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MAURICE MERLEAU-PONTY

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  • MAURICE MERLEAU-PONTY

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  • Cet ouvrage a bn ci du concours de : Stphanie Dupuy pour Psychologies . Philosophe, elle prpare une thse en histoire des sciences, intitule La science de lmotion en France, 1950-1920 ; Mal Renouard pour Littrature . Philosophe, il a publi un essai sur Julien Gracq, Lil et lAttente (Jos Corti, 2003), et prpare une thse sur La rminiscence et la mlancolie . Stphanie Mnas pour la documentation et la chronologie. Philosophe, on lui doit davoir transcrit les manuscrits de Merleau-Ponty et contribu leur dition sous la direction de Claude Lefort. Elle est lauteur dune thse sur Merleau-Ponty et lart moderne : Passivit et Cration (Puf, 2003).

    dpf association pour la di{usion de la pense franaise Ministre des A{aires trangresDirection gnrale de la coopration internationaleet du dveloppementDirection de la coopration culturelle et du franaisDivision de lcrit et des mdiathquesCet ouvrage est aussidisp onible sur www.adpf.asso.frIsbn 2-914935-39-0

    dpf association pour la di{usion de la pense franaise 6, rue Ferrus 75014 Paris + [email protected] Janvier 2005 dpf ministre des A{aires trangres

    A A U T E U R S

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  • Chacun de ses livres est sourdement travaill par le ferment dides, de savoirs et dvidences qui ny ont pas encore leur place. Si chacun sature sur linstant la capacit dintelligence du lecteur, il tmoigne dj pour autre chose. Les phrases sont cales sur des alternatives susp endues; les notes et remarques incises dportent comme des embardes. De l vient que la lecture nen est jamais facile. Et cependant, un mouvement souverain emporte luvre, insoucieux dune conclusion qui ne pouvait pas tre autre chose que ce mouvement mme.

    Men comme un d , le propos appelait une invention conceptuelle pour remplacer les premiers repres donns par la perception ou lhistoire. En dpend la transformation consquente des gures normes de lactivit philosophique.

    Ces textes ont autant dinsolence que dlgance et de savoir. Ils ont une manire propre de mener le lecteur l o il refuse daller, dabandonner les bonnes maniresde lintelligence philosophique pour accder, si cela est jamais possible, un rel toujours sournoisement esquiv.

    Claude Imbert

    Travaille par lurgence et la colre, comme talonne par le souvenir de deux guerres qui avaient ruin lEurope et atteint ses capacits de penser, luvre de Merleau-Ponty a su dlivrer lactivit philosophique de ses complaisances pdagogiques et de ses dvotions [].

    Claude Imbertest philosophe et ancienne directrice du Dpartement de philosophie de lcole normale suprieure. Auteur dune thse sur lhistoire des logiques, classique et mathmatique, elle travaille actuellement sur la production de la conceptualit philosophique et les rapports entre philosophie, anthropologie, cognition et gense des symbolismes. Outre de nombreux articles explorant cette zone des langages indirects mise en vidence par Merleau-Ponty et par les logiciens, elle a publi Phnomnologie et langues formulaires (Puf, 1992) et Pour une histoire de la logique (Puf, 1995).

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    MAURICE MERLEAU-PONTY

    UN CORPS HUMAIN EST L QUAND, ENTRE VOYANT ET VISIBLE, [] SE FAIT UNE SORTE DE RECROISEMENT, QUAND SALLUME LTINCELLE DU SENTANT-SENSIBLE, QUAND PREND CE FEU QUI NE CESSERA PAS DE BRLER, JUSQU CE QUE TEL ACCIDENT DU CORPS DFASSE CE QUE NUL ACCIDENT NAURAIT SUFFI FAIRE

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  • Chacun de ses livres est sourdement travaill par le ferment dides, de savoirs et dvidences qui ny ont pas encore leur place. Si chacun sature sur linstant la capacit dintelligence du lecteur, il tmoigne dj pour autre chose. Les phrases sont cales sur des alternatives susp endues; les notes et remarques incises dportent comme des embardes. De l vient que la lecture nen est jamais facile. Et cependant, un mouvement souverain emporte luvre, insoucieux dune conclusion qui ne pouvait pas tre autre chose que ce mouvement mme.

    Men comme un d , le propos appelait une invention conceptuelle pour remplacer les premiers repres donns par la perception ou lhistoire. En dpend la transformation consquente des gures normes de lactivit philosophique.

    Ces textes ont autant dinsolence que dlgance et de savoir. Ils ont une manire propre de mener le lecteur l o il refuse daller, dabandonner les bonnes maniresde lintelligence philosophique pour accder, si cela est jamais possible, un rel toujours sournoisement esquiv.

    Claude Imbert

    Travaille par lurgence et la colre, comme talonne par le souvenir de deux guerres qui avaient ruin lEurope et atteint ses capacits de penser, luvre de Merleau-Ponty a su dlivrer lactivit philosophique de ses complaisances pdagogiques et de ses dvotions [].

    Claude Imbertest philosophe et ancienne directrice du Dpartement de philosophie de lcole normale suprieure. Auteur dune thse sur lhistoire des logiques, classique et mathmatique, elle travaille actuellement sur la production de la conceptualit philosophique et les rapports entre philosophie, anthropologie, cognition et gense des symbolismes. Outre de nombreux articles explorant cette zone des langages indirects mise en vidence par Merleau-Ponty et par les logiciens, elle a publi Phnomnologie et langues formulaires (Puf, 1992) et Pour une histoire de la logique (Puf, 1995).

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    MAURICE MERLEAU-PONTY

    UN CORPS HUMAIN EST L QUAND, ENTRE VOYANT ET VISIBLE, [] SE FAIT UNE SORTE DE RECROISEMENT, QUAND SALLUME LTINCELLE DU SENTANT-SENSIBLE, QUAND PREND CE FEU QUI NE CESSERA PAS DE BRLER, JUSQU CE QUE TEL ACCIDENT DU CORPS DFASSE CE QUE NUL ACCIDENT NAURAIT SUFFI FAIRE

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  • Aprs avoir rendu hommage Claude Lvi-Strauss, Simone Weil, Georges Dumzil, Georges Bataille et Gilles Deleuze, le ministre des Affaires trangres et lAssociation pour la diffusion de la pense franaise prsentent luvre de Maurice Merleau-Ponty dont les crits sont traduits dans de nombreuses langues. Nous tenons remercier vivement madame Claude Imbert ainsi que ses collaborateurs,mesdames Stphanie Dupuy, Stphanie Mnas et monsieur Mal Renouard. Nous exprimons galement notre gratitude madame Suzanne Merleau-Ponty et madame Marianne Merleau-Ponty pour laide quelles nous ont apporte.

    Yves MabinChef de la Division de lcrit et des mdiathques

    Ministre des Affaires trangres

    Franois NeuvilleDirecteur de lAssociation pour la diffusion

    de la pense franaise

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    Annes de formation,

    enseignement, rencontres, voyages

    Lire Merleau-Ponty

    R u p t u r e s

    1945 : la guerre a eu lieu

    Psychologies

    Littrature

    crits politiques

    La philosophie, son histoire et son dehors

    Continuits

    Lil et lesprit

    Les noncs existentiels de Merleau-Ponty

    La leon de Stendhal :

    colre, dandysme et biensances de la conscience

    Merleau-Ponty se faisant

    Merleau-Ponty incognito

    81 Bibliographie

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  • CES GENS VOULAIENT RGNER, ET, COMME IL CONVIENT EN CE CAS, ILS ONT SOLLICIT LES PASSIONS TRISTES. RIEN DE PAREIL NE NOUS MENACE, HEUREUX SI NOUS POUVIONS INSPIRER QUELQUES-UNS OU BEAUCOUP DE SUPPORTER LEUR LIBERT, DE NE PAS LCHANGER PERTE,

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  • CAR ELLE NEST PAS SEULEMENT LEUR CHOSE, LEUR SECRET, LEUR PLAISIR, LEUR SALUT, ELLE INTRESSE TOUS LES AUTRES.

    Juillet 1953.Avril-dcembre 1954.

    Merleau-PontyLes Aventures de la dialectique

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    Annes de formation, enseignement, rencontres, voyages. N en 1908, con-disciple de Jean-Paul Sartre lcole nor-male suprieure, Maurice Merleau-Ponty y reut lenseignement de Lon Bruns-chvicg. Durant la prparation du concours dagrgation, il se lia damiti avec Simone de Beauvoir et Claude Lvi-Strauss. Un mmoire sur Malebranche puis sa thse de doctorat (1945) furent prpars sous la direction dmile Brhier. Proche dEm-manuel Mounier et de la revue Esprit, il prit ses distances en 1934, aprs que le gouver-

    nement chrtien-social du chancelier Dollfuss eut fait donner le canon sur les banlieues ouvrires de Vienne. Il rompit avec clat aprs Guernica.

    Engag dans une recherche de doctorat, qui aboutira dans La Structure du comportement (achev en 1938) et Phnomnologie de la perception (1945), il tudie la psychologie du comportement et la psychologie de la forme, pratique les linguistes (Meillet, Gelb puis Saussure) et les neurologues (Goldstein, Mouchotte). Il nignore rien de la psychologie exprimentale, de lthologie animale, de la psychopathologie, de la psychanalyse ni de la psy-chologie de lenfant ce fut lintitul de sa premire chaire uni-versitaire et un constant objet dintrt. Un projet de recherche datant de 1933 relevait limportance des philosophies ralistes dAngleterre et dAmrique . Il lit Fink et Husserl et, aprs avoir consult les Archives Husserl dposes Louvain, Cavaills las-socie au projet dun dpt en France. Durant ces mmes annes, il suit le sminaire de Kojve et sintresse aux apports de lethno-logie laquelle Marcel Mauss avait donn un nouvel clat. Cest avec la Phnomnologie de la perception (1945), puis divers articles

    Monde classique et monde moderne (Causeries 1948, p. 67).

    [] si lambigut et linachve-ment sont crits dans la texture mme de notre vie collective, et non pas seulement dans les ouvrages des intellectuels, il serait drisoire de vouloir y rpondre par une res-tauration de la raison, au sens o lon parle de restauration propos du rgime de 1815. Nous pouvons et nous devons analyser les ambi-guts de notre temps et tcher, travers elles, de tracer un chemin qui puisse tre tenu en conscience et en vrit. Mais nous en savons trop pour reprendre purement et simple-ment le rationalisme de nos pres.

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    dont Le Philosophe et son ombre ,* que Merleau-Ponty sloi-gne d nitivement de la phnomnologie, dont il donne alors la critique la plus pertinente et la plus mthodique.

    Merleau-Ponty enseigne dans diffrents lyces il y remar-qua son lve Claude Lefort puis lUniversit, et, jusqu son lection au Collge de France en 1952, il garde une charge de cours lcole normale suprieure, o Michel Foucault fut son disciple.

    En 1945, Merleau-Ponty prend part la cration de la revue Les Temps modernes, avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Son rle y fut majeur. Il y publie de multiples notes et dimportants articles. Jusqu sa dmission, en 1953, la rubrique politique et la plupart des ditoriaux sont de sa main. Le dsaccord avec Sar-tre, si tranch quil ait t, na pas ruin une estime et un senti-ment damiti dont tmoignera la longue Prface de Signes (1960). De toute vidence Sartre en est linterlocuteur et le ddicataire.

    Dans limmdiat aprs-guerre, Merleau-Ponty participa aux rencontres de Genve ddies l esprit europen puis aux Rencontres Est-Ouest de Venise, en 1956. Une troisime ren-contre, organise par Jean Wahl Royaumont en 1958, avec une brillante dlgation de philosophes analytiques, anglais et am-ricains, frla le malentendu de part et dautre. Diverses mis-sions lui ont permis denseigner, entre autres lieux, Mexico et Madagascar, et de sadresser des auditoires amricains (New York) et anglais (Manchester).

    Sa carrire publique prend n brutalement en 1961. Il dcde dun arrt cardiaque. Demeurait une uvre fulgurante dont le succs immdiat sera largement ampli par des effets plus long terme. Les crits publis du vivant de Merleau-Ponty et son enseignement au Collge de France ont impos des ruptures sans retour. Mais les publications des indits, des notes de tra-vail et des rsums de cours ont nourri de nouvelles continui-

    Texte repris dans Signes(d. 1960, p. 201-228).

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    ts. Poursuivies de manire indpendante et fort diverse, elles se rejoignent dans le rejet du transcendantalisme et surtout dans une pense du monde moderne, dun monde daprs la guerre, laquelle Merleau-Ponty donna la plus puissante des impulsions. Juste retour de son propre intrt pour les philosophies trang-res, les crits de Merleau-Ponty sont aujourdhui traduits dans toutes les langues qui entretiennent une activit philosophique. Cette uvre, travaille par lurgence et la colre, comme talon-ne par le souvenir de deux guerres qui avaient ruin lEurope et atteint ses capacits de penser, a su dlivrer lactivit philoso-phique de ses complaisances pdagogiques et de ses dvotions.

    Lire Merleau-Ponty. Si le cursus universitaire de Merleau-Ponty fut exemplaire, les crits ont dconcert. Sur une quin-zaine dannes, tant de choses furent dites, dnies, et reprises autrement. Chaque livre est sourdement travaill par le ferment dides, de savoirs et dvidences qui ny ont pas encore leur place. Si chacun sature sur linstant la capacit dintelligence du lecteur, il tmoigne dj pour autre chose. Les phrases sont cales sur des alternatives suspendues ; les notes et remarques incises dportent comme des embardes. De l vient que la lec-ture nen est jamais facile. Et cependant, un mouvement souve-rain emporte luvre, insoucieux dune conclusion qui ne pou-vait pas tre autre chose que ce mouvement mme. Men comme un d , le propos appelait une invention conceptuelle pour rem-placer les premiers repres donns par la perception ou lhis-toire. En dpend la transformation consquente des gures normes de lactivit philosophique. Ces textes ont autant din-solence que dlgance et de savoir. Ils ont une manire propre de mener le lecteur l o il refuse daller, dabandonner les bon-nes manires de lintelligence philosophique pour accder, si cela est jamais possible, un rel toujours sournoisement esquiv.

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    Merleau-Ponty a laiss trois types de textes. Les crits publis (livres, articles et rsums de cours) ont t complts par deux manuscrits dactylographis (La Prose du monde et Le Visible et lIn-visible), conduits un tel degr dlaboration que Claude Lefort a pu les diter avec de sobres notes introductives, et par dabon-dantes notes de cours et de travail, qui sont des manuscrits pro-prement dits.

    Ces textes posthumes donnent aujourdhui accs au labora-toire dune pense qui diversi ait mthodiquement ses approches et relevait chaque fois le seuil de ses exigences. On ny trouvera aucun secret, aucune ide de derrire la tte qui modi erait sou-dain tout le sens de luvre puisquelle est tout entire un constant effort de transformation. Mais le contraste stylistique est vident, intimement li lactivit conceptuelle, accentu entre les livres publis, les manuscrits qui exprimentent, et le staccato de la note de lecture ou de travail. Si linventaire de quelques faux dparts, llimination des faux points dappui est sans indulgence, si las-pect de recherche en cours y est insist, il ny a l rien qui nappa-raisse aussi dans les crits publis. Chaque livre marque suf sam-ment la distance entre la prface qui fait le bilan dune exprience, le contenu des chapitres, qui la mne ses propres frais sans craindre que lexercice ne violente le lecteur, et les notes qui font intrusion, tel le renvoi un montage surraliste, l o on latten-dait le moins, aux dernires pages de La Structure du Comportement. Sy conjuguent donc le texte achev, relu, distanci, et la sourde besogne de ce qui na pas t dit et dj rclame. Comme chez Wittgenstein, il arrive que le ralisme du travail philosophique concide avec le cours du professeur. Alors une pense value sa propre prgnance haute voix et en temps rel. Elle double la pr-gnance du monde et en contre-effectue lattraction, dun monde du reste galement prsuppos par le plus eff des idalistes et par lanalyste le plus mticuleusement attentif sa propre grammaire.

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    Merleau-Ponty parle dun progrs philosophique : pourquoi ne pas len croire ? Certes, aucune accumulation de savoir ni quintessence philosophique, mais une invention conceptuelle qui impose dautres manires de penser et de dire, signes, lan-gage indirect, exprience fondamentale de la pense, empitement, monde brut ou chair du monde. Ce sont aussi les entres principales de ses notes de travail. mi-parcours, le langage, cest--dire lim-pact conjugu de la linguistique saussurienne et dune syntaxe laquelle Valry avait donn droit de cit, a pris en charge un itinraire dont Merleau-Ponty a formul comme une question ltape ultime, l o il fut interrompu. Possibilit de la philoso-phie , tel fut le thme de son dernier cours, o sesquissent les contours anthropologiques dune activit intellectuelle dles-te de tout a priori. Est ainsi lev le paradoxe dune uvre bruta-lement close et cependant complte, parce quelle avait touch juste en chacune de ses phrases, et que son moteur est prcis-ment linachvement et la relve. La rforme de lentendement y concide avec lopration de modernit. Merleau-Ponty en a dcap les ressorts autant quils pouvaient jouer au milieu du xxe sicle. Un tel travail chappe au thme historien des sources, des in uences et des oppositions. Sy conjuguent un dploie-ment de limplicite et lpreuve dun savoir philosophique en phase dinvention.

    Merleau-Ponty appartient cette gnration qui sest duque entre les deux guerres, entre lvidence dun dsastre que ne dis-simulaient ni la victoire ni limminence dune autre guerre. Ce second con it montrera tragiquement une incapacit intellec-tuelle quitter les manires de penser du xixe sicle que parta-geaient les belligrants. Incapacit philosophique qui minimisait, en autant dvnements ou de dterminismes politico-conomi-ques, ce quelle ne savait ni analyser ni dire autrement. Faute de comprendre que la barbarie tait aussi dans cette dmission du

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    savoir, le diagnostic de la crise tait un bon alibi. Ceux-l mmes qui savaient combien le protocole kantien de lexprience tait obsolte avaient encore recours quelques dbris, vols ldi- ce quils se faisaient fort de dconstruire. Merleau-Ponty, lui, tranche parce quil veut saisir ce qui ntait pas dicible dans la philosophie dhier . Ses derniers crits bauchent ce qui na pas de nom dans la philosophie daujourdhui .

    Les problmes dont il traite senchanent autour dune modi- cation affectant la notion mme dhistoire. Ce que Merleau-Ponty veut saisir dans la temporalit de lexistence se perdait dans une inconsistance philosophique. Ce projet et ses remanie-ments donnent la cl dune uvre qui se rpartit en trois temps successifs, mais surtout sous trois chefs majeurs. Les premiers travaux ont trait la perception et dissipent le voile de maya de lexprience. Les crits politiques, qui ont suivi la n de la guerre, renoncent une histoire dialectique. Puis une autre histoire prend corps, une texture de rel et de culture o toute pense sengage ses propres risques, y compris la pense de la nature.

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  • Ruptures

    Au printemps 1945, Merleau-Ponty soutient sa thse de doctorat. Publi sous le titre Phnomnologie de la perception, le livre est dem-ble associ Ltre et le Nant, de Sartre (1943). Ils seront les trai-ts et manifestes de la nouvelle philosophie. La n de la guerre est signe en mai. Sartre et Simone de Beauvoir crent Les Temps modernes. Le premier numro parat en novembre. Lditorial,

    intitul La guerre a eu lieu , est de Merleau-Ponty.

    Sartre, prsentation de la revue Les Temps modernes, n 1, novembre 1945(texte repris dans Situations II,Gallimard, 1948).

    Ce nest pas en courant aprs limmortalit que nous nous rendrons ternels : nous ne serons pas des abso-lus pour avoir re t dans nos ouvrages quelques principes dcharns, assez vides et assez nuls pour pas-ser dun sicle lautre, mais par ce que nous aurons combattu passionnment dans notre poque, parce que nous laurons aime passionnment et que nous aurons accept de prir tout entiers avec elle.

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  • 1945 : la guerre a eu lieu. Quon ne sy trompe pas. Il sagissait, dans la Phnomnologie de la perception, dob-tenir de lactivit perceptive tout autre

    chose que cette identi cation dobjets et de gestes qui sont le registre du sens commun et lalibi dune navet phnomnolo-gique. Le livre tait neuf, hors dimensions de par lambition et la matire mise en uvre. Il tait insolite par sa mthode, assem-blant tels les lments dun puzzle les composantes dune acti-vit perceptive qui puise dans linconscient et nest jamais don-ne comme acheve. Laissant une psychologie rationnelle encore dpendante du schma kantien des facults, et lempirisme my thi-que des donnes sensorielles, Merleau-Ponty explore les synes-thsies, dcrit la spatialit corporelle, et y rapporte lorganisation familire dun champ phnomnal. La prise en compte du corps sexu troubla le jury. Les pralables psychophysiologiques, la clinique des aphasies et agnosies tudies par Kurt Goldstein sur les traumatiss crbraux de la Premire Guerre mondiale, lex-prience du corps propre et son expression dans la parole, telles sont les pices dune activit perceptive rsultant dintgrations successives. Le monde peru prend forme comme une solution sature prcipite en cristaux. Le cogito, serait-il essentiel pour le philosophe, est un moment parmi dautres dans cette mer-gence lexistence, qui est aussi un apprentissage de soi. Instance

    La guerre a eu lieu , Les Temps modernes, n 1,

    novembre 1945(texte repris dans

    Sens et Non-Sens, d. 1996, p. 170 et 184-185).

    Nous tions des consciences nues en face du monde. Comment aurions-nous su que cet individualisme et cet universalisme avaient leur place sur la carte ? Ce qui rend pour nous inconcevable notre paysage de 1939 et le met d nitivement hors de nos prises, cest justement que nous nen avi -ons pas conscience comme dun paysage. Nous vivions dans le monde, aussi prs de Platon que de Heidegger, des Chinois que des Franais (en ralit aussi loin des uns que des autres). Nous ne savions pas que ctait l vivre en paix, vivre en France, et dans un certain tat du monde []. Nous navions pas tort, en 1939, de vouloir la

    libert, la vrit, le bonheur, des rapports transparents entre les hommes, et nous ne renonons pas lhumanisme. La guerre et loccupation nous ont seulement appris que les valeurs res-tent nominales, et ne valent pas mme, sans une infrastruc-ture conomique et politique qui les fasse entrer dans lexistence

    davantage : que les valeurs ne sont rien, dans lhistoire con-crte, quune autre manire de dsigner les relations entre les hommes telles quelles stablissent selon le mode de leur tra-vail, de leurs amours, de leurs espoirs, et, en un mot, de leur

    coexistence.

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  • culturelle de par sa formulation discursive, il est adoss tout ce pr-objectif de savoirs corporels quil lui faut oublier mais quil ne peut ignorer. Moment plus fugitif ici quil nest dans la mdita-tion classique, le cogito est happ par le projet dexistence quil lui revient daccomplir. Insrer dans lhistoire cette libert de la pen-se revendique par Descartes, remailler lhistoire sur la trame dun monde peru et vcu, telle fut lhypothse directrice. Son d serait de saisir une temporalit de laction humaine dsen-combre des gures de lexprience ou du rcit. ce point, le texte change de ton. Lintentionnalit immdiate du peru ne fut jamais quun seuil pour une manire dtre au monde qui enve-loppe un projet historique. Merleau-Ponty en appelle Husserl et Heidegger pour constater que leur philosophie du temps ne lui est daucun secours. Le temps historique de Heidegger [] est impossible selon la pense mme de Heidegger.*

    Le livre ne conclut pas, sinon par une longue citation de Saint-Exupry : Ton ls est pris dans lincendie, tu le sauveras Tu vendrais, sil est un obstacle, ton paule contre un coup dpaule. Tu loges dans ton acte mme. Ton acte, cest toi Tu tchan-ges Ta signi cation se montre, blouissante. Cest ton devoir, cest ta haine, cest ton amour, cest ta dlit, cest ton inven-tion Lhomme nest quun nud de relations, les relations comptent seules pour lhomme.* Ce tmoin de lhistoire la plus rcente ne la rcapitule pas sous quelques instants dhrosme. Entre lblouissement de Fabrice Waterloo,* qui na rien vu, et une dialectique hglienne qui a dj fait tous les comptes, Mer-leau-Ponty usait dun truchement pour dire le seuil problmati-que o stait arrte lexploration du champ phnomnal. La situation de guerre en avait t le rvlateur.

    La guerre a eu lieu dcline cet tat de fait sur trois pisodes. Vient dabord un moment o il tait encore possible dimaginer une guerre des braves, une compassion rciproque traversant

    25

    Stendhal, La Chartreuse de Parme.

    Phnomnologie de la perception(d. 1976, p. 489).

    Antoine de Saint-Exupry,Pilote de Guerre.

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    la ligne de front. Suit le temps de lOccupation et de lhumilia-tion, o aucune parole ne pouvait tre adresse ces Allemands, anciens condisciples, qui net t reue comme une trahison ou une acceptation. En n, ce moment peine dicible o le pro-tocole de la perception est demble frapp dinconvenance. Merleau-Ponty voque les ra es de la Milice : Ces cars pleins denfants, place de la Contrescarpe La phrase ne se forme pas. La leon existentialiste nen est que plus dure. Telle est bien la situation de laprs-guerre, portant le poids de cette trangedfaite (Marc Bloch)* et dun aveuglement que lon taisait, mais dont chacun savait maintenant quils portaient ce troisime moment dans leurs consquences. Nous tions des conscien-ces nues en face du monde *: ces premiers mots de lditorial disaient laspect philosophique de cette ccit, lexistentialisme se heurtait une aphasie et un programme politique quil navait pas prvus.

    Simultanment, Merleau-Ponty prouvait sur les gures de la vie civile les savoirs acquis dans la prparation de son docto-rat : ainsi la psychologie de la forme pour une analyse du cinma, ou lexemplarit de Czanne, dj souvent cit en garant dans la thse. Dans Sens et Non-Sens (1948), il reprendra un article de 1943, Le doute de Czanne , lequel disait beaucoup de son propre doute. Solitaire, le peintre invente une spatialit picturale qui est aussi un espace de couleurs, une manire dtre hors de soi lib-re des repres phnomnologiques : les choses, les acteurs, les lieux et le temps qui organisaient la scne du tableau classique. Une autre prise de rel, sans quivalence discursive, ouvre sur une autre histoire o la peinture moderne, pour stre ostensible-ment retire de lexprience, est tout autant dtentrice du mou-vement inventif de lexistence que cette histoire dsastre dans laquelle lexistentialisme avait jusqualors cherch sa place. En 1947, Sartre publie Quest-ce que la littrature ? en quelques livraisons

    La guerre a eu lieu (Sens et Non-Sens, d. 1996, p. 170).

    Ltrange dfaite, Gallimard, 1947.

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  • des Temps modernes. En rponse, Mer-leau-Ponty ouvre une autre question qui traversera le manuscrit de La Prose du monde : non plus le quoi de la littra-ture, ce quelle dit, qui, et quelle n toutes questions encore enveloppes dans ces dimensions sc-niques o se jouait lengagement sartrien , mais le comment. Elle ne le laissera plus en repos. La recherche porte sur une alterna-tive cette nonciation canonique, suppose originaire et irni-quement neutre, implique dans la notion mme de phnomnolo-gie. Merleau-Ponty risque loxymore dune perception littraire , o la littrature mnerait ses propres frais lexprience de voir et de dire, et balaierait le mythe dun nonc perceptif dissous sans reste dans une gure de choses et dexprience. Lenseigne-ment de la psychologie de lenfant avait d nitivement rduit cette illusion, mais aussi la lecture de Saussure, qui reconnais-sait une paisseur relle au langage et rvlait sa nature prioritai-rement historique et culturelle. Le mme manuscrit, dont Mer-leau-Ponty rservera les chapitres disjoints, explorait, au prix dun autre paradoxe bien fait pour conjurer les pulsions dim-mdiatet, le langage indirect des peintres.

    Dans limmdiat, lactualit politique que le dploiement dune pense de lexistence, nourrie par la perception, ne pou-vait pas mme rejoindre et encore moins raisonner dans ses propres termes accaparera les crits publis au tournant des annes 1950. Mais sans que se rompe lintrt de Merleau-Ponty pour la psychologie, matire de son enseignement, ni pour la lit-trature, dont linventivit stylistique savait capter une moder-nit que les philosophes lui enviaient.

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    La Prose du monde, note cite par Claude Lefort ( Avertissement ,d. 1982, p. 7).

    Il faut que je fasse une sorte de Quest-ce que la littrature ? avec une partie plus longue sur le signe et sur la prose, et non pas toute une dialectique de la littrature mais cinq perceptions littraires : Montai-gne, Stendhal, Proust, Breton, Artaud.

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    Psychologies. Autant que le dessein dapproprier louverture perceptive lhis-toire comme exprience moderne, lint-rt de Merleau-Ponty pour les voies nouvel-les de la psychologie avait dabord suscit puis dplac son premier propos, celui dune phnomnologie de la perception.

    Rien nest plus dif cile que de savoir au juste ce que nous voyons .* La description de lexprience se drobe toujours lin-tuition immdiate : tant quelle nest pas instruite, la r exion spontane demeure abstraite et pauvre. Cette dif cult inh-rente lentreprise phnomnologique et plus gnralement la philosophie, Merleau-Ponty espre demble, contrairement Husserl ou Heidegger, pouvoir la rsoudre par la frquen-tation approfondie des sciences. Seule la science permet dap-prhender rigoureusement le concret , de donner limpulsion ncessaire pour djouer les prjugs et les thories au moyen desquels nous linterprtons rtrospectivement et le dformons. La science, cest lexprience sous sa forme la plus rgle : elle manifeste la vrit dune faon plus adquate que la perception commune quelle corrige, mme si elle lui emprunte rcipro-quement sa con ance en lide mme de ralit, de monde et de vrit. Ce passage oblig de la philosophie par la science change nanmoins quelque peu de nature au fur et mesure de lu-vre. Alors que le jeune Merleau-Ponty conoit son projet philo-sophique comme une synthse, un prolongement et une explici-tation des acquis des sciences, qui doit en retour leur bn cier, les textes plus tardifs accorderont la science une fonction sur-tout ngative et critique de dfamiliarisation de lexprience, en feront une tape incontournable mais nanmoins pralable dans

    Le Primat de la perception et ses consquences philosophiques, 1946

    (repris dans le recueil homonyme,

    d. 1989, p. 66-67).

    Lintuition [philosophique] ne se fait pas dans le vide, elle sexerce sur les faits, les matriaux, les ph-nomnes mis jour par la recherche scienti que [...]. Quand les philo-sophes veulent mettre la raison labri de lhistoire, ils ne peuvent oublier purement et simplement tout ce que la psychologie, la socio-logie, lethnographie, lhistoire et la pathologie mentale nous ont appris sur le conditionnement des conduites humaines. Ce serait une manire bien romantique daimer la raison que dasseoir son rgne sur le dsaveu de nos connaissances.

    Phnomnologie de la perception(d. 1976, p. 71).

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  • le cheminement philosophique, et insisteront sur lautonomie des dveloppements scienti ques vis--vis de la philosophie.

    ct dautres sciences humaines (linguistique, anthropo-logie, psychanalyse) ou biomdicales (neurophysiologie, bio-logie, thologie, embryologie), la psychologie va ainsi nourrir de manire continue luvre et la pense de Merleau-Ponty, en projetant sur lhomme (ou lanimal) lclairage dune vision du dehors . La psychologie gestaltiste, le behaviorisme, la psycho-logie animale, la psychopathologie et la psychologie de lenfant enjoignent de repenser la vie, la perception, la conscience et la connaissance rebours de la tradition philosophique.

    Ainsi, dans La Structure du comportement, la psychologie alle-mande de lentre-deux-guerres, qui dfend une approche holis-tique de la perception, de la motricit, de lapprentissage et plus gnralement de lindividu vivant, est convoque a n de rcu-ser une conception associative, mcaniste et rductionniste des conduites. Merleau-Ponty emprunte galement au behavio-risme et la psychologie animale qui se proposent dtudier les phnomnes psychologiques de faon purement extrieure, en excluant tout recours lintrospection le concept capital de comportement, qui constitue alors le pivot dune red nition de lorganisme. Ce ne sont pas des proprits physiologiques inter-nes qui caractrisent un tre vivant, cest le fait dtre un compor-tement, cest--dire de nexister que dans une incessante dialec-tique avec lenvironnement, lextrieur de soi-mme, dans un milieu prlev slectivement sur le monde physique et investi de valeurs. Lorientation sur lextriorit est donc le fait premier par lequel lorganisme existe et se signale comme tel, et ne rsulte pas dun ajustement progressif drivant de la composition de r exes aveugles. Le concept de comportement ainsi compris na pas seulement, comme le conoivent certains psychologues, une valeur mthodologique, celle de garantir lobjectivit des

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    descriptions psychologiques. Il renvoie un ordre de ralit ori-ginal. Comme le titre de louvrage lindique, le comportement est une structure, cest--dire une ralit non localisable, un sys-tme de rfrence qui se manifeste linterface dun corps et dun milieu structure que Merleau-Ponty pensera plus tard par analogie avec le langage, o le sens nat non de laddition, mais de lcart entre les signes.

    Dans la Phnomnologie de la perception, le recours aux sciences psychologiques fournit similairement le moyen de ruiner les conceptions philosophiques traditionnelles de la perception.

    La psychologie de la forme, qui dmontre exprimentalement que notre perception rsulte non des proprits absolues des stimuli isols mais des proprits structurelles de lensemble du champ perceptif (jentends la mme mlodie transpose un ton au-dessus quoique toutes les notes aient chang), permet Mer-leau-Ponty de dresser une critique en rgle de la notion de sen-sation et des thories associationnistes. Elles aboutissent selon lui morceler et rendre mconnaissable lexprience percep-tive : bien loin de se constituer partir dune mosaque incoh-rente de sensations, le peru est demble structur de manire globale, par exemple selon lopposition fond/ gure.

    Les recherches portant sur la psychopathologie, la psycho-logie de lenfant et lethnopsychologie montrent loriginalit et lhtrognit des catgories par lesquelles ces sujets struc-turent le monde, et subvertissent ainsi le postulat kantien dun quipement transcendantal universel sappliquant uniform-ment lexprience. Plus profondment, ce recours aux mar-ges de lintelligence notamment aux donnes de lexprience enfantine permet de souligner lcart qui spare la perception dune activit intellectuelle abstraite, et de mettre en vidence le caractre imprieux, premier, direct de la ralit du monde. Ainsi, bien longtemps avant quil ne soit capable de raisonne-

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    ments abstraits, lenfant vit dj dans un monde cohrent, plac sous le signe de limpossibilit du vide ontologique , aux anti-podes de limage classique dun chaos de sensations. Cest ce que montrent, selon Merleau-Ponty, les analyses de Piaget : celui-ci dcrit en effet un monde enfantin satur de ralit, de sens et de ncessit gocentrique et raliste , au sens o lenfant ignore la distinction entre lui-mme et les autres, entre la pense et les choses (par exemple, pour le jeune enfant, le rve est dans la chambre ). Merleau-Ponty isole partir de ces descriptions une couche primitive de lexprience, qui se caractrise non pas par le subjectivisme, mais par lignorance du doute, la foi illimi-te dans les choses et les personnes, et une sorte dintemprance ontologique. Mais il reproche Piaget de nattribuer ces con-ceptions de lenfant quune porte provisoire. Pour Piaget, cette con ance nave de lenfant est surmonte par la pense scien-ti que, rationnelle et critique. Pour Merleau-Ponty, la rationa-lit et la science elles-mmes se soutiennent toujours de cette propension viser le monde comme ordonn ici : les savants partagent avec les enfants, dont ils ont souvent lme simple et retorse, ces qualits sympathiques dont lune est la dvotion lide et lautre la sincrit dans la mauvaise foi .*

    Entre 1949 et 1952, Merleau-Ponty est charg du cours de psychologie de lenfant et pdagogie de la Sorbonne. Il y dis-pense un enseignement fort loign des attendus classiques dun tel intitul. Non seulement le cours fait coexister la psycho-logie de lenfant avec lhistoire de lart et la philosophie, mais Merleau-Ponty, en plus, ne sy soucie en aucune faon dexpo-ser la chronologie du dveloppement enfantin ou dvaluer les mthodes ducatives. En fait, cet enseignement lui fournit loc-casion dnoncer lencontre de la psychologie de lenfant des objections de principe si radicales quelles rendent le statut du cours lui-mme hautement problmatique. Il lui permet gale-

    Lil coute, Paul Claudel.Cit par Merleau-Ponty dans Physique classique et physique moderne (La Nature, p. 132).

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    ment de comprendre certaines de ses propres impasses thori-ques, lies notamment, dans la Phnomnologie de la perception, lentreprise dune description des mondes primitifs .

    Lide dune mentalit enfantine, hermtique la logique de ladulte, soumise une loi de dveloppement inluctable( comme tombent les dents de lait ),* y apparat comme le rsul-tat dune illusion ethnocentriste et un artefact des mthodes exprimentales et du vocabulaire utiliss par les psychologues. En ralit, il ny a pas de nature de lenfant indpendamment de sa relation ladulte. Lenfant et ladulte ne sont que les deux ples dun rapport dont les modalits varient dune culture lautre : ce que nous considrons comme le point darrive nor-mal et naturel du dveloppement de lenfant est une ralisation culturelle de lge adulte parmi dautres.

    Paralllement, le dveloppement de lenfant ne traduit pas un passage du biologique au culturel, puisque le milieu adulte et la culture forment pour lenfant, en vertu de sa prmaturation cons-titutive, un placenta social , une condition ncessaire de son dveloppement, y compris de son dveloppement organique en sorte que lenfant, qui est demble partie prenante dun monde adulte, est attir par lui et lanticipe en permanence. Plutt que de concevoir le dveloppement comme une sorte daccroissement cumulatif, on peut alors le voir comme une limitation : lenfant se caractrise par le polymorphisme culturel, une coexistence de possibilits diverses dans lesquelles, selon la communaut culturelle laquelle il appartient, il opre une slection. Merleau-Ponty analyse ainsi le dessin enfantin, partir des travaux du psy-chologue Luquet.

    Luquet voit dans certaines particularits des dessins den-fants (comme le fait de reprsenter par transparence les dif-frentes faces dune bobine, ou le mort dans son cercueil),* un signe de linattention de lenfant ce quil voit. Pour Merleau-

    Psychologie et pdagogie de lenfant.Cours de la Sorbonne, 1949-1952

    (p. 281).

    Georges-Henri Luquet, Le Dessin enfantin, 1927;

    rd. Delachaux et Niestl, 1991.Voir les dessins

    reproduits dans le cahier iconographique en n douvrage.

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  • Ponty, lignorance de la perspective exprime ici encore l ob-jectivit sans mesure de lenfant, son effort pour reprsenter les choses elles-mmes, y compris dans leurs rsonances affectives, plutt que den copier lapparence visuelle. Le dessin de lenfant illustre ainsi sa libert lgard des postulats de notre culture, et nous invite nous dprendre de lvidence quune longue tradi-tion picturale a, depuis la Renaissance, confre la perspective. Comme la frquentation des grands peintres, le dessin enfan-tin nous sensibilise dautres dimensions de la reprsentation picturale, par exemple la production dun quivalent affectif des choses. Ici encore, les faits mis en vidence par la psychologie rendent possible une prise de recul sur les lieux communs et la pense toute faite.

    L i t t r at u r e . Une philosophie, si elle saf rme attentive la littrature, peut concevoir sous de multiples formes sa rela-tion celle-ci. Le pome, le roman ne seront parfois quexem-ples, parfois feront lobjet dune tude pour eux-mmes ; plus rarement, une criture philosophique soucieuse de se conqurir un style recevra lempreinte de la littrature, et mme lui appar-tiendra de plein droit, pour peu que cette expression singulire nait pas t forge lencontre de toute beaut ; on le dit de Pla-ton, qui, daprs la lgende, a brl ses tragdies le jour o il a rencontr Socrate, mais na pu se dfaire entirement du th-tre et de la posie, rests dans les plus beaux dialogues une sorte de vestige splendide, un remords ou une tentation. Chez Mer-leau-Ponty, la conjonction de ces trois rapports, exemple, objet, modle ou empreinte (et tentation peut-tre), trace la gure dune pense o la philosophie sallie rsolument la lit-trature ; et de toute vidence, cet entre-lacement est trs adquat aux concepts

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    La Prose du monde (d. 1992, p. 32-33).

    Ici les acquisitions des sciences du langage sont dcisives []. La psy-chologie et la linguistique sont en train de montrer par le fait quon peut renoncer la philosophie terni-taire sans tomber lirrationalisme.

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    dempitement, de transgression, de superposition, dentrex-pression, situs au centre de cette uvre qui retrouve toujours, en de des frontires coutumires, des passages plus essen-tiels, une unit plus originelle.

    Dans la Phnomnologie de la perception (1945), la littrature, sem-ble-t-il, vient lappui de lanalyse descriptive. Mais on peut juger que dj elle loriente. Une citation de Proust qui lucide le rle du corps dans le processus mmoriel a peut-tre inclin le dve-loppement avant mme de lillustrer. Un tel exemple est prcieux ; ce quil dit ne saurait tre dcouvert dans la seule parole des psy-chologues ou des philosophes. Les dernires lignes de ce grand ouvrage, qui conclut sur une morale, laissent la parole Saint-Exupry parce quil ne convient pas quun autre parle au nom du hros : lexemple littraire, autant quun tmoignage, est un relais. La littrature parle dexprience et son propos est irrempla-able. Tantt, par un merveilleux paradoxe qui fonde le plaisir de lire, une criture singulire, force de minutie et de profondeur, rvle aux autres leur propre intriorit en dcrivant les reliefs dun seul univers priv, comme chez Proust, et lirremplaable est alors la force que sest donne cette expression subjective ; tantt, comme chez Saint-Exupry, lirremplaable, le singulier dont il est besoin, cest la vie mme qui se raconte, lexprience arienne et son combat, la mort menaante dans lavion en vrille, tous les vnements dont lpreuve intrieure est dcrite. Devant lun et lautre, le philosophe sarrte et na plus qu citer.

    Aussi bien cette parole vaudra-t-elle bientt de ntre plus appoint, mais objet mme de lexploration philosophique. La Prose du monde, fragment dun livre inachev, dveloppe au dbut des annes 1950 une telle ambition. La littrature est cette langue neuve chaque fois dans la gorge de ceux qui la parlent, inven-tion de syntaxes inoues, inscription dun sens que voici pour la premire fois communiqu aux hommes. Elle est ce rare lan-

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  • gage la deuxime puissance, une parole parlante , lirrup-tion au monde dune musique et dun sens qui ny ont jamais t entendus, et pourtant, sil y a vraiment littrature et gnie, seront reus et compris des autres ; elle nest nullement parole parle , comme la plupart de nos noncs quun autre a toujours dj dits, et dont on est assur quils ne seront pas mmorables. Une philo-sophie du langage ne peut ignorer lvnement de la parole par-lante. Mais ce travail ne se confond pas exactement avec la recher-che dune d nition de la littrature. rebours de ce dessein, celle-ci accompagne la philosophie de telle sorte quelle ne peut plus constituer le seul rfrent dune tude. La littrature nest pas toute la parole parlante, on peut croire que la meilleure phi-losophie y appartient aussi. Ces deux paroles dexploration et de rvlation concourront la mme tche ; Merleau-Ponty, dans ses cours, commente Proust, Claudel ou Claude Simon, ainsi quil ferait de Hegel. Les noncs de la littrature sont traits comme des propositions philosophiques ; les crivains, comme des pen-seurs (Deleuze le voudra aussi). Lintrt de Merleau-Ponty se porte sur des uvres dont la vise et la nouveaut semblent appa-rentes celles de son propre travail ; lattention la littrature est aussi une veille, un souci de saisir, de ne pas manquer ce qui est en train de se faire : Claude Simon surtout, mais aussi Butor ou Michaux, ds la n des annes 1950, sont mentionns, parfois longuement analyss, dans les cours au Collge de France. Ce que Merleau-Ponty recherche ici, cest, de mme que chez Proust, une certaine manire de xer les rapports du visible et de linvisi-ble, une exprience qui se dcrit et sapprofondit jusqu attein-dre quelque chose de la chair du monde, lintuition des modes selon lesquels sa totalit sensible se donne prouver.

    Cest reconnatre la littrature une vraie singularit, car seul ce langage parvient une telle expressivit ; le philoso-phe a besoin de cette prcision qui le prcde et dpasse ses

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    moyens verbaux lui, au contraire, convertit ce quil lit en con-cepts (magma, simultanit, totalit, sdimentation, dchirure, homme-gigogne, par exemple, pour Claude Simon). Et toute-fois, cest en mme temps mconnatre la littrature comme telle : si elle vaut, si elle saccomplit par ces moments o la philo-sophie senrichit et se reconnat, peu importe la ction, le roman o cet essentiel sexprime. Merleau-Ponty commente Claudel, LArt potique, Le Soulier de satin, sans aucun gard au pome ou au thtre ; ces particularits et ces diffrences, qui appartiennent la notion de littrature, nexistent pas pour lui. Il ny a que des crivains, des critures singulires que leur perce descriptive, dj philosophique, rend indispensables au philosophe mme.

    Cest pourquoi un Quest-ce que la littrature ? la manire de Sartre, dont Merleau-Ponty avouait le projet la n des annes 1940, napparat comprhensible quavec certaines nuances dcisives. Non pas une saisie de la littrature comme objet glo-bal, au risque dune gnralit excessive, mais lattachement quelques crivains ; non pas la perspective dune morale et dune politique, mais llucidation de perceptions diverses, de manires de voir, pratiquant certaines dcoupes dans le visible, ou plongeant au contraire dans certains secteurs dinvisible. La littrature est un ensemble de perceptions, cest--dire de styles, dcritures chaque fois diffrents ; elle nest que la collection de ces styles, autrement dit, comme ensemble elle ne prsente nul intrt : seule linstallation dans les singularits rapportera des donnes prcieuses sur le monde et son exprience. Sartre, le compagnon plus cabotin, tantt observe la littrature de loin, avec lambition de la comprendre en totalit, et tantt sjourne en elle, se privant de toute extriorit ; par cette oscillation des points de vue, il est dle aux dualismes constants que Merleau-Ponty pointait chez lui et voulait dcloisonner, tre et nant, en soi et pour soi, choses et hommes. Merleau-Ponty, au con-

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    traire, mais de la mme faon, reconduit ici lambigut, lentre-deux que sa philosophie dfend, en entranant par sa lecture les uvres littraires vers la philosophie, sans lucider vraiment ce qui reste mi-chemin dune diffrence et dune confusion.

    Sa langue mme porte cette ambigut. Ce style exerce une sduction peu contredite, vraie prose dcrivain, mais dun cri-vain qui naurait rien crit que des articles et des traits de phi-losophie. Un jeu quivoque avec la littrature frappe dans cer-tains passages un peu narratifs, comme La guerre a eu lieu , ou bien la troisime partie de la prface de Signes (larrive de Nizan dans la salle de classe y ressemble un clin dil aux pre-mires lignes de Madame Bovary).* Une certaine manire de ne jamais dire exactement je , lusage dun nous plus nigma-tique, plus vague, une indtermination subtile de la voix nar-rative donnent ces quelques textes un ton de littrature rus-sie, claire mais rveuse, et non dnue de mlancolie. Sartre, passant dun genre lautre, rservait son beau style sa litt-rature et ne redoutait ni la lourdeur ni la longueur en philoso-phie ; en tmoigne lcriture contemporaine de ces deux ouvra-ges si diffrents par le volume et la vivacit que sont Les Mots et la Critique de la raison dialectique. Merleau-Ponty ne laisse ni thtre, ni roman, ni pome, et il ne semble pas quil ait srieusement connu la tentation de sy livrer. Dune telle tentation il nexiste quune trace ; Sartre raconte que Merleau-Ponty lui aurait dit un jour : Je voudrais crire un roman sur moi .* Non pas une auto-biographie, car une vie mnage trop de plages dombre celui quelle hante, trop de questions sans rponses quoi dans un roman il serait justement possible de donner des solutions imaginaires . Roman sur soi-mme, quel projet plus ambigu ? et t, encore une fois, une criture refusant le choix, prten-dant des caractres simultanment dissemblables exigences propres la philosophie mme de Merleau-Ponty, o les notions

    Signes (d. 1960, p. 35).

    Merleau-Ponty ,Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 234. Cette confidence, malheureusement, nest pas date. Il ne semble pas quon ait retrouv, dans les papiers de Merleau-Ponty, aucune trace dun tel projet ; ni quil y en ait dautres tmoignages.

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    de simultanit, dincompossibilit apparaissent au cur des dernires uvres. Il net pas t le philosophe qui sessaie le dimanche la littrature. Peut-tre est-ce dailleurs parce quil prenait celle-ci trop au srieux quil na pas men plus loin lide. Il ny a que dans la prface de Signes, un de ses derniers textes, o il semble dire un mot de son enfance et de son amiti avec Sartre

    mais secrtement, en parlant de Nizan. Oui, lorsquil raconte lhistoire de Sartre et de Nizan, on dirait bien que silencieuse-ment cest souvent Sartre et lui-mme quil voque : pas sans un masque, toujours dans lenveloppement dune ambigut. Cest devenu la marque de son style. Merleau-Ponty na choisi quun seul mode dexpression, philosophique certes, mais total autant que possible. Il sest tenu la philosophie, mais en y important, de plus en plus avec le temps, les puissances de ces autres dis-cours que par ailleurs il ne dvelopperait pas, pome, thtre, roman ; mais en veillant, dans la philosophie mme, une l-gance qui va au-del de la politesse : si la littrature en sait long sur le monde, sur le visible et linvisible, la philosophie voue ce domaine denqute doit aussi puiser cette force au moment dinventer sa forme.

    On a pu remarquer lin uence de Proust sur la prose tou-jours ample de Merleau-Ponty. Ds la Phnomnologie de la percep-tion, elle a cette beaut, ce don de lexemple, de limage qui vient ponctuer lanalyse, comme chez Bergson mais au terme dune phrase autrement plus vaste et plus inquite, haletante dans sa mesure mme. La belle image insre dans le dveloppement thorique des imminences de dpart, des moments concrets qui provoquent chez le lecteur une rverie, une sorte de ressouvenir, par exemple dans ses remarques sur laudition de la musique au concert. De telles images nales sont courantes dans toute luvre. Elles parachvent une phrase longue, dploye au l des virgules, comme dans le grand battement dailes proustien,

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    qui se prolonge toujours au-del de linstant o lon croit sa terminaison, et qui semble, mesure que les propositions salignent, tourner autour de son objet, lenserrer peu peu avec douceur et prcision ; chez Sartre, linverse, nous allons sans cesse de points-virgules en doubles-points, signes d ni-tivement militants, plus conformes une criture-revolver, une pratique volontiers assassine de larticle ou de lessai. Les dernires uvres de Mer-leau-Ponty, surtout si la mort la empch de les relire, comme Le Visible et linvisible, portent une plus grande puissance daffo-lement, de profondeur, de dpart, lampleur et linquitude ini-tialement prsentes. Peu dcritures philosophiques ont asso-ci ce point lexigence de dire la complexit du monde, le souci de sincrit, quoi lambigut appartient, et le plaisir inoublia-ble de lire.

    crits politiques. Durant ces mmes annes, Merleau-Ponty met lpreuve la capacit de la dialectique soutenir une apprhension concrte de lhistoire, lui ter son aurole de destin. Il y avait bien eu diverses tentatives pour viter de prendre appui sur la cons-cience du temps ou sur la structure tempo-relle de lexistence vcue. Nanmoins tou-tes perptuaient la croyance en une instance, initiale ou terminale, o se serait vri un accord entre le rel et le rationnel. Elles pos-tulaient donc un moment o les concepts mis en jeu oublient leur nature et leur opration, et prtendent sidenti er au mou-

    vement de lhistoire effective.

    Phnomnologie de la perception (d. 1976, p. 260).

    La musique nest pas dans lespace visible, mais elle le mine, elle linvestit, elle le dplace, et bientt ces audi-teurs trop bien pars, qui prennent lair de juges et changent des mots ou des sourires, sans sapercevoir que le sol sbranle sous eux, sont comme un quipage secou la surface dune tempte.

    [] ils apprenaient conna-tre entre chaque conscience et toutes les autres ce milieu gn-ral o elles communiquent et qui navait pas de nom dans leur philosophie dautrefois.

    La guerre a eu lieu , 1945(Sens et Non-Sens, d. 1996, p.173).

    La question est de savoir si, comme le dit Sartre, il ny a que des hommes et des choses, ou bien aussi cet intermonde que nous appelons histoire, symbolisme, vrit faire.

    Les Aventures de la dialectique (d. 2000, p. 278).

    La philosophie et la politique sont solidaires.

    Titre du dernier entretien de Merleau-Ponty, Le Monde, 31 dcembre 1961(Parcours deux, p. 302).

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    Humanisme et Terreur (1947) parut dans trois numros des Temps modernes et t scandale. Le texte fut ensuite repris en volume, avec une longue prface de mise au point. Un livre de Koestler, Le Zro et lIn ni,* en avait donn loccasion. Roubachov, le hros, tait le prte-nom transparent de Boukharine, victime, en 1938, des procs de Moscou. Koestler le montrait dchir entre le souci de justi er sa conduite et lobligation de reconnatre que ses actes avaient trahi le type dobjectivit dont prcisment il se rclamait, celle dune histoire effective qui aurait pris la place de lexprience, et dont le mouvement con gurerait cette histoire comme lavnement du proltariat. Roubachov apparat alors en hros sacri , avouant devant un tribunal politique des fau-tes quil na jamais voulu commettre, et dont il na pas mme eu conscience de les avoir commises.

    Merleau-Ponty ne contestait ni la violence stalinienne ni la parodie de justice, mais bien la scnographie factice de ces pro-cs que Koestler avait prise la lettre pour en tirer sa courte leon. Il suf sait den dmonter lartefact pour balayer du mme coup le dnouement romanesque, celui dune confession extorque. Mer-leau-Ponty ne construit pas une autre scne, il rvoque les prmis-ses et la manire dun raisonnement qui faussait lintelligence des faits passs et non moins lapprhension de la situation internatio-nale de laprs-guerre. Il lui suf t de rappeler quaucune histoire ne peut sapproprier la positivit de lexprience, et de montrer que la notion de tribunal rvolutionnaire ou politique est une notion purement rhtorique et simplement confuse en labsence dune diffrence entre le droit et le fait, particulirement quand celle-ci est demande un cours de lhistoire qui prcisment la rcuse. On ne peut alors que mimer la scne du tribunal. Tous, et Koestler le dernier, en ont t plus ou moins volontairement les complices.

    Merleau-Ponty cite les minutes du procs Boukharine. On ny entend qu une crmonie de langage , on reste dans les cho-

    Darkness at Noon, Londres, 1940.

    Paru en France juste aprs la Libration.

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    ses dites, aucun moment on na jamais le sentiment de toucher travers elles le fait mme .* La dfense non moins que laccu-sation portaient au tragique ou au drisoire le comme si des post-kantiens. Sous un tel grossissement, la faute philosophique se montre. Elle est de reconduire, voire de croiser, des oprations intellectuelles non pertinentes et nanmoins acceptes par les deux protagonistes, comme si lune devait pallier la faiblesse de lautre. Lun, professeur de philosophie et kantien dans la cir-constance, plaide coupable. Il avoue stre compromis dans des dcisions dsavoues par lobjectivit dvnements ultrieurs, mais auxquels il accordait par principe dtre la gure du rel et lexpression de la raison pratique dans lhistoire. Lautre, le procureur, dnonait une trahison par rapport une objecti-vit jure davance, mais quil faut demander au bureau politi-que, car personne dautre nest habilit la dire. Les deux parties admettent que lhistoire doit se laisser voir dans son droit- l, et quelle vaut exprience.

    Sil y a autant dexistentialisme dans lesprocs de Moscou que dans les livres de Hei-degger, cest donc quil ntait plus temps de relire les philosophes, quil fallait changer nos ttes, nos prises de rel et leurs dimen-sions dintelligibilit. Le ton est celui de lditorial de 1945, la colre y est plus visible, mais aussi plus clairs les indices de cette aphasie philosophique que Merleau-Ponty ne cessera de dnon-cer. Sans doute les conclusions du livre taient-elles simplement ngatives, et lalternative du titre laisse en suspens. Mais il suf -sait que Merleau-Ponty ait fait voir une parodie philosophique, et comment la casuistique pnale lui portait ici un thtral secours. Demeurait le constat dun chec de la dialectique, de ce jeu du rel et du rationnel saisi dans sa caricature la plus cruelle. On ne peut la fois garder la juridiction criticiste du fait et du droit, pour

    Humanisme et Terreur, 1947 (d. 1980, p. 112 et 113).

    Ibid., (d. 1980, p. 308). Il y a autant d existentialisme au sens de paradoxe, division, angoisse et rsolution dans le Compte rendu stnographique des Dbats de Moscou que dans tous les ouvrages de Heidegger.

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    juger des conduites, et en abolir la distinction dans lhistoire. Il ny a pas choisir lun des deux termes de lalternative, mais bien sortir de leur pige.

    Les Aventures de la dialectique (1955) en explore systmatique-ment les plus cohrentes promesses, de Weber lequel savait les limites dune politique de lentendement Lukcs et Sartre. Quels que soient ses tats, dmultiplis et prolixes, la dialecti-que ne stait jamais dlivre dune parcimonie intellectuelle ini-tiale qui soumettait encore le dcompte de lhistoire un spectre dexprience. Si elle entrinait un moment ngatif, ctait pour mieux prserver sa monodie logique. Lironie de ces aventures se voit dans ses derniers pisodes : lempiriocriticisme de Lnine, version basse du criticisme kantien, et lengagement politique de Sartre, lequel venait de soumettre son acuit existentialiste ces gures de lhistoire contemporaine que cette mme acuit navait pu se soumettre.

    Le livre est entirement, quoique implicitement, adress Sar-tre. Il vaut une explication dveloppe pour lincident qui avait interrompu une longue amiti, et mis n la collaboration de Merleau-Ponty aux Temps modernes. En fait, les chemins des deux philosophes se trouvaient diverger. Sartre voulait donner aux Temps modernes une in exion plus engage, et intervenir dans lac-tualit politique franaise et europenne. Merleau-Ponty, rcem-ment lu au Collge de France, souhaitait fournir une recher-che philosophique, toujours politique dans ses intentions, une autre assise. Le dernier chapitre des Aventures de la dialectique, inti-tul Sartre et lultrabolchevisme ,* en livre la formule : la dialec-tique est en panne.

    On a parl dune amiti rompue. Cette vue dramatique, qui nest pas fausse, ne dit pas tout. La rupture fut douloureuse pour lun et lautre. La correspondance change entre les deux amis qui avaient cess de se parler a t publie trente ans plus tard

    Les Aventures de la dialectique(d. 2000, p.136-280).

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    dans le Magazine littraire.* Sartre et Merleau-Ponty se rencontr-rent de nouveau, en Italie, loccasion de manifestations inter-nationales, en 1956 et en 1958, puis une dernire fois Paris, dans cette cole normale suprieure o ils avaient t condisci-ples. Sartre avait t invit donner une confrence, et Merleau-Ponty convi comme interlocuteur privilgi.

    Plus important que ces rencontres occasionnelles, la Prface de Signes est clairement la continuation dun dialogue avec Sar-tre, et Merleau-Ponty a maintenu la ddicace Sartre du premier et dcisif chapitre, Le langage indirect et les voix du silence .* Lil et lEsprit est galement une rponse Sartre, non plus ses positions littraires mais LImagination et LImaginaire, et ses analyses de Lapoujade ou du Tintoret. Que Sartre ait t surpris par cet essai et nen ait pas donn une bonne lecture dans son hommage lami soudainement dcd* est une chose qui en atteste la nouveaut. Quil ait eu le souci dvoquer les annes partages en est une autre, que la prcdente rserve nannule pas. Lamiti lemporte, indiscernable de leur collaboration puis de leur mulation pour sortir la philosophie de ses ornires. Le dveloppement quelle connut en France au cours des annes 1960-1990 en fut lincontestable consquence.

    On comprend que le motif de la rupture outrepassait de beau-coup une querelle sur lopportunit dun article que Sartre avait conteste, voire sur lorientation gnrale de la revue. Merleau-Ponty ne pouvait plus se satisfaire dinterventions soumises au ton de lditorial et la manire dun article. Lanalytique existen-tialiste des premiers numros de laprs-guerre, combien per-tinente et ef cace alors, ne pouvait perdurer, sinon comme un compromis dont Merleau-Ponty simpatientait. Elle appelait son tour la question du comment et de ses prises de rel. Dans un moment o menaaient une guerre, encore dite froide, et lexten-sion des con its ouverts en Core, et devant le retour de la force,

    Voir la lettre reproduite dans le cahier iconographique en n douvrage.Le dossier du Magazine littraire (n 320, avril 1994) est repris dans Parcours deux (p. 129-169).

    Signes (d. 1960, p. 49).

    Merleau-Ponty vivant ,Temps modernes, n 184-185, octobre 1961 (texte repris dans Situations IV, Gallimard, 1964).

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    on pouvait hsiter. La guerre qui avait eu lieu risquait davoir lieu de nouveau, et avec les mmes aveuglements. La recherche dautres options, dun comment penser capable de sortir des entre-deux-guerres, nen tait que plus pressante.

    Ces livres politiques avaient donc mis distance lactualit en cela mme quils scrutaient les capacits de cette position exis-tentielle dont Merleau-Ponty cherchait encore lextension lhis-toire, quand dj une autre histoire sbauchait. Pices principa-les dans la transformation dun projet philosophique, cest ainsi quils se lisent aujourdhui.

    Sur la page de garde des Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty, comme en apart, avait ouvert lalternative dun savoir anthropologique terme qui le -vait lquivoque de lhumanisme inscrit au titre du livre prcdent. Il restait considrer les socits con-temporaines, commencer par les expriences socialistes dj anciennes dune quarantaine dannes, avec le regard ingnu que lanthropologue porte sur les socits prcapitalistes . Mer-leau-Ponty renouait avec la premire formulation de ses recher-ches en 1933, il disait vouloir prendre en compte les enseigne-ments de lethnographie. Ce qui faisait de la Phnomnologie de la perception un livre sans issue par les voies alors empruntes ; Mer-leau-Ponty ne sy est pas attard. Il lui suf sait davoir compris la contradiction de la conscience constitutive, laquelle peut bien dcr-ter lexprience, mais se dclare elle-mme immune lexpri-mentation. Plus crment dit, elle nest plus que limposture pro-fessionnelle du philosophe .* Il laissait l les bonnes manires philosophiques, comme il le recommandera Sartre dans la Pr-face de Signes, ce recueil dont la charnire est un texte intitul De Mauss Claude Lvi-Strauss .* Cest sur cette ligne qui va de lun lautre que Merleau-Ponty con rmait son propre cheminement.

    Les Aventures de la dialectique, pilogue (d. 2000, p. 314).

    [...] notre propos est justement quon commence peine connatre le social, et jamais dailleurs un systme de vies conscientes nadmettra de solu-tions comme un mot crois ou un pro-blme lmentaire darithmtique.

    Le Philosophe et son ombre (Signes, d. 1960, p. 227).

    Signes (d. 1960, p. 143-157).

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    La philosophie, son histoire et son dehors. Penser est aussi une exprimentation, qui ne fonde rien ni ne nourrit lil-lusion dtre fonde. Cest de ce dgrisement dont il sagit. Que la philosophie ait une histoire, cest un fait essentiel. Il nauto-rise aucunement tirer de ce pass les formules de son devenir.

    Merleau-Ponty, appel diriger un volume collectif vise historique,* innove en dlaissant lhistoire des systmes pour une constellation dentres sans architectonique ni liations. Cha-que philosophie a men une exprience comme une prise de rel qui nen a jamais ni de sessayer. Diverses entres, reprsenta-tives de ces nouveaux dparts, sont con es de jeunes philoso-phes contemporains, auxquels Merleau-Ponty donnait la parole. Ainsi Gilles Deleuze inaugurait son propre dialogue avec Bergson.

    La philosophie est partout, mme dans les faits , et ellena nulle part de domaine o elle soit prserve de la contagion de la vie .* Ce pourquoi elle nen nit jamais. Rien ici dune incom-pltude entretenue par le vertige de labsolu ni dune tche in -nie de description, mais bien laf rmation que ce savoir-l, parce quil est philosophique, nest pas un rapport vindicatif ou cau-teleux aux temps prsents, mais lopration mme de la moder-nit. Weber avait exclu que les sciences humaines puissent tres jamais acheves, comme la science de Newton peut tre dite ache-ve. Lil et lEsprit le rappelle spci quement : lide dune pein-ture universelle, dune totalisation de la peinture, dune pein-ture toute ralise, est dpourvue de sens .* Si la philosophie a un pass, il est la somme de ses dplacements, cest donc parce quelle a un dehors, non une limite ou un objet. Cest de cela mme quelle tire une promesse davenir.

    Merleau-Ponty, qui introduit le volume collectif, sinterroge sur ce dehors quil refuse de dcrire comme une confrontation entre lintriorit subjective et lextriorit dune nature. En place de ces points xes qui schangent trop aisment, au gr dune

    Les Philosophes clbres,Lucien Mazenod, 1956. Signes ( Partout et nulle part ,d. 1960, p. 158-200) et Parcours deux (p. 201-210).

    Signes (d. 1960, p. 163).

    Lil et lEsprit (d. 1985, p. 90).

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    formule copernicienne banalise, il saisit une mobilit novatrice apparente dans le registre des symboles, sens et signes, o sen-tretient une histoire inacheve de lexpression philosophique. Impossible alors dignorer les productions parallles celles de notre monde occidental, celles de la Chine ou de lInde. Mais aussi, et peut-tre surtout, impossible dignorer ce dehors plus proche que sont ces autres expriences fondamentales de la pense, la mathmatique ou les arts, exemplaires plutt que rivales.

    La philosophie nen est pas dpossde de ses premires ambitions encyclopdiques, plonge dans le deuil interminable de la crise ou dans le projet insane de dire lorigine de la vrit. Elle y trouve la plus claire intimation son propre renouvelle-ment, faire un pas quaucun alibi dialectique ne pourrait plus retarder, et trouver les mots pour la philosophie de demain .

    En 1959, le cours que donne Merleau-Ponty au Collge de France traite de la possibilit de la philosophie aujourdhui . Lexamen est svre pour ces tentatives qui se sont d nies ou red nies aprs la Premire Guerre mondiale. Toutes taient soucieuses de ranimer par quelque biais la longue histoire des phnomnologies, aussi vieille que lhellnisme. Poursuivant une mme ligne dobjectivit tout en sachant la dissidence des savoirs scienti ques, aucune na pu viter le nihilisme et son corrlat dactivisme. Ni Husserl ni Sartre ne sont pargns. Un propos dur et nanmoins quitable conclut sur le malaise de Heidegger. Quitte faire allgeance la mystique du silence, il na jamais donn ce dire, cette parole, vers lesquels il nen nit pas de sacheminer. Cette aphasie philosophique, traumatisme dchec comparable laphasie crbrale dont souffraient les malades de Goldstein, et son cortge de ccits psychiques, demeuraient donc lobstacle forcer.

    Les derniers manuscrits de Merleau-Ponty se situent au point clinique o saffrontent le mal et le remde. Si la philosophie sy

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    trouve en commerce avec dautres expriences fondamentales de la pense, quil nest plus question de lui subordonner, il nen suit aucune dmission. Certes, Merleau-Ponty salue en Claude Simon lcrivain qui, dans La Route des Flandres, a su dire lexprience de la guerre et la vacuit dun temps calendaire. Mais cet hommage, comme celui rendu la peinture, con gure les nouveaux rap-ports qui emportent lactivit philosophique dans la pratique de ces langages indirects, cartant cette conviction barbare dal-ler aux choses mmes * avec les critres cartsiens de lvidence, et ceux, phnomnologiques,de limmdiatet et de la dcision.

    Place tait faite pour un processus de modernit qui nest ni oppos ni identique la connaissance proprement scienti que laquelle a aussi ses dtours. Le Visible et lInvisible, qui fut de facto le dernier manuscrit, ouvrait un travail philosophique qui navait jamais t fait. Sans sattarder plus quil ne faut sur ce quil ne peut plus tre, rejetant la r exion , ce premier mensonge do lon ne revient pas ,* autant que la conscience constituante, cette imposture professionnelle du philosophe, Merleau-Ponty prati-que une conceptualit libre dune ction dnonciation o toute ralit serait dcrite selon un protocole catgorial infran-gible. Apparaissent des syntagmes, leur tour audacieusement oxymores. Ils relvent les gures dempitement qui brouillent les frontires entre le dedans et le dehors. Ils disent la chair et le monde comme une comptabilit double entre dont on ne con-natrait jamais que le bilan. Ils entrent dans le texte philosophi-que telles des vagues successives qui se retirent toujours un peu moins quelles navancent.

    Ces formations ne seront pas oublies, uvrant plus tard, ici ou l, tels ces termes valises dont la gure sera emprunte par Deleuze Lewis Carroll, mais non moins adjacents aux exem-pla de Merleau-Ponty. Ainsi ce chaosmos qui dit presque tout en un seul mot-programme, et particulirement une incessante

    Le Visible et lInvisible(d. 1979, p. 50).

    Ibid., p. 75.

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    conceptualit, inachevable, qui ne cherche plus la pierre philoso-phale de ladquation. Il y allait de ce lichen philosophique, pres-que immmorial et incessamment mutant, qui demande peu, se nourrit des plus pauvres soleils, mais donne au paysage sa dernire couleur. Rien ne serait plus comme avant, et cela bien que la trs belle langue de Merleau-Ponty ait longtemps dissi-mul sa colre, et la manire dont il avait modi lactivit de penser au seuil de son opration discursive. Le nihilisme ny aurait plus lieu dtre. Il se trompait lui-mme, sil ne jouait sen-tencieusement dune syntaxe philosophique depuis longtemps

    dsaffecte.

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    ContinuitsLes ruptures taient sans retour. Les conti-nuits salimentent ce refus dune dmis-sion aphasique face au monde moderne, quoi ne peut suf re la gestion de lhistoire de la philosophie, si importants quaient t en ce domaine les travaux contemporains. Merleau-Ponty exclut tout autant de faire retour aux archasmes prsocratiques. La phi-losophie, comme toute autre activit et tout autre savoir, nvite-rait pas dtre sa propre exprimentation. Merleau-Ponty, parti-culirement dans ses textes indits, mdiocrement compris dans les annes 1960 et comme embrums par le pathos de linachve-ment, y avait t exemplaire.

    La Prose du monde (d. 1992, p. 200).

    Michel Foucault, LOrdre du discours. Leon inaugurale au Collge de France (Gallimard, coll. Blanche , 1971).

    [] nous continuons, nous reprenons un mme effort, plus vieux que nous, sur lequel nous sommes ents lun et lautre, et qui est la manifes-tation, le devenir de la vrit.

    Jaurais aim quil y ait derrire moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant lavance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi : Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant quil y en a, il faut les dire jusqu ce quils me trouvent trange peine, trange faute, il faut continuer, cest peut-tre dj fait, ils mont peut-tre dj dit

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    Autant il est manifeste que le sentir est dispers dans mon corps, que ma main touche par exem-ple, et quen consquence il nous est interdit de rap-porter par avance le sentir une pense dont il ne serait quun mode autant il serait absurde de con-cevoir le toucher comme une colonie dexpriences tactiles assembles. Nous ne proposons ici aucune gense empiriste de la pense : nous nous deman-dons prcisment quelle est cette vision centrale qui relie les visions parses, ce toucher unique qui gou-verne dun bloc toute la vie tactile de mon corps, ce je pense qui doit pouvoir accompagner toutes nos expriences. Nous allons vers le centre, nous cher-chons comprendre comment il y a un centre, en quoi consiste lunit, nous ne disons pas quelle soit somme ou rsultat, et si nous faisons paratre la pense sur une infrastructure de vision, cest seule-ment en vertu de cette vidence inconteste quil faut voir ou sentir de quelque faon pour penser, que toute pense de nous connue advient une chair.

    Encore une fois, la chair dont nous parlons nest pas la matire. Elle est lenroulement du visi-ble sur le corps voyant, du tangible sur le corps tou-chant, qui est attest notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les cho-ses, de sorte que, simultanment, comme tan-gible il descend parmi elles, comme touchant il les domine toutes et tire de lui-mme ce rapport,

    et mme ce double rapport, par dhiscence ou s-sion de sa masse. Cette concentration des visibles autour de lun deux, ou cet clatement vers les cho-ses de la masse du corps, qui fait quune vibration de ma peau devient le lisse et le rugueux, que je suis des yeux les mouvements et les contours des choses mmes, ce rapport magique, ce pacte entre elles et moi selon lequel je leur prte mon corps pour quel-les y inscrivent et me donnent leur ressemblance, ce pli, cette cavit centrale du visible qui est ma vision, ces deux ranges en miroir du voyant et du visi-ble, du touchant et du touch, forment un systme bien li sur lequel je table, d nissent une vision en gnral et un style constant de la visibilit dont je ne saurais me dfaire, mme quand telle vision particulire se rvle illusoire, car je reste sr alors quen regardant mieux jaurais eu la vision vraie et quen tout cas, celle-l ou une autre, il y en a une. La chair (celle du monde ou la mienne) nest pas contingence, chaos, mais texture qui revient en soi et convient soi-mme. Je ne verrai jamais mes rtines, mais si une chose est sre pour moi, cest quon trouverait au fond de mes globes oculai-res ces membranes ternes et secrtes. Et nalement, je le crois je crois que jai des sens dhomme, un corps dhomme , parce que le spectacle du monde qui est mien [], en juger par nos confrontations, ne diffre pas notablement de celui des autres [].

    Le Visible et lInvisible (d. 1979, p. 189-190).

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    Lil et lesprit. Cet essai, dont Merleau-Ponty avait corrig les preu-ves, parut trs vite aprs son dcs. Lintrt immdiat quil reut fut pay de beaucoup dincomprhension. Ce

    texte tait destin au premier numro dune revue dart, tout juste fonde par Andr Chastel ; il fut insr en priorit dans le numro dhommage des Temps modernes, auquel Sartre contribua par son long article commmoratif, Merleau-Ponty vivant .

    lvidence, Sartre hsitait. Ce texte lui chappait dans lexacte mesure o il sloignait des ditoriaux de nagure. Pour-tant, dans une interview rcente, Merleau-Ponty rappelait que tous ses crits avaient une porte politique. L mme, aux pre-mires pages de ce numro des Temps modernes, il donnait lire lexacte suite de son premier ditorial : Il ne reste notre philo-sophie que dentreprendre la prospection du monde actuel .* Ce quil faisait en montrant comment lactivit du peintre insre, au cur mme de la visibilit, la signature lumineuse de lexistence.

    La menace ntait plus celle dune philosophie hsitant sur lexistence elle-mme, question encore adolescente, mais le cau-chemar dune pense qui naurait aucune prise de rel. Merleau-Ponty en donne une raison dactualit. Une science qui prend soin delle-mme, de ses exprimentations, de ses preuves et de ses axiomatiques, sest libre des questions archaques de lori-gine et du fondement. Mais alors elle dlgue les prmisses du ralisme une actualit des corps humains, do elle tient son premier ancrage et ses premiers motifs. Merleau-Ponty rappelle ce dont la biologie stait rcemment dcharge, ce corps vivant, capable de relations et de vicariances, qui prend en charge toute une clinique cratrice du socle cognitif, et dabord dimages et de vision. Quand bien mme il appartiendrait la science la plus

    Notes de cours, 1959-1961 (p. 166).

    Ordre suivre : prendre contact avec nos questions fondamentales sur des chan-tillons de pense fondamentale (art, lit-trature) : confronter ces questions avec la pense cartsienne (Descartes et suc-cesseurs). [] De l revenir au prsent.

    Lil et lEsprit (d. 1985, p. 58).

    Le Visible et lInvisible (d. 1979, p. 193).

    Ce que nous appelons chair, cette masse intrieureument travaille, na de nom dans aucune philosophie.

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    sophistique den dployer le rgime physiologique et les con-squences, au-del de toute attente.

    Deux lignes dominantes guident Merleau-Ponty. En premier lieu, ne pas traiter la peinture comme un objet de spectacle mais y suivre une pense lpreuve, celle de ce peintre qui, disait Czanne, pense en peinture .* Il y a donc une pense dlocali-se de son habituel support discursif. Elle opre dans la vision o nous-mmes, voyants et visibles, sommes immergs et peu conscients de ltre. De l un tout autre procs de ralisme. Il est dans ce travail du voir que le peintre exerce minemment, parce quil sait linsuf sance de son tableau et y trouve une incitation continuer de peindre. Ici, nulle qute dune objectivit sanction-ne par un acte didenti cation, ou par une lgende qui transcri-rait le tableau en histoire, ou le subordonnerait quelque inten-tionnalit rive aux choses peintes . Lvidence est celle de la mdiation du corps, dun corps o se croisent les cartes du visi-ble et celle du mouvement. La peinture, et particulirement la couleur, disait Czanne, est lendroit o notre cerveau et luni-vers se rejoignent. Elle est lobjectivation inachevable dun il y a qui dlivre de la ncessit dasserter. La couleur ny est plus un indice phnomnal, cest une dimension dont la peinture moderne use comme dune variable indpendante, un degr de libert vers au registre de lexpression.

    Merleau-Ponty liminait ainsi une question tout juste appro-che aux dernires pages de La Structure du comportement.* Les pre-miers chapitres ayant caractris les comportements r exes et les comportements suprieurs, il restait d nir lordre humain du langage et des formes symboliques. Merleau-Ponty cherchait encore saisir la csure entre les comportements prcdem-ment analyss et ce qui y ferait suite. Loption phnomnologi-que quil prit alors tait celle dun langage surgissant comme expression et description. Telle serait la cellule native dune ph-

    Lil et lEsprit (d. 1985, p. 60).

    Achev en 1938, publi en 1942.

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    nomnologie de la perception, une manire de la dire dans son intgrit, suscite et entretenue par la perception elle-mme. Lhypothse tait prisonnire dune exigence de reprsentation qui soude le voir au dire, et maigrement soutenue par un argu-ment indirect : les proprits dun champ phnomnal ne sont pas exprimables dans un langage qui ne leur devrait rien .* Mais, si le circuit de la vision et de la peinture fait quil est impossi-ble de dire quici nit la nature et commence lhomme ou lex-pression ,* sil donne tout ensemble son opration, sa reprise incessante, sa capacit de ralisme et son rgime dexpression, la rponse disparat avec la demande. Plus rien noblige pas-ser par linstance dun cogito dnonciation, maintenant rendu sa localit discursive. Merleau-Ponty, libr de la mtaphysique cartsienne dune pense-substance, se libre aussi du corps-machine et de lnigmatique union de lme et du corps. Il con-sulte la Dioptrique, o Descartes, ayant assimil la gomtrie des rayons lumineux et la machine optique de lil, con e en der-nier recours lnigme de la vision la pense de voir .* Ce repli est consquence de ce quil avait nglig les oprations de lil rel. Mallarm disait de Manet un il, une main : cest donc que, de lun lautre, ce commerce avait quelque suf sance. Il restait consulter les peintres computeurs du monde ,* et ce quils savent de la ressemblance o ils ont dissous lillusion-nisme de la belle apparence. La vision y est luvre, exerant, vri ant dans les arts visuels ses capacits proprement phototro-piques et photographiques.

    Lautre ligne est cette capacit de renouvellement qui situe les peintures de Lascaux dans cette dimension selon laquelle Van Gogh veut aller plus loin .* La peinture moderne, succdant vingt sicles dun usage mimtique, fait de reprsentation et de recon-naissance, avait pass un seuil de vrit et de ralisme quant ce quelle fait et veut faire. Oprant sans contrainte dnoncia-

    La Structure du comportement (d. 2000, p. 208).

    Lil et lEsprit (d. 1985, p. 87).

    Ibid., p. 54.

    Ibid., p. 25.

    Ibid., p. 15.

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    tion, elle a vers son cr-dit tout un pass archo-logique en mme temps quelle ouvrait sur le con-temporain. Elle le fait dans

    le circuit de la vision de tableaux qui sont simultanment expres-sions et gures. Merleau-Ponty sy attache non comme un histo-rien quil se dfend dtre, mais comme un philosophe qui prend sa leon de cette production symbolique quest la peinture. Cest une mme chose dy apprendre la texture imaginaire du rel et de se librer du culte musographique des chefs-duvre. Kan-dinsky, Klee, Delaunay, Michaux, Giacometti, Stal, Picasso, Matisse et non moins les sculpteurs, Rodin ou Germaine Richier, poursuivent ce processus inachev et inachevable de moder-nit plastique ou picturale. Indiscernable de la gnrativit des uvres, sy dchiffre indirectement cette histoire de la vrit dont Merleau-Ponty avait eu le projet. Bien que les peintres naient gure parl de vrit, tous, note-t-il, savaient ce que cest que limposture.

    Lil et lEsprit est un saisissant cho de luvre manuscrite inacheve, constitue de chapitres entirement rdigs et dun impressionnant dossier de travail. Il lest particulirement par lintrusion de syntagmes qui drangent, tout droit venus du tra-vail en cours corps associs, sens brut, signalement prosaque Mer-leau-Ponty mettait lpreuve sa propre conceptualit philo-sophique, tout en exorcisant un mtalangage philosophique de survol. Ces quelques dizaines de pages, dfendues par leur densit et linsolite position de leur criture, ont aujourdhui la place reconnue dun seuil franchi sans retour et dun parvis pour les continuits quil avait rveilles. Empitement, entrelacs, chiasme, le dedans du dehors et le dehors du dedans ,* cest en captant la prsence du tacite corporel et crbral dans lexplicite

    Lil et lEsprit (d. 1985, p. 23).

    Le langage indirect et les voix du silence ; Merleau-Ponty renvoie Malraux, La Monnaie

    de labsolu (Signes, d. 1960, p. 71).

    Une vision, une action en n libres dcentrent et regroupent les objets du monde chez le peintre, les mots chez le pote. Mais il ne suf t pas de briser ou dincendier le langage pour crire les Illuminations et Malraux remarque profondment des peintres modernes que bien quaucun ne parlt de vrit, tous, devant les uvres de leurs adversaires, parlaient dimposture .

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    de la parole que ces mots portent c