in t roduct ion p a r Chr i s . Marker page 79

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La place du spectateur

«• C'est quand le destin des personnages filmés rencontre le mien, alors que je me projette imaginairementparmi eux, c'est quand l'horizon indéfini d'une improbable relation soudain se contracte pour devenir ce qui se passe ici et maintenant, dans la salle de projection et dans la durée de la séance, entre des absences tout entières tendues par un pareil désir fou de présence, que le cinéma accède à sa plus grande puissance : renvoyer les hommes les uns aux autres. Les renvoyerface à face. » ( J e a n - L o u i s Comol l i , « L e Miroir à deux faces », in Arrêt sur histoire, 1997)

I n t r o d u c t i o n

Quelle est la place du spectateur dans les dispositifs cinématographiques ? On parle ici « du spectateur » au singulier et non des spectateurs et encore moins du public. Il s'agit bien du sujet, de sa liberté et de son activité, face à une œuvre, à une écriture et non la cible de produits d'une industrie. Et comme l'écrit si justement Gérald Collas : « Le cinéma peut attirer les foules mais il ne touche que des individus ».

Dans son entretien avec Jean-Louis Comolli, André S. Labarthe fait l'éloge d'un « cinéma de l'éveil ». // définit un spectateur « partenaire de l'auteur » et non rouage du

film comme dans le spectacle hollywoodien. Alors qu 'il est le produit d'un conditionnement, le spectateur peut devenir « partenaire du metteur en scène qui a su le mettre en état d'alerte ». Et les deux réalisateurs s'interrogent sur ce paradoxe : est-ce que ce ne sont pas les films où l'écriture est la plus forte, la plus contraignante, qui offrent à leur spectateur la plus grande liberté ?

Dans le texte intitulé « Rétrospective du spectateur », Jean-Louis Comolli souligne que « la logique accumulative du spectacle» s'oppose à «celle, soustractive, du cinéma » : spectacle s'oppose à écriture. Il insiste sur le rôle du cadre, « la violence du cadre sur le champ visuel», et démontre que la place du spectateur de cinéma, contrairement aux autres places de spectateurs, n 'est pas « une bonne place ».

Cette mauvaise place, Gérald Collas constate que le

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spectateur n 'en veut plus. Aujourd'hui dans les nouveaux médias, avec l'apparition de l'« interactivité », on fait croire au spectateur qu'il devient « une sorte de co­auteur ». A travers la frénésie des jeux et du zapping, l'action (ou réaction) du spectateur, par la rapidité des réflexes qu 'elle met en œuvre, masque ou compense son impuissance. Revenant au cinéma et à l'écriture, Gerald Collas montre que le cinéma, y compris documentaire, doit conquérir son spectateur par une narration, un suspense, une dramatisation.

Nous publions enfin un certain nombre de lettres de spectateurs. Ceux-ci avaient assisté, lors d'un après-midi inoubliable à la Vidéothèque de Paris, à une critique, de la part d'un groupe de détenus, de séquences de films documentaires montrant différentes images de la prison. Cette critique était nourrie de tout un travail préalable, en prison, sur ces images. Beaucoup de spectateurs sont sortis bouleversés de cette séance et se livrent dans ces lettres à une auto-analyse. Tous, ou presque, analysent le dispositif original qui les a <r mis en mouvement ». On assiste à une inversion des rôles. Quelle était ce jour-là la <r bonne place » ? Celle de celui qui venait en « voyeur », se croyant libre, et sortait ému, troublé ? Ou celle de l'homme en prison qui, exerçant sa liberté de penser,

faisait un usage si juste de la parole ? Le terme de subversion est revenu fréquemment sous la plume des spectateurs.

Lorsqu'un film parvient à créer ce sentiment-là, d'une rencontre véritable, dans le respect mutuel, dans l'exercice d'une pensée et d'une parole justes, le jugement du spectateur peut s'en trouver transformé. C'est cela qui est subversif sans doute. C . B .

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D e s i m a g e s n o u s r e g a r d e n t en t re t i en avec A n d r é S . L a b a r t h e

Jean-Lou is C o m o l l i . Pour traiter cette question de la place du spectateur au cinéma, est-ce qu 'on peut partir d'André Bazin!/ ? Qu 'est-ce que l'invention du spectateur chez André Bazin ?

A n d r é S . L a b a r t h e . J e n e p e n s e p a s q u e Bazin ait in­ven té le spec ta t eu r d e c inéma . Mais il e n a d é s i g n é la p l ace et la fonct ion. E t il e s t le p r e m i e r à l 'avoir fait. S e s a n a l y s e s d e s f i lms d e W e l l e s , d e R o s s e l l i n i , d e Wyler , s o n t et r es ten t l u m i n e u s e s , il faut les re l i re .

Q u a n t à l ' invent ion d u spec ta t eu r . . . P o u r r encon­trer c e spectateur , il faut, à m o n avis , remonter à l 'ori­g ine d u c i n é m a et m ê m e avant . Il faut r e m o n t e r a u théâtre tel qu ' i l était c o n s o m m é avant l ' appar i t ion d u c i n é m a t o g r a p h e . Q u ' é t a i t le théâ t re au X I X ' s i è c l e ? C'étai t un p lan u n i q u e , un p lan généra l , un p lan fixe, a v e c d e s d é c o r s , d e s a c c e s s o i r e s , d e s g e n s q u i en­traient , sor ta ient , en fa isant d e g r a n d s g e s t e s . Mais il y avait u n i n s t rumen t qu i pe rmet ta i t aux spec t a t eu r s d e t héâ t r e d ' i n t e rven i r s u r ce p l a n u n i q u e et d e le morceler. C 'é ta i t les j u m e l l e s . Ains i le spec ta t eu r avec tou t ce qu ' i l était , s a p s y c h o l o g i e , s e s f a n t a s m e s , s e s o b s e s s i o n s , pouva i t t ravail ler à l ' in tér ieur d e ce p l a n j u s q u ' à fa i re u n v é r i t a b l e d é c o u p a g e . C e q u ' a t r è s b i e n m o n t r é R e n o i r p l u s t a r d , d a n s Nana, p a r e x e m p l e , avec les p l a n s d e j u m e l l e s q u i i s o l e n t l es bo t t ines d e Nana .

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L e c i n é m a t o g r a p h e , c e l u i d e L u m i è r e , a c o m ­m e n c é , lui a u s s i , a v e c c e p l a n u n i q u e , f ixe , q u e le spec ta teur n ' en finissait p a s d 'explorer . Mais il n 'avai t p a s à s a d isposi t ion les jumel l e s , s a u f à p e n s e r qu 'e l les a v a i e n t é té i n t é g r é e s a u r e g a r d m ê m e q u i s c r u t a i t l ' éc ran , ce qu i n ' e s t p a s a b s u r d e . Il é tai t d o n c nor­m a l q u e le c inéas t e ait c h e r c h é à p r o p o s e r a u s p e c ­t a t e u r d e c i n é m a c e q u e l ' u s a g e d e s j u m e l l e s pe r ­met ta i t au spec t a t eu r d e théâtre : le m o r c e l l e m e n t d e la s c è n e . S e u l e m e n t il l ' a fait à s a p l a c e . E n inven­tant le d é c o u p a g e d u film, le c inéaste a conf i squé l 'ac­tivité d u spec t a t eu r d e théâ t re . L e réa l i sa teur d e ci­n é m a a pris la place d u spec ta teur d e théâtre. S a p lace e t s e s p o u v o i r s . T o u t e l ' h i s t o i r e d u c i n é m a , p a r l a su i te , a c o n s i s t é à t rouver les m o y e n s d e réact iver la p r é s e n c e d u spec t a t eu r , d e lui r e n d r e s o n pouvo i r . L e s g r a n d s c réa t eu r s , c o m m e R e n o i r o u W e l l e s avec s e s p l a n s s é q u e n c e s , é t a i e n t d e s g e n s p o u r q u i le théâ t re a tou jour s eu b e a u c o u p d ' i m p o r t a n c e .

Q u e l q u ' u n c o m m e Rivet te a t ou jou r s é té f a sc iné p a r le théâtre et j e m e su is l o n g t e m p s d e m a n d é pour­quo i . N 'é ta i t -ce p a s u n e sor te d e p a r e s s e — le théâtre e s t s o u v e n t u n l i eu d e g r a n d e p a r e s s e p o u r l e s ci­n é a s t e s ? Mais n o n . E n vér i té il s e t r ame là q u e l q u e c h o s e qu i e s t la r é su r rec t ion d ' u n p e r s o n n a g e act i f : le spec ta teu r . E t ce la , Baz in l ' a b i en vu .

J L C . Tu décris là un spectateur actif, invité par la mise en scène à jouer activement son rôle de spectateur, c'est-à-dire à sélectionner, à trier, à interpréter, à recomposer en partie ce qu 'il a sous les yeux et dans les oreilles...

A S L . E t à f ab r ique r d u s e n s .

J L C . Et à fabriquer du sens. Ce serait là une première dé­finition de la place du spectateur. Mais on sait que dans la grande mise en scène — c 'est le cas chez Lang, chez Ford, chez Lubitsch, chez Renoir — l'enjeu c'est de faire bou­ger cette place du spectateur, ce n 'est pas seulement qu 'il soit actif, c'est qu 'ilsoit mobile.

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A S L . C ' e s t qu ' i l so i t l ib re . E t ac t i f n e veu t p a s d i r e agi té . C e q u ' o n en tend au jourd 'hu i p a r interactivité, c ' es t u n bluff horr ib le .

J L C . Comme le lecteur de romans, le spectateur de cinéma a toujours fait de « l'interactivité », avant qu on invente le nom. Le spectateur interfère avec le spectacle, le brouille et le reformule à sa façon, il se projette dans la projection...

A S L . S i n o n il n 'y aurai t p a s de film ! Mais il y a d e s ci­n é a s t e s qu i on t s u f ab r ique r u n s p e c t a t e u r à q u i i ls donnen t les moyens d e travailler avec s a l iberté, c 'est-à-dire d e s ' engager d a n s et pa r les choix qu ' i l fait p o u r t rouver le s e n s d u film. L a p lupar t d e s c inéas tes , no­t amment amér ica ins , travaillent à mainteni r Vagitation d u spectateur . Ils l 'hypnotisent e t lui dictent s o n com­por tement . O n sai t b i en q u e le c i n é m a a à voi r avec l 'hypnose , ma i s ce n ' e s t p a s de ce c inéma q u e j e par le . J e pa r l e d ' u n c inéma d e l 'éveil, au contrai re . E t p o u r ce c inéma- l à , d è s l ' ins tant où le film es t p ro je té , o n c o m p r e n d q u e le s e n s n ' e s t pa s , o u p a s seu lement , le p r o b l è m e d u réal isateur , c 'es t le p r o b l è m e d u spec ta ­teur qui doit fabriquer le sens avec les éléments q u e lui fournit le réalisateur, y compr i s avec les ép i sodes frus­trants, car la frustration es t nécessa i re p o u r faire appel d'air, p o u r q u e le specta teur se sente invité à fabr iquer un sens . U n sens qui aura été, en q u e l q u e sorte, prévu pa r le met teur en s c è n e .

O n le voit, le rôle d u met teur en s c è n e n ' e s t p a s fa­cile à formuler , ca r s i le p r o b l è m e d u s e n s n ' e s t p a s s o n p rob l ème , il l 'est tout d e m ê m e puisqu ' i l doi t s'ar­r anger p o u r q u e le spec ta t eu r n e f ab r ique p a s n ' im­por te que l s ens . J ' a l l a i s d i re p o u r q u e l 'abei l le n e fa­b r i q u e p a s u n miel d e m a u v a i s e qua l i té . Te l l e es t s a responsab i l i t é , et elle es t g r ande .

Il y a q u e l q u e c h o s e qu i m ' a tou jours f rappé d a n s cer ta ins films, p a r e x e m p l e d a n s La Règle du jeu, qu i es t u n film te l l ement fasc inant . J e c ro i s q u e R e n o i r l 'appel le coméd ie d ramat ique ou fantaisie dramat ique . E n réali té, p o u r mo i spectateur , l o r s q u e j e vais voir ce

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fi lm, j e d é c o u v r e à c h a q u e fois u n film différent . Il n e m ' en t r a îne p a s d a n s u n trip, il r é p o n d à m o n hu­m e u r . S i j e su i s ga i , j ' y verrai u n e c o m é d i e , s i j e su i s t r i s te , ce s e r a u n m é l o o u u n e t r a g é d i e . . . N o n seu le ­m e n t j ' i n v e n t e , j e f ab r ique le s e n s d u fi lm, m a i s j ' i n ­ven te , j e f ab r ique le g e n r e a u q u e l il appar t i en t .

A l ' in tér ieur d e s g e n r e s - su r tou t d e s g e n r e s hol­l y w o o d i e n s q u i s o n t t rès s t r u c t u r é s - le s p e c t a t e u r étai t p r i sonn ie r . L a p l a c e d u spec t a t eu r étai t c laire­m e n t d é s i g n é e . Il é tai t u n r o u a g e d u fi lm. Il n 'é ta i t p a s , p a s e n c o r e , u n p a r t e n a i r e d e l ' au teur . R e n o i r , lui , p a r l e d e s o n p u b l i c c o m m e d ' u n pa r t ena i r e .

J L C . Si je comprends bien ton exemple de L a R è g l e d u j eu , cette place de spectateur essentielle, indispensable au fonctionnement du film, et qui est déterminée par la mise en scène pour que le spectateur la réalise, la fasse jouer, cette place n 'est pas une place immuable. Elle est suscep­tible de déplacement et donc de transformation. Use peut bien que le spectateur en cours de film se retrouve ailleurs que là où il croyait être et qu 'il soit donc obligé de prendre parti dans un jeu où il ne se savait pas encore engagé...

A S L . Cet te p l a c e a é té p l u s o u m o i n s p r é v u e et cal­cu l ée . T o u t d é p e n d d u c inéas t e .

J L C . C'est cela qui est difficile à définir : que toute mise en scène soit supposée être réglée et qu 'en même temps elle permette au spectateur de se déplacer plus ou moins libre­ment à l'intérieur de ce réglage.

A S L . J e c ro is q u ' o n n e p e u t p a s théor i se r a u - d e l à d e cer ta ines intuit ions, pa rce q u e si on le fait, o n va mar­q u e r le terr i toire d e q u e l q u e s r éa l i sa t eu r s o u d ' u n e famil le d e r éa l i sa t eu r s , et à par t i r d e là o n v a é tabl i r u n e h i é r a r c h i e . O r c h a q u e r é a l i s a t e u r i nven te n o n pas un spectateur , ma i s une maniè re de faire travailler le spec ta teu r .

C e q u i m e s u r p r e n d b e a u c o u p q u a n d o n voi t les f i lms q u i m a r c h e n t — Titanic p a r e x e m p l e — c ' e s t

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p r é c i s é m e n t qu ' i l s m a r c h e n t . C a r enf in ce s o n t d e s fi lms d a n s l e sque l s tout es t dit, d a n s l e sque l s le s p e c ­t a t e u r n ' a p l u s r i en à fa i re s i n o n s e l a i s s e r p o r t e r j u s q u ' a u m o t fin, d a n s u n état p r o c h e d u s o m m e i l . L e film es t u n voyage , u n trip. O n p e n s e à ces agences d e voyages qu i p r o p o s e n t : payez, n o u s ferons le reste .

J L C . Moins ilyaà faire pour le spectateur, plus il y a de spectateurs...

A S L . Ma i s p e u t - o n p a r l e r d e s p e c t a t e u r s au s e n s o ù n o u s l ' en tend ions tout à l ' heure ? J e n e le p e n s e p a s . Il faut r even i r à R e n o i r : le s p e c t a t e u r e s t u n p a r t e ­na i re qu i à la fois agi t e t e s t agi . L e met teur en s c è n e qu i e s t c o n s c i e n t d e ce l a do i t ve i l le r a u s s i à n e p a s d é c o u r a g e r le s p e c t a t e u r e n lui d o n n a n t u n e t â c h e t r o p l o u r d e à a c c o m p l i r . Il y a u n d o s a g e à f a i r e . H i t c h c o c k était un ma î t r e d e ce d o s a g e . R e s t e q u e j e m e d e m a n d e s i l e s p e c t a t e u r d e c i n é m a d ' a u ­j o u r d ' h u i n ' e s t p a s m o i n s i n f o r m é s u r ce q u ' o n at­t e n d d e l u i q u e l e s p e c t a t e u r d e t h é â t r e a u XIX* s i è c l e .

R e v e n o n s à Baz in . L e s d é m o n s t r a t i o n s s o n t écla­t an t e s c h e z B a z i n . C h e z R o s s e l l i n i , p a r e x e m p l e , il m o n t r e , a u m o y e n d ' u n e m é t a p h o r e , c o m m e n t l e s p l ans son t p o s é s les u n s à côté d e s au t res c o m m e d e s p ie r res d a n s un ru i s seau . A ins i , d e m ê m e q u e le p r o ­m e n e u r s au t e r a d ' u n e p i e r r e à l ' au t re p o u r a t t e indre la rive o p p o s é e , d e m ê m e le spec t a t eu r s au te ra d ' u n p lan à u n aut re p o u r a t te indre le m o t F I N . C e faisant, il cons t ru i ra u n i t inéraire, c 'es t -à-d i re dé j à le s e n s d u film. Il au ra s imp lemen t fallu q u e les pierres ne soient p a s t rop é l o i g n é e s l es u n e s d e s a u t r e s , p o u r q u e le p a s s a g e d e s u n e s aux aut res ne soi t p a s a u - d e s s u s d e s forces d e celui qu i tente l 'aventure. A u fond, on n ' e s t p a s t rès lo in d e l ' i m a g e p o é t i q u e tel le q u e la décr i ­vai t Reverdy .

J L C . Dans ton travail, toi, comment penses-tu cette place du spectateur ?

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A S L . J ' e s s a i e d e la pense r . Mais c h a q u e fois d e façon différente : j e n 'a i p a s de sys t ème . J e sa is s e u l e m e n t q u e c 'est au montage , par le montage , q u e le p rob lème m ' e s t l i t téralement t o m b é d e s s u s . E t c ' es t p rog re s s i ­v e m e n t qu ' i l s ' e s t dép l acé vers le tournage . E n fait, il es t partout présent . L e commentaire , q u e j 'u t i l i se beau­c o u p d e p u i s q u e l q u e t emps , n ' a peut-ê t re p a s d 'au t re r a i son d 'ê t re . Peu t -ê t re . . . Il suffit d e d i re « r ega rdez a t t en t i vemen t ce t te i m a g e » p o u r q u e le s p e c t a t e u r « b o u g e ». L o r s q u e j ' u t i l i s e u n e formule auss i directe , a u s s i s imple , c ' es t év idemmen t q u ' à ce momen t - l à j e su is p a s s é de l 'autre côté, à l 'extérieur d u film. D u côté d u specta teur . Hi tchcock faisait-il aut re c h o s e ?

J L C . Est-ce que tu ne crois pas que c 'est une vraie difficulté pour un cinéaste de passer comme ça... de sauter de la place du réalisateur à la place du spectateur ?

A S L . E h b ien oui , pa rce q u e le dange r es t là. O n peu t di re q u e d a n s t ous les films à s u c c è s , c ' es t ce q u e font les c inéas tes . Mais , encore u n e fois , s 'agit-il d u m ê m e spec ta teur ? E n tout cas , l o r s q u ' o n voit u n film com­mercia l — d i s o n s le Titanic p o u r r é s u m e r la c h o s e — o n s en t b ien ce q u e le met teur en s cène , e t la p roduc ­t ion qu i l ' a c c o m p a g n e , p e n s e n t d e leurs spec ta teurs .

J L C . Oui,ça ne fait aucun doute ! Une mise en scène, au­trement dit une conception du cinéma, une pensée du ci­néma, supposent un certain type de spectateur, prêtent à leur spectateur un certain type non seulement de fonction­nement (une place) mais de pensée... Je suppose que quels que soient les films que tu fais, si divers soient-ils, tu imagines un certain type de spectateur, qui serait attentif, qui serait curieux, qui aimerait être surpris, qui ne demanderait pas à ce qu 'on lui répète trois fois les choses pour avancer. Tu supposes donc une forme de téléspectateur particulière, même si dans la stratégie d'un film, tu le fais fonctionner d'une manière ou d'une autre...

A S L . Ou i , m a i s en réal i té c ' e s t c e qu i s ' e s t p a s s é en

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l i t t é r a t u r e . Q u a n d M a l l a r m é d é c l a r e : « C e c o n t e s ' ad re s se à l ' intel l igence d u lecteur qui m e t les c h o s e s en s c è n e , e l l e -même », il invente u n lecteur qu i n ' e s t p a s l e l e c t e u r d e s r o m a n s d e B a l z a c . L i r e , a p r è s Mal larmé, n e sera p lus tout à fait la m ê m e chose . Mais le lecteur d e s r o m a n s d e Balzac n ' en aura pas p o u r au­tant d i s p a r u : il lira les r o m a n s d e gare .

J L C . Autre question, à quoi me fait penser ta référence à Mallarmé, comment définirais-tu ce qui se passe pour cette place du spectateur, dont nous avons parlé comme étant à la fois préparée et ouverte à une certaine liberté, quand in­tervient dans le tournage ce que tu appelles le hasard, les aléas, les accidents, les scories, tout ce qui vient troubler ou perturber la scène déjà prête — et donc la mise en scène prévue ?

A S L . J e pense q u e le hasard est capital au cinéma. Il lui es t consubs tan t ie l . L e c inéma es t peut -ê t re le seul art où le hasa rd intervient aus s i fortement.

J L C . Mais y a-t-il à ton avis dés i r d e ha sa rd de la part du spectateur ?

A S L . J e le p e n s e . U n dés i r don t il n ' e s t p a s toujours consc ien t su r l ' instant, ma i s qu ' i l peu t repérer a p r è s c o u p d a n s u n e cer ta ine jub i l a t ion — cette jub i l a t ion difficile à ce rner q u ' o n p e u t obse rve r ap rè s la p ro jec­t ion d e cer ta ins films.

J L C . Tu imagines donc, si je comprends bien, que le spec­tateur qui est enjeu dans ce que tu fais, comme par exemple dans les mises en scène de Renoir, serait un spectateur qui pourrait être heureux - tu dis jubiler, jubilation - heureux de voir la machine se dérégler. La machine à laquelle il a lui même pris part, dans laquelle il a projeté quelque chose de son désir...

A S L . Oui . Il n e faut p a s oubl ie r q u e d a n s un p remie r t e m p s le spec ta teur es t le p rodu i t d ' un cond i t ionne-

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m e n t . S e s c o m p o r t e m e n t s lui s o n t d i c t é s . Il e s t u n r o u a g e d e la m a c h i n e . E t voi là q u e ce r o u a g e es t at­te int — g râce à cer ta ins c inéas t e s — d ' u n e c u r i e u s e ma lad i e qui es t la consc ience . L o r s q u e la consc i ence s ' introduit dans un rouage elle en fait éclater la rigidité, d e la m ê m e façon, m e semble-t-i l , q u e la malad ie n o u s a ide à découvr i r q u e n o u s avons u n c o r p s , u n co rps libre qui ne peut être assimilé à la santé. Consc ience et souf france n o u s ouvrent — ouvrent au spec ta teur — les chemins d e la l iberté. E t l o r s q u e le spectateur , tiré d e s o n sommei l , s 'éveille à la consc i ence et s 'affirme c o m m e p a r t e n a i r e d u m e t t e u r e n s c è n e q u i a s u le met t re en état d 'a ler te , c ' e s t tout le c i n é m a qu i b a s ­c u l e . J u s q u ' i c i , e n s o m m e , l e s p e c t a t e u r é t a i t u n voyeur , u n e sor te d e d o r m e u r q u i so l i l oqua i t face à des images qui faisaient semblan t d e l ' ignorer. E t voici qu ' i l découvre q u e les i m a g e s le regardent . Il y a d e s films e m b l é m a t i q u e s de ce r enve r semen t : Monica, A bout de souffle, qu i , s ' ad res san t d i rec tement au spec ta­teur, le s o m m a i e n t d e d ia loguer , d e réagir .

J L C . Nous sommes bien d'accord là-dessus. Mais si l'on en tire les conséquences, est-ce que ça ne veut pas dire que ce sont les films qui mettent en jeu un système d'écriture puis­sant, lequel a priori tendrait plutôt à contraindre le spec­tateur, à s'imposer à lui, à lui imposer une certaine mise en scène, un style, un mouvement, un rythme, etc., que ce sont cesfilms où l'écriture est plus forte, les parti pris plus mar­qués, qui, paradoxalement, offriraient à leur spectateur une plus grande marge de manœuvre, une possible liberté ?

A S L . J e le crois , oui . Q u a n d Bazin analyse la s é q u e n c e d ' empo i sonnemen t de S u s a n dans Citizen Kane, q u a n d il ana lyse la m a n i è r e d o n t fonc t ionne la p r o f o n d e u r d e c h a m p d e cette s cène , il mon t r e b ien le travail qu i a t tend le spec ta teu r s'il n e veut p a s res ter à la por te d u film. C o m m e n t il lui f audra établir — et vivre — le r a p p o r t e n t r e c e q u i s e p a s s e a u f o n d d u p l a n e t l ' éno rme p r é s e n c e d u verre au p remie r p lan . E t Bazin e x p l i q u e c o m m e n t la m ê m e s c è n e aura i t é té t ra i tée

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dans u n film « c lass ique », commen t le découpage de la scène aurait, en que lque sorte, pr is le specta teur pa r la ma in c o m m e un enfant qu i n 'aura i t p a s encore l ' âge d e ra ison, et l 'aurait condu i t inexorab lement à ép rou­ver ce qu 'il doit éprouver . D a n s le film d e We l l e s , au contra i re , l ' émot ion q u e le spec ta teur ép rouve , il faut qu ' i l la f abr ique l u i -même . Pa rce q u e c 'es t ce la aus s i , le s e n s d u film. Ce n ' e s t p a s s eu l emen t le s ens intel­lectuel, c ' es t aus s i l ' émot ion .

Il faudrait ajouter l ' émot ion partagée. L e specta teur qui se sent privilégié, qu i pense qu ' i l es t le seul à avoir s u fabr iquer le s ens d u film, ce n ' e s t p a s le vrai s p e c ­t a t e u r te l q u e j e l ' e n t e n d s . D e m ê m e q u e le f i lm é c h a p p e au réalisateur, il doi t é c h a p p e r auss i au spec ­tateur : ce n ' es t pa s s o n film, c 'est auss i le film d 'autres spectateurs qui ont travaillé c o m m e lui. C 'es t assez dif­ficile à expl iquer . Il faudrai t , peut-ê t re , analyser ce la sur des films qui met tent en scène des conflits sociaux, qu i i n t é re s sen t d e s g r o u p e s h u m a i n s , c o m m e Le Sel de la terre...

J L C . Le sens du film doit aussi échapper en partie au spec­tateur, dis-tu. C'est bien ce qui rend la place du spectateur toujours un peu incertaine, précaire, fragile, instable. Pourquoi ?Laplupart des films, documentaires ou fictions, durent plus d'une heure, une heure et demie, deux heures... C'est une longue durée, en vérité. Ça représente une telle quantité d'événements, d'« informations » comme on dit, qu 'ily a tout le temps pour le spectateur d'en oublier la moi­tié ou les deux tiers, d'effacer, de se remémorer, de perdre et de réactualiser, bref, de bouger, de vaciller dans le cours dufilm, de par lejeu de ce qu 'on appelle la récurrence, qui fait que ce qui a étéperçu et oubliépeut revenir, peut être ré­veillé par un son, un mot, un geste, un regard, une situa­tion, voire une lumière ou une couleur, plus tard dans le mouvement du film, et, revenant, toucher une nouvellefois, et cettefois-là pour de bon ...Ce qui sejoue dans unfilm, son sens, comme tu dis, ne se comprend peut-être pas instanta­nément et plan parplan ou scène par scène, mais selon une autre temporalité, faite d'après-coups, de décalages,

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d'écarts. Il y a là une dimension semi-consciente qui induit une mobilité du spectateur...

A S L . E n tout c a s d a n s le d o c u m e n t a i r e c ' e s t néces ­sa i re . S i n o n p o u r q u o i en faire ? S i on l a i s se le spec ta­teur o ù et tel q u ' o n l 'a pr i s , ça ne ser t à r ien.

J L C . C'est vrai pour tout le cinéma, mais particulièrement pour le documentaire dans la mesure où la visée documen­taire est bien de changer les repères du spectateur, de mettre en route un processus de connaissance qui n 'est pas seule­ment rationnel, qui passe aussi par les ajfects, les émotions, les identifications inconscientes... Le cinéma agit sur le spec­tateur en tant que sujet, c 'est-à-dire ensemble complexe, di­visé, où tout n 'estpas soumis au seul vouloir rationnel... Les

films ne sont pas ce queje voudrais qu 'ils soient maisje peux les transformer (un peu) ; inversement, ils me prennent tel queje suis pour queje devienne tel qu 'ils me veulent...

A S L . L e c inéma documenta i r e , dans s a diversi té , e s t peut-être p lus inventif q u e la fiction, qui es t très codée . Il m e s e m b l e q u e la fiction r e p a s s e tou jour s p a r les m ê m e s po in t s p a r r a p p o r t a u spec t a t eu r . A l o r s q u e c h a q u e film documenta i re , en pr incipe, est tenu de re­part i r d e zéro. Il y a m o i n s d e m o d è l e s .

J L C . Il y a moins de modèles, oui, c 'est aussi que d'une cer­taine façon il y a moins de culture. Le documentaire, bien que central dans la pratique et dans la théorie du cinéma, est périphérique dans sa culture. Et d'autre part, il y a plus d'ambiguïté dans le documentaire, parce que le rapport à la réalité — au réfèrent — est toujours supposé exact et pré­cis, sur une base « réaliste », et comme il ne l'est pas auto­matiquement, mais seulement par artifice et effet de style, cela brouille davantage les cartes. Disons que le «• réalisme élémentaire » du documentaire tientpeut-être à la place plus grande qu 'y prend le hasard. Il y a plus de hasardpertur­bateur dans le documentaire que dans la fiction.

A S L . L e réel, c ' es t ce qu i dé range . L a mei l leure défi-

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n i t i o n d u r é e l q u e j e c o n n a i s s e , c ' e s t c e l l e d e Cla i re S i m o n qu i déc la ra i t u n j o u r d a n s Libération : « P o u r m o i le réel c ' e s t q u a n d j e vo i s d a n s la r u e le type q u e j ' a i m e e m b r a s s e r u n e aut re fille ». J e m e de ­m a n d e si la sensa t ion d e réel d a n s les films n ' e s t p a s tou jours d ' a b o r d u n e s ensa t i on d é s a g r é a b l e — qu ' i l n o u s faut su rmon te r p a r la sui te . J e su is p e r s u a d é q u e le réel serai t i n suppor t ab l e si v ingt qua t re heures su r vingt qua t re n o u s en é t ions consc ien t s . Peut-ê t re q u e d a n s u n e vie d ' h o m m e n o u s n 'affrontons le réel q u e q u e l q u e s j o u r s , q u e l q u e s heu re s , m ê m e . T o u t e l 'or­gan isa t ion soc ia le es t faite p o u r n o u s p ro téger d e s at­t aques d u réel . L ' a r t e s t peut-ê t re fait p o u r n o u s y re­p longer . C ' e s t p o u r q u o i l 'art es t dangereux .

J L C . Voilà. C'est le confort du spectateur qui est bousculé. Si les intrusions accidentelles du réel induisent quelque chose de désagréable, un trouble, une angoisse...

A S L . Ou i . E x a m i n o n s u n e fois d e p lus le r appor t do ­cumenta i re / f ic t ion . L e c i n é m a es t n é d o c u m e n t a i r e , tout le m o n d e s ' accorde l à -dessus . Pour tant r ega rdons les 45 s e c o n d e s d u p remie r film, tourné pa r les frères L u m i è r e . L a f ameuse Sortie des usines Lumière. L a ca­m é r a a été instal lée face à la por te m o n u m e n t a l e . L e film c o m m e n c e à l ' instant o ù la por te s 'ouvre . L e s ou­vriers et ouvr ières sortent , la por te s e referme, enfin p r e s q u e . C a r la b a n d e s e t e rmine avant q u e la por t e s e soi t c o m p l è t e m e n t re fe rmée . Q u e l q u e s m o i s p l u s tard les frères Lumiè re retournent le film. Cette fois, en effet, lo rsque les ouvriers sont sortis, la porte a le t emps d e s e refermer complè t emen t avant la fin d e la b a n d e , c 'es t -à-di re en 42 ou 45 s e c o n d e s . Q u e s 'est-il p a s s é ? E t p o u r q u o i ce remake — le p remie r r emake d e l 'his­toire d u c i n é m a — d è s le p r emie r film. J ' a n a l y s e les c h o s e s d e la man iè r e su ivante . D a n s ce s e c o n d film, la caméra es t p lacée au m ê m e endroi t q u e lors d u pre­mier film. Ce qui signifie q u e les frères L u m i è r e étaient satisfaits d e l 'angle d e la pr i se de vue . Ils considéra ient qu ' i l s avaient maîtr isé l ' e space . L a différence entre les

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deux vers ions d e ce m ê m e plan-fi lm, c ' es t q u e dans le s e c o n d la p o r t e a le t e m p s d e s e re fermer . Il e s t l o ­g ique d e pense r q u e les frères avaient es t imé q u e dans le p remie r film ils n 'ava ient p a s maî t r i sé le t emps . E t en effet dans ce s e c o n d film e s p a c e et t e m p s son t par­fai tement maî t r isés . C o m m e n t ? Pou rquo i ? Pourquo i , d a n s le s e c o n d f i lm, ouvr ie r s et ouvr i è re s ont - i l s le t emps d e sortir d e l 'usine pour q u e la porte ait le t emps d e s e r e fe rmer ? S a n s d o u t e p a r c e q u ' i l s s o n t sor t i s p l u s r ap idemen t . Mais p o u r q u o i ? S a n s d o u t e p a r c e q u ' o n leur a dit, p robab lemen t . Ici il faut imaginer les frères L u m i è r e e x p l i q u e r à l eu r s ouvr ie rs q u ' i l s on t qua ran t e s e c o n d e s p o u r qui t ter l ' us ine . J e vois d a n s cet te intervention le g e r m e de tout le c i n é m a à venir . L e s frères L u m i è r e on t dir igé une figuration. Direction d ' ac teurs , maî t r i se ca lculée d e l ' e space et d u t e m p s : d è s le p remier film le c inéma a eu beso in d e la fiction. Il n 'y m a n q u e m ê m e p a s le hasa rd don t n o u s par l ions tou t à l ' heure : ce ch ien intempest i f , imprévu , qu i à c h a q u e instant m e n a c e le film. E s p a c e , t emps , hasard , tout le c inéma es t dé jà là. Mais r evenons au réel . O n connaî t le cé lèbre m o u v e m e n t d e recul qu 'eurent , dit-on , les p r e m i e r s spec t a t eu r s d e L'Arrivée du train en gare de la Ciotat. C e m o u v e m e n t d e recul, difficilement compréhens ib le aujourd 'hui , n ' aura pas d e lendemain, c o m m e si le réel pe rda i t , avai t p e r d u , t rès vi te , s o n p o i d s d e réali té. S i l 'on n e veil le p a s à le réactiver, il fout le c a m p . Il m e s e m b l e q u e c 'es t le travail d u ci­néas t e q u e d 'a l ler à la recherche d u réel , d e le d é b u s ­q u e r c o m m e u n e bê te i m m o n d e . E t ce la p a r tous les m o y e n s , en ut i l isant tous les artifices, en sachan t sur­tout faire d u h a s a r d un all ié. L ' e x e m p l e q u e j e d o n n e toujours pa rce qu ' i l es t spec tacula i re , c 'es t l ' exemple d u v e r r e q u i s e b r i s e . I m a g i n e q u e j e m e s o i s f ixé c o m m e ob jec t i f d e réa l i se r u n d o c u m e n t a i r e s u r u n ver re . D e tenter d e mon t re r ce q u ' e s t u n verre . N o n p a s l ' image d 'un verre, mais un verre. J ' ins ta l le le verre s u r le b o r d d ' u n e table , j e cad re , j e filme. P u i s j e p ro ­je t te ce f ragment d e film et j ' o b s e r v e ce qui s e p a s s e . E h b ien , j e vais avoir s o u s les yeux l ' image d u verre ,

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m a i s c e r t a i n e m e n t p a s la p r é s e n c e d u ve r r e . J e r e ­nouvel le l ' expér ience en changean t les angles d e pr i se d e vue , en var iant l ' éc la i rage, etc. , e t j e projet te . J ' o b ­t iendra i t rès p r o b a b l e m e n t u n e i m a g e p l u s s o i g n é e , o u p l u s savante , o u p l u s riche, o u p lus bel le , m a i s ce s e r a u n e i m a g e . I m a g i n e m a i n t e n a n t q u ' à l ' i n s t an t m ê m e o ù j e déc l enche la caméra , p a r ha sa rd le verre t o m b e et s e br ise . E t la caméra a enregis t ré cet instant. J e projette. Immédia tement ce qui m e frappe c 'est bien sûr q u e l ' image a disparu, bafouée par l 'accident qui en a per turbé la maîtrise, mais surtout q u e le verre a, cette fois, une extraordinaire présence. Pourquoi ? Parce qu' i l lui e s t arr ivé q u e l q u e c h o s e ! Vo i l à où , p o u r m o i , la fiction s 'ar t icule au documen ta i r e . L e documen ta i r e a eu beso in de la fiction. C e qu 'avaient compr i s les frères L u m i è r e d è s le p r emie r film. E t , j ' y p e n s e , ce qu 'ava i t m ieux q u e q u i c o n q u e c o m p r i s Baz in lo r squ ' i l écri t : « L e Kon Tiki es t le p l u s b e a u d e s films ma i s il n 'ex is te p a s . »

T o u t s e p a s s e c o m m e si le verre s 'étai t mis à exister à l ' ins tant d e sa d i spar i t ion . A l l o n s p l u s loin : p a r c e qu ' i l d isparaî t . C ' e s t s a n s dou te p o u r ce la q u e la m o r t a tant d ' i m p o r t a n c e au c inéma . E l l e e s t la cond i t ion p o u r q u e ce q u e n o u s avons a p p e l é le réel s u r g i s s e , n o u s ébran le , et n o u s fait exister.

J L C . Peut-on revenir au thème de la frustration qui me pa­raît très important. Je crois que la frustration est le ressort central de ce que nous appelons la place du spectateur. Une mise en scène constitue un spectateur en refusant de lui mon­trer un certain nombre de choses, en lui montrant qu 'elle ne lui montre pas tout. Ce qui définit le spectateur de ci­néma, c 'est qu 'il n 'a pas accès à tout le visible, dont le film n 'est qu 'une partie, et partie elle-même pas tout entière vi­sible. On n 'imaginepas le spectateur d'un match de boxe ou de foot à qui un cadreur viendrait mettre la main sur les yeux pour l'empêcher de voir une partie du spectacle... Tel est le spectateur de cinéma. Un bandeau sur les yeux.

A S L . L a ques t i on es t a lors : qu ' e s t - ce q u e le spec ta -

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teur va fabr iquer avec ce q u ' o n lui a enlevé , les mor­ceaux m a n q u a n t s . C o m m e n t va-t-il les ressusc i t e r o u les utiliser. E t sur tout comment , face à cette tâche , va-t-il s e redéfinir. P renons pa r exemple le champ-contre­c h a m p , la m é c a n i q u e du champ-con t r echamp , le p i n g p o n g d u c h a m p - c o n t r e c h a m p c o m m e dit G o d a r d . E t i n t r o d u i s o n s d a n s cet te m é c a n i q u e u n g e r m e nocif, u n e ma lad ie , b r e f q u e l q u e c h o s e qu i v a en g r ippe r les rouages . Par exemple en re tardant ra r r ivée d u contre­c h a m p au-de là d e la du rée hab i tue l lement to lérable . I m a g i n e ce c o n t r e c h a m p qu i n ' a r r ive p a s et qu i e s t souha i té par le spec ta teur . . .

J L C . Là, c est sûr, une angoisse monte ; le retard intensifie la perception du manque, de l'absence, d'une privation de ce qui est attendu et qui, ne venant pas, angoisse. Le retard change le regard, si je peux dire. Dans le cinéma de Kiarostami cette écriture du retard est très active. Différer un contrechamp, un plan large, etc. Qu 'on pense au début de « Où est la maison de mon ami ? », dans l'école, avec tout le temps qui va être usé à attendre le plan de l'instituteur... Maîtrise du temps, des durées, qui entraîne une ablation d'espace, c'est-à-dire la privation d'un supplément de visi­bilité. Je me dis que l'un des gestes les plus importants du travail de mise en scène consiste à faire agir cettefrustration. Il s'agirait de frustrer le spectateurjustement de son appé­tit (pulsionnel) de tout voir, d'en voir toujours plus, de ce désir de se laisser frénétiquement emporter par le flux des images, de s'en gorger... Et cette frustration commence je crois par celle que le cadre fabrique. Cadrer, c 'est toujours cacher.

A S L . L e cad re es t u n d e s g r a n d s m o y e n s q u ' a le ci­n é m a d ' in tégrer le spec ta teur et d e j o u e r avec lui. Ca r le ho r s - champ es t le lieu d e la p lus g rande frustration. O n pourra i t citer mil le e x e m p l e s .

J L C . Pour reprendre la comparaison avec la scène théâ­trale, dans la scène cinématographique qui hérite en effet de la scène théâtrale, il se passe quelque chose d'autre qui est

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précisément cette restriction du champ, qui fait exister à l'intérieur de la scène le hors-champ comme ce qui peut me­nacer la scène. On ne sait pas ce qui se passe dans ce hors-champ, on croit le deviner, on le pressent, on le craint ou on l'espère, on l'imagine ou on le désire...

A S L . Mais il arr ive a u s s i q u e le spec t a t eu r n e s a c h e p a s lire ce qui est dans le champ. Qu' i l s e t rompe d 'ob­je t . C e qui expl iquera i t q u e cer ta ins films n ' a ien t j a ­m a i s r e n c o n t r é l e u r s s p e c t a t e u r s . N o u s a v o n s m i s so ixante a n s p o u r découvr i r q u e le p e r s o n n a g e prin­c ipa l d u c i n é m a , c ' e s t le t e m p s . Il a fa l lu a t t e n d r e l ' a p r è s - g u e r r e , l ' é m e r g e n c e d u n é o r é a l i s m e , e t q u e l q u e s f i lms c o m m e L'Eclipsé, L'Avventura, Les Oiseaux... l e s p r e m i è r e s pa r t i e s àe L'Avventura, d e s Oiseaux,... s an s oubl ie r Les Vacances de Monsieur Hulot sur l e sque l l e s Bazin a écri t trois p a g e s magis t ra les . J e m e souviens d 'un p lan de La Femme mariée d e G o d a r d o ù la c a m é r a p a n o r a m i q u a i t s ans fin entre d e u x filles qui s e faisaient face d a n s un bis t rot d e s C h a m p s Ely-sée s . L a conversa t ion , le con tenu d e la conversa t ion n 'ava i t p a s g r a n d intérêt , m a i s le m u r m u r e en avai t u n : c 'é tai t le bru i t d u t e m p s qu i p a s s e , le brui t q u e fait le t e m p s en pas san t . Mais qu i , que l specta teur , à l ' é p o q u e , ne s 'es t p a s t r o m p é d 'ob je t ?

E n t r e t i e n r éa l i s é à P a r i s le 2 5 m a i 1 9 9 8 p a r J e a n - L o u i s C o m o l l i .

1/ Un certain nombre d'articles d'André Bazin viennent d'être réédités dans la Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma : Le cinéma français de la libération à la Nouvelle Vague (1945-1958), textes réunis et préfacés par Jean Narboni (première édition, 1983), ainsi que son étude consacrée à Orson Welles.

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Rétrospec t ive d u s p e c t a t e u r

par Jean-Louis Comolli

U n . L e spec ta teur d e c i n é m a serai t u n e sor te par t icu­lière d e specta teur , h i s to r iquement da té , fourni d ' u n e généa log ie , et pa r là différent auss i b ien d u spec ta teur d e télévision q u e d e celui d u m u s é e , d u théâtre, d e la sa l le d e conce r t , d e s b a r a q u e s fo ra ines , d e s cen t r e s commerc iaux , d e s a u d i e n c e s de t r ibunal , d e s m u s i c -hal ls , d e s feux d'artifice, d e s éc rans d 'ordinateur , d e s h o l o g r a m m e s o u d e s dé f i l é s m i l i t a i r e s . T o u t e s c e s p laces d e spec ta teur on t en c o m m u n d e met t re en j e u d u regard (combiné o u n o n à d e l 'écoute) , ma i s cha­cune s e d i s t ingue d e s au t res pa r u n sys t ème ob l igean t le co rps spec ta teur à u n e relat ion définie et s ingul ière à la configurat ion d ' e s p a c e - t e m p s qu ' e l l e m e t en j e u . E t si l 'on p e u t encore (idéalement) p a s s e r d ' une expo­si t ion à la v i s ion d ' u n film o u à la vis i te d ' un m o n u ­men t s a n s c e s s e r d 'ê t re spec ta teur m a i s en changean t d e r eg i s t r e et d e rô l e p o u r m o b i l i s e r d e s m o d e s d e fonc t ionnement spéc i f iques — j e n e vois p a s la s c è n e théâtrale c o m m e l 'écran d e c inéma, j e n e su is p a s de ­vant la té lévis ion c o m m e j e flâne d a n s u n e galer ie —, il arrive d e p l u s en p l u s souvent , a c h a r n e m e n t d e la p ress ion marchande , q u e ces différents et concurrents m o d u l e s d e format ion d u spec ta teur so ien t c o m b i n é s dans des complexes , l ieux hybr ides et si j ' o s e dire mé-taspec tacula i res , c o m m e le son t ces « mul t ip lexes » o u ces centres c o m m e r c i a u x qu i mê len t p r o m e n a d e , ex­citat ion publ ic i ta i re , c a m é r a s de survei l lance , s t ands

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d e victuai l les , p ro jec t ions aud iov i sue l l e s , a t t ract ions

m a r c h a n d e s et r o n d e s d e v ig i l e s . . . C e qu i était d a n s

le p a r c o u r s d u spec ta teur s u c c e s s i o n et p a s s a g e d ' u n

regis t re à u n autre , d ' une expér ience à u n e autre , cha­

cune suff isamment m a r q u é e p o u r espérer faire oubl ier

cel le qu i la p récéda i t , devient empi l emen t , s u p e r p o ­

sition, confusion. P lus de spectacles veut dire ici moins

d e spec ta teu r (au s ingul ier) . L ' a c c u m u l a t i o n prol ifé­

rante d e s spec tac le s d a n s un m ê m e coulo i r d ' e s p a c e -

t e m p s , telle q u ' e n d i s p o s e a u j o u r d ' h u i le diktat d e s

concentrat ions économiques , aboutit, paradoxalement ,

à u n af fa ib l i ssement de la fonct ion-specta teur . L 'hy-

perst imulation des désirs scop iques entraîne une chute

d ' in tensi té . Difficile d e p e n s e r la p l ace d u spec ta teur

s a n s p o s e r la ques t i on d e la na ture et d e la force d u

désir qui s'y montre à l 'œuvre. Dés i r de tout voir ou dé­

sir d e mieux voir, ce n ' e s t p a s le m ê m e .

D e u x . A u dépar t d 'un film, q u a n d les lumières baissent

d a n s la salle, il serait b ien surprenant q u e la p lace d u

specta teur ne soi t p a s u n e b o n n e place . C e specta teur

aura dés i ré , p lu s ou mo ins ma i s q u a n d m ê m e , le film

qu i va c o m m e n c e r ; il aura résis té , peut-être, à l ' insis­

tance gâ teuse d e s p u b s qui s 'obst inent à le reconduire

à la por te d u m o n d e marchand au m o m e n t m ê m e o ù il

n ' a sp i re q u ' à oubl ier les m a n n e q u i n s emprun tés et les

mach ines po l ies ; il se ra enfin prê t à s e la isser g l i sser

dans le rêve éveillé qui s e projette sur le tapis volant d e

l 'écran. Cette b o n n e place es t encore celle, si j ' o s e dire,

d u specta teur d e spectacles . Spec ta t eu r d e c inéma es t

u n e mo ins b o n n e place , e t j e vais tenter d e le montrer .

C ' e s t b i en c o m m e spec tac l e q u e c o m m e n c e le c i ­

n é m a , e t j u s q u e d a n s les sa l l e s l es p l u s ch ic s o u les

m o i n s t a p a g e u s e s , c o m m e s p e c t a c l e d e fo i re , a v e c

pai l let tes et bon imen t s , p o u d r e aux yeux et déc ibe l s .

C h a q u e s é a n c e rep rodu i t la s c è n e inaugura le d e l 'in­

ven t ion d u c i n é m a : b a d a u d s , r é c l a m e s , a t t rac t ions ,

t ickets . L e s frères L u m i è r e n ' o n t r ien inventé d e c e

d i spos i t i f d u spec tac le m a r c h a n d ép rouvé d a n s les lu­

miè re s pap i l lonnan tes d e s s t ands , ils l 'ont t r anspor té

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d a n s l ' o m b r e d ' un sa lon , i ls on t r e g r o u p é et a s s i s le

pub l ic capr ic ieux et volatil des b a r a q u e s foraines .

A u d é b u t d e toute s é a n c e , d o n c , le spec ta teur sai t

parfai tement qu ' i l n ' au ra rien d 'autre à faire q u e d e s e

la isser por te r par le cou r s d u film. E t q u ' à défaut d e

toujours flatter s o n confort , il s ' ag i ra d e favoriser en

tous points ses plaisirs, s ans oublier les p lus gent iment

p e r v e r s , f e m m e à b a r b e , m o n s t r e s a n g u i n a i r e . . . L a

« b o n n e p l ace », c ' e s t ce l le d ' a b o r d qu ' i l suffirait d e

payer p o u r voir et entendre , sans pe ine ni fatigue, sans

autre fo rme d ' engagemen t . L e ticket d o n n e accès au

spectac le , ma i s le spec tac le n 'es t p a s exigeant et ne re­

quier t guè re q u e la d isponibi l i té (relative) du spec ta ­

teur, une attente ou une attention à pe ine plus intenses

q u e ce l l e s q u e p r o m è n e la cu r ios i t é d u b a d a u d . C e

qu ' i l y a d e dés i r d e voir d a n s la p lace initiale d u spec ­

tateur n 'es t p a s encore très mobi l i sé et ne demandera i t

e n s o m m e q u ' à l ' ê t re d a v a n t a g e , p o u r v u qu ' i l n ' e n

coû te r ien d e p lus .

T r o i s . L a log ique d u spec tac le revient à comble r cette

a t tente pa s s ive . N o u s en met t re p le in la vue p o u r le

m ê m e pr ix . E x c é d e r la d e m a n d e , s a t u r e r l ' a t t en te .

Ajou te r d u spec tacu la i re au spec tac le , d e s i ncend ie s

aux exp lo s ions , d e s des t ruc t ions aux désa s t r e s , d a n s

u n e i n é p u i s a b l e c h o r é g r a p h i e d e c o u p s et b l e s s u r e s

tournant au tour de la seu le s cène d o n t o n ne s e l a s se

p a s : le c o r p s d e l ' au t r e s a i s i p a r la m o r t o u p a r la

mons t ruos i t é .

Mais le spec ta teur d e spec tac le qui vient au c i n é m a

p o u r y t rouver encore p lus de spec tac le , va devoi r le

payer d ' un aut re prix. Il y a u n e lutte or iginel le en t re

la l o g i q u e a c c u m u l a t i v e d u s p e c t a c l e et ce l l e , s o u s -

tractive, d u c i n é m a V. A u t a n t q u e d e l 'a t t ract ion fo­

ra ine , le c i n é m a p r o c è d e d e la pho tog raph ie , qu i es t

d ' a b o r d — inscr ip t ion, t race , révélat ion — u n e écri­

ture d e la lumière d a n s u n cadre d ' e s p a c e et d e t e m p s

(la pose ) . S p e c t a c l e d ' un côté , avec s e s d é b r i d é s , s e s

re lâchements , s e s accélérat ions, ses points de vue mul­

tiples et éphémères , ses exagérat ions, ses surenchères ;

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et d e l 'autre côté , via la pho tog raph ie : écr i ture , c 'est-

à -d i re m e s u r e (de la quan t i t é d e l u m i è r e , d u t e m p s

d ' expos i t ion , d u cadre , d e la focale) et relative cohé­

r e n c e d e s p r i n c i p e s d ' exc lu s ion . A u c i n é m a c o m m e

en pho to , j e ne peux à la fois cadrer en p lan large et en

g ros p lan , filmer d e p rès et d e loin ralentir et accé­

lérer (prendre u n e m ê m e p h o t o en p o s e l o n g u e et en

instantané) : le choix d 'une valeur écarte les autres , les

p a r a m è t r e s s o n t i n to l é ran t s , c ' e s t le g o u v e r n e m e n t

d ' un sys tème pa rad igma t ique .

D è s les p remie r s films L u m i è r e , ces coup les étaient

fixés u n e fois p o u r toutes , inamovib les , et n o u s les re­

t rouvons tels q u e l s , depu i s , d a n s toutes les p r i ses d e

vue qu i p rocèden t d e la c inématograph ie 3 / : près / loin ,

s e r r é / l a r g e , r a p i d e / l e n t , f i x e / m o b i l e , n e t / f l o u ,

s o m b r e / c l a i r , e n t i e r / c o u p é . . . À c o m m e n c e r p a r la

conjonct ion dis jonct ive majeure : d e d a n s / d e h o r s . . .

Q u a t r e . L e c inéma , art hybr ide , naît a u carrefour d e

c e s d e u x ten ta t ions con t ra i res , p l u s et m o i n s , la d é ­

p e n s e liée à la fête spectacula i re (du rite p lus q u e de la

forme) et l ' é c o n o m i e restr ict ive l iée aux règ les tech­

n i q u e s d e la p h o t o g r a p h i e (de la fo rme avan t tout) .

D e u x p e n s é e s inverses d e la visibil i té et d e la m o n s -

trat ion : d o u b l e hér i tage don t c h a q u e film réactive le

conflit. P lus d e spec tac le et m o i n s d 'écr i ture ? o u l'in­

ve r se ? Sat isfa i re s ans effort ni d o m m a g e l 'avidité s co -

p i q u e d u spec ta teur ? O u b ien p r e n d r e le r i s q u e et la

pe ine d 'une frustration avec la perspect ive (incertaine)

d ' u n e autre forme d e j o u i s s a n c e ?

Ma i s s ' i l p r o c è d e o r i g i n e l l e m e n t d e ce t te a t ten te

d ' u n e exacerbat ion spectacula i re , le c i néma s 'évertue,

d è s les p remiers films, à la contrarier. P remie r et prin­

cipal agen t d e cet te rés i s tance aux ove rdose d e spec ­

t ac l e , le c a d r e . C ' e s t le rô l e d u c a d r e c i n é m a t o g r a ­

p h i q u e ^/de limiter, d e contraindre le c h a m p visuel d u

spec ta teur au rectangle lumineux de l 'écran. Avant d e

montrer , p o u r mieux montrer , le cadre c o m m e n c e pa r

soust ra i re à la v is ion ordinaire u n e par t impor tante d u

v is ib le . T o u t au tan t q u e la réali té représen tée , c 'es t le

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regard d u specta teur qui est cadré . L e cache dont par­lait Bazin est d ' abord ce qui enferme m o n regard. E t la rigidité de ce cache, son caractère immuab le , exercent, q u e j e l e r e s s e n t e o u n o n , q u e j ' e n g a r d e o u n o n consc i ence , u n e sor te d e p remiè re v io lence su r m o n dés i r d e (tout) voir. Pa r ce cache , j e fais l ' expér ience d e la n o n t o u t e - p u i s s a n c e de l 'œi l . C a d r e r revient à fabr iquer un regard f ragmentai re , invalide, gêné .

L a p l a c e d u s p e c t a t e u r d e c i n é m a ^ / s e d é f i n i t d ' a b o r d p a r la d o u b l e cont ra in te d e l ' immobi l i t é d u c o r p s , b l o q u é d a n s u n fauteuil (qui n ' e s t p a s n é c e s ­sa i rement au centre d u 7 è m e rang, l ieu focal p r é s u m é d e toute b o n n e sa l le . . . ) , et d e la content ion d u c h a m p visuel . E n ce sens , ce q u ' o n n o m m e « regard » au ci­n é m a diffère radicalement du « regard » de l 'expérience visuel le n o n c inéma tog raph ique . L ' é l abo ra t ion d e ce s t ade supé r i eu r de la v is ion q u e serai t le regard com­m e n c e a u c inéma pa r un renoncement . J e p e r d s l 'un de m e s deux yeux, j e l 'occulte , j e m e r ends bo rgne . L a c a m é r a n ' a q u ' u n œil (l 'objectif) et j e g l i s se m o n ap­pareil de vis ion en m ê m e t e m p s q u e m o n désir de voir dans la fente étroite d e cet œil un ique (œil mach in ique auss i ) . J e r enonce d u m ê m e c o u p aux i l lus ions r a s su ­rantes d e la s t é réoscop ie , aux pe r fo rmances , à la maî­tr ise au to r i sées pa r la v is ion b inocula i re .

A cette condi t ion, j e peux r e c o m m e n c e r d e voir ; le prix es t j u s t e m e n t d e découvr i r q u e voir p a s s e pa r n e p a s tout voir. L a const i tu t ion d 'un regard d é p e n d , au c i n é m a , d e c e t t e a c c e p t a t i o n d e l a d i m e n s i o n consc ien te d u fait de voir. Rega rde r , c ' es t voir q u e j e vois. Regard sur le regard. L a place du spectateur de ci­n é m a es t t ou jour s ce l le d e qu i sa i t qu ' i l e s t là p o u r voir, qu ' i l va met t re en j e u du regard et qu ' i l lui se ra r endu d u regard . Répét i t ion . Ins i s tance . Consc i ence . D a n s le cou r s de la s é a n c e , j e p e u x l 'oubl ier m a i s j e ne l 'oubl ie p a s . C 'es t pa rce q u e j ' a c c e p t e ou m ê m e dé­sire l 'obl i téra t ion d ' u n e g r a n d e par t ie d u v i s ib le ac­cess ib le à l 'œil ordinaire q u e j e peux envisager d e voir au c inéma : la condi t ion d u voir es t de voir autrement . L 'h is to i re du ciné-œil est év idemment celle d 'une cas -

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tration. L e s b o r d s d u cadre son t t ranchants ; à c o u p e r

d a n s l 'étoffe d u v is ib le , ils r ep rodu i ra ien t — c o m m e

s a manifes ta t ion sens ib le , s o n inscr ipt ion p las t ique —

cet te per te initiatrice fy.

C i n q . L a violence du cadre sur le champ visuel du spec­

tateur, par là b r imé , soul igne les enjeux liés aux pu is ­

sances d e l 'œil , foyer à la fois pu ls ionnel et fantasma­

t i q u e , o r g a n e p r é p o n d é r a n t , o r g a n i s a t e u r cen t ra l . . .

Bénéf iques ou maléf iques , en chacun de n o u s subs i s te

le rêve ancien de j ou i r de ces pouvoi rs . S i j e te vois , j e

te tue, si tu m e vois , j e suis mort . . . J e u x d 'enfance, sans

doute, mais vie et mort , angoisse , peur, vertige, éblouis-

sèment , aveuglement , tout cela part icipe d 'une histoire

d e l 'œil , tout ce la es t connu . J e voudra i s ins is ter su r

u n e autre d imens ion d e la v is ion telle q u e le c inéma la

m e t en forme — en cadre . L a limite aveuglante d u voir

n ' e s t p a s seu lemen t le fait d e cette vision monocu la i re

s o u m i s e au carcan d u cadrage . D a n s l ' ép i sode visible

l u i - m ê m e a u q u e l le f i lm m e d o n n e a c c è s , le r e g a r d

aveuglé est à l 'œuvre. D e deux manières. D 'abord , parce

q u e la consc ience d u spec ta teur es t incapab le de col-

la t ionner tout ce qu i es t p e r ç u d a n s u n cadre d o n n é

d 'espace- temps , tout ce que l 'œil y capte. U n e part p lus

ou m o i n s margina le des « informations » (au sens de la

cybernét ique) reçues , enregis t rées , é c h a p p e à l 'obser­

vation et à la remémora t ion consc ientes . Voi r es t d 'en­

trée de j e u obl i téré pa r d u « n o n voir ». L e vis ible ne

l ' es t p a s tout entier . L e s s t imul i v i sue l s s o n t p a s s é s ,

p e r çus et inaperçus , ma i s éphémères , c h a s s é s par les

v a g u e s suivantes , vite effacés, parfois complè temen t ,

parfois p o u r u n t e m p s : j u s q u ' à ce q u e , pa r le travail

d e la récur rence , ce s é léments ne se t rouvent réacti­

vés , r amenés à la surface d e la lecture, et q u e d e ce re­

tour in imag iné , imprévu , l ' émot ion , é v é n e m e n t tou­

jou r s tardif, second, ne nous sais isse , surprise qui serait

p lutôt u n e repr ise .

S i x . Ma i s e n c o r e cec i : l ' a v e u g l e m e n t es t , si j e p u i s

dire , a u foyer m ê m e d e la v is ion. Non s e u l e m e n t j e n e

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vois p a s tout d e ce q u e le cadre m e mont re c o m m e vi­s ib le , m a i s dans ce p a s tout il y a enco re ce q u e , p lus ou m o i n s consc iemment , j e ne veux p a s voir. L e spec ­tateur, et telle est s a p lace , dés i re peut-ê t re tout voir, e t davan tage encore , m a i s d a n s ce dés i r s e c ache u n autre dés i r , celui d e s 'aveugler l u i - m ê m e et d e n e p a s tout voir. N o n s e u l e m e n t j e ne vois p a s tout, m a i s j e refuse de tout voir. D e s accès phob iques barrent m a ré­s o l u t i o n d e voi r . J e m a i n t i e n s e n face d e c e q u e le cad re m e p ré sen t e un refus , u n e réserve , u n non-vu t rouant d e no i r la s c è n e vis ible . C ' e s t c o m m e si l 'œil tou t -pu i s san t ne pouvai t ouvrir q u e su r s a p r o p r e in­suffisance, d é b o r d e r d e lu i -même sur le m o d e d u t rop plein .

Q u e l q u e s c i n é a s t e s , D z i g a V e r t o v s a n s d o u t e le premier (encore une fois, L 'Homme à la caméra), ont su q u e d a n s l ' appét i t d e voir d u spec t a t eu r il y avait ce ressor t secre t de l ' aveuglement — n e p lus r ien voir à force d e voir. Voi r enfin t rop p o u r enfin n e p a s voir. S a t u r e r l 'œi l p o u r l ' épu iser , l ' anéant i r et le faire r e ­naître, peut-ê t re , tout aut re qu ' i l n 'é tai t . . .

S e p t . Revient, là, l 'hypothèse d u spectateur de c inéma c o m m e voyeur qu i , pe rve r semen t , n e dés i re ra i t voir q u ' à la condi t ion d e ne p a s b ien voir. L e voyeur serai t celui qu i , p o u r voir (la s cène primitive), s e placerai t en pos i t ion d e n 'ê t re p a s vu , ma i s don t le dés i r serai t en réalité d 'être pris en flagrant délit de voir et donc , étant vu , d ' en t re r d a n s la s c è n e interdi te . S u r p r i s d a n s la t r ansgress ion qu ' i l opè re , il se t rouverai t puni d e s o n ges te d e dés i r par ceux, p réc i sément , qu i son t les ob ­j e t s d e ce désir . E n c h a q u e spec ta teur d e c inéma, il y a de ce voyeur à l 'œuvre . Mais c o m m e il es t imposs ib l e q u e les corps et les regards figurés sur l 'écran m e vien­nent à leur tour regarder , j e ne peux q u e l ' imaginer, le rêver, en subi r l 'hallucination pas sagè re , bref, projeter m o n corps c o m m e obje t d e leur regard (de leur désir) . L a p l ace d u spec ta teur es t ainsi cel le d ' un dés i r uto-p ique d'être dans la scène , corps exposé aux regards de l 'écran. Ê t r e vu en train d e voir d a n s u n e sal le d e ci-

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n é m a ne p r o c è d e q u e d ' u n e pro jec t ion m e n t a l e qu i

n o u s fait par t ic iper imag ina i rement à la s cène repré­

sen tée . E t c o m m e cette project ion res te toujours abu­

sive, que l q u e soi t le dés i r d u spec ta teur d e devenir à

la fois p e r s o n n a g e d e l 'histoire et agen t d e s a m i s e en

s c è n e , tout ce qui , d a n s l 'écri ture du film, vient bar­

re r o u c o m p l i q u e r l ' o p é r a t i o n voyeur i s t e — c a d r e s

d a n s le c a d r e , c h i c a n e s , e f fe t s d e m i s e e n a b y m e ,

c aches divers 7 / — la re lance en fait, et la s t imule , s e

reverse au c o m p t e d e ce dés i r pervers d 'ê t re surpr is à

voir a lors m ê m e q u e la v is ion dés i rée n o u s es t en par­

tie d é r o b é e . L e cadre d a n s le cad re sou l igne le trajet

p r o b l é m a t i q u e d u regard , l ' ango i s se qu i y es t l iée, et

d o n c la p l ace d u c o r p s s p e c t a t e u r d a n s le d i spos i t i f

voyeur is te .

H u i t . L e dés i r d u spec ta teur d e c inéma serai t a insi d e

devenir le r ega rd et le co rps agis pa r la m i s e en s cène

d u film. Ê t re identifié pa r q u e l q u e c h o s e d e ce qui s e

p a s s e sur l 'écran — durée , cadrage , lumière, son ; mais

a u s s i p e r s o n n a g e , g e s t e , p a r o l e , r e la t ion — c o m m e

corps participant, tiers inclus, invisibilité projetée dans

le v is ible . E n ce s e n s , la p lace d u spec ta teur es t a p p e ­

lée à c h a n g e r a u c o u r s d e la s é a n c e , p a s s a n t d ' u n e

place de confort à une place d e danger , évoluant d 'une

a t ten te p a s s i v e in i t ia le à u n e n g a g e m e n t p l u s actif,

d ' u n e sor te d e v a g u e réplé t ion d e vis ible à u n e mi se

au travail de l ' invis ible — qui s e fait à la fois p a r les

j e u x violents d u h o r s - c h a m p , p a r la récur rence , le re­

tour sur effacement, pa r cette consc ience flottante q u e

le r e g a r d inves t i d a n s le f i lm e s t tou t e n s e m b l e in­

complet , incomblable , aveuglé et aveuglant, et par, en­

fin, la supe rpos i t i on aux c o r p s e x p o s é s d e s ac teurs d u

c o r p s c a c h é d u spec t a t eu r . Il n 'y a g u è r e q u e le ci­

néma, m e semble-t-il, à pouvoir en m ê m e temps tendre

et to rdre le r e s so r t d u regard , p o u s s e r le spec ta teur à

sa p r o p r e t ransformat ion cr i t ique, faire miroi ter l'in­

vis ible c o m m e la surface m ê m e d u vis ible . C ' e s t b ien

p o u r q u o i n o u s préférons la mauva i se p lace .

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1/ Sont ici repris des éléments développés dans d'autres ar­ticles auxquels je me permets de renvoyer le lecteur, notam­ment « Éloge du ciné-monstre », paru dans le catalogue du festival « Cinéma du Réel » en 1995 et « La ville filmée » in Regards sur la ville, E d . BPI du Centre Pompidou, coll. Supplémentaires, 1996.

2/ Ce fut un exploit technique que de cadrer avec netteté dans un même plan un objet très proche et un corps très lointain [Citizen Kane). 3/ C'est-à-dire bien sûr aussi tout ce qui, à la télévision, est filmé par une ou plusieurs caméras mettant en jeu une rela­tion avec le ou les corps filmés. Cette scène cinématogra­phique (machine filmante + corps filmé) est commune à tous les actes de filmer. Elle est le degré zéro du geste cinémato­graphique. Mais en même temps elle fixe une frontière entre le cinéma et la réalisation de films courts ou longs en images de synthèse : l'image calculée n'implique aucunement la pré­sence, dans la même unité d'espace-temps, d'une caméra et d'un corps. La synthèse informatique de leur rencontre vir­tuelle a précisément pour enjeu d'abolir les aléas ou les sco­ries qui sont la marque du réel. (Cf. « L'œil était dans la boîte », Trafic n° 12 et l'entretien avec André S. Labarthe dans ce numéro).

4/Prenant en ceci directement la relève du cadre photogra­phique, dont il exacerbe cependant les effets de violence (et avant qu'il ne devienne lui-même mobile) parce qu'il in­clut/exclut des corps ou des objets en mouvement. Ces mou­vements dans le cadre, ces entrées et sorties de champ ont évidemment pour effet de charger les bords du cadre d'une tension dramatique (pour ne pas dire erotique) que la photo ne produit que comme effet artistique (décadrage, corps mor­celé, etc.).

5/ À la différence de toutes les autres, et d'abord de celle du spectateur de théâtre — dont le regard n'est pas borné par un cadre, sinon, comme le rappelle Labarthe , celui des j u ­melles.... Quant au spectateur de télévision, faut-il souligner la disproportion entre l'écran du poste, inclus dans une pièce le plus souvent laissée dans la pénombre, quand ce n'est pas en pleine lumière, et l'écran de cinéma qui ne s'allume que dans les salles obscures ? Les dimensions même du poste de

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télévision, son caractère de meuble, et en même temps que la présence plus ou moins familière tout autour de lui du dé­cor de la vie ordinaire, l'absence des autres spectateurs, ces étrangers avec lesquels on compose un public dans les salles de cinéma, tout cela contribue à désenchanter la relation té­lévisuelle. Qu'est-ce par exemple qu'un hors-champ qui n'ouvre pas sut- le noir des abîmes ou des peurs de mon ima­gination, mais sur l'abat-jour, le bouquet, les bibelots rassu­rants du foyer, du petit monde habité, repéré, inoffensif ? 6/ C'est dans L'Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) que le lien entre cadre et désir sexuel apparaît aussi clairement. Tout le début du film, qui prend la peine d'installer des spec­tateurs dans une salle de cinéma, leur fait voir ce qu'il en est de l'aveuglement de l'œil humain sans caméra, et comment l'intervention de la caméra (c'est-à-dire la réduction mono­culaire, l'aveuglement partiel) relance, par le morcellement du corps cadré, le désir de voir comme directement erotique. (Cf. « L'avenir de l'homme » (sur L'Homme à la caméra) dans Trafic n° 15.

Il Tout ce jeu avec le regard empêché qui commence chez Vertov et qui triomphe chez Sternberg.

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R a c o n t e r u n e h i s to ire c'est s u p p o s e r u n s p e c t a t e u r

par Gerald Collas

Il e s t u n e hypo thèse tentante à formuler : à l 'heure d e la généra l i sa t ion d u spec tac le d a n s la soc ié té n ' e s t - ce p a s j u s t e m e n t la p l ace q u e peu t o c c u p e r le spec ta teur qu i es t e n c a u s e , en c r i se m ê m e ? S i tel e s t le cas d ' o ù cette cr i se vient-el le ? D e quo i es t-el le faite ?

Paradoxalement , p lus le m o n d e se présente s o u s les a p p a r e n c e s d u spec tac le , m o i n s le spec ta teur s e sat is­fait d e la p l ace qui lui es t dévo lue et qu ' i l a s s imi l e à celle d ' un sujet passif, réceptif, des t inata i re d 'un m e s ­s a g e et observa teur d e m i s e s en s c è n e auxque l l e s il n e p e u t p r e n d r e part . Trad i t ionne l lement , le spec ta teur es t celui devan t lequel s e j o u e le spec tac le , celui qu i p o s e s o n regard su r ceux qu i en son t les ac teurs , celui auque l es t des t iné la m i s e en s c è n e . L e théâtre a or­gan i sé l ' e space se lon ces règles : d e s p l aces d i s p o s é e s face à la s cène p o u r voir ce qui s 'y j o u e , u n e s cène qu i doi t être v is ib le pa r tous . L a sal le d e c inéma , le p o s t e d e t é lév i s ion n ' o n t fait q u e r e p r e n d r e c e d ispos i t i f , l ' adapter à u n spec tac le d é s o r m a i s reproduc t ib le .

C e qu i s e p a s s e au jourd 'hu i d e façon concomi tan te à cette ent repr ise d e m i s e en spec tac le d u m o n d e c 'es t a u s s i la t ransformat ion d e l ' idée m ê m e d e spec tac le , la confus ion d e s p l aces qu i sembla ien t a s s i g n é e s u n e fois p o u r toutes à c h a c u n : le devan t et le d e d a n s , le in et le off. L o r s q u e l ' accent es t m i s su r l ' intervention d u spec ta teur , l ' interactivité d u spec tac le c 'es t b ien à u n e p ro fonde r emise e n ques t ion d e s règ les d u s p e c -

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t a c l e , d e l ' a r t e t d e l a c u l t u r e q u e n o u s s o m m e s confrontés . L e dés i r de part ic iper , d 'ê tre au c œ u r d e l ' é v é n e m e n t , d ' e n ê t re a c t e u r en m ê m e t e m p s q u e spec ta teur ouvre d e s vo ies nouvel les a u spec tac le . D e la s c è n e à l ' audiovisuel - s a n s oubl ie r le d o m a i n e d e l 'écr i t - les s y m p t ô m e s d e c e s p h é n o m è n e s son t in­n o m b r a b l e s .

E t r e a u t e u r p l u t ô t q u e l ec t eu r o u s p e c t a t e u r , tel s e m b l e être le m o t d 'o rdre . Der r iè re cette d e m a n d e -laquel le es t s ans dou te d ' a b o r d l'offre d ' u n e indust r ie - s e profi le u n e ind i scu tab le va lor i sa t ion /déva lor i sa -t ion d e s fonct ions d ' au teur et d e spec ta teur , c o m m e u n e sor te d'effet pervers d u d i s cou r s su r l ' auteur - à la fois magnifié et banal isé . P lus la place est gratifiante, p l u s n o m b r e u x son t ceux qu i dés i ren t l ' occuper .

L a pr i se d e paro le plutôt q u e l 'écoute , la poss ibi l i té d ' intervenir d a n s les réci ts , d e les res t ructurer à s o n g r é p lu tô t q u e d ' e n faire l ' ana lyse (c ' es t -à -d i re d ' e n opé re r la décons t ruc t ion , d ' en met t re à n u l 'architec­ture et les ressor ts) ; la l i t térature et p lu s enco re le ci­n é m a por ten t les m a r q u e s d e ces impéra t i f s c o m m e d e s b l e s s u r e s . C o m m e n t ces d i sc ip l ines pour ra ien t -e l les admet t re s a n s s e renier qu ' e l l es n e son t p a s d e s p r a t i ques d o u b l e s (écrire/lire ; faire u n film/regarder u n film) et q u e d o n c deux l iber tés s 'y r encon t r en t ? R e g a r d e r un film c 'es t auss i - et dé jà - faire d u c inéma p o u r q u i es t c o n v a i n c u qu ' i l n e s ' ag i t p a s tan t d a n s ce t te activité d e r e c h e r c h e r c e q u ' u n a u t e u r a vou lu di re , le m e s s a g e qu ' i l cherchera i t à faire pa s se r , m a i s d e r e c o n n a î t r e c e q u e m o i , s p e c t a t e u r , j ' y v o i s . C e q u ' o n appe l l e au jou rd 'hu i c o m m u n é m e n t le c i n é m a d 'auteur a p lus à voir avec u n e concept ion romant ique et él i t iste d e l 'ar t is te q u ' a v e c les r a i s o n s qu i a m e n è ­rent en son t emps , la Nouvel le V a g u e à met t re l 'accent su r u n e pol i t ique d e s auteurs . E t si au lieu d e défendre u n « c i n é m a d ' a u t e u r » - e t c e d a n s l a p l u s g r a n d e confus ion - le souc i p remie r devenai t celui d e la p lace p o s s i b l e d u spec ta teur d a n s les d isposi t i fs c inémato­g r a p h i q u e s , n o n p a s p o u r qu ' i l en dev ienne u n e sor te d e co-au teur p o u v a n t intervenir d a n s le récit, en m o -

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d i f ï e r l e s d i r e c t i o n s m a i s p l u t ô t u n l e c t e u r l i b r e confronté à u n e œ u v r e éga lemen t l ibre , l ibre d e cette l iberté qu' i l faut b ien reconnaître à l 'autre pour éprou­ver la s i enne ?

A u c œ u r d e s déba t s au tour de l ' interactivité et d u virtuel il y a la ques t i on d e l ' image et d e s e s r appor t s au réel, la poss ib i l i t é d u j e u avec les i m a g e s , les m o t s et les s ignes en lieu et p lace des enjeux d e la croyance. L e j e u avec les images c o m m e dern ier recours , u l t ime contrat pos s ib l e avec le spec ta teur l o r sque cel les-ci n e font p lus s e n s , accélérer leur v i tesse d e c i rculat ion et chercher d a n s cette f rénésie la p a r a d e à la p a r e s s e d u specta teur .

F a i r e u n e p l ace a u spec t a t eu r ( toujours a u s ingu­lier) c ' es t s ans dou te , au jourd 'hu i , ralentir ce m o u v e ­m e n t afin qu ' i l p u i s s e mon te r à bo rd , s ' appropr i e r les i m a g e s et les s o n s qu i défilent devant lui. L e zapp ing , loin d 'ê tre le s igne d ' u n q u e l c o n q u e pouvoi r d u s p e c ­ta teur n ' e s t q u e la manifes ta t ion d e s o n i m p u i s s a n c e , le p rodui t d e s o n désarro i . L e s pa rcours offerts p a r les j e u x v idéo et les C D R O M ne p roposen t q u ' u n e liberté factice et i l lusoire : t racer s a route au gré de sa fantai­s ie o u d e s o n dés i r en s ' é m a n c i p a n t d u d i s c o u r s d u maî t re . D a n s l 'attrait d e ces nouvel les p ra t iques cul­turel les il serai t r éduc t eu r d e ne voir q u e le pouvo i r d e séduc t ion d ' une indust r ie . L e s idées son t en p h a s e avec u n e é p o q u e tout autant pa r leur con tenu q u e pa r les m o d e s s o u s couver t d e s q u e l s e l les c i rculent . L e s con tenus et les formes ont part ie l iée. Ecr i re p o u r d e s nouveaux m é d i a s ce n ' e s t p a s s eu l emen t écrire autre­ment , c ' es t aus s i écr i re aut re c h o s e .

L a m i s e en c a u s e d u d i s c o u r s d u maî t re n e suffit p a s à p r o d u i r e la m a î t r i s e d e s o n p r o p r e d i s c o u r s . P a s s e r d u refus à la cr i t ique c 'es t deveni r specta teur , env isager s o u d a i n le film qui e s t devan t mo i c o m m e u n film qu i s ' a d r e s s e à m o i et avec leque l le d i a logue devient p o s s i b l e . E n ce s e n s le c i n é m a s e fait toujours au m o i n s à deux : celui qu i filme (et s e s collaborateurs) e t celui qu i r egarde (avec toute s o n histoire de spec ta­teur).

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L i r e u n film c 'es t tout au tan t pro je ter s e s p r o p r e s m i s e s en s c è n e , réact iver s e s rêves et s e s d é s i r s q u e décrypter les intent ions de l 'Autre (l 'auteur), péné t re r s o n intimité.

U n c i n é m a q u i fait u n e p l a c e a u s p e c t a t e u r c ' e s t p e u t - ê t r e p o u r c o m m e n c e r d e s h i s t o i r e s d a n s l e s ­que l l e s j e peux rentrer, d e s h is to i res ( toujours s ingu­l iè res et un ive r se l l e s , d a t é e s et é te rne l les ) avec les ­quel les j e peux jouer . L'identification à u n personnage , la peur , le dési r , l 'at t irance o u la r épu l s ion - au tan t d e por tes p a r l e sque l l e s il m ' e s t d o n n é d 'ent rer d a n s u n film, p e r m i s d e j o u e r avec lui c o m m e à lui j o u e r avec mo i .

Il faudrai t s a n s d o u t e che rche r auss i d e c e côté là p o u r c o m p r e n d r e ce q u e p e u t représen te r la c inéphi-lie, la p a s s i o n q u e le c i n é m a a p u susci ter , les ha ines qu ' i l a fait surgir .

R i e n d e tout ce la n e serai t c o m p r é h e n s i b l e si le ci­n é m a n 'étai t q u ' u n d o m a i n e pa rmi d ' au t res d e la cul­tu re , s ' i l n 'é ta i t p a s d ' a b o r d u n e re la t ion tou te per­s o n n e l l e en t re le f i lm et c h a c u n d e s e s s p e c t a t e u r s , u n e re la t ion q u i v o u s e n g a g e tou t ent ier (à l ' o p p o s é d ' u n s imp le diver t issement) e t v o u s c o m p r o m e t .

C h a q u e c inéphi le , j u s q u ' a u p l u s exigeant , por te en lui u n e relation irrationnelle (de type amoureuse) à des films qui « ne le méritent pa s ». C 'es t le regard porté sur eux, qu i les r e n d beaux , inoub l i ab les , impor t an t s a u m o i n s p o u r mo i . Q u e ces r ega rds so ien t pa r t agés avec d ' au t res et c ' es t dé jà u n complo t , u n pac te secre t qu i m e lie d ' au tan t p l u s so l i demen t q u e s o n ob je t es t fra­gile-

Q u e l a c i n é p h i l i e s e p a r t a g e m a l ( o u a l o r s à que lques -uns ) n ' en fait p a s pour tan t u n e p ra t ique éli-t iste m ê m e si ce la p e u t l ' amener à flirter avec le dan­d y s m e . C e à quo i el le n o u s rappe l le c 'es t à cette vérité essent ie l le : le c i n é m a peu t attirer les foules ma i s il n e t o u c h e q u e d e s ind iv idus . L ' i ndus t r i a l i s a t i on d e s e s scénar ios ou à l ' inverse le repli auteuriste tendent , cha­cun d e leur côté , à la p roduc t ion d e fi lms qu i n e re ­qu iè ren t p lus d e spec ta teurs ma i s p lu tô t d e s c o n s o m -

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mateu r s . Qu ' i l s ' a g i s s e d e p rodu i t s des t inés au mar­ché le p lus large ou d e leurs p e n d a n t s cul turels v isant des s egmen t s d e marché ne change r ien à l 'entreprise. L ' e x p r e s s i o n m ê m e « m a r c h é de l 'art », si o n voit b i en ce qu ' e l l e dé s igne , es t peut-ê t re à remet t re en c a u s e . L ' a r t qu i s ' échange , s e vend , s 'évalue n ' e s t ce p a s dé jà pa rce qu ' i l appar t ien t à l 'univers d e la cul ture , fusse de façon prémonitoire et spéculative ? Aux côtés des té­lév is ions c o m m e r c i a l e s exis tent , ici e t là , d e s télévi­s ions cul ture l les , j a m a i s d e té lévis ion « a r t i s t iques ». D e m ê m e ex is ten t d e s su je t s « cu l tu re l s » ou e n c o r e u n e f açon cu l tu re l le d e t rai ter d e s su je t s re levan t a priori d ' au t res c h a m p s (le spor t pa r exemple) , ma i s ce qu i p révau t d a n s le t ra i tement d e ces sujets n ' e s t - ce p a s d ' a b o r d le regard d e l 'auteur (dans le mei l leur d e s cas) ?

Il n e s 'ag i t nu l l emen t d e p la ide r ici p o u r l 'efface­m e n t d e s a u t e u r s m a i s p lu tô t d e s ' i n t e r roge r s u r la p lace q u e ceux-ci font au specta teur , p a s aux spec ta ­teurs en tant q u e m a s s e à r a s semble r , quant i té m e s u ­rable (et d e p lus en p lus mesurée ) ma i s au regard d e c h a c u n d 'en t re eux, a u d i a logue d a n s le t e m p s d e la pro jec t ion et au de là d e celle-ci l o r s q u e les lumiè res s e ra l lument et q u e les rêves c o m m e n c e n t . Qu i p e u t a lors sou ten i r q u e le spec ta teur es t u n être p a s s i f d e ­vant ce qu' i l vient de voir ? Il es t poss ib le q u e l 'on n 'ai t p a s e n c o r e p r i s toute la d i m e n s i o n d ' u n e r e m a r q u e , qu i a pou r t an t d o n n é s o n titre à u n e é m i s s i o n litté­raire « L i r e c ' es t écr ire », q u e cel le fo rmulée u n j o u r par J e a n - L u c Goda rd - regarder u n film c 'es t déjà faire d u c i n é m a - r é sonne au jourd 'hu i enco re c o m m e u n e provocat ion. J ' y vois plutôt un respect rare p o u r le pu ­blic d e la par t d 'un au teur souvent a c c u s é d e s ' en m o ­quer q u a n d ce n 'es t pa s de le mépriser . Fa i re une p lace au spec ta teur , ce n ' e s t p a s le flatter, lui d o n n e r « ce qu ' i l a t tend » ma i s p lutôt l ' a imer en lui offrant en par­tage cela m ê m e qu' i l n 'osa i t désirer . T o u t au contraire, les films a t tendus , ceux qui arrivent toujours à po in t bâ t i s sen t leur succès a u p r è s d u pub l i c su r la sat isfac­tion min ima le d ' une d e m a n d e pauvre .

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Il y a u n e r i c h e s s e cer ta ine d u c i n é m a d o c u m e n ­taire en F r a n c e -essent iel lement grâce au rôle j o u é de­p u i s s e s or ig ines p a r Arte . A u de là de cette consta ta­t i on e n c o u r a g e a n t e e t p o u r a f f iner l ' a n a l y s e d e l a s i tuat ion, u n e t endance m e s e m b l e s 'affirmer d e p lus en p lus ne t tement (y c o m p r i s d a n s d e s fo rmes parfois les m o i n s in téressantes) : la con tamina t ion d u genre documen ta i r e p a r d e s p r o c é d é s j u s q u ' i c i réservés à la f ic t ion. P o u r ê t re j u s t e , il f audra i t p lu tô t d i r e l ong­t e m p s oubl iées p a r le documenta i re en dépi t m ê m e d e s a p r o p r e h i s t o i r e (F laher ty , E p s t e i n p o u r n e c i ter qu ' eux) .

C e qu ' i l faut en tendre ici p a r p r o c é d é s fictionnels c 'est d ' abord u n souci de la narration, de l 'histoire q u e le su je t n e fait p a s p a s s e r au s e c o n d p lan . R a c o n t e r u n e histoire au lieu de construire u n doss ier c 'est peut-être en tout p r e m i e r l ieu p e n s e r au t r emen t s o n rap­por t au spectateur , ne p a s le cons idérer c o m m e acqu is g râce a u sujet traité ma i s c o m m e devant tou jours être c o n q u i s pa r l 'h is to i re q u e le film racon te , c rée r d e s s u s p e n s e s autour d 'enjeux qui dema in paraî t ront peu t être dér i so i res ma i s qui d a n s le t e m p s d u film devien­nent la chose la p lus importante au m o n d e (Kiarostami p a r exemple) . L e c inéma documen ta i r e travaillant di­r ec tement s u r le réel on voit b i en p o u r q u o i il d i s p o s e p o u r ce la d ' a t ou t s s p é c i f i q u e s : s i le f i lm parv ien t à cons t ru i re ces enjeux, le fait m ê m e q u e ceux-ci so ien t éga lement des enjeux dans la réalité ne peu t q u e j o u e r dans le sens d e l 'élévation d e leur pu i s sance . Raconte r u n e histoire c 'es t s ' inventer u n interlocuteur et faire le film avec lui. E c o u t e r cette histoire c 'est faire résonner s o n imagina i re , le s t imuler g râce a u ve rbe d ' un autre . U n e histoire ce n ' e s t p a s u n e démons t ra t ion ma i s plu­tôt u n e mons t ra t ion qui n ' appe l l e p a s tant l ' acqu ies ­cement du spectateur q u e sa mise en mouvemen t (c'est aus s i ce q u e signifie le m o t émot ion) .

L e c inéma documenta i re a autant beso in d'histoires, d e p e r s o n n a g e s , d e d r a m a t i s a t i o n (au s e n s d e p r o ­g re s s ion et d e ry thme d u récit) q u e le c i n é m a fiction-nel a be so in d'effets de réel. L a s imple capta t ion de la

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vie , le t e m p s long , la p a r o l e d é s i n c a r n é e n e p rodu i ­sent r ien, en tout cas p a s d'effets d e réel auxque l s le spec ta teur p e u t croire et s ' accrocher .

D a n s leur extrême diversité, les films documenta i res qui font u n e p l a c e a u spec t a t eu r s o n t tou jours ceux qu i sat isfont à ces ex igences narrat ives. Racon te r u n e his toire c ' es t s u p p o s e r u n specta teur .

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« Té lév i s ion et p r i s o n » Lettres de spectateurs

« C e 2 2 m a r s 1997 était-il un j o u r auss i impor tan t q u e celui o ù A r m s t r o n g a m i s le p i ed su r la lune ? » s ' in­ter roge à la fin de sa l o n g u e lettre u n e d e s trois cen ts p e r s o n n e s p ré sen te s à la V i d é o t h è q u e d e Par i s p o u r ass i s te r à ce qu i était a n n o n c é c o m m e u n Débat en du­plex avec des détenus de la prison de La Santé sur le thème Télévision et Prison.

Cette v i s ioconférence , en direct e t du ran t p rè s d e quatre heures , fut en effet vécue a j u s t e titre par toutes les p e r s o n n e s p résen tes c o m m e u n e expér ience télé­visuelle extraordinaire, « un m o m e n t d e liberté ». D a n s les s e m a i n e s qu i on t suivi , n o m b r e u x furent ceux qu i , p a r m i c e s t é l é - spec t a t eu r s d ' u n j o u r , écr iv i rent a u x p r o t a g o n i s t e s d e ce t te man i fes ta t ion p o u r l eur faire par t d e leur émot ion , d e leurs ques t ions , de leurs dé ­couvertes. C e s lettres on t été réunies pa r Alain Moreau et nous avons pensé qu 'e l les avaient leur place ici p o u r contr ibuer à la réflexion su r la p lace d u spectateur . E n voici q u e l q u e s extraits, avec l ' a imable autor isa t ion d e leurs au teurs q u e n o u s t enons à remercier .

Afin d e b ien c o m p r e n d r e le con tenu d e ces lettres, r a p p e l o n s q u e , c o n ç u e p a r Maryse Bor re taz et A la in Moreau , Télévision et Prison es t u n e act ion qui s ' es t dé ­roulée p e n d a n t 18 m o i s avec un g r o u p e d e dé tenus d e la m a i s o n d 'arrêt d e L a S a n t é . L a réflexion por ta i t su r l 'explorat ion d e s r appor t s entre sys t èmes télévisuel et carcéra l , e t a été m e n é e n o t a m m e n t à t ravers les re-

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p r é s e n t a t i o n s t é lév i sue l l es d e la p r i s o n p a r s ix per­s o n n e s d é t e n u e s : B e r n a r d L e b o n , A z i d M e i d i n e , S l i m a n e R a h m o u n i , F a r o u k Senhad j i , B é n a m a r S i b a , F r a n c i s T e m p e r v i l l e , avec la pa r t i c ipa t i on d e J e a n -L o u i s C o m o l l i , J e a n - J a c q u e s D e l f o u r , J e a n - M i c h e l F r o d o n , Mar in K a r m i t z e t M a r i e - J o s é M o n d z a i n et Michel Su rya .

L e déba t , en dup lex et en pub l i c , d u 22 m a r s 1997, en réun issan t p a r écrans in te rposés ces pe r sonnes , les u n e s à L a S a n t é , l es aut res à la V i d é o t h è q u e d e Par i s , m a r q u a i t l ' a b o u t i s s e m e n t d e ce t te ré f lex ion e t u n e é tape supp lémen ta i r e du travail d 'expér imenta t ion té­lévisuel le m e n é à la p r i s o n d e L a S a n t é d e p u i s p lu ­s i e u r s a n n é e s . D a n s Parole obligée (Images documen­taires n ° 2 2 , 1995) et Amateurs à Vavant-garde : éloge de la vidéolettre (Images documentaires n ° 2 8 , 1997) A la in Moreau nous a déjà fait par t d e l 'évolution de ce travail.

S i g n a l o n s enfin q u e la t race audiovisuel le d e ce dé ­b a t es t en consul ta t ion p u b l i q u e à la V i d é o t h è q u e d e Par i s . U n film, Le dossier Télé/Prison, e t u n e pub l i ca ­t ion, Libertés de regard, son t éga lemen t en cours d 'éla­bora t ion .

A n n e S o a l h a t , écr iva in

L a u r e n t B a r b a t , s c u l p t e u r C e j o u r - l à , n o u s s o m m e s v e n u s s a n s état d ' â m e , e s ­comptan t s i m p l e m e n t ass is ter à ce qui n o u s était an­n o n c é , à savo i r u n d u p l e x q u i conf ron te l ' in té r ieur d 'une prison et l'extérieur. L'extérieur, c 'est à dire nous . Avec ce q u e cette posi t ion compor t e d 'à priori vis à vis d e l ' intérieur, d e la p r i son et d e s p e r s o n n e s dé tenues .

U n déba t d ' i dées o ù la b o n n e pa ro le aura i t été im­pl ic i tement d e not re côté .

Il s ' ag issa i t effectivement d ' u n e confrontat ion. E l l e a b i en eu l ieu m a i s p a s d a n s le s e n s q u e n o u s avions p révu . C'étai t s a n s c o m p t e r s u r l ' émot ion . E l l e s ' e s t n o u é e d è s l ' appa r i t i on s u r l ' é c ran d e s s ix h o m m e s , c h a c u n d 'entre eux p lus d y n a m i q u e q u e n o u s tous ré -

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unis d a n s la sal le . In s t an tanément n o u s s o m m e s p a s ­sé s d ' impor tan t s à impoten t s . Vo i re ca r rémen t e m p o ­tés , avec n o s idées toutes faites.

L e d i s p o s i t i f é ta i t a p p a r e m m e n t s i m p l e . S i x per­s o n n e s d é t e n u e s s u r l ' éc ran s ' en t re tena ien t avec six p e r s o n n e s (intellectuels et p ro fess ionne l s d e l ' audio­visuel) face à l 'écran. L e déba t por ta i t su r d e s extraits d e films ayant la p r i son p o u r t hème . S a n s s ' a p p e s a n ­tir sur son contenu, il suffit d e savoir q u e nous s o m m e s r e s t é s a s s i s p r è s d e q u a t r e h e u r e s . E t q u e le t e m p s n o u s a p a r u t rop court . D u r a n t tou t ce t e m p s , la ré­flexion d e ces h o m m e s en p r i s o n a l imenta i t cel le d e leurs p ro tagon is tes à la v idéo thèque . E t v ice-versa .

L ' in tégr i té et la j u s t e s s e des réac t ions pa rmi les d é ­t enus d e L a S a n t é donna ien t toute s o n intensi té à la rencontre . L e d isposi t i f d u déba t fonctionnait et b ien­tôt s o u s n o s yeux , l ' i nvers ion d e s rô l e s es t d e v e n u e manifes te .

C'étaient n o s propres interrogations qui résonnaient dans la b o u c h e des dé tenus . L a b o n n e paro le était dé ­so rma i s d a n s l 'autre c a m p . D e voyeurs n o u s s o m m e s p a s s é s a u statut de sujets vus . L ' é c r a n s 'es t t ransformé en miroir. E t nous avons basculé à travers l 'écran. Nous ét ions v e n u s specta teurs dubitatifs. N o u s s o m m e s sor­tis é m u s , t roublés et convert is .

Oui , n o u s en é t ions !

Na tha l i e B i g o r r e , c o m é d i e n n e J e dois avouer q u e j ' é t a i s arrivée à la v idéo thèque avec b e a u c o u p d ' à priori . F a t i g u é e , tr iste, j e m e d i sa i s s e ­c rè t emen t q u e j ' a l l a i s a s s i s t e r à u n é v é n e m e n t pa r i -s i ano-média t i co -mach in o ù q u e l q u e s intel los al laient s e d o n n e r b o n n e c o n s c i e n c e d 'y ass i s te r . Q u a n d e n p l u s , j ' a i vu la d i spos i t i on d e s t ab les et les p r e m i e r s intervenants s'installer, p o u r la moitié d 'entre eux et de m o n po in t d e vue , d o s au publ ic , au ma la i se intellec­tuel s ' e s t a jou té u n m a l a i s e p h y s i q u e . C o m m e n t u n é c h a n g e pouvai t - i l s é r i e u s e m e n t avoir l ieu ? L e tou t pa r éc ran in t e rposé . . .

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E t puis Alain Moreau a pris la parole, visiblement ému ou « traqueur » (ou les deux à la fois) et ça m ' a rassuré. J e m e suis dit : « L e mons ieur qui dirige le déba t et qui es t à l'initiative d e cette rencontre n 'es t pa s dans le brio, la bril lance, la représentat ion ; b re f il n 'es t pa s dans le si­mulacre ; les autres intervenants n o n p lus . O u f ! »

P u i s sur l 'écran, les dé t enus u n à un son t a p p a r u s . L ' u n d ' eux a m ê m e dit cette c h o s e très j o l i e : « Merci d 'ê t re venus ici (?) aus s i n o m b r e u x ». L à j ' a i c o m p r i s à quel point cette rencontre était extraordinaire, à quel p o i n t ce m o m e n t d e su r s i s d a n s leur vie d e d é t e n u s était important , et à que l point si tant est q u e j e veuille met t re m e s p r éoccupa t i ons et m e s a pr ior i d e côté , il allait s e p a s s e r q u e l q u e c h o s e d ' impor tan t p o u r mo i aus s i . C e qui s ' es t p a s s é . . .

E t très cur ieusement j e n 'ai p a s eu la sensat ion d 'as­s is ter à un déba t m a i s d'y par t ic iper ; b i en sû r anony­memen t , une parmi tant d 'autres , dans le s i lence, dans l ' é cou te . C ' e s t la p r e m i è r e c h o s e i m p o r t a n t e q u e j e vou la i s v o u s d i re . Malgré l es cont ra in tes t e c h n i q u e s qu i aura ient p u c lo i sonner en trois par t ies (personnes dé tenues , intervenants , public) l ' ensemble d e cette ré­u n i o n , il s ' e s t p r o d u i t u n pe t i t m i rac l e : les interve­nants dans la sal le , les dé tenus surtout, vous n o u s avez renvoyé, n o u s publ ic , à un rôle actif. E n bref, j e ne m e su i s sent ie à a u c u n m o m e n t seu le et pas s ive face à u n éc ran d e télévision. Il s ' es t p a s s é q u e l q u e chose , u n e vra ie r encon t r e p a r t a g é e , qu i n ' e s t p r o p r e n o r m a l e ­m e n t q u ' a u « s p e c t a c l e v ivant ». B e l l e p r o u e s s e hu­m a i n e et t echn ique !

U n e c h o s e m ' a b e a u c o u p f r a p p é e a u n i v e a u d e l ' image : le fait q u e les p e r s o n n e s dé t enues appara i s ­sen t à l ' écran avec ce léger déca lage , d a n s u n e i m a g e l é g è r e m e n t d i f f é r é e , a u r a l en t i , q u a s i i r r é e l l e . J ' a i t rouvé q u e , pa radoxa l emen t , ce la ne faisai t q u e ren­forcer le t e m p s et l ' e space b i en réels qu i n o u s sépa ­ra ient d 'e l les . Cet te i m a g e « r u g u e u s e » servai t la vé­rité d e l ' échange : n o u s n o u s pa r lons m a i s u n t e m p s et u n e s p a c e n o u s séparen t . I ls son t e n p r i son , n o u s , mo i , p a s . C e p h é n o m è n e , o n p e u t dire p h y s i q u e , pal-

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p a b l e , n e faisai t q u e renforcer le cô t é fragile , é p h é ­m è r e d e ce m o m e n t . E t toute s a force !

J ' a i été ex t rêmement impress ionnée p a r la haute te­n u e d u déba t e n g a g é d e par t e t d 'autre , tant au niveau d u con tenu q u e d e la forme. Sur tou t de la par t d e s d é ­tenus. S i j ' e s s a y e d ' imaginer (est-ce vraiment poss ib le ?) ce q u e cela veut dire d'être en pr ison (pour Bernard : 24 ans !) ce q u e cela peu t représenter d e souffrances et de frustrations, j e m e dis q u e l 'usage d e la parole doit être un exercice difficile. Alors être capab le c o m m e ils l 'ont tous fait d e prendre la parole pour rendre compte d 'une réf lexion p r o p r e à c h a c u n , ê t re c a p a b l e d ' ê t re d a n s l ' écou te p o u r q u e l ' é c h a n g e p u i s s e s e faire , ê t re ca ­p a b l e , m a l g r é le c a r ac t è r e ex t r ao rd ina i r e d e la ren­con t re , d e s e maî t r i se r a u n iveau d e l ' émot ion p o u r donner à entendre une parole jus te , a iguë et concentrée (sans n o n p lus br ider s a spontanéi té , m'a-t-il semblé ) , ça m ' a r endue muet te de r e spec t et d 'admira t ion.

E t ce la b ien sûr g râce à votre travail, é n o r m e et su r d e s a n n é e s . E t c ' e s t m a g n i f i q u e . G r â c e à ce t ravai l (donner la pa ro le -échanger -écou te r , etc.) j ' a i vu , en­t e n d u d e s h o m m e s q u i , b i e n q u ' e n dé t en t ion , s o n t l ibres d a n s leurs têtes, d ignes , debou t s , exerçant deux l iber tés essent ie l les : la l iberté d e p e n s e r et la l iber té d ' expres s ion . Ils m ' o n t renvoyée, v io l emmen t et sa lu-ta i rement , a u p e u d e cas et au p e u d ' u s a g e q u e j e fai­sa is d e ces m ê m e s l iber tés , mo i qu i su i s « d e h o r s ».

L a u r e n c e Pe t i t - Jouve t , r éa l i s a t r i ce Ç a m ' a fait pense r à ces « momen t s -cadeaux » qu i par­fois se p rodu isen t sur le tournage d 'un film d o c u m e n ­taire, lo r sque subi tement , s ans crier gare , ce q u ' o n est en train d e filmer s e m b l e « décol ler », grandir j u s q u ' à devenir p lus g rand q u e la vie, c o m m e pris en flagrant délit de légende . L e b rouhaha ordinaire du quot id ien semblai t s 'être tu pour laisser place à u n son clair, puis­sant, totalement subversif. L a vérité de la rencontre écla­tait. E t lorsqu' i l a fallu s e quitter et l 'écran s 'éteindre, la violence d e l ' instant m ' a p a r u insoutenable .

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S t e f a n H y r o n d e , r é a l i s a t e u r

C'était ass is ter à u n tour de mag ie , u n m o m e n t o ù l 'on se sen t vivre à travers la pa ro le vivante d e l 'autre . P a s u n m o m e n t où on se sent culturellement enrichi, spec-tacu la i rement satisfait et diverti m a i s p lu tô t o ù existe cette sollicitation ténue , réflexive, p réc ieuse , d u t emps s u r la c o n s c i e n c e . T o u t l ' i nve r se d e c e q u e v e u l e n t nous i m p o s e r les b l ab la t eu r s d e la K ô m m u n i c a t i o n , d e l ' in terHacKtivi té et d e l 'odieux-visuel .

Il y a cet te s e n s a t i o n t rès vivifiante d u t e m p s qu i s ' é c o u l e et c e à t r ave r s la p a r o l e , ce t te f o r m e d 'ex­p r e s s i o n c o m m u n e à t o u s . C e j o u r l à , a v a n t t o u t e c h o s e , j ' a i vu d e s g e n s parler. Ç a p e u t paraî t re s imple , m a i s les mo t s avaient cette fois la force d e s m o t s qui on t d u s e n s , de r r i è re l e s q u e l s vit e t p e n s e u n e per­s o n n e . A u t h e n t i q u e ! C h a q u e p e r s o n n e a v a i t s e s p r o p r e s mot s , s a p r o p r e express ion . R ien d 'un i forme. E t sur tout , s ans cette sensa t ion t rès r é p a n d u e d ' u n e p e n s é e faite d e b o i s , m e n s o n g è r e et i d é o l o g i q u e m e n t t rès m a r q u é e . D e la vraie subject ivi té !

Ce t aspec t là, il fallait le préparer , j e veux dire par là qu ' i l fallait c réer u n e vér i table s i tuat ion ; p o u r q u e la pa ro le s ' instal le , cont re le t e m p s figé d e la p r i son ; il fallait créer u n e s p a c e et u n t e m p s différents d a n s les­q u e l s l a p a r o l e , la v ra i e , ce l l e q u i p r e n d d u t e m p s , p u i s s e s ' installer. F ina l emen t u n « j e u » avec l ' e space : le d é b a t contenai t toute u n e rup tu re avec le t e m p s et l ' e s p a c e carcéral , g râce au j e u (tout à fait intelligent) su r l ' e space et su r l ' instal lat ion d 'un t e m p s d e pa ro le et d e p e n s é e rée l lement vécu . J ' i r a i j u s q u ' à voir d a n s cette rup ture u n e vér i table subve r s ion et u n d é p a s s e ­m e n t c r i t ique d ' u n p a n ent ier d e no t re o rgan i sa t ion sociale . S a u f erreur, j e crois q u ' u n tel événement (dans ces m ê m e s condi t ions) n ' a j a m a i s exis té .

E n effet, si ces ins tants on t é té p r e s q u e m a g i q u e s cela n e doit p a s tenir seu lement au dispositif, côté pri­son . J e crois q u e le travail opéra i t auss i complè t emen t su r not re m o n d e . . . p r é t endu l ibre. I m p o s s i b l e d e voir d a n s cet événemen t s eu l emen t la t r ansg res s ion de la

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pr i son . C e déba t ponc tue l touchai t d e pa r t et d 'au t re d e la l imite , fa isant ven i r la p r i s o n à n o u s ; n o u s al­l ions au devant de n o s p r o p r e s cha înes i d é o l o g i q u e s , tant cul turel les q u e po l i t iques , en u n mot , spec tacu­laires. C ' e s t p o u r q u o i cet événement ébranle n o n seu­lement les m u r s d e L a S a n t é ma i s a u s s i not re p r o p r e sol , s o u s n o s p i eds .

Cette approche crit ique s 'incarnait ce j o u r là, et d 'où sa force, dans u n écran télévisuel. A u fil d u débat , sous l ' écou lement d e la pa ro le vécue , l ' écran était i m a g e et a d i spa ru avec elle. A u dépar t , u n d i spos i t i f : u n pu ­bl ic , d e s in tervenants , u n écran , d e s dé t enus . V u d e la p r i son , l ' énoncé es t s e u l e m e n t inversé : d e s dé te ­n u s , u n é c r a n , d e s i n t e r v e n a n t s e t u n p u b l i c . E n q u e l q u e s minu tes , d e l a pa ro le , d e s i dées , d e s i m a g e s (prises s eu l emen t c o m m e vecteurs et ini t iateurs d e la parole) ; ç a coulai t tout seul .

L ' é c r a n devenai t u n e m e m b r a n e fragile, s i m p l e fe­nê t re ouver te s u r l ' au t re : l e s c a m é r a s , la rég ie é lec­t ron ique suppor ta ien t tout cela, r a m e n é e s au seul sta­tut de l 'outil , p r o l o n g e m e n t d u ges te et d e la p e n s é e . L e sujet e t l 'objet n 'é ta ient p a s , c o m m e la r e d o n d a n c e télévisuel le n o u s le mont re , le s u p p o r t audiovisue l d e lu i -même, ma i s b ien des t ranches de vie, d 'expér ience , d e m é m o i r e s , d ' i dées .

L a pa ro le , d a n s s a fo rme et d a n s s o n con tenu , s ' e s t faite a u s s i subvers ive . Il e s t p e u d ' endro i t s en ce m o ­m e n t o ù le t e m p s es t rée l lement pr is p o u r exposer , ré­fléchir, d i scu te r (et n o n d i spu te r . . . ) . S e m é n a g e r u n e du rée suffisante était l 'a tout i n d i s p e n s a b l e p o u r q u e les gens déve loppen t leur p e n s é e . Qua t re heures ! E t pour tant p o u r moi , l ' interruption es t arrivée t rop vite ; u n e j o u r n é e e n t i è r e n e m ' a u r a i t p a s s e m b l é e t r o p longue .

Q u a n t a u contenu , le fait d 'ut i l iser d e s extraits était j u d i c i e u x p o u r in t e rven i r e n c o n t r e - p o u v o i r s u r le contrô le méd ia t i que o u pol i t ique d e ces d o m a i n e s . A tous les niveaux, le géné r ique étant Télévision et Prison, l 'h is toire d u « film » devai t s e nour r i r d e cette c h o s e fragile et dange reuse : la représenta t ion. L e déba t s 'en

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es t nourr i s ans y accéde r ; b e a u par i ! O n a b i en vu le d é b a t décol ler et s 'é largir su r tout le c h a m p d e la fa­br ica t ion et d e l 'ut i l isation d e l ' image documen ta i r e . L e s p ièges d u t ragique, d u voyeur isme, d u contre-sens son t d 'autant p l u s affûtés q u e l 'on filme d a n s u n e pri­s o n . F i n a l e m e n t , l es g e n s , l es cond i t i ons n ' o n t r ien d 'except ionnel . C o m m e c h a q u e fois, c 'es t l 'acte d'aller p r end re l ' image d e q u e l q u ' u n qu i es t q u e l q u e part ex­cept ionnel , d a n s le s e n s o ù on ne peu t le p r e n d r e à la légère . L ' au t r e n ' e s t p a s u n e i m a g e .

S a n d r a Bech te l , r é g i s s e u s e d e t h é â t r e L e s ques t ions soulevées lors d u déba t m 'on t b e a u c o u p a p p r i s e t s u r t o u t é c l a i r ée s u r u n u n i v e r s q u e j e n e conna i s pa s . Azid a dit q u ' e n p r i son il y a u n mouve ­m e n t circulaire d e vie : on fait la m ê m e chose , on parle a u x m ê m e s p e r s o n n e s . C e d é b a t lui a p e r m i s d e re­t rouver son état d e citoyen et d ' échanger en toute li­ber té avec le m o n d e extérieur. C ' e s t é t range , car, d e m o n cô té , j ' a i r e s sen t i la m ê m e c h o s e . J ' a i e u accè s , l 'espace de quatre heures, à la parole d 'un lieu qui m 'es t fe rmé auss i et j ' a v a i s l ' impress ion au fur et à m e s u r e q u e tout devenait poss ib le . L e t emps s 'es t littéralement figé et toute u n e réflexion paral lè le s e mettai t en p lace d a n s m a tê te e n m ê m e t e m p s q u e l e s av i s s ' é c h a n ­gea ient en direct. C 'es t s eu lemen t l o r sque l 'écran s 'es t éteint q u e j ' a i p r i s consc i ence q u e n o u s n ' é t ions p a s vra iment e n s e m b l e et j ' a i ressent i u n e g rande frustra­t ion d e ne p a s pouvoi r poursu ivre ce m o m e n t .

B e r n a r d disa i t q u e l ' échange lui avait pe rmi s de re­s t ruc tu re r s o n l a n g a g e e t s a ré f lex ion . E t p o u r m o i a u s s i , ce d é b a t a p e r m i s d e révei l ler é g a l e m e n t cer­ta ins po in t s figés en moi qu i b l o q u e n t la c o m p r é h e n ­s ion d e s c h o s e s q u ' o n a p a s vécues . J ' a v a i s envie d e p o s e r b e a u c o u p d e ques t i ons aux dé t enus et aux in­tervenants p r é sen t s à la V i d é o t h è q u e d e Par i s .

J e dirais m ê m e q u e m o n rappor t à la télévision s 'es t t rans formé d e p u i s . J e su is p l u s méfiante à l ' égard d e s i m a g e s et j e n ' a l l ume p l u s l ' écran d e p e u r d ' a ss imi le r

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u n e réalité déformée, puisqu ' in terprétée . L a ques t ion : « c o m m e n t mon t re r le t e m p s avec u n e c a m é r a ? » qu i a été évoquée m ' a b e a u c o u p travaillée. D e m ê m e celle d e savoir si o n peu t es thé t i ser la souffrance. E n effet quel le regard doi t -on p o s e r sur la p r i son p u i s q u e cha­cun la vit à s a man iè re ? D e m ê m e qu ' i l n 'y a p a s d ' in­dividu-type à l 'extérieur. L ' i m a g e a le pouvoi r d e nor­m a l i s e r la p e n s é e et le fait d ' avo i r p u e n t e n d r e d e s pe r sonnes concernées pa r ces films réagir d i rec tement m ' a p e r m i s d e n e p a s res ter d a n s u n e c o n s o m m a t i o n pass ive d e ces images .

J e sa i s en tout cas q u e ce d é b a t a l a i s sé u n e t race p ro fonde e n mo i . S o u v e n t d e s p h r a s e s et d e s v i sages m e traversent dans m a vie quot idienne et font q u e m o n c o m p o r t e m e n t c h a n g e a u s s i . J ' a u r a i s s o u h a i t é q u e c h a q u e p e r s o n n e vivante p u i s s e ass i s te r à cet é c h a n g e car chacun en aurai t retiré u n e richesse indéniable . J e remerc ie d u fond d u c œ u r les p e r s o n n e s qu i on t per­mi s q u e ce m o m e n t existe .

S o p h i e D e l a g e , m o n t e u s e

L ' e n v i e d e par tager u n p e u d e m a m é m o i r e d u d é b a t à la V i d é o t h è q u e , p u i s q u e t race il y a en c h a c u n d e n o u s d e ces ins tants d e rare l iberté, d ' é change , d e pa­ro le vra ie : j u s t e s m o t s d e q u e l q u e c h o s e qu i n 'é ta i t p a s , p o u r u n e fois, j o u é d ' avance . S i m p l e m e n t et ex­cep t ionne l lement aus s i , u n e p lace faite à l 'autre p o u r lui permet t re d 'exister .

F a b i e n n e V a n s t e e n k i s t e , i n g é n i e u r

P o u r q u o i n ' y a i - j e d o n c j a m a i s p e n s é m o i - m ê m e ? P o u r q u o i ces réflexions en t endues d e la par t d ' un p e ­t i t g r o u p e d e d é t e n u s d e L a S a n t é , à p a r t i r d e s extraits d e films qu ' i l s on t chois i s , n e m'é ta ient -e l les p a s v e n u e s à l ' espr i t l o r s q u e j e les avais vus ? C a r j e les ai vus , ces films. E t puis j ' interviens en prison, auss i . A lo r s p o u r q u o i é ta is- je si aveugle ? U n e cer ta ine pa ­r e s se intel lectuelle n o u s p o u s s e à faire l ' é conomie d e

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l ' ana lyse , à l a i s s e r s i m p l e m e n t l ' émo t ion n o u s s u b ­merger , c o m m e à la vision d e cette fille pleurant à la ré­cept ion d ' une lettre dans le film d e Car ré . A u de là d u l ien entre té lévis ion et p r i son , u n déba t c o m m e celui d u 22 m a r s n o u s force à la réflexion su r les outi ls qu i font naî t re l ' émot ion , su r le j e u d e l ' identification au p e r s o n n a g e , su r le l angage d u documen ta i r e .

E t b ien sûr j ' a i été d ' au tan t p l u s su rp r i se q u e j ' a s ­soc ie le dé t enu à l 'autre , à q u e l q u ' u n d e néces sa i r e ­m e n t différent d e mo i , avec ce q u e la différence im­p l i q u e p r e s q u e toujours d a n s ce cas : l ' infériorité. E t p robab lemen t , le mo ind re mér i te de ce déba t aura é té d e faire évoluer no t re vis ion d u pr i sonnier , e n m ê m e t e m p s qu ' i l change la vis ion qu ' i l s ont sur eux -mêmes , p a r la m i s e e n va l eu r d ' u n e e x p é r i e n c e s p é c i f i q u e : l ' en fe rmement !

Michel Reilhac, d i r e c t e u r de la V i d é o t h è q u e de P a r i s J ' a i m i s p l u s i e u r s j o u r s a v a n t d e c h e r c h e r à c o m ­prendre pourquoi l 'émotion q u e j ' a i éprouvée au cours d e s qua t re h e u r e s d e ce dup lex avait é té si g rande .

Peut -ê t re q u e l ' in te l l igence d e ce q u e c h a q u e d é ­tenu disait soulignai t à quel point l 'aliénation se trouve d e s deux cô tés d e s m u r s d e la p r i son . P o u r u n e fois l ' i m a g e étai t a u s s i u n e v ra ie p a s s e r e l l e o ù ce qu i s e p a s s a i t était u n e forte v ibra t ion d ' h u m a n i t é , c rue et n o b l e . Il y ava i t d e la cha i r , d e l ' é p a i s s e u r à ce q u i s ' échangea i t c o m m e u n e m i s e à l ' épreuve d e n o s rai­s o n n e m e n t s et d i scours . J e m e su is senti ob l igé de m e confronter in t imement à m a p r o p r e a p p r é h e n s i o n d e la réali té.

V o u s m'avez a m e n é à m e reposer des ques t ions aux­que l l e s j e croyais avoir t rouvé d e s r é p o n s e s . E t ça n ' a p a s d e prix. J e v o u s en remerc ie .

Julien E m m a n u e l l i , m é d e c i n

P o u r m o i qu i n 'y conna i s p a s g r a n d c h o s e à pa r t c e q u e j ' e n t e n d dire généra lement , la p r i son es t un obje t

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flou, si ce n ' es t obscur , don t la surface, la part ie vis ible pour le publ ic fonctionne ju s t emen t c o m m e u n écran ; é c r an d e p r o t e c t i o n / é c r a n d e p r o j e c t i o n q u i s é p a r e d e u x un ive r s d o n t o n veu t croi re q u ' i l s n ' o n t r ien à voir.

D a n s cette perspec t ive et avec les a priori déc l inés c i - d e s s u s le d i spos i t i f d 'Ala in M o r e a u a j o u é u n rôle révélateur en subs t i tuan t la poss ib i l i té d ' un au t re re­ga rd aux reflets s i lencieux d e s m u r s d e la p r i son , en r emplaçan t l ' écran d e pro jec t ion p a r u n cadre d e m é ­diat ion é p h é m è r e et préc ieux.

E n t e n d r e et voir réagi r d e s g e n s d o n t on n e s o u p ­çonnait p a s qu ' i ls pu issen t vraiment « réagir », travailler la ques t ion d e l ' intérieur (et le d e d a n s d e la p r i son , et le d e d a n s de l 'être). Que l choc ! Que l l e s pe rspec t ives auss i ! Cet te nécess i t é d e faire s e n s d a n s u n p a r c o u r s déjà i n sensé , cette ex igence de p e n s e r la p r i son et s e s c o n d i t i o n s p o u r n e p a s ê t re c o m p l è t e m e n t d é t e n u , cette légèreté auss i , pa r moment , d é j o u e r avec la salle, de la p rendre à témoin ; s ans compte r ces fulgurances, é chappées de la pensée de certains d e ces h o m m e s qui s e racontent , bou leve r san tes d e j u s t e s s e .

B i e n s û r o n n ' o u b l i e p a s q u e c e s d é t e n u s s o n t là p o u r q u e l q u e chose , ma i s o n réal ise c o m m e n t chacun d ' eux « ut i l ise » s o n incarcéra t ion p o u r p e n s e r et re­p e n s e r s o n exis tence .

Voi là , j e n 'a i p a s b e s o i n d 'en di re p lus . J ' é t a i s seu­l emen t t ouché d 'avoir é té p résen t , pa rmi eux, ce j o u r là.

C a t h e r i n e L a u b i e r , e n s e i g n a n t e Habi tue l lement , l o r s q u e j e r ega rde u n déba t à la télé­v is ion , la d i spar i t ion d e s i m a g e s et d o n c d e s v i s a g e s n e p rovoque en moi aucune émot ion. A u c u n regret d e quitter ces pe r sonnes , aucune envie de leur dire au re­voir . L ' i m a g e s ' e f face , l a i s s e la p l a c e à d ' a u t r e s , o u j ' é t e in s le pos te en p e n s a n t q u e ce déba t aurait p u être m e n é p a r d 'au t res . U n d é b a t de p l u s . . .

A la V i d é o t h è q u e de Par i s le 22 m a r s , votre d i spa -

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r i t i o n s o u d a i n e d e l ' é c r a n , v o u s , A z i d , B é n a m a r , S l i m a n e , F a r o u k et Berna rd , fut au contraire u n e rup­t u r e . V o u s n ' é t i e z p a s s e u l e m e n t « a p p a r u s » s u r l ' éc ran , v o u s ét iez avec n o u s d a n s la sa l l e . U n e ren­cont re a eu l ieu m a i s n o u s n ' avons p a s p u v o u s d i re a u revoir.

C o m m e n t a v e z - v o u s d o n c t r a v e r s é l ' é c r a n ? C o m m e n t exp l iquer cette réel le p r é s e n c e et n o n - a p ­par i t ion ? V o s fortes pe rsonna l i t é s ? L e d i spos i t i f ? L a l o n g u e du rée ? L e dup lex n e p e u t à lui seu l r é p o n d r e à cette ques t ion car la m ê m e p résence se dégageai t d e s déba t s pro je tés d a n s la pet i te sa l le , la veil le et le len­d e m a i n . A l o r s s a n s d o u t e le d i s c o u r s , l ' au thent ic i té d ' u n e pa ro l e qu i sou lève d e s q u e s t i o n s essen t i e l l e s . P a s s e u l e m e n t c o m m e n t filmer la p r i son , m a i s c o m ­m e n t filmer les g e n s ?

L a ques t ion d e la c a m é r a q u e tu as p o s é e S l i m a n e ; pou rquo i censure r les v isages ? C o m m e n t filmer la cel­lu le s a n s violer u n terr i toire pr ivé , t rès in t ime ? C e s ques t ions por tant su r d e s s i tuat ions l imites , ex t rêmes , peuven t éga l emen t s e pose r , doivent être p o s é e s d a n s d e s si tuat ions p lus bana les et finalement p o u r tout do­cumen ta i r e qu i r e spec t e la d ign i té d e l ' h o m m e . D e s . ques t i ons q u e se p o s e n t s a n s dou te p e u d e té léspec­ta teurs .

L e déba t d u 22 mar s et tous les aut res q u e n o u s au­r o n s l ' occas ion , j ' e s p è r e , d e voir et d ' en t endre , s o n t u n e g r a n d e leçon d e réflexion p o u r ceux qu i j o u i s s e n t d e la l iberté d e circuler ma i s on t peut-ê t re p e r d u cel le d e p e n s e r à ces ques t ions d e la représenta t ion . Merci d 'ê t re venus à notre rencont re et d e n o u s avoir p o s é c e s ques t ions .

Guy Baudon, r é a l i s a t e u r Q u ' u n dialogue, u n e confrontation réelle, sans condes ­c e n d a n c e , p r o v o c a t i o n s ni « s t a r i s a t i on » d e p a r t e t d ' a u t r e d e l ' é c r an so i t p o s s i b l e , fut u n e rée l le n o u ­veauté média t ique . J a m a i s la télé n e pou r r a faire cela : la p lace sacro-sainte de l 'animateur, les d i scours ex ca-

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thedra d e s spéc ia l i s tes , le m a n q u e d e t e m p s et d e tra­vail con t inue ron t e n c o r e l o n g t e m p s à mal t ra i ter d e s « su je t s » ( thèmes e t p e r s o n n e s ) . P a r l e r su r . . . D o n c s ans i m a g e s .

D a n s le déba t d e s amed i , j ' a i vu d u respect , d e la li­b e r t é , d e s c o n v i c t i o n s , d u dés i r , d e la p e n s é e . D e s m o t s , d e la rés i s tance d e s mo t s , d e s exp re s s ions , d e s m i m i q u e s , d u j e u , n a i s s a i t d e l a P a r o l e . D o n c d e s i m a g e s .

U n e remarque concernant la p lace d u publ ic dans la sa l le , don t j ' é t a i s . N o u s n e pouv ions q u e n o u s identi­fier aux pe r sonnes d e la table ronde (même lieu, m ê m e p lace : devan t l 'écran) , face aux p r i sonn ie r s de r r iè re l 'écran. Cet te rup ture était inscr i te d a n s le disposit if . N o u s p o u v i o n s alors m e s u r e r et vivre la j u s t e d i s t ance n é c e s s a i r e à t o u t e c o m m u n i c a t i o n : j e n e s u i s p a s l ' a u t r e , l e s m o t s q u ' i l e m p l o i e m e r a p p r o c h e n t e t m'é loignent d e lui. E t j e pense à cette phrase d e Michel de Cer teau : « L e réel n ' émerge dans les mots q u e dans la m e s u r e o ù ils ar t iculent les di f férences entre inter­locuteurs réels ».

L e pub l i c fut à l ' év idence très act if duran t le déba t et il n 'é tai t p a s nécessa i r e à m o n avis d e lui d o n n e r la paro le . N o u s ass i s t ions à u n travail d e rencont re d o n t n o u s voy ions les en jeux, l es r i s q u e s d e t ous les ins ­tants , les rés i s tances , les fu lgurances . Difficile d 'y en­trer s a n s prépara t ion . Vo i r ce travail q u e vous m e n e z d e p u i s d e s a n n é e s , le recevoir était, à m e s yeux, fort r iche et suffisant, d a n s l ' instant.

L a réact ion d e cer ta ins d a n s la sal le était en totale contradiction avec ce q u ' o n venait de vivre. D é b o r d a n t le c ad re et le d i spos i t i f si du r et si b i en tenu p e n d a n t 3 h l 5 , c e u x qu i v o u l a i e n t p r e n d r e la p a r o l e n e p o u ­va ien t q u e c o m b l e r l e s m a n q u e s p o u r t a n t s i n é c e s ­sa i res et a c c e p t é s j u s q u e là. C o m m e n t ? E n m i m a n t l ' identification (on vient d o n n e r s o n t émo ignage , s o n v é c u . . . ) o u e n m o n t r a n t u n e o p p o s i t i o n (« c ' e s t d u show biz » ; « il n'y a pas de femmes », « vous avez choisi u n e ca tégor ie par t icul ière de dé t enus » . . . ) , c e qu i cor­r e s p o n d à la m ê m e a t t i tude . . . A m o n avis , la p a r o l e

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d o n n é e à la sa l le , si tel devai t être le cas , aurai t d û ve­nir a p r è s la c lô ture b ien m a r q u é e d u déba t . C h a c u n pouvan t a lors s ' expr imer (publ ic , m e m b r e d e la table ronde , pr i sonniers ) su r le d i spos i t i f et ce q u e celui-ci avait pe rmis .

Ceci dit, j ' a i eu la convict ion d 'ass is ter à u n e g rande p r e m i è r e et à u n par i r i s q u é et t enu . C e l a fait par t ie d e ces m o m e n t s rares qui la i ssen t d e s t races .

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Films

F i l m s analysés

*>La Fabrique desjuges ou les règles du jeu, Jul ie Bertucelli

^•Matti ke lal,fils de la terre, Elisabeth Leuvrey

» Nos amis de la Banque, Peter Ghappell

^•Pareven furmighi, Daniele Segre

^•Rolling, Peter Entell

®- To Sang F otostudio, J o h a n van der Keuken

^•La Vie de château, Jean-Yves Legrand

L a F a b r i q u e des j u g e s ou les règles du j eu

Réalisation : Julie Bertucelli. Auteurs : Julie Bertucelli, BernardRenucci. Production : Quark Productions, France 3, 1997. Distribution : Quark Productions. Vidéo, couleur, 68 min.

J u l i e B e r t u c c e l l i a su iv i avec sa caméra le parcours des p r o m o t i o n s 9 5 , 96 et 97 des « audi teurs de j u s ­tice », autrement dit des fu­turs magis t ra ts , é lèves de l 'Ecole Nationale de la Ma­gistrature. Réalisé entière­m e n t e n c i n é m a d i r e c t ,

sans commentaire , le film réussit à présenter clairement au spectateur la progression des deux ans et demi de sco­larité, de la rentrée solennelle j u s q u ' à l 'affectation du fonctionnaire dans son premier poste . Il faut savoir gré à tous ceux qui ont accepté de prendre part au film, car le résultat constitue un fascinant voyage au cœur de l'institution judiciaire, de la société française, et même, p lus profondément, au cœur de quest ions hu­maines et phi losophiques essentielles. Au regard « profane » du spectateur, s 'expose d 'emblée une jus t ice sacralisée, symbolisée dès la première scène du film (la cérémonie initiatique de la rentrée à l 'école) par les costumes, qui se déclinent en une subtile et in­compréhensible série de variations — imposantes robes rouges d 'apparat brodées de fourrure, ceintures de cou­leurs variées, etc. Qui dit costume dit mise en scène, et les novices qui posent en réajustant leur robe pour les photos ne vont pas tarder à devenir acteurs. Lor s de la première année, effectuée au siège de l 'Ecole à Bordeaux, ils s 'entraînent sous le regard de leurs en­seignants à maîtriser les différents rôles (président, avo­cat général. . .) de leur futur métier au cours de simula­tions de procès sur des cas déjà j u g é s . S é q u e n c e s non dénuées d 'humour où l 'autorité du j a rgon jur id ique se voit p la i samment contredi te par les hési tat ions ou les maladresses de débutants s t ressés. On remarque à l 'oc­casion que les élèves, i ssus pour la plupart de catégories

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aisées, ne sont pas exempts de préjugés quand ils doivent incarner des jus t ic iables socialement défavorisés. Mais, au-delà de la mise en scène, les enjeux sont graves, et c 'est au cours des stages de deuxième et troisième an­nées que les néophytes sont véritablement confrontés, à des postes divers de l'institution judiciaire, à la vie réelle et aux lourdes responsabi l i tés qui seront les leurs. Pro­b lèmes de sans-papiers , adolescents en danger, enfants déchirés entre leurs parents, violence d 'une société ma­lade à laquelle doit répondre la violence de la loi affir­m é e dès le d i scours d 'ouver ture : « V o u s êtes là pour faire un mét ier v io lent ». J u g e r devient un p r o b l è m e d 'homme, où chacun sur le terrain met en œuvre moins sa c o n n a i s s a n c e t e c h n i q u e d e s textes q u e s o n expé ­rience, ses interrogations, sa réflexion morale, et aussi — quoiqu'i l en soit de l ' indépendance de la magistrature — son positionnement politique. Choc d'avoir à trancher le cas d 'un étranger en situation irrégulière, étonnement de voir prononcer des peines tel lement différentes d 'une juridiction à l 'autre.. . L a confrontation des auditeurs de jus t ice avec les professionnels aguerris des générat ions précédentes est parfois difficile, quoique toujours cour­toise. Car l 'agrégation au système fonctionne en tension permanente avec l 'exercice d 'une authent ique liberté. Rien de mieux pour progresser dans la hiérarchie que d'écrire un beau réquisitoire, rien de plus maladroit dans un morceau d 'é loquence que d'« opposer le tribunal et le p a r q u e t ». L a magis t ra tu re se p résen te bel et b ien comme une caste avec ses tics de langage, ses rituels et ses privilèges, le cos tume étant finalement bien moins folklorique qu'i l n'y paraît.

« Soyez sereine, ayez de la rigueur, et cultivez votre in­dépendance », conclut le président d'un tribunal de pro­vince en accuei l lant sa j e u n e col lègue n o m m é e à son premier poste. Dans la belle scène finale, le film renvoit au spectateur, avec lucidité et une rare intelligence, des ques t i ons fondamenta les : c o m m e n t t rouver sa p l ace parmi ses pa i rs , et organiser sa p ropre mise en scène sans trahir sa consc ience , c o m m e n t j u g e r au n o m du peuple , mais avec sa propre personnali té ? L e film a obtenu le prix du Patrimoine décerné par le jury des Bibl iothèques au festival Cinéma du Réel 1998. M.L.

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Matt i ke lal , fils d e la terre

Réalisation : Elisabeth Leuvrey. Production et distribution : GREC, 1997. 35 mm, noir et blanc, 20 min. Sous-titré en français

Elisabeth Leuvrey résume a i n s i s o n p r e m i e r f i lm : « E n Inde , dans un quar­t i e r d u v i e u x D e l h i , u n homme se bat chaque j o u r sans relâche, contre l'his­t o i r e , c o n t r e l ' é p o q u e , c o n t r e les f a i b l e s s e s d e s h o m m e s , m a i s a u s s i

contre Dieu . Guru H a n u m a n a choisi d'offrir sa vie à son pays, aux enfants de son peuple . F o n d a t e u r d'une école, il enseigne la lutte aux orphelins des rues, la lutte traditionnelle kushti , celle qui se prat ique dans l'arène de boue , et celle de tous les j o u r s , de l 'homme face à son destin. R e n c o n t r e avec un h o m m e de quatre -v ing t -d ix -hu i t ans , né avec le s iècle, et nourri du sent iment de l ibé­ration pour l ' indépendance : une légende vivante de la lutte en Inde . » L e vieil h o m m e et la j e u n e c inéaste occidentale , pour­ra i t -on d i r e , met tant a ins i ce c o u r t - m é t r a g e s o u s le s igne de la résolut ion des contrastes . L a beauté p las­t ique du noir et b lanc ainsi que le travail sur la d i s so ­ciation de l ' image et du son font styl is t iquement écho à toutes les tens ions sub l imées par le maître , et à la vi­s ion du m o n d e qu'i l t r a n s m e t à s e s é lèves : la d isc i ­pl ine du corps est auss i disc ipl ine de l 'esprit, la force n'est rien sans la s a g e s s e , et la paix se conquiert par la rés is tance . R e m a r q u a b l e p o u r la qual i té de son écri ture c inéma­tograph ique (belle maîtr ise de la c a m é r a avec des gros p lans qui t iennent de l 'esthétique des manda las , mon­tage p o n c t u é par le rythme prenant des percuss ions ) , m a i s t o u t a u t a n t p o u r s o n a p p r o c h e d e la c u l t u r e or ienta le , le film a o b t e n u une m e n t i o n spéc ia l e du j u r y du Prix L o u i s Marcorel les au festival C i n é m a du Réel 1998. M . L .

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Nos a m i s d e la B a n q u e

Réalisation .Peter Chappell. Auteurs : GregLanning, Peter Chappell. Production : JBA Production, IBT, La Sept-Arte, Channel4, 1997. Distribution : JBA Productions. Vidéo, couleur, 90 min. Sous-titré en français

Nos amis de la Banque n'a pas été réalisé avec une caméra cachée. S u r des sujets sen­sibles et au plus au niveau politique, Peter Chappell a filmé des entretiens et des réunions, que l'on n'a pas l 'habitude de voir sur nos écrans aseptisés. Bien sûr le

film a été réalisé avec la complicité de la Banque Mondiale désireuse, avec une opération de communication intelli­gente, de faire connaître sa nouvelle politique en matière de développement. Mais tout de même le réalisateur a fait fort et il est parvenu à s'incruster, alors qu'habituellement, après les échanges de courtoisie devant les caméras, on fait sortir les journalistes. Peter Chappell non. Il est encore là quand commencent les discussions sérieuses. Certes tout n'est pas dans le film et l'on a par moments l'impression que les discussions seraient peut être moins courtoises sans enregistrement. Mais ce qui a été filmé permet d'avoir une idée précise des rapports de force et des stratégies des par­ties en présence. Il arrive même que les micros entendent des choses qui ne devraient pas être répétées aux personnes concernées et qui pourtant seront donc rendues publiques. Quel est l'enjeu de la partie ? Celle-ci se joue entre les pays riches qui contrôlent la Banque Mondiale et le FMI et un pays pauvre, l'Ouganda, récipiendaire des dons et des cré­dits. L'enjeu est politique. D'un côté, contrôler et orienter les choix politiques et économiques du gouvernement ou­gandais afin qu'ils se conforment aux attentes des deux or­ganismes financiers ; attentes multiples et changeantes se­lon l'orthodoxie du moment et les intérêts de l'Occident. De l'autre, défendre sa souveraineté et ne pas diminuer les moyens consacrés à la lutte contre une rébellion qui me­nace sérieusement le régime en place. Dans cette partie à épisodes les responsables de la Banque

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Mondiale ont le beau rôle, même si le président ougandais, démocratiquement élu, et son ministre des finances, res­tent tout au long du film des personnages positifs attachés à des valeurs que leurs interlocuteurs partagent. L e beau rôle parce qu' i ls défendent le budget de l 'enseignement contre celui des routes, l 'investissement productif contre l'achat d'armement, une banque centrale vertueuse contre une gabegie qui mine le budget de l'Etat. Aussi ont-ils ac­cepté de laisser filmer leurs réunions préparatoires, la mise au point de leur stratégie et leur analyse de la situation. Et les passages du film, où ces responsables étalent leur sa­voir-faire professionnel de diplomates aguerris, sont sans doute les plus ambigus et les plus intéressants. A quelles fins ces diplomates font-ils connaître par la médiation du film ce qui est normalement tenu secret ? S e seraient-ils fait en quelque sorte piéger par Peter Chappell ou bien sont-ils à ce point convaincus de la justesse de leur point de vue (qu'ils ne cessent d 'asséner aux responsables ougan­dais) qu'ils n'ont pas craint d'en révéler publiquement le côté un peu cuisine ? Ce film exceptionnel, qui est pas­sionnant de bout en bout, n 'a pas été tourné qu 'en Ou­ganda. L e s séquences filmées à Washington montrent les mêmes personnages mais dans un autre contexte et avec les préoccupations de fonctionnaires d'institutions inter­nationales qui ont aussi leurs problèmes internes comme par exemple gérer des rivalités. A .M.

Ce film a reçu un FIPA d'argent en 1998 (Biarritz) et le Prix des bibliothèques au festival Cinéma du réel 1998.

C o m m e d e s f o u r m i s

Réalisation : Daniele Segre. Production : I cammelli, Comune di Cavriago, Cooperativa Casa del popólo, 1997. Distribution : 1camelli. Vidéo, couleur, 35 min. Titre original : Pareven furmighi. Sous-titré en français

Dans la salle obscure, le faisceau lumineux du projecteur ef­fleure des visages attentifs, fixés sur l'écran : c'est le dispo­sitif à la fois très simple et fortement symbolique adopté par le réalisateur pour raconter une petite histoire de la

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grande Histoire. Ces inconnus qui sortent littéralement de l 'ombre, et ont droit à une place sur l'écran, sont des habi­tants de Cavriago, petit bourg de la plaine du Pô, et ce ci­néma est le leur. Ce tempio, tout à la fois centre d'anima­tion sociale et salle de bal, ils l'ont construit « brique après brique » de leur propres mains il y a près de cinquante ans. Récits des septuagénaires et photos vieillies évoquent cette belle aventure. Une petite ville forte de sa tradition com­muniste et fière de n'avoir pas cédé au fascisme, une jeu­nesse enthousiaste malgré les temps difficiles dans cette Italie ruinée et moralement brisée par la guerre, si bien dé­crite dans les plus beaux films du néo-réalisme. Ces films, qui les font encore frissonner, ils les comprenaient tout na­turellement parce que les histoires qui s'y vivaient ressem­blaient aux leurs. Comment s'étonner alors que, comme autrefois, la vie et le cinéma se mêlent : on repense à Riz amer, et l 'image nous montre une femme qui parle d'expé­rience de la condition éprouvante de la mondana, les pieds dans l'eau.

Quoique enraciné dans un contexte très local — le film est en dialecte, qu'il a fallu sous-titrer même en italien —, ce court-métrage, ponctué par des refrains populaires, porté par la fierté collective, la dignité du travail et l 'amour du ci­néma, dégage une chaleur communicative qui confirme après Dinamite* le talent de « sourcier » que Daniele Segre sait mettre au service de la parole ouvrière. M . L .

*Sur ce film, lire l 'analyse de J ean -Lou i s Comolli dans « L e miroir à deux faces », in Arrêt sur histoire, Edi t ions Centre Georges Pompidou, coll. Supplémentaires , 1997. (NDLR)

R o l l i n g

Réalisation : Peter Entell. Production : Catpics Coproductions, RTSR, 1997. Distribution : F for film. 35 mm, couleur, 93 min.

Circuler en ville avec des rollers est devenu un moyen de locomotion banal. A Lausanne c'est autre chose, le rolling décoiffe. Un sport spectaculaire qui peut auss i générer des émotions fortes. Dans les rues pentues de la ville il

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p e u t être un s p o r t de vi­tesse et d'adresse : survoler les escaliers, glisser debout sur les rampes métalliques, sauter les obstacles et sur­fer e n t r e p i é t o n s et voi ­tures. Bref, les adeptes des petites roulettes s'amusent b i e n . I l s s ' a m u s e n t d e s

r isques encourus et défient la police. Il s'agit d'une pas­sion qui s u p p o s e aussi exercices et entraînements dans des lieux plus éloignés des regards du public mais pas de celui de la caméra.

S'agit-il pour autant d'un reportage, dans le monde du fun et de la glisse, sur une de ces activités qui procurent des sensat ions ? Peter Entel l ne s'est p a s contenté de suivre de près les adeptes du rolling, il a choisi un per­sonnage, Ivano, dont il propose un portrait sous la forme d'une chronique nourrie d'un suivi pendant trois ans . Fi ls d'immigrés italiens, Ivano Gagl iardo est poseur de moquette au chômage. S a famille souhaiterait le voir s'in­tégrer à la société suisse dans les voies anonymes et ras­surantes de la normalité. L u i n'en a cure. Il se sent déjà suisse et ne soucie guère de conformisme. Il a adopté un look pas très petit-bourgeois et investit son énergie dans le rolling, sport de rue plus ou moins légal, activité lu­dique sans débouché professionnel. E t puis l'imprévu se produit . L e chômeur sans trop de souci de son avenir se fait une situation reconnue socia­lement. Suite à la diffusion d'une émission sur le rolling à la télévision suisse dont il est le principal protagoniste, il devient célèbre dans sa ville. Il épouse Emmanue l l e , une hôtesse de l'air, qui partage la m ê m e passion pour les patins et ouvre à Lausanne le magasin spécialisé dans les rollers. Cela devient l'histoire d'un homme sympa­thique et heureux de ce qui lui arrive. Ce qui n'est pas fréquent dans le documentaire. L a réussite le poursuit et les édiles décident de confier au couple, Ivano et E m m a ­nuelle, la responsabilité d'un centre municipal de rolling pour les j eunes . Tout est pour le mieux, dans la jo ie et l'exubérance, jusqu'au jour où quelque chose se détraque au royaume du rêve accompli. Rien ne va plus avec E m ­manuelle. L a communication est rompue et Ivano semble à la dérive.

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L'originalité de la réalisation tient beaucoup à la relation qui s'est établie entre le personnage et le film, et qui n'est pas celle que l'on trouve le plus communément dans le documentaire . El le est m a r q u é e par l ' implication per­sonnelle d'Ivano dans le tournage, avec lequel le réalisa­teur semble s'être installé dans une complicité. Il fait plus que se prêter au jeu , il j o u e avec la caméra et donne l'im­pression de se mettre lui-même en scène, confiant dans son personnage . Il sait, après le succès d'une première émission diffusée sur la télé suisse , que le film peut être bon p o u r son image et sa promot ion et il montre son meilleur profil. Il se comporte par moment comme un re­porter/journaliste dont le rôle est d'intéresser le plus pos­sible le spectateur et même de le faire participer. Cette attitude complaisante a auss i son revers. E n le laissant j o u e r son p r o p r e rôle le réal isateur n'a-t-il pas pris le risque de lui permettre de ne laisser voir et entendre que ce qui ne le dérange pas ? A la fin du film, lorsque les choses se compliquent avec sa femme, son rapport avec la caméra change. Il ne maîtrise plus ce qui lui arrive, étant dans un moment d'incertitude sur le futur immédiat. L e filmage et la présence des cinéastes ne vont plus de soi ; ils font intrusion. On se retrouve au fond dans la situation classique du documentaire, où la caméra s' impose (avec leur consentement) aux personnes filmées. Ivano est alors moins disert et il ne nous dit plus ce qui se passe pour lui, ni comment il en est arrivé à ce qui semble être la fin d'une relation enjouée et sans nuage avec sa femme. Une sorte de réveil avec gueule de bois.

Rolling est un film à plusieurs entrées : portrait, magazine sur un p h é n o m è n e de société, chronique du parcours d'un couple, illustration du rôle des médias , reportage sur un sport reconnu avec ses vedettes et son public. L e réalisateur associe alors son personnage à un phénomène col lect i f et f i lme les a f frontements officiels entre les meil leurs dans un concours international, où Ivano se t ransmue en héros local, dé fendant les couleurs de la Su i s se . L'originalité du film tient aussi à cette utilisation de registres différents. Peter Entell a une formation d'an­thropologue. Tout en tirant profit des ressources du por­trait et de la charge émotionnelle qu'il permet de faire passer , il s'est auss i préoccupé , en montrant les diffé­rentes facettes d'un parcours personnel et d'une réussite sociale, d'élargir son propos aux contextes familial, local

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et social qui sont aussi une part essentielle de la réalité. E t cette préoccupation explique peut-être cette multipli­cité de d iscours et de formes qui composen t le film. Il n 'en résulte pas pour autant un film décousu et attrape-tout ; le montage efficace dégage un p ropos clair et at­trayant pour la spectateur. A.M.

To S a n g F o t o s t u d i o

Réalisation :Johan van derKeuken. Production -.Allegri Produkties, NPS Televisie, 1997. Distribution : Idéale Audience. 16 mm, couleur, 35 min. Sous-titré en français.

« L a vie est un rêve » disait le commentaire de J o h a n van der Keuken à la fin du film Amsterdam Global Village. L a photographie aussi, semble-t-il dire en écho dans To Sang Fotostudio. Il y a, dans ce dernier film, comme un effet de reflet ou de double, de miniaturisation aussi . C'est l 'un de ces petits films formidables qui sont parfois refusés par les festivals (celui d 'Amsterdam par exemple), parce qu'ils semblent moins importants que les longs métrages. Pourtant on retrouve tous les thèmes de son film le plus long, mais concentrés ici par l'unité de lieu, dans un for­mat de 35 minutes. L 'endroi t qui focalise toutes les at­tentions, c 'est le studio photographique de Monsieur T o Sang , Chinois immigré à Amsterdam. C'est vers lui que convergent tous les itinéraires. L e rêve du cinéaste, c 'est d'imaginer que toutes les personnes travaillant dans cette rue puissent avoir le même « désir » de se faire photogra­phier dans cette bout ique . Entrant de plein pied dans l ' imaginaire, Johan van der Keuken provoque lui-même, par une idée de mise en scène , la rencontre des com­merçants avec le photographe. Toutes les ethnies sont re­présentées. Yolanda, la coiffeuse afro de Hollywood Hair, la famille Toksok propriétaire d'un restaurant turc, Harry le S u r i n a m i e n de l ' agence de voyage Capr i cho Tour , Sonja et Rabia qui tiennent un magasin d'alimentation, Cheeman , H o n g - K o n g a i s e qui travaille à la bi jouterie S a n g - S a n g , ou Shawar qui sert les clients dans un com­merce indo-pakistanais, font tous le déplacement vers le s tudio photographique . Mais auparavant ils nous sont

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présentés : des portraits sonores, constitués de quelques phrases clés (le style du cinéaste depuis Face Value) sont superposés aux portraits visuels et sonores de chaque per­sonne au travail, ou en attente du client. Des situations sans importance particulière où une phrase pourrait aussi bien être remplacée par une autre. « Peu importe ce qui se dit, c 'est bon puisqu ' i l parle » semble encore dire le cinéaste . M. T o S a n g , lui, maîtr ise mal la langue, c 'est donc van der Keuken qui prend la parole, évitant ainsi le cliché de l 'étranger type. Derrière chaque photographie, il y a le rêve de M. To Sang , celui de peindre. S a concep­tion des deux arts est un peu rétrograde (« la photographie est un art mineur, la peinture est un art majeur »). On est b ien loin de la posi t ion de J o h a n van der Keuken , lui aussi photographe depuis plus de quarante ans . L e s ré­flexions et les attitudes qu'il filme dans To Sang Fotostu-dio m o n t r e n t u n e c e r t a i n e d i s t a n c e e n t r e l e s d e u x hommes , une distance plus marquée que dans ses autres films. E n particulier, T o S a n g paraît presque caricatural dans ses désirs de portraitiste. Il fait poser ses clients dans des décors très kitchs : des affiches géantes (paysages de montagne, clochers, lacs et feuillages d'automne), des ri­deaux de couleurs vives, des objets singuliers (parfois un vase chinois, rempli de fleurs artificielles ou d'oranges en plast ique est posé à côté du sujet). L i To S a n g sait exac­tement ce qu'il veut (« Mettez-vous ici », « le pied autre­ment », « ne regardez pas l 'objectif »). Lorsqu ' i l est enfin satisfait, il dit : « J e la prends » ; Parfois les clients se re­biffent et expriment leur désir mais rien n'y fait, M. T o S a n g va où il le souhaite. Van der Keuken filme alors des att i tudes déconcer tées qui peuvent aller j u s q u ' a u fou-rire. Mais au bout du compte le cinéaste respecte ce rêve, il l ' adopte m ê m e dans la dernière s équence où M. T o S a n g et sa femme posent devant lui : la caméra se substi­tue alors à l 'appareil photographique et la distance qui s'était créée précédemment se trouve anéantie par cette proximité dans le travail. Comme T o Sang , van der Keu­ken crée sa propre réalité, même s'il en montre davan­tage la multiplicité dans des mouvements hétérogènes faits de déplacements, décadrages, recadrages. Dans Face Value, Johan van der Keuken filmait ses personnages à la manière d 'un portraitiste. Il accentue ici avec humour cette ambivalence qui lui est propre : il prend la place du photographe, mais la caméra est toujours là.

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To SangFotostudio est un film sur la photographie, sur le corps en mouvement , sur la ville, sur le rêve, présenté dans un double programme où apparaî t également « le film sur le film », Vivre avec ses yeux (réalisé par Ramon Gieling), qui lui aussi interroge l'idée du « vrai » dans le ci­néma « documentaire ». To Sang Fotostudio peut être aussi vu comme une réponse au poète néerlandais Bert Schierbeek qui, présentant l'ex­position de J o h a n van der Keuken à Utrecht en 1988, ré­cusait le concept de réalité. C'est ainsi qu'il évoquait les débuts de la photographie : des portraits dans des pay­sages enchantés où la réalité ressemblait à un rêve. « Rien ne sort de cette petite boîte que l'oeil ne voit » disait-il encore.

A près de soixante ans, J o h a n van der Keuken exprime de plus en plus clairement les limites de son travail. De­vant la « réalité » s ' interpose toujours un rêve : un rêve de photographe, un rêve de cinéaste. Comme une remise en cause de tout le processus . R .D.

L a Vie d e c h â t e a u

Réalisation : Jean-YvesLegrand. Production .-Pirouette Films, TV 10 Angers, 1997. Distribution : Pirouette Films. Vidéo, couleur, 50 min.

L e chalutier E o n an Hent a quitté les Sables d 'Olonne p o u r u n e c a m p a g n e d e pêche de quinze j o u r s au large de l'Irlande : unité de l ieu , d e t e m p s , d ' a c t i on , c o n t r a i n t e s t o u t e s c l a s ­s i q u e s à l ' i n t é r i eu r d e s ­quelles Jean-Yves Legrand

composé un film d 'une grande intensité en même temps que d 'une belle sobriété. Une image souvent rédui te aux l ignes essent ie l les , un son travaillé évoquent de façon très convaincante les sensa t ions phys iques de la vie à b o r d : la p r é sence de la mer, dans toutes ses couleurs et dans tous s e s états , les envols de mouet tes , la lourde chaîne et le po ids du

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chalut , les p i eds dans la g lace lors du tri du p o i s s o n . . . Ils sont quatre hommes , que la caméra approche dans leurs moments de travail et leurs moments de détente, au rythme des quarts : il y faut de la délicatesse, car D o ­minique, le patron, semble plutôt taciturne, et maintient sa distance vis-à-vis des trois hommes d'équipage, à peine plus enclins à la confidence. Dans cet univers gouverné par une routine précise et impersonnelle, symbolisée par le poste de pilotage hérissé d 'écrans, le réalisateur a su saisir, entre les ges tes répétitifs, les moment s où le si­l e n c e se fait r ê v e : u n visage qui scrute l 'horizon, le j eu des mouettes dans le si l lage. . .

U n incident (filet déchiré par un bateau passé trop près) viendra hélas ! rappeler que la réalité reste toujours me­naçante, et que le danger physique ou l 'accident maté­riel peut vite tourner à la catastrophe, surtout pour un artisan économiquement fragile. Pourquoi donc, en dépit de tout, malgré l 'opposition de familles souvent éprouvées par la mort de leurs proches, ont-ils « fait marin », accepté ces conditions de vie diffi­ciles, suppor té de quitter leur femme et de ne pas voir grandir leurs enfants ? Déterminisme de la lignée, ou plus mystérieusement appel du large, le film pose la question avec sensibilité et, surtout, sans grandiloquence. Ce film où la justesse s'allie à la poésie a obtenu une men­tion spéciale du jury des Bibliothèques au festival Cinéma du Réel 1998. M . L .

Adresses des producteurs et distributeurs

I cammelli Via Cordero di Pamparato 6, 10143 Turin, Italie

F for film 16, rue de l 'Ancienne Forge , 27120 Fonta ine-sous-Jouy

G R E C (Groupe de recherches et d 'essa is cinématogra­phiques) 14, rue Alexandre Parodi, 75010 Paris

Idéale Audience 6, rue de l 'Agent Bailly, 75009 Paris

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J B A Productions 37, rue de Turenne, 75003 Paris

Pirouette films 2 bis , rue Dupont de l 'Eure, 75020 Paris

Quark productions 22, rue du Petit Musc, 75004 Paris

A s ignaler

Sor t ies en sal les

— Mémoires d'immigrés, l'héritage maghrébin, réal. Yamina Benguigui , 1997 Distribution : Cara M (sortie Paris février 1998)

— Si bleu, si calme, El iane de Latour, 1996, l h20 Distribution : Noria Fi lms (sortie Paris ju in 1998)

Sor t ies en vidéo

— Corpus Christi, réal. Gérard Mordillât et Jé rôme Prieur, 1997, sept nouveaux épisodes de 52 min. Arte Vidéo, avril 1998. Un sixième livre (Résurrection) s'ajoute au coffret de cinq livres déjà parus , publ iés par Arte Edit ions et L e s Edi ­tions des Mille et Une Nuits.

— Sartre par lui-même, réal. Alexandre Astruc et Michel Contât , avec la par t ic ipat ion de S i m o n e de Beauvoi r , Jacques -Lauren t Bost, André Gorz, J e a n Pouillon. Pro­duction : Ina, Sodaperaga , 1976. 180 min. Edit ions Montparnasse, mai 1998. Fi lm tourné en février-mars 1972 ; la transcription inté­grale de la bande sonore du film a été publiée par les Edi­tions Gallimard, N R F , en 1977.

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Parti pris

M a r k e r m é m o i r e

(Cinémathèque F rança i se , 7 janvier - 1er février 1998)

Introduction par Chris. Marker

S'exposer à une rétrospective (même si le mot n 'est écrit nulle part) de son vivant n'est pardonnable que si l'on pro­fite de cette limousine qui vous est prêtée pour faire mon­ter quelques auto-stoppeurs. Et il n 'est pas illogique de faire figurer dans cette espèce d'autoportrait que trace à grandes lignes, willynilly, une sélection de vos films, ceux des autres qui vous ont marqué, nourri, stimulé. Ils font partie de vous, ils disent quelquefois plus sur vous que vous-même. S i (horrible idée) j e m'avisais d'écrire mon autobiographie, j e la commencerais sûrement par quelques lignes de Chateaubriand ou de Giraudoux parlant de leur enfance : elles seraient plus vraies que mes souvenirs.

A partir de là il fallait choisir, la liste des films qui m'ont marqué pouvant aisément remplir un an de programma­tion. J e n'allais tout de même pas révéler aux spectateurs de la Cinémathèque Hitchcock, Resnais, Borzage ou Tar­kovski . . . J ' a i donc convié à cette petite fête de famille quelques auteurs et quelques films peu ou mal connus, quand ce n 'es t pas carrément inconnus . A tous j e dois quelque chose : à Carroll Ballard, qu 'on peut se mettre dans la tête et les yeux d 'un chat ; à Alain Cuny, que la poésie qu'on porte en soi peut balayer les pièges de la tech­nique ; à Pelechian, que le lyrisme n'est pas affaire de mode ni d 'époque, et que la plus pure tradition du grand cinéma russe peut déboucher sur la totale modernité.

A Nicole Védrès, j e dois tout. Dire que Nicole, en deux films, m 'a appris que le ci­

néma n'était pas incompatible avec l'intelligence pourrait à bon droit relever d 'une incroyable prétention. Pour qui

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il se prend, celui-là ? L e s autres étaient idiots ? Donc, pré­cisons. Ce n'est pas l'intelligence des cinéastes qui est en cause, c'est l 'idée, peu courante à l 'époque, que l'intelli­gence pouvait être le matériau de base , la matière brute à laquelle commentaire et montage s'attaquent pour en ex­traire un objet appe lé film. J ' a p p e l l e à la r e scousse ce maître de la litote qu'était Charles de Gaulle : « Parfois les militaires, s 'exagérant l ' impuissance relative de l'intelli­gence , négl igent de s 'en servir. » O n peut lire « les ci­néastes ». Quel taon avait piqué le cher Mocky pour s'ex­clamer, sur le plateau de Nulle Part Ailleurs : « Faire des films intelligents, c 'est du racisme ! » ? (Ça ne lui a pas porté bonheur, il a fait encore moins d'entrées que Level Five, c 'est dire...). Peut-être faut-il simplement débarras­ser le mot intelligence de cette valeur ajoutée qui la sur­es t ime ou la sous-es t ime , et la cons idérer s implement comme une catégorie de l 'esthétique, à partir de laquelle on peut concevoir que le cinéma n'est pas seulement l'hé­ritier du roman et du théâtre, plus rarement du poème, qu'il peut aussi procéder de l 'essai — et qu'évidemment, comme en librairie, il peut y avoir de très mauvais essais. Tout cela paraît banal aujourd'hui. Avant Paris 1900 et La Vie commence demain ce ne l'était pas du tout.

Avec le portrait qui précède son film, on verra aussi quelle femme était Nicole Védrès, et en prime on éprou­vera, j ' imagine , comme j e l'ai éprouvé moi-même en re­voyant ce petit sujet de 1964, un souffle de nostalgie : « Un jour, la télévision, c'était ça . . . »

Godard, en revanche, n'est pas exactement un inconnu. Mais il se trouve que Puissances de la parole, un moyen mé­trage de c o m m a n d e pour F rance Té lécom, n ' a pas été montré aussi souvent que d'autres de ses essais . Car lui l 'a bien réinventée cette catégorie, et même si ses films fracassent allègrement les canons de la fiction, il y a dans son travail toute une ligne en marge de la dramaturgie, fut-elle marg ina le e l l e -même, une marge de la marge qu'égoïstement j ' a i m e encore mieux que l'autre. J e pré­fère Scénario du film Passion à Passion, et pourtant j ' a ime Passion. E t à la minute où j ' écr i s ceci j e me dis une fois de plus qu'i l est parfaitement absurde de « préférer » quoi que ce soit chez Jean -Luc , ou plus exactement cette pré­férence qui peut aller pour d'autres j u s q u ' à l'élimination de certains titres au profit des titres élus, n 'est qu 'une af­faire de goût et de couleurs bien superficielle : l 'essentiel

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de l 'œuvre est ailleurs, dans une cohérence qu 'on doit ac­cepter en bloc, comme la Révolution selon Clemenceau. Un Godard est un Godard comme un Van Gogh est un Van Gogh, il y en a qu 'on accrocherait volontiers chez soi, d'autres pas, ils sont tous unis dans le même bloc. Ce n'est pas une quest ion de style, notion appl icable à d 'autres écr i tures c i n é m a t o g r a p h i q u e s , c ' e s t une ques t ion de touche, et il es t probablement le seul cinéaste dont on peut dire cela.

J 'a joute qu'il m 'a paru amusant de faire se retrouver l 'espace d'un instant (et sans tricher sur le thème : l'épi­sode Logos de L'Héritage de la Chouette, Poto et Cabengo de Gorin et Puissances de la parole tiennent fort logiquement ensemble) les deux complices de ce qui fut aux années glorieuses de l 'après-68 le Groupe Dziga Vertov. Gorin, exfiltré aux Etats-Unis, a suivi une trajectoire originale qui l 'a mené des cuisines à?Apocalypse Now à une chaire de S a n Diego, d 'où il nous envoie maintenant ses propres essais , rarement montrés à la télévision. Encore un qui travaille sur l 'intelligence. Poto et Cabengo, c 'est l'inven­tion du langage par les Katzenjammer Kids sous l'œil de Lewis Carroll.

Avec Cuny, j e veux essayer de réparer une injustice. L Annonce faite à Marie, ce film qu'il a porté pendant des années au milieu de tous les orages imaginables, face à des difficultés pratiques qui auraient découragé même un professionnel aguerri, lui qui ignorait tout de la technique l'a tiré du chaos originel avec une force de démiurge. Il a obtenu de ses collaborateurs, au premier rang desquels C a t h e r i n e B ine t , e t p a r l ' in tens i té d e s a p a s s i o n , ce « meilleur de soi-même » qu'obtiennent seulement d'ha­bitude, les maîtres chevronnés. Après tant de temps et tant d'obstacles, tout le monde s'attendait à une œuvre at­t achan te m a i s i n a b o u t i e . E t on a r e n c o n t r é un c h e f d'œuvre. Certains l'ont reconnu tout de suite, à d'autres il a fallu du temps. On se réjouissait de lire dans un hebdo­madaire, lors de sa diffusion à la télévision en 1996 « on y savoure peu à peu la beauté d'un silence, la magie d 'un banal objet, on y découvre la charge spirituelle des choses et des êtres ». Pourquoi avait-il fallu lire sous la m ê m e plume, lors de la sortie en salle en 1991 « bric-à-brac d'une moderni té déjà vieillotte, à la fois d 'une maladresse et d 'une prétention r idicules ». . .(Ceci b ien entendu sans l 'ombre d'un regret ou d 'une autocritique, chez ces gens-

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là monsieur on ne s'autocritique pas , oh non. E t on vou­drait que les communis te s demanden t pardon . . . ) . Cet exemple serait simplement pittoresque si l 'échec de Y An­nonce n'avait pas j oué un rôle dans le désespoir qui habi­tait Cuny au moment de sa mort. Que cette projection-ci soit un petit cierge au bord d 'une prière universelle et j a ­mais épuisée : « Seigneur, protégez-nous des imbéciles ».

Quant à mes propres films, j e n'ai pas envie d'en dire grand'chose. Depuis longtemps j e limite le choix des pro­grammes qu 'on a la bonté de ma consacrer aux travaux d 'après 1962, année du Joli Mai et de la Jetée, et comme cette préhistoire inclut des titres concernant l ' U R S S , la Chine et Cuba, j ' a i capté ici ou là, avec l 'émouvante em­pathie qui caractérise la vie intellectuelle contemporaine, l 'idée qu 'en fait c'était une manière de faire oublier des enthousiasmes de jeunesse — appelons les choses par leur nom : une autocensure rétrospective. Never explain, never complain ayant toujours été ma devise, j e n'ai j amais cru utile de m'expliquer là-dessus, mais puisque l 'occasion se présente, autant le dire une bonne fois : j e ne retire ni ne regrette rien de ces films en leur temps et lieu. S u r ces sujets j ' a i balisé mon chemin le plus clairement que j ' a i pu, et Le Fond de l'air est rouge tente d'en être une hon­nête synthèse. Mais ici c'est de cinématographie qu'il s'agit, et dire de la mienne qu'en ces temps anciens elle était ru-dimentaire serait une litote digne du général de Gaulle. D 'où le piège : pour bien montrer que j e ne retire ni ne re­grette rien, infliger mes brouillons à un public qui se fiche complètement des règlements de compte historiques ? L a réponse est non. Personne ne fait grief à Cocteau de ne p a s avoir r epub l ié La Lampe d'Aladin, ni à Zemlinski d'avoir mis au rencart sa première symphonie après une seule exécution... On a le droit d'apprendre, il n'est pas in­dispensable d'étaler les étapes de son apprentissage. Même si — et c'est la seule chose que j ' e spè re encore — on n 'a jamais fini d 'apprendre.

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Séance 1 POUR UN AUTRE TEMPS

L a J e t é e réal. Chris. Marker France, 1962, 26 min. Avec Hélène Châtelain, Davos Hanich. Après la destruction de Paris, un homme est choisi pour voyager dans le temps et appeler le passé et le futur au secours du présent.

L ' A r m é e des douze s inges (Twelve Monkeys) réal. Terry Gilliam Etats-Unis, 1996,125 min. Avec Bruce Willis, Madeleine Stowe, Brad Pitt. Enfermé dans un asile, un homme prétend venir du futur pour sauver l'humanité d'un terrible virus.

Séance 2 POUR N I C O L E

L 'Hér i t age de la Chouet te 1. Sympos ium ou les idées reçues réal. Chris Marker France , 1989, 26 min.

Portrai t de Nicole Védrès réal. Roger Boussinot France , 1964 Emission réalisée dans le cadre de la série Démons et merveilles pour l'ORTF.

L a Vie commence demain réal. Nicole Védrès France, 1950, 87 min. Avec Jean-Pierre Aumont , André Labarthe, J ean Rostand, André Gide, L e Corbusier, Picasso, Jean-Paul Sartre. Un journaliste suit un jeune provincialpour mener une enquête sur la vie de demain.

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Séance 3 POUR L E S FEMMES-CHATS

L 'Hér i t age de la Chouet te

2. Olympisme ou la Grèce imaginaire

T h e Périls o f Prisci l la réal. Caroll Ballard Les errances d'une chatte, filmée en caméra subjective.

L a Pivoine rouge (Hibotan Bakuto-Hanafuda Shobu) réal. Kato Tai J apon , 1969, 98 min. Avec J u n k o Fuji, Ken Takakura, Kanjuro Arashi , Asao Koike, Tomisaburo Wakayama. Dans une lointaine province, Oryo, surnommée la Pivoine rouge, doit affronter avec l'aide d'un samouraï déchu une bande dirigée parKimbara, bandit sans foi ni loi.

Séance 4 POUR L E S PLUS NOMRREUX

L 'Hér i t age de la Chouet te

3. Démocrat ie ou la Cité des songes

L e Jo l i Mai réal. Chris. Marker et Pierre L h o m m e France , 1962,163 min. Musique de Michel Legrand. Commentaire dit par Yves Montand. Première partie : Prière sur la tour Eiffel Deuxième partie : Le Retour de Fantômas

Séance 5 POUR UNE AUTRE HISTOIRE

L 'Hér i t age de la Chouet te

4. Nostalgie ou le Retour impossible

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A bientôt j ' e s p è r e réal. Chris Marker et Mario Marret France , 1968, 55 min. La grève des ouvriers de la Rhodiaceta.

C a m é r a III France, 1968 magazine télévisé, débat télévisé

2084 (Centenaire du syndicalisme) réal. Chris. Marker avec le groupe confédéral audiovisuel C F D T France, 1984 ,10 min. Commentaire dit par François Périer

L a S ix ième F a c e du Pen tagone réal. Chris. Marker et François Reichenbach France, 1968, 28 min. La marche d'octobre 1967 sur le Pentagone.

L ' A m b a s s a d e réal. Chris. Marker France, 1973, 20 min. Fragments defilms super-8, trouvés dans une ambassade après un coup d'état.

Séance 6 POUR L E S RRISURES

L 'Hér i t age de la Chouet te 5. Amnésie ou le S e n s de l 'Histoire

L e F o n d de l 'air est rouge réal. Chris. Marker France , 1977, nouvelle version réalisée par Chris. Marker à l 'occasion de la rétrospective. Avec les voix de S imone Signoret , François Périer, Yves Montand, Jo rge Semprun . Première partie : Les main fragiles Deuxième partie : Les mains coupées Montage de documents couvrant la période 1967-1977, de la guerre du Viêt-nam à l'assassinat d'Attende.

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Séance 7 POUR L E S CHIFFRES ET L E S RETES

L'Héritage de la Chouette 6. Mathématiques ou l 'Empire des signes

Slon-Tango réal. Chris. Marker France , 1993, 4 min.

Rythmetic réal. Norman McLaren Canada, 1956, 8 min. Une danse des chiffres.

Le Merle réal. Norman McLaren Canada, 1958, 4 min. Au rythme d'une ancienne chanson folklorique, un merle se métamorphose.

L e Hérisson dans le brouillard (Iojik v Toumanie) réal. Youri Norstein U R S S , 1975 ,10 min. Un petit hérisson se rendant chez son ami Ourson tombe dans une rivière.

Les Saisons réal. Artavazd Pelechian U R S S / A r m é n i e , 1972, 35 min. Des bergers et leurs bêtes, pris dans un torrent. Des paysans, dévalant la pente d'une montagne ou fuyant devant des meules de foin. L'agencement des plans, cependant, fait que « dans un point du montage à distance, on peut faire entrer tout l'univers. » (Pelechian)

Séance 8 POUR L E GROUPE DZIGA VERTOV

L'Héritage de la Chouette 7. Logomachie ou les Mots de la tribu

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Poto et Cabengo réal. Jean-Pierre Gorin Etats-Unis, 1976, 76 min. Deux petites jumelles, qui se sont surnommées mutuellement Poto et Cabengo, ont-elles inventé un nouveau langage ? Le film est une enquête consacrée à la résolution de cette énigme.

Puissances de la parole réal. J e a n - L u c Godard France , 1988, 25 min. Edgar Poe, César Frank, Léonard Cohen, MaxErnstet L e Facteur sonne toujours deux fois appelésparJLGpour illustrer le mystère de la communication.

Séance 9 POUR FAIRE CHANTER L E S MORTS

L'Héritage de la chouette 9. Musique ou l 'Espace du dedans

Le Tombeau d'Alexandre réal. Chris. Marker France, 1993, 2 x 52 min. Incroyablement oublié pendant des années, le grand cinéaste Alexandre Medvedkine était né en 1900, mort en 1989. A tirer sur cefil, c 'est toute l'histoire de l'URSS qui se dévide.

Chat écoutant la musique réal. Chris. Marker France, 1990, 3 min. Guillaume-en-Egypte, chat mélomane, écoute Pajaro triste de Federico Monpou.

Séance 10 POUR J U L E S V E R N E E T S E S ENFANTS

L'Héritage de la Chouette 9. Cosmogonie ou l 'Usage du Monde

Junkopia (San Francisco) réal. Chris Marker France, 1981, 6 min. César du meilleur documentaire 1983.

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Sans soleil réal. Chris. Marker France , 1982,100 min. Texte dit par Florence Delay. Du Japon en Guinée-Buissau, en passant par l'Ile-de-France, rêverie d'un cameraman solitaire.

Séance 11 POUR LA SUITE DU MUR

L'Héritage de la Chouette 10. Mythologie ou la Vérité du mensonge

Détour, Ceaucescu réal. Chris. Marker France 1989, 8 min.

Berliner Ballade réal. Chris. Marker France , 1990, 29 min. Autour de la première élection libre à Berlin-Est, après la chute du mur. Emiss ion de la série d 'Antenne 2, Envoyé spécial.

Le 20 heures dans les camps réal. Chris. Marker France , 1993, 28 min. Commentaire dit par François Périer, Catherine Belkhodja, Mathieu Kassovitz. Les réfugiés bosniaques du camp de Roska prennent en main leur information télévisée.

Casque bleu réal. Chris. Marker France , 1995, 26 min. Témoignage lucide de François Crémieux, casque bleu en 1994 dans la poche de Bihac.

Séance 12 POUR UN VISITEUR DU SOIR

L'Héritage de la chouette 11. Mysogynie ou les Pièges du désir

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L'Annonce faite à Marie réal. Alain Cuny France/Canada, 1990, 91 min. D 'après Paul Claudel. Avec Roberto Benavente, Christelle Challab, Alain Cuny, Ulrika Jons son , J ean des Ligneris . Claudel adapté par Cuny, la rencontre de deux poètes.

Séance 13 POUR E L L E , POUR LUI

L'Héritage de la chouette 12. Tragédie ou l 'Illusion de la mort

La Solitude du chanteur de fond (Portrait d 'Yves Montand) réal. Chris. Marker France, 1974, 60 min. En 1974, la préparation du concert d'Yves Montand au profit des réfugiés chiliens.

Mémoires pour Simone réal. Chris. Marker France , 1985, 65 min.

Séance 14 POUR EN FINIR

L'Héritage de la chouette 13. Philosophie ou le Tr iomphe de la chouette

Level Five réal. Chris. Marker France, 1996,106 min. Avec Catherine Belkhodja Concerto d'amour et de mort pourfemme seule et ordinateur obligé.

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I M A G E S documentaires

D l R K C T R l C K DK LA PUBLICATION : Marie-Claire Amblard

C O M I T É DK RÉDACTION : Catherine Blangonnet, Gérald Collas,

Jean-Louis Comolli, François Niney, Annick Peigné-Giuly.

C O O R D I N A T I O N : Catherine Blangonnet

C O N C K P T I O N CRAPll lQUK : Jérôme Oudin / Design dept.

Ont participé également à ce numéro : Robin Dereux (RD),

Monique Laroze (ML), Alain Moreau, Alain Morel (AM)..

Association Images documentaires S l K G K S O C I A L : 9, rue Monte Cristo, 75020 Paris A D M I N I S T R A T I O N KT RÉDACTION DK LA RKVUK:

26, rue du Cdt Mouchotte (Kno)75oi4 Paris

V K N T K S AU NUMÉRO KT ABONNKMKNTS : Dif Pop', 21 ter, rue Voltaire, 76011 Paris

T E L : 0140 24 2 1 3 i , F A X : 0 1 4 3 72 i5 77 IMPRIMKUR : Expressions 9, cité Beauharnais, 75011 Paris

D É P Ô T L É G A L : 2ème trimestre 1998 Numéro I S S N : 1146-1756

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à envoyer à DiPPop', 21, ter, rue Voltaire, 75011 Paris.

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1 5 (199'̂ ) C h r i s . M a r k e r (épuisé)

1 6 (1994) C i n é m a <hi réel

1 7 (1994) L e m o n t a g e (épuisé)

1 8 / 1 9 (1994) M a r c e l O p h u l s

2 0 ( 1995) R e to u r s 11 r i m a g e s

2 1 (1995) L e c i n é m a d i r e c t , e t a p r è s ? (épuisé)

EU (199.5) L a p a r o l e filmée

2 3 (1995) F i l m e r l ' e n n e m i ?

2 4 (1996) F i l m e r le travai l

2 5 (1996) L e s i n g u l i e r

2 6 / 2 7 (1997) K e n L o a c h

2 8 (!997) I m a § > e s d ' a m a t e u r s

2 9 / 3 0 (1997) J o h a n van (1er K c u k c n

I S S N : I I 4 6 - I 7 5 6 60 f r a n c s