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ColleenHoover
Indécent
Maisond’édition:J’ailu
Traduitdel’anglais(États-Unis)parCécileTasson
©ColleenHoover,2012Pourlatraductionfrançaise:©ÉditionsJ’ailu,2014Dépôtlégal:juillet2014.
ISBNnumérique:9782290078921ISBNdupdfweb:9782290078938
Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290078204
CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.
Présentationdel’éditeur:Pour surmonter le brusque décès de son père, Layken, âgée de 18 ans, parts’installer avec sa mère et son frère dans le Michigan. Sa famille la considèrecommeunroc,maisensonforintérieur,elleestdésespérée.Bientôt,unerencontreva toutchanger :celledeWill, sonvoisinpassionnédepoésie,unêtre lumineux,patientetprotecteur,quipartagebeaucoupd’intérêtscommunsavecLake,peut-êtremêmetrop…Après un premier rendez-vous exceptionnel, le quotidien reprend ses droits etamèneavecluiunobstacleinfranchissable.Lescirconstancesauront-ellesraisondeleurattirancehorsducommun?
Photographiedecouverture:RideauAlfonsoCacciola©GettyImagesTabouret©Fotolia
EnécrivantIndécent,ColleenHoovern’avaitpaslaprétentiond’êtrepubliée.Maisdepuis que ce premier roman s’est hissé en tête des best-sellers du New YorkTimes,lesuccèsnel’apasquittée.Ellevitaujourd’huiauTexasavecsonmarietleurstroisenfants.
Titreoriginal:SLAMMED
Éditeuroriginal:Atria,adivisionofSimon&Schuster,Inc.
©ColleenHoover,2012
Pourlatraductionfrançaise:ÉditionsJ’ailu,2014
JedédiecelivreauxAvettBrothers,dontleschansonsm’onttoujoursinspirée:
«Décidequituveuxêtreetlance-toi.»
PREMIÈREPARTIE
1
Jesuisperduaumilieudenullepart.Peux-tumerendreunquelquepart?
THEAVETTBROTHERS,«Salina»
Je charge avecKel les deux derniers cartons dans le fourgon de déménagement, puis referme lecoffreetleverrouillesurdix-huitannéesdesouvenirsdontmonpèreafaitpartie.
Ilestmortilyasixmois.Depuis,l’eauasuffisammentcoulésouslespontspourqueKel,monfrèrede neuf ans, ne fonde pas en larmes chaque fois qu’on parle de lui. Cependant, nous nous sommesretrouvésconfrontésauxproblèmesfinanciersd’unefamillemonoparentale,unefamillequinepeutplussepermettredevivreauTexas,dansleseulchez-nousqu’onaitjamaisconnu.
—Lake,arrêtedebouder,ditmamèreenmetendantlesclésdelamaison.JesuissûrequetuvasadorerleMichigan.
Ellenem’appelle jamaispar leprénomqu’elleachoisid’écriresurmonactedenaissance.Monpèreetellesesontdisputéspendantneufmoisàcesujet.Elleaimait«Layla»àcausede lachansond’Eric Clapton.Mon père préférait «Kennedy » à cause d’unKennedy. «On se fout de savoir quelKennedy,disait-il.Jelesaimetous!»
J’avaisdéjàtroisjoursquandl’hôpitallesaforcésàsedécider.Ilssesontalorsmisd’accordpourprendrelestroispremièreslettresdechaqueprénometentireruncompromis:Layken.Maisnil’unnil’autrenem’ajamaisappeléeainsi.
— Maman, arrête de croire aux miracles, je rétorque en imitant sa voix. Je vais détester leMichigan.
Mamèreatoujourseuledondefairepasserunsermonentierenunseulregard.Unefoisencore,ellen’hésitepasàs’enservir.
Je remonte lesmarches du perron pour jeter un dernier coup d’œil dans chaque pièce avant defermerdéfinitivementlaporte.Ellessonttoutesvidesettristes.Jen’aipasl’impressiond’avancerdansla maison où j’ai vécu depuis ma naissance. Les six derniers mois se sont résumés à une déferlante
d’émotions, toutes négatives.Cedéménagement était inévitable. Je le comprends à présent. Je pensaissimplementqu’onsauteraitlepasaprèsmonannéedeterminale.
Jemetiensdanslacuisinequin’estmaintenantpluslanôtrequandj’aperçoisunepetitebarretteenplastiquevioletsousleplacardoùsetrouvaitlefrigo.Jelaramasse,retirelapoussièredessusetlafaisglisserentremesdoigts.«Çarepousse»,m’avaitditmonpère.
J’avaiscinqans.Mamèreavait laissé traînerdesciseauxsur leborddu lavabodans lasalledebains.Apparemment,j’aieularéactionclassiquedetouslesenfantsdemonâge:jemesuiscoupélescheveux.
—Mamanvasefâchertrèsfort!avais-jeditenpleurant.Enpassantà l’acte, jecroyaisqu’ils repousseraient toutdesuiteetquepersonnenes’enrendrait
compte.J’aipasséunebonneheuredevantlemiroiràattendrequelamagieopère.Auboutd’unmoment,j’aifiniparramassermamècheenmedemandantcommentj’allaispouvoirlarecoller,nivu,niconnu,etjemesuismiseàpleurer.
Quand mon père est entré dans la salle de bains et a vu ce que j’avais fait, il a rigolé et m’asoulevéepourm’asseoirsurlemeuble.
—Mamannes’apercevraderien,Lake,m’a-t-ilpromisenattrapantquelquechosedansletiroirduplacard.Ça tombe bien, j’ai un instrumentmagique avecmoi. (Il a ouvert lamain etm’amontré unebarretteviolette.)Tantquetuaurascecidanslescheveux,Mamann’yverraquedufeu.(Ilarecoiffémescheveuxcoupésetlesaattachésensembleaveclabarrette.Aprèsquoi,ilm’afaitmeretournerpourquejem’admiredanslemiroir.)Tuvois?C’estcommeneuf!
Enobservantnotrereflet,j’aieul’impressiond’êtrelafillelapluschanceusedumonde.Personned’autreautourdemoin’avaitunpapaquipossédaitdesbarrettesmagiques.
Jel’aiportéetousles jourspendantdeuxmois.Mamèrenem’ajamaisfait lamoindreréflexion.Avec le recul, j’ai compris que mon père l’avait mise dans la confidence. Mais à cinq ans, j’étaispersuadéequ’ils’agissaitdemagie.
Jeressembledavantageàmamèrequ’àlui.Noussommestouteslesdeuxdetaillemoyenne.Aprèsdeuxgrossesses,elleadumalàrentrerdansmes jeans,maisonarriveàs’échanger tout lereste.Noscheveuxsontchâtains,raidesoubouclésselonletempsqu’ilfait.Sesyeuxémeraudesontplusintensesquelesmiens,peut-êtreparcequesapeaublanchelesfaitressortir.
Enrevanche,leschoseslesplusimportantes,jelesaiprisesducôtédemonpère.Onavaitlemêmehumourpince-sans-rire, lemêmecaractère, lemêmeamourde lamusique, lemême rire.Kel, c’est lecontraire.Physiquement,ilressembleànotrepère,avecsescheveuxblondfoncéetsestraitsfins.Ilestpetit,poursonâge,maisilserattrapeavecsapersonnalité.
Je me dirige vers le robinet avec la barrette et fais couler l’eau sur treize ans de poussièreaccumulée.Jelaretireduboutdupouce.Kelentredanslacuisineàreculonspendantquejem’essuielesmainssurmonjean.Ilestbizarrecommegamin,maisjel’adore.Ilaimebeaucoupunjeuquis’appelle«lesjoursàl’envers».Ilpassealorslajournéeàmarcheràreculons,àparleràl’envers,etdemande
mêmeledessertenpremierlorsdesrepas.Jesupposequ’étantdonnénotredifférenced’âgeetl’absencedecousinsautourdelui,ilfautbienqu’iltrouvecomments’occuper.
—DépêchertededitteMaman,Layken,dit-ilàl’envers.Après avoir glissé la barrette dans la poche demon jean, jeme dirige vers la porte d’entrée et
verrouillelamaisonpourlatoutedernièrefois.
***
Les jours suivants, ma mère et moi nous relayons pour conduire le fourgon et ma Jeep. On nes’arrêtequedeuxfoisenroutepourdormiràl’hôtel.Kelalterne,luiaussi.Ledernierjour,ilmonteavecmoidanslefourgon.Onterminelesneufheuresépuisantesqu’ilnousrestependantlanuit,ennefaisantqu’uneseulepauseaumilieu.Arrivésauxabordsd’Ypsilanti,notrenouvelleville,j’observelepaysage.Onestenseptembre,pourtant,j’aimislechauffage.Ilfautvraimentquejerefassemagarde-robe.
Lorsquejetourneàdroite,dansnotrerue,leGPSm’informequej’ai«atteintmadestination».—Madestination.J’éclatederire.LeGPSsaitquedalle.L’impassen’estpas très longue. Ilyahuitmaisonsdeplain-pieddechaquecôtéde la route.Un
panier debasket dansune alléeme fait espérer un compagnonde jeupourKel.En toutehonnêteté, levoisinage a l’air sympa.Lespelouses sont entretenues, les trottoirs sont propres,mais le tout est tropbétonné.Bientropbétonné.J’aidéjàlemaldupays.
Commelepropriétairenousaenvoyédesphotosdelamaison,jereconnaisimmédiatementlanôtre.Elleestpetite.Toutepetite.AuTexas,onavaitunranchavecdeshectaresdeterrain.Lacourminusculequi entoure celle-ci est essentiellement composéedebitumeet denainsde jardin.Laporteprincipales’ouvre.J’aperçoisunhomme,sûrementnotrenouveaupropriétaire,quisortetnousfaitsigne.
Je dépasse lamaison de quelquesmètres pour pouvoir entrer dans l’allée enmarche arrière, defaçonàcequelecoffredufourgonsoitdirectementdevantlaporte.Maisavantd’enclencherlavitesse,jesecoueKelpourleréveiller.Ildortdepuisl’Indiana.
—Kel,réveille-toi,jeluimurmure.Onestarrivés.Ilétiresesjambesenbâillant,puiscollesonfrontàlavitrepourobservernotrenouveauchez-nous.— Regarde ! Il y a un enfant dans le jardin ! s’exclame-t-il. Tu crois qu’il habite dans notre
maison?—Jeneluisouhaitepas.C’estsûrementunvoisin.Descendsetvaluidirebonjourpendantqueje
recule.Quand le fourgon est garé correctement, jemets le levier de vitesses au pointmort, remonte les
vitresetcoupe lemoteur.Mamèrese rangeàcôtéavecmaJeepet je la regardesortirpoursaluer lepropriétaire.Jem’enfonceunpeuplusdansmonsiègeetposelespiedssurletableaudebord.Keletsonnouvelamijouentavecdesépéesinvisiblesdanslarue.Jesuisjalousedelui,jalousequ’ilaccepteaussifacilementcedéménagement,jalousedemeretrouverdanslerôledel’enfantcapricieuse.
Au début, c’est vrai qu’il s’estmis en colère,mais surtout parce qu’il était en pleine saison detournois avec son équipe de baseball. Ses copains vont luimanquer.Heureusement, à neuf ans, notremeilleuramiestsouventimaginaireetvitdel’autrecôtédel’Atlantique.Mamèrel’aconvaincuenluipromettantqu’ici,ilpourraits’inscrireauhockey,choseimpossibleauTexas.C’estdifficiledetrouverce genre de sport dans le Sud rural. Après ça, il s’est montré très enthousiaste et motivé pour venirhabiterdansleMichigan.
Jecomprendspourquoinousavonsdûdéménager.Entantquedirecteurd’unmagasindepeinture,monpèregagnaitbiensavie.Mamère,elle,travaillaitdetempsentempscommeinfirmièrequandc’étaitnécessaire,mais sinon, elle s’occupait de lamaison et de nous.Unmois après quemon père nous aquittés, elle a trouvé un emploi à plein temps. Le stress provoqué par le décès et par le fait d’êtredevenueleseulchefdefamilleluiaminélasanté.
Unsoir,pendant ledîner,ellenousaexpliquéqu’ilne lui restaitpassuffisammentd’argentpourpayer les factures et les remboursements d’emprunt. Elle nous a dit avoir trouvé un boulot avec unmeilleursalaire,maisqu’ilfallaitdéménager.Brenda,unevieilleamiedelycée,luiavaitoffertunposte.Elles ont grandi ensemble àYpsilanti, la ville natale demamère, pas loin deDetroit. Ce travail estbeaucoupmieuxpayéquecequ’onluiproposaitauTexas,ellen’apaspurefuser.Jeneluienveuxpas.Mesgrands-parentssontmorts.Ellen’apersonnesurquisereposer.Jecomprends…maiscomprendreunesituationnelarendpasplusfacilepourautant.
—Layken, tuesmorte !crieKelderrière lavitrebaissée. (Ilbrandituneépée imaginairecontremoncou,s’attendantàcequejem’effondresurmonsiège,maisjemecontentedeleverlesyeuxauciel.)Jet’aipoignardée!Tuescenséemourir!dit-il.
—Fais-moiconfiance,jesuisdéjàmorte,marmonné-jeenouvrantlaportièrepourdescendre.Kelabaissélesépaulesetfixelesol,sonépéeimaginaireoubliéecontresonflanc.Àquelquespas,
sonnouvelamial’airtoutaussidéçu.Jeregretteaussitôtdeluiavoirtransmismamauvaisehumeur.—Jesuisdéjàmorte,dis-jeavecmaplusbellevoixdemonstre.Parcequejesuisunzombie!Ilssemettentàcriertandisquejetendslesbrasenavantetpenchelatêtesurlecôtéengargouillant.—Cerveaux!jegrommelleenlespoursuivantsansplierlesgenoux.Cerveaux!Je fais lentement le tour du fourgon, les bras tendus devant moi quand, tout à coup, j’aperçois
quelqu’unquisaisitmonfrèreetsonnouvelamiparlecol.—Attrape-les!s’exclamel’inconnusousleshurlementsdesgarçons.Il semble légèrement plus vieux que moi et beaucoup plus grand. La plupart des filles diraient
sûrementqu’ilestsexy,maisjenesuispaslaplupartdesfilles.Lesgarçonssedébattent.Ilfaitdesonmieuxpourlesretenir.Sesmusclessebandentsoussontee-shirt.
ContrairementàKeletmoi,ilnefaitaucundoutequecesdeux-làsontfrères.L’âgemisàpart,ilssontabsolumentidentiques.Ilsonttousdeuxleteinthâléetdescheveuxnoirsdejaiscoupéscourt.L’aînéritlorsqueKelréussitàselibéreretl’attaqueavecson«épée».Quandillèvelatêteversmoietarticulelesmots«àl’aide»,jemerendscomptequejesuisfigéedansmaposedezombie.
Mapremièreréactionconsisteraitàramperjusqu’aufourgonetàmecacherpourlerestantdemesjours.Aulieudequoi,jerecommenceàcrier«cerveaux»etmejettesurlegarçonenfaisantsemblantdelemordre.J’attrapeensuiteKeletsonamietleschatouillejusqu’àcequ’ilstombentsurletrottoir.
Lorsquejemerelève,legrandfrèremetendlamain.—Salut,jem’appelleWill.Onhabitedel’autrecôtédelarue,précise-t-ilendésignantlamaison
d’enface.Jeluirendssapoignéedemain.—Moi,c’estLayken,etjesupposequejevisici,dis-jeenjetantuncoupd’œilderrièremoi.Ilsourit.Commeaucundenousnesaitcommentcontinuer,onresteainsiuncertaintemps.Jedéteste
cegenredemomentsembarrassants.—Ehbien,bienvenueàYpsilanti!mesouhaite-t-il.(Ilôtesamaindelamienneetlaglissedansla
pochedesaveste.)Vousvenezd’où?—DuTexas?Jenesaispaspourquoij’aifaitdemaréponseunequestion.Jenesaispasnonpluspourquoij’en
faistoutunplat.Nipourquoijeréfléchisaufaitquej’enfassetoutunplat.Jerougis.Çadoitêtreàcausedumanquedesommeilquej’aiaccumuléentroisjours.
—DuTexas?répète-t-il.Il sebalanced’avant en arrière.Comme jen’ajoute rien,un silencegêné s’installe entrenous. Il
jetteuncoupd’œilàsonfrèreetsepenchepourl’attraperparleschevilles.— Il faut que j’accompagne cepetit gars à l’école, reprend-il en le hissant sur ses épaules.Une
vaguedefroiddevraitarrivercettenuit.Tuferaismieuxdedéchargerlemaximumdechosesaujourd’hui.Elleestcenséedurerplusieursjours.Sivousavezbesoind’aidecetaprès-midi,faites-le-moisavoir.Onserarentrésvers16heures.
—OK,merci,luidis-je.Ensemble,ilstraversentlarueetjelessuisduregardjusqu’àcequeKelmepoignardedansledos.
Alors,jetombeàgenoux,enroulemesbrasautourdemonventreetm’affale.Kels’assiedsurmoipourm’achever.Quandjejetteuncoupd’œilenface,jesurprendsWillquinousobserve.Ilclaquelaportièredesonfrèreetnousfaitsigneavantdepartir.
Déchargerlescartonsetlesmeublesnousprendpresquetoutelajournée.Lepropriétairenousaideàporterleschoseslespluslourdesquemamèreetmoin’arrivonspasàsoulever.Tropfatiguéespourenchaîneravec les affairesde la Jeep,nousdécidonsdenousenoccuperdemain.Une fois le fourgonvide,jeressensunelégèredéception.Maintenant,jen’aiplusaucuneexcusepourdemanderuncoupdemainàWill.
Aprèsavoirmontémonlit, jerécupèrelescartonsportantmonnomdansl’entrée.J’endéfaisunegrandepartieettrouvedesdrapspropresparlamêmeoccasion.Soudain,jem’aperçoisquelesmeublesprojettentleursombressurlesmurs.Jejetteuncoupd’œilparlafenêtre.Lesoleilsecouche.Soitlesjourssontpluscourtsici,soitj’aiperdulanotiondutemps.
Dans la cuisine, je trouve Kel et mamère en train de ranger la vaisselle dans les placards. Je
m’assiedssurl’unedessixchaiseshautesprèsdubarfaisantaussiofficedetablepourpallierlemanquedeplace.Iln’yapasgrand-chosedanscettemaison.Quandonpasselaported’entrée,ontombesurunpetithall,puisunsalon.Cedernierestséparédelacuisineparuncouloiràgaucheetunefenêtreàdroite.Samoquettebeigeestbordéedeparquetquis’étendensuitedanstoutelamaison.
—Toutesttrèspropre,ici,ditmamèreenrangeantlavaisselle.Jen’aipasvulemoindreinsecte.AuTexas, ilyaplusd’insectesquedebrinsd’herbe.Quandonn’estpasentraindechasserdes
mouches,c’estqu’onestoccupéàtuerdesguêpes.—LeMichiganaaumoinsunavantage,jesuppose.J’ouvrelecartonàpizzadevantmoipourregardercequ’elleacommandé.—Unseulavantage,tuessûre?(Ellemefaitunclind’œilensepenchantpar-dessuslebar.Elle
attrapeunepartauxpepperonietmordaussitôtdedans.)Moi,jediraisqu’ilyenaaumoinsdeux.Jefaissemblantdenepascomprendre.—Jet’aivueparleraveccegarçon,cematin,continue-t-elleavecunsourire.—Ohpitié,Maman.(Jeprendsunairaussiindifférentquepossible.)Jesuiscertainequetuvasvite
terendrecomptequeleTexasn’estpasleseulÉtatoùrésidentlesspécimensmasculinsdenotreespèce.Jemedirigeverslefrigoetensorsunsoda.—Çaveutdirequoi«réssider»?medemandeKel.—Résider,jelecorrige.Çaveutdire:occuper,habiter,loger,peupler,séjourner,vivre.Mescoursdepréparationàl’entréeauxuniversitéscommencentàporterleursfruits.—DonconréssideàYpsilanti,alors?—Réside,jerectifieunefoisencore.(Jeterminematranchedepizzaetboisunegorgéedesoda.)
Jesuiscrevée.Jevaismecoucher.—Tuveuxdirequetuvasrésiderdanstachambre?—Tuapprendsvite,petitscarabée.Jemepenchepourl’embrassersurlefront,puisjeregagnemachambre.Jeprendsunplaisir fouàmeglisser sous les couvertures.Aumoins,mon lit, lui, est toujours le
même.Jefermelesyeuxenessayantdem’imaginerdansmonanciennechambre.Mavieillechambrebienchaude.Ici,lesdrapsetlesoreillerssontglacés.Jerelèvelacouverturesurmonvisagepourgénérerunpeudechaleur.Noteàmoi-même:repérerlethermostatdèsmonréveil.
C’estexactementceàquoijem’emploieenmelevant,lorsquemespiedstouchentleparquetgelé.J’attrape un pull dansmon placard et lemets par-dessusmon pyjama tout en cherchant une paire dechaussettes.C’estpeineperdue.Jemedirigealorsdanslecouloiroùjemarchesurlapointedespiedspourneréveillerpersonneetéviteruncontact tropfrancaveclesol.Enpassantdevant lachambredeKel, j’aperçois ses chaussonsDarkVador par terre. Jeme faufile à l’intérieur et les enfile. Enfin auchaud,jepeuxmaintenantmerendredanslacuisinetranquille.
Jecherchelacafetièrepartout,envain.Jemerappellealors l’avoirrangéedanslaJeep:pasdebol,lavoitureenquestionestgaréedehors.Danscefroidincroyable.
Lesmanteauxnesontpaslànonplus.AuTexas,onenmetrarementenseptembre.J’attrapelesclés,
décidée à faire un rapide aller-retour jusqu’à la Jeep.Quand j’ouvre la porte, une sorte de substanceblancherecouvrelejardin.Ilmefautquelquessecondespourcomprendredequoiils’agit.Delaneige?Enseptembre? Jem’accroupiseten ramasseunepoignéepour l’examiner. Ilneneigepas souventauTexaset,quandçaarrive,cen’estpasdelaneigecommecelle-ci.Elleressembleàdepetitesbillesdegrêledurescommedelapierre.CelleduMichigan,enrevanche,est laneigecommeonse l’imagine:molle,poudreuseetgelée!Jelafaistomberetm’essuielesmainssurmonpullavantd’avancerverslaJeep.
Jenevaispastrèsloin.ÀlasecondeoùleschaussonsDarkVadorrencontrentlaneige,lavoituresort demon champ de vision. Jeme retrouve allongée sur le dos, les yeux rivés sur le ciel bleu. Jeressenstoutdesuiteunedouleuràl’épauledroite,etjecomprendsquej’aiatterrisurquelquechosededur.Enfouillantunpeu,jemetslamainsurunnaindejardin.Lamoitiédesonchapeaurougeesttombéeenmorceaux.Ilestentraindemesourire.Jegrogneetsoulèvelegnomeavecmonautrebras,prêteàlebalancerauloin,maisquelqu’unm’enempêche.
—Sij’étaistoi,jeneferaispasça!Je reconnais toutdesuite lavoixdeWill.C’estunevoixagréable,apaisante,maisautoritaireen
même temps, comme l’était celle de mon père. Je me redresse en position assise. Il est en train deremonterl’alléeversmoi.
—Çava?medemande-t-ilenriant.—Jemesentiraibeaucoupmieuxquandj’auraiéclatécetruc,dis-jeenessayantdemelever,sans
succès.—Tunedevraispasfaireça,lesgnomesportentchance,m’explique-t-ilenarrivantàcôtédemoi.Ilmeprendlenaindesmainsetleposeavecsoinsurl’herbecouvertedeneige.—Mouais, rétorqué-je en regardant labalafre surmonbras et le cercle rougequi s’étend sur la
manchedemonpull.Quellechance!Willarrêtederiredèsqu’ils’aperçoitquejesaigne.—MonDieu,excuse-moi.Jen’auraisjamaisosémemoquersij’avaissuquetuétaisblessée.(Ilse
penche,m’attrapeparmonbrasvalideetm’aideàmelever.)Ilfautquetumettesunpansementlà-dessus.—Jene saismêmeplusoùchercher, répliqué-jeenpensantà tous lescartonsqu’ilnous resteà
déballer.—Alorsviensavecmoi.J’enaidansmacuisine.Ilretiresavestepourlaposersurmesépauleset,toutenmetenantlebras,ilm’aideàtraverserla
rue.Jemesensunpeupathétiqued’êtreassistéeainsi.Jepeuxtrèsbienmarchertouteseule.Maisjenemeplainspas.J’ail’impressiondetrahirlemouvementféministe.J’airégresséàl’étatdedamoiselleendétresse.
Unefoisàl’intérieur,jeposesavestesurledossierducanapéavantdelesuivredanslacuisine.Ilfaittrèssombre.Jesupposequetoutlemondedortencore.Samaisonestplusgrandequelanôtre.Lespiècessontouvertescommecheznous,maislesalonal’airplusspacieux.Unelargebaievitréedevantlaquellesetrouveunbancauxcoussinsmoelleuxdonnesurlejardin.
Plusieursphotosde famille sontaccrochéesaumuren facede lacuisine.Laplupart représententWill et son petit frère.D’autresmontrent également leurs parents. Je les contemple pendant queWillcherchelespansements.Lesdeuxfrèresontsûrementhéritédesgènesdeleurpère.Surleclichéleplusrécent,quisembledéjàdaterdequelquesannées,ilapassélesbrasautourdesesenfantsetlesserrel’uncontre l’autre pour une séancephoto impromptue.Ses cheveuxnoirs de jais sont parsemésdemèchesgrises,etunemoustacheépaissesurplombesonsourireéclatant.SestraitssontidentiquesàceuxdeWill.Ilsonttousdeuxdesyeuxrieursetdesdentsblanchesparfaites.
La mère de Will est magnifique. Elle a de longs cheveux blonds et paraît grande. Pourtant, jen’arrivepasàtrouverderessemblanceavecsesfils.Peut-êtrequeWillaprissoncaractère.Lesphotosaccrochéesaumurmontrentunedifférenceradicaleentreleurmaisonetlanôtre:c’estleurfoyer.
J’entredanslacuisineetm’assiedsaubar.— Il faut nettoyer la plaie avant de mettre le pansement, dit-il en remontant ses manches et en
ouvrantlerobinet.Ilporteunechemisejaunepâle,légèrementtransparentesouslalampedelacuisine,quirévèleles
contoursdesonsous-pull.Ilalesépaulescarrées.Lesmanchesserrentsesbrasmusclés.Satêtearriveàlahauteurdesplacards.Enlescomparantàceuxdecheznous,j’endéduisqu’ilmesureenvironquinzecentimètresdeplusquemoi. J’observe lesmotifsdesacravate, rejetée sur sonépaulepournepas lamouiller, lorsqu’ilfermel’eauetmarcheverslebar.Lerougeauxjoues, jeluiprendslelingehumidedesmains.Jenesuispastrèsfièredelafaçondontjelereluque.
—C’estbon,dis-jeenrelevantmamanche.Jepeuxlefairetouteseule.Ilouvreunpansementpendantquejenettoielesangdemablessure.—Qu’est-cequetufaisaisdehors,enpyjama,à7heuresdumatin?medemande-t-il.Vousn’avez
pasfinidedécharger?Jesecouelatêteetjettelaservietteàlapoubelle.—Café.—Oh.Toi,tun’espasdumatin.Çaressembleplusàuneaffirmationqu’àunequestion.Quandils’approchedemoipourposerlepansementsurmaplaie,jesenssonsoufflecontremon
cou. Jeme frotte les bras pour dissimulerma soudaine chair de poule. Il colle le pansement surmonépauleetletapote.
—Voilà.Commeneuf!dit-il.—Merci.Etjesuisdumatin,rétorqué-je.Quandj’aibumoncafé.Jeme lève et regardema blessure. En réalité, je fais semblant d’examiner le pansement tout en
réfléchissantà lameilleurefaçond’agir.Jepourraispartir toutdesuite,maisceserait impolivuqu’ilvient justedem’aider.Si j’attendsqu’ilme fasse laconversation,en revanche, je risqued’avoir l’airstupideetdem’incruster.Jenecomprendsvraimentpaspourquoijemeprendsautantlatêtequandjesuisaveclui.Aprèstout,c’estun«résident»commelesautres!
Lorsquejemeretourne,ilestentraindepréparerunetassedecafé.Ilmel’apportejusqu’aubar.
—Tuveuxdulaitoudusucre?Jesecouelatête.—Jeleboisnoir,merci.Appuyésurlebar,ilm’observependantquejebois.Sesyeuxsontexactementdelamêmecouleur
queceuxdesamèresur laphoto.Finalement, ilahéritédequelquechosed’elle. Ilsourit,puis romptnotreéchangevisuelpourregardersamontre.
—Il fautque j’yaille.Mon frèrem’attenddans lavoitureet jedoisaller travailler,dit-il. Je teraccompagne.Tupeuxgarderlatasse.
J’observelatasseenquestionavantd’avaleruneautregorgée.Ilyestécrit:LeMeilleurPapaduMonde.Monpèreavaitlamêmeàlamaison.
—Jevaism’ensortir,lerassuré-jeenmedirigeantverslaporte.Jecroisquej’aicompriscommentmarcherdebout.
Ilmesuitàl’extérieuretrefermelaportederrièrelui.Ilinsistepourquejeprennesaveste.Jelapassesurmesépaules,leremercieettraverselaroute.
—Layken!crie-t-ilalorsquejesuissurlepointderentrerchezmoi.Jemeretourneverslui.Ilsetientdanssonallée.—Quelaforcesoitavectoi!Hilare,ilmonteenvoiture,etmoi,jeresteplantéelààregardermeschaussonsDarkVador.Toutva
bien.
Lecafém’aideàmeréveiller. Je repère le thermostatet,àmidi, lamaisoncommenceenfinàseréchauffer.MamèreetKelsontallésàlapréfecturemettretouteslesfacturesànotrenom.Jemeretrouvetouteseuleavec lescartons restants, sanscompterceuxquisontdans laJeep.J’envidedeuxou trois,puis décide qu’il est grand temps de prendre une douche. Cela fait trois jours que je neme suis pasoccupéedemoi.
Unefoissortie,jem’enveloppedansuneservietteetpenchemescheveuxenavantpourlessécher.Je pointe ensuite le séchoir vers le miroir pour ôter un rond de buée et pouvoir memaquiller.Monbronzagecommencedéjààdisparaître. Jen’auraipas l’occasiondeme fairedorer lapilule ici, alorsautantm’habitueràunteintpluspâle.
Jecoiffemescheveuxenqueue-de-chevaletm’appliqueunpeudeglossetdemascara.Inutiledemettredublush:entrelamétéoetmesbrèvesrencontresavecWill,mesjouesgardentuneteinterougeconstante.
MamèreetKelsontrepassésrapidementàlamaisonpendantquej’étaisdanslasalledebains.Ilsm’ontlaisséunmotpourmedirequ’ilssuivaientBrendaenvillepourallerrendrelefourgon.Ilyatroisbilletsdevingtsurlebaretunelistedecourses.J’attrapeletoutetrejoinsmaJeep,avecsuccès,cettefois.
En reculant la voiture, je me rends soudain compte que j’ignore complètement où aller. Je neconnaisriendanscetteville.Jenesaismêmepassijedoistourneràdroiteouàgaucheaprèsmaproprerue.LepetitfrèredeWilljouedansleurjardin.Jemegareprèsdutrottoiretbaissemavitre.
—Hé!Viensvoiruneseconde!jeluicrie.Ilmecontempled’unairhésitant.Peut-êtrequ’ilcroitque jevaismeretransformerenzombie. Il
avanceversmoi,maiss’arrêteàunmètredelaportière.—Commentest-cequ’onvaausupermarchéleplusproche?Illèvelesyeuxauciel.—Tumedemandesçaàmoi?J’aineufans.OK.Donclaressemblanceavecsonfrères’arrêteauphysique.—Merciquandmême,luidis-je.Commenttut’appelles,aufait?Ilmelanceunsouriretaquinavantdebrailler:—DarkVador!Ilritets’éloignedelaJeepencourant.DarkVador?Jecomprendssoudainsaréponse.Ilsemoquedeschaussonsquejeportaiscematin.
Cen’estpastrèsgrave.Parcontre,çaveutdirequesonfrèreluiaparlédemoi.Jenepeuxm’empêcherd’imaginer leurconversationetcequeWillpensedemoi.Enfin,s’il luiarrivedepenseràmoi.Jenesaispaspourquoi,maisiloccupeanormalementmespenséesdepuishier.Jen’arrêtepasdemedemanderquelâgeila,cequ’ilétudie,s’ilestcélibataire…
Heureusement,jen’aipaslaissédepetitamiauTexas.Çafaitpresqueunanquejenesuissortieavecpersonne.Entrelelycée,monboulotd’étudianteetl’équipedeKelquej’aidaisdetempsentemps,ilnemerestaitpasbeaucoupdetempspourlesgarçons.Celavamechangerdepasserd’unemploidutempsdeministreàuneabsencetotaledeviesociale.
J’ouvrelaboîteàgantspourprendremonGPS.—Sij’étaistoi,jeneferaispasça,meditWill.Je relève la tête. Il esten traindemarcherendirectionde lavoiture. Je faisdemonmieuxpour
réprimerlesourirequimenaced’étirermeslèvres.—Pasquoi?LeGPSaccrochéàsabase,jelebrancheensuiteàl’allume-cigare.Wills’appuiecontrelafenêtre,lesbrascroisés.—Ilyadestravauxpartoutencemoment.Tuvasteperdreaveccemachin.JesuissurlepointderépondrequandBrendaetmamères’arrêtentànotrehauteur.Brendabaisse
savitreetmamères’appuiesurellepourmeparler.—N’oubliepasdeprendredelalessive.Jenesaisplussijel’aimarquésurlaliste.Etdusirop
pourlatoux.Jecroisquejecouvequelquechose,dit-elleparlafenêtre.KelsortdelavoitureencourantpourrejoindrelefrèredeWilletl’inviteràvenirvisiterlamaison.—Jepeux?demande-t-ilàWill.—Biensûr,répondcelui-cienouvrantmaportièrecôtépassager.Jerevienstoutdesuite,Caulder.
J’emmèneLaykenausupermarché.Depuisquand?Jejetteuncoupd’œildanssadirectionpendantqu’ilbouclesaceinture.—Jenesuispastrèsdouépourdonnerdesinstructions.Çatedérangesijet’accompagne?
—Jesupposequenon.Jeris.Jeme tourne versBrenda etmamère,mais elles sont déjà garées devant chez nous. Je passe la
premièreetmelaisseguiderparWill.— Alors comme ça, ton petit frère s’appelle Caulder ? dis-je en essayant de lui faire la
conversation.—Leseuletl’unique.Mesparentsontessayépendantdesannéesd’avoirunautreenfantaprèsmoi.
CaulderestarrivéquandlesprénomscommeWilln’étaientplusàlamode.—J’aimebientonnom.Jeregrettemesparolesdèsqu’ellesfranchissentmeslèvres.Ondiraitquej’essaiedeledraguer.Ilrit.J’aimebeaucoupsonrire.Etçam’énerve.Je sursaute en le sentant touchermon cou. Ses doigts glissent sousmon pull pour dévoilermon
épaule.—Tuvasbientôtavoirbesoind’unnouveaupansement.Ilremontemonvêtement.Samainlaisseunetraînéedefeusurmapeau.— Rappelle-moi d’en acheter au magasin, dis-je en faisant comme si ses paroles et ses actes
n’avaientaucuneffetsurmoi.—Alors,Layken.(Ils’interromptetjetteuncoupd’œilauxcartonstoujoursentassésàl’arrière.)
Parle-moiunpeudetoi.—Euh,non.C’estvraimenttropcliché.Iléclatederire.—D’accord.Jevaistrouvertoutseul.Ilsepencheetappuiesurlebouton«eject»demaradio.Sesmouvementssontfluides,commes’il
avaitfaitçatoutesavie.Jel’envie.Jen’aijamaisétégracieuse.—Tu sais, onpeut dire beaucoupde choses sur unepersonne en fonctionde lamusiquequ’elle
écoute. (Ilsort leCDetexamine l’étiquette.)LesconneriesdeLayken? lit-ilàvoixhauteavecunairamusé.C’estdépréciateuroupossessif?
—Jen’aimepasqueKeltoucheàmesaffaires,tuvois?JeluiprendsleCDdesmainsetleremetsdanslelecteur.Quandlesondubanjorésonnedanslesenceintesàpleinvolume,jesuisaussitôtembarrassée.Je
viensduTexas.Jenevoudraispasqu’ilcroiequej’écoutedelacountry.S’ilyabienunechosequinememanquepas,c’estça.Jebaisseleson,maisilm’attrapelamainpourprotester.
—Metsplusfort,jeconnais,dit-ilsanssuspendresongeste.Commemesdoigtssonttoujourssurlebouton,jeremontelevolume.Ilnepeutpasconnaîtrecette
chanson,cen’estpaspossible.Jesuissûrequ’ilbluffe.C’estsafaçonmaladroiteàluideflirter.—Ahoui?(Jerentredanssonjeu.)Commentças’appelle,alors?—C’estlesAvettBrothers,répond-il.Jel’appelle«Gabriella»,maisjecroisquec’estunedes
chansonsdelasérie«Prettygirl».J’adorelesguitaresélectriquesàlafin.
Saréponsem’acomplètementdésarçonnée.Iln’apasmenti.—TuaimeslesAvettBrothers?—Jelesadore.IlsontfaitunconcertàDetroitl’annéedernière.C’étaitlemeilleurlivedetoutema
vie.Unemontéed’adrénalineserépanddansmoncorpslorsquejeremarquequ’iltienttoujoursmamain
au-dessusduboutonduvolume.J’aimecettesensation,maisjem’enveuxderéagirainsi.Cen’estpaslapremière foisqu’ungarçonmefaitceteffet.D’habitude, jesuisbeaucoupmoinsvulnérableauxgestesanodinscommecelui-là.
Ilserendcomptequej’aiprêtéattentionànosdoigtsenlacés.Ilôtelessiensetlesfrottesursonpantalon.Ondiraitquec’estunticnerveux.Jemedemandes’ilestaussigênéquemoi.
Engénéral,j’écoutedelamusiquepeuconnuedugrandpublic.Ilestrarequejerencontredesgensayantentenduparlerdelamoitiédemesgroupesfavoris.LesAvettBrotherssontmespréférésd’entretous.
Avecmonpère,onpassaitdesnuitsentièresàchanterleurschansonspendantqu’ilessayaitdejouerlesaccordsàlaguitare.Unefois,ilatentédeleurdonnerunedéfinition.Ilm’adit:
—Lake,onpeutdired’ungroupequ’iladutalentquandsesimperfectionsdéfinissentlaperfection.J’aifiniparcomprendrecequ’ilentendaitparlàlorsquej’aicommencéàlesécouterpourdevrai.
Fauxaccordsdebanjo,riffpassionnéquimèneàuneerreurdetempo,desvoixdoucesquideviennentrocailleuses et se transforment en cri en un seul couplet. Tous ces détails ajoutent de la matière, ducaractère,delacrédibilitéàleurmusique.
Quandmonpèreestmort,mamèrem’adonnéenavancelecadeauqu’ilavaitprévupourmesdix-huitans:deuxplacespourleconcertdesAvettBrothers.J’aifonduenlarmesenpensantàlajoiequ’ilauraiteueàmelesoffrirlui-même.Jesaisqu’ilauraitvouluquejelesutilise,maisj’enaiétéincapable.Leconcertavaitlieuquelquessemainesaprèssondécès.Jen’enauraispasprofité.Pasdelamêmefaçonques’ilavaitétéavecmoi.
—Jelesaimeaussi,jeluirépondsd’unevoixtremblante.—Tulesasdéjàvusenconcert?medemandeWill.J’ignorepourquoimais, au filde ladiscussion, je finispar lui raconter toute l’histoireavecmon
père. Ilm’écoute attentivement etm’interrompt seulement pourme dire quand tourner. Je lui parle denotrepassionpourlamusique.Jeluiparledesamortsoudaine,complètementinattendue,àlasuited’unecrisecardiaque.Jeluiparledemoncadeaud’anniversaireetduconcertauquelonn’estjamaisallés.Jenesaispascequimeprend.Jesuisincapabledestopperleflotdeparolesquis’échappedemabouche.Je ne divulgue jamais ce genre d’informations aussi facilement, surtout à quelqu’un que je connais àpeine.Surtoutàungarçonquejeconnaisàpeine.Jesuisencoreentraindedéblatérerquandjemerendscomptequ’ons’estarrêtésdevantunsupermarché.
—Ehbien,dis-jeenjetantuncoupd’œilàl’heure.C’estlecheminlepluscourt?Onamisvingtminutes!
Ilmefaitunclind’œiletouvresaportière.
—Cen’estpaslepluscourt.Cettefois,ilflirte,j’ensuissûre.J’enaidespapillonsdansleventre.Delaneigefonduecommenceàsemêleràdeplusgrosfloconsquandontraverseleparking.Ilme
prendlamainetmetireverslemagasinencriant:—Cours!Une fois au sec,onépoussette laneigedenosvêtements en riant, àboutde souffle. Je retirema
vestepour lasecouer.Toutàcoup,Willm’effleure levisageafinde repousserunemèchedecheveuxhumidecolléeàmajoue.Samainestfroide,maisàl’instantoùsapeautouchelamienne,j’enoublielestempératurespolairesetrougisinstantanément.Sonsourires’estompelorsquenosregardsserencontrent.J’essaiedem’habituerauxréactionsqu’ilfaitnaîtrechezmoi;cen’estpasfacile.Lemoindrecontact,legesteleplusbanal,auneffetintensesurmessens.
Jem’éclaircislavoixetdétournelesyeuxenattrapantuncaddielibreàcôtédenous.Jeluitendslalistedecourses.
—Ilneigesouventenseptembre?jedemandeenessayantdenepasavoirl’airperturbé.—Non.Çava seulementdurerquelques jours, une semainepeut-être.D’habitude, onn’apasde
neigeavantoctobre,dit-il.Tuasdelachance.—Delachance?—Ouais,c’estplutôtrared’avoirunfrontd’airfroidcommeça.Vousêtesarrivésjusteàtemps.—Mouais.Jecroyaisquevousdétesteriezlaneige,vousautres.Iln’yenapastoutletempsici?Ilrit.—Vousautres?—Quoi?— Rien, répond-il avec un sourire. C’est la première fois que j’entends quelqu’un dire « vous
autres»,c’esttout.C’estmignon.OnsecroiraitavecScarlettO’Hara.—Oh,excuse-moi,rétorqué-je.Àpartirdemaintenant,jevaisparlercommevous,lesYankees,et
perdremontempsàdire:«lesgensquihabitentici».Ilritetmedonneunetapesurl’épaule.—N’enfaisrien.J’aimebeaucouptonaccent.Ilestparfait.Je n’arrive pas à croire que je sois devenue le genre de fille àme pâmer devant un garçon. Je
détesteça.Alors,jememetsàl’examinerdeplusprès,enquêted’undéfaut.J’échouelamentablement.Toutchezluiparaîtirréprochable.
Aprèsavoirtrouvétouslesproduitsdelaliste,nousnousrendonsencaisse.CommeWillrefusedeme laisser placer quoi que ce soit sur le tapis, jememets en retrait et l’observe vider le caddie.Ledernierobjetqu’ilposeestuneboîtedepansements.Jenel’aimêmepasvulaprendre.
En sortant du parking,Will me dit de prendre la direction opposée à celle par laquelle on estarrivés.Quelquescentainesdemètresplustard,ilmedemandedetourneràgauche…dansnotrerue.Letrajet,quinousaprisvingtminutesàl’aller,s’estfaitenmoinsd’uneminuteauretour.
—Sympa,dis-jeenmegarant.
Jemerendsalorscomptedecequeçasignifie:ilessayaitbeletbiendemedraguer.CommeWillestdéjàdevantlecoffre,j’appuiesurleboutonpourleluiouvrir.Jesorsensuitele
rejoindre,m’attendantàlevoirchargédesacs.Maisilresteplantédevantlavoitureàmeregarder,lesbraslevéspourtenirlecoffreouvert.
Avecmameilleureimitationd’aristocrateduSud,jeposelamainsurmapoitrineetluidis:—Ehbien,jen’auraisjamaisputrouvercemagasinsansvotreaide.Jevousremerciedetoutmon
cœurpourvotregentillesse,monbonmonsieur.Jepensaisqu’ilallaitrire,maisilcontinuedemedévisagersansriendire.—Quoi?jeluidemande,gênée.Ilfaitunpasversmoietposedoucementlamainsurmajoue.Mapropreréactionmechoque.Jene
comprends pas pourquoi je ne réagis pas. Il examine mon visage pendant quelques secondes. Lesbattementsdemoncœurs’emballent.Jecroisqu’ilvam’embrasser.
Sanslequitterdesyeux, j’essaiedecalmermarespiration.Ils’approchedavantageetfaitglissersesdoigtsversmanuquepourbaissermatêteverslui.Alors,ildéposeunbaisersurmonfront,s’attardeuninstant,avantdereculeretdemelibérer.
—Tuestropmignonne,medit-il.Ilsetourneverslecoffreetattrapequatresacsd’unseulcoupsanslemoindreproblème.Puis,ilse
dirigeverslamaisonetlesposeparterre.Moi,jesuistétanisée.J’essaiedecomprendrelesquinzesecondesquiviennentdes’écouler.Que
s’est-ilpassé?Pourquoi l’ai-je laissé faire?Malgrémesobjections, jemerendscomptequec’est lebaiserlepluspassionnéquej’aiejamaisreçud’ungarçon…etcetidiotachoisimonfront!
TandisqueWillrevientprendred’autressacs,KeletCauldersortentdelamaisonencourant,suivisdemamère.Lesgarçonss’élancentdel’autrecôtédelaruepourallervoirlachambredeCaulder.Willtendpolimentlamainàmamèrequandellearriveànotrehauteur.
—VousdevezêtrelamamandeKeletLayken.Jem’appelleWillCooper.Onhabiteenface—JuliaCohen,dit-elle.TueslegrandfrèredeCaulder?—Oui,madame,répond-il.Onadouzeansd’écart.—Cequitefait…vingtetunans?Ellese tourne légèrementdansmadirectionetmefaitunclind’œil.Commejeme tiensderrière
Will,jesaisisl’occasionpourluiadresserl’undesregardspleinsderemontrancesdontellealesecret.Maisellesecontentedemesourireetdereportersonattentionsurlejeunehomme.
—Entoutcas,jesuiscontentequeKeletLakeaientréussiàsefairedenouveauxamisaussivite,dit-elle.
—Moiaussi,acquiesce-t-il.Avantderetourneràl’intérieur,ellemedonneuncoupdecoudebienvisibleaupassage.Ellenedit
rien,maisjecomprendslemessage:elleapprouve.Wills’emparedesdeuxdernierssacs.—Lake,c’estça?J’aimebien.
Ilmetendlescoursesetrefermelecoffre.—Alors, Lake. (Il croise les bras en s’adossant à la voiture.) Caulder et moi, on va à Detroit
vendredi.Onnerentrerapasavantdimanchesoir.Untrucdefamille.(Ilbalaielesujetd’ungestedelamain.)Maisjemedemandaissituavaisquelquechosedeprévu,demain,avantmondépart?
C’estlapremièrefoisquequelqu’und’autrequemesparentsm’appelleLake.Çameplaîtbien.Jem’appuie contre la carrosserie pourme placer face à lui. J’essaie de paraître calme,mais à
l’intérieur,jepalpited’excitation.—Tuveuxmefaireadmettrequejen’aiaucuneviesocialeici,c’estça?luidis-je.—Alorsc’estparfait!Jevienstechercherà19h30.Quandilseretournepourrentrerchezlui,jeprendsconsciencequ’ilnem’ajamaisvraimentinvitée
etquejen’aijamaisvraimentaccepté.
2
IlnemefaudrapaslongtempsPourtedirequijesuis.
Enfait,cettevoixquetuentends,Enfait,c’estellequimedéfinit.
THEAVETTBROTHERS,«Gimmeakiss»
Lelendemainaprès-midi,jeréfléchisàcequejevaisporter,sansparveniràtrouverdesvêtementschauds qui soient propres. Je n’ai pas beaucoup de pulls d’hiver à part ceux que j’ai déjàmis cettesemaine. Je finis par choisir un tee-shirt violet à manches longues. Je le renifle. Il fera l’affaire. Jevaporisequandmêmeunpeudeparfumdessusaucasoù.Aprèsm’êtrebrossélesdentsetremaquillée,jemelavelesdentsencoreunefoisetdéfaismaqueue-de-cheval.Jefrisequelquesmèchesdemescheveuxpuissorsdesbouclesd’oreillesenargentd’untiroir.Aumêmemoment,onfrappeàlaportedelasalledebains.
Mamèreentreavecdesserviettesépongesàlamain.Elleouvreleplacardprèsdeladouchepourlesranger.
—Tusors?medemande-t-elle.Elles’assoitsurleborddelabaignoirependantquejefinisdemepréparer.—Oui.(J’essaiederéprimerunsourireenmettantmesbouclesd’oreilles.)Pourêtrehonnête,jene
saispastropoùonva.Jen’aimêmepasvraimentacceptésoninvitation.Elleselèveetsedirigeverslaportepours’appuyercontrelechambranle.Elleobservemonreflet
danslemiroir.Depuislamortdemonpère,elleaprisunsacrécoupdevieux.Avant,lecontrasteentreses yeux vert vif et sa peau porcelaine était saisissant. Aujourd’hui, ses pommettes saillantes fontressortirsesjouescreusées,etlescerclesnoirssoussesyeuxfontdel’ombreàlacouleurémeraudedesesiris.Elleal’airfatigué.Triste,même.
—Tuasdix-huitans.Tun’asplusbesoindemesconseilssur lesgarçons,dit-elle.Mais jevaisfaireuneexceptionpourcettefois.Onnesaitjamais.Nemangerienquicontientdel’ailoudel’oignon,nelaissejamaistonverresanssurveillance,etsurtout,protège-toientoutescirconstances!
—Roh,Maman!(Jeluijetteunregardexaspéré.)Tusaisbienquejeconnaislesrègles.Tun’aspasàtefairedesoucipourladernière.Etpitié,nefaispaslaleçonàWillnonplus.OK?
Jel’obligeàmelepromettre.—Bon…Parle-moiunpeudelui.Il travaille?Ilestàlafac?Qu’est-cequ’ilétudie?C’estun
tueurensérie?medemande-t-elleavecunsérieuxàtouteépreuve.Jetraverselacourtedistancequiséparelasalledebainsdemachambreetparsàlarecherchede
meschaussures.Mamèremesuitets’installesurmonlit.—Pourêtre toutà fait franche,Maman, jenesaispasgrand-choseàsonsujet. Jeneconnaissais
mêmepassonâgeavantqu’ilteledonne.—C’estbien,dit-elle.—Bien?(Jetournelatêteverselle.)Commentneriensavoirsurluipeut-ilêtrepositif?Jevais
meretrouverseuleavecluipendantdesheures.Etsic’étaitunpsychopathe?J’attrapeunepairedebottesetlesramènejusqu’aulitpourlesenfiler.—Vousaurezplusdechosesàvousdire.Çasertàça,lespremiersrendez-vous.—Tun’aspastort,j’admets.Mamèreatoujoursétédebonconseil.Elleaparfaitementconsciencedecequejeveuxentendre,
pourtant, elleme dit ce qu’il faut que je sache.Mon père a été son premier copain. Jeme demandecommentelles’yconnaîtautantenrelationsamoureuses,engarçonsetenrendez-vous.Ellen’afréquentéqu’unepersonne,alorsqu’àmonsens,cegenredechosesvientavecl’expérience.Jesupposequ’elleestl’exceptionquiconfirmelarègle.
—Maman?dis-jeenenfilantmesbottes.Tun’avaisquedix-huitansquandtuasrencontréPapa.C’estjeune,quandonsaitquetuaspassétoutetavieavec…Tuasdéjàregrettétonchoix?
Ellenerépondpastoutdesuite.Aulieudequoi,elles’allongesurmonlit, lesmainsderrièrelatête,etréfléchitàmaquestion.
—Jamais.Est-cequejemesuisdéjàremiseenquestion?Évidemment.Mais jen’ai jamaisrienregretté.
—Ilyaunedifférence?—Bienentendu.Lesregretsn’apportentrien.Tutecontentesd’examinerunpasséauqueltunepeux
rienfaire.Seremettreenquestion,enrevanche,çapermetdechanger leschosespournepasavoirderegretsdanslefutur.J’airemisenquestiondenombreuxaspectsdemarelationavectonpère.Lesêtreshumainsagissentsouventensuivantleurcœur.Maisunehistoiren’estpasuniquementbaséesurl’amour.
—C’estpourçaquetumedistoutletempsdepenseravecmatêteetnonavecmoncœur?Mamèreseredresseenpositionassiseetmeprendlesmains.—Lake,tuveuxquejetedonneunconseilquin’arienàvoiraveclalisted’alimentsquetudois
éviter?M’a-t-ellecachédeschoses?—Biensûr,jeréponds.
Ellealaissétomberletonautoritaireetlestyleparental,cequimelaissecroirequeceseramoinsuneconversationdemèreàfillequedefemmeàfemme.Elleplielesjambesentailleuretmefaitface.
—Avantdes’engageravecunhomme,unefemmedoitpouvoirrépondre«oui»auxtroisquestionssuivantes.Siturépondsparlanégativeàl’uned’entreelles,fuisàtoutesjambes.
—Cen’estqu’unrendez-vous.(Jeris.)Jedoutequ’onpuisseparlerd’engagement.—Jelesaisbien,Lake.Maisjesuissérieuse.Sil’unedecesquestionsfaitnaîtredesdoutesentoi,
neperdspastontempsaveccetteliaison.Chaque fois que j’ouvre la bouche, j’ai l’impression que je la conforte dans l’idée que je suis
encoresapetitefille.Jelalaissedoncparler.—Tetraite-t-iltoutletempsavecrespect?C’estlapremièrequestion.Deuxièmement,s’ilestle
mêmedansvingtans,voudras-tutoujoursl’épouser?Etenfin,tedonne-t-ilenviededevenirquelqu’undemeilleur?Quandtupourrasdire«oui»àtoutcela,tuaurastrouvéunhommebien.
Jeprendsunegrandeinspirationtoutenintégrantceconseiltrèssage.—Waouh.Ce sont des questions profondes, lui dis-je.Tu as été capable de répondre « oui » à
toutes?QuandtuétaisavecPapa?—Absolument, affirme-t-elle sans lamoindrehésitation.Àchaque secondeque j’aipasséeavec
lui.Quandelleterminesaphrase,unelueurtristebrilledanssesyeux.Elleaimaitvraimentmonpère.Je
regrettedel’avoirmentionné.Jelaserrecontremoi.Çafaittrèslongtempsquejenel’aipasprisedansmesbras.Unepointedeculpabilitém’envahit.Ellem’embrasselescheveux,puissedétacheensouriant.
Jemelèveetlissemontee-shirtpourledéfroisser.—Alors?Dequoij’ail’air?—D’unefemme.Ellesoupire.Commeilest19h30pile,jeretournedanslesalonpourrécupérerlavestequeWillm’aforcéeà
emprunterhieretm’approchedelafenêtre.Jelevoispasserlaportedechezlui.Jesorsàmontouretmeposte dans l’allée devant la maison. Il relève la tête et m’aperçoit au moment où il déverrouille savoiture.
—Prête?mecrie-t-il.—Oui!—Alors,viens!Jenebougepas.Jeresteplantéelà,lesbrascroisés.—Qu’est-cequetufais?Illèveunemainensignededéfaiteetéclatederire.—Tuasditquetuviendraismechercherà19h30!Jet’attends!Tout sourire, ilmontedanssavoitureet reculedirectementdansmonallée,de façonàceque la
portièrepassagersoitdemoncôté.Bondissanthorsduvéhicule,ilfaitletourpourm’ouvrir.Avantde
m’asseoir, je l’examine de la tête aux pieds. Il porte un jean large avec un tee-shirt noir à mancheslonguesquimetsesbrasenvaleur.Cedétailmerappellequejedoisluirendresaveste.
—Aufait,luidis-jeenluitendantlevêtement.Voiciunpetitcadeau.Ilsouritenl’acceptantetl’enfileaussitôt.—Waouh,merci,fait-il.Elleamêmemonodeur!Il attendque jeme sois attachée pour claquer la portière.Tandis qu’il revient à sa place, jeme
rends compte que l’habitacle sent… le fromage. Pas le vieux fromage qui pue, non, le fromage frais,commeducheddar.Monventregargouille.Jemedemandeoùonvadîner.
Aprèss’êtreinstallé,Willattrapeunsacsurlabanquettearrière.—Onn’apasletempsdemanger.Jenousaifaitdessandwichsaufromagegrillé.Ilm’entendun,accompagnéd’unebouteilledesoda.—Soit.C’estlapremièrefoisqu’onmelafait,celle-là,dis-jeenexaminantcequej’aiàlamain.
Et on va où, exactement, pour être aussi pressés ? (Je dévisse le bouchon de ma boisson.) Pas aurestaurant,visiblement.
Ildéballesonsandwichetenprendunebouchée.—C’estunesurprise,fait-ilenmâchant.(Ilsesertdesamainlibrepourtournerlevolantenmême
tempsqu’ilmange.)Jesaisbeaucoupplusdechosessurtoiquetun’ensaissurmoi.Cesoir,jeveuxtemontrerdequoijesuisfait…
—Ehbien,mevoilàintriguée.Etjelesuissincèrement.On termine nos casse-croûte ; je place les déchets dans le sac en plastique que je remets sur la
banquettearrière.Jeréfléchisensuiteàunsujetdeconversationpourbriserlaglaceetdécided’abordersafamille.
—Commentsonttesparents?Il prend une grande inspiration, puis exhale lentement. On dirait que je lui ai posé lamauvaise
question.—Jenesuispastrèsdouépourparlerdelapluieetdubeautemps,Lake.Tudécouvrirastoutça
partoi-mêmeaufuretàmesure.Etsionpimentaitplutôtcetrajet?Ilmefaitunclind’œiletsecarredanssonsiège.Pimenteruntrajetsansparler?Jemerépètesesparolesenespérantavoirmalcompris.Ilritfaceà
monhésitation,semblants’êtreaperçudumalentendu.—Maisnon,Lake!s’exclame-t-il.Jevoulaisdirequ’onpourraitparlerdequelquechosedonton
n’auraitjamaiseul’idéeentempsnormal!Jesoupiredesoulagement.Pendantunmoment,j’aicruavoirdécouvertsonpiredéfaut.—D’accord.—Jeconnaisunjeusympa,reprend-il.Ils’appelle«tupréfères».Tuyasdéjàjoué?Jesecouelatête.—Non,maisjesaisquejepréfèrequetucommences.
—OK.(Ils’éclaircitlavoixetréfléchitquelquessecondes.)Tupréfèrespasserlerestedetaviesansbrasouavecdesbrasquetunepeuxpascontrôler?
Pardon?Jepeuxaffirmersansaucundoutequecepremierrendez-vousn’arienàvoiravecceuxquej’aidéjàvécus.C’estrafraîchissant,dansunsens.
—Euh…(J’hésite.)Jesupposeque jepréfèrepasser le restedemavieavecdesbrasque jenepeuxpascontrôler.
—Hein?Sérieux?Maistunepourraispaslesmaîtriser!dit-ilenagitantlesbrasdanslavoiture.Ilsbougeraientpeut-être tout le tempset tun’arrêteraispasde te frapper levisage !Pire : tupourraisattraperuncouteauettepoignardertouteseule!
Jeris.—Jen’avaispascomprisqu’ilyavaitdesbonnesetdesmauvaisesréponses.—Tun’espastrèsdouée,rétorque-t-il.Àtoi.—D’accord.Laisse-moiréfléchir.—Ilfauttoujoursenavoirunesouslamain,dit-il.—Hé,Will!Jeconnaiscejeudepuismoinsdetrentesecondes.Laisse-moiunpeudetemps.Iltendlebrasversmoietm’enserrelamain.—Jetetaquine.Nosdoigts s’entrelacent. J’aime la facilité avec laquelle la transition se fait, commes’il en était
ainsidepuisdesannées.Jusqu’àmaintenant,toutsedérouleàmerveille.J’aimelesensdel’humourdeWill.J’aimequ’ilmefasserirealorsquej’enaiétéincapablependantdesmois.J’aimequ’onsetiennelamain.J’aimevraimentça.
— Bon, j’ai trouvé, j’annonce. Tu préfères te pisser dessus une fois par jour à une heureindéterminéeoupissersurquelqu’und’autre?
—Çadépenddequionparle.Est-cequejepeuxpissersurunepersonnequejedéteste?Ouest-cequ’onparled’uninconnu?
—Uninconnu.—Alorsjepréfèremepisserdessus,répond-ilsanshésitation.Àmontour.Tupréfèresmesurerun
mètreoudeux?—Deux.—Pourquoi?—Tu n’as pas le droit de demander pourquoi, je réplique.Voyons…Tu préfères avaler quatre
litresdegraissedeporctouslesmatinsoumangerdeuxkilosdepop-corntouslessoirs?—Deuxkilosdepop-corn.J’aimecejeu.J’aimequ’ilnecherchepasàm’impressionnerenm’emmenantaurestaurant.J’aime
n’avoir aucune idéedenotredestination. J’aimemême le fait qu’il nem’ait pas complimentée surmatenuealorsquec’estl’usagelorsdupremierrendez-vous.Pourlemoment,j’aitoutaimédecettesoirée.Si ça ne tenait qu’àmoi, onpasserait deuxheures à rouler en jouant à « tu préfères », et ce serait lemeilleurpremierrendez-vousdemavie.
Maisçanesepassepasainsi.Onfinitpararriveràdestination.Enapercevant l’enseigne, jemecrispeaussitôt.
ClubN9NE—Euh,Will?Jen’aimepasdanser.J’espèrequ’ilcomprendra.—Euh,moinonplus.Onsorttouslesdeuxetonserejointdevantlavoiture.Jenesaispasquiprendl’initiative,maisnos
doigtss’enlacentdenouveaudanslenoiretilmeguidejusqu’àl’entrée.Lorsquenousnousrapprochons,jeremarqueuneaffichecolléesurlaporte.
FermépourSlamJeudi
De20heuresàtardEntréegratuite3$pourslammer
Will ouvre la porte sans lire le papier. J’hésite à lui dire que le club est fermé,mais il semblesavoircequ’ilfait.Lesilenceestbriséparunbruitdefouletandisquejelesuisàtraversuncouloir,puisdansunesalle.Unescènevidesetrouveànotredroite,etdestablesetdeschaisesontétéinstalléessurlapistededanse.Lapièceestpleineàcraquer.Jeremarqueungrouped’adolescents,d’unemoyenned’âged’environquatorzeans,assisàunetabledevant.Willtourneàgaucheetsedirigeversuneplacelibredanslefond.
—C’estpluscalmeparlà,m’explique-t-il.—Àquel âge est-cequ’onpeut entrer enboîte ici ? jedemande, lesyeux toujours rivés sur les
jeunes.—Cesoir,cen’estpasuneboîte,répond-ilpendantqu’ons’assoit.C’estunetableavecunbancendemi-cerclequifaitfaceàlascène.Jeglissejusqu’aumilieupour
avoirunemeilleurevue.Ilserapprochedemoi.—C’estune soirée slam,poursuit-il.Tous les jeudis, leclub fermeetonvient s’affronter ici en
slammant.—C’estquoi,leslam?jedemande.—Delapoésie.(Ilmesourit.)Voilàcequimedéfinit.Ilplaisante?Ungarçoncanoncapabledemefairerireetquiaimelapoésie?Pincez-moi,jerêve?
Non,enfait,jepréfèrenejamaismeréveiller.—Delapoésie,hein?jerépète.Lesgensenécriventouest-cequ’ilsrécitentdesauteursconnus?Ilselaisseallercontresonsiègeettournelatêteverslascène.Jelislapassiondanssesyeuxquand
ilparle:
—Lesgensquimontentlà-hautsemettentànuavecleursmotsetlesmouvementsdeleurcorps,dit-il.C’estincroyable.Tun’entendraspasDickinsonouFrostici.
—C’estunesortedecompétition?—C’estpluscompliquéqueça,répond-il.Çadépenddesclubs.D’habitude,pendantunslam,les
jugessontchoisisdans lepublicet ilsnotent toutes lesprestations.Celuiquiaobtenu lamajoritédespointsgagne.Çafonctionnecommeçaici,entoutcas.
—Tuslammes,toiaussi?—Çaarrive.Parfois,jejuge;parfois,jemecontentederegarder.—Etcesoir,tuvasyaller?—Non.Jesuislàensimplespectateur.Jen’airienpréparé.Jesuisdéçue.Ç’auraitétéfantastiquequ’ilmontesurscène.Jen’aitoujourspaslamoindreidéede
cequ’estleslam,maisjesuisvraimentcurieusedelevoiràl’œuvre.—Mince,jeluifais.Lesilencetombeentrenoustandisqu’onobservelafoule.Willmedonneuncoupdecoude.Jeme
tourneverslui.—Tuveuxboirequelquechose?demande-t-il.—Avecplaisir.Jevaisprendreunchocolat.Ilhausseunsourcil,unsouriremoqueurauxlèvres.—Unchocolat?Tuessûre?Jehochelatête.—Glacé.—OK,répond-ilenseglissanthorsdubox.Unchocolatontherocks,un!Pendantsonabsence,leprésentateurentreenscèneetessaiedechaufferlasalle.Iln’yapersonne
aufondautourdenous,alors jemesensunpeu idiotedecrier«oui !»avec le restede la foule.Metassantdavantagesurmonsiège,jedécidedemeborneraurôledespectatricepourlasoirée.
Lorsqueleprésentateurannoncequ’ilestl’heuredesélectionnerlesjuges,ungrondementparcourtl’assemblée.Toutlemondeaenvied’êtrechoisi.Cinqpersonnessontdésignéesauhasardetseplacentàla tabledu jury.QuandWill revientversmoiavec lesboissons, leprésentateurannonce le« sac»etappellequelqu’undansl’assemblée.
—C’estquoi,lesac?jeluidemande.—Lesacrifice.C’estunefaçondepréparerlesjuges.(Ilserassoit.Cettefois, ilsecolleunpeu
plus à moi.) Quelqu’un propose un slam hors compétition pour que les juges puissent décider d’unbarème.
— Ils peuvent appeler n’importequi ?Et s’ilsm’avaient désignée,moi ? jem’exclame, soudainnerveuse.
Ilmesourit.—Alors,tuauraismieuxfaitd’avoirpréparéquelquechose.
Ilprendunegorgéedesaboissonets’adosseaubanc.Samaintrouvelamiennedanslenoir.Cettefois,nosdoigtsnes’entrelacentpas.Ilpréfèreramenermamainsursacuisseetsemettreàmecaresserle poignet, puis les doigts, suivant chaque courbe, chaque ligne. J’ai l’impression qu’un courantélectriqueserépandsousmapeau.
—Lake, dit-il à voix basse sans s’arrêter. Je ne sais pas exactement pourquoi…mais je t’aimebeaucoup.
Sesdoigtsglissententrelesmiensetilmeprendlamainavantdereportersonattentionsurlascène.Je prends une grande inspiration, puis avalemon chocolat cul sec.Le contact des glaçons contremeslèvresmefaitdubien.Ilm’apaise.
Lajeunefemmequiaétéappeléeal’aird’avoirvingt-cinqans.Elleexpliquequ’ellevadéclamerun poème de sa composition qui s’appelle « Pull bleu ». Les lumières s’éteignent. Un unique spotl’éclaire.Ellesoulèvelemicroetavance, lesyeuxrivésausol.Lesilencetombesur lasalle.Leseulbruitquel’onentendestceluidesarespiration,amplifiéparleshaut-parleurs.
Elleposelamainsurlemicrosansreleverlatête,puistapedessusd’undoigtàunrythmerégulier,commepourimiteruncœurquibat.Lorsqu’ellecommenceenfin,jemerendscomptequejeretiensmarespiration.
BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?
(Elles’arrêteunpeusurlemot«entends».)
C’estlesondemoncœurquibat.
(Ellerecommenceàtapersurlemicro.)
BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondetoncœurquibat.
(Sesparoless’emballent,sefontplusfortes.)
C’étaitlepremierjourd’octobre.Jeportaismonpullbleu,tusais,celuiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuienlainedoubléeavecdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.Cettenuit-là,tum’aspromisdem’aimerpourl’éternité…Etc’estCequetuAsfait.C’étaitlepremierjourdedécembre,cettefois.Jeportaismonpullbleu,tusaisceluiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuienlainedoubléeavecdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.J’avaistroissemainesderetard.Jetel’aidit.C’étaitleplusbeaujourdetavie.Cettenuit-là,tum’aspromisdem’aimerpourl’éternité…Etc’estCequetuAsfait!C’étaitlepremierjourdemai.Jeportaismonpullbleu,maiscettefoislalaineétaituséeetlasoliditédechaquefilmiseàrudeépreuve,ilétaittenduaumaximumsurmonventrearrondi.Tuvoisdequelpulljeparle.Celuiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuiquiavaitdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.CemêmepullquetuasARRACHÉdemoncorpslorsquetum’asjetéeauloin,EnmetraitantdeputainEnmedisantQuetunem’aimaisPlus.BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondemoncœurquibat.Boumboum
BoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondetoncœurquibat.Tuentendsça?Biensûrquenon.C’estlesilencedemonventre.Parcequetum’asARRACHÉMONPULL!
Lalumières’allume.Lafoulel’acclame.Jeprendsunegrandeinspirationetessuiemeslarmes.Jesuisfascinéeparsacapacitéàhypnotisertoutunpublicavecdesmotsaussifortsetimagés.Desimplesmots.Jesuisdéjàconquise.Jeveuxenentendreplus.QuandWillpasseunbrasautourdemesépaulesetm’attireavecluienarrière,jereviensbrusquementàlaréalité.
—Alors?medemande-t-il.Acceptantsonétreinte,j’appuielatêtesursonépaule.Ensemble,nousobservonslafoule.Ilpose
sonmentonsurmescheveux.—C’étaitincroyable,jemurmure.Samain frôlemonvisage.Ses lèvreseffleurentmonfront.Lesyeuxclos, jemedemande jusqu’à
quel point mes émotions vont être mises à l’épreuve. Il y a trois jours, j’étais dévastée, amère,désespérée. Aujourd’hui, c’est la première fois depuis des mois que je me suis réveillée de bonnehumeur.Jemesensvulnérable.J’essaiedecachermesémotions,maisj’ail’impressionquetoutlemondesaitcequejepense,cequejeressens.Jen’aimepasçadutout.Jen’aimepasêtreunlivreouvert.C’estcommesijemetrouvaissurcettescèneetluioffraismoncœur.Çameterrifie.
Onrestelovésl’uncontrel’autrel’espacedeplusieursperformances.Lapoésieprésentéeestaussivariéeetélectrisantequelepublic.Jen’aijamaisautantrietpleuréenmêmetemps.Cesartistesvousembarquentdansuntoutautremonde,vousmontrentunpointdevueauquelvousn’aviezjamaispensé.Ilsvousdonnentl’impressiond’êtretouràtourunemèrequiaperdusonenfant,ungarçonquiatuésonpère,oumêmequelqu’unquifumepourlapremièrefoisetavalecinqassiettesdebacon.Jemesensprochedecespoètesetdeleurshistoires.JemesensencoreplusprochedeWill.Jen’arrivepasàcroirequ’ilsoitassezcourageuxpourmontersurscèneetsedévoiler,commecesgens.Ilfautquejevoieça.
Leprésentateurfaitundernierappeldanslasalle.JemetourneversWill.—Will,tunepeuxpasm’emmenericisansmemontrercedonttuescapable.S’ilteplaît,récite
quelquechose!S’ilteplaît!Ilrejettelatêteenarrière.—Tuesincorrigible,Lake.Jetel’aidit,jen’airiendenouveauàprésenter.—Ressorsunvieuxtrucdanscecas,jeluisuggère.Àmoinsquecesgensnetefassentpeur?Ilsepencheversmoiensouriant.
—Pascesgens.Unepersonneenparticulier.Soudain,j’aiuneenvieirrésistibledel’embrasser.Jelarepousseetcontinued’implorer,lesmains
colléessousmonmenton.—Nem’obligepasàtesupplier,luidis-je.—Cen’estpascequetuesentraindefaire?(Ilmarqueunepauseetôtesonbrasdemesépaules.)
D’accord,d’accord,fait-il.(Ilsouritenfourrantlamaindanssapoche.)Maisjetepréviens,tul’aurasvoulu.
Ilsortsonportefeuilleaumomentoùl’onannonceledébutdudeuxièmeroundpuisse lève, troisdollarsàlamain.
—Jeparticipe!Le présentateur se protège les yeux d’une main pour observer le public, à la recherche de la
personnequivientdeparler.—Mesdamesetmessieurs,c’estl’undesnôtres,M.WillCooper.C’estgentildetejoindreenfinà
nous,letaquine-t-ilaumicro.Willsefraieuncheminjusqu’àlascène,puisseplacedanslalumièreduprojecteur.—Comments’intituletacréationdecesoir,Will?demandeleprésentateur.—«Lamort»,répondWillenmeregardantdroitdanslesyeuxpar-dessuslafoule.Sonsouriredisparaît.Larécitationcommence.
Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.Lesgensn’aimentpasparlerdelamortparcequeçalesrendtristes.Ilsn’aimentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,Touslesgensqu’ilsaimentporteraientbrièvementledeuilMaisilscontinueraientderespirer.Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,LeursenfantscontinueraientdegrandirSemarieraientVieilliraient…Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,LeursbiensmatérielsseraientliquidésLeursdossiersmédicauxmarqués«classés»Leurnomdeviendraitunsouvenirpourtousceuxqu’ilsconnaissent.Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,alorsaulieudel’accepter,ilsévitentcarrémentlesujet,Espérant,priantqu’elle…Neviennepaspoureux.Qu’ellelesoublie,Qu’ellepasseausuivant.
Non,ilsnevoulaientpasimaginercommentlaviesepoursuivrait…Sanseux.MaislamortNelesapasOubliés.Aucontraire,lamortlesapercutésdepleinfouetDéguiséeen36tonnesDerrièreunenappedebrouillard.Non.Lamortnelesapasoubliés.Siseulementilss’étaientpréparés,s’ilsavaientacceptél’inévitable,veilléàleursuccession,comprisqu’iln’yavaitpasqueleursviesenjeu.J’étaispeut-êtreconsidérécommeunadulteàl’âgededix-neufans,maisdansmatête,jen’avaisQueDix-neufans.DépasséPasprêtàmeretrouveraveclavied’unenfantdeseptansEntrelesmains.Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.
Wills’éloignedesprojecteursetdelascènesansattendresanote.Jemesurprendsàespérerqu’ilse perde dans la salle pourme laisser le tempsde digérer ce que je viens d’entendre. Je ne sais pascomment réagir. J’ignorais tout de sa vie. De sa vie qui se résume à Caulder. Sa représentationm’aéblouie,maissesmotsm’ontbouleversée.J’essuiemeslarmesd’unreversdemain.J’ignoresijepleurepourlesparentsdeWill,pourlesresponsabilitésqu’aengendréescedrame,ouparcequ’ilasimplementditlavérité.Ilaparléd’unaspectdelamortetdelaperted’unêtrecherauquelonneréfléchitpasavantqu’ilsoittroptard.Jeneleconnaismalheureusementquetropbien.LeWillquej’aivumontersurscènen’estpaslemêmequeceluiquejeregarderevenirversmoi.Jesuispartagée,perdueet,par-dessustout,déconcertée.Ilaétémagnifique.
Ilserendaussitôtcomptequejesèchemeslarmes.—Jet’avaisprévenue,medit-ilenserasseyant.Ilattrapesonverreetboitunegorgéeavantdefairetournerlesglaçonsavecsapaille.Jenesais
pasquoidire.Ilatoutdéballédevantmoi.C’est alors quemes émotions prennent le contrôle. Je lui attrape lamain et le force à poser sa
boissonsurlatable.Ilsetourneversmoiavecunfaiblesourire,commes’ilattendaitquejedisequelquechose.Puisquejerestesilencieuse, ilessuieune larmesurmonvisageet faitglissersesdoigtssurma
joue.Jenecomprendspaslelienquinousunit.Toutvatropvite.Jeplacemamainsurlasienneet laporteàmeslèvrespourenembrasserlapaume,sanslequitterdesyeux.Toutàcoup,iln’yaplusquenousdanslasalle;lesbruitsdefonddisparaissentauloin.
Son autremain vient rejoindrema joue tandis qu’il se penche lentement versmoi. Je ferme lespaupières en sentant son souffle sur ma peau, ses lèvres effleurent à peine les miennes. Il embrassedélicatement celle du bas, puis celle du haut. Sa bouche a gardé la fraîcheur de sa boisson. Quandj’essaie de lui rendre son baiser, ilme repousse. J’ouvre les yeux. Ilme sourit. Il tient toujoursmonvisageentresesmains.
—Patience,murmure-t-il.Lespaupièrescloses,ilsepencheversmoietm’embrassedoucementsurlajoue.Jefermelesyeux
àmontourenrefrénantl’envied’enroulermesbrasautourdesoncouetdel’embrasseràpleinebouche.J’ignorecommentilfaitpourtoutcontrôler.Ilpressesonfrontcontrelemienetfaitglissersesdoigtslelong de mes bras. Quand nous ouvrons les yeux, nos regards se cherchent aussitôt. À cet instant, jecomprendspourquoimamèreaacceptésadestinéeàl’âgededix-huitans.
—Waouh,jesouffle.—Oui,acquiesce-t-il.Waouh.On reste lesyeuxdans lesyeuxpendantquelques secondes, jusqu’àcequedesapplaudissements
parcourentl’assemblée.Ilssontentraind’annoncerlespersonnesqualifiéesaudeuxièmeround.Willmeprendlamainetmurmure:
—Onyva.Lorsque je me glisse hors du banc, j’ai l’impression que mes jambes vont me lâcher. C’est la
premièrefoisquejeressensunechosepareille.Willmeguide à travers lepublicdeplus enplusdense jusque sur leparking. Jenem’étaispas
renducomptedelachaleuràl’intérieur.Dehors,l’airfroidduMichiganmeglacelapeau.C’estgrisant.À moins que je ne sois moi-même euphorique. Je ne sais pas trop.Ma seule certitude, c’est que jevoudraisquelesdeuxdernièresheuresdemavieserépètentàl’infini.
—Tuneveuxpasrester?jeluidemande.—Lake,tuasdéménagéettudéballesdescartonsdepuisdesjours.Tuasbesoindedormir.Lasimplementiondumot«dormir»mefaitbâiller.—Oui,jeretrouveraisbienmonlit,jedis.Ilm’ouvrelaportière,maisavantquej’aieletempsdem’asseoir,ilmeprenddanssesbrasetme
serrefortcontrelui.Plusieursminutess’écoulentpendantlesquellesnousprofitonsdel’instantprésent.Je pourrais m’y habituer. C’est un sentiment qui m’est totalement inconnu. J’ai toujours été sur mesgardes.J’ignoraistoutdecettefacettedemapersonnalitéqueWillfaitressortir.
Au bout d’un moment, nous nous séparons et grimpons dans la voiture. Alors que nous nouséloignons,j’appuielatêtecontrelavitreetobserveleclubrapetisserdanslerétroviseur.
— Will ? murmuré-je sans quitter des yeux le bâtiment qui disparaît derrière nous. Merci dem’avoiremmenéelà-bas.
Ilmeprendlamainetjefinisparm’endormir,lesourireauxlèvres.Quandjemeréveille,Willestentraind’ouvrirmaportière.Onestgarésdansl’alléedevantchez
moi.Ilmetendlebraspourm’aideràmelever.Jenemesouvienspasdeladernièrefoisoùjemesuisendormiedansunvéhicule.Willavait raison : jesuis fatiguée.Jemefrotte lesyeuxenbâillant tandisqu’ilmeraccompagnejusqu’àlaporte.Ilpassesesbrasautourdematailleetmoilesmiensautourdesesépaules.Noscorpss’épousentparfaitement.Unfrissonmeparcourtde la têteauxpieds lorsque jesenssonsoufflechauddansmoncou.Jen’arrivepasàcroirequel’ons’estrencontrésseulementtroisjoursplustôt.J’ail’impressionqueçafaitdesannées.
—Quandonyréfléchit,luidis-je,tuparspendanttroisjours.C’estletempsquis’estécoulédepuisquejeteconnais.
Ilritetm’étreintdavantage.—Çavaêtrelestroisjourslespluslongsdemavie,répond-il.Je connaisbienmamère. Je saisqu’ellenousécoute.Aussi suis-je rassuréequ’il se contentede
m’embrassersurlajouepourmedireaurevoir.Puisils’éloigneàreculons, jusqu’àcequesesdoigtsglissent desmiens.Mes bras retombent contremes flancs tandis que je le regardemonter en voiture.Aprèsavoirdémarré,ilbaisselavitre.
—Lake,jevaismettretrèslongtempsàrentrerchezmoi,fait-il.Undernierpourlaroute?J’éclatede rire. Je retournevers lavoitureetmepenchepar la fenêtreenm’attendantàunautre
baiserchaste.Toutefois,quandilpasselamainsurmanuquepourm’attireràlui,noslèvressetrouventautomatiquement. Cette fois, on se laisse aller. J’enfouis mes doigts dans ses cheveux tout enl’embrassant, faisant appel à tout mon self-control pour ne pas ouvrir la portière et grimper sur sesgenoux.J’ail’impressionqu’ilyaunebarricadeentrenous.
Peuàpeu,lapressionretombe.Noushésitonsànousséparer.—Mince,murmure-t-ilcontremeslèvres.C’estdemieuxenmieux.—Onsevoitdanstroisjours,dis-je.Faisattentionsurlaroute,cesoir.Jel’embrasseunedernièrefoisavantdem’éloigneràcontrecœur.Ilreculedirectementdanssonallée.Jesuistentéedelerejoindreetdel’embrasserpourvérifiersa
théorie.Finalement,jechoisisd’éviterlatentationetderentrerchezmoi.—Lake!Jeme retourne. Il claque saportière et court dansmadirection.Quand il arrive àmahauteur, il
sourit.—J’aioubliédetedirequelquechose,murmure-t-ilenmeserrantànouveaudanssesbras.Tues
magnifique,cesoir.Ildéposeunbaisersurmonfront,melibèreetrepartchezluientrottinant.Je crois que j’avais tort, tout à l’heure, quand je disais apprécier le fait qu’il ne m’ait pas
complimentée.Non,jenecroispas:j’ensuissûre.Unefoisdevantsaported’entrée,ilseretournepourmesourireavantdedisparaître.
Commejem’yattendais,quandj’entreàmontour,jetrouvemamèreassisesurlecanapéavecunlivre,tentantd’avoirunemineconcentrée.
—Alors,commentças’estpassé?C’estuntueurensérie?medemande-t-elle.Jen’arrivepasà réprimermonsourire. Jem’approcheducanapé faceausienetm’affaledessus
commeunepoupéedechiffonensoupirant.—Tuavaisraison,Maman.J’adoreleMichigan.
3
MaisenteregardantjesaisQuecettehistoirenemarcherajamais
LesdieuxsontcontrenousLesjeunesamours,tuvois,finissentcommeça.
THEAVETTBROTHERS,«IWouldBeSad»
Àmon réveil le lundimatin, je suis beaucoupplus nerveuse que je ne l’imaginais.Mon esprit atellement été occupé parWill ceweek-end que je n’ai pas eu le temps de penser au sort funeste quim’attend.Autrementdit,monpremierjourdeclassedansunnouveaulycée.
Mamèreetmoiavonsenfintrouvéunmomentpouralleracheterdesvêtementsdesaison.J’enfilelatenuequej’aichoisiehiersoiravecdesbottesdeneigeneuves.Jelaissemescheveuxdétachéspourlajournée, mais j’enfile un élastique à mon poignet au cas où je changerais d’avis, ce qui arriveraforcément.
Après avoir prisma douche, jeme rends dans la cuisine pour récupérermon sac à dos etmonemploidutempssurlebar.Danslamesureoùmamèreacommencéàtravailleràl’hôpitalhiersoir,j’aiacceptéd’emmenerKel à l’école.AuTexas,Kel etmoi fréquentions lemêmeétablissement.Tous lesenfantsdelavilleétaientscolarisésaumêmeendroit.Ici,ilyatellementd’écolesdifférentesquej’aiétécontrainted’imprimerunecarteducoinpourm’assurerdeledéposeraubonendroit.
Arrivésdevant laprimaire,Kel repère immédiatementCaulderet sautedevoituresansmêmemedireaurevoir.Àlevoir,ondiraitquelavieestfacile.
Heureusement, son école n’est qu’à quelques kilomètres de lamienne. J’ai du temps devantmoipour trouverma première salle de classe. J’entre sur le parking de ce qui est, àmes yeux, un lycéegigantesque,àlarecherched’uneplace.Quandj’arriveenfinàmegarer,c’estcomplètementàl’opposédubâtiment.Desjeunesdiscutentàcôtédeleurvéhicule.J’hésiteàsortirmais,quandjemedécideenfin,jemerendscomptequepersonneneremarquemaprésence.Rienàvoiraveclesfilmsdanslesquelslanouvelletraverselapelouseenserrantsesbouquinscontreellependantquetoutlemondeseretournesursonpassage.Çan’arienàvoir.Jemesensinvisibleetj’aimeça.
Onnemerefilepasdedevoirsencoursdemaths.Parfait.J’ail’intentiondepassertoutelasoiréeavecWill.Quandjesuispartiedechezmoicematin,ilyavaitunmotsurmaJeepquidisaitsimplement:«J’aihâtedeterevoir.Jefinisà16heures.»
Ilneresteplusqueseptheuresettroisminutesàattendre.L’histoirenemeposepasnonpluslemoindreproblème.Leprofesseurdistribuedespolycopiésà
proposdesguerrespuniques,unsujetquel’onvientdetraiterdansmonancienneclasse.Jepeineàmeconcentrer. Je compte les minutes. Le prof est monotone, quelconque. Comme je n’arrive pas àm’intéresser à quelque chose,mon esprit vagabonde. Il revient sans arrêt àWill. Je prends des notesméthodiquement, faisant demonmieux pour écouter, lorsque je sens quelqu’unme donner un coup destylodansledos.
—Hé,montre-moitonemploidutemps!meditunefille.Jecherchediscrètementmonplanningetleplieentoutpetitdansmamaingauche.Jelèveensuitele
brasenarrièrepourledéposervitefaitbienfaitsursonbureau.—Paslapeine!reprend-elleunpeuplusfort.M.Hansonestàmoitiéaveugleetn’entendpresque
rien.Net’inquiètepaspourlui.Réprimantunéclatderire,jemetourneversellependantqueM.Hansonaledostourné.—Jem’appelleLayken.—Eddie,rétorque-t-elle.Devantmonregardintrigué,ellelèvelesyeuxauciel.—Pff,jesais,cen’estpasunprénomcourantpourunefille.Etsitum’appellesEddieMurphy,jete
frappe,menace-t-elle.—Jesauraim’ensouvenir.—Génial,onestensembledanslecourssuivant,annonce-t-elleenexaminantmonemploidutemps.
C’estdifficileàtrouver.Resteavecmoiàlafindel’heure.Jet’accompagnerai.Eddiebaisselatêtepourécrirequelquechose.Sescheveuxblondsetfinstombentenavant.Ilslui
arrivent au niveau dumenton, coupés de façon asymétrique. Ses ongles sont tous peints d’une couleurdifférenteet elleaàchaquebrasunequinzainedebraceletsqui s’entrechoquentquandellebouge.Untatouageenformedecœurornel’intérieurdesonpoignetgauche.
Lorsque la cloche retentit, jeme lève et Eddieme rendmon emploi du temps. Elle attrapemontéléphoneportabledans lapochedemaveste et semet àpianoterdessus. Je jetteun coupd’œil à lafeuillequej’airécupérée.Elleestremplied’adressesInternetetdenumérosdetéléphoneécritsàl’encreverte.Envoyantmonexpression,Eddiedésignelepremierlien:
—C’estmapageFacebook.Situnemetrouvespas,j’aiaussiTwitter.NemedemandepasmonpseudoMySpace,c’estcomplètementdépassé,dit-elleavecunsérieuxétonnant.
Ellefaitglissersondoigtsurlesnumérosdetéléphone.—Monnumérodeportable,lenumérodechezmoietceluidePizzaGetty,poursuit-elle.—Tutravailleslà-bas?
—Non,maisilsfontdespizzasdutonnerre.(Quandellemedépasse,jemedépêchedeluiemboîterlepas,maiselleseretourneetmerendmonportable.)Jeviensdem’appeler,commeça,j’aitonnuméroaussi.Oh,ettudoisalleràlaviescolaireavantleprochaincours.
— Pourquoi ? Je croyais que je devais te suivre ? je demande, légèrement perdue face aucomportementdemanouvelleamie.
—Ilst’ontmisedanslegroupeBpourlacantine.JesuisdansleA.Valeurdemanderdechangeretrejoins-moidansleprochaincours.
Etelledisparaît.Commeça.
Lebureaudel’administrationsetrouvedeuxportesplusloin.Lasecrétaire,MmeAlex,aunefaçontellementcaractéristiquedeleverlesyeuxaucielqueçaendevientpresquedel’art.Elleimprimemonnouvelemploidutempsunesecondeavantquelasonnerieretentisse.
—Savez-vousoùalieulecoursd’anglaisenoption?jem’enquiersavantdepartir.Elleselancealorsdansunelongueexplicationconfusequiprésupposequejesacheoùsetrouvent
le hallA et le hallD. J’attends patiemment qu’elle termine et sors de la pièce, plus désorientée quejamais.
Aprèsavoirerrédans troiscouloirsdifférentsetêtreentréedeuxfoisdans lamauvaiseclasseetdansunplacardàbalais,jetombeenfinsurlehallD,rassurée.Jeposemonsacparterre,monemploidutemps entre les dents, puis retire l’élastique à mon poignet. Il n’est même pas encore dix heures etj’attachedéjàmescheveux.Lajournéevaêtrelongue.
—Lake?Lorsque j’entends savoix,moncœurmanque s’échapperdemapoitrine. Jeme retourne.Will se
tientdevantmoiavecunair troublé. J’enlève l’emploidu tempsdemabouche, lui souriset leprendsinstinctivementdansmesbras.
—Will!Qu’est-cequetufaisici?Ilrépondbrièvementàmonétreinteavantdem’attraperparlespoignetspourmeforceràm’écarter
delui.—Lake,dit-ilensecouantlatête.Où…Qu’est-cequetufaisici?Jesoupireetplaquemonemploidutempscontresontorse.—J’essaiedetrouvercetteoptiondébile.Jesuisperdue,jegémis.Aide-moi!Ilfaitencoreunpasenarrièreendirectiondumur.—Non,Lake,répond-ilenmerendantmafeuillesansyjeterunœil.Je l’observe un instant. Il a presque l’air horrifié deme voir. Il se retourne, lesmains croisées
derrièrelatête.Jenecomprendspassaréaction.Jenebougepas,j’attendsuneexplication…jusqu’àceque je la trouve parmoi-même : il est venu voir sa copine.La copine dont il a oublié deme parler.Récupérantmonsac,jememetsaussitôtàm’éloigner.Ilm’attrapeparlebraspourm’enempêcher.
—Oùvas-tu?medemande-t-il.Jelèvelesyeuxaucielensoupirant.—J’aicompris,Will.Net’inquiètepas.Jem’envaisavantquetacopinenenousvoie.
Commejemebatspournepaspleurer,jemedégagerapidementetluitourneledos.—Ma…?Non,Lake.Jenecroispasquetuaiescompris,aucontraire.Un bruit de pas étouffés se fait de plus en plus fort dans le couloir quimène au hall D. Jeme
retourne.Unélèvecourtdansnotredirection.—Ouf,jepensaisquej’étaisenretard,dit-ilennousvoyant.Ils’arrêtedevantlasalle.—Tuesenretard,Javier,répondWillenouvrantlaportepourlefaireentrer.J’arrivetoutdesuite.
Disàlaclassequ’ilsontcinqminutespourréviserlecontrôle.Will refermelebattant.Onseretrouveànouveauseulsdans lehall.J’ai lesoufflecomplètement
coupé.Lecœurserré, jelaissemoncerveauabsorbercettenouvelleinformation.Jerêve.Cen’estpaspossible.Commentunetellechosepeut-elleseproduire?
—Will,jemurmure,incapablederespirernormalement.Pitié,nemedispasque…Levisagerouge,ilsemordleslèvresavecunairtristepuisrejettelatêteenarrièrepourregarder
leplafond.Ilsepasseensuitelesmainssurlevisageetsemetàdéambulerentrelescasiersetlaporte.Àchaquepasqu’ilfait,j’aperçoissonbadgedeprofesseurquirebonditàsoncou.
Lesmainsplaquéescontrelescasiers,ilsetapeplusieursfoislatêtecontrelemétaltandisquejerestefigée,incapabledeparler.Ilbaisselentementlesbrasetsetourneversmoi.
—Commentai-jepunepasm’enrendrecompte?Tuestoujoursaulycée?
4
Ledésirm’étouffeSonemprisesurmoiestdiabolique
EtchaquejourestpireQueleprécédent.
THEAVETTBROTHERS,«IllWithWant»
Will est adossé aux casiers. Il a les jambes croisées au niveau des chevilles et les bras sur sontorse. Il garde les yeux rivés au sol. Les événements qui viennent de se produire m’ont tellementbouleverséequej’aidumalàtenirdebout.Jem’appuiecontrelemurfaceàlui.
—Ettoi?jeréponds.Commentçasefaitquetunem’aiespasditquetuétaisprof?Commentest-cepossible,d’ailleurs?Tun’asquevingtetunans.
—Layken,écoute-moibien,dit-ilsansrépondreàmesquestions.Jenotequ’ilnem’apasappeléeLake.— Il y a visiblement euméprise entre nous. (Il évitemon regard.) Il faut qu’on parle,mais pas
maintenant.Lemomentestmalchoisi.—Jesuisd’accord.Jevoudraisajouterquelquechose,maisj’ensuisincapable.J’aipeurdefondreenlarmes.Laportedelasalles’ouvre.Eddieensort.Égoïstement,jepriepourqu’ellesoitperdue,elleaussi.
Ilnepeutpass’agirdemoncoursd’option.—Layken ! J’allaisvenir te chercher, dit-elle. Je t’ai gardéune chaise. (Son regard sepose sur
Will,puissurmoi.Elleserendcomptequ’elleainterrompunotreconversation.)Oh,pardon,monsieurCooper.Jenesavaispasquevousétiezlà.
—Pasdeproblème,Eddie.JediscutaisseulementdesonemploidutempsavecLayken,explique-t-ilenouvrantlaporteengrandpournouslaisserentrer.
Je suis Eddie à contrecœur jusqu’au seul siège libre de la classe, juste devant le bureau duprofesseur.Jenesaispascommentjesuiscenséeresteruneheureici.Quandj’essaiedemeconcentrer,lapiècetourneautourdemoi.Jefermelesyeux.Ilmefautunverred’eau.
—C’estqui,cettebombe?demandelegarçonquejeconnaismaintenantsouslenomdeJavier.—Laferme,Javi!rétorqueWillensedirigeantverssonbureau,surlequelilramasseunepilede
feuilles.Plusieurs élèves laissent échapperunhoquet de surprise face à sa réaction. Je supposequeWill
n’estpasnonplusdanssonétatnormal.—Ducalme,monsieurCooper!Jeluiaifaituncompliment,c’esttout.Regardez-la,elleestsexy!
s’exclameJavienm’observant.—Javi,dehors!crieWillenluidésignantlaportedudoigt.—Monsieur Cooper, ça va ! Vous êtes demauvaise humeur ou quoi ? Je vous l’ai dit, c’était
juste…—Etmoi,jet’aiditdesortir!Jenetelaisseraipasmanquerderespectàunefemmedansmasalle
declasse!Javiramasseseslivres.—OK.Jevaisallerleurmanquerderespectdanslecouloir,réplique-t-il.Lorsquelaporteserefermederrièrelui,leseulbruitquel’onentendestletic-tacdel’horlogeau-
dessusdutableau.Jenemeretournepas.Jesenstouslesyeuxrivéssurmoi.Onattenduneréactiondemapart.Jevaisavoirunpeuplusdemalàpasserinaperçue,maintenant.
— Nous avons une nouvelle élève parmi nous. Je vous présente Layken Cohen, dit Will pourdissiperlatension.Lesrévisionssontterminées.Rangezvoscahiers.
—Vousneluidemandezpasdeseprésenter?demandeEddie.—Ceserapouruneautrefois.(Willsoulèvelapiledephotocopies.)Contrôle.JesuissoulagéequeWillnemeforcepasàmeleveretàparlerdevantlaclasse.J’enauraisété
incapable.J’ail’impressiond’avoirunegrossebouledecotondanslagorge.Jen’arrivepasàdéglutir.—Lake.(Willhésitepuis,serendantcomptedesonerreur,s’éclaircitlavoix.)Layken,situasdu
travail,n’hésitepas.Jetestecetteclassesurledernierchapitre.—Jepréfèreessayerderépondreauxquestions.Ilfautquejepenseàautrechose.Willmetendunpolycopiéet jefaisdemonmieuxpourmeconcentrersurlesquestionsdurantle
temps qui m’est imparti, espérant ainsi obtenir un peu de répit par rapport à la triste réalité.Malheureusement,jeterminebeaucouptropvite.Alors,j’effacemesréponsesetlesréécrispouréviterd’affronterlavérité:legarçondontjesuisentraindetomberamoureuseestaussimonprof.
Lorsquelasonnerieretentit,j’observelerestedelaclassequidépose,enfileindienne,ledevoiràl’enverssurlebureaudeWill.Eddiefaitdemêmeavantderevenirversmoi.
—Tuasréussiàchangerdegroupepourlacantine,finalement?—Oui,c’estbon,luidis-je.—Génial.Jetegardeuneplace,conclut-elle.Elles’arrêtedevantWill.Illèvelatêtepourlaregarder.Elleproduitalorsuneboîterougedeson
sacetensortunepetitepoignéedebonbonsàlamenthequ’elleposesurlebureau.
—Delamenthe,dit-elle.Willjetteuncoupd’œilcurieuxauxpastilles.—Jemetrompepeut-être,murmure-t-ellejusteassezfortpourquejel’entende,maisilparaîtque
çamarchetrèsbienpourlesgueulesdebois.Ellepousselesbonbonsverslui,etsurcesmots,elledisparaît.Maintenant,ilneresteplusqueWilletmoidanslasalle.Ilfautàtoutprixquejeluiparle.J’aitant
dequestionsà luiposer…mais jene saispas si lemomentestbienchoisi. Je ramassemoncontrôle,m’approchedesonbureauetleposesurledessusdelapile.
—Çasevoittantqueçaquejesuisdemauvaisehumeur?demande-t-il.Il continue de fixer les bonbons à la menthe. J’en prends deux, puis sors de la pièce sans lui
répondre.Tandis que je navigue à travers les couloirs à la recherche de la salle suivante, j’aperçois des
toilettes et coursm’y réfugier. Je décided’ypasser la finde l’heure et celle dudéjeuner. Jeme senscoupablecarjesaisqu’Eddiem’attend,maisjesuisincapabledevoirdumonde.Jepréfèretuerletempsenlisantetrelisantlesinscriptionssurlesmurs,enespérantnepasfondreenlarmesavantlafindelajournée.
Jemesouviensàpeinedesdeuxdernierscours.Heureusementpourmoi,aucundesprofsn’ainsistépourquejemeprésente.Jeneparleàpersonne.Personnenemeparle.Jenesaismêmepassionm’adonnédesdevoirs.Cettesituationmemetl’espritsensdessusdessous.
En regagnantmavoiture, je cherchemes clés dansmon sac.Quand je les trouve, j’essaie de lesenfoncerdanslaserrure,maisjetrembletellementquejelesfaistomber.Unefoisassiseàl’intérieur,jenemelaissepasletempsderéfléchir:jepasselamarchearrièreetfonceàlamaison.Laseulechoseàlaquellejeveuxpenser,c’estmonlit.
Unefoisgaréedevantchezmoi,jecoupelemoteuretresteuninstantimmobile.Jen’aipasenviedevoirKeloumamèretoutdesuite.Aussi,jereculelesiègeetposelebrassurmesyeux.Leslarmessemettentàcoulertoutesseules.Dansmatête,jerejouetoutelascène.Commentai-jepupasserunesoiréeentièreavecluisansmerendrecomptequ’ilétaitprof?
Pourquoicetteprofessionsisingulièren’a-t-ellepasétémisesurletapis?Pire:commentai-jepuparlerautantsansmentionnerlelycée?Jemesuispourtanténormémentconfiéeàlui.J’ail’impressionqu’onmepunitd’avoirbaissémagarde.
Jemefrottelesyeuxavecmamanchepourtenterd’essuyermeslarmes.Jusqu’àsixmoisenarrière,jen’avaisjamaiseudevraiesraisonsd’êtretriste.Mavietexaneétaitsimple.J’avaismeshabitudes,ungrouped’amis,uneécoleetunemaisonquej’aimais.J’aibeaucouppleuréaprès lamortdemonpère.J’aiarrêtélorsquej’aicomprisquemamèreetKeln’avanceraientpassijenefaisaispaslepremierpas.J’aicommencéàm’impliquerdavantagedans laviedeKel.Notrepèreétaitunpeusonmeilleurami,alors j’ai l’impression qu’il a perdu davantage que nous tous. J’ai participé aux activités du club debaseball, des cours de karaté et même des louveteaux, chez les scouts ; tout ce que mon père avait
l’habitudedefaireaveclui.Commeonn’avaitpasletempsdepenseràautrechose,notredeuils’estfaitendouceur,sansqu’ons’enaperçoive.
Jusqu’àaujourd’hui.Uncoupsurlavitrecôtépassagermeramèneàlaréalité.J’aimeraisfairecommesijenel’avais
pasentendu.Jeneveuxvoirpersonneetencoremoinsparler.Unregardencoinm’informequequelqu’unsetientlà:seulsontorseestvisible,ainsique…sonbadgedeprofesseur.
Jebaisselepare-soleiletmeregardedanslemiroirpouressuyerlemascaraquiacoulésurmesjoues.Puisjedéverrouillelesportessanstournerlatête,lesyeuxrivéssurlenaindejardincasséquimesouritbêtement.
Willseglissesurlesiègepassageretrefermelaportièrederrièrelui.Ilrègleledossiersansriendire. Je crois qu’on ne sait pas par où commencer, ni l’un, ni l’autre. Je jette un coup d’œil dans sadirection.Ilaposéunpiedsurletableaudebordetacroisélesbrasavecunaircrispé.Ilregardelemotqu’ilm’alaissécematinetquiesttoujourslà.Commeprévu,ilaterminéà16heures.
—Àquoitupenses?medemande-t-il.Jepliemajambedroiteetlaserrecontremapoitrine.—Jesuiscomplètementperdue,Will.Jenesaispasquoipenser.Ilsoupireetsetourneverssavitre.—Jesuisdésolé.Toutestmafaute,dit-il.—Cen’est la fautedepersonne, je rétorque.Pourquecesoit lecas, ilaurait falluque tume le
cachesvolontairement.Maistun’étaispasaucourant,Will.Ilseredressepourmefaireface.L’airjoyeuxquim’aséduiteadisparu.—C’estbien leproblème,Lake. J’auraisdûm’endouter.Dansmaprofession, jemedoisd’être
irréprochable,mêmeendehorsdemasalledeclasse.Ças’appliqueàtouslesaspectsdemavie.Jenem’ensuispasaperçuparcequejen’aipasfaitmontravail.Quandtum’asditquetuavaisdix-huitans,j’enaitoutdesuitedéduitquetuétaisàlafac.
Sacolèresembleuniquementdirigéeàsonencontre.—J’aieudix-huitansilyadeuxsemaines.Jenesaispaspourquoijeressenslebesoindeprécisercedétail.Dèsquelesmotsfranchissentmes
lèvres,j’ail’impressiondel’accuser,deluimettretoutelaresponsabilitésurlesépaules,alorsqu’ilnem’apasattenduepourça.Cen’estpaslapeinequej’enrajoute.Aucundenousn’auraitpuprévoircettesituation.
—Jesuisenseignantstagiaire,dit-ilcommepours’expliquer.Plusoumoins.—Plusoumoins?—Àlamortdemesparents,jemesuisplongédanslesétudesetj’aicumulésuffisammentdepoints
pourobtenirmondiplômeunsemestreplus tôt.Commece lycéeétaitenmanquedepersonnel,onm’aproposéuncontratd’unan.Monstageseterminedanstroismois.Après,jusqu’enjuin,jeseraiconsidérécommeunprofnormal.
Jel’écouteenessayantd’assimilertoutcequ’ilmedit.Maistoutcequej’entends,c’est:«Onnepeutpasêtreensemble…bla-bla-bla…Onnepeutpasêtreensemble.»
Ilmeregardedanslesyeux.—Lake,j’aibesoindecetravail.C’estl’aboutissementdecestroisdernièresannées.Onn’aplus
unrond.Mesparentsm’ontlaissédesdettes,etj’aiencoremesfraisdescolaritéàpayer.Jenepeuxpasdémissionnermaintenant.
Détournantlatête,ilselaisseallercontresonsiègeetsepasselesmainsdanslescheveux.—Jecomprendstrèsbien,Will.Jenetedemanderaijamaisdegâchertacarrière.Ceseraitstupide
detoutabandonnerpourunefillequetuconnaisdepuisunesemaine.Ilresteconcentrésurlavitrecôtépassager.— Je n’ai pas dit que tume le demanderais. Je voulais simplement que tu aies conscience des
difficultésquej’aidûsurmonter.—Etjelescomprends,jerépète.Cequ’ilyaentrenousnevautpaslapeinedetoutrisquer.Il jetteuncoupd’œilaumorceaudepapiersur le tableaudebord,avantderépondred’unevoix
douce:—Onsaittouslesdeuxquec’estbienplusfortqueça.Ses parolesme font frissonner, parce qu’au fond demoi, je sais qu’il a raison.Ce qui nous lie
dépasselesimplebéguin.Àcetinstant,j’aidumalàimaginercombienl’onsouffrequandonalecœurbrisé.Siçafaitneserait-cequ’unpourcentplusmalquecequejeressensmaintenant,autanttireruntraitsurl’amour.Çan’envautpaslapeine.
J’essaiede réprimer les larmesquimemontentauxyeux,maisçanesertà rien.Willenlèvesonpied du tableau de bord et m’attire vers lui. J’enfouis mon visage contre son tee-shirt pendant qu’ilm’entouredesesbrasetmemassedoucementledos.
—Jesuisvraimentdésolé,s’excuse-t-il.J’aimeraispouvoirtoutenvoyerbalader,maisilfautquejefasseleschosescorrectement…pourCaulder.(Sonétreintepuissanteressemblemoinsàunetentativedeconsolationqu’àunaurevoir.)Jenesaispascommentnotrerelationvaévoluer,nicommentondoits’yprendrepourpasseràautrechose,poursuit-il.
—Passeràautrechose?(Jepaniquesoudainàl’idéedeleperdre.)Etsituenparlaisaulycée?Dis-leurqu’onnesavaitpas.Demande-leurcequ’onpeutfaire…
Toutenprononçantcesmots,jemerendscomptequejemeraccrocheauxbranches.Notrehistoirenepeutpasfonctionnerainsi.
—C’est impossible, Lake. (Sa voix n’est qu’unmurmure.) Ça nemarchera pas. Ça ne peut pasmarcher.
Uneporteclaque.KeletCaulderseprécipitentdansl’allée.Onsesépareaussitôtetonremontenossièges.La tête enarrière, je ferme lesyeuxpour tenterde trouverune failledans le systèmequinouspermettraitd’êtreensemble.Ilenexisteforcémentune.
LorsquelesgarçonsonttraversélarouteetsontensécuritédanslamaisondeWill,cederniersetourneversmoi.
—Layken?reprend-il.J’aimeraisteparlerd’unedernièrechose.Oh,monDieu,quoiencore?Qu’est-cequipeutêtreplusimportantquetoutça?— J’aimerais que tu te rendes à l’administration demain pour changer de groupe. Je crois qu’on
devraitéviterdesevoirtropsouvent.Je sens le sang me monter au visage. J’ai les mains moites. L’atmosphère de la voiture se fait
étouffante.Ilestsérieux.Toutcequenousavonsvécujusqu’àprésentestterminé.Ilvamerayerdesavie.
—Pourquoi?Jenefaisaucuneffortpourdissimulermapeine.Ils’éclaircitlavoix.—Notreliaisonestdéplacée.Ilfautqu’onmettedeladistanceentrenous.Madouleurlaisserapidementplaceàlacolère.—Déplacée?Deladistance?Tuvisdel’autrecôtédelarue,Will!Ilsortdelavoiture.Jel’imiteetclaquemaporte.— On est assez matures, tous les deux, pour savoir ce qui est déplacé ou non. Tu es la seule
personne que je connais ici. Je t’en prie, nem’oblige pas à agir comme si tu étais un étranger, je lesupplie.
—Tuesinjuste,Lake.(Letondesavoixsecalquesurlemien.J’aiapparemmenttouchéunecordesensible.)C’estau-dessusdemesforces.Jenepeuxpasêtreamiavectoi.Jen’aipasd’autrechoix.
Jenepeuxm’empêcherd’avoir l’impressiondevivreuneruptureterrible,alorsqu’enthéorie,onn’estmêmepasensemble.Jem’enveux.Leproblème,c’estquej’ignoresicesentimentestdûàcequis’estpasséaujourd’huioul’annéequivientdes’écouler.
Tout ceque je sais, c’est que cesderniers temps, jen’ai étéheureusequ’en compagniedeWill.L’entendredirequ’onnepeutmêmepasêtreamismefaittrèsmal.J’aipeurderedevenircellequej’aiétépendantsixmois,unepersonnedontjenesuispasfière.
Jerouvrelaportièrepourrécupérermonsacetmesclés.—Si je comprendsbien, c’est toutou rien, c’est ça?Et commevisiblement çanepeutpas être
« tout»…(Jeclaquedenouveau laportièreetmedirigeverschezmoi.)Tuserasdébarrassédemoiavantlatroisièmeheure,demain!jerétorqueendonnantuncoupdepiedrageuraunaindejardin.
Quandj’entredanslamaison, je jette lescléssur lebaravecunetelleforcequ’ellesglissentsurtoutelasurfacedumeubleettombentparterre.Jesuisentrainderetirermesbottesetdelesbalancerdansl’entréelorsquemamèrearrive.
—Qu’est-cequis’estpassé?medemande-t-elle.Pourquoiest-cequetucriais?—Rien,jeréponds.Voilàcequis’estpassé:absolumentrien!Jerécupèremeschaussureset lesemmènedansmachambre,dont jeclaqueaussi laporte.Après
m’êtreenfermée,jemedirigedirectementverslepanieràlinge.Jelevideetfouilleletasdevêtementsjusqu’àtrouvercequejecherche.Jeglisselamaindansmonjeanetensorsmabarretteviolette.Puisje
retourneprès du lit, soulève les couvertures etme couche.Lepoing serré sur la barrette, je porte lesmainsàmonvisageetpleurejusqu’àl’épuisement.
Àmonréveil,ilestdéjàminuit.Jeresteallongéeunmoment,espérantmerendrecomptequetoutçan’étaitqu’uncauchemar,envain.Lorsquejerepousselescouvertures,labarrettemetombedesmains.Cepetit morceau de plastique est tellement vieux qu’il a sûrement été enduit de peinture au plomb. Jerepenseàcequej’airessentilejouroùmonpèremel’aofferte,àlafaçondontmapeuretmatristessesesontenvoléesdèsqu’ilmel’aaccrochéedanslescheveux.
Jeme penche pour la ramasser et la presse pour l’ouvrir. Je choisis ensuite unemèche demescheveuxpourl’yfixer.Patiemment,j’attendsquelamagieopère.Malheureusement,ladouleurrestelà.Alors,jeretirelabarrette,lajetteàtraverslapièceetessaiedemerendormir.
5
JenecessedemerépéterQueçaira.
OnnepeutpascontentertoutlemondeÀchaquefois.
THEAVETTBROTHERS,«ParanoiainB-FlatMajor»
Lorsque jem’extirpedemon lit le lendemain,mes tempesbattentdouloureusement. J’auraisbienbesoind’uneboîtedebonbonsàlamenthe,moiaussi.Aprèsunenuitpasséeàpleureretàsomnoler,moncorpsestépuisé.
Jemepréparerapidementducaféetm’assiedsaubarpourleboireensilence,redoutantlajournéequis’annonce.Kelfinitparmerejoindreenpyjama,avecseschaussonsDarkVador.
—Bonjour,dit-ild’unevoixendormieenattrapantunetassesurl’égouttoiràvaisselle.Ils’approchedelacafetièreetsesertdanslatasse«LeMeilleurPapaduMonde».—Qu’est-cequetufabriques?jeluidemande.—Tun’espaslaseuleàavoirpasséunemauvaisenuit.(Kelgrimpesurletabouretdel’autrecôté
dubar.)C’estdurcetteannée, tusais? J’aieudeuxheuresdedevoirs,dit-ilenportant la tasseàseslèvres.
Jela luienlèvedesmainsetvidelecontenudanslamienne,avantdela jeterà lapoubelle.Puisj’ouvrelefrigoetensorsunebriquedejusdefruitsquejeposedevantlui.
Kellèvelesyeuxauciel.Aveclapaille,ilpercelefilmenaluminiumetboit.—Tuasvuqu’onnousalivrélerestedenosaffaires,hier?LevandeMamanestenfinarrivé.On
adûtoutdéballertoutseuls,seplaint-ilpourmefaireculpabiliser.—Vat’habiller,luidis-je.Ondécolledansunedemi-heure.
Ilsemetàneigeraprèsquej’aidéposéKelàl’école.J’espèrequeWillavaitraisonquandildisait
quelavaguedefroidallaitpasser.Jehaislaneige.JehaisleMichigan.
Enarrivantaulycée,jemerendsdirectementàlaviescolaire.MmeAlexestentraind’allumersonordinateurlorsqu’elleserendcomptedemaprésence.Ellesecouelatête.
—Laisse-moideviner:tuveuxlegroupeCpourlacantine?J’auraisdûluiapporterlecafédeKel.—Non,j’auraisbesoindelalistedescoursoptionnelsdetroisièmeheure.J’aimeraischangerde
classe.Ellerentrelementonetm’observepar-dessusseslunettes.—Tun’espasenoptionpoésieavecM.Cooper?C’estl’undescourslesplusappréciés.—Si,jeconfirme.J’aimeraisarrêter.—Danscecas,tuasjusqu’àlafindelasemainepourtedécider,avantquej’enregistretonemploi
dutempsdéfinitif,rétorque-t-elleenattrapantunefeuillequ’ellemetend.Quelleclassepréfères-tu?Jejetteuncoupd’œilàlacourteliste.Botanique.Littératurerusse.Lespossibilitéssontlimitées.—Jevaismiserdeuxcentsdollarssurlalittératurerusse.Ellelèvelesyeuxaucielavantd’entrerlesinformationsdanssonfichier.Onadéjàdûlaluifaire.
Ellemetendencoreunnouvelemploidutempsavecunformulairejaune.—FaissignerceciàM.Cooper,ramène-le-moiavantlatroisièmeheure,etceserabon.—Génial,jemarmonneensortant.Quand jeparviens àme frayerun chemin jusqu’à la salledeWill, je suis rassuréede trouver la
portecloseetleslumièreséteintes.Levoirn’étaitpasdansmesprioritésdujour.Jedécidedeprendreles choses en main. J’attrape un stylo dans mon sac, presse le formulaire jaune contre le mur etentreprendsd’imitersasignature.
—Sij’étaistoi,jeneferaispasça.Jemeretourned’uncoup.Will se tientderrièremoi,avecunsacenbandoulièreetdesclésà la
main. En le voyant, je sensmon ventre se serrer. Il porte un pantalon classique et une chemise noirerentréeàlataille.Lacouleurdesacravates’accordeàlaperfectionavecsesyeuxverts,àtelpointquej’aidumalàm’endétourner.Ilal’airtrès…pro.
Jereculepourlelaisserpasser.Ildéverrouillelaporte.Unefoisàl’intérieur,ilallumelalumièreetposesonsacsurlebureau.Commejen’aipasbougéducouloir,ilmefaitsigned’avancer.
Jeposeleformulairedevantlui.—Tu n’étais pas encore arrivé. Jeme suis dit que j’allais te simplifier la tâche, dis-je, sur la
défensive.Willramasselepapierengrimaçant.—Littératurerusse?C’estça,quetuaschoisi?—C’étaitsoitça,soitbotanique,jerépondsd’unevoixcalme.
Will tiresachaiseet s’yassoit. Il lisse la feuilledepapier,puispresse lapointedustylosur laligneadéquate.Toutefois,ilhésiteetreposeletoutsanssigner.
—J’aibeaucoupréfléchilanuitdernière…àcequetum’asdithier.C’estinjustedemapartdetedemanderdechangerdegroupepourmefaciliterlavie.Onhabiteàquelquesdizainesdemètresl’undel’autre,nosfrèressontentraindedevenirlesmeilleursamisdumonde.Jepensequececourspeutnousêtrebénéfiqueàtousdeux.Ilnousaideraàsavoircommentnouscomporterl’unenversl’autre.Ilvabienfalloirqu’ons’yhabitue.Etpuis,poursuit-ilensortantunefeuilledesonsacqu’ilfaitglisserversmoi,tun’aurasvisiblementaucunmalàsuivre.
J’examinelecontrôlequej’aipasséhier.J’aiobtenuunsans-faute.—Ça neme dérange pas de changer, je rétorque tout en pensant le contraire. Je comprends tes
raisons.—Merci,maisleschosesnepeuventallerqu’ens’arrangeantmaintenant,pasvrai?Jelèvelesyeuxversluiethochelatête.—Biensûr.Jemens. Il a tort.Lecôtoyer tous les joursnevapasarranger leschoses.Mêmesi je retournais
vivreauTexas,jemesentiraisencoretropprèsdelui.Malheureusement,maconsciencenetrouvepasunebonneexcusepourmepersuaderdechangerdegroupe.
Willchiffonneleformulairedetransfertetlelanceverslacorbeille.Illamanqued’unbonmètre.Jeramasselabouledepapiersurlechemindelaporteetlajetteàlapoubelle.
—Onsevoitentroisièmeheure,monsieurCooper.Ducoindel’œil,jelevoisfroncerlessourcils,puisjesors.Quelquepart,jemesenssoulagée.J’aidétestélafaçondontleschosessesontterminéeshiersoir.
Même si je ferais n’importe quoi pour rectifier cette situation embarrassante, je dois admettre qu’iltrouvetoujoursunmoyendememettreàl’aise.
—Qu’est-ce qui t’est arrivé, hier ?me demande Eddie au début de la deuxième heure. Tu t’esencoreperdue?
—Ouais,pardon.J’aieudesproblèmesavecl’administration.—Tuauraispum’envoyerunmessage,metaquine-t-elle.Jemesuisinquiétée.—Oh,jesuisdésolée,mabelle.—Mabelle?Tuessaiesdemevolermacopine?Ungarçonquejen’aipasencorerencontrépasseunbrasautourdelatailled’Eddieetl’embrasse
surlajoue.—Layken,jeteprésenteGavin,dit-elle.Gavin,voiciLayken,tarivale.Gavinalescheveuxaussiblondsqu’Eddie.Leurlongueurestlaseulechosequidiffère.Ilsauraient
trèsbienpuêtrefrèreetsœur,saufqu’ilalesyeuxnoisette,etelle,bleus.Ilporteunsweatàcapuchenoiravecunjeanet,quandil lèvelebraspourmesaluer, jeremarqueuncœurtatouéaucreuxdesonpoignet…lemêmequ’Eddie.
—J’aibeaucoupentenduparlerdetoi,m’affirme-t-ilenmetendantlamain.
Jeledévisageaveccuriosité,cherchantcequ’onabienpuluidire.—Bon,enfait,c’estpasvrai,admet-ilensouriant.Jen’aipasdutoutentenduparlerdetoi.Mais
c’estcequ’ondit,engénéral,quandonfaitlesprésentations.IlsetourneversEddieetl’embrassedenouveausurlajoue.—Onsevoitàl’heuresuivante,chérie.Ilfautquej’ailleencours.Jelesenvie.M.Hansonentredanslaclasseenannonçantuncontrôlesurledernierchapitre.Jen’émetsaucune
objectionlorsqu’ilmetendlepolycopiéetonpasselerestedel’heureensilence.
***
Tandis que je suis Eddie à travers la foule de lycéens, mon ventre se noue de plus en plus. Jeregrettedéjàdenepas avoir choisi la littérature russe.Comment l’undenous a-t-il pupenserque çafaciliteraitleschoses?Çamedépasse.
Onarrivedevant la salledeWill. Il tient laporteouverte et salue ses élèves au fur et àmesurequ’ilsentrent.
—Vousavezl’airunpeuplusenformeaujourd’hui,monsieurCooper.Vousvoulezunbonbonàlamenthe?luidemandeEddieensedirigeantverssonsiège.
JavilanceunregardnoiràWillens’installantàsaplace.—Très bien, s’exclamaWill en refermant la porte.Vous avez fait du bon travail sur le devoir
d’hier.Jesaisquelastructuredupoèmen’estpasunchapitretrèsamusant,alorsjesuissûrquevousêtesravisd’enavoirfini.Jepensequevoustrouverezlapartiesurlareprésentationbienplusdrôle.C’estcesurquoinousallonsnousconcentrerpourlerestedusemestre.
»Lapoésiedereprésentationressembleàlapoésietraditionnelle,àlaquelleonajouteunélément:la…représentation.
—Unereprésentation?s’exclameJavier,avecmépris.Commedanscefilmaveclespoètesmorts?Oùlesélèvesdoiventliredesconneriesdevanttoutelaclasse?
—Pasvraiment,répondWill.Ça,c’étaitseulementdelapoésie.—Ilparledeslam,intervientGavin.Commecequ’ilsfontauClubN9NElejeudi.—C’estquoi,leslam?interrogeunefilledanslefond.Gavinsetourneverselle.—C’esttropcool!Eddieetmoi,onyvadesfois.Ilfautquetulevoiespourcomprendre.—C’enestuneforme,oui,reprendWill.Quelqu’und’autreadéjàassistéàduslam?Plusieursélèveslèventlamain.Pasmoi.—Montrez-leur,monsieurCooper.Faites-leurentendrel’undesvôtres!ditGavin.Jeperçois l’hésitationdans le regarddeWill.D’expérience, je saisqu’iln’aimepasêtremisau
pieddumur.
—Voussavezquoi,onvapasserunmarché,vousetmoi.Sijevousprésentel’undemespoèmes,chacund’entrevousdevravenirassisterauslamaumoinsunefoisauclubN9NEcesemestre.
Personnenerefuse.J’aimeraislefaire,maispourça,ilfaudraitquejelèvelamainetquejeparle.Horsdequestion.
—Pasd’objection?Parfait.Jevaisvousréciterunecourtepiècequej’aiécrite.Souvenez-vous,leslamestunensemblequienglobelepoèmeenlui-mêmeetlaperformance.
Willseplaceàl’avantdelasalle,faceàsesélèves.Ilétirelesbrasetlanuquepouressayerdesedétendre.Quand il s’éclaircit la voix, ce n’est visiblement pas pour se racler la gorge,mais pour seprépareràcrier.
Mesaspirations,mesintrospections,mesremisesenquestionS’échappentdemoicommedestorrentsdesangd’uneplaieCommeunfœtusduventred’uncadavredansunmausoléeFlétri,jetételsdesdrapsrougessurlelitD’unepièceimmaculée.Jenepeuxpasrespirer.JenepeuxpaséchapperÀcettepositionforcéeEllecontrôlelaseulepartdemonâmemisérableAbandonnéeàelle-mêmedanscetroubéantQuej’aicreusédel’intérieur,commeunprisonnierdansUnecelluleouverteaufinfonddel’enferLibre,ilnel’estpasdanscetendroitirrespirableIlpourraitouvrirlaportecariln’apasbesoinDecléMaisquandbienmêmePourquoileferait-il?Lacirconlocutionestsarévolution.
Lesilencequirègnedanslapièceestassourdissant.Personneneparle,personnenebouge,personnen’applaudit.Onesttousscotchés.Moilapremière.Commentest-cequ’ilveutquejepasseàautrechoses’ilfaittoutletempsdestrucspareils?
—Voilà,dit-ilcommesitoutétaitnormalenregagnantsonsiège.On passe le reste de l’heure à parler de slam. J’essaie de suivre quand il se lance dans des
explicationspluspointues,maisjen’arrêtepasdepenseraufaitqu’ilnecroisejamaismonregard.Pasuneseulefois.
Audéjeuner,jem’installeàcôtéd’Eddie.UngarçonquiestassisquelquesrangsderrièremoidanslaclassedeWills’approchedenous.Ilportedeuxplateauxenéquilibresursonbrasgauche,plussonsac à dos et un sachet de chips dans la main droite. Il s’installe face à moi puis transvase toute lanourrituresurunseulplateau.Quandilafini,ilsortdesonsacunebouteillededeuxlitresdeCoca,qu’ilposedevantlui.Aprèsavoirdévissélebouchon,ilboitdirectementaugoulot,meregardeetreposelabouteilleens’essuyantlabouche.
—Tucomptesboirecelaitauchocolat,lanouvelle?Jehochelatête.—Jenel’auraispaspris,sinon.—Etlegâteauroulé?Tuvaslemanger?—Jenel’aipasprispourriennonplus.Haussantlesépaules,ilprofited’unmomentd’inattentiondeGavinpourluifauchersongâteau.Le
pauvregarçonréagitunesecondetroptard.—Putain,Nick!Tuneprendrasjamaiscinqkilosavantvendredi.Laissetomber!s’exclameGavin.—Quatre,lecorrigeNickentredeuxbouchéesdepain.Eddieluilancesongâteauroulé.Ill’attrapeauvolenluifaisantunclind’œil.—Tacopinecroitenmoi,elle,ditNickàGavin.—Ilfaitdeshaltères,m’expliqueEddie.Ildoitprendrequatrekilosd’iciàvendredipourpouvoir
concourirdanssacatégorie.Cen’estpasgagné.Àmontour,jejettealorsmondessertsurleplateaudeNick.Ilmegratified’unnouveauclind’œil
avantdeleplongerdansunemontagnedebeurre.Je suis reconnaissante envers Eddie dem’avoir acceptée dans son groupe d’amis si facilement.
Enfin,cen’estpascommesi j’avaiseulechoix.Ellem’aplusoumoinsforcélamain.AuTexas, ilyavaitvingtetunélèvesdansmaclassedeterminale.Jem’entendaisbienavecmescamaradesmais,lesnouvellesrencontresétantlimitées,jenemesuisjamaisfaitdevéritablesamis.JetraînaissurtoutavecKerris,maisonnes’estpascontactéesdepuismondéménagement.Eddie,elle,m’intrigue.J’espèrequ’onserapprochera.
—Depuiscombiendetempsvoussortezensemble,Gavinettoi?jedemande.—Depuisl’annéedernière.Jel’airenverséavecmavoiture.(Elleleregardeetsourit.)L’amourau
premiercoupdepare-chocs.Ettoi?Tuasuncopain?J’aurais aimé pouvoir parler deWill, lui dire que la première fois qu’on s’est vus, j’ai ressenti
quelquechosequejen’avaisjamaisressentiavecaucungarçon.J’auraisaiméluiraconternotrepremierrendez-vous, cette soirée où l’on a eu l’impression de se connaître depuis des années. J’aurais aimém’étendresursespoèmes,sesbaisers,absolumenttout.Maissurtout,j’auraisaiméluiconfiercequej’aiéprouvélorsquejel’aicroisédanslecouloiretqu’onacomprisquenotredestinn’étaitplusentrenosmains. Jesaisquec’est impossible. Jenepeuxenparleràpersonne.Alors, jeme tais. Je lui répondssimplement:
—Non.
—Cen’estpasvrai!Tun’aspasdecopain?Onvaréparerça!dit-elle.—Paslapeine.Cen’estpascassé.Eddie éclate de rire et se tourne vers Gavin pour discuter des prétendants potentiels pour sa
nouvelleamiecélibataire.
***
Quandleweek-endarriveenfin,c’estlapremièrefoisdemaviequejequitteunparkingavecautantdesoulagement.MêmesiWillhabitedel’autrecôtédelarue,jemesensmoinsvulnérablechezmoiqu’àunmètredeluidansunesalledeclasse.Ilatenutouteunesemainesansmeregarderdanslesyeux.Etonnepeutpasdireque j’auraispu rater lemoindrecoupd’œildansmadirection : je l’aidévisagésansvergogne.
Surletrajetduretour, jem’arrêtepourparfairemonplan«week-endenferméeàlamaison».Jevousledonneenmille:filmsetcochonneriesàgrignoter.
Quandjefranchislaported’entrée,mamèreestassiseaubardanslacuisine.Àsonairrenfrogné,jepeuxdirequ’ellen’estpasparticulièrementcontentedemevoir.Jemedirigeverselleetposemessacssurlecomptoirdevantelle.
—Jevaispasserleweek-endavecJohnnyDepp,luidis-jeenfeignantdenepasavoirremarquésonexpression.
Ellenesouritpas.—J’airamenéCaulderdel’école,aujourd’hui,commence-t-elle.Ilamentionnéquelquechosede
trèsintéressant.—Ahbon?Tuasunetoutepetitevoix,Maman?Tuasattrapéfroid?J’essaie de prendre un air nonchalant,mais je sais très bien lire entre les lignes. En réalité, ce
qu’elleessaiedemedire,c’est:«J’aiapprisuntrucsurtonpetitcopainquej’auraisdûentendredetabouche.»
—Tun’asrienàmedire?medemande-t-elleenmefusillantduregard.Jeprendsunegorgéed’eauetm’assiedssuruntabouret.J’avaisl’intentiondeluienparlercesoir,
maisvisiblement,çavasefaireplustôtqueprévu.—J’allaist’enparler,Maman,jetelejure.—Ilenseignedanstonlycée,Lake!Elles’interrompt,prised’unequintedetoux.Elleattrapeunmouchoiretselèvedubar.Quandelle
aretrouvésoncalme,ellebaisselavoixpournepasalerterlesgarçonsquijouentquelquepartdanslamaison.
—Tunecroispasquetuauraisdûm’eninformeravantquejet’autoriseàsortiraveclui?—Jen’ensavaisrien!Etluinonplus!jerétorquesuruntonexagérémentdéfensif.Ellepenchelatêtesurlecôtéetlèvelesyeuxaucielcommesijel’avaisinsultée.
—Qu’est-cequetufabriques,Lake?Tuterendscomptequ’ilélèvesonpetitfrèretoutseul?Çapourraitruinersa…
OntournetouteslesdeuxleregardverslaporteenentendantlavoituredeWillsegarerdevantchezlui.Jemelèveaussitôtpourbarrerlarouteàmamèreetclarifierlasituation.Malheureusement,elleestplusrapidequemoietjemeretrouveàlasuivredehorsenlasuppliantd’arrêter.
—Maman,jet’enprie,laisse-moit’expliquer.S’ilteplaît.Elleestentrainderemonterl’alléedeWillquandilserendcomptedenotreprésence.Sonsourire
disparaîtenmevoyant.Ilacomprisquecen’estpasunevisitedecourtoisie.—Julia,jevousenprie,dit-il.Est-cequ’onpeutdiscuterdetoutçaàl’intérieur?Ellenerépondpas.Ellesedirigedirectementverslaporteetsepermetd’entrer.Willm’adresseunregardinterrogateur.—Tonfrèreluiaditquetuétaisprof.Jen’avaispasencoreeuletempsdeluiexpliquerquoique
cesoit,jeprécise.Ilsoupireetànotretournousentrons,àcontrecœur.C’est la première fois que jemets les pieds chez lui depuis que j’ai appris que ses parents sont
morts.Rienn’achangé,pourtantrienn’estpluspareil.Lepremierjour,quandjemesuisassiseaubar,jepensais que tout cela appartenait à ses parents, que la situation deWill n’était pas si différente de lamienne.Àprésent,cequejevoismemontreunnouvelaspectdesapersonnalité,soncôtéresponsable,mature.
Mamèreestassisesurunfauteuil,ledosraide.Willentreensilencedanslapièceets’installefaceàelle,surlebordducanapé.Ilsepencheenavant,lesmainsjointesetlescoudessurlesgenoux.
—Jevaistoutvousexpliquer,dit-ild’untonsérieuxetrespectueuxàlafois.—Jen’endoutepas,répond-elled’unevoixmonocorde.—Pourrésumer,j’aitirédesconclusionshâtives.J’aid’abordcruqu’elleétaitplusâgée.Ellefait
plusmaturequesonâge.Quandellem’aditqu’elleavaitdix-huitans,j’aitoutdesuitepenséqu’elleétaità la fac.On est seulement en septembre.Laplupart des lycéensne sont pas encoremajeurs quand ilscommencentleurdernièreannée.
—Laplupart,oui.Elleaeudix-huitansilyadeuxsemaines.—Oui,je…jecomprendsmonerreur,aujourd’hui,dit-ilenjetantuncoupd’œildansmadirection.
Commeellen’estpasalléeencourslasemainesuivantvotreemménagement,jen’yaipaspensé.Etonn’ajamaisabordélesujetensemble.
Mamèresemetdenouveauàtousser.Willetmoiattendonsqueçapasse,mais laquintedetouxs’intensifie. Elle se lève et respire profondément. Si je ne savais pas qu’elle couvait quelque chose,j’auraispenséqu’ellenousfaisaitunecrisedepanique.Willvachercherunverred’eaudanslacuisine.Mamère boit une gorgée et se tourne vers la fenêtre du salon qui donne sur le devant de lamaison.CaulderetKelsontdehors.Jelesentendsrire.Ellesedirigeverslaported’entréeetl’ouvreàlavolée.
—Kel,Caulder !Nevousallongezpas sur la route ! (Elle refermeet revientversnous.)Alors,dites-moi,quandlesujeta-t-ilétéabordé?demande-t-elleennousregardanttouslesdeux.
Je suis incapable de parler. En leur présence, j’ai l’impression d’être toute petite. Comme uneenfantàquideuxadultesfontlaleçon.Voilàcequejeressens.
—Onnes’estrenducomptederienjusqu’àcequ’ellevienneassisteràmoncours,répondWill.Mamèremedévisage,bouchebée.—Tuesdanssaclasse?(EllesetourneversWilletrépètesaquestion.)Elleestdanstaclasse?Ditcommeça,çaal’airgrave.Elle se lève et se met à faire les cent pas dans le salon. On lui laisse le temps de digérer
l’information.—Vousêtesentraindemedirequ’aucundevousneconnaissaitlavéritéavantlepremierjourde
cours?Onhochetouslesdeuxlatête.—Alors,qu’est-cequevouscomptezfaire,maintenant?demande-t-elle.Elleaposélespoingssurseshanches.Willetmoirestonssilencieux.Onespèrequ’ellevatrouver
lasolutionquel’oncherchedésespérémentdepuisunesemaine.—Ehbien,répondWill,Lakeetmoifaisonsdenotremieuxpourréglercettesituationaujourle
jour.Elleluilanceunregardpleindereproches.—Lake?Tul’appellesLake?Willbaisselesyeuxverslesol,incapabledeluifaireface.Avecunsoupir,mamèrerevients’asseoirprèsdeWill.—Vous devez tous les deux accepter le sérieux de cette situation. Je connais ma fille. Je sais
qu’ellet’apprécie,Will.Ellet’apprécieénormément.Maissitupartagesneserait-cequ’uneoncedesessentiments,tuferastoutcequiestentonpouvoirpourt’éloignerd’elle.Çasupposed’arrêterdel’appelerparsonsurnom.Cettehistoirerisquedecompromettretacarrièreetsaréputation.
Elleselèveets’avanceverslaporte,qu’elletientouvertepourmesignifierdelasuivre.Ellenenousautorisepasàresterseuls.
KeletCaulders’engouffrentdans l’entréeavantdeseprécipitervers lachambredupetitgarçon.Mamèrelesregardedisparaîtredanslecouloir.
—KeletCauldernedoiventpassouffrirdecettesituation,dit-elleenreportantsonattentionsurWill.Jesuggèrequ’ons’arrangepourréduireaumaximumlenombred’interactionsentreLakeettoi.
—Biensûr.Jesuistoutàfaitd’accord,répond-il.—Jetravaillelanuitetjedorslematin.Situveux,tupeuxemmenerlesenfantsàl’école.Lakeet
moi,onlesrécupéreralesoir.Après,ceseraàeuxdedécideroùilsveulentaller.Çan’apasl’airdelesdérangerdevoguerd’unemaisonàl’autre.
—Çam’al’airparfait.Merci.—C’estunbongarçon,Will.—Vraiment, Julia, vous pouvezme croire.Çame convient parfaitement. Je n’ai pas vuCaulder
aussiheureuxdepuis…
Savoixs’éteint.Ilneterminepassaphrase.—Julia?reprend-il.Vousallezeninformerlelycée?Jecomprendraistoutàfaitquevousysoyez
contrainte…J’aimeraissimplementyêtrepréparé.Elleledévisage,meregarde,puisconserveunairimpassible.—Ilnesepasserienquej’auraisbesoindesignaler,pasvrai?—Riendutout,jetelejure,jelanceaussitôt.J’auraisvouluqueWilltournelatêtedansmadirectionpourqu’illisedansmesyeuxàquelpointje
suisdésolée,maisiln’enfaitrien.Dèsqu’ilrefermelaportederrièrenous,j’explose.—Tuétaisobligéedefaireça?jecrie.Tunem’asmêmepaslaisséletempsdem’expliquer!Jetraverselarueàtoutevitessesansregarderderrièremoi.Puisjemeréfugiedansmachambre,où
jemecloîtrejusqu’àcequ’elleailletravailler.
***
—Layken?Onadusodaenpoudreàlamaison?Kelsetientdansl’entrée,couvertd’unmélangedeneigeetdeboue.Cen’estpaslaquestionlaplus
bizarrequ’ilm’aitposée,alorsjenedisrienetluitendsunpaquetdepréparationpourboissonauraisin.—Pasviolet,onabesoinderouge,dit-il.Jeluireprendslepaquetdesmainspourl’échangercontreunrouge.—Merci!Aprèsavoir refermé laportederrière lui, j’étendsuneserviettedans l’entrée. Iln’estpasencore
9heures,pourtantKeletCaulderjouentdanslaneigedepuisdéjàdeuxheures.Je m’assieds au bar pour terminer ma tasse de café. J’observe les sachets de chips et autres
friandises que je n’ai même plus envie de toucher.Mamère est rentrée à 7 h 30 ce matin. Elle estdirectementalléesecoucheretelleresteraaulitjusqu’àenviron14heures.Jeluienveuxtoujoursetjene suis pas d’humeur à en discuter aujourd’hui : ilme reste donc cinqheures pour profiter dumondeextérieuravantderegagnermachambre.J’attrapeunDVDsurlebaretunetablettedechocolat,malgrémonmanqued’appétit.S’ilexisteunhommecapabledemefaireoublierWill,c’estbienJohnnyDepp.
Enpleinmilieudufilm,Kelentredanslamaisonensautillant,toujourscouvertdeneigeetdeboue,etmeprendlamainpourmetraînerdehors.
—Arrête,Kel!Jeneveuxpassortir,jecrie.—S’ilteplaît!Justeuneminute.Ilfautquetuvoieslebonhommedeneigequ’onafait.—D’accord,maislaisse-moid’abordenfilermeschaussures.Dès que j’aima seconde botte au pied,Kel s’empare de nouveaudemamain etme tire vers la
porte.Jel’autoriseàmeguidertandisquejefermelesyeux.Ilmefautunmomentpourm’habitueràlaluminositédusoleilquiseréverbèresurlaneige.
—Ilestjustelà.
J’entendsCaulderparler,maisilnes’adressepasàmoi.J’ouvrelespaupières.Legarçonfaitsubirlemême sort quemoi à son frère. Ils nous emmènent tous les deuxderrière la Jeep et nous placent àquelquescentimètresl’undel’autre,devantlavictime.
JecomprendsmaintenantpourquoiKelavaitbesoinderouge.Faceànous,allongésousl’arrièredemavoiture,s’étendunbonhommedeneigemort.Sesyeuxenbrindilleesquissentuneexpressiond’effroi.Deuxbranchesfinesluiserventdebras.L’uned’entreellesestcasséeendeuxsousmaroue.Sursatêteet sa gorge ruisselle la boisson rouge quimène à une flaque de neige sanguinolente, à une dizaine decentimètresdubonhomme.
—Ilaeuun terribleaccident,ditKeld’unevoixsérieuseavantd’éclaterde rireenchœuravecCaulder.
J’échangeunregardavecWill.Pourlapremièrefoisdelasemaine,ilmesourit.—Waouh,ilfautquej’aillecherchermonappareilphoto,dit-il.—Moiaussi,jerétorque.Jeluisourisavantdemedirigeràl’intérieur.C’estàçaquenotrevievaressembler,àprésent?On
vadevoirtrouverdesprétextespourseparler?Ets’éviterenpublic?Jedétesteçad’avance.Quandjereviensavecmonappareil,lesgarçonsadmirenttoujoursleurscènedecrime.J’enprofite
pourprendrequelquesphotos.—Viens, Kel, on va tuer un bonhomme de neige avec la voiture deWill, maintenant ! s’écrie
Caulderavantdeseprécipiterdel’autrecôtédelarue.L’atmosphèreestlourdeentreWilletmoi.Commeonnesaitpasoùposerlesyeux,onobservele
bonhommedeneige.Auboutd’unmoment,ilsetourneversnosfrèresrespectifs.—Ilsontdelachancedes’êtretrouvés,note-t-ild’unairpensif.J’analysesaphraseenmedemandantsielleaunsenscachéous’ilessaiesimplementdemefairela
conversation.—Oui,c’estvrai,j’acquiesce.On les regarde rassembler de la neige.Will prend une grande inspiration puis étire les bras au-
dessusdesatête.—Bon,jeferaismieuxderentrer,dit-ilens’éloignant.—Will,attends.Ilseretourne,lesmainsdanslespoches,maisrestesilencieux.—Jesuisdésoléepourhier,pourmamère,jem’excuseenfixantlesol.Je ne peux pas le regarder dans les yeux pour deux raisons. La première, c’est que la neige
m’aveugle.Ladeuxième,c’estqueçamefaitmal.—Aucunsouci,Layken.Etvoilà,monprénomofficielestderetour.Ilbaisselatêteàl’endroitoùle«sang»acolorélaneigeetydonneuncoupdepied.—Ellejouesonrôledemaman,c’esttout.(Ils’interromptetbaisseencorepluslavoix.)Neluien
veuxpas.Tuasdelachancedel’avoir.
Surcesmots,ilseretourneets’éloigne.Laculpabilitém’envahit.Ilsnesontplusquedeux,etmoi,jemeplains du seul parent qu’ilme reste. Jeme senshonteusede lui en avoir parlé.Encoreplus dem’êtremiseencolèrecontremamère.Commed’habitude,Willaraison.J’aidelachancedel’avoir.
Après le déjeuner, j’entends la douche demamère couler dans sa chambre. Je lui réchauffe lesrestesetluisersunverredethéglacé.Jelesposeensuiteàsaplacehabituelleaubaretl’attends.Quandelleapparaîtdanslecouloiretvoitlanourriture,ellemesouritdoucementavantdes’installer.
—C’estungagedepaix,outuveuxm’empoisonner?demande-t-elleendépliantsaserviettesursesgenoux.
—Jesupposequ’ilfautquetugoûtespourlesavoir.Ellemedévisageavecprécautionavantdeprendreunebouchée.Ellemâchequelques instantset,
commeellenetombepasraidemorte,ellecontinuedemanger.—Jesuisdésolée,Maman.J’auraisdût’enparlerplustôt.Maisjenesavaispascommentréagir.Faceàsonregardemplidepitié,jedétournelatêteetm’emploieàfairelavaisselle.—Lake,jesaisquetul’aimesbeaucoup.Moiaussi.Maiscommejetel’aidithier,çanepeutpas
continuer.Promets-moiquetuneferasriendestupide.—Jetelepromets,Maman.Detoutefaçon,ilm’aditclairementqu’ilnevoulaitplusrienavoirà
faireavecmoi.Tun’aspasdesouciàtefaire.—Jel’espère,répond-elleenpoursuivantsonrepas.JeterminelavaisselleetretournedanslesalonpourreprendremonaventureavecJohnnyDepp.
6
Toncœurdit«assez»Dansquelpétrinm’as-tuencorefourré?Maisquandlessentimentsl’emportentIltedonnedesailesettetransporte.
THEAVETTBROTHERS,«LivingofLove»
Les semaines suivantes passent à une vitesse folle. Le rythme des devoirs et mon sentiment desolitudedanslaclassedeWills’intensifient.Onnes’estpasreparlédepuislejouroùlebonhommedeneigeaétéassassiné.Onnes’estpasmêmejetéunregard.Ilm’évitecommelapeste.
J’aidumalàmefaireàlaviedansleMichigan.Cequis’estpasséavecWilln’asansdoutepasfacilitémonadaptation.J’aitoutletempssommeil.Sûrementparcequeladouleurestmoinsfortequandondort.
Eddien’apascessédemeproposerdescandidatspourpalliermonmanqueflagrantdepetitami,maisjelesaitousrejetésenbloc.Aufinal,elleaéchangésaplaceavecNickdanslaclassedeWilldansl’espoirqu’uneétincellenaîtraitentrenous.
Çan’arriverapas.—Salut,Layken. (Nicksouritens’asseyantprèsdemoi.) J’enaiunenouvellepour toi.Tuveux
l’entendre?En l’espace d’une semaine, j’ai dû supporter trois blagues sur Chuck Norris de sa part. Il est
persuadé,àtort,qu’étantoriginaireduTexas,jesuisunegrandefandeWalker,TexasRanger.—Biensûr!Jen’essaieplusdeluiôterceprivilège;çanesertàrien.—ChuckNorrisaouvertuncompteGmailaujourd’hui.Sonadresse,c’estgmail@chucknorris.com.Ilmefautquelquessecondespourcomprendre.D’habitude,jesuisplutôtvived’esprit,seulement,
cesdernierstemps,jesuisunpeuailleurs.J’aidebonnesraisonsdel’être.—Marrant,jerépondsd’unevoixmonotonepourluifaireplaisir.—ChuckNorrisadéjàcomptéjusqu’àl’infini.Deuxfois.
Mêmesijen’enaipasenvie,jefinisparéclaterderire.Nickmegonfle,parfois,maissanaïvetéestadorable.
QuandWillentredanslasalle,sesyeuxseposentimmédiatementsurlui.Mêmes’ilnemeregardepas, jeme plais à imaginer un semblant de jalousie se nicher en lui.Depuis quelques jours, je portebeaucoupplusd’attentionàNickenprésencedeWill.Jehaiscettenouvellelubiequim’envahit,cedésirdelerendrejaloux.Jesaisqu’ilfautquejecesseavantqueNicknesefassedefaussesidées,maisj’ensuisincapable.J’ail’impressionquec’estleseulaspectdelasituationquejecontrôle.
—Sortezvoscahiers,onécritdelapoésieaujourd’hui,ditWillens’installantàsonbureau.Lamoitiédelaclasserâle.J’entendsEddieapplaudir.—Onpeuttravaillerpardeux?demandeNickenrapprochantsonbureaudumien.Willluilanceunregardnoir.—Non.Legarçonhausselesépaulesetseremetàsaplace.—Chacund’entrevousvaécrireuncourtpoèmeetleréciteradevanttoutelaclassedemain.Commejen’aipasenviedeleregarderparler,jefaissemblantdeprendredesnotes.Resterdans
songroupeétaitunetrèsmauvaiseidée.Jenepeuxpasmeconcentrer.Jemedemandesansarrêtcequ’ilsepassedanssatête,s’ilpenseànous,etcequ’ilfaitlesoir,chezlui.Mêmequandjesuisàlamaison,jeneparvienspasà le sortirdemonesprit. Jemesurprendsà regarderde l’autrecôtéde la rueà lamoindreoccasion.En toute franchise, une autre optionn’y aurait sansdoute rien changé. Jeme seraisjustedépêchéederentrerlesoirpourlevoirarriverenvoiture.Cejeuauqueljemelivreestépuisant.J’aimeraistrouverunmoyendemedéfairedel’emprisequ’ilasurmoi.Luisembleavoirréussiàpasseràautrechose.
— Je vous demande seulement une dizaine de phrases pour commencer. Vous aurez ensuitel’occasiondecontinuerdurantlessemainesàveniretvouspourrezvousenservirpourleslam,ditWill.Necroyezpasque j’ai oublié. Jusqu’àmaintenant, aucund’entrevousne s’est présenté au club.Onapasséunmarché,pourtant.
Toutelaclassesemetàprotester.—Cen’étaitpasça,ledeal!Onétaitseulementcensésassisteràunesoirée!Maintenant,ilfaut
qu’onliseunpoème?s’exclameGavin.—Non.Techniquement,non.Vousdevezassisteràunslam.Vousn’êtespas tenusdemontersur
scène,jeveuxseulementquevousobserviez.Maisilyaunrisquepourquevoussoyezdésignéscommesacrifice,alorsvousferiezmieuxd’avoirquelquechosesouslamain.
Plusieurs élèves demandent en quoi consiste un sacrifice. Will explique le terme et le fait quen’importequipuisseêtrechoisiauhasard.C’estpourçaqu’ilveutquetoutlemondeprépareunpoème,aucasoù.
—Etsionveutmontersurscène?demandeEddie.— Vous savez quoi ? On va passer un autre marché. Ceux qui se porteront volontaires seront
exemptésdecontrôlefinal.
—Génial!Jemelance!s’écrieEddie.—Etsionn’yvapasdutout?s’enquiertJavi.—Alors,turaterasquelquechosed’exceptionnelet,enplus,tuaurasunFenparticipation,répondit
Will.Javilèvelesyeuxaucielengrommelant.—Surquelthèmeest-cequ’ondoitécrire?demandeEddie.Wills’appuiecontresonbureau,justedevantmoi.—Iln’yapasderègles.Tupeuxécriresurn’importequoi:l’amour,lanourriture,tespassions,un
événementmarquant de ta vie…Tu peuxmême dire à quel point tu détestes ton prof de poésie. Peuimportelethèmedumomentqu’iltetransporte.Silepublicnetesentpasinvestie,ilsedésintéresseradetoi,etcen’estjamaisdrôle,crois-moi,dit-ilcommes’ill’avaitvécu.
—Etlesexe?Onpeutenparler?demandeJavi.Ilestévidentqu’ilessaiedepousserWillàbout.Pourtant,celui-cigardesoncalme.—N’importequoi,dumomentquetesparentsapprouvent.—Ets’ilsnenouslaissentpasyaller?C’estuneboîtedenuit,aprèstout,faitremarquerunélève
aufonddelasalle.— Je comprends qu’ils puissent avoir des doutes. Si c’est le cas de certains parents, je leur en
parleraipersonnellement.Jeneveuxpasnonplusquedesquestionsdetransportvousempêchentdevousy rendre.Le clubne se trouvepas à côté.Donc, pareil, s’il y a lemoindre souci, venezm’en parler.J’emprunteraiunvéhiculescolairepourvousyemmener.Quelsquesoient lesobstacles,onarriveraàtrouverunesolution.Leslammepassionne,et jepensequejeneseraispasunbonprofesseursi jenemettaispastoutesleschancesdevotrecôtépourvouspermettred’enfairel’expérience.
»Jerépondraiàtoutesvosquestionssurlesmodalitésducontrôledesemestrecettesemaine.Pourl’instant,occupons-nousdutravailquejevousaidemandédefaireaujourd’hui.Vousaveztoutel’heurepourécrirecepoème.Vouscommencerezàlesliredemain.Allez-y.
J’ouvremoncahieretl’observelonguement.Jenesaispasdutoutdequoiparler.Laseulechoseàlaquellejepenseencemoment,c’estWill,etilesthorsdequestionquej’écriveunpoèmesurlui.
Àlafindel’heure,jen’airienécritdeplusquemonnom.Jeredresselatête.Willestassisàsonbureau et fixema page blanche en semordillant les lèvres. Lorsqu’il relève les yeux, nos regards secroisent.C’estlapremièrefoisentroissemaines.Étonnamment,ilnesedétournepastoutdesuite.S’ilsavaitcequejeressensenlevoyanttriturerseslèvres,ilarrêteraitaussitôt.L’intensitédesonregardmefaitrougir.Latempératuredelapiècemeparaîtsoudaintrèsélevée.Ilresteainsi,sansciller,jusqu’àcequelasonnerieretentisse.Alors,ilselèvepourtenirlaporteauxélèvesquisortentdelasalle.Jerangemoncahiersansperdredetempsetenfilemonsacàdos.Jenecherchepaslecontactvisuelenpartant,maisjesenssespupillesbraquéessurmoi.
Justeaumomentoùj’étaispersuadéequ’ilm’avaitoubliée,ilfautqu’ilagissecommeça.Jerestesilencieuse tout le reste de la journée, essayant de déchiffrer son comportement. J’en tire une uniqueconclusion:ilestaussiperduquemoi.
JesuissoulagéedesentirlesrayonsdusoleilsurmonvisagelorsquejemedirigeversmaJeep.Letempsaétéincroyablementfroidpourundébutdemoisd’octobre.Lesprévisionspourlesdeuxsemainesà venir nous promettent un court répit avant l’arrivée de l’hiver. J’insère la clé dans le contact et latourne.
Ilnesepasserien.Génial,mavoitureestmorte.Jen’yconnaisrien,maisjevaisquandmêmeouvrirlecapot.Ilyades
tasdefilsetdesmorceauxdemétal:icis’arrêtel’étenduedemascienceenmécanique.Enrevanche,jesaisàquoiressemblelabatterie.Jevaisdoncchercherunpied-de-bichedanslecoffreetletapecontreleboîtier.Aprèsunnouvelessaiinfructueux,jememetsàfrapperdeplusenplusfort,jusqu’àpassermesnerfssurlapauvrebatterie.
—Sij’étaistoi,jeneferaispasça.Wills’approchedemoiavecsonsacenbandoulière.Ilestdanslapeauduprofesseurplusquedans
lasienne.—Tumeledissouvent,jerétorqueenreportantmonattentionsouslecapot.—Qu’est-cequisepasse?Ellenedémarrepas?Ilsepenchesurlemoteurettoucheplusieursfils.Jenecomprendspascequ’ilfait.Ilmeditqu’ilnedoitpasmeparlerenpublicmaisilmedévore
desyeuxencours,etmaintenant,voilàqu’iljouelesmécanospersonnels.Ilfaudraitsavoir.—Qu’est-cequetufais,Will?Ilserelèveetpenchelatêtesurlecôté.—D’aprèstoi?J’essaiedecomprendrepourquoitaJeepnemarchepas.Ilfaitletourjusqu’ausiègeconducteurpourtournerlaclé.Jelesuis.—Pourquoitufaisça?Tum’aspourtantditclairementquetunevoulaisplusmeparler.—Tuesuneélèvelivréeàelle-mêmesurleparking,Layken.Jenepeuxpaspartirsanst’aider.Jesaisqu’iln’apasutilisélemot«élève»commeuneinsulte,c’estpourtantl’effetqueçamefait.
Enprenantconsciencequ’ilm’ablessée,ilsoupireetsortdelavoiturepourjeterunnouveaucoupd’œilaumoteur.
—Cen’estpascequejevoulaisdire,s’excuse-t-ilentriturantd’autresfils.Jemepenchesouslecapotprèsdeluidansuneffortpourparaîtrenaturelle,toutencontinuantnotre
discussion.— C’est très dur pour moi, Will. Tu m’as facilement oubliée, mais de mon côté, c’est plus
compliqué.Jenepensequ’àça.Willagrippeleborddelavoitureettournelatêteversmoi.—Tucroisquec’estfacilepourmoi?murmure-t-il.—Çaenatoutl’air.—Lake,crois-moi,rienn’estsimple.C’estunsupplicedevenirtravaillertouslesjoursensachant
quec’estjustementcejobquinoussépare.(Ils’adosseàlavoiture.)S’iln’yavaitpasCaulder,j’aurais
démissionnélejouroùjet’aivuedanscecouloir.J’auraispuprendreuneannéesabbatique…attendrequetusoisdiplôméepourcontinuer.(Ilpivoteversmoietbaissedavantagelavoix.)Tupeuxmefaireconfiance,j’airéfléchiàtouslesscénariospossiblesetimaginables.Tupensesqueçanemefaitriendesavoirquec’estàcausedemoiquetusouffres?Quec’estàcausedemoiquetuestriste?
Lasincéritéquiémanedesavoixmeprendaudépourvu.Jen’avaispaslamoindreidéedecequ’ilressentait.
—Je…jesuisdésolée.Jecroyais…Willmecoupeetseconcentresurlemoteur.—Tabatterien’arien.C’estpeut-êtrel’alternateur.—Tavoitureneveutpasdémarrer?demandeNickens’approchantdenous.VoilàquiexpliquelechangementdecomportementsoudaindeWill.—Non,M.Cooperpensequejedoischangerl’alternateur.—Pascool,répond-ilenjetantunœilàlamécanique.Situveux,jepeuxteramenercheztoi.JesuissurlepointderefuserquandWills’immiscedanslaconversation.—C’esttrèsgentildetapart,Nick,dit-ilenrefermantlecapot.Jeluijetteuncoupd’œilencoin,maisilfeintdenerienremarquer.IlmelaisseseuleavecNick,
sansautrechoixpourrentrerchezmoi.—Jesuisgarélà-bas,préciseNickensedirigeantverssavoiture.—Jeprendsmesaffairesetj’arrive.J’attrapemonsacet,encherchantmesclés,jemerendscomptequ’ellesnesontpluslà.Willlesa
sûrementprisesparerreur.Jelaisselesportièresdéverrouillées:s’ilnelesapas,jeneveuxpaspayerunserrurierenplusdesréparations.
—Waouh!Sympa,tavoiture!jem’exclamequandonarrivedevantlevéhiculedeNick.C’estunepetitevoituredesportnoire.Jeneconnaispaslemodèle,maiselleesttop.—Cen’estpaslamienne,dit-ilenmontantàl’intérieur.Elleestàmonpère.Ilmelalaissequandil
netravaillepas.—Elleestcoolquandmême.Dis,çatedérangesionfaitundétourparl’écoleprimaireChapman?
Jesuiscenséerécupérermonpetitfrère.—Pasdeproblème,répond-il.Iltourneàgaucheàlasortieduparking.—Alors,lanouvelle,leTexastemanque?Çafaitunmoisquejesuisici,maisilcontinuedem’appelercommeça.—Ouais,jerétorquesansm’étaler.Ilessaiedemefairelaconversation,maisjenerépondsàsesquestionsqueparmonosyllabes.Je
n’arrête pas de penser à ce que m’a dit Will avant que Nick nous interrompe. Ce dernier finit parcomprendrequejenesuispasd’humeuràdiscuteretallumelaradio.
Quandons’arrêtedevantl’école,jesorsdelavoiturepourquemonpetitfrèremerepère.Enmevoyant,ilaccourtversmoi,suivideCaulder.
—Elleestoù,taJeep?—Elleneveutplusdémarrer.Monte,Nicknousramène.—Oh,d’accord.Caulderestcensérentreravecnousaujourd’hui.J’ouvrelaportièrearrière,etlesdeuxenfantss’installentsurlabanquette.Ilssemettentaussitôtà
pousserdes«oh»etdes«ah».Pendanttoutletrajet,ilscomparentlavoituredeNickauxTransformers.Unefoisdevantlamaison,KeletCauldersautenthorsduvéhiculeetcourentàl’intérieur.JeremercieNickavantdelessuivre.Derrièremoi,j’entendsuneportières’ouvrir.
—Layken,attends!m’interpelleNick.Mince.J’yétaispresque.Jemeretourne.Ilsetientdansl’allée,l’airnerveux.—Onaprévud’allerchezGetty avecEddieetGavindans la semaine.Ça teditde te joindreà
nous?Çam’apprendraàflirterouvertementaveclui.Jemesenscoupablecarjesaisparfaitementqueje
l’aiinduitenerreur.—Jenesaispas.Ilfautquej’endiscuteavecmamère.Onenreparledemain,d’accord?Envoyantunelueurd’espoirdanssonregard,jeregretteaussitôtdenepasavoirrefusé.Jeneveux
paslemenerdavantageenbateau.—OK,àdemain.Bonnesoirée,dit-il.Quandj’entredanslamaison,KeletCauldersonttouslesdeuxassisaubar,àfaireleursdevoirs.—Caulder,tuhabitesicimaintenantouquoi?IlposesesyeuxvertsquiressemblenttellementàceuxdeWillsurmoi.—Jepeuxretournerchezmoi,situveux.—Maisnon,jeplaisante.J’aimebienquandtuesici.Tutienscepetitmonstreéloignédemoi.Jepressel’épauledeKelavantd’allerchercheràboiredanslacuisine.—CeNickesttonpetitcopain?Jecroyaisquemonfrèreallaitêtretonpetitcopain,moi.LaremarquedeCauldermeprendparsurprise.Jerecrachemagorgéedejusdefruits.—Non,jenesorsavecaucundesdeux.Tonfrèreetmoisommesamis,Caulder.—MaisLayken, intervientKelenadressantun souriremalicieuxà sonami. Jevousaivusvous
embrassercesoir-là,quandvousêtresrentréstouslesdeux.Dansl’allée.Jevousobservaisdepuismachambre.
Moncœur faitunbonddansmapoitrine. Jem’approchedesdeuxgarçonsetpose fermement lesmainssurlebar.
—Kel,nerépèteàpersonnecequetuviensdemedire.Tuentends?Lesyeuxécarquillés,ilsserecroquevillenttouslesdeuxsurleursiègetandisquejemepenchevers
eux.—Jeneplaisantepas.Tun’asrienvu.Situenparlesàquelqu’un,Willrisqued’avoirdesérieux
ennuis.Cen’estpasuneblague.Ils hochent la tête. Je les laisse tranquilles etme rendsdansmachambre.Après avoir sortimon
cahier,jem’affalesurmonlitpourfairemondevoir,sanssuccès.Jen’arrêtepasdepenseràWilletmoi.
Mêmesijen’aimepasl’idéed’êtreséparéedelui,lapossibilitéqu’ilsefassevirermerévolteencoreplus.Ilabesoindecetravail.Willn’avaitqu’unandeplusquemoiaumomentoùsesparentssontmortsetoùiladûendosserlerôledepèrepourCaulder.Plusj’ypense,plusjem’enveuxd’avoirétésidureavec lui à propos de sa décision. La douleur que me cause notre séparation n’est sans doute pascomparableàcequ’ilressent.J’ail’impressiondem’éloignerdeluiunpeupluschaquejourpourn’êtreplusquesonélève.
Jedécidedem’atteleràl’écrituredupoèmequejen’aipasencorecommencé,maisauboutd’unedemi-heure, je contemple toujours une page vierge.C’est à cemoment-là quemamère entre dansmachambre.
—OùesttaJeep?—Oh,j’aioubliédet’enparler.Ellerefusededémarrer.Sûrementl’alternateur.Jel’ailaisséeau
lycée.—Commenttuaspuoublierunechosepareille?medemande-t-elle,visiblementcontrariée.—Excuse-moi.Tudormaisquandjesuisrentrée.Jesaisquetuasétémaladecettesemaine,alorsje
n’aipasvouluteréveiller.Ellesoupireets’assoitsurmonlit.— Je ne sais pas quand je pourrai la faire réparer. Je travaille, les jours qui viennent.Ça ne te
dérangepasdelalaisseraulycéejusqu’àcequejetrouveunesolution?—Jedemanderaiàl’administrationdemain.Jedoutequ’ilsserendentcomptedesaprésence.—OK.Ilfautquej’ailletravailler.Elleselèvepourpartir.—Ahbon?Tunecommencespasavantplusieursheures,pourtant.—J’aidescoursesàfaire,répond-elleaussitôt.Puisellerefermelaporte,melaissantpensive.
Jesuisentraindemesécherlescheveuxlorsquejecroisentendrelasonnette.J’éteinsl’appareil
pourtendrel’oreille.Auboutd’unmoment,onsonnedenouveau.—Kel!Vaouvrir!jecrieenenfilantmonbasdejogging.J’attachemescheveuxencorehumidesenqueue-de-chevaletpasseuntopàbretelles.Lapersonne
insiste.Jemedirigeverslaporteetjetteuncoupd’œildehorsparlejudas.Willsetientlà,lesbrascroisés
etlatêtebaissée.Enlevoyant,jesensmoncœurbondirdansmapoitrine.Jemetournepourinspectermonrefletdanslemiroir.Sanssurprise,j’ail’airdesortirdeladouche.Aumoins,cettefois,jeneportepaslespantouflesdeKel.Etpuis,mince!Çan’aaucuneimportance,detoutefaçon.
J’ouvrelebattantetluifaissigned’entrer.Ilavancesuffisammentpourmepermettrederefermer,maisnevapasplusloin.
—JeviensjusterécupérerCaulder.C’estl’heuredubain.Ilatoujourslesbrascroisésetparled’untonsec.J’endéduisquejen’obtiendrairiendeplusdelui
aujourd’hui.Aussi, je lui demande dem’attendre pendant que je vais chercher son frère. Jeme rends
d’aborddanslachambredeKel,puisdanscelledemamère,etenfindanslamienne,jusqu’àavoirfaitletourdelamaison.
—Ilsnesontpasici,Will,dis-jeenrevenantdanslesalon.—Ilslesontforcément,puisqu’ilsnesontpaschezmoi.Ilavancedanslecouloiretlesappelleeninspectanttouteslespièces.Demoncôté,j’ouvrelaporte
dupatioetallumelalumièreàl’extérieurpourexaminerlepetitjardin.—Ilsnesontpasdehorsnonplus,j’ajoutequandonseretrouvedanslesalon.—Jevaisvérifierchezmoiencoreunefois.QuandWill traverse la route, je décide de le suivre. Il fait nuit et la température a chuté depuis
quelques heures déjà. L’inquiétudem’envahit tandis qu’on se dirige vers chez lui. Je sais queKel etCauldernesortentpasàcetteheure-ci.S’ilsnesontnichezl’un,nichezl’autre,j’ignoreoùilspeuventsetrouver.
Willinspecterapidementsamaison.Étantdonnéquejenesuisjamaisalléeplusloinquelecouloir,jenemesenspasdelesuivredanslesautrespièces;jel’attendsdansl’entrée.
—Ilsnesontpasici,m’apprend-il,incapabledecachersanervosité.Hoquetant de surprise, je porte les mains à mes lèvres tandis que la gravité de la situation me
frappe.Willperçoitlapeurdansmesyeuxetmeprenddanssesbras.—Onvalesretrouver.Ilssontsûremententraindejouerquelquepart.(Sonétreinterestebrève.Il
merelâchetrèsviteetretourneverslaported’entrée.)Vajeteruncoupd’œildanslejardin,àl’arrière.Onseretrouvedevant.
Pendantqu’onhurlelenomdesgarçons,lapaniqueserépanddansmapoitrine.Çamerappellelejouroùj’avaissurveilléKeletoùj’avaiscrul’avoirperdu.J’avaisfouillélamaisondefondencombleavantdecraqueretd’appelermamère.Elleavaitaussitôtcontacté lapolicequiétaitarrivéequelquesminutesplustard.Lesagentsétaienttoujoursentraindechercherquandelleestrentrée.L’affolementquej’avaisalors ludanssesyeuxm’avaitanéantie.Ons’était toutes lesdeuxmisesàpleurer.Auboutdequinzeminutes,unpolicieravait trouvéKelendormi sur les serviettes,dansunplacardde la salledebains.Apparemment,ilavaitvoulusecacheretn’avaitpaspuluttercontrelesommeil.
J’espèreressentirlemêmesoulagementaujourd’hui,maisjenelesvoisnullepart,danslejardindeWill.Jefaisletourdelamaison.Willestdeboutdansl’allée,àobserversavoiture.Quandilmevoitcourir vers lui, il pose un doigt sur ses lèvres pourm’intimer le silence. Je jette un coup d’œil à labanquettearrière.KeletCauldersontroulésenbouleparterre,lesdoigtspliésenformederevolver.Ilssesontendormis.
Jesoupire.—Ilsferaientdetrèsmauvaisgardes,murmureWill.—Ça,c’estsûr.Onrestetouslesdeuxplantéslà,àregardernospetitsfrères.Ilpasseunbrasautourdemoietme
serrel’épaule.Toutefois,ilnes’attardepas.Jecomprendsqu’ilexprimesimplementsajoiedelesavoirretrouvéssainsetsaufs.
—Aufait,avantqu’onlesréveille,j’aiquelquechoseàterendre.Ilretournechezlui.Jelesuisàl’intérieur,jusquedanslacuisine.Moncœurbattoujourslachamade,maisjenesaispassic’estàcausedelafrayeurquejemesuis
faiteoudelasimpleprésencedeWill.Ilsortunobjetdesonsacetmeletend.—Tesclés,dit-ilenleslâchantdansmamain.—Oh,merci,jeréponds,unpeudéçue.Jenesaispasàquoijem’attendais.Dansmesrêves,ilm’auraitremissalettrededémission.—Ellemarche,maintenant.Tudevraispouvoirrentreravecdemain.Ilvas’asseoirsursoncanapé.—Quoi?Tul’asréparée?jedemande.—Pasexactement.Ungarsquejeconnaisapuchangerl’alternateurtoutàl’heure.Cequ’ilm’aditsurleparkingmerevientenmémoire.Jedoutequ’ilseseraitdonnéautantdemal
pourn’importequelélève.—Will,ilnefallaitpas…,dis-jeenm’installantprèsdelui.Maismerci,jeterembourserai.—Net’inquiètepaspourça.Vousm’avezbeaucoupaidéavecCauldercesdernierstemps.C’estle
moinsquejepuissefaire.Cettefoisencore,jenesaispasquoiajouter.J’ail’impressiond’êtrerevenueaupremierjour,dans
sacuisine, lorsque j’analysaismesmoindresgestes. J’ai conscienceque jedevraisme lever etpartir,maisjemesensbienprèsdelui,mêmesijeluisuisànouveauredevable.Auboutd’unmoment,jefinispartrouverlecouragedereprendrelaparole.
—Onpeutterminernotreconversationdetoutàl’heure?Ils’installeplusconfortablementsurlecanapéettendlesjambessurlatablebasse.—Çadépend,répond-il.Tuastrouvéunesolution?—Euh,non,dis-jeaumomentexactoùunealternativepotentiellemevientàl’esprit.J’inclinelatêteenarrièreetsuggèremonidéeduboutdeslèvres.—Supposonsquenossentimentsdeviennentplus…complexes.Jem’interrompsuninstant.Jenesaispascommentilvaréagiràmaproposition,alorsj’essaied’y
allerdoucement.—Jenesuispascontrepasseruneéquivalence.—Nesoispas ridicule, rétorque-t-ild’un tonsec. Ilesthorsdequestionque tuarrêtes le lycée,
Lake.JesuisdenouveauLake.—Cen’étaitqu’unesuggestion,jeprécise.—Ehbien,elleétaitstupide.On réfléchit tous les deux en silence. Aucun de nous ne parvient à régler le problème. La tête
toujours appuyée contre le canapé, je l’observe. Il regarde le plafond, lesmains croisées derrière lanuque.Samâchoireestcrispéeetilsefaitcraquerlesarticulationsd’unairabsent.
Il a troqué son uniforme de prof pour un tee-shirt blanc cintré et un bas de survêtement grisquasimentidentiqueaumien.Pourlapremièrefoisdelasoirée,jemerendscomptequ’ilalescheveuxmouillés.Çafaitdessemainesquejen’aipasétéaussiprochedelui.Jecommençaisàoubliersonodeur.Jeprendsunegrandeinspirationpourm’imprégnerduparfumdesonaprès-rasage.Ilmerappellel’airduTexas,justeavantlapluie.
Ilaoubliéunetouchedemousseàrasersoussonoreillegauche.Jel’endébarrassesansréfléchir.Ilfrissonneetsetourneversmoi.Quandjem’écartepourluiexpliquerpourquoijel’aitouché,ilmeprendlamainetlafrottesursontee-shirtpourl’essuyer.
Nosmainsjointesrestentcontresontorsetandisqu’onsejaugeensilence.Mapaumeestposéeàplatcontresoncœur.Jelesensbattreàtoutealluresousmapeau.Jesaisquel’onnedevraitpasfaireça,maisjemesensincroyablementvivante.
Ilnefaitrienpoursedégager.Sontorsesesoulèveetdescendaurythmedesarespiration.Ilmeregardedelamêmefaçonquedanslasalledeclasse,toutàl’heure.Maiscettefois,moncorpsyrépondavecplusd’intensité.Jedoismefaireviolencepournepasmejetersurluietl’embrasser.Çafaitplusd’unmoisquej’attendsl’occasiondeluiparlerainsi.Ilmerestaittantdechosesàluidireavantqu’ilnedécide que je n’existais plus pour lui. J’ai peur de l’après : dès que je sortirai de cette maison, lasensationdesolitudem’envahiradenouveau.Jedécidedoncdeluidirecequej’aisurlecœurdepuisdessemaines.
—Will?jemurmure.Jet’attendrai.Jusqu’àlafindel’année.Ilexhaleetfermelesyeux.Sonpoucemecaresseledosdelamain.—C’estloin,Lake.Ilpeutsepasserbeaucoupdechosesentre-temps.Sonpoulss’emballesousmapaume.Jenesaispascequimeprend,maisjemepencheversluietl’obligeàpivoterversmoi.Jeveuxà
toutprixqu’ilmevoie.Ilrefusedecroisermonregard.Aulieudequoi,ilposelesyeuxsursamainquiremontelentement
lelongdemonbras.Touteslessensationsquej’aiéprouvéeslorsdenotrepremierbaiserm’assaillentdenouveau.Ilm’atellementmanqué.
Ilmecaressel’épauleetglisselesdoigtssouslabretelledemonhautpourentracerdélicatementles contours. Sesmouvements sont lents etméthodiques tandis qu’il ôte ses pieds de la table pour setournerversmoi.Malgrésonairhésitant,ilsepenchedoucementetpresseseslèvrescontremonépaule.Jepasselesbrasautourdesoncouenprenantunegrandeinspiration.Sonsoufflesefaitdeplusenpluslourdàmesurequesesbaiserss’approchentdemagorge.Puis,ilremonteversmonmenton,prèsdemabouche. Lorsque je le sens reculer, j’ouvre les yeux. Il me dévisage intensément. Je lis un semblantd’incertitudedanssonregardavantqueseslèvresseposentsurlesmiennes.
Jusqu’àprésent,sesbaisersontétédouxet tendres.Aujourd’hui, il laisses’exprimerunepassionquejeneluiconnaissaispas.Ilinsinuesesmainssousmondébardeurpourmesaisirparlataille.Jeluirendssesbaisersaveclamêmefougue.Faisantcourirmesmainsdanssescheveux,jel’attireàmoitoutenm’allongeantsurlecanapé.Dèsqu’ilseretrouveau-dessusdemoi,ilsedégageetserassoit.
—Ilfautqu’onarrête,dit-il.Onnepeutpasfaireça.Ilfermelesyeuxetappuielatêtecontreledossierducanapé.Sanstenircomptedesesprotestations,jemeredresseetglissemesmainsderrièresanuque,jusque
danssescheveux.Jel’embrasseetm’assiedssursesgenoux.Jesenssesbrasserefermerautourdemoietilmeserrecontrelui,merendantmesbaisersavecplusd’intensitéencore.
Ilavaitraison.C’estmeilleurchaquefois.Mesdoigtstrouventleborddesontee-shirtetlesoulèvent.Noslèvresseséparentletempsqu’ille
retire. Je pose de nouveau les mains sur son torse et caresse ses muscles tout en continuant del’embrasser.Soudain,ilm’attrapeparlesbrasetm’allongesurlecanapé.J’attendsqu’ilmerejoigne,envain.Ils’estlevé.
—Debout,Layken,m’ordonne-t-il.Ilmeprendlamainpourm’yforcer.Unpeusonnée,j’aidumalàreprendremonsouffle.—C’est…C’estimpossible!(Ilrespirefort,luiaussi.)Jesuistonprofesseur,maintenant.Touta
changé.Onnepeutpasfaireça.Ilchoisitvraimentmalsonmoment.J’ailesjambesquiflageolent.Jemerassoissurlecanapé.—Jenedirairien,Will.Jetelepromets.Jeneveuxpasqu’ilregrettecequivientdesepasser.L’espaced’uninstant, j’aieul’impression
d’êtrelàoùjedevaisêtre.Maisquelquessecondesplustard,mevoilàaussiperduequ’avant.—Jesuisdésolé,Layken.Cen’estpasbien,dit-ilenfaisantlescentpas.Cen’estbonnipourtoi,
nipourmoi.Surtoutpaspourtoi.—Tunesaispascequiestbonpourmoi,jerétorque.Jesuisdenouveausurladéfensive.Ilsefigeetsetourneversmoi.—Ilesthorsdequestionquetum’attendes.Jenetelaisseraipasgâchercequiestcenséêtrelaplus
belleannéedetavie.J’aigranditropvite.Jerefusequetuviveslamêmechose.Ceneseraitpasjuste.Jeneveuxpasquetum’attendes,Layken.
Son changement de comportement et la façon dont il prononce mon prénom entier me donnentl’impressionquel’oxygèneseraréfiedanslapièce.J’enailatêtequitourne.
—Jenevaisriengâcherdutout,jerépondsd’unevoixfaible.Jel’auraishurlésij’enavaistrouvél’énergie.Ilattrapesontee-shirtetl’enfiletoutens’éloignantdavantagedemoi.Ilcontournelecanapépourse
posterderrière.Là,ilposelesmainssurledossieretlaissesatêtetomberenavant.Ilévitedenouveaudemeregarderdanslesyeux.
—Mavieserésumeàmesresponsabilités.J’élèveunenfant,pourl’amourduciel.Jenepourraijamais faire passer tes besoins en premier. Non, en fait, je ne pourrais même pas te faire passer endeuxième.(Ilrelèvelentementlatêteetcroisemonregard.)Tuméritesmieuxquelatroisièmeplace.
Jeviensm’agenouillersurlecanapédevantluietposelesmainssurlessiennes.
—Tesresponsabilitésdoiventpasseravantmoi.C’estpourcetteraisonquejet’attendrai,Will.Tuesquelqu’undebien.Cequetuprendspourundéfaut…estlaraisonpourlaquellejetombeamoureusedetoi.
Cesderniersmotsm’échappent,commesi jeperdais le faiblecontrôleque jepossédaissurmoi-même.Toutefois,jeneregrettepasdelesavoirprononcés.
Ildégagesesmainsetlesposefermementdechaquecôtédemonvisage.Ilmeregardedroitdanslesyeux.
—Tun’espasentraindetomberamoureusedemoi.Sonregardestdur.Ilserrelesdents.Lorsqu’ilmelibèreetsedirigeverslaported’entrée,jesens
leslarmesmemonterauxyeux.—Cequis’estpassécesoir…(Ildésignelecanapéenparlant.)Çanepeutpassereproduire.Etça
nesereproduirapas.Ondiraitqu’ilessaiedeseconvaincreautantquemoi.Unefoisdehors,ilclaquelaportederrièrelui.Jemeretrouveseuledanslesalon.Jeposelesmains
surmonventre.J’ailanausée.Jecrainsdenepasêtrecapablederentrerchezmoisijenemereprendspastoutdesuite.J’inspireparlenezetsouffleparlabouche,puiscomptededixàzéro.
C’estunetechniquederelaxationquemonpèrem’aapprisequandj’étaispetite.J’étaissujetteàcequemesparentsappelaientun«troppleind’émotions».Danscesmoments-là,monpèremeserraittrèsfortdanssesbrasetoncomptaitensembleàrebours.Parfois,jefaisaissemblantdefaireunecrisejustepourqu’ilm’étreigne.Aujourd’hui,jedonneraisn’importequoipourmeréfugiercontrelui.
Laported’entréeserouvreetWillréapparaît,Caulderendormidanssesbras.—Kels’estréveillé.Ilrentrechezvous.Tudevraisyaller,toiaussi,dit-ilaveccalme.Jeme sens complètement humiliée.Humiliée par ce qui s’est passé entre nous, et parce que j’ai
l’impressiond’êtreunefilleauxabois,plusfaiblequelui.Jerécupèremescléssurlatablebasseetmetourneverslaporte.Jem’arrêtejustedevantlui.
—Tuesunconnard,luidis-je.Jem’envaisenclaquantlebattantderrièremoi.Dèsquejeregagnemachambre,jem’effondresurmonlit,enpleurs.J’aienfintrouvél’inspiration
pourmonpoème,mêmesielleestnégative.J’attrapeunstyloetmemetsàécrire, toutenessuyant leslarmesquitombentsurlafeuilledepapier.
7
TunepeuxpasêtrecommemoiMaisréjouis-toidenepasl’être
Jevoisladouleur,maisjenelaressenspasJesuiscommecevieilHommedeFer.
THEAVETTBROTHERS,«TinMan»
SelonElisabethKübler-Ross,aprèslamortd’unêtrecher,ledeuild’unepersonnesecomposedecinqétapes:déni,colère,marchandage,dépressionetacceptation.
QuandonhabitaitencoreauTexas, j’avais faitunsemestredepsychologieenpremièreannéedelycée.Onétaitentraindeparlerdelaquatrièmeétapelorsqueleproviseurestentrédanslasalle,blanccommeunlinge.
—Layken,jepeuxteparler,s’ilteplaît?M.Bassétaitunhommeplaisant.Ilétaitgrassouilletauniveauduventre,desmains,etmêmeàdes
endroitsoùonn’estpascensésgrossir.Ilfaisaittrèsfroidcejour-là,alorsqu’onétaitdéjàauprintemps.Pourtant,ilavaitdesauréolessouslesbras.C’étaitlegenredeproviseurquipassaitplusdetempsdanssonbureauquedanslescouloirs.Ilnecherchaitjamaislesennuis.Ilpréféraitattendrequ’ilsviennentàlui.Alorsquefaisait-ilici?
Leventrenoué,jemesuislevéeetj’aimarchélepluslentementpossiblejusqu’àlaporte.Ilrefusaitdecroisermonregard.Jemesouviensquelorsquejesuisarrivéedevant lui, iladétournélesyeux.Ilétaitdésolépourmoi.Pourquoi?
Quandjesuissortiedanslecouloir,j’yaivumamère.Sonmascaraavaitcoulésursesjoues.Àsonexpression,j’aitoutdesuitecomprispourquoielleétaitlà.Etpourquoimonpèren’yétaitpas.
J’aisecouélatêteenrefusantd’ycroire.—Non,ai-jecrié,auborddudésespoir.Ellem’aprisedanssesbraset,ensemble,ons’estlaisséesglisserparterre.Aulieudeluirendre
sonétreinte,j’aiessayédemefondreenelle.Cejour-là,surlesoldemonlycée,j’aivéculapremièreétapedudeuil:ledéni.
Gavinseprépareàliresonpoème.Ilsetientdevantlaclasse.Safeuilletrembleentresesmains.Il
s’éclaircitlavoix.ReportantmonattentionsurWill,jemedemandesilescinqétapesdudeuils’appliquentseulement
àlamortdesêtreschers.Pourraient-ellesaussiconveniràd’autresaspectsdelavie?Sic’estlecas,jesuisenpleindansladeuxièmeétape:lacolère.
—Comments’appelletonœuvre,Gavin?luidemandeWill.Ilestassisàsonbureauetprenddesnotespendantquelesélèvespassentautableau.Çamefouten
rogne,qu’ilpuisseêtreaussiattentif,qu’ilseconcentresur toutsaufsurmoi.Sacapacitéàmerendretotalementinvisiblememethorsdemoi, toutcommelafaçondont ilmordillesonstylo.Hiersoir,sesmêmeslèvresdéposaientdesbaisersdansmoncou.
Jerepoussecesouveniraussirapidementqu’ilestapparu.J’ignorecombiendetempsçaprendra,maisjesuisdéterminéeàmelibérerdecetteemprisequ’ilasurmoi.
—Euh, jeneluiaipasvraimentdonnédetitre,répondGavin.(Ilse tientdevant laclasse.C’estl’avant-dernière personne à passer.) Je suppose qu’on pourrait l’appeler « La demande avant lademande».
—«Lademandeavantlademande.»Trèsbien,tupeuxyaller,luiditWillavecsavoixdeprofquim’exaspère.
—Humhum.Gavinseraclelagorge.Sesmainstremblentencoreplusquandilsemetàlire.
Unmillioncinquanteetunmilledeuxcentsminutes.C’estàpeuprèslenombredeminutesquisesontécouléesdepuisquejet’aime.C’estlenombredeminutesoùj’aipenséàtoi,Lenombredeminutesoùjemesuisinquiétépourtoi,Lenombredeminutesoùj’airemerciéDieudet’avoirrencontrée,Lenombredeminutesoùj’airemerciétouteslesdivinitésdel’universdet’avoirmisesurmaroute.UnmillionCinquanteetunmilleDeuxCentsMinutes…Unmillioncinquanteetunmilledeuxcentsfois.C’estlenombredefoisoùtum’asfaitsourire,Lenombredefoisoùtum’asfaitrêver,Lenombredefoisoùtum’asfaitcroire,
Lenombredefoisoùtum’asfaitdécouvrir,Lenombredefoisoùtum’asfaitadorer,Lenombredefoisquetum’asfaitchérir,Mavie.
(Gavinsedirigevers lefonddelasalleoùestassiseEddie.Ilposeungenouàterreenlisant ladernièrephrasedesonpoème.)
Etdansexactementunmillioncinquanteetunmilledeuxcentsminutes,jetedemanderaienmariagepourquetupassestouteslesminutesdurestedetavieàmescôtés.
Tout sourire,Eddie se penche en avant pour le prendre dans ses bras.Le public est divisé : lesgarçonsgrognent, les filles adorent.Demoncôté, jene tienspas surmon siège. Je redoute ledernierpassagedelajournée:lemien.
—Merci,Gavin.Tupeuxretourneràtaplace.Tuasfaitdubontravail.Will ne lèvepas les yeuxde sesnotes lorsqu’il appellemonnom.Savoix est incertaine, pleine
d’appréhension.—Layken,c’estàtoi.Jesuisprête.J’aimeceque j’aiécrit.C’estcourt,maisçavaà l’essentiel.Commeje leconnais
déjàparcœur,jelaissemonpoèmesurmonbureauetmepostedevantletableau.—J’aiunequestion.Moncœurs’emballe.Jeviensdemerendrecomptequec’estlapremièrefoisquejem’adresseà
Willdans saclassedepuisque j’yaimis lespieds, ilyaunmois. Ilhésite, commes’ilvoulait fairesemblantdenepasm’avoirentendue,puishochelégèrementlatête.
—Est-cequ’ilyaunelongueurminimum?jedemande.Jenesaispasàquoiils’attendaitcarilal’airsoulagé,toutàcoup.—Non.Toutestpossibledumomentquelepubliccomprendtonintention.Rappelle-toi,iln’yapas
derègles.Savoixsebriseunpeupendantqu’ilparle.Jepeuxvoirsursonvisagequecequis’estpasséentre
nousestencorefraisdanssonesprit.Jenepouvaispasdemandermieux.—Génial.Alors,c’estbon,jebafouille.Letitredemonpoèmeest:«Insignifiant».Jefaisfaceàlaclasseetrécitefièrementmonpoème.
Selonledictionnaire…Etselonmoi…
IlexistetrentesignificationsetsynonymesDifférentspourlemotInsignifiant.
(Jecrierapidementlesmotssuivants.Toutelaclassetressaille,Willycompris.)
Abruti,enfoiré,cruel,têtedenœud,mauvais,sévère,malfaisant,Détestable,sanscœur,vicieux,virulent,terrible,Tyrannique,malveillant,atroce,horrible,salopard,Barbare,amer,brutal,dur,immoral,Bestial,dépravé,démoniaque,féroce,difficile,implacable,Rancunier,pernicieux,inhumain,monstrueux,Impitoyable,insensible.Etmonpréférédetous:connard.
Jejetteuncoupd’œilàWilltandisquejeretourneàmaplace.Sonvisageestrougeetilserrelesdents.Eddieest lapremièreàapplaudir, suiviedesautres fillesde laclasse. Jecroise lesbrasetmeconcentresurmonbureau.
—Ehbien!s’exclameJavi.Quiest-cequit’aénervéecommeça?Lasonnerieretentit.Lesélèvespartentlesunsaprèslesautres.Willn’atoujourspasditunmot.Je
commenceàrangermesaffairesquandEddies’approchedemoi.—Tuasparléàtamère?medemande-t-elle.—Mamère?Àproposdequoi?Jen’aipaslamoindreidéedecedontelleveutparler.—Lerendez-vous.Nickt’ainvitéeàsortirhier.Tuasditquetudemanderaisàtamère.—Oh,ça,jeréponds.C’étaithier? J’ai l’impressionqu’uneéternité s’estécouléedepuis. Je lanceun regardencoinà
Will.Ilnousobserveetattendvisiblementmaréponse.Sonvisageestglacial.Jeregrettequ’ilnesoitpasplusfacileàdéchiffrer.Danstouslescas,jesupposequ’ilressentdelajalousieetjedécided’enjouer.
—Oui,biensûr,disàNickqueceseraavecplaisir,jemensenregardantWilldanslesyeux.Il ramasse sa feuille et son stylo, les range dans un tiroir et le referme d’un coup. Le bruit fait
sursauterEddie,quiseretourneaussitôtverslui.Quandilserendcomptequ’ilaattirél’attentionsurlui,ilselèvecommesiderienn’étaiteteffaceletableau.Eddiemefaitdenouveauface.
—Génial!Oh,etons’estmisd’accordsurjeudi,commeça,aprèsGetty,onpourraallerauslam.Ilnenous restequequelquessemaines.Autant s’endébarrasser toutdesuite.Tuveuxqu’onvienne techercher?
—Euh,oui.
Ravie,Eddieapplauditetsortdelasalleensautillant.Willcontinued’effacerdanslevide.Jemedirigeverslaporte.
—Layken,m’appelle-t-ild’unevoixdure.Jem’arrête,maisjenemetournepasverslui.—Tamère travaille le jeudi soir. Une baby-sitter vient à lamaison le jeudi quand je vais aux
soiréesslam.EnvoieKelcheznousavantdepartir.Tusais,pourtonrendez-vous.Jenerépondspas.Jemecontentedem’éloigner.À la cantine, je neme sens pas àmon aise. Eddie a déjà dit àNick que j’avais accepté deme
joindreàeux,donctoutlemondediscutejoyeusementdecequ’onvafaire.Toutlemonde,saufmoi.Jehoche la tête et acquiescevaguementde temps en temps,mais je neparle pas. Je n’ai pas faim.Nickengloutit la majeure partie demon plateau. Je mélangemon riz au lait avecma cuillère, des gouttestombentdansdestracesdeketchup.Çamefaitpenserauxrestesdubonhommedeneigeassassinédansmonallée.Pendantdesjours,quandjereculais,mespneusglissaientsursoncorpsgelé.JemedemandesimaJeepferaitaussipeudebruitsijeroulaissurWill?Sijereculaisaccidentellementsurlui,puisrepassaislapremièreetm’éloignaiscommesiderienn’était…
—Layken,tuvascontinueràl’ignorerlongtemps?meditEddie.Jelèvelatête.WillsetientderrièreNicketfixelemassacresurmonplateau.—Quoi?jedemandeàEddie.—M.Cooperveuttevoir,répond-elleenledésignant.—Jepariequetuvasêtrecolléeparcequetuasdit«connard»,intervientNick.Je pose lamain surma gorge. J’ai peur qu’elle explose. Qu’est-ce qu’il fait ici ? Pourquoime
demande-t-ildelesuivredevanttoutlemonde?Ilaperdulatêteouquoi?Jereculemachaiseetlaissemonplateausurlatable.Jel’observeavecattention.Lorsqu’ilsortde
lacantineetsedirigeverssasalledeclasse,jeluiemboîtelepas.C’estloin.Onmarchedansunsilencetenduetgêné.
—Ilfautqu’onparle,dit-ildèsquelaporteserefermederrièrenous.Toutdesuite.Jenesaispass’ilagitentantque«Will».Jenecomprendspassonangled’attaque.J’ignoresije
doisluiobéirouluimettremonpoingdanslafigure.Jen’avancepastrèsloindanslasalle,croiselesbrasettented’avoirl’airagacé.
—Alors,parle!jelance.—Putain,Lake!Jenesuispastonennemi.Arrêtedemedétester.C’estbien,Will.Jemeprécipiteverslui,lesbraslevésensignedefrustration.—Arrêter de te détester ? Il faudrait savoir ce que tu veux,Will !Hier soir, tum’as demandé
d’arrêter de t’aimer, et maintenant, tu me demandes d’arrêter de te détester ? Tu me dis de ne past’attendre,pourtanttutecomportescommeungaminimmaturequandj’acceptedesortiravecNick!Tuveuxquej’agissecommesijeneteconnaissaispas,maistuviensmechercheràlacantineauvuetsudetous!Ilyacemurentrenous,commesionétaitdespersonnesdifférenteschaquefois.Çamefatigue!Je
nesaisjamaisquandtuesWillouM.Cooper.Etjenesaisvraimentpasquandmoi,jesuiscenséeêtreLakeouLayken.
J’enaimarredemeprêter àcepetit jeu. Je suis épuisée. Jem’affale sur la chaiseque j’occupependantsescours,incapablededéchiffrercequ’ilpense.Ilnebougepas.Ilnelaisserientransparaître.Ilpassedevantmoiàpaslentsets’assoitderrièremoi.Jerestetournéeversletableau.C’estluiquisepencheenavantpourmurmureràmonoreille.Jemecrispeetmoncœurseserre.
—Jenepensaispasqueceseraitsidur,dit-il.Jeneveuxpasqu’ilaitleplaisirdevoirleslarmesquicoulentsurmesjoues.—Jesuisdésolépourcequeje t’aidit toutà l’heureàproposdejeudi,poursuit-il.Maisj’étais
sérieux. Je sais que tu auras besoin de quelqu’un pour garder Kel, et j’ai demandé à tout le monded’assisteràunesoiréeslam.Jen’auraispasdûréagirainsi.C’estpourçaquejet’aidemandédevenirici.Jevoulaism’excuser.Çaneseproduiraplus.Jetelejure.
Tout à coup, laporte s’ouvre.Will se redressevivement.Songeste surprendEddie, et ellenousobserve avec curiosité depuis l’entrée.Elleporte le sac àdosque j’ai oublié à la cantine.Comme ilm’estimpossiblededissimulermeslarmes,jedétournelatête.Detoutefaçon,onnepeutrienfairepourdissiperl’atmosphèretenduequiplaneentrenous.
Eddielèvelesmainsensigned’excusesetposedoucementmonsacsurlebureauàcôtédelaporte.Ellesortdelasalleenmurmurant:
—Pardon…continuez.Ellerefermederrièreelle.Willsepasselesmainsdanslescheveuxetsemetàfairelescentpas.—Ilnemanquaitplusqueça,marmonne-t-il.—Net’enfaispas,Will,luidis-jeenmelevantetenattrapantmonsac.Siellemeposelaquestion,
je luidiraique tum’asengueuléeparceque j’aidit lemot«connard».Et« salopard».Et« têtedenœud».Et«enfoi…»
—J’aisaisi!J’ailamainsurlapoignéelorsqu’ilappelleunedernièrefoismonnom.Jemefige.—Jevoulaisaussim’excuser…pourhier,précise-t-il.Jemetourneverslui.—Tut’excusespourcequis’estpassé?Oupourlafaçondonttuyasmisfin?Ilpenchelatêtesurlecôtéethausselesépaulescommes’iln’avaitpascomprismaquestion.—Lesdeux.Çan’auraitjamaisdûarriver.—Enfoiré,jetermine.
Quandjedémarre,maJeepémetunronronnementfamilier.Çaaussi,çam’énerve.J’abatslepoing
surlevolant.Ilyatellementdechosesquej’aimeraischanger.J’aimeraisnepasavoirrencontréWilllorsquejesuisarrivéeici.Toutauraitététellementplussimplesijel’avaisvudansunesalledeclassepourlapremièrefois.Non,enfait,j’aimeraisqu’onnesoitjamaisvenushabiteràYpsilanti.J’aimeraisquemonpèresoitvivant.J’aimeraisquemamèrenerestepasaussivaguesurses«courses».J’aimerais
queCauldernesoitpastouslesjourscheznous.Chaquefoisquejelevois,jepenseàWill.J’aimeraisqueWilln’aitpasfaitréparermaJeep.Jenesupportepasqu’ilaitdesgestesattentionnéscommecelui-ci.Ce serait beaucoupplus facilede ledétester s’il était comme je l’ai décrit dansmonpoème.MonDieu,jen’arrivepasàcroirequejel’aietraitédetouscesnoms.Non,enfait,jen’aiaucunregret.
Jevaischercherlesgarçonsàl’écoleetlesramèneàlamaison.JesuisarrivéeplustôtqueWill,aujourd’hui,maisilesthorsdequestionquejel’attendeàlafenêtre.Cetempsestrévolu.
—OnvachezCaulder,mecrieKelenclaquantlaportière.Génial.Enpassantdanslecouloir,j’entendsmamèreparleràquelqu’undanssachambre.Jem’arrêtesurle
seuil. Seule sa voix résonne. Elle est au téléphone.D’habitude, je n’écoute jamais ses conversations,mais son récent comportementmepousseà l’indiscrétion.Àmoinsque jene sois enpleine rébellion.Danstouslescas,jecollel’oreillecontrelaporte.
—Jesais.Jesais.Jeleurenparleraibientôt,dit-elle.Non,jecroisqu’ilvautmieuxquejelefasseseule…Biensûr.Jet’aimeaussi.
Elleraccroche.Jeretournedansmachambresurlapointedespieds,fermelaportederrièremoietm’effondreparterre.
Septmois.Ilneluiafalluqueseptmoispourpasseràautrechose.Ilestimpossiblequ’ellevoiedéjà quelqu’un d’autre, c’est trop tôt. Pourtant, lesmots que j’ai entendus sont très clairs. Je suis deretouràlacasedépart:ledéni.
Commenta-t-ellepu?Enplus,ilveutdéjàqu’ellenousleprésente?Ilnemeplaîtpas.Etpuis,ellenemanquepasd’air.Commenta-t-ellepuparlerdecettemanièreàWillquandcequ’ellefaitestaussidéplorable,voirepire?Lapremièreétapeesttrèsbrève.Jepassedirectementàladeuxième:lacolère.
Jedécidedenepasluienparlertoutdesuite.Ilfautd’abordquej’enapprenneplus.Jeveuxavoirl’avantagedanscettesituation,etçavameprendredutemps.
—Lake?Tuesrentrée?Ellefrappeàmaporte.Jedoisroulersurlecôtéetmeleverpouréviterdeprendreuncoupquand
elleouvre.Enmevoyantsauter,ellem’adresseunregardétonné.—Qu’est-cequetufais?medemande-t-elle.—Jem’étire.J’aimalaudos.Commeellen’ycroitpasuneseconde,jetendslesbrasenarrière,lesmainsjointes.—Prendsdel’aspirine,medit-elle.—OK.— Je suis de repos ce soir, mais j’ai beaucoup de sommeil à rattraper. Je n’ai pas dormi
aujourd’hui.Jevaismecoucher.TupeuxvérifierqueKelprendsonbainavantd’alleraulit?—Biensûr.Onavancetouteslesdeuxdanslecouloir.—Attends…Maman?Ellesetourneversmoi.Sespaupièressefermentdéjàtoutesseulessursesyeuxrougis.
—Jesorsjeudisoir,çanetedérangepas?Ellemedévisaged’unairméfiant.—Avecqui?—Eddie,GavinetNick.—Troisgarçons?Horsdequestion.—Maisnon,Eddieestune fille.Onestamies.Gavinest soncopain,etonaorganiséundouble
rendez-vous.J’yvaisavecNick.Sonregards’illuminelégèrement.—Oh.C’estbien.(Ellesouritenouvrantlaportedesachambre.)Attends,reprend-elle.Jetravaille
lejeudi.Quivas’occuperdeKel?—Willfaitappelàunebaby-sittercejour-là.Ilm’aproposédedéposerKelchezlui.Elleparaîtrassurée…l’espaced’uneseconde.—Will est d’accordpourpayerunebaby-sitter ?Pour surveillerKel ?Pendant que tuvas àun
rendez-vousgalant?Mince.Jen’aipasréfléchiaufaitqueçapourraitsemblerlouche.—Maman,çafaitdessemaines,maintenant.Onn’estsortisqu’uneseulefoisensemble.C’estdéjà
oublié.Ellemedévisageuninstant.—Mouais,fit-elleenentrantdanssachambre,peuconvaincue.Sesdoutesm’apportentunsentimentdesatisfaction.Ellepensequejeluimens.Maintenant,onest
quittes.
—Jesèchelatroisièmeheure,aujourd’hui,dis-jeàEddieensortantducoursd’histoire.—Pourquoi?—Jen’enaipasenvie. J’aimalà la tête. Jepenseque jevaisallerm’asseoir surunbancpour
prendrel’air.Jemetourneendirectiondelacourquandellem’attrapelebras.—Layken?Est-cequeçaaunrapportaveccequis’estpasséhiermidi,avecM.Cooper?Toutva
bien?Jeluiadresseunsourirequiseveutrassurant.—Oui,oui.Çava.Ilvoulaitjustemedemanderd’éviterd’utiliserunvocabulaireaussiimagédans
sasalledeclasse.Leslèvrespincées,elles’éloigneaveclamêmeexpressionindécisequ’arboraitmamèrehier.Lacourestvide.Jesupposequelesautresélèvesn’ontpasbesoindeprendrededistanceavecle
prof dont ils sont secrètement amoureux. Jem’assieds sur unbanc et sorsmonportable demapoche.Rien.Jen’aiparléqu’uneseulefoisàKerrisdepuisquej’aiemménagéici.AuTexas,elleétaitmonamielaplusproche.Cen’étaitpas réciproque.C’est trèsbizarrede savoirque sameilleureamieenauneautrequesoi.Pendantlongtemps,jemesuisditquejen’avaispeut-êtrepasétéassezprésentepourelle
mais,enréalité,cen’étaitpasvraimentleproblème.Lavérité,c’estquejenesuispastrèsdouéepourécouter.Nipourpartager.
—Jepeuxmejoindreàtoi?Jerelèvelatête.Eddies’assoitsurlebancfaceàmoi.—Lesâmesenpeineserencontrent.—Âmesenpeine?Pourquoiest-cequ’onseraitmalheureuses?Tuasunrendez-vousdemainettu
m’asmoipourmeilleureamie.Meilleureamie.Sansdoute.J’espère.—TunepensespasqueWillvavenirnouschercher?jedemande.Ellepenchelatêtesurlecôté.—Will?TuveuxparlerdeM.Cooper?Oh,monDieu,jel’aiappelé«Will»,alorsqu’ellesedoutedéjàdequelquechose.Jesourisetlui
sorslapremièreexcusequimepasseparlatête.—Oui,M.Cooper.Onappelaitlesprofsparleurprénomdansmonancienlycée.Ellenerépondpas.Elleestentraindegratterlapeinturedubancavecsononglebleu.Lesautres
onglesdesesmainssontverts.C’estleseulàêtredifférent.—Jevaisdirequelquechose,dit-elled’unevoixcalme.Peut-êtrequejemetrompe,peut-êtrepas.
Danstouslescas,jeneveuxpasquetum’interrompes.Jehochelatête.— Je crois qu’hiermidi, ce à quoi j’ai assisté était plus qu’une simple remontrance pour avoir
utiliséunvocabulaireinapproprié.Àquelpoint,jen’ensaisrien,ettrèsfranchement,cenesontpasmesaffaires.Jeveuxjustequetusachesquetupeuxteconfieràmoi.Jenerépéterairienàpersonne.Jen’aipersonneàenparleràpartGavin,detoutefaçon.
—Personne?Pasdemeilleurami?Nidefrèresetsœurs?J’espèrechangerdesujet.—Non.Ilesttoutcequej’ai,dit-elle.Enfin,enthéorie,situveuxtoutsavoir,j’aidéjàeudix-sept
sœurs,douzefrères,sixMamansetseptPapas.Jen’arrivepasàdéterminersielleplaisante,jem’abstiensdoncderire.Onnesaitjamais.—Famillesd’accueil,m’explique-t-elle.C’estmaseptièmemaisonenneufans.—Oh,jesuisdésolée.Jenesaispasquoidired’autre.—Nelesoispas.JevischezJoeldepuisquatreans.C’estmonpèred’accueil.Çafonctionnebien.
Jesuissatisfaitedecequej’ai,etlui,ilperçoitsonchèque.—Est-cequetuasdesliensdusangavecl’undetesvingt-neuffrèresetsœurs?Ellerit.—C’estbien,tusaiscompter!Non,jesuisfilleunique,néed’unemèreavecunepassionpourle
crackbasdegammeetlesbébésdontonpeuttirerunbonprix.Elleserendcomptequejenelasuisplus.
—Elle a essayé deme vendre.Ne t’inquiète pas, personne n’a voulu demoi.Ou alors, elle endemandaittrop.Quandj’avaisneufans,ellem’aproposéeàunedamesurleparkingdeWalmart.Elleluiaracontéunehistoirelarmoyantecommequoiellenepouvaitpass’occuperdemoiettoutletoutim.Elleluia faitunbonprix : ellevoulaitmecéderpourcentdollars.Cen’étaitpas lapremière foisqu’ellefaisaitçadevantmoi.Çacommençaitàm’agacer,alorsj’airegardélafemmedroitdanslesyeuxetjeluiaidit:«Vousavezunmari?Jepariequ’ilestcanon!»Mamèrem’afrappéeparcequej’avaistoutfaitrater.Ellem’aabandonnéesurleparking.Ladamem’adéposéeaucommissariat.Jenel’aiplusjamaisrevue.
—MonDieu,Eddie.Çaparaîtincroyable.—Etpourtant,c’estlavérité.Jem’allongesurlebancpourcontemplerleciel.Ellem’imite.—Tum’asditqu’Eddieétaitunprénomcourantdanstafamille,jecontinue.Dequellefamilletu
parlais?—Nerispas.—Commentjefais,sijetrouveçadrôle?Ellelèvelesyeuxauciel.—Ma première famille d’accueil avait le DVD d’un comique. Eddie Izzard. J’étais persuadée
d’avoirsonnez.J’airegardésonspectacledescentainesdefois,enimaginantqu’ilétaitmonpère.Aprèsça,j’aidemandéàtoutlemondedem’appelerEddie.J’aiessayéIzzardpendantuncertaintemps,maisçan’apasmarché.
Onéclatetouteslesdeuxderire.Jeretiremavesteetm’ensersdecouverture,lesbrasàl’intérieur,maisàl’envers.Jetenteainsideréchaufferlespartiesdemoncorpsexposéesaufroidtroplongtemps.Jefermelesyeux.
—J’avaisdesparentsgéniaux,jesoupire.—Avais?—Mon père estmort il y a septmois.Mamère a voulu déménager pour des raisons soi-disant
financières,maisjenesuispassûrequ’elleaitétéentièrementhonnête.Ellevoitdéjàquelqu’und’autre.Alorsoui,pourlemoment,jepréfèreemployerlepassé.
—C’estnul.Chacune médite sur les cartes qui lui ont été distribuées. Les miennes ne sont absolument pas
comparablesauxsiennes.Quandjepenseauxchosesqu’elleadûvoir…Eddieavait lemêmeâgequeKelquandelleaétéplacéeenfoyerd’accueil.Jenesaispascommentellefaitpourêtreaussioptimisteetpleinedevie.Onrestesilencieuses.Autourdenous,toutestcalme.Jemedemandeaufonddemoisic’estcequ’onressentquandonaunemeilleureamie.
Auboutd’unmoment,elles’assoitsurlebanc,étiresesbrasetbâille.—Tusais,toutàl’heure,quandjet’aiditquetoutcequiimportaitàJoel,c’étaitsonchèque?Ce
n’est pas vrai. C’est un type bien. Parfois, quand la conversation devient trop intense, mon côtésarcastiqueprendledessus.
Jeluisouris.Jecomprendscequ’elleveutdire.—Mercid’avoirséchéavecmoi.J’enavaisbesoin.—Mercid’enavoireubesoin.Çam’afaitdubienaussi.EtpourNick…ilesttrèsgentil,maisce
n’estpasunmecpourtoi,j’aicompris.J’arrêteraidet’embêteravecça.Parcontre,tuviensquandmêmeavecnousdemainsoir.
—Jesais.Sijenevienspas,ChuckNorrismeretrouveraetmemettralaracléedemavie.Jeremetsmavestedanslebonsens,nousnousdirigeonsverslaportepuisempruntonslescouloirs.—Aufait,siEddieestunnomquetuaschoisi,c’estquoi,tonvraiprénom?jeluidemandeavant
qu’onsesépare.Ellesouritethausselesépaules.—Pourl’instant,c’estEddie.
8
J’aimeraisdesamisQuimelaisseraientÊtreseulquandj’ai
Besoindel’être.THEAVETTBROTHERS,«ThePerfectSpace»
—OùestMaman?jedemandeàKel.Ilfaitsesdevoirssurlebar.—Ellenousadéposés,Caulderetmoi.Elleaditqu’elleseraitderetourdansdeuxheures.Elle
veutquetucommandesdespizzas.Sij’étaisrentréequelquessecondesplustôt,jel’auraissuivie.—Ellet’aditoùelleallait?—Tupeuxleurdemanderdemettrelespepperonisouslasauce,cettefois?—Elleestalléeoù?—Non,enfait,demande-leurdemettrelespepperonienpremier,puislefromage,etenfinlasauce.—Putain,Kel!Elleestalléeoù?Lesyeuxécarquillés, ildescenddutabouretetmarcheàreculonsvers laporte.Ilsepenchepour
mettreseschaussures.C’estlapremièrefoisquejeluiparlecommeça.—Passaisneje.Caulderchezvaisje.—Rentreà18heures.Tapizzaseraprête.Je décide de commencer par me débarrasser de mes devoirs.M. Hanson est peut-être à moitié
aveugleetsourd,maisilcompenseparlaquantitéastronomiquedetravailqu’ilnousdonne.Jelesfinisenuneheure.Iln’estque16h30.
J’enprofitepourjouerauxdétectives.Jesuisdéterminéeàdécouvrircequemamèrefaitetavecqui.Jepasseaucriblelestiroirsdelasalledebains,lesplacards,lesrangementsdanslecouloir.Rien.Jen’aijamaisfouillédanslachambredemesparents,avant.Jamais.Ilyaunepremièrefoisàtout.J’enfaisdesexpériences,cetteannée!J’entreetrefermelaportederrièremoi.
Toutestcommedans leuranciennechambre : lesmeubles, le tapisbeige.Si lasuperficien’avaitpasétépluspetite,jen’auraispaspufaireladifférenceentrecettepièceetcellequ’ellepartageaitavecmonpère.Jeregarded’abordàl’endroitleplusévident:sontiroiràsous-vêtements.Jen’ytrouverien.Je m’approche du lit et ouvre le tiroir de sa table de chevet : masque pour les yeux, stylo, crèmehydratante,livre,morceaudepapier…
Unmot.Jelesorsetledéplie.Ilaétéécritàl’encrenoire,centréaumilieudelafeuille.C’estunpoème.
Julia,Unjour,jetepeindraiunmondeUnmondeoùlessouriresnedisparaissentjamaisUnmondeoùlesriresrésonnentsansarrêtEnfondsonoreCommeun45tours.JelepeindraiaucoucherdusoleilToi,danstondéshabillévermeilQuandtonsourireseferamoroseJedessineraisurteslèvresclosesJ’auraiterminéaupetitmatinEttuteréveillerasavecunsouriretoutfraisTuverrasquejeterminetoujourscequej’aicommencéCemondequej’aipeintsurtonmenton…
C’estpathétique.Cemondequej’aipeintsurtonmenton?Commeunquarante-cinqtours?C’estquoi,ça?Unvieuxdisque?Etdepuisquandonmetdeschiffresarabesdansunpoème?Jenesaispasquiestl’auteur,maisjenel’aimepas.Jeledéteste,même.Jereplielafeuilledepapieretlareposeàsaplace.
Ensuite,j’appelleGettypourcommanderdeuxpizzas.Mamèresegaredansl’entréeaumomentoùjeraccroche.C’est l’occasionrêvéedeprendreunedouche.Jem’enfermedanslasalledebainsavantqu’elleentre.Jeneveuxpasvoircetteexpressionsursonvisage.L’expressionquidit:«Jesuisentraindetomberamoureuse.»
***
—Qu’est-cequec’estqueça?s’exclamemamèreenouvrantuncartondepizza.—C’estcelledeKel.Elleestàl’envers,j’explique.
Ellelèvelesyeuxaucielens’emparantdelasuivante.Safaçond’examinertouteslespartspourtrouverlameilleurem’exaspère.Ellesfonttoutespartiedelamêmepizza!
—Choisis-enune,qu’onenfinisse,dis-jed’untonsec.Ellegrimace.—Çanevapas,toi,aujourd’hui.Tuasmangé?Turâlesencoreplusqued’habitude.Ellesoulèveunepartdepizzaetmelatend.Jelajettedansmonassietteavantdemelaissertomber
suruntabouretdevantlebar.Kelarriveencourantenarrière.—Làestpizzala?demande-t-iljusteavantdeseprendrelespiedsdansletapisetdetomber.—Kel,grandisunpeuàlafin!jelance.Mamèremeregardedetravers.—Lake!Qu’est-cequit’arrive?Situasquelquechoseàdire,vas-y.Jepoussemonassietteetmelève.Jenepeuxplusfairesemblant.—Non,Mère!Jen’airienàdire.Contrairementàd’autres,jenefaispasdecachotteries.Ellelaisseéchapperunlégerhoquetdesurprise.Cettefois,çayest.Ellesaitquejesais.J’attends qu’elle se défende, qu’elleme crie dessus, qu’elle se batte, qu’ellem’envoie dansma
chambre… N’importe quoi. Ce n’est pas ce qui se passe quand on arrive à la confrontation ? Audénouement?
Aulieudequoi,elletournelatêteetattrapel’assiettedeKel,qu’elleremplitdepizzaàl’envers.Jemereplieendirectiondemachambreetclaquelaporte.Encoreunefois.Combiendeportesai-
jeclaquéesdepuisnotrearrivéeici?Jen’arrêtepasd’entreretdesortir,énervéeaprèsquelqu’un.Willsedéfouleavecleslam.Moi,aveclesportes.
Lorsquej’ouvrelesyeux,monréveilclignote.Iladûyavoirunecoupuredecourantpendantlanuit.Malgrél’heurematinalequ’ilestcenséêtre,lesoleilestdéjàhautdansleciel.Jejetteuncoupd’œilàmon portable par acquit de conscience. J’en étais sûre : on est en retard. Sautant du lit, j’enfilerapidementdesvêtements,mebrosselesdentsetm’attachelescheveux.Pasletempsdememaquiller.JeréveilleKeletlepressepourqu’ils’habillependantquejerassemblesesaffaires.Pasletempspouruncafénonplus.
—Maisjevaisàl’écoleavecCaulder,lematin,seplaint-iltandisqu’onboutonnenosvestes.—Pasaujourd’hui.Onestenretard.Jecomprends toutde suitequ’onn’estpas les seuls lorsque j’aperçois lavoituredeWilldevant
chezlui.Génial.Jenepeuxquandmêmepaspartirsanslesréveiller.—Kel,vafrapperchezeuxetréveille-les.Ilcourtde l’autrecôtéde larueetmartèle laportependantque jemets lemoteurdemaJeepen
marche.Lechauffageàfond,jegrattelegivresurlesvitres.JetermineàpeinelorsqueKelrevientversmoi.
—Personnenerépond.Jecroisqu’ilsdormentencore.C’estpasvrai!Jeluitendsl’outilpourgratterenluidisantdemonterdanslavoiture.Puisjeme
mets en route vers la maison deWill. Comme Kel a déjà essayé la porte, je me dirige du côté des
chambres. J’ignore laquelle est celle deWill, alors je frappe sur les trois fenêtres en espérant tirerquelqu’undusommeil.
Deretourdevantlaported’entrée,celle-cis’ouvreàlavoléeetWillapparaît,unemainenvisièrepourseprotégerdusoleil,torsenu.J’aidéjàtouchécesabdos…Jemeforceàdétournerleregard.
—Coupuredecourant.Onnes’estpasréveillés,luidis-je.C’estétrangededire«on».J’ail’impressiond’insinuerqu’onfaittoutensemble.—Hein?(Ilsefrottelevisaged’unairfatigué.)Quelleheureilest?—Pasloinde8heures.Cettefois,ilcomprendlesérieuxdelasituation.—Merde!s’exclame-t-ilensesouvenantdequelquechose.J’aiuneréunionà8heures!Ilretourneàl’intérieurenlaissantlaporteouverte.Jepasselatêtedansl’entrebâillement,sansoser
entrer.—Tuveuxquej’emmèneCaulderàl’école?jecrie.Ilrevientdanslecouloir.—C’estvrai?Tupeux?Çanetedérangepas?Ilal’aircomplètementcatastrophé.Ilaunecravateautourducou,maistoujourspasdechemise.—Non,çanem’ennuiepas.Sachambreestoù?Jevaisl’aideràsepréparer.—Ohoui,çam’aiderabeaucoup,merci.Lapremièresurlagauche.Merci.Ildisparaîtdenouveau.Jemedirigedanslachambredesonfrèreetlesecouepourleréveiller.—Caulder,jet’emmèneàl’école.Ilfautquetut’habilles.J’aidelepetitgarçonenapercevantdetempsentempsWillquifaitdesallers-retours.Auboutd’un
moment,laported’entréesereferme,suivied’uneportièredevoiture.Ilestparti.Jesuistoujourschezlui.C’estgênant.
—Tuesprêt,bonhomme?—J’aifaim.—Ahoui,àmanger.Voyonsvoir.Je jette un coup d’œil dans les placards de la cuisine. Les boîtes de conserve sont rangées par
marque. Il y a des tonnes de pâtes. C’est facile à cuisiner, je suppose. Tout est très propre. Ça neressemblepasàlacuisined’unhommedevingtetunans.J’aperçoisuneboîtedebarreschocolatéesau-dessusdufrigo.J’enprendsunepourKeletunepourCaulder.
J’ai une demi-heure de retard au premier cours. Je décide d’attendre dans ma Jeep. C’est ladeuxièmeheurequejerateendeuxjours.Jedeviensunevraierebelle.
Quandjem’assoisenhistoire,Eddies’installederrièremoi.—Tusècheslesmathsettunemeledismêmepas?murmure-t-elledansmondos.Jemeretourne.Ellebaisseaussitôtlatêteavecunemouedéçue.—Oh.Pannederéveil.Monmaquillage.J’aioubliéd’apportermonmaquillage.Eddieenfouitlamaindanssonsaceten
sortunetrousse.Ellealudansmespensées.Çasertàça,unemeilleureamie,non?—Monhéros,dis-jeenluiempruntant.J’ensorsdumascara,durougeàlèvresetunmiroir,puisj’appliqueletoutrapidementavantdeles
luirendre.Àlatroisièmeheure,lorsqu’onentreencours,Willcroisebrièvementmonregardetmeremercie
tacitement.Jehausselesépaulesensouriantpourluifairecomprendrequecen’estpasgrand-chose.Eddieme
pincelebrasenpassantprèsdemoi.Elleatoutvudenotreéchange.Àlevoir,onnediraitvraimentpasqueWills’estpréparéenmoinsdetroisminutes.Sonpantalon
noirn’estpasfroissé,sachemiseestparfaitementrentréeà l’intérieur.Sacravate…Oh,monDieu,sacravate!J’éclatederire.Ilsetourneversmoi.Ilnes’estsansdoutepasrenducomptequ’ilavaitenfilésacravateenpremier,cematin;elleestàpeinevisiblesoussachemiseblanche.Jesecouemoncolenpointantledoigtdanssadirection.Ilbaisselatêteettapotesontorseàl’endroitoùsacravateauraitdûsetrouver.Riantàsontour, ilse tournevers le tableaupourremédieràsesproblèmesvestimentaires.Lesautresélèvessontencoreentraindeprendreplaceetdediscuter,maisjesaisqu’Eddieaassistéàtoutelascène.Sonregardmebrûleledos.
***
Àlacantine,Nicks’affalesurlachaisevoisine.Eddies’assoitenface.Jem’attendaisàcequ’ellefasselatête,maiscen’estpaslecas.Elleestaussiexubérantequed’habitude.Elleensaitdéjàtrop.J’aipeurqu’elleinterprètelasituationdetravers.Jesuisarrivéeaulycéeenretard;Wills’estvisiblementhabillédansl’urgence.Elleauraittouslesdroitsdemebombarderdequestions,pourtant,ellen’enfaitrien.Jelarespectepourça…parcequ’ellemerespecte,moi.
—Hé,lanouvelle,onpartàquelleheure?demandeNickenassemblantsesdeuxplateaux.—Jenesaispas.Quiconduit?—Moi,répondGavin.Nicksetourneverslui.—Pasquestion,monpote.Onprendlavoituredemonpère.Ilesthorsdequestionquejemonte
danstaMerde-cedes.—Merde-cedes?jem’enquiersauprèsdel’intéressé.—Mavoiture,répondGavin.—Tuhabitesoù,Layken?medemandeEddie.Jesuisétonnéequ’ellenemel’aitpasdemandéàl’instantoùons’estrencontrées.—Moi,jesais,ditNick.Jel’airamenéechezelle,ladernièrefois.C’estdanslamêmeruequeM.
Cooper.Oniralachercherendernier.CommentNickest-ilaucourant?Jebaisse la têteversmonassietteetmélangemapurée touten
évitantleregardappuyéd’Eddie.
***
NicketGavinsontassisà l’avant. Jemontedoncà l’arrièreavecEddie.Lorsque jem’installeàcôtéd’elle, ellemesourit.Ellenecomptepasme forcerà luiparler. Je laisseéchapperunsoupirdesoulagement.
—Layken,onabesoindetonaide,ditGavin.Tuveuxbiennousdépartager?—J’adorelesdébats.Vas-y!jerépondsenattachantmaceinture.—Nick,iciprésent,estpersuadéqu’iln’yaquedestornadesauTexas.Ilditquel’Étatnesubitpas
d’ouraganparcequ’iln’estpassituéauborddelamer.Apprends-luilavie.—Ehbien,iladoublementtort,jerétorque.—Cen’estpaspossible,ditNick.—Ilyadesouragans,jepoursuis.TuasoubliéunlégerdétailappeléleGolfeduMexique.Etil
n’yapasdetornade.Maréponselesalaisséspensifs.—Maissi,ilyadestornades!insisteGavin.—Non,dis-je.C’estunmythe,Gavin.ToutçaparcequeChuckNorrisn’aimepassedéplaceren
bus…Ilyaunmomentde silence,puis tout lemondeéclatede rire.Eddie se rapprochedemoi sur la
banquettearrièreetposelamaincontremonoreillepourmemurmurerquelquechose.—Ilestaucourant.Le souffle court, je repense à la conversation qu’on vient d’avoir pour comprendre de quoi elle
parle.—Quiestaucourantdequoi?jedemandeauboutd’unmoment.—Nick.Ilsaitquetun’espasintéressée.Ill’abienpris.Doncnetemetspaslapression.Onsort
entreamis,cesoir.Je suis soulagée. Vraiment. J’avais déjà commencé à réfléchir à une façon de le repousser en
douceur.
Jen’aimêmepasgoûtéauxpizzasquej’aicommandéeschezGettyhier.Jeleregrette:ellessontdivines.Onaétéobligésd’enprendredeuxparcequeNickenmangeuneentièreàluitoutseul.Jusqu’àmaintenant,jen’aipaseuletempsdepenseràmamère.Et(presquepas)àWill.Jem’amuse.Çafaitdubien.
—Gavin,quelleestlachoselaplusstupidequetuaiesfaite?demandeNick.Ons’arrêtetousdeparler.—Jenepeuxenchoisirqu’une?ditGavin.—Uneseule,oui.Laplusstupided’entretoutes,répondNick.—Hummm…C’est sûrement la fois où je suis allé rendrevisite àmesgrands-parentsdans leur
ranchàcôtédeLaramie,dansleWyoming.J’avaisunegrosseenviedepisser.Cen’estpasgraveensoi:
jesuisunmec.Jepeuxmesoulagern’importeoù.Non,leproblème,c’estquec’étaitmontour.—Dequoifaire?jedemande.—Degagnerlepari.Mesfrèreslançaienttoutletempsdesdéfis.Maiscommej’avaisseptansde
moinsqu’eux,ilsétaienttoujoursplusfortsquemoi.Cejour-là,ilsm’avaientditquejenepouvaispasportermesbottesencaoutchoucparcequ’ellesétaientencoremouillées,alorsj’aimismeschaussuresderando.Eux,biensûr,avaientleursbottes.Ledéfi,c’étaitdepissersurlaclôtureélectrique.
—Tun’aspasfaitça,ditEddieenriant.—Attends,cen’estpasfini,moncœur.Ilyamieux.Ilssontpassésenpremier.J’aitoutdesuite
comprisquelecaoutchoucn’étaitpasconducteuretqu’ilsnesentaientrien.Moi,parcontre,jen’avaispascettechance.Lechocm’afaittomberenarrière.J’étaisentraind’essayerdemereleverenpleurantquandj’aiglissé.Mabouchearencontrélaclôture.Croyez-moi,lasaliveetl’électriciténefontpasbonménagenonplus.Malangues’estmiseàgonfleretmesfrèresontpaniqué. Ilssontalléscherchermesparentsenmelaissantallongéparterre,incapabledebouger,aveclabitequipendaitdupantalon.
Eddie,Nicketmoirionssifortqu’ons’attiredesregardsnoirsdesautresclients.EddiesècheseslarmeslorsqueGavinluiannoncequec’estsontour.
—Jesupposequec’estquandjet’airenverséenvoiture,dit-elle.—Pardon?demandeGavin.—Quoi?C’estça!C’estlachoselaplusstupidequej’aiejamaisfaite.—Etcequis’estpasséaprès?Parle-leur-en!Ilrit.—Onesttombésamoureux.Fin.Elleestvisiblementgênéedessuitesdel’accident.—Tuesobligéedenousledire,maintenant,jerétorque.—OK.Çafaisaitdeuxjoursquej’avaismonpermis.Joelm’avaitautoriséeàalleraulycéeavecsa
voiture,alors je faisais trèsattention. J’étaisconcentrée.QuandJoelm’aapprisàconduire, iln’apasarrêté deme répéter de soignermesmanœuvres. Il déteste les gens qui s’y prennent à plusieurs fois.J’étaismêmepersuadéequ’ilallaitenvoyerquelqu’unpourmesurveiller.Jevoulaisdoncêtreparfaite.J’étais focalisée sur ce seul et unique but. Je n’aimais pas la façon dont jem’étais garée la premièrefois…
—Niladeuxième,latroisièmeoulaquatrième,intervientGavin.Eddieluisourit.—Alors,lacinquième,j’étaisdéterminéeàréussir.J’aireculéunpeupluspourêtresûred’avoir
un bon angle quand c’est arrivé. J’ai senti un choc. Je me suis retournée. Il n’y avait personne. J’aicommencéàpaniquer,pensantquej’avaispeut-êtretouchélavoitured’àcôté.J’aicontinuéàreculeretjesuisalléechercheruneautreplacepluslargepourexaminerlacarrosserie.Jemesuisgaréeetjesuissortie.C’estlàquejel’aivu.
—Tul’as…traînéavectoi?J’aidumalàretenirmonfourire.
—Surdeuxcentsmètres.Quandjel’airenversé,sonpantalons’estcoincédansmonpare-chocs.Jeluiaicassélajambe.Joelavaittellementpeurquesesparentsnousattaquentenjusticequ’ilm’aobligéeàluiameneràmangertouslesjoursàl’hôpitalpendantunesemaine.C’estlàqu’onesttombésamoureux.
—Tuasdelachancedenepasl’avoirtué,faitremarquerNick.Tuauraisétéenferméepourdélitdefuiteetpourhomicideinvolontaire.LepauvreGavinseraitdixpiedssousterreàl’heurequ’ilest.
—Sixpiedssousterre!Jeris.—Même si je meurs d’envie d’entendre ton histoire, Layken, ça devra attendre. On va être en
retard,ditEddieenselevantdubanc.
Danslavoiture,Eddiesortdelapochearrièredesonpantalonunefeuilledepapierpliée.—Qu’est-cequec’est?jeluidemande.—Monpoème.Jeparticipeauslam,cesoir.—C’estvrai?Waouh,tuasducourage.—Pasvraiment.Lapremière foisqu’onestallés là-bas,Gavinetmoi, jemesuispromisdeme
lanceravantmesdix-huitans.Monanniversaireestlasemaineprochaine.QuandM.Coopernousaditqu’onn’auraitpasd’examenfinalsionparticipait,jel’aivucommeunsigne.
— Moi, je vais dire que j’en ai récité un. M. Cooper n’en saura rien. Je doute qu’il soit là,intervientNick.
—Nefaispasça,rétorqueGavin,ilseralà.Ilesttoujourslà.Monventrepourtantremplidepizzassecreusedenouveau.Jemefrottelesmainssurmonpantalon
etfixeuneétoiledansleciel.J’attendsqu’ilschangentdesujetpourmejoindreàlaconversation.—Vaughns’estvraimentfoutuedelui,entoutcas,ditNick.Jetournelatêteverslui.Envoyantmonintérêtpourlaquestion,Eddierepliesafeuilledepapieret
larangedanssapoche.—C’estsonex,m’explique-t-elle.Ilsontétéensemblelesdeuxdernièresannéesdelycée.C’était
lecouplephare.Lareinedubaldepromoetlastardufoot…—Dufoot?Iljouaitaufoot?Jesuischoquée.Çaneluivapasdutout.—Ohoui:ilaétélastardesquarterbackspendanttroisans,reprendNick.Onvenaitd’entrerau
lycéequandilétaitendernièreannée.Ilétaitplutôtsympa.—OnnepeutpasendireautantdeVaughn,ditGavin.—Pourquoi?C’étaitunegarce?jedemande.— Très franchement, elle n’était pas si mauvaise que ça, au lycée. Non, le problème, c’est ce
qu’elleluiafaitaprès.Quandsesparents…Lavoixd’Eddiesebrise.—Qu’est-cequis’estpassé?J’ail’airunpeutropintéressé,jelesaisbien.—Ellel’aplaqué.Deuxsemainesaprèslamortdesesparentsdansunaccidentdevoiture.Ilavait
décrochéuneboursegrâceaufoot,maiselleaétésuspenduequandilestrevenuicipours’occuperdesonpetitfrère.Vaughnacriésurtouslestoitsqu’ellenecomptaitpasépouseruntypesansdiplômeavecungosseàcharge.Voilà.Enl’espacededeuxsemaines,ilaperdusesparents,sacopine,sabourse,etilestdevenututeurlégal.
Jeme tournedenouveauvers la fenêtre. Je neveuxpasqu’Eddievoiemes larmes.Ça expliquebeaucoupdechoses.Çaexpliquepourquoiilapeurdemevolermajeunesse,delamêmefaçonqu’onlaluiavolée.Jem’effacedelaconversationpendantqu’onrouleversDetroit.
—Tiens,murmureEddieenposantquelquechosesurmesgenoux.Unmouchoir.Jeluiserrelamainpourlaremercieravantdem’essuyerlesyeux.
9
SimplefaçondeparlerJ’aiouvertmoncœurengrand
IlsviennentnousregardersaignerEst-cedel’art,commejel’avaisespéré?
THEAVETTBROTHERS,«SlightFigureofSpeech»
Unefoisentréedanslebâtiment,jememetsaussitôtàchercherWillduregard.NicketGavinnousguidentversune tableenpleinmilieude lapistededanse, rienàvoiravec l’espaceconfinéqu’avaitchoisiWillladernièrefois.Lesacrificeadéjàétéfait,etlapremièremancheestbienentamée.Eddiesedirigeverslatabledesjugespourpayersaparticipation,puisrevientversnous.
—Layken,viensauxtoilettesavecmoi,dit-elleenmetirantdemachaise.Unefoisdanslestoilettes,ellemefaitreculerjusqu’auxlavabosetposelesmainssurmesépaules.—Remets-toi,mafille!Onestlàpours’amuser.Ellesort sa trousseàmaquillagedesonsac.Aprèss’êtremouillé lesdoigtssous le robinet,elle
essuielestracesdemascarasousmesyeux.Puisellememaquilleavecsoin,entièrementconcentréesursa tâche.C’est la première fois que quelqu’un d’autre fait cela pourmoi. Ellem’oblige ensuite àmepencheretmecoiffelescheveuxenavant.J’ail’impressiond’êtreunepoupéedechiffon.Quandjemerelèvesoussesordres,ellesemetàtirersurmescheveuxetàlesnouer.Çaal’aircompliqué.Puis,ellereculeetsourit,commesielleadmiraitsonœuvre.
—Voilà.Jemetourneverslemiroir.J’enrestebouchebée.Jen’arrivepasàycroire.Jesuis…jolie.Mes
mèches de devant sont tressées et tombent négligemment sur mon épaule. La teinte douce et ambréequ’elle a appliquée surmespaupières fait ressortirmesyeux.Mes lèvresont été redessinées,mais lacouleurn’estpastrèsvoyante.Jeressembleàmamère.
—Waouh.Tuesdouée,Eddie.—Jesais.Avecvingt-neuffrèresetsœurs,onfinitparapprendrequelquestrucs.
Elle me pousse hors des toilettes et on rejoint les autres. Toutefois, à quelques mètres de noschaises,jemefige.Eddieaussi,étantdonnéqu’ellemetientlamainetquejeviensdelafairetrébucherenarrière.Ellesuitmonregard.ÀnotretablesontassisJaviet…Will.
—Ondiraitqu’onadelacompagnie,dit-elleenmefaisantunclind’œil.Quand elle essaie deme tirer de nouveau en avant, jeme dégage de son étreinte. J’ai les pieds
clouésausol.—Eddie,cen’estpascequetucrois.Jeneveuxpasquetutefassesdefaussesidées.Elleseplacedevantmoietmeprendlesmains.—Jenecroisriendutout,Layken.Maissic’étaitlecas,çaexpliqueraitlatensionflagrantequ’ily
aentrevous,rétorque-t-elle.—Tueslaseuleàtrouverçaflagrant.—Etçaresteraainsi,dit-elleenm’entraînantavecelle.Quandonarriveàlatable,quatrepairesd’yeuxseposentsurmoi.J’aienviedem’enfuir.—Waouh.T’esbonne,faitJavi.Gavinluiadresseunregardnoiravantdemesourire.—Eddieafaitdessiennes,pasvrai?Ilpasseunbrasautourdelatailledemonamieetl’attireàlui,melaissantlivréeàmoi-même.Nick
meproposeunechaise.Jem’yassieds.QuandjemetourneversWill,ilm’adresseunsourireencoin.Jesaiscequeçasignifie.Ilmetrouvejolie.
—Trèsbien, ilnousrestequatre intervenantspourcettepremièremanche.Leprochains’appelleEddie.Oùest-il?
Eddielèvelesyeuxaucieletsemanifeste.—«Elle»!—Oh,désolé.Lavoici.Approchez,mademoiselleEddie.Eddieembrasse rapidementGavinpuismonte sur scèned’unpas léger.Ellen’apas le trac.Son
sourire le confirme.Tout lemonde s’assoit, saufWill. Javiprendplace àmagauche.La seule chaiselibresetrouveàmadroite.Willhésiteavantdes’approcher.
—Qu’est-cequetuvasnousdéclamer,Eddie?demandeleprésentateur.Ellesepencheverslemicroetrépond:—«Ballonrose.»Dèsqueleprésentateurdescenddelascène,Eddieperdsonsourireetseréfugiedanssonmonde.
Jem’appelleOliviaKingJ’aicinqans.Mamèrem’aachetéunballon.Jemesouviensdujouroùelleafranchilaporteavec.Lerubanrosevifpendaitàsonbras,accrochéàsonpoignet.Ellem’asouritoutenledétachantpourl’attacheràmamain.«Tiens,Livie,jel’aiachetépourtoi.»
Ellem’appelaitLivie.J’étaistellementcontente.Jen’avaisjamaiseudeballon.J’envoyaistoujoursaccrochésauxpoignetsdesautresenfantssurleparkingdeWalmart,maisjen’avaisjamaisespéréenavoirunàmoi.Unballonroserienqu’àmoi.J’étaisexcitée!Folledejoie!Heureuse!Jen’arrivaispasàcroirequemamèrem’aitachetéquelquechose!Ellenem’avaitjamaisrienacheté!Jejouaiavecpendantdesheures.Ilétaitremplid’héliumetildansait,ilsebalançait,ilflottaittandisquejeletiraisdepièceenpièce,réfléchissantàtouslesendroitsoùjepourraisl’emmener.Auxendroitsoùleballonn’étaitjamaisallé.Jel’emmenaidanslasalledebains,dansleplacard,danslabuanderie,danslacuisine,danslesalon.Jevoulaisquemonmeilleuramivoietoutcequejevoyais!Jel’emmenaimêmedanslachambredemamère!LachambreDemamère?Oùjen’étaispascenséevenir?AvecmonballonRose…Jemecouvrislesoreillespendantqu’ellecriaitetessuyaitlestracesblanchessursonnez.Ellemedonnaunegifleetmerappelaàquelpointj’étaisvilaine!Àquelpointjem’étaismalcomportée!Jenel’écoutaisjamais!Ellemepoussadanslecouloiretclaqualaporte,enfermantmonballonroseàl’intérieuravecelle.Jevoulaislerécupérer!C’étaitmonmeilleurami!Paslesien!Lerubanroseétaittoujoursattachéàmonpoignet.Alors,jememisàtirer,àtirer,pouressayerd’éloignermonmeilleuramid’elle.MaisIlÉclata.Jem’appelleEddie.J’aidix-septans.Lasemaineprochaine,c’estmonanniversaire.Jeseraienfinmajeure.Lepèredemafamilled’accueilvam’offrircesbottesquejeveuxdepuislongtemps.Jesuissûrequemesamism’inviterontaurestaurant.Moncopainm’achèterauncadeauetm’emmènerapeut-êtreauciné.Jerecevraimêmeunecartedesservicessociauxmesouhaitantunbondix-huitièmeanniversaireetm’informantquejenedépendsplusdusystème.
Jem’amuseraibien.Jelesais.Maisilyaunechosedontjesuissûre.Personnen’aintérêtàm’offrirUnputaindeballonrose!
Lorsque les applaudissements éclatent, Eddie les accueille avec enthousiasme. Elle se met àsautiller sur scène et à taperdans sesmains en rythmeavec lepublic, oubliant toutdupoème sombrequ’ellevientderéciter.Ondiraitqu’elleafaitçatoutesavie.Quandellerevientàlatable,onluifaituneovation.
—Jemesuiséclatée!s’écrie-t-elle.Gavinlaprenddanssesbrasetlasoulèvepourlafairetournoyer.Ill’embrassesurlajoue.—Ça,c’estmacopine,dit-ilenserasseyant.—Bontravail,Eddie.Tuesdispensée,ajouteWill.—C’étaittropfacile!Ilfautquetut’ycolleslasemaineprochaine,Layken.Tuneconnaispasles
examensdeM.Cooper.Crois-moi,cen’estpasdelarigolade.—Jevaisyréfléchir,jeréponds.Àlavoir,çaaréellementl’airfacile.Willritetsepencheenavant.—Eddie,tuneconnaispasmesexamensnonplus.J’enseigneseulementdepuisdeuxmois.—Peut-être,maisjesuissûrequ’ilssontnuls,rétorque-t-elleenriant.Lepoètesuivantestappelésurscène.Àlatable,lesilencesefait.LajambedeJavin’arrêtepasde
toucherlamienne.Quelquechosechezluimedonnelachairdepoule,maisjen’arrivepasàmettreledoigtdessus…Toutaulongdelaperformance,jen’arrêtepasdemedécaler,jusqu’àn’avoirplusaucuneéchappatoire,et ilcontinuedemesuivre.Aumomentoù jesuisàdeuxdoigtsde luimettremonpoingdanslafigure,Willsepenchepourmemurmureràl’oreille.
—Échangedeplaceavecmoi.Jemelèved’unbondetilseglissesurmachaise.Jeleremerciesilencieusement.Javiseredresse
enassassinantWillduregard.Ilestclairquecesdeux-lànes’aimentpasdutout.Quand la deuxièmemanche commence, notre groupe se disperse. J’aperçoisNickprès dubar en
traindeparleràunefille.Javifinitparpartirenboudant,melaissantseuleàlatableavecWill,GavinetEddie.
—MonsieurCooper,vousavezvu…?—Gavin,l’interromptWill.Tun’espasobligédem’appelerM.Cooperetdemevouvoyerici.On
étaitaulycéeensemble.Unsouriretaquinétireleslèvresdugarçon.IldonneunlégercoupdecoudeàEddie,quiarborela
mêmeexpression.—Est-cequ’onpeutt’appeler…?—Non!Pasquestion!intervientdenouveauWill.
Ilrougit.—Jecroisquej’airatéunépisode,dis-jeenlesregardanttouràtour.Gavinsepencheenavantetposelescoudessursesgenoux.—Situveuxtoutsavoir,Layken,ilyatroisans…—Attention,Gavin,jepeuxtefaireratertonannée.Etcelledetapetitecopineaussi,faitremarquer
Will.Toutlemondeesthilare.Moi,jesuistoujoursaussiperdue.— Il y a trois ans, Poussin, ici présent, a décidé de lancer une campagne de bizutage contre les
premièreannée.Onasouffert,àcausedecetype.GavinritendésignantWill.—Alors, on a décidé qu’on en avait assez. On a concocté un plan, plus connu sous le nom de
«revanchecontrePoussin».—Putain,Gavin!Jesavaisquec’étaittoi!Jelesavais!s’exclameWill.Gavinestmortderire.—ToutlemondesavaitqueWillfaisaitlasiestedanssavoiture.Surtoutpendantlecoursd’histoire
de M. Hanson. Alors, un jour, on l’a suivi jusqu’au parking et on a attendu qu’il rejoigne le paysmerveilleuxdesrêves.Onavaitemmenéunetrentainederouleauxadhésifsetonaemballésavoiture.Ilyavaitdéjàplusdecinqcouchesdeplastiqueautourquandils’estréveillé.Onl’aentenducrieretfrappercontrelesportièresjusquedanslebâtiment.
—Oh,monDieu!Tuesrestécoincécombiendetemps?jedemandeàWill.Jen’hésitepasunesecondeàm’adresserà lui.J’aimelefaitdepouvoir luiparler,mêmeentant
qu’ami.Çamefaitplaisir.Ilhausselessourcilsavantdemerépondre:—Ça,c’estunmystère.LecoursdeM.Hansonétaitendeuxièmeheure,maisonnem’apaslibéré
avantquemonpèreappellelelycéeparcequ’ilnemetrouvaitpas.Jenemerappellepasquelleheureilétait,maisilfaisaitnuit.
—Tuesrestélà-dedanspendantpresquedouzeheures?Ilhochelatête.—Ettun’aspaseubesoind’allerauxtoilettes?demandeEddie.—J’emporteraicesecretdanslatombe,répond-ilenriant.On peut y arriver. J’observeWill discuter avec Eddie et Gavin ; ils plaisantent tous ensemble.
Jusqu’àmaintenant, je ne pensais pas que c’était possible, je ne pensais pas qu’on pouvait être amis.Maismaintenant,j’ycrois.
Nickrevientànotretable.Ilal’airmalade.—Jenemesenspastrèsbien.Onpeutyaller?—Jet’avaisditdenepasmangerautant,Nick,rétorqueGavinenselevant.Eddiesetourneversmoietdésignelaported’entréed’unsignedelatêtepourmedirequ’ons’en
va.
—Àdemain,monsieurCooper,dit-elle.—Tuessûre,Eddie?luidemandeWill.Vousn’allezpasfaireunenouvellesiestedanslacour,ton
amieettoi?Eddieme regarde etpresse lamain contre sabouche,hoquetantd’unair exagéré. Jeprendsmon
tempspourmeleverpendantquetoutlemondesort.— Laisse Kel chez moi, ce soir, reprend-il quand plus personne ne peut nous entendre. Je
l’emmèneraiàl’écoledemain.Ilssontsûremententraindedormir,detoutefaçon.—Tuessûr?—Oui,cen’estpasunproblème.—D’accord,merci.Onrestetouslesdeuxplantéslà,sanssavoirquoidire.Puisilsepoussepourmelaisserpasser.—Àdemain,medit-il.Jesourisenm’éloignantetcoursretrouverEddie.
—S’ilteplaît,Maman!S’ilteplaît!s’exclameKel.—Kel,vousavezdéjàpassé lanuitensemblehier.Jesuissûrequesonfrèreveutprofiterdesa
compagnie.—Non,ils’enmoque,répondCaulder.—Tuvois?Allez,onresteradansmachambre,jetelepromets,ditKel.—Très bien,mais demain, j’aimerais que tu restes chez toi,Caulder. J’emmèneLake etKel au
restaurant.—Oui,madame.Jevaisledireàmonfrèreetcherchermesvêtements.Lesdeuxgarçonsseprécipitentverslaporte.Assisesurlecanapé,jemetortillepourretirermes
bottes.Lerepasdontelleparle,c’estsûrementlesgrandesprésentations.Jedécidedelaquestionnerunpeu.
—Oùest-cequ’onvamanger?jeluidemande.Ellevients’installeràcôtédemoietallumelatéléaveclatélécommande.—Peuimporte.Onresterapeut-êtremêmeici.Jenesaispasencore.Jeveuxjustequ’onpassedu
tempsrienquetouslestrois.J’enlèvemeschaussuresetlessoulève.—Touslestrois,jemarmonneenmedirigeantversmachambre.Je réfléchis à ce concept en jetantmes bottes dansmon armoire. Jem’allonge sur le lit. Avant,
c’était« tous lesquatre».C’estensuitedevenu« tous les trois».Etmaintenant,après seulement septmois,mamèrevoudraitqu’onrepasseà«touslesquatre».
J’ignorequiilest,maisjen’entiendraijamaiscomptedansnotretrio,avecKeletmoi.Mamèrenesaitpasquejesuisaucourant.Ellenesaitmêmepasquejelesaidéjàclassésdanslacatégorie«euxdeux»,quandKeletmoirestons«nousdeux».Diviserpourmieuxrégner.C’estladevisedemafamille.
Çafaitunmoisqu’onestarrivésàYpsilanti,etj’aipassétouslesvendredissoirdansmachambre.J’attrapemonportable pour envoyer unmessage àEddie. J’espère que ça ne la dérangera pas que je
tiennelachandellependantleursoiréecinéma.Ellemeréponddanslasecondeetmelaisseunedemi-heurepourmepréparer.Commejen’aipassuffisammentdetempspourmedoucher,jemecontentederetouchermonmaquillage.Unepiledecourrierestposéeàcôtédel’évierdanslasalledebains.Jelaparcoursrapidement.Lestroisenveloppesportentungrostamponrougedelaposte.«Suivid’adresse»estécritau-dessusdenotreadressetexane.
Huitmois.Danshuitmois,jerentreraiàlamaison.L’idéed’accrocheruncalendrieraumurpourcompter les joursme traverse l’esprit.Quand je repose les lettressur lemeuble,unefeuilledepapiertombeparterre.Jelaramasse.Unnombreimpriméenhautàdroitemesauteauxyeux.
178343dollars.C’est une lettre de la banque. Un relevé de compte. J’attrape toutes les enveloppes et cours
m’enfermeravecdansmachambre.Jeregardelesdatesdurelevé,puisparcourslesautreslettres.L’uned’ellesvientd’unesociétéde
crédit immobilier.Je l’ouvre.C’estunefactured’assurance.PournotremaisonauTexasquiavaitsoi-disantétévendue.Oh,monDieu,j’aienviedelatuer.Onn’estpaspauvres!Onn’amêmepasvendulamaison!Ellenousaarrachésauseulfoyerqu’onaitjamaisconnu,monfrèreetmoi,pourunhomme?Jeladéteste.Ilfautquejesorted’iciavantd’exploser.J’attrapemontéléphoneetbalancelesenveloppesdansmonsac.
—Jesors,j’annonceentraversantlesalonjusqu’àlaporte.—Avecqui?medemande-t-elle.—Eddie.Onvaauciné.Je formule des réponses courtes et polies pour qu’elle ne se rende pas compte de mon humeur
massacrante.Je tremblecommeunefeuillesous lecoupde lacolère.Jeveuxsortirdecettemaisonetréfléchiràtoutçaavantdeluiparler.
Elles’approchedemoietmeprendmontéléphonedesmains.Ellesemetàpianoterdessus.—Qu’est-cequetufabriques?jecrieenlerécupérant.—J’aicompristonmanège,Lake!N’essaiepasdenier!—Quelmanège?J’aimeraisbiensavoirdequoituparles!—Hiersoir,vousn’étiezpaslà,Willettoi.Etcommeparhasard,ilavaitunebaby-sitter.Cesoir,
sonfrèreveutdormirici,etunedemi-heureplustard,tudécidesdesortir?Tun’irasnullepart!Jejettemonportabledansmonsacquejeglisseàmonépauleavantdemedirigerverslaporte.—Je sortirai,que tu leveuillesounon.AvecEddie.Tupeuxme regarderpartir avecEddie.Et
mêmereveniravecEddie.Jepasselaporte.Ellemesuit.Heureusement,Eddiesegaredevantlamaisonaumêmemoment.—Lake!Reviensicitoutdesuite!Ilfautqu’onparle,crie-t-elledepuisleperron.J’ouvrelaportièredelavoiture,puismeretourneversmamère.—Tuas raison,Maman,maisc’est toiquiasquelquechoseàmedire. Jesaispourquoi tuveux
qu’onmangeensemble,demain!JesaispourquoionadéménagédansleMichigan!Jesaistout!Alorsn’essaiepasdemefairelamorale!
Jen’attendspasqu’elle réponde.Jegrimpesur labanquettearrièreetclaque laportièrederrièremoi.
—Emmène-moiloind’ici.Vite,dis-jeàEddie.Alorsqu’ons’éloigne,jememetsàpleurer.Jeneveuxplusjamaisretournerdanscettemaison.
—Tiens,boisça.Eddiepousseunenouvellecannettedesodaversmoi.Gavinetellemeregardentboire…etpleurer.
On s’est arrêtés chezGetty parce qu’Eddie a décrété que leur pizza était la seule chose capable dem’aider,maisjen’arrivepasàmanger.
—Jesuisdésoléed’avoirgâchévotresoirée,leurdis-je.—Tun’asriengâchédutout,pasvrai,moncœur?répondEddieensetournantversGavin.—Rien du tout.Ça change de notre routine habituelle,m’assure-t-il enmettant sa pizza dans un
cartonpourlaramenerchezlui.Mon téléphone continue de vibrer. C’est la sixième fois que ma mère essaie de m’appeler. Je
l’éteinsetlerangedansmonsac.—Onaencoreletempsd’allervoirlefilm?jedemande.Gavinjetteuncoupd’œilàsamontreethochelatête.—Biensûr,situtesensd’yaller.—Oui.Ilfautquejepenseàautrechose.Onpaieetonreprendlavoiturejusqu’aucinéma.Cen’estpasJohnnyDepp,maisn’importequel
acteurferal’affairecesoir.
10
ElleposelesmainscontreLaviequ’elleavait.
Ellevivaitdansl’ignorance,Heureuseettristeàlafois.
CarpersonnenesaitcequisecachederrièreLesjoursquiprécèdentnotremort.
THEAVETTBROTHERS,«DieDieDie»
Quelquesheuresplustard,onestderetourchezmoi.Jenesorspasimmédiatementdelavoiture.Jerespireprofondémentpourmeprépareràlaconfrontationquim’attend.
—Appelle-moitoutàl’heure,Layken.Jeveuxtoutsavoir.Bonnechance,meditEddie.—Merci,jen’ymanqueraipas.Jesorsdelavoitureetremontel’alléependantqu’ilss’éloignent.J’entre.Mamèreestallongéesur
lecanapé.Ellesursauteenentendantlaporteclaquer.Jem’attendaisàcequ’ellerecommenceàmecrierdessus,maiselleseprécipiteversmoietmeprenddanssesbras.Jemeraidis.
—Jesuisdésolée,Lake.J’auraisdût’enparler.Excuse-moi.Elleestenlarmes.Jemelibèredesonétreinteetm’assiedssurlecanapé.Desmouchoirsjonchentlatablebasse.Elle
abeaucouppleuré.Bien.Elleadequoisesentirmal.Trèsmal.—Tonpèreetmoicomptionst’enparleravantqu’il…—Papa?TuascommencéàlefréquenteravantmêmequePapameure?(Jemelèveetmemetsà
fairelescentpas.)Maman!Depuisquandest-cequeçadure?C’estmoiquicrie,maintenant.Etjepleureaussi.Jelaregardeenattendantqu’ellejustifiesoncomportementdétestable,maisellesecontentedefixer
latabledevantelle.Ellesepencheenavantettournelatêteversmoi.—Fréquenterqui?Qu’est-cequetuimagines?
—Commentça,qui?Celuiquiaécrit lepoèmecachédans ta tabledechevet.Celuique tuvasretrouverquandtudisquetuvasfairedescourses.Celuiàquitudis«jet’aime»autéléphone.Jenesaispasquic’estettrèssincèrement,jem’enmoque.
Elleselèveetposelesmainssurmesépaules.—Lake,jenevoispersonne.Tuasmalinterprétélasituation.DeAàZ.Ellemeditlavérité,j’ensuisconvaincue,maisjen’aitoujourspaslefinmotdel’histoire.—C’estquoi,cepoème,alors?Etlesrelevésdecompte?Onn’estpaspauvres,Maman.Tun’as
mêmepasvendulamaison!Tunousasmentipournoustraînerici.Sicen’étaitpaspourunhomme,alorspourquoi?Pourquoiest-cequ’onestvenushabiterici?
Ellereculeetsecouelatête,lesyeuxrivésausol.—MonDieu,Lake.Jepensaisquetulesavais.Jepensaisquetuavaiscompris.Elles’assoitdenouveausurlecanapé,maiscontinuederegardersesmains.—Visiblement,cen’estpaslecas,jeréponds.C’estvraimentfrustrant.JenecomprendspascequiestsiimportantdansleMichiganpourqu’on
nousaitarrachésànosvies.—Alors,dis-le-moi.Ellemeregardedanslesyeuxavantdetapoterlesiègeàcôtéd’elle.—Vienst’asseoir.S’ilteplaît.Je lui obéis et attends qu’elleme raconte toute la vérité. Elle reste silencieuse un longmoment,
pendantlequelellesembleremettredel’ordredanssespensées.—Lepoème,c’esttonpèrequimel’aécrit.C’étaituneplaisanterie.Iladessinésurmonvisageun
soiretalaissécemotsurmonoreiller.Jel’aigardé.J’aimaistonpère,Lake.Etilmemanqueplusquetout.Jeneluiferaisjamaisunechosepareille.Iln’yapersonned’autre.
Elleestsincère.—Alorspourquoionaemménagéici,Maman?Pourquoitunousyasforcés?Elleprendunegrandeinspirationetsetourneversmoi.Elleposesesmainssurlesmiennes.Son
expressionmeserrelecœur.Ellearboraitlamêmecejour-là,danslecouloirdulycée,lorsqu’elleestvenuem’annoncerlamortdemonpère.Ellerespireprofondémentetmeserrelesmainsunpeuplusfort.
—Lake…J’aiuncancer.
Ledéni?Jesuisenpleindedans.Lacolèreaussi.Lemarchandage?Unpeu.J’expérimentelestroisphases.Peut-êtremêmelescinqenmêmetemps.J’enailesoufflecoupé.
—Tonpèreetmoiavions l’intentionde t’enparler,maisquand il estmort,vousétiez tellementbouleversés que je n’ai pas eu le cœur d’aborder le sujet. Puismon état s’est aggravé, et j’ai voulurevenirhabiterici.Brendam’asuppliéedelefaire.Ellem’aditqu’elles’occuperaitdemoi.C’estàellequejeparlaisautéléphone.IlyaunspécialisteducancerdupoumonàDetroit.Ilmesoigne.
Uncancerdupoumon.Ilaunnom.Çalerendencoreplusréel.—J’allaisvousenparlerdemain,àKelettoi.Ilesttempsquevoussachiez,pourqu’onpuissetous
sepréparer.
Jeretiremesmainsdessiennes.—Seprépareràquoi,Maman?Ellemeprenddenouveaudanssesbrasenpleurant.Jelarepousse.—Qu’onseprépareàquoi,Maman?Commeleproviseuràl’époque,elleest incapabledecroisermonregard.Elleressentdelapitié
pourmoi.Jenemesouvienspasd’êtresortiedelamaison.Jenemesouvienspasd’avoirtraversélarue.Tout
cequejesais,c’estqu’ilestminuitetquejesuisentraindefrapperàlaportedeWill.Quandilouvre, ilnemeposepaslamoindrequestion.Ilcomprendàmonvisagequej’aibesoin
qu’ilsoit«Will».Justepourcesoir.Ilmesaisitparlesépaulespourmefaireentrer,puisrefermelaportederrièrenous.
—Lake,qu’est-cequinevapas?Jenepeuxpasluirépondre.Jenepeuxpasrespirer.Ilmeprenddanssesbrasaumomentoùjevais
m’effondrerpar terreenpleurant.Etcommel’avaitfaitmamèredanscecouloird’école,Willsombreavecmoisurlesol.Ilposesatêtecontrelamienne,mecaresselescheveuxetmelaissepleurer.
—Raconte-moicequis’estpassé,murmure-t-ilauboutd’unmoment.Jeneveuxpasledire.Sijeleprononceàvoixhaute,çasignifieraquec’estréel.C’estréel.—Elleestmourante,Will,luidis-jeentredeuxsanglots.Elleauncancer.Ilmeserreplusfortcontreluietmesoulèvepourmeporterjusqu’àsachambre.Jesuisallongée
souslescouvertureslorsquelasonnetteretentit.Ilm’embrassesurlefrontavantdequitterlapièce.J’entendsmamèreparlerquandilouvrelaporte,maisjenecomprendspascequ’elledit.Lavoix
deWillestbasse,lasienneaussi,maiselleestplusintelligible.—Laissez-laresterici,Julia.Elleabesoindemoi.D’autres paroles sont échangées, mais je n’en saisis aucune. Au bout d’un moment, la porte se
refermeetWill réapparaîtdans la chambre. Il seglissedans le lit,m’entourede sesbras etme serrecontreluipendantquejepleure.
DEUXIÈMEPARTIE
11
Quisesouciededemain?Qu’est-cequedemain,Sinonunautrejour?
THEAVETTBROTHERS,«SweptAway»
La fenêtre est dumauvais côté de la pièce.Quelle heure est-il ? Je tends le bras sur le lit pourattrapermontéléphonesurlatabledechevet.Iln’estpaslà.Latablenonplus,d’ailleurs.Jemeredresseet me frotte les yeux. Ce n’est pasma chambre. Les événements de la veille me reviennent alors enmémoire.Jemerecoucheettirelescouverturessurmoi,enespéranttouteffacer.
—Lake.Jemeréveilleencoreunefois.Lalumièredusoleiln’estplusaussivive,maisjenesuistoujours
pasdansmachambre.J’enfouisunpeupluslatêtesouslescouvertures.—Lake,réveille-toi.Quelqu’un essaie de tirer les draps. Je les agrippe en grognant. J’espère pouvoir replonger dans
l’ignorance,maismavessieestentraindemetuer.Jerepousselescouvertures.Willestassissurleborddulit.
—Tun’esvraimentpasdumatin,dit-il.—Toilettes.Oùsonttestoilettes?Ildésignel’autrecôtéducouloirdel’index.Jemelèved’unbondenespérantnepasarrivertrop
tard. Je cours vers la cuvette et m’y assois. Dans ma précipitation, je manque tomber à l’intérieur.L’abattantestrelevé.
—Lesmecs,jemarmonneenlabaissant.Lorsquejelerejoins,Willestassisaubar.Ilsouritenposantunetassedecafédevantletabouret
videàcôtédelui.Jeprendslaplaceetlecafé.—Quelleheureest-il?jeluidemande.—13h30.
—Oh.Tonlitestvraimentconfortable.Ilsouritetmedonneunlégercoupsurl’épaule.—Ondirait,rétorque-t-il.Onboitnotrecafésansriendire,dansunsilenceagréable.PuisWillrincematassedansl’évieravantdelamettredanslelave-vaisselle.—J’emmèneKeletCaulderaucinémacetaprès-midi,m’informe-t-il.(Ilallumelelave-vaisselleet
s’essuie lesmains sur un torchon.)Onpart dansquelquesminutes. Je les emmènerai sûrementmangerquelquechoseaprès.Onneserapasderetouravant18heures.Çadevraitvouslaisserassezdetemps,àtamèreettoi,pourdiscuter.
Jen’aimepaslafaçondontilanonchalammentlancécettephraseàlafin,commesijen’allaispasm’enrendrecompte.
—Etsijen’aipasenviedediscuter?Sijepréfèreallervoirunfilm?Ils’appuiesurlebaretsepencheversmoi.—Tun’aspasbesoind’allervoirunfilm.Ilfautquetuparlesavectamère.Onyva.Ilattrapesesclésetsavesteavantdesedirigerverslaporte.Jemelaisseallerenarrière,lesbrascroisés.—Jeviensdemeréveiller.Jeneressensmêmepasencoreleseffetsdelacaféine.Jenepeuxpas
resterencoreunpeuici?Jemens.Jeveuxjustequ’ilpartepourquejepuisseretournersouslescouvertures.—D’accord.(Ilrevientm’embrassersurlefront.)Maispastoutelajournée.Vousavezvraiment
besoindediscuter.Aprèss’êtrehabillé,ils’envaenrefermantlaportederrièrelui.Jem’approchedelafenêtre.Kelet
Cauldermontentenvoitureetilsdémarrent.Jeregardemamaisondel’autrecôtédelarue.Cettemaisonque jene considèrepas commechezmoi. Je sais quemamère est à l’intérieur, à seulementquelquesdizainesdemètres.Jen’aipaslamoindreidéedecequejeluidiraissijemedécidaisàallerlavoir.Jepréfèredoncretarderl’échéance.Jen’aimepasêtreencolèreaprèselle.Jesaisquecen’estpassafaute,maisjen’aipersonned’autreàblâmer.
Monregardseposesurlenaindejardinaubonnetrougecassé,deboutdansl’allée.Ilmedévisageen souriant. On dirait qu’il sait. Il sait que jeme terre ici, trop effrayée pour traverser la rue. Ilmenargue.Aumomentoùjevaisfermerlesrideauxpournepluslevoir,j’aperçoisEddiequisegaredevantchezmoi.
J’ouvrelaported’entréeàlavoléeetluifaisdegrandssignes.—Eddie,jesuislà!Ellemeregardemoi,puismamaison,àtourderôle,ettraverselarueavecunairperplexe.Génial.Pourquoij’aifaitça?Quelleexcusevais-jepouvoirtrouver,cettefois?Jefaisunpassurlecôtéetluitienslaporteouvertepourqu’elleentre.Elleobservelesalonavec
curiosité.—Tuvasbien?Jet’aiappeléecentfois!s’exclame-t-elle.
Elles’installesurlecanapé,puisretiresesbottes.—Elleestàqui,cettemaison?Cen’estpaslapeinequejeluiréponde.Leportraitdefamilleaccrochéenfaced’elles’enchargeà
maplace.—Ohhh,fait-elle.(C’esttoutcequ’elleditàcesujet.)Alors?Qu’est-cequis’estpassé?Ellet’a
parlédelui?Tuleconnais?J’avanceverslecanapé,passepar-dessussesjambestenduesetm’assiedsàcôtéd’elle.—Eddie?Tuesprêteàentendremaversiondelachoselaplusstupidequej’aiejamaisfaite?Ellehausselessourcilsetattendquejeluiracontetoutel’histoire.—Jemesuistrompée.Ellenevoitpersonne.Elleestmalade.Elleauncancer.Eddieplaceseschaussuresàcôtéd’elle,pose lespiedssur la tablebasseense laissantalleren
arrière.Seschaussettessontdépareillées.—Ehbien.J’aidumalàycroire.—Moiaussi.Pourtant,c’estbienréel.Ellerestesilencieuseuninstant,examinantsesonglespeintsennoir.Jesensqu’ellenesaitpasquoi
dire.Alors,sansunmot,ellemeprenddanssesbras…avantdesereleverd’unbond.—Qu’est-cequeM.Cooperaàboirechezlui?demande-t-elleensedirigeantverslacuisine.Elleouvrelefrigoetensortunsoda.Elleattrapeensuitedeuxverresqu’elleremplitdeglaçonset
ramèneletoutdanslesalon.—Jen’aimêmepastrouvédevin.Ilestd’unennui!Ellemetendmonverreetremontelesjambescontreelle.—Alorsquelestlediagnostic?Jehausselesépaules.—Jen’ensaisrien.Maisçan’apasl’airtrèsbon.Jesuispartiedèsqu’ellemel’aannoncéhier
soir.Jen’aipasencoreréussiàluifairefaceaujourd’hui.Jetournelatêteverslafenêtrepourregarderlamaisonencoreunefois.Jesaisquec’estinévitable.
Je sais que, tôt ou tard, je vais devoirme confronter à la réalité,mais j’aimerais avoir une dernièrejournéenormale.
—Layken,ilfautquetuaillesluiparler.Jelèvelesyeuxauciel.—OndiraitWill.Elleprendunegorgéedesaboissonetlareposesurlatablebasse.—EnparlantdeWill…Nousyvoilà.—Layken,j’essaievraimentdenepasmemêlerdecequinemeregardepas.Jetelejure.Maistu
eschezlui!Ettuporteslesmêmesvêtementsqu’hierquandjet’aidéposéeici.Situneniespasqu’ilsepassequelquechose,jevaisfinirparcroirequetul’admets.
Jesoupire.Ellearaison.Desonpointdevue,çaparaîtbeaucoupplussérieuxqueçanel’estenréalité.Jesuisobligéedeluidirelavérité,sinonellevapenserlepiredelui.
—Bon,d’accord.MaisEddie,tudoismepromettrede…—C’estjuré.MêmepasàGavin.—OK.Je l’ai rencontré le jouroù j’aiemménagé ici. Ilya toutdesuiteeuquelquechoseentre
nous.Ilm’ainvitéeàsortir.J’aiaccepté.Ons’estbienamusés.Ons’estembrassés.Jecroisquec’étaitlaplusbellesoiréedemavie.Non,enfait,j’ensuissûre.
Eddiesourit.J’hésiteavantdepoursuivre.Ellecomprendparmonlangagecorporelquel’histoireneseterminepasbien.Sabonnehumeurs’évanouit.
—Onnesavaitpas.Jusqu’àmonpremierjourdecours,j’ignoraisqu’ilétaitprof,etilignoraitquej’étaistoujoursaulycée.
Elleselève.—Lecouloir!C’estcequiestarrivédanslecouloir!Jehochelatête.—Oh,monDieu.Alorsilatoutarrêté?Jeconfirmeunenouvellefois.Elleretombesurlecanapé.—Merde.C’estnul.J’acquiesce.—Maistueslà.Tuaspassélanuitici,dit-elleensouriant.Iln’apaspuseretenir,c’estça?Jesecouelatête.—Cen’estpascequetucrois.J’étaisbouleversée,alorsilm’alaisséedormirici.Ilnes’estrien
passé.Ils’estcomportécommeunami.Ses épaules s’affaissent et elle fait la moue. Il est évident qu’elle espérait qu’on ait cédé à la
tentation.—Unedernièrequestion.Tonpoème.C’étaitpourlui,pasvrai?J’opineduchef.—Sympa.(Ellerit.Ellerestesilencieuseuninstant,maispastrèslongtemps.)Dernièrequestion.
Promis.Pourdebon,cettefois.Jelaregardeenluifaisantcomprendrequ’ellepeutcontinuer.—Ilembrassebien?Jesouris.Jenepeuxpasm’enempêcher.—Oh,monDieu,situsavaiscommeilestsexy!—Jesais!Ellesautesurlecanapéenapplaudissant.Lorsquenosriresretombent,laréalitéreprendsesdroits.Jemetournedenouveauverslafenêtreet
observelamaisonpendantqu’Eddieposenosverresdansl’évier.Quandellerevientdanslesalon,ellemeprendparlamainetmeforceàmelever.
—Allez,viens,onvaparleràtamère.
«On»?Jenelacontredispas.Eddieaceteffetsurlesgens.
12
LaparanoïasurlestalonsM’aimeras-tuencore
Quandauréveil,tuverrasQuetouteraisonaquittémonregard?
THEAVETTBROTHERS,«ParanoiainB-FlatMajor»
C’est lapremière foisqu’Eddieentrechezmoi.À lavoirpoussergaiement laporte,onnediraitpas.Ellemetiretoujoursparlamainquandonpénètreàl’intérieur.Mamèreestassisesurlecanapé.Elleregardecetteétrangeinconnueavancerverselle,lesourireauxlèvres,ettraînersafilleencolèrederrièreelle.Jedoisadmettrequesonairsurprisenvautlachandelle.
Eddiemeplacedevantlecanapéetmepousselesépaulesjusqu’àcequejem’assoieàcôtédemamère.Puiselles’installedirectementsur la tablebasse,devantnous, ledoset la têtebiendroits.Ellecontrôlelasituation.
— Je m’appelle Eddie. Je suis la meilleure amie de votre fille, dit-elle à ma mère. Voilà.Maintenantqu’onseconnaît,onpeutpasserauxchosessérieuses.
Sansunmot,mamèrenousregardetouràtour.Jen’airienàdirenonplus.JenesaispasoùEddieveutenvenir;jelalaissecontinuer.
—Julia,c’estça?Vousvousappelezcommeça?Mamèrehochelatête.—Julia,Laykenadesquestionsàvousposer.Destonnesdequestions.(Ellesetourneversmoi.)
Layken,pose tesquestions.Tamèreyrépondra. (Ellenousdévisage toutes lesdeux.)C’estcommeçaqueçamarche.Desquestions?Pourmoi,jeveuxdire?
Onsecouelatête.Eddieselève.—Trèsbien.Monboulotestterminé.Appelle-moitoutàl’heure.Aprèsavoirenjambélatablebasse,Eddiesedirigeverslaported’entrée.Toutefois,elles’arrête
etrevientversnouspourserrermamèredanssesbras.Celle-cimelanceunregardahuriavantderendre
sonétreinteàlajeunefille.Eddieresteainsipendantunlongmoment,puisreculeenfin.Ellenoussourit,sautepar-dessuslatableetpasselaporte.Elleestpartie.Ennouslaissantcommeça.
On reste assises un instant en silence, les yeux rivés sur la porte. Je ne comprends pas s’il y aquelquechosequiclochechezEddieousi,aucontraire,c’estellequidétientlavérité.Difficileàdire.Jejetteuncoupd’œilencoinàmamère.Onéclatetouteslesdeuxderire.
—Ehbien,Lake,tusaisleschoisir!—Jesais.Elleestsuper,hein?Ons’installeplusconfortablementsurlecanapé.Mamèreposelamainsurlamienne.—Ondevraitfairecequ’elleadit.Pose-moidesquestions;j’yrépondraidumieuxpossible.Paslapeinedetournerautourdupot.—Est-cequetuvasmourir?—Commetoutlemonde,répond-elle.—C’étaitunequestion.Tuescenséerépondre.Ellesoupire,commesiellehésitait,qu’ellenevoulaitpasvraimentrépondre.—Peut-être.Sûrement,admet-elle.—Combiendetempstereste-t-il?C’esttrèsgrave?—Lake,jeferaispeut-êtremieuxdet’expliquerlasituation.Çatedonneraunemeilleureidéedu
problème.Elleselèveetsedirigeverslacuisine,oùelles’assiedaubar.Ellemefaitsignedelarejoindre,
puisattrapeuncrayonetunpapierpourécrire.—Ilexistedeuxtypesdecancersdupoumon:àpetitesetàgrandescellules.Malheureusement,je
souffred’uncanceràpetitescellules.Ilsedéveloppeplusrapidement.Ellemedessineunschéma.— Il peut être limité ou disséminé. (Elle me désigne une zone sur les poumons qu’elle a
représentés.)Lemienestlimité.C’est-à-direqu’ilestcontenudansunepartiedupoumon.(Elleentoureune zone et pose son stylo dessus.) Ils ont découvert la tumeur ici. J’ai commencé à développer dessymptômesquelquesmoisavantlamortdetonpère.Ilm’aobligéeàallerfaireunebiopsie.C’estàcemoment-làqu’onaapprisqu’ils’agissaitd’unetumeurmaligne.Onacherchédesmédecinspendantdesjours et, au bout du compte, notre choix s’est porté sur un docteur duMichigan, àDetroit. Le cancerbronchiqueàpetites cellules est sa spécialité.Onavait prévudedéménager avantmêmeque tonpèredécède.
—Ralentisunpeu,Maman.Elleposesonstylo.—J’aibesoind’uneminute,luidis-je.MonDieu.J’ail’impressiond’êtreencoursdebio.Jemeprendslatêteentrelesmains.Elleaeudesmoispouryréfléchir.Elleenparlecommesielle
m’apprenaitàconfectionnerungâteau!Elleattendpatiemmentpendantquejemelèvepourmerendreàlasalledebains.Jem’aspergele
visaged’eauetobservemonrefletdanslemiroir.Jesuisaffreuse.Jenemesuispasregardéedansun
miroirdepuisquejesuissortieavecEddieetGavin,hiersoir.J’aidestraînéesdemascarasurlesjoues.Mesyeuxsontgonflés,mescheveuxenbataille.Jemedémaquilleetmerecoiffeavantderetournerdanslacuisinepourquemamèrem’expliquecommentellevamourir.
Ellemeregardeentrerdanslapièce.Jehochelatêtepourluisignifierdecontinuer.Jem’installefaceàelle.
—TonpèreestmortunesemaineaprèsnotredécisiondevenirnousinstallerdansleMichiganpournousrapprocherdecemédecin.Jemesuisretrouvéeécraséeparlepoidsdesondécèsetdetouteslesdispositionsquej’aidûprendre.Alors,j’airepoussélavéritédansuncoindemonesprit.Jen’aipasfaitdenouveauxexamenspendanttroismois.(Ellebaisselavoix.)Entre-temps,lecancers’étaitpropagé.Iln’étaitpluslimité.Ils’étaitdisséminé.
Elledétournelesyeuxetessuieunelarmesursajoue.—Jem’ensuisvoulu,pourlacrisecardiaquedetonpère.Jesaisquec’estlestresscauséparle
diagnosticquil’aengendrée.Elleselèveetretournedanslesalon.Appuyéecontrelafenêtre,elleobservelarueau-dehors.—Pourquoinem’enas-tupasparlé?J’auraispu t’aider,Maman.Tun’étaispasobligéede tout
fairetouteseule.Elles’adosseaumurpourmefaireface.— J’ai fini par le comprendre. J’étais dans le déni. J’étais en colère. Je suppose que j’espérais
qu’unmiracleseproduise. Jenesaispas.Les jourssesont transformésensemaines,puisenmois.Etmaintenant,noussommeslà.J’aicommencémesséancesdechimiothérapieilyatroissemaines.
Jereculemontabouretetmelève.—C’est une bonne chose, non ? S’ils te font faire de la chimio, c’est qu’il y a des chances de
rémission!Ellesecouelatête.— Ils n’essaient plusde le combattre,Lake. Ils tentent simplementde réduiremadouleur. Ils ne
peuventplusrienfaired’autre.Àcesmots,mesdernièresforcesmequittent.Jem’effondresurlecanapéetpleure,latêteentreles
mains.Laquantitédelarmesqu’unepersonnepeutproduirem’étonneratoujours.Unsoir,aprèslamortdemonpère,j’avaistellementpleuréquejecommençaisàm’inquiéterd’abîmermesyeux.Pourvérifier,j’ai tapé « peut-on trop pleurer ? » sur Google. Apparemment, au bout d’un moment, on s’endortautomatiquementpourquelecorpsrattrapesonmanquederepos.Donclaréponseestnon.Onnepeutpastroppleurer.
J’attrapeunmouchoiretrespireprofondémentpourréprimerlerestedemeslarmes.J’enaimarredepleurer.
Mamères’assiedprèsdemoi.Quandjesenssesbrasautourdemoi,jemetourneversellepourrépondre à son étreinte. J’aimal au cœur. Pour elle. Pour nous. Je la serre plus fort. J’ai peur de lalaisserpartir.Jeneveuxpaslalaisserpartir.
Auboutd’unmoment,ellesemetàtousser,cequilaforceàsedétourner.Jel’observeseleverettenterdereprendresonsouffle.Elleestvraimentmalade.Commentai-jepunepasm’enrendrecompte?Sesjouessontbeaucouppluscreusées.Elleamoinsdecheveux.J’aidumalàlareconnaître.Jem’étaistellement enfermée dansmapropre souffrance que je n’ai pas vumapropremère dépérir devantmesyeux.
Lorsquelaquintedetouxcesse,elleretournes’asseoiraubar.—Onl’annonceraàKelcesoir.Brendasera làà19heures.Elleveutêtreprésente,étantdonné
qu’elleserasatutricelégale.Jeris.C’estuneplaisanterie,pasvrai?—Commentça,satutricelégale?Ellemeregardedanslesyeuxcommesic’étaitmoiquiracontaisn’importequoi.—Lake.Tuesencoreaulycée.L’annéeprochaine,tuentresàlafac.Jenem’attendspasàcequetu
abandonnestoutçaetjeneveuxpasquetulefasses.Brendaadéjàélevédesenfants.Elleestprêteàlefaire.Kell’aimebien.
Après tout ce que j’ai vécu cette année, rien ne m’a autant mise en colère que les paroles quiviennentdes’échapperdesabouche.
Jemelève,attrapelachaiseparledossieretlabalanceparterreavectellementdeforcequ’ellesecasseendeux.Mamèretressailleenmevoyantl’approcheràgrandspas,ledoigtpointéverselle.
—Elle n’aura pas la garde deKel !Tu ne lui donneras pasmon frère ! je crie si fort quemespoumonsmefontmal.
Elletentedem’amadouerenposantlesmainssurmesépaules.Jemedétournevivement.—Lake, ça suffit !Arrête !Tuesencoreau lycée !Tun’asmêmepasencorecommencé la fac.
Qu’est-cequetuveuxquejefasse?Onn’apersonned’autre.(Ellemesuitpendantquejemedirigeverslaporte.)Jen’aipersonned’autre,Lake,dit-elleenpleurant.
Jemeretourneverselleetcontinuedehurlersanstenircomptedeseslarmes.—Tuneluienparleraspascesoir!Iln’apasbesoindelesavoirtoutdesuite.Tun’aspasintérêt
àleluidire!—Ilfautqu’onluienparle.Ilabesoindesavoir,répond-elle.Ellemesuitjusquedansl’allée.Jenem’arrêtepas.—Rentreàlamaison,Mère!Va-t’en!Onenasuffisammentdiscuté!Situveuxmerevoirunjour,
neluidisrien!LebruitdesessanglotssedissipelorsquejeclaquelaportedeWillderrièremoi.Jecoursdanssa
chambreetmejettesurlelit.Jenepleurepas:jesanglote,jegémis,jehurle.
***
Jen’aijamaisprisdedrogue.Sionnecomptepaslesgorgéesdevinpiquéesdansleverredemamèreàquatorzeans,jen’aijamaisvraimentbud’alcoolnonplus.Cen’estpasquej’aiepeurouqueje
soiscoincée.Pourêtrefranche,personnenem’enajamaisproposé.AuTexas,jen’aijamaisparticipéaux fêtes. Je n’ai jamais passé la soirée avec quelqu’un qui aurait pu me proposer quelque chosed’illégal. Et je ne me suis jamais retrouvée dans une situation où j’aurais ressenti une quelconquepressiondelapartdesautres.Jepassaismesvendredissoirdevantlesmatchsdefoot.Lesamedi,monpèrenousemmenait aucinéet au resto.Ledimanche, engénéral, je faisaismesdevoirs.Voilààquoiressemblaitmavie.
Ilyaquandmêmeeuuneexception.MacousineKerrisétaitinvitéeàunmariage.Ellem’ademandédel’accompagner.J’avaisseizeans,ellevenaitd’avoirsonpermisetlaréceptionétaitterminée.Onestrestéesplustardpouraideràranger.Ons’estéclatées.Onabudupunch,onamangélesrestesdugâteau,onadanséetona encorebudupunch.Auboutd’unmoment, étantdonnénotrehumeur joyeuse,onacompris que quelqu’un avait mis de l’alcool dedans. Je neme rappelle pas combien de verres on aingurgités.Suffisamment,entoutcas,pournepasavoirleréflexed’arrêter.Etquandestvenuel’heurederentrer,onn’apas réfléchiàdeux foisavantdemonterenvoiture.Onn’amêmepas faitunkilomètreavantdepercuterunarbre.J’aiécopéd’unebalafreau-dessusdel’œil,etelled’unbrascassé.Aufinal,ilyaeuplusdepeurquedemal.Lavoiturefonctionnaittoujours.Aulieud’attendresagementdel’aide,onafaitdemi-tourpourappelermonpère.Lesremontrancesauxquellesonaeudroitlelendemainsontuneautrehistoire…
Toutçapourdirequ’ils’estpasséquelquechose,justeavantqu’ellepercutel’arbre.Onn’arrêtaitpasderireàcausedelafaçondontelleprononçaitlemot«bulle».Onlerépétaitsanscessequandlavoitureaquittélaroute.J’aivul’arbre.J’aisuqu’onallaitluirentrerdedans.Maisj’aieul’impressionqueletempsralentissait.L’arbreauraitpusetrouveràdesmillionsdekilomètres.Çaaétéaussi longque ça. À cemoment-là, je n’ai pensé qu’à Kel. Seulement à lui. Je n’ai pas réfléchi à l’école, auxgarçonsouàlafacàlaquellejen’iraisjamaissijemourais.Non,j’aipenséàKel,carilétaitlaseulechosequiimportaitàmesyeux.Laseulechosequicomptaitàquelquessecondesdelamort.
Jeme suis encoreendormiedans le lit deWill. Je le saisparceque,quand j’aiouvert lesyeux,j’avaisarrêtédepleurer.Vousvoyez?Onnepeutpastroppleurer.Onfinittoujourspars’endormir.
Jem’attendsàcequeleslarmesressurgissentlorsquemonespritseseraéclairci,maisaucontraire,jemesensmotivée,enpleineforme.J’ail’impressiond’avoirétéinvestied’unemission.Ensortantdulit,j’aiunesoudaineenviedefaireleménage.Etdechanter.J’aibesoindemusique.Jemerendsdanslesalonoùjetrouvetoutdesuitecequejecherchais:lachaînehi-fi.Paslapeinedefouiller:ilyadéjàunCDdesAvettBrothersdedans.Jechoisisunedemeschansonspréférées,montelesonàfondetmemetsautravail.
Malheureusement, la maison de Will est étonnamment propre pour un endroit habité par deuxgarçons,jedoisdoncdéborderd’imaginationpourtrouverdequoim’occuper.Jecommenceparlasalledebainsparceque je sais que les garçonsdeneuf ansne savent pasbienviser.Bingo. Jememets àfrotter.Jenettoielestoilettes,lesol,ladouche,lelavabo.Toutestpropre.
Jecontinueavecleschambresoùjeréorganiselesarmoires,faisleslits,puislesrefais.Jepasseensuiteausalon.Jeretirelapoussièreetjepassel’aspirateur.Jelavelesoldelasalledebains.J’essuie
lamoindre surfaceque je trouve. Je terminepar l’évier de la cuisine, avec lesdeux seulespiècesdevaissellesalesdelamaison:monverreetceluid’Eddie.
Ilestpresque19heuresquandj’entendsWillsegarerdansl’allée.Lesdeuxgarçonsetluientrentdanslamaison.Ilssefigentenmevoyantassisesurlesoldanslesalon.
—Qu’est-cequetufais?interrogeCaulder.—Jerangeparordrealphabétique,jeréponds.—Qu’est-cequeturanges?demandeWillàsontour.—Tout.J’aicommencéparlesfilms,puislesCD.Jemesuisoccupéedeslivresdanstachambre,
Caulder.Etaussidetesjeux,maiscertainscommencentpardesnombres,alorsjelesaimisaudébut.(Jeleurmontrelespilesposéesdevantmoi.)Cesontdesrecettes.Jelesaitrouvéessurlefrigo.Jelesranged’abordparcatégorie:bœuf,agneau,porc,volaille.Puisparordrealphabétique…
—Lesgarçons,allezchezKelpourqueJuliasachequevousêtesderetour,ditWillsansmequitterdesyeux.
Ilsnebougentpas.Ilsfixentintensémentlesfichesderecettesdevantmoi.—Toutdesuite!crieWill.Ilssursautentetseprécipitentverslaporte.—Tasœurestbizarre,j’entendsdireCauldertandisqu’ilspartent.Wills’assoitsurlecanapédevantmoietmeregardepoursuivrematâche.—Dis,toiquiesprof,luidis-je.Est-cequejemetslasoupedepommesdeterredanslespommes
deterreoudanslessoupes?—Arrête,rétorque-t-il.Iln’apasl’airdebonnehumeur.—Nedispasdebêtises.Jen’ai faitque lamoitié.Si j’arrêtemaintenant, tunesauras jamaisoù
trouver…(j’attrapeunecarteauhasardsurlesol)…l’andouilleaufour!Ilfallaitquejetombesurcelle-là.Jeremetslafichesurlapileetreprendsmontri.Willobservelesalon,puisse lèveetsedirigedanslacuisine.Je levoispasserundoigtsur les
plinthes.Heureusementquej’yaipensé!Ildisparaîtdanslecouloir,puisrevientquelquesminutesplustard.
—Tuasrangémesvêtementsparcouleur?Ilnesouritpas.Jepensaisqueçaluiferaitplaisir,pourtant.—Cen’étaitpastrèsdur,Will.Tuportesquoi?Troiscouleursdechemisesdifférentes?Ilentredanslesalond’unpaslesteetsepenchepourramasserlesrecettesquej’aiclassées.—Will!Arrête!Çam’aprisénormémentdetemps!Jelesluiarrachedesmainsaussivitequ’ils’enempare.Auboutd’unmoment,illesjetteparterreetm’attrapeparlespoignets.Ilessaiedemesoulever,
maisjemedébatsenluidonnantdescoupsdepied.—Lâche-moi!Jen’aipas…terminé!
Ilmelibère.Jeretombeparterre.Jerassemblealorslesfichesetlesréorganiseparpiles.Àcausedelui,retouràlacasedépart!Jenetrouvemêmepluslacartedubœuf.J’enretournedeuxquisontàl’envers,envain…
—Non,maisçavapas?!jem’écrie.Jesuistrempée.Jerelèvelatête.Willsetientdevantmoiavecunecarafevideàlamain.Ilsembleencolère.Jeme
jettesurluipourlefrapperauniveaudesjambes.Ilreculeenessayantdem’échapper.Pourquoiest-cequ’ilafaitunechosepareille?Jevaisluimettremonpoingdanslafigure!Jeme
relèveettentedelefrapper;ilévitefacilementmoncoup.Ilmesaisitlebrasetletorddansmondos.Jetentedeletoucheravecmonautremainpendantqu’ilmepousseverslasalledebains.Toutàcoup,ilmesoulèvedanssesbras.Il repousselerideaudedoucheetmeposededanssansménagement.J’essaieànouveaudeletoucher,maissesbrassontpluslongsquelesmiens.Ilmemaintientcontrelemurtoutenouvrantlerobinet.Unjetd’eauglacées’abatsurmonvisage.Jehurle.
—Connard!Enfoiré!Salaud!Sansmelâcher,ilfaittournerlesecondrobinet.L’eauseréchauffe.—Prendsunedouche,Layken!Prendsuneputaindedouche!Ilmelibèreetquittelapièceenclaquantlaportederrièrelui.Jesautehorsdelacabine.Mesvêtementssonttrempés.J’essaied’ouvrirlaporte,sanssuccès.Will
tientlapoignéedel’autrecôté.—Laisse-moisortir,Will!Dépêche-toi!Jemartèlelasurfaceenbois,j’essaied’actionnerlapoignée.Peineperdue.—Layken,dit-ild’unevoixposéedel’autrecôté.Jenetelaisseraipassortirdecettesalledebains
tantquetun’auraspasretirétesvêtements,quetuneseraspasalléesousladouche,quetuneteseraspaslavélescheveuxetcalmée.
Je lui fais un doigt d’honneur. Il ne le voit pas, évidemment,mais ça fait du bien. J’enlèvemeshabitsmouillésetlesjetteparterre.Sijesalisdenouveaulesol,ceserabienfaitpourlui.Puisj’entresousladouche.Lasensationdel’eauchaudecontremapeauestexquise.Lesyeuxfermés, je la laissecoulersurmescheveuxetmonvisage.
Etmerde.Willavaitraison.Pourchanger.
—J’aibesoind’uneserviette!jecrie.Çafaitunedemi-heurequejesuissousl’eau.Willaunepommededoucheavecfonctionmassage.
Jem’ensuisserviesurlanuque.Çam’avraimentdétendue.—Elleestsurlelavabo.Avectesvêtements,répond-ildel’autrecôtédelaporte.Jetirelerideau.Effectivement,ilyabienuneserviette.Etdesvêtements.Lesmiens.Desvêtements
qu’ilestalléchercherchezmoietqu’ilaamenésici.Pendantquej’étaissousladouche.Jecoupel’eauetsorsdelacabinepourm’essuyer.Lescheveuxenroulésdansuneserviette,j’enfile
meshabits.Willm’aapportéunpyjama.Çaveutsansdoutedirequejevaisencoredormirdanssonlit
douillet. Aumoment d’actionner la poignée de la porte, j’hésite. Je me demande si elle est toujoursbloquée.Faussealerte:elles’ouvresansaucunproblème.
LorsqueWillm’entendsortirde la salledebains, il se lèveducanapéd’unbondet seprécipiteversmoi. Je recule,depeurqu’ilme renfermeà l’intérieur,or, il secontentedemeprendredans sesbras.
—Excuse-moi,Lake.Jesuisdésoléd’avoirfaitça.Maistun’étaispasdanstonétatnormal.Jeluirendssonétreintesansmeposerdequestion.—Cen’estpasgrave.J’aieuunejournéedifficile,jeréponds.Ilreculeetposelesmainssurmesépaules.—Alors,onestamis?Tun’essaierasplusdemefrapper?—Amis,dis-jeàcontrecœur.C’estladernièrechosequej’aienvied’êtrepourlui.Unesimpleamie.—Lefilmétaitbien?jedemandeenavançantdanslecouloir.—Tuasparléavectamère?rétorque-t-ilsansm’écouter.—Jet’aiposéunequestion,jetesignale.—Tuasparlé avecelle ?S’il teplaît, dis-moique tun’aspaspassé toute la journéeà faire le
ménage.Danslacuisine,ilsortdeuxtassesduplacard.—Non.Pastoutelajournée.Onadiscuté.—Etalors?—Alors…Elleauncancer,jerépondsfranchement.Ilmeregardeengrimaçant.Levantlesyeuxauciel,jem’accoudeaubaretmeprendslatêteentre
lesmains.Mesdoigtseffleurentlaserviettequientouremescheveux.Jem’éloignedubarpourl’ôter.Latêtepenchéeenavant,jedémêlelesmèchesquiontbesoindel’être.
Quandj’ai terminé, jemeredresse.Willdétourneaussitôt leregardet leposesurla tassedelaitqu’ilvientdefairedéborder.Jefaissemblantdenepasm’enrendrecompteetcontinuedejoueravecmescheveuxpendantqu’ilépongelesdégâtsavecunchiffon.
Il sort ensuite une boîte du placard et une cuillère d’un tiroir. Il est en train deme préparer unchocolat.
—Est-cequ’ellevas’enremettre?medemande-t-il.Jesoupire.Ilnemelaisserapasmedéfiler.—Non.Probablementpas.—Maisellesefaitsoigner?J’avaispourtantréussiànepasypenserdetoutelajournée.Jen’aiabsolumentrienressentidepuis
monréveildelasieste.Jesaisquejesuischezlui,maisjecommenceàregretterqu’ilsoitrentré.—Elleestcondamnée,Will.Ellevamourir.Ilneluirestesansdoutequ’unanàvivre.Peut-être
moins. Ils lui ont seulement prescrit des séances de chimio pour apaiser la douleur. Pendant qu’ellemeurt.Parcequ’ellevamourir.Elleestmourante.Voilà.C’estcequetuvoulaisentendre?
Son expression s’adoucit lorsqu’il pose la tasse de chocolat devantmoi. Il sort une poignée deglaçonsducongélateuretlesfaittomberdedans.
—Ontherocks,dit-il.Ilestdouépourapaiserlestensions,etencorepluspourignorermesremarquescinglantes.—Merci,jeréponds.Jeboismonchocolatensilence.Dansunsens,j’ail’impressionqu’ilagagnélabataille.
LesAvettBrothersjouenttoujoursenfondsonorelorsquejeterminematasse.Jeretournedansle
salonetmetslachansonsur«repeat»puism’allongeparterre,lesbrastendusau-dessusdematête.Jefixeleplafond.C’estrelaxant.
—Éteinslalumière,luidis-je.Jeveuxjusteécouterlamusique.Ilm’obéit,etjelesenss’installerprèsdemoisurlesol.Unelueurvertedansantes’échappedela
chaîne hi-fi. Elle dessine des arabesques sur lemur au rythme des notes desAvettBrothers. Étendueainsi,immobile,jelaissemespenséesvagabonder.Quandlachansonsetermineetrecommence,jefinisparavoueràWillcequej’aisurlecœur.
—Elleneveutpasquej’élèveKel.ElleveutledonneràBrenda.Il trouvemamaindanslapénombreet laprenddanslasienne.Alors,pourcettefois, jelelaisse
êtremonami.
Leslumièresserallument.Jemecouvrelesyeuxparréflexe.Enm’asseyant,jeremarquequeWillesttoujoursprèsdemoi.Ildortcommeunbébé.
—Coucou,faitEddie.J’aifrappé,maispersonnenem’arépondu.Ellepasselaported’entréeetvients’asseoirsurlecanapé.ElleobserveWillronfler,vautrésurle
tapisdusalon.—Onestsamedisoir,dit-elleenlevantlesyeuxauciel.Jet’avaisditqu’iln’étaitpasmarrant.Jeris.—Qu’est-cequetufaisici?—Jesuisvenuevoirsituallaisbien.Tunerépondspasàtontéléphoneettunem’aspasenvoyéde
message.Tamèreauncancer,alorstudécidesdedénigrerlatechnologie?Cen’estpaslogique.—Jenesaispasoùestmonportable.On regarde toutes lesdeuxWillunmoment. Il ronfle très fort.Lesgarçons l’ont sûrement épuisé
aujourd’hui.—Jesupposequeleschosesnesesontpastrèsbienpasséesavectamère?Vuquetueslà,par
terre?Ellesembleagacéequ’onn’aitrienfaitàpartdormir.—Non,onadiscuté.—Etalors?Jemelèveetm’étireavantdem’asseoirsurlecanapéàcôtéd’elle.Elleadéjàretirésesbottes.Je
supposequ’auboutdequelquesannéessansdomicilefixe,onfinitparsesentirchezsoiunpeupartout.
Jeposelespiedssurlatablebasseetm’appuiecontrel’accoudoirpourluifaireface.—Tuterappelles,lasemainedernière,danslacour,quandtum’asparlédetamèreetdecequ’elle
t’afaitàneufans?—Oui?répond-ellesansdétournerlesyeuxdeWill.—Surlecoup,jemesuissentieprivilégiée.Parcequ’unetellechosen’arriveraitjamaisàKel.Il
avaitlachancedevivrecommeunenfantnormaldeneufans.Maismaintenant,j’ail’impressionqueDieunousenveutpersonnellement.Pourquoiest-cequ’ilabesoinderappelernosdeuxparents?Monpèreneluiapassuffi?C’estcommesilamortvenaitdenousfrapperenpleinvisage.
Eddietournelatêteversmoi.—Cen’estpaslamortquit’afrappée,Layken.C’estlavie.Lavieestcommeça.Ellen’estpas
facile.Elleestseméed’embûches.Toutlemondeteledira.Jeneprendspaslapeined’entrerdanslespiresdétails.C’esthumiliantd’admettrequemapropre
mèrerefusequej’élèvesonenfant.Parterre,Willsemetàremuer.Eddiesepencheversmoipourmeserrerrapidementdanssesbras,
avantd’attrapersesbottes.—Leprofseréveille.Jeferaismieuxdepartir.Jevoulaisjustem’assurerquetoutallaitbien.Oh,
etvacherchertonportable,medit-elleensedirigeantverslaporte.Je l’observe s’éloigner. Elle est restée trois minutes dans la maison, pourtant son énergie est
contagieuse.Quandjemeretourne,Willestassissurlesol.Ilmeregardecommes’ilallaitmemettreuneheuredecolle.Jeluiadressemonsourireleplusinnocent.
—Qu’est-cequ’ellefabriquaitici?medemande-t-il.Ilsaitintimiderlesgensquandilveut.—Ellem’arenduvisite,jemarmonne.Pourvoirsij’allaisbien.Sijenedonnepasd’importanceauproblème,peut-êtrequ’ilenferademême.—Putain,Layken!Oupas.Iltrouvequec’estgrave.Seredressantd’ungesterageur,illèvelesbrasauciel.—Tuessaiesdemefairevirer,ouquoi?Tueségoïsteaupointdetemoquerdesproblèmesdes
autres?As-tulamoindreidéedecequiarriveraitsielleracontaitquetuaspassélanuitici?Unepenséeluitraversesoudainl’esprit.—Elleestaucourant?Leslèvrespincées,jebaisselatêteverslesgenouxpourévitersonregard.—Layken,quesait-elle,aujuste?medemande-t-ild’unevoixplusposée.Faceàmaréaction,ilcomprendquejeluiaitoutdit.—C’estpasvrai…Layken,rentrecheztoi.
Mamèreestdéjàcouchée.KeletCaulderregardentlatélésurlecanapé.—Caulder,tonfrèreveutqueturentres.Keletmoi,onadeschosesàfairedemain.Onneserapas
àlamaison.
Legarçonrécupèresavesteetsedirigeverslaported’entrée.—Salut,Kel!dit-ilenenfilantseschaussuresetensortant.Unefoisdanslesalon,jem’affalesurlecoussinàcôtédelui.J’attrapelatélécommandeetmemets
àzapperpouroublierlefaitquejeviensd’énerverWillauplushautpoint.—Tuétaisoù?medemandemonfrère.—AvecEddie.—Qu’est-cequetufaisais?—Ons’estpromenéesenvoiture.—Pourquoiest-cequetuétaischezCaulderquandonestrentrés?—Willm’apayéepourfaireleménagechezlui.—PourquoiMamanesttriste?—Parceque.Ellen’apasassezd’argentpourmepayerpourfaireleménagechezelle.—Ahbon?Maiscen’estpassale,ici.—Tuveuxallerfairedupatinàglace,demain?—Oui!—Alorsarrêtedemeposerdesquestions.J’appuie sur le bouton de la télécommande pour éteindre la télé et envoie Kel au lit. Une fois
couchée, jerèglemonréveilà6heuresdumatin.Jeveuxavoirquittélamaisonavantquemamèreselève.
Kel et moi passons la journée de dimanche à dépenser le moindre centime de mon compte enbanque.Jel’emmèned’abordprendrelepetit-déjeuneraurestaurant,oùnouschoisissonstouslesdeuxunmenu.Ensuite,nousallons fairedupatinàglace,maiscommeaucundenousn’estdoué,nousquittonsrapidementlapatinoire.Àmidi,ons’achèteàmangerdanslesnackd’unesalled’arcadeoùl’onpasseles quatre heures suivantes à jouer. On finit l’après-midi au ciné, et notre repas du soir est encoreuniquement composé de cochonneries. J’aurais bien offert un dessert supplémentaire àKel,mais il seplaintparcequ’ilamalauventre.
Quandonrentreà lamaison,mamèreestdéjàpartie travailler.Cen’estpasunecoïncidence.Jeprendsunedouche,choisisnosvêtementspourle lendemainetmetsunetonnedelingeausale.Jesuistellementfatiguéequejem’endorssansavoireuletempsdecogiter.
13
EndébitantunecruellesélectiondemotsLesperdantsreconstituentlesfaits
d’aprèscequ’ilsontentenduEtjemeretrouveàessayerdelesdéfendredemonmieux.
THEAVETTBROTHERS,«AllMyMistakes»
—J’enaiunenouvelle!meditNickens’installantàsaplacelelundimatin.Sij’entendsencoreuneseuleblaguesurChuckNorris,jevaisexploser.—Pasaujourd’hui.J’aimalàlatête,jeluiréponds.—TusaiscequefaitChuckNorrisquandilalamigraine?—Jeneplaisantepas,Nick.Laferme!Legarçonabandonneetsetourneversl’élèveassisàsadroite.Jeleplains.Willn’estpasarrivé.Onattendquelquesminutessansvraimentsavoirquoifaire.Visiblement,ça
neluiressemblepas.Auboutd’unmoment,Javiselèveetramasseseslivres.—C’estlarègledescinqminutes,dit-il.Ilsortdelapiècepourreveniraussitôt.Willlesuit.Ilrefermelaportederrièreluietposeunepiledephotocopiessursonbureau.Ilestàcran.Toutle
mondes’enaperçoit.Iltenduntasdefeuillesauxélèvesdespremiersrangs,quilesfontpasserderrièreeux. J’en fais partie. Je regarde le dossier que j’ai dans la main, composé d’une dizaine de pagesagrafées.Enlesfeuilletant,jereconnaislepoèmed’Eddiesurleballonrose.C’estsûrementl’ensembledespoèmesécritsparlesélèves.Jen’aipasentendulesautres.
— Plusieurs d’entre vous ont participé au slam ce semestre. Je vous en félicite. Je sais que çademandebeaucoupdecourage.
Illèveunecopie.—Ce sont vos poèmes. Certains ont été écrits par vous, d’autres, par des élèves demon autre
classe.J’aimeraisquevousleslisiez,puisquevouslesnotiez.Dezéroàdix.Dixétantlameilleurenote.
Soyezhonnêtes.Sivousn’aimezpasun texte,mettez-lui unemauvaisenote.C’est pourdépartager lesbonsetlesmoinsbons.Écrivezlanoteenbasàdroitedelapage.Allez-y.
Ils’assoitàsonbureauetobservelasalle.Je n’aime pas ce devoir. Je trouve ça injuste. Sans le vouloir, jeme surprends à lever lamain.
Pourquoiest-cequejefaisça?Willmeregarde,puishochelatête.—Àquoivanousservircetexercice?jedemande.Sonregardbalaielentementlaclasse.—Tureposerastaquestionquandtoutlemondeaurafini,Layken.Ilagitbizarrement.JesuisentraindelirelepremierpoèmelorsqueWillsoulèvedeuxfichesdesonbureauetsedirige
versEddie.Ilposelapremièredevantelle.Puisilrevientàl’avantdelasalleetposelasecondedevantmoi.Jelasoulèvepourregarderdequoiils’agit.C’estunavisderetenue.
Jejetteuncoupd’œilàEddie,quisecontentedehausserlesépaules.Jerouleleboutdepapierenbouleetlejettedanslapoubelle.But!
Enunedemi-heure,laclassefinitsontravaild’évaluation.Willramasselesdossiersetcomptelesscoressursacalculatrice.Unefoisquelesmoyennessontfaites,ilécritlesrésultatssuruneautrefeuilleetvients’asseoiràl’avantdesonbureau.
Ilsoulèvelepapieretlesecoue.—Prêtsàentendrequelpoèmeestlemoinsapprécié?Celuiquiaobtenuleplusdepoints?Ilsouritenattendantnotreréponse.Personneneditrien.SaufEddie.—Lesauteursdecespoèmesn’ontpeut-êtrepasenviedeconnaîtreleurnote.Jesaisquec’estmon
cas.WillavanceversEddie.—Situtemoquesdesavoircombiendepointscepoèmevaterapporter,pourquoil’as-tuécrit?Eddierestesilencieuseuninstantetréfléchitàlaquestion.—Àpartpourêtredispenséeducontrôlefinal,vousvoulezdire?Willhochelatête.—Parcequej’avaisquelquechoseàdire,jesuppose.Ilsetourneversmoi.—Maintenant,Layken,tupeuxposertaquestion.Maquestion.J’essaiedem’ensouvenir.Ahoui.Oùveut-ilenvenir?—Àquoivanousservircetexercice?jerépète,méfiante.Will lève la feuillequicontient les scoreset ladéchireendeux. Il s’empareensuitedespoèmes
notés pour les jeter à la poubelle.De retour au tableau, il écrit quelque chose à la craie.Quand il aterminé,ilseretourneversnous.
«Lesnotesnesontpasleplusimportant.Leplusimportant,c’estlapoésie.»AllanWolf
Laclasseobservecettecitationensilence.Willnouslaissequelquesminutespouryréfléchiravant
decontinuer.—Cequelesautrespensentdevostextesnedevraitpasavoird’importance.Quandvousêtessur
cettescène,vousdévoilezunepartiedevotreâme.Onnepeutpasnotercegenredechoses.La sonnerie retentit. N’importe quel autre jour, tout le monde se serait précipité vers la sortie.
Aujourd’hui,personnenebouge.Onestcommehypnotisésparlacitationécriteautableau.—Demain,préparez-vousàapprendrepourquoivousdevezécriredelapoésie,conclut-il.Pendantunmomentdedistraction,j’aioubliéquec’étaitWillquiparlait.Jel’aiécoutécommes’il
étaitmonprofesseur.Javi est le premier à se lever, bientôt suivi des autres.Will est face à son bureau et dos àmoi
lorsqueEddies’approchedeluiavecsonavisderetenueàlamain.Ellemefaitunclind’œilenpassant.—MonsieurCooper?(Ellesemontrerespectueuse.Unpeutroppourêtrehonnête.)Jecroissavoir
quelesretenuesdébutentàlafindel’ultimecoursdelajournée,à15h30.Ilestdemondésiret,jen’endoute pas, de celui de Layken, d’être ponctuelle de manière à purger cette peine bien méritée avechumilité.Auriez-vousl’amabilitédenousindiqueroùsetiendracettepunition?
Willnelaregardepasuneseulefoistandisqu’ilsedirigeverslaporte.—Ici.Touteslesdeux.15h30.Etsurcesparoles,ils’enva.Eddieéclatederire.—Qu’est-cequetuluiasfait?Jemelève,nousquittonslasalleensemble.—Oh,cen’estpasquemoi,Eddie.C’esttoiaussi.Elleseretournevivement,lesyeuxagrandisparlapeur.—Oh,monDieu!Ilsaitquejesais?Qu’est-cequ’ilcomptefaire?Jehausselesépaules.—Onlesauraà15h30.
—Hein?Poussinvousacollées?s’exclameGavin,hilare.—Ilfautvraimentqu’ilsetrouveunecopine,rétorqueNick.Eddierit.Moi,jerecrachemonverredelait.Jeluiadresseunregardassassin.—Jen’arrivepasàycroire,reprendGavin.Vousêtessûresquec’estpourça?Parcequevous
avezséché?Vousenavezdiscutéauslam,lasemainedernière.Iln’avaitpasl’airsuperencolère.Jesaispourquoiilnousacollées.Willveuts’assurerqu’ilpeutfaireconfianceàEddie.Maisilest
horsdequestionquej’enparleàGavin.—Iladitquec’étaitparcequ’onneluiavaitpasrenduledevoirqu’ondevaitluiremettrecejour-
là.GavinsetourneversEddie.—Maistul’asfaitpourtant.Jem’ensouviens.
—Jesupposequejel’aiégaré,répond-elleenhaussantlesépaules,lesyeuxbraquéssurmoi.
EddieetmoinousretrouvonsdevantlasalledeWillàenviron15h30.—Tusais,plusj’ypense,etplusjetrouveçadébile,medit-elle.Pourquoiest-cequ’ilnem’apas
appelée,s’ilvoulaitjusteparlerdecequejesais?J’avaisprévudestrucs,aujourd’hui.—Onneresterapeut-êtrepastrèslongtemps,jeréponds.—Jedétestelesretenues.C’estchiant.Jepréfèrerestercouchéeparterrechezluiavectoi.—Onpeutessayerdes’amuserquandmême.Ellesetourneverslaportepuishésite.Ellemefaitdenouveauface.—Tusaisquoi?Tuasraison.Onpeutessayerdes’amuser.Jepensequeçavadureruneheure.
D’aprèstoi,combiendeblaguessurChuckNorrisonpeutfairependantcelapsedetemps?Jeluisouris.—PasautantqueChuckNorrislui-même.Elleouvrelaporte.—Rebonjour,monsieurCooper!s’exclameEddieenentrantd’unpasenjoué.—Asseyez-vous,nousdit-ileneffaçantlacitationdutableau.—MonsieurCooper,voussaviezquecesont leschaisesquise lèventquandChuckNorrisentre
dansunesalledeclasse?demande-t-elle.Jerisetlasuisjusqu’ànossièges.Aulieudeprendreplaceàl’avant,ellechoisitdeuxbureauxà
l’arrière,qu’ellecolleensemble.Leplusloinpossibleduprof.Will ne rit pas. Il ne souritmême pas. Il s’assied sur sa chaise et nous dévisage pendant qu’on
gloussecommedeslycéennes.—Écoutez,dit-il.Ilserelèveetmarcheversnouspuiss’appuiecontrelafenêtre,lesbrascroisés.Lesyeuxrivésau
sol,ilsemblechercherlameilleurefaçond’aborderlesujet.—Eddie,ilfautquejecomprennecequisepassedanstatête.Jesaisquetuesvenueàlamaison.
JesaisquetuesaucourantqueLaykenapassélanuitchezmoi.Jesaisqu’ellet’aparlédenotrerendez-vous.Jeveuxseulementsavoircequetucomptesfaire,situcomptesfairequoiquecesoit.
—Will,j’interviens.Ellenedirarien.Iln’yarienàdire,d’ailleurs.Il neme regarde pas. Il continue de dévisagerEddie en attendant sa réponse. Je suppose que la
miennen’étaitpassuffisante.Jenesaispassic’estnerveux,ousic’estparcequejeviensdepasserlestrois jours les plus étrangesdemavie,mais jememets soudain à éclater de rire.Eddieme lanceunregardinterrogateur,maisellenepeutpass’enempêcher:elleritaussi.
Exaspéré,Willlèvelesmainsauciel.—Quoi?Qu’est-cequej’aiditdedrôle?— Rien, je réponds. C’est bizarre, c’est tout. Tu nous as collées, Will. (Je prends une grande
inspirationpourtenterdemecalmer.)Tunepouvaispas,jenesaispas,veniràlamaisoncesoir?Etnousenparleràcemoment-là?Pourquoiest-cequetunousasflanquéuneretenue?
Il attend qu’on retrouve notre sérieux pour reprendre la parole. Quand le silence retombe, il se
redresseets’approchedenous.—C’étaitlasolutionlaplusrapide.Jen’aipasdormidelanuit.Jen’étaismêmepassûrd’avoir
encoreuntravailquandjesuisarrivécematin.(IlsetourneversEddie.)Silarumeursepropage…siquelqu’undécouvrequ’uneélèveadormidansmonlitavecmoi,jeseraiviré.Etonm’expulseraaussidelafac.
Eddiesecrispesursonsiègeetsetourneversmoiensouriant.—Tuasdormidanssonlitaveclui?Tufaisdelarétentiond’information,là.Tunem’avaispas
parlédeça!Ellerit.Poussé à bout,Will retourne à l’avant de la pièce, où il s’affale sur sa chaise. Penché sur son
bureau,ilseprendlatêteentrelesmains.Visiblement,leschosesnesedéroulentpascommeill’avaitprévu.
— Tu as dormi dans son lit ?murmure Eddie d’une voix suffisamment basse pour queWill nel’entendepas.
—Ilnes’estrienpassé,jeprécise.Commetul’asdéjàdit,iln’estpasdrôledutout.Eddieéclatedenouveauderire.Jen’arrivepasàgardermonsérieuxnonplus.—Voustrouvezçadrôle?demandeWilldepuissonbureau.C’estuneblague,pourvous?Àsonexpression, jecomprendsqu’ons’amuseunpeu troppouruneretenue.Toutefois,Eddiene
s’enformalisepas.—VoussavezpourquoiChuckNorrisn’apaslesensdel’humour?Parcequ’ilaessayédesefaire
rireunefois,maisils’estfaituneprisedekaraté,dit-elle.Willposelatêtesursonbureauenguisededéfaite.J’échangeunregardavecEddieetonfinitpar
setaire,respectantlefaitqu’ilessaied’avoiruneconversationsérieuseavecnous.Eddiesoupireetseredresse.
—MonsieurCooper?fait-elle.Jenedirairien.Jelejure.Cen’estpassigrave,detoutefaçon.Ilrelèvelesyeuxverselle.—C’estgrave,Eddie.C’estcequej’essaiedevousfairecomprendreàtouteslesdeux.Sivousne
considérezpaslasituationcommetelle,vousneferezplusattention.Vousrisquezd’enparlersansvousenrendrecompte.J’aitropàperdredanscettehistoire.
On soupire. L’énergie dans la pièce est inexistante, à présent.On dirait qu’un trou noir a aspirél’aspectamusantdecetteretenue.Eddieleressentaussietessaied’arrangerleschoses.
—VoussavezqueChuckNorrisaimelessteaks…Elleneterminepassaphrase.Willaatteintseslimites.Iltapedupoingsursonbureauetselève.À
cestade,niEddienimoin’avonsenviederire.Jelaregardeavecdegrandsyeuxetsecouelatête.ChuckNorrisn’estpluslebienvenu.
—Cen’estpasuneblague,dit-il.C’esttrèsgrave.Ilattrapequelquechosedansletiroirdesonbureauetavanced’unpasrapideversnous,aufondde
laclasse.C’estunephotoqu’ilposevivementàl’endroitoùnostablesserejoignent.Illaretourne.C’est
Caulder.Ilposeundoigtdessus.—Cegarçon.Cegarçonn’estpasuneblague.Ilrecule,soulèveunetableetlatournepours’asseoirfaceànous.—On ne te suit pas,Will, lui dis-je. (Je jette un coup d’œil à Eddie. Elle secoue la tête pour
appuyermespropos.)Cequ’Eddiesaitn’arienàvoiravecCaulder.Prenantunegrandeinspiration,ilsepenchesurlebureaupourrécupérerlaphoto.Àsonregard,je
comprendsquelessouvenirsquil’assaillentnesontpasplaisants.Ilcontemplel’imageuninstantavantde la reposer et de se laisser aller contre le dossier de sa chaise, les bras croisés. Il évite de nousregarderdanslesyeux.
—Ilétaitaveceux…quandças’estproduit.Illesavusmourir.Mon cœur se serre. Eddie et moi attendons qu’il poursuive dans un silence respectueux. Je
commenceàmesentirtrèspetite.—Onm’a dit que c’était unmiracle qu’il ait survécu. La voiture était complètement emboutie.
Lorsquelespremierssecourssontarrivés,Caulderétaittoujoursattachésurcequirestaitdelabanquettearrière. Ilappelaitnotremèreencriantet luidemandaitdese tournervers lui. Ilest restécoincécinqlonguesminutescommeça,àlesregarderpartir.
Wills’éclaircitlavoix.Souslatable,Eddieattrapemamainetlaserre.Aucunedenousneditmot.—J’aipassélessixjourssuivantsàl’hôpitalavecluipendantsaconvalescence.Jen’aipasquitté
son chevet. Même pas pour l’enterrement. Quand mes grands-parents sont venus le chercher pour leramener chez eux, il a pleuré. Il ne voulait pas y aller. Il voulait rester avecmoi. Il m’a supplié del’emmener sur le campus. Jene travaillaispas. Jen’avaispasde revenus. J’avaisdix-neuf ans. Jeneconnaissaisrienauxenfants…Alors,jelesailaissésl’emmener.
Will se lève et s’approche de la fenêtre. Il ne dit rien pendant un long moment. Il se contented’observerleparkingseviderlentement.Puisilporteunemainàsonvisage.Ondiraitqu’ilessuieseslarmes.SiEddien’étaitpaslà,jel’auraisprisdansmesbras.
Auboutdequelquesminutes,ilfinitparsetournerdenouveauversnous.—Caulderm’adétesté. Ilm’envoulait tellementqu’ilarefuséderépondreautéléphonependant
des jours. J’étais en traindedisputerunmatchde footquand j’ai remis enquestionmadécision. J’aiexaminéleballonquejetenaisentremesmains.J’aiparcourulecuir,lenomdelamarqueinscritesurlecôté,duboutdesdoigts.Ilnepesaitmêmepasunkilo.J’avaischoisicetteridiculeballeencuirplutôtque mon propre sang. J’avais fait passer ma petite personne, ma copine, ma bourse d’études…absolumenttoutavantcepetitgarçonquej’aimaisplusquetoutaumonde.
»J’ailâchéleballonetjesuissortiduterrain.Jesuisarrivéchezmesgrands-parentsà2heuresdumatin.J’airéveilléCaulderet je l’ai ramenéà lamaison.Mesgrands-parentsm’ontsuppliédenepasfaireça.Ilsm’ontditqueceseraittropdur,quejeseraiincapabledeluidonnercedontilavaitbesoin.Maisjesavaisqu’ilsavaienttort.JesavaisdequoiCaulderavaitbesoin.Ilavaitbesoindemoi.
Ilavanced’unpaslentverslebureauplacéfaceauxnôtresetposelesmainsàplatdessus.Ilnousregardetouteslesdeux.Deslarmescoulentsurnosjoues.
—J’aipassélesdeuxdernièresannéesdemavieàessayerdemeconvaincrequej’avaisprislabonnedécision.Alors, ce travail ?Macarrière ?Lavieque je construispour cepetit garçon ? Je laprendsàcœur.C’estsérieux.C’esttrèssérieuxàmesyeux.
Ilreplacecalmementlebureauàsaplacedanslarangée,puisretourneàl’avantdelapièce.Sansunmot,ilramassesesaffairesets’enva.
Eddieselèveàsontourpourallerchercherdesmouchoirssur lebureaudeWill.Elleramènelaboîteentièreetserassoit.J’enprendsun.Onsesèchetouteslesdeuxlesyeux.
—Commentest-cequetufais,Layken?medemande-t-elleensoufflant.Elleattrapeunmouchoirpropre.—Commentest-cequejefaisquoi?Jerenifleencontinuantd’essuyermeslarmes.—Commenttufaispournepastomberamoureusedelui?Àcettequestion,jemeremetsàpleurercommesijenem’étaisjamaisarrêtée.Jeprendsencoreun
mouchoir.—Jenesuispaspasamoureusedelui.Jenesuispasdutoutpasamoureusedelui.Elleritetmeprendlamain.Onpasselerestedel’heureensemble,subissantsansrechignercette
retenuebienméritée.
14
Etjesaisquetuasbesoindemoidanslapièced’àcôté
Maisjesuiscoincéici,paralysé.THEAVETTBROTHERS,«TenThousandWords»
Jen’aijamaisfaitl’amour.J’aifailli,unefois,maisjemesuisdégonfléeàladernièreminute.Mapluslonguerelationaétéavecungarçonquej’avaisrencontréparl’intermédiairedeKerrisunpeuavantmesdix-septans.
Kerris avait un frère qui allait à la fac. Pendant les vacances de printemps, il y a deux ans, il aramenéun pote à lui à lamaison. Il s’appelait Seth. Il avait dix-huit ans. Je croyais l’aimer.Avec lerecul,jepensequej’aimaissurtoutl’idéed’avoiruncopain.
Il allait à l’Université duTexas, à plus de quatre heures de route de chezmoi.On se parlait autéléphoneetsurInternet.Auboutdesixmois,aprèsenavoirbeaucoupdiscutéaveclui,j’aidécidéquej’étaisprêteàsauterlepas.Cettenuit-là,j’avaislapermissiondeminuit.Alors,ilaréservéunechambred’hôteletonaditàmamèrequ’onallaitvoirunfilm.
Quandonestarrivésdansnotrechambre, j’avais lesmainsqui tremblaient.Jesavaisque j’avaischangéd’avis,mais j’avais troppeurde le lui avouer. Il avait fait tellementd’efforts ! Il avaitmêmeapportésespropresdrapspourquecesoitplusintime.Ons’estlonguementembrassés,allongéssurlelit.Ilm’aenlevémonpull.Sesdoigtssesontaventurésversmonpantalon…etjemesuismiseàpleurer.Ilatoutdesuitearrêté.Ilnem’apasmislapression.Ilnem’enapasvoulud’avoirchangéd’avis.Ilm’aembrasséeetm’aditquecen’étaitpasgrave.Àlaplace,onalouéunfilmetonl’aregardéaulit.
Ons’estréveillésà7heures.Ilfaisaitdéjàjour.Onacommencéàpaniquer.Personnenesavaitoùonétait,etonavaitéteintnosportables.Jesavaisquemesparentsétaientfousd’inquiétude.CommeSethavaittroppeurpourleurfaireface,ilm’adéposéedevantchezmoietestreparti.Jemesouviensd’êtrerestéeimmobileetd’avoirsouhaitémetrouverailleurs,n’importeoù.Jesavaisqu’ilsallaientm’obligeràparler,àleurdireoùj’étaisallée.Jedétestaislesconfrontations.
Je suisdeboutdevantmaJeep. J’observe le jardin remplidenainsdecettemaisonquin’estpasvraimentcheznous.Cesentimentd’anxiétéestderetouretmenouel’estomac.Jesaisquemamèrevavouloirdiscuterdetoutça.Desoncancer.DeKel.Ellevoudraallerauboutdeschosesalorsquejen’aiqu’uneenvie:mecacher.
Jem’approchelentementdelaported’entréeetappuiesurlapoignée,regrettantquepersonnenelatienneferméedel’autrecôté.Kel,Caulderetellesontassisaubar.
Ilssontentraindecreuserdescitrouilles.Ellenepourrapasmeparlertoutdesuite.Parfait.—Salut,dis-jeàpersonneenparticulierenpassantlaporte.Ellenerépondpas.—Salut,Layken!Regardemacitrouille!s’exclameKel.Il la tournepourmelamontrer.Sesyeuxetsabouchesontreprésentéspar troisgrandsX,et ila
accrochéunsacdebonbonssurlecôtéavecduscotch.—Ilfaitlagrimaceparcequ’ilamangéunbonbonacide,m’explique-t-il.—Yadel’idée,jeréponds.—Regardelamienne,ditCaulderàsontour.Unboutdeboisaétéplantédansuntrou,àl’endroitoùauraitdûsetrouverlevisage.—Euh…Qu’est-cequeçareprésente?jedemande.—C’estDieu.Perplexe,jepenchelatêtesurlecôté.—Dieu?Caulderrit.—Ben,oui.IlsetourneversKel.Ensemble,ilsrépondent:—Parcequ’ilestpieux!Jelèvelesyeuxaucielenriant.—Vousvousêtesbientrouvés,touslesdeux.Jeregardemamère.Elleestentraindem’observer,sûrementpourjaugermonhumeur.—Salut,jerépèteàsonintention.—Salut.Ellesourit.—Bon,jelanceenespérantqu’ellecomprenneledoublesensdecequejevaisluidire.Çat’ennuie
sionnefaitquecreuserdescitrouillescesoir?C’estpossibledenefairequeça?Ellereportesonattentionsurlacitrouilledevantellesanssedépartirdesonsourire.—Biensûr,maisonnepourrapascreuserdescitrouillestouslessoirs,Lake.Undecessoirs,il
faudraqu’onarrête.J’attrapeunecitrouilleparterreetm’installeaubar.Jeviensàpeinedem’asseoirqu’onfrappeàla
porte.—J’yvais!crieCaulderensautantdesontabouret.
Mamèreetmoinoustournonsversl’entrée.C’estWill.—Salut,toi.Tuouvresauxgens,maintenant?luidemande-t-il.Caulderluiprendlamainpourlefaireentrer.—OncreusedescitrouillespourHalloween.Viens.Juliaenaachetéunepourtoiaussi.IlguideWillàtraverslesalonjusquedanslacuisine.—Non,çava.Jecreuserai lamienneunautre jour.Jevoulais juste te ramenerà lamaisonpour
qu’ilspassentdutempsenfamille.Mamèretireenarrièrelaseulechaiselibreàcôtéd’elle.—Vienst’asseoir,Will.Onnefaitquecreuserdescitrouillescesoir.C’esttoutcequ’onfait.On
creusedescitrouilles.Caulderenadéjàsoulevéune,qu’ilposesurlebardevantlesiègedeWill.—Alorsd’accord.Creusonsdescitrouilles,ditWill.Lepetitgarçonluitenduncouteauetons’assiedtousaubar…pourcreuserdescitrouilles,etrien
d’autre.Kelprovoque lepremiermomentgênantde la soirée lorsqu’ilmedemandepourquoi je rentre si
tard.Mamèremejetteunregardencoin,attendantvisiblementmaréponseaussi.Will,lui,continuesatâchesansreleverlatête.
—Eddieetmoi,onaétécollées,jeréponds.—Collées?Pourquoi?s’enquiertmamère.—Onaséchéuneheure,lasemainedernière.Onafaitlasiestedanslacour.Elleposesoncouteau,déçueparmoncomportement.—Lake,pourquoiest-cequetuasfaitunechosepareille?Quelcoursas-tuséché?Jenerépondspas.Leslèvrespincées,jedésigneWilld’unsignedelatête.Mamèresetournevers
luiaumomentoùilrelèvelesyeux.Ilhausselesépaulesenriant.—Elleaséchémoncours!Qu’est-cequej’étaiscenséfaire?Mamèreselève,luidonneunetapedansledosetattrapelebottin.—Pourlapeine,jet’inviteàmanger.
***
La soirée est complètement surréaliste. Tout le mondemange de la pizza, discute et s’amuse, ycomprismamère.Çafaitdubiendel’entendrerire.Jelatrouvechangée.Jepensequelefaitdem’avoiravouéqu’elleétaitmaladeluiapermisd’évacuerunepartiedesonstress.Jelevoisdanssesyeux.Elleestplusàl’aise.
Kel et Caulder nous font part de la façon dont ils veulent se déguiser pourHalloween. CaulderhésiteentreunTransformerouunAngryBird.Keln’atoujourspasd’idée.
Aprèsavoirnettoyélesrestesdecitrouillepar terre, jerincelaserpillièredansl’évier.Puis, lescoudesappuyéssurlebar,levisageentrelesmains,jelesobserve.C’estsûrementladernièrefoisquemamèrecreuseunecitrouille.Lemoisprochain,ellefêterasondernierThanksgiving.Après, ilyaurason dernierNoël. Pourtant, elle est assise là-bas et parle d’Halloween avecWill en riant. J’aimeraispouvoirarrêterletemps.J’aimeraisqu’onpuissecreuserdescitrouillespourl’éternité.
Will et Caulder rentrent chez eux quand ma mère va se changer dans sa chambre pour allertravailler.Jeterminedefaireleménagedanslacuisine,réunislesrestesdecitrouilleet lesrassembledansunplusgrandsac.JesorslapoubelledanslarueaumêmemomentqueWill.Ilavancejusqu’auboutdu trottoiravantderemarquermaprésence. Ilmesouritpuis lève l’abattantpour jetersonsacdans labenneàordure.
—Coucou,fait-il.Ilfourresesmainsdanslespochesdesavesteetavanceversmoi.—Coucou,jeréponds.—Coucou,répète-t-il.Ilmedépasseets’appuiecontrelecapotdemaJeep.—Coucou,jepoursuisenl’imitant.—Coucou.—Arrête,jedisenriant.Onattendtouslesdeuxquel’autreparle.Çan’arrivejamais,etunsilencepesanttombesurnous.
Commejedétesteça,jesuislapremièreàlebriser.—Jesuisdésoléed’enavoirparléàEddie.Elleesttrèsintelligente,tusais?Elleacomprisqu’il
sepassaitquelquechose,maiselleacruquec’étaitplussérieuxqueça.Alors,j’aidûluidirelavérité.Jenevoulaispasqu’elleaitunemauvaiseimagedetoi.
Rejetantlatêteenarrière,ilcontemplelesétoiles.—Jefaisconfianceàtonjugement,Lake.JefaismêmeconfianceàEddie.Ilfautsimplementqu’elle
comprenneàquelpointcetravailestimportantpourmoi…àmoinsquejen’aiedittoutçapourquetucomprennesàquelpointilétaitimportantpourmoi.
Moncerveauesttropfatiguépouranalysercettephrase.—Danstouslescas,luidis-je,jesaisquec’étaitdifficilepourtoi…detoutnousracontercomme
ça.Merci.Onobserveunevoituresegarerdansunealléeprèsdenous.Unefemmeensortavecdeuxjeunes
filles.Toutesportentdescitrouilles.—Tusais,jeneconnaispersonned’autredanscetterue,àpartCaulderettoi,jeluifaisremarquer.Ilposelesyeuxsurlamaisondanslaquellelestroispersonnessontentrées.—C’estErica.ElleestmariéeàGusdepuisvingtans,enfin,jecrois.Ilsontdeuxfilles,desados.
C’estlaplusvieillequivientgarderCaulderdetempsentemps.»LecouplequihabiteàdroitedeCaulderetmoiestceluiquiviticidepuislepluslongtemps.Leur
filsvientdes’engagerdansl’armée.Ilsm’ontbeaucoupaidéàlamortdemesparents.Melindanousa
préparéàmangertouslesjourspendantdesmois.Ellecontinuedenousapporterquelquechoseunefoisparsemaine.
» Tu vois, la maison, là-bas ? poursuit-il en désignant le bas de la rue. C’est celle de tonpropriétaire.Ils’appelleScott.Sixmaisonsduvoisinageluiappartiennent.C’estuntypebien,maisseslocatairesdéfilent.Jeneconnaispersonned’autre.
J’observe lesmaisons lesunes après les autres.Elles se ressemblent toutes, pourtant, jenepeuxm’empêcherd’imaginerlesviesdecesfamilles,toutesdifférentes,auseindeleurfoyer.Jemedemandesi certains d’entre eux gardent des secrets ? Si d’autres tombent amoureux. Ou se déchirent. Sont-ilsheureux?Tristes?Effrayés?Pauvres?Seuls?Apprécient-ilscequ’ilsontàsajustevaleur?GusetEricamesurent-ilslachancequ’ilsontd’êtreenbonnesanté?Scottprofite-t-ildesesrentes?Toutpeuts’effondrerdujouraulendemain.Rienn’estpermanent.Laseulechosequel’onatousencommun,c’estlafatalité.Chacund’entrenousfiniraparmourir.
—Ilyaaussicettefille,reprendWill.Elleaemménagédanscetterueilyaquelquetemps.Jemerappelleencorequandjel’aivuearriverdanscetutilitaire.Ellesemblaitsavoircequ’ellefaisait.Ilétaitcentfoisplusgrosqu’elle,pourtant,elleareculésansdemanderd’aide.Jel’airegardéesegareretposerune jambe sur le tableaude bord de la camionnette comme si elle faisait ce genre de choses tous lesjours.Lesdoigtsdanslenez.
»Ilfallaitquejepartetravailler,maisCaulders’étaitdéjàprécipitédel’autrecôtédelarue.Ilsebattaitavecdesépéesinvisiblesaveclepetitgarçondufourgon.Jecomptaissimplementl’appelerpourqu’il monte dans la voiture, mais quelque chose chez cette fille m’a interpellé. Il fallait que je larencontre.Alors j’ai traversé la route.Ellenem’amêmepas remarqué.Elle regardait son frère joueravecCaulderd’unairpensif.
»Jemesuispostédevantlacamionnettepourl’observer.Sesyeuxétaientextrêmementtristes.Jevoulais savoir à quoi elle pensait, ce qui se passait dans son esprit. Qu’est-ce qui lui faisait tant depeine?Jemouraisd’enviedelaprendredansmesbras.Quandelleestenfinsortiedelavoiture,jesuisallémeprésenter. Ila falluque jemeforceà lui lâcher lamain.Jevoulais la tenirpour l’éternité. Jevoulaisqu’ellesachequ’ellen’étaitpasseule.Lefardeauqu’elleportait,jevoulaisleporterpourelle.
Jeposelatêtesursonépaule.Ilpassesesbrasautourdemoi.— J’aimerais pouvoir le faire, Lake. J’aimerais pouvoir tout effacer. Malheureusement, ça ne
marchepasainsi.Çanes’envapascommeça.C’estcequetamèreessaiedetefairecomprendre.Elleabesoinquetuacceptessonsort.Kelaussi.Ilfautquetuluiaccordescesoulagement.
—Jesais,Will.Maisjen’ensuispascapable.Pastoutdesuite,entoutcas.Jenesuispasprêteàyfairefacepourl’instant.
Ilmeserrecontrelui.—Tuneserasjamaisprête,Lake.Personnenel’estjamais.Ilsedétacheets’éloigne.Ilaraison,commed’habitude,maiscettefois,çam’estégal.
—Lake?Jepeuxentrer?demandemamèredel’autrecôtédelaportedemachambre.—C’estouvert,jeréponds.
Elleentreetrefermederrièreelle.Elleaenfilésabloused’infirmière.Elles’assoitsurlelitprèsdemoipendantquejecontinued’écriresurmoncahier.
—Qu’est-cequetuécris?demande-t-elle.—Unpoème.—Pourl’école?—Non,pourmoi.—Jenesavaispasquetuécrivaisdelapoésie.Elleessaied’yjeterunœilpar-dessusmonépaule.—Moinonplus.Enfait,sionlitunpoèmeauclubN9NE,onestdispensésdecontrôlefinal.J’y
réfléchis,mais jenemesuispasencoredécidée.L’idéedeme retrouverdevant tantdepersonnesmerendnerveuse.
—Repousseteslimites,Lake.Ellessontlàpourça.Jeretournemonpoèmeetmeredresse.—Qu’est-cequetuvoulais?Ellemesourit,puisreplaceunemèchedecheveuxderrièremonoreille.—Pasgrand-chose,dit-elle.Ilmerestait justequelquesminutesavantdepartir.J’aipenséqu’on
pouvaitdiscuter.Jevoulaisaussitedirequec’estmondernierjour.Jenetravailleraiplusaprèscesoir.Je détourne les yeux etme penche en avant pour ramassermon stylo.Après l’avoir rebouché et
avoirfermémoncahier,jerangelesdeuxdansmonsacàdos.—Jecreuseencoredescitrouilles,Maman.Elleinspirelentementetselève.Ellehésiteuninstantavantdepasserlaporte.
15
Jecontinueraid’avancerpourl’éternitécommelemondequitournesousmespieds
Quandjeperdraimonchemin,jelèverailatêteversleciel
EtquandlacapenoireglisserasurlesolJeseraiprêtàmerendre,etjemesouviendrai
Quec’estcequinousattendtousSijeprofitedelaviequel’onm’adonnée,jen’aurai
paspeurdemourir.THEAVETTBROTHERS,«OnceAndFutureCarpenter»
Willentredanslaclasse,unpetitprojecteurdanslesbras.Illeposesursonbureauetlebrancheàsonordinateur.
—Qu’est-cequ’onfaitaujourd’hui,monsieurCooper?demandeGavin.—Jeveuxvousmontrerpourquoivousdevriezécriredelapoésie,répond-ilsanss’interrompre.Ilfaitpasserlefild’alimentationautourdesonbureauetlebrancheàlaprise,contrelemur.—Jesaispourquoilesgensécriventdespoèmes,ditJavi.Cesontdespleurnichardsquin’ontrien
demieuxàfairequeseplaindredeleurexoudeleurclébardquivientdecrever.—Tuconfonds,Javi,interviens-je.Ça,c’estlamusiquecountry.Tout lemondeéclatede rire,ycomprisWill. Il retourneà sonbureaupourallumersonportable
puisjetteuncoupd’œilàJavi.—Etalors?Qu’est-cequeçapeuttefairesiquelqu’unsesentmieuxaprèsavoirécritunpoème
sur sonchien?Tantmieuxpour lui.Laisse-le faire.Siune fille tebrise le cœuretque tudécidesdecouchertessentimentssurlepapier,Javi,çaneregardequetoi.
—C’estpasfaux,répondJavi.Chacunestlibred’écrirecequ’ilveut.Cequimeperturbe,c’estquelapersonnen’aurapeut-êtrepasenviederéentendresonpoèmeunjour.Imaginezqu’unmecparledesacopinequil’alarguédansunslametqu’après,ilréussitàl’oublier.Iltombeamoureuxd’uneautrenana.Leproblème,c’estquequelquepart,surYoutube,onpeutcontinuerdel’écouter,tristecommelapluie,
entraindeseplaindre.C’estdébile.Sionécritunpoèmeouqu’onlerécite,unjouroul’autre,onseraforcéderevivrecemoment.
Willcessedes’occuperduprojecteuretsetourneversletableau.Ilécritquelquechoseàlacraie,puisseplacesurlecôté.
TheAvettBrothers
Ildésignelenomnotéblancsurnoir.—Certainsd’entrevousont-ilsdéjàentenduparlerd’eux?Il me regarde et secoue légèrement la tête pour me faire comprendre qu’il ne veut pas que je
réponde.—Çameditquelquechose,ditquelqu’unaufonddelaclasse.—Ehbien,enchaîne-t-ilensemettantàmarcher.Cesontdecélèbresphilosophesquiutilisentet
écriventdesmotsextrêmementsagesquiportentàlaréflexion.Jeréprimeunéclatderire.Iln’apastoutàfaittort.—Unjour,onleuraposécettemêmequestion.Jecroisquec’étaitpendantunelecturepublique.
Quelqu’un les a interrogés sur leur poésie, leur a demandé si ce n’était pas difficile de revivre cessituations chaque fois. Ils ont répondu que si eux-mêmes avaient réussi à avancer, par rapport à lapersonneoul’événementquilesavaitinspirés,çanevoulaitpasdirequed’autresn’étaientpasentraindelevivreaumêmemoment.
»Aprèstout,quelleimportancesitun’esplusdanslemêmeétatd’espritaujourd’huiquelorsquetuasécritcepoème,l’annéedernière?C’estpeut-êtrecequelapersonneenfacedetoiressent.Exprimersessentiments,savoirquedanscinqans,cesmotstoucherontpeut-êtrequelqu’und’autre:voilàpourquoionécritdelapoésie.
Lorsqu’ilallumeleprojecteur,jereconnaisaussitôtlepoèmequis’affichesurlemur.C’estceluiqu’ilarécitéàlasoiréeslamlorsdenotrepremierrendez-vous.Sontextesurlamort.
—Vousvoyezça?C’estunpoèmeque j’ai écrit ily adeuxans, après lamortdemesparents.J’étaisencolère.Jesouffrais.J’aicouchésurpapierexactementcequejeressentais.Lorsquejelerelisaujourd’hui,jeneretrouvepluslesmêmesémotions.Est-cequejeregrettedel’avoirécritpourautant?Non.Parcequ’ilestpossiblequequelqu’un,danscettepièce,puissesereconnaîtrededans.Ilpourraitluiparler.
Endéplaçantlasouris,ilagranditlapageetsouligneunephraseenparticulier.
«Lesgensn’aimentpasparlerdelamortparcequeçalesrendtristes.»
—Onnepeut jamais savoir : quelqu’unparmivous ressentpeut-être lamêmechose.Est-cequeparlerdelamortvousrendtriste?Évidemment.Lamortn’ariendedrôle.Personnen’aenvied’aborderlesujet.Maisparfois,onyestobligé.
Jevoisoùilveutenvenir.Jecroiselesbrasetluiadresseunregardnoirquandilplantesesyeuxdanslesmiens.Ilreportealorssonattentionsuruneautrephrase,qu’ilsouligneégalement.
«Siseulementilss’étaientpréparés,s’ilsavaientacceptél’inévitable,veilléàleursuccession.»
—Qu’est-cequevouspensezdecelle-ci?Mesparentsnes’étaientpaspréparésàmourir.Jeleurenaivoulupourça.Ilsm’ontlaisséleursfactures,leursdettes,etunenfantsurlesbras.Queseserait-ilpassés’ilsavaientétéprévenus?S’ilsavaienteulapossibilitéd’endiscuter,deprévoirlasuite?Sionavaitmoinsévitédeparlerdelamortquandilsétaientvivants,peut-êtrequeleschosesauraientétéplusfacilespourmoi.
Ilmeregardedanslesyeuxenmontrantlasuite.
«[…]comprisqu’iln’yavaitpasqueleursviesenjeu.»
—Onpensetousqu’onauraletempsdes’occuperdetoutçademain.Simesparentsavaienteulamoindreidéedecequiallaitleurarriveravantqueçaseproduise,ilsauraientfaittoutcequiétaitenleurpouvoirpournouspréparerà l’inévitable.Absolument tout.Leproblème,cen’estpasqu’ilsn’ontpaspenséànous,c’estqu’ilsn’ontpaspenséàlamort.
Ilfaitdéfilerletextejusqu’àlafin.
«Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.»
J’observeleversetlelis.Puis,jelelisencoreunefois.Etencore.Etencoreetencore.Jelerelisdansmatêtejusqu’àlafinducours,jusqu’àcequetoutlemondeparte.SaufWill.
Ilm’observe,assisàsonbureau.Ilattendquejesaisisselesensdesesparoles.—J’aicompris,Will,jemurmureauboutd’unmoment.J’aicompris.Danslapremièrephrase,tu
disquelamortestlaseulechoseinévitabledelavie…Tuasmisl’emphasesurlamort.Maisquandturépèteslamêmechose,àlafin,c’estlemot«vie»quiestmisenavant.Aufinal,c’estlavie,leplusimportant.J’aicompris,Will.Et tuasraison.Mamèrenecherchepasànousprépareràsamort.Elleveutnousprépareràsavie.Àcequ’ilenreste.
Ilsepenchepouréteindreleprojecteurpendantquejeramassemesaffairesetrentreàlamaison.
Jem’assois sur le lit demamère. Elle s’est endormie en pleinmilieu. Elle n’a plus de côté àrespecter,maintenantqu’elledorttouteseule.
Elle porte toujours sa blouse. Lorsqu’elle se réveillera et qu’elle l’enlèvera, ce sera pour ladernièrefois.Jemedemandesic’est laraisonpourlaquelleellenel’apasôtée,sielleaeulamêmepensée.
Jeregardesoncorpsbougeraurythmedesarespiration.Àchacunedeses inspirations, j’entendssespoumonsquipeinentàfairecirculerl’air.Cespoumonsquisesontretournéscontreelle.
Jeluicaresselescheveux.Cefaisant,quelquesmèchesmerestentdanslesdoigts.Jeretirelamainetlesemmènedansmachambreoùjelesattacheensembleavecmabarretteviolettetombéeàterre.Jeposeensuiteletoutsousmonoreilleretretournedanslachambredemamère.Aprèsm’êtreglisséedansle lit à côté d’elle, je la prends dansmes bras. Samain trouve lamienne sous les couvertures et oncommuniqueainsi,sansparler.
16
…THEAVETTBROTHERS,
«Complainted’unmatelotmourant 1»
Quandmamère se rendort, je vais faire un tour au supermarché. Le plat préféré deKel est lesbasagnes.Ilnesavaitpasprononcerlemot«lasagnes»quandilestpetit.Onacontinuéàlesappelercommeçaparlasuite.J’achètetoutcequ’ilfautpourencuisineretrentreàlamaisonpourmemettreauxfourneaux.
—Çasentlesbasagnes,ditmamèreensortantdesachambre.Elleportesesvêtementsdetouslesjours.Elleafinalementretirésablousepourlatoutedernière
fois.—C’est ça. Jeme suis dit qu’il valaitmieuxpréparer àKel sonplat préféré ce soir. Il en aura
besoin.Ellevaselaverlesmainsdansl’évieravantdevenirm’aideràétalerunecouchedepâte.—Sijecomprendsbien,onarrêtedecreuserdescitrouilles?medemande-t-elle.—Ouais,jeréponds.Lescitrouillesonttoutesétécreusées.Ellerit.—Maman?Avantqu’ilarrive,ilfautqu’onparle.Àproposdecequ’ilvaluiarriver.—J’enaienvie,Lake.J’aienvied’enparlerdepuisledébut.—Pourquoi tuneveuxpasqu’il resteavecmoi?Tunecroispasque j’ensuiscapable?Tune
pensespasquejeseraiunebonnemère?Elledéposeladernièrecouchedepâtequejerecouvredesauce.—Cen’estpasça,Lake.Jeveuxsimplementquetupuissesmenertaviecommetul’entends.J’ai
passélesdix-huitdernièresannéesàt’élever,àt’apprendretoutcequejesais.Ilestgrandtempsquetuaillesteprendrequelquesclaques.Faisdeserreurs.Maisn’élèvepasunenfant.
—Parfois,lavienefaitpasleschosesdansl’ordrechronologique,jerétorque.Tuenesl’exemplemême. Si c’était le cas, tu nemourrais pas si tôt. Tumourrais sûrement vers soixante-dix ans. C’estl’espérancedeviemoyenne,jecrois.
Ellesecouelatêteenriant.—Jesuissérieuse,Maman.Jeveuxlegarderavecmoi.Jeveuxl’élever.Etilvoudraresteravec
moi,luiaussi.Tulesais.Tudoisnouslaisserlechoix.Jusqu’àprésent,onestrestéssurlatouche.Alorslaisse-nousaumoinsprendrecettedécision.
—D’accord,répond-elle.—D’accord,tuvasypenseroud’accord,d’accord?—D’accord,d’accord.Jelaprendsdansmesbras.Jelaserreplusfortquejamais.—Lake?fait-elle.Tumemetsdelasaucedebasagnespartout.Enreculant,jemerendscomptequejetienstoujourslaspatuleàlamainetqu’ellegouttesurledos
demamère.
—Pourquoi est-ce qu’il ne peut pas venir à lamaison ? demandeKel lorsque jeme gare dansl’alléeetenvoieCaulderchezlui.
—Jetel’aidéjàdit.Mamanveutnousparler.Aumomentoùonrentre,mamèremetlesbasagnesaufour.—Maman,devinequoi?!s’exclameKelencourantdanslacuisine.—Quoi,moncœur?— Notre école organise un concours de déguisement pour Halloween. Le gagnant remportera
cinquantedollars!—Cinquantedollars?Waouh.Tuasdécidécequetuvoulaisêtre?—Pasencore.Ilavanceverslebaretposesonsac.—Tasœurt’aditqu’onallaitavoirunepetiteconversation,cesoir?—Ouioui.Maisj’avaiscompristoutseul.Onmangedesbasagnes.Mamèreetmoinoustournonsverslui.—Quand ilyadesbasagnesaurepas,c’estmauvaissigne.Vousenavezfaità lamortdePapi.
Vousenavezfaitpourm’annoncerquePapaétaitmort.VousenavezfaitquandonadéménagédansleMichigan.Etvousenfaitescesoir.Alors,soitquelqu’unestentraindemourir,soitonretourneauTexas.
Mamèreme regarde avecdegrandsyeux en se demandant si elle doit se borner auplan initial.Visiblement,Kelaouvertladiscussionplustôtqueprévu.Elles’approchedeluiets’assoit.Jelasuis.
—Tuestrèsobservateur.Bravo,dit-elle.—Alorsc’estquoi?demande-t-ilenlevantlatêteverselle.Elleprendsonvisageentresesmainsetluicaressedoucementlesjoues.—J’aiuncancerdupoumon,Kel.Ilsejetteaussitôtdanssesbras.Elleenfouitsesdoigtsdanssescheveux,maisilnepleurepas.Ils
restentsilencieuxuninstantpendantlequelelleattendqu’ilreprennelaparole.—Tuvasmourir?demande-t-ilauboutd’unmoment.Savoixestétoufféecarilalevisagepressécontresapoitrine.—Oui,moncœur.Maisjenesaispasquand.Enattendant,onvapasserleplusdetempspossible
ensemble.J’aiarrêtédetravailleraujourd’huipourprofiterdevous.Jen’avaispaslamoindreidéedelafaçondontilallaitréagir.Àneufans,ilneserendraitsûrement
comptedelagravitédelasituationqu’aprèssamort.Celledemonpèreavaitétésoudaine,inattendue.Naturellement,saréactionavaitétécatastrophique.
—Qu’est-cequivasepasserquandtumourras?Avecquionvavivre?—Tasœurestadulte,maintenant.Tucontinuerasdevivreavecelle.—Maisjeveuxresterici,avecCaulder,dit-ilenrelevantlatêtepourmeregarder.Layken,tuvas
m’obligeràretournerauTexasavectoi?Jusqu’àcetinstant,j’enavaiseulafermeintention.—Non,Kel.Onresteraici.Kelsoupireenassimilanttoutcequ’ilvientd’entendre.—Tuaspeur,Maman?luidemande-t-il.—Plusmaintenant,répond-elle.J’aieusuffisammentdetempspourl’accepter.Jetrouvemêmeque
j’aidelachance.J’aiétéprévenue,pascommevotrepère.Jevaispouvoirpasserdutempsavecvousdeuxàlamaison.
Ilselibèredel’étreintedemamèreetposelescoudessurlatable.—Jeveuxquetumepromettesquelquechose,Layken.—OK.—Nefaisplusjamaisdebasagnes.Onéclatetousderire.Onrit.C’estsûrementlachoselaplusdifficilequemamèreetmoiayonseue
àfaire,etpourtant,onrit.Kelestincroyable.
Uneheureplustard,ondéposesurlatableunplatgigantesquedebasagnes,dupainetdelasalade.Onn’arriverajamaisàmangertoutça.
—Kel, tuneveuxpasallervoir siWill etCaulderontdîné?ditmamèreencontemplantnotrerepas.
Kelseprécipitedehors.Elleajoutedeuxassiettespendantquejeremplislesverresdethéglacé.—Ilfautqu’ondemandeàWilldegarderKel,luidis-je.—Will?Pourquoi?—Parce qu’à partir demaintenant, je t’emmènerai à tes séances de chimio. Je ne veux pas que
Brendas’occupedetout.Jepourrairaterunjourdecoursdetempsentemps,ouoniraaprèslaclasse.—D’accord,répond-elleensouriant.KeletCaulderpassentlaporteencourant,suivisdeWilluninstantplustard.—Kelm’aditqu’onmangeaitdesbasagnes?demande-t-ild’untonhésitant.
—C’estbiença,monbonmonsieur,répliquemamèreenservantlesassiettes.—Qu’est-cequec’est?Deslasagnesàlabolognaise?Ilal’aird’avoirpeur.— Ce sont des basagnes. Et c’est la dernière fois qu’on en mange, alors tu ferais mieux d’en
profiter,dit-elle.Wills’approchedelatableetattendquemamèreetmoinoussoyonsinstalléespours’asseoiràson
tour.Onfaitpasserlesplatsdepainetdesaladejusqu’àcequel’assiettedetoutlemondesoitpleine.
Commelanuitdernière,Kelcauselepremiermomentgênant.—Mamamanestentraindemourir,Caulder.Will jette un coup d’œil dans ma direction. Je lui adresse un sourire en coin pour lui faire
comprendrequ’onadiscuté.—Quandelleseramorte,jevivraiiciavecLayken,commetoiavecWill.Onserapareils.Tousnos
parentsserontmortsetonvivraavecnotrefrèreetnotresœur.—Waouh.C’estfou,répondCaulder.—Caulder!s’écrieWill.—Cen’estpasgrave,Will,intervientmamère.C’estvraimentfou,quandonsemetàlaplaced’un
enfantdeneufans.—Maman,reprendKel.Ettachambre?Jepeuxl’avoir?Elleestplusgrandequelamienne.—Pasquestion,jerétorque.Ilyaunesalledebainsàl’intérieur.C’estmoiquilarécupère.Kelal’airdéçu,maisjenerevienspassurmadécision.J’aurailachambreaveclasalledebains
attenante.—Kel,tupourrasavoirmonordinateur,ditmamère.—Génial!JemetourneversWillpourm’assurerquecetteconversationnelemetpasmalàl’aise.Ilesten
trainderire.C’estexactementcequ’ilespérait:qu’onacceptelasituation.En dînant, on discute desmois à venir et de qui s’occupera deKel etCaulder lorsquemamère
recevrasontraitement.WillacceptedegarderKelsibesoin,etdecontinuerdelesemmeneràl’écolelematin.Jelesrécupérerailesoir,saufsijesuisàl’hôpitalavecmamère.Encontrepartie,Willveutbienqu’on luiprépareàmangerpresque tous les jours.Lasoiréeestunsuccès. J’ai l’impressionque, tousensemble,onvientdemettrelamortK-O.
—Jesuisépuisée,ditmamère.Ilfautquejeprenneunedoucheetquej’aillemecoucher.Elleserenddanslacuisine,oùWillestentraindefairelavaisselle.Ellepassesesbrasautourde
luietleserrecontreelle.—Merci,Will.Mercipourtout.Ilseretournepourluirendresonétreinte.Lorsqu’ellemedépassesurlechemindesachambre,ellemedonneunpetitcoupd’épaule.Ellene
ditrien,maisjecomprendstoutdesuiteoùelleveutenvenir.Ellemedonnesabénédiction.Uneseconde
fois.Dommagequeçanesoitpassifacilequeça.Aprèsavoiressuyélatable,jerincel’épongedansl’évier.—C’estl’anniversaired’Eddie,jeudi.Jenesaispasquoiluioffrir.—Moi,jesaiscequetunedoispasluioffrir,ditWill.—Crois-moi, je lesaisaussi, je répondsenriant.Gavinasansdouteprévuquelquechose jeudi
soir.Jelefêteraipeut-êtreavecellevendredi.—Oh,enparlantdevendredi.VousavezbesoinquejegardeKel?J’aioubliéqueCaulderetmoi,
onallaitàDetroitpourleweek-end.—Non,çava.C’estpourvoirtafamille?—Ouais.Onserendchezmesgrands-parentsunweek-endparmois.C’estlemarchéqu’onapassé
quandjesuisvenulechercherenpleinenuitchezeux.—Çameparaîtéquitable,dis-je.Jetendslamainversl’évieretledébouche.—Alorstuneseraspasàlasoiréeslamjeudi?demande-t-il.—Non.MaisonpeutgarderCaulder,ducoup.Envoie-leiciaprèsl’école.Ilposeladernièreassiettesurl’égouttoirets’essuielesmainssurletorchon.—C’estplutôtbizarre,tunetrouvespas?Lafaçondontsesontgoupilléesleschoses,lefaitque
vousayezdéménagémaintenant,queKelaitrencontréCaulderaumomentoùilavaitleplusbesoind’unmeilleurami,qu’ilprennelanouvelleavecautantdecalme…C’estledestin.
Ilsetourneversmoiensouriant.—Jesuisfierdetoi,Lake.Tuasétéparfaiteaujourd’hui.Ildéposeunlongbaisersurmonfrontavantderetournerdanslesalon.—Caulderdoitencoreprendresadouche.Onferaitmieuxd’yaller.Àdemain,dit-il.—Oui.Salut.Jesoupireenpensantauseulsujetquine luiestpasvenuà l’esprit.L’énormedétailquin’apas
fonctionnécommeonl’auraitvoulu:nous.Jecommenceàl’accepter.Onneserajamaisensemble.C’estimpossible.Lesdeuxdernierssoirs
qu’ilapassésici,j’aisentiqueleschosesavaientchangéentrenous.Ilnousarriveencored’avoirdesmomentsgênants,maisonarriveàleséviter.Onn’estqu’enoctobre.Ilresteramonprofjusqu’enjuin.Encorehuitmois à tirer.Quand jevois le tournant radicalqu’aprismavie ceshuitderniersmois, jen’arrivepasàmeprojetersiloin.Lorsquejem’allongedansmonlitetquejefermelesyeux,jeprendsunerésolution.Willneseraplusmapriorité.Jeferaipassermamèreavanttout,puisKel,etenfin,lavie.
Çaaprisdutemps,maisiln’aplusd’emprisesurmoi.
—Eddie,tuveuxbienallermechercherunlaitauchocolat,mapuce?J’aioubliéd’enprendreun.Gavin regarde sapetite amie avecdesyeuxde chienbattu.Eddie lève les yeux au ciel avant de
s’exécuter.Dèsqu’elleaquittélatable,ilsetourneversnousenchuchotant.—Demainsoir.ChezGetty.18heures.Apportezunballonrose.Oniraauslamaprès.—Tuesdingue,Gavin?C’estpasdrôle.Ellevaêtrefollederage,jemurmure.
—Fais-moiconfiance.EddieestdéjàderetouraveclelaitauchocolatdeGavin.—Tiens,tumedoiscinquantecentimes.—Jetedoismoncœur,rétorque-t-ilenattrapantlaboisson.Elleluidonneunelégèreclaquesurlefront.—Oh,arrêted’êtreaussicucul,tuesridicule!s’exclame-t-elleavantdel’embrassersurlajoue.
J’entreàcontrecœurchezGettyavecmonballonroseàlamain.GavinetNicksontassisdansun
coin,aufonddelapièce.Ilsmefontsignedelesrejoindre.Ilyadestonnesdeballonsroses.ÇanevapasplaireàEddie.
Gavinattrapelemienetécritquelquechosedessusaumarqueur.—Tiens,ditGavinenmetendanttouslesballons.Prends-lesetvatecacherdanslestoilettes.Je
viendraitechercherlemomentvenu.Ellevabientôtarriver.Ilmepousseendirectiondes toilettessansme laisser le tempsdeprotester. Jemepostedans le
couloir,entrelestoilettesdeshommesetleplacardàbalais.Enlevantlatête,jemerendscomptequedesnomssontinscritssurlesballons.
Quelquesinstantsplustard,unvieuxmonsieurs’approchedemoi.—C’esttoi,Layken?medemande-t-il.—Oui,jeréponds.—Jem’appelleJoel.Jesuislepèred’accueild’Eddie.—Oh.Bonsoir.—Gavinveutquetuaillesdanslasalle.Jem’occupedesballons.Eddieestarrivée.Ellepenseque
jesuisalléauxtoilettes.Nedisrien.—Euh,OK.Jeluitendslesballonsetretourneànotretable.—Layken!Tueslà,toiaussi!Vousêtesadorables,lesgars,s’exclameEddie.Aumomentoùelleessaiedes’asseoir,Gavinl’enempêche.—Onnevapasmangertoutdesuite.Ondoitallerdehors.—Dehors?Maisilfaitfroid!—Allez,viens,dit-ilenlatirantverslaporte.Onsuit tousGavinà l’extérieuretonseposteàcôtéd’Eddie.Je jetteuncoupd’œilàNick,qui
hausselesépaules.Iln’ensaitvisiblementpasplusquemoi.Gavinsortunefeuilledepapierdesapocheetvientseplacerdevantlajeunefemme.
—Cen’estpasmoiquiaiécritcettelettre,Eddie.Maisonm’ademandédetelalire.Eddie relève la tête en souriant. Elle nous regarde en essayant de jauger nos expressions. Elle
n’apprendrariendenous.Onn’estaucourantderien.
—«C’estun4juilletquetuesentréedansmavie.
Lejourdel’indépendance.Tuavaisquatorzeans.Tuasouvertlaporteàlavoléeettut’esdirigéetout droit vers le frigo enme disant que tu avais besoin deSprite. Je n’avais pas deSprite.Tum’asassuréquecen’étaitpasgraveettuasattrapélabouteilledeDrPepperàlaplace.Tum’asterrorisé.J’aiexpliqué à l’assistante sociale que je ne pouvais pas te garder. Je ne m’étais jamais occupé d’uneadolescente.Ellem’aréponduqu’elle te trouveraitunenouvellemaisondès le lendemain,maisque tudevaispasserlanuitchezmoi.
J’étaisnerveux.Jenesavaispasquoidireàunefilledequatorzeans.Jenesavaispascequ’ellesaimaient,cequ’ellesregardaientàlatélé.J’étaiscomplètementperdu.Maistoi, tuasrenduleschosesfaciles.Parcequetuavaispeurdememettremalàl’aise.
Plus tard, cettenuit-là, il faisait sombredehorsetonaentenduun feud’artifice.Tum’aspris lamain pour que jeme lève du canapé et tum’as emmené dehors. On s’est allongés dans l’herbe pourobserverleciel.Alors, tun’aspasarrêtédeparler.Tum’asracontétaviedanstafamilleprécédente,puiscelled’avant,etcelled’avant.Pendant toutce temps, je t’aiécoutée. J’aiécoutécettepetite fillepleinedevie.Animéeparuneviequiluimettaittantdebâtonsdanslesroues.»
EddiehoquettedesurpriseenapercevantJoelquitientlebouquetdeballons,danslerestaurant.IlsortetvientseplaceràcôtédeGavin.Celui-cipoursuitsalecture.
—« Je n’ai jamais pu te donner beaucoup. Je ne t’ai pas non plus inculqué grand-chose, à partcomment te garer. Mais toi, tu m’as appris beaucoup plus que tu ne le sauras jamais. Et en cetanniversairetrèsspécial,celuidetesdix-huitans,tun’appartiensplusàl’ÉtatduMichigan.Àpartirdemaintenant,légalement,tunem’appartiensplusnonplus.Tun’appartiensplusàtouscesgensquetuasconnusdanstonpassé.»
Joelsemetàlirelesnomsàvoixhaute,toutenrelâchantlesballonsunàun.Eddiepleurependantqu’onregardelesballonsdisparaîtredansl’obscurité.Ilcontinuedeleslâcherjusqu’àcequelesnomsdesesvingt-neuffrèresetsœursettreizeparentsaientétéénumérés.
Ilneluirestequ’unballondanslesmains.Ilyestécrit«Papa»engrandeslettresnoires.Gavinreplielalettreetfaitunpasenarrière.Joels’approched’Eddie.—J’espèrequetuaccepterascecadeaupourtonanniversaire,dit-ilenluitendantleballon.Jeveux
êtretonpère,Eddie.Jeveuxêtretafamillepourlerestedetavie.Eddieleprenddanssesbrasetilspleurentensemble.Onrentreàl’intérieurdurestaurantpourleur
laisserunpeud’intimité.— Mon Dieu, il me faut une serviette, dis-je en reniflant et en cherchant quelque chose pour
m’essuyerlesyeux.J’attrapedesserviettessurlebar,puismetourneversNicketGavin.Ilspleurenttouslesdeux.Je
prendsd’autresserviettes,etonregagnenotretable.
1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)
17
SijemefaistuerenvilleNecherchepasàvengermonnom
UnemortdeplusseraitfutileNetefaispasmettreenprison.
THEAVETTBROTHERS,«MurderintheCity»
Jepeuxaffirmerentoutehonnêtetéavoirdépassélescinqstadesdudeuildansmavie.J’ai accepté la mort de mon père. Je l’avais acceptée des mois avant qu’on emménage dans le
Michigan. J’ai accepté ledestindemamère. J’ai consciencequ’ellen’est pas encoremorte et que jedevrairecommencermontravaildedeuilàcemoment-là,maisjesaisqueceseramoinsdifficile.
J’aiacceptédevivredansleMichigan.Lachansonquej’aiécoutéeenbouclechezWills’appelle«Weightoflies»,lepoidsdesmensonges.Lesparolesdisent:
«Lepoidsdesmensongesteralentira,tesuivrapartoutCartoutcequisepasseici,sepasseaussiailleurs.»
Chaquefoisquelachansonrecommençait,jen’entendaisquecettepartieàproposdesmensongeset
dufardeauqu’ils représentaient.Cesoir,enmerendantàDetroitavecmaJeep, jecomprendsenfin lavéritablesignificationdecesmots. Ilsneserapportentpasuniquementauxmensonges,maisaussià lavie.Onne peut pas simplement s’échapper dans une autre ville, un autre endroit ou un autreÉtat.Cequ’onfuitnoussuivraobligatoirementetnenousquitteraquelorsqu’onyaurafaitface.
J’ai accepté la situationavecWill. Jene lui enveuxpasd’avoir fait ce choix.Bien sûr, je rêvetoujoursqu’ilrevienneversmoiencourantenmedisantqu’iln’apasbesoind’untravailquandiladéjàl’amour…Maisenréalité,s’ilavaitfaitpassersessentimentspourmoienpriorité,j’auraiseudumalàaccepterqu’ilpuisserenonceraussifacilementauxchoseslesplusimportantespourlui.Ilauraitbaissédansmon estime. Alors je ne lui en veux pas. Je le respecte. Et un jour, quand je serai prête, je leremercierai.
J’arrivedevantleclubunpeuaprès20heures.CommeGavinaunesurprisepourEddie,ilsontfaitunpetitdétour.Ilsarriverontplustard.Leparkingestplusrempliqued’habitude.Jesuisforcéedemegareràl’arrière.Ensortantdelavoiture,jerespireprofondémentetmepréparepsychologiquement.Jenesaisplusquandj’aieul’idéedemontersurscène,maisjecommenceàdouterdemadécision.
Tandis que je me dirige vers la porte, les paroles de ma mère me reviennent en mémoire.«Repousseteslimites,Lake.Ellessontlàpourça.»
Jepeuxyarriver.Cen’estqu’unpoème. Il suffit de le réciterune fois, et ce sera terminé.C’estaussisimplequeça.
Jepasselaporteavecquelquesminutesderetard.Jecomprendstoutdesuitequelesacrificeestsurlepointdedébutercaronpourraitentendreunemouchevoler.Jemefaufilediscrètementaufonddelasalle. Comme je ne veux pas attirer l’attention sur moi, je m’assois à une table vide. Je sors montéléphone pour le mettre sur silencieux et envoie un message à Eddie pour lui expliquer où je suisinstallée,quandtoutàcoup…Jel’entends.
Willsetientdevantlemicro,surscène.Ildéclameunedesesœuvrespourlesacrifice.
J’aiaimél’océanEttoutcequis’yrapportait.Sesbarrièresdecorail,sonécume,sesvaguesrugissantesetlesrochersqu’elleslapent,seslégendesdepiratesetseshistoiresdesirènes,Lestrésorsperdus,lestrésorsgagnés…EttousLespoissonsDeseseaux.Oui,j’aiaimél’océan.Ettoutcequis’yrapportait.Lesberceusesqu’ilmechantaitquandjedormaisdanssonlitAvantdemeréveilleravecuneforceQuej’avaisviteapprisàcraindre.Sesfables,sesmensonges,sesyeuxtrompeurs.Aujourd’hui,jel’assécheraisSijen’avaispasmieuxàfaire.J’aiaimél’océanEttoutcequis’yrapportait.Sesbarrièresdecorail,sonécume,sesvaguesrugissantesetlesrochersqu’elleslapent,seslégendesdepiratesetseshistoiresdesirènes,Lestrésorsperdus,lestrésorsgagnés…EttousLespoissons
Deseseaux.Sivousaviezdéjàessayédefairevoguerunnaviresurunemertempétueuse,voussauriezquel’écumeestvotreennemie.Vousest-ilarrivédenagerjusqu’àlariveavecunecrampeàlajambeetunmenuBigMacquivouspèsesurleventrependantquelesvaguesrugissantesvouscoupentlesouffleetvousremplissentlespoumonsd’eausalée,pendantquevousagitezlesbraspourtenterd’attirerl’attentiondequelqu’un,maisquevosamisvousRendentSimplementVotresigne?Est-cequevousavezgrandiavecdesrêvesdevotrefuturpleinlatête,decemomentoùvousseriezcapitained’unbateaupirateavecvotrepropreéquipage,etoùtouteslessirènesN’auraientd’yeuxQuepourVous?Sic’estlecas,vouscomprendrez…Commej’aifiniparcomprendre…Quetoutessesqualités?Toutessesbeautés?Cen’estpasréel.Cen’estqu’uneillusion.Alors,gardezvotreocéan.Moi,jechoisislelac.
Del’air.Del’eau.Jenesaispasdequoij’aileplusbesoin.Jebondisdemonsiègeetcoursmeréfugierdanslestoilettes.Jecroisqu’enfait,j’aibesoindesilence.
Toutes les toilettes sont libres. Il y a seulement une fille devant l’unique lavabo de la pièce. Jedécide d’attendre mon tour. Choisissant le cabinet le plus spacieux, je m’enferme à l’intérieur etm’appuiecontrelaporte.
Est-cequeças’estréellementproduit?Est-cequ’ilsaitquejesuisici?Non.Jeluiaiditquejenevenaispas. Ilnes’attendaitpasàceque je l’entende.Mais il l’aécritquandmême. Iladit lui-mêmequ’iln’écrivaitquecequ’ilressentaitréellement.Oh,monDieu.Ilm’aime.WillCooperestamoureuxdemoi.
J’ai toujours suqu’il avaitdes sentimentspourmoi. Je levoisdans la façondont ilme regarde.Maisl’écoutermettredesmotsdessus,entendrel’émotionquitransparaîtdanssavoix…Lamanièredont
il a prononcé le derniermot. Comment vais-je pouvoir lui faire face ?Quelque part, je n’y suis pasobligée.Ilnesaittoujourspasquejesuisici.Ilsuffitquejeparte,quejeparteavantqu’ilm’aperçoive.
J’ouvrelaporteetobservelesalentours.Jenelevoisnullepart.Quelqu’und’autreaprislemicro.Ducoup,touslesregardssonttournésverslascène.Jeréussisàmefaufilerverslasortie.
—Layken!RegardecequeGavinm’aoffert!Eddies’approchedelaporteensoulevantsescheveux.Elleveutmemontrersesoreilles.—Eddie,ilfautquej’yaille.Sonsouriredisparaît.—Jet’appelleplustard.(Jeladépassesansregardersesbouclesd’oreilles.)Tunem’aspasvue!
jecrieenm’éloignant.Enfaisantletourdubâtiment,jepercuteJavidepleinfouet.Putain!Toutelaclasseestlà,ouquoi?
Quelqu’unvafinirparlaisseréchapperquej’étaisici.JeneveuxpasqueWillsachequejel’aivu.—Pourquoi est-ce que tu es si pressée ?me demande-t-il pendant que jeme colle aumur pour
poursuivremonchemin.—Jedoisyaller.Onsevoitdemain.Jem’éloigned’unpasrapide.Jen’aipasletempsdediscuter.Jeveuxseulementmonterdansma
Jeepetquitterceparkingleplusvitepossible.—Attends!Jeteraccompagneàtavoiture!dit-ilenmerattrapant.—Cen’estpaslapeine,Javi.Rentre.Çaadéjàcommencé.—Layken,onestàDetroit.Tuesgaréederrièreunclub.Jeteraccompagne.—D’accord,maismarcheplusvite.—Pourquoiest-cequetuessipressée?demande-t-ilenchemin.—Jesuisfatiguée,c’esttout.Ilfautquejedorme.Jeralentis,certainequeWillnem’apasremarquée.—Ilyauncaféenbasdelarue.Tuveuxallerboirequelquechose?mepropose-t-il.—Non,merci.Jen’aipasbesoindecaféine.Seulementdemonlit.Quandonarrivedevantmavoiture,jetendslamainversmonsacpourattrapermesclés…Mince!
Monsac!Jel’ailaisséàlatable.—Merde!jem’écrieàvoixhaute.Jedonneuncoupdepieddanslegravier.Uncaillous’envoleettapecontrelaportièredemaJeep.—Qu’est-cequ’ilya?medemande-t-il.—Monsac.J’ailaissémonsacetmesclésàl’intérieur.Lesbrascroisés,jem’appuiecontrelacarrosserie.—Cen’estpassigravequeça.Onn’aqu’àallerleschercher.—Non,jen’aipasenvie.Tuveuxbienallerlesrécupérerpourmoi?Jeluisourisenespérantqueçasuffiraàleconvaincre.—Jet’assure,Layken,tuneveuxpasrestericitouteseule.—OK.Alors,jevaisenvoyerunmessageàEddiepourqu’ellemel’apporte.Tuastontéléphone?
Iltâtesespoches.—Non,ilestdansmavoiture.Viens.Jeteleprête,dit-ilenmeprenantlamainpourmeguidervers
sacamionnette.(Ildéverrouillelaporteetattrapesonportable.)Plusdebatterie.(Ilbranchelechargeursurl’allume-cigare.)TupourrasappelerEddiedansdeuxminutes.
—Merci,jerépondsenm’appuyantcontresavoiturepourattendre.Ilseplaceprèsdemoi.—Ilrecommenceàneiger,dit-ilens’essuyantlebras.En levant la tête, jevois les floconsblancssedétachersur lecielnocturne.Jesupposequ’onva
enfinsavoiràquoiressembleunhiverdansleMichigan.JemetourneversJavi.J’étaissurlepointdeluiposerunequestionsurlespneusneige,maiscelle-
cime sort complètement de la tête quand ilm’attrape le visage et fourre sa langue dansma bouche.J’essaie de me dégager, de le repousser. Comme il me sent résister, il recule légèrement, le corpstoujourscolléaumien.Ilmepressecontrelemétalfroiddesacamionnette.
—Quoi?s’exclame-t-il.Jecroyaisquetuvoulaisquejet’embrasse!—Non,Javi!Jecontinuedelepousser,maisilrefusedebouger.—Dis-moilavérité,continue-t-ilavecungrandsourire.Tun’aspasoubliétesclésàl’intérieur.Tu
enasautantenviequemoi.Quandseslèvresseposentdenouveausurlesmiennes,moncœurs’emballe.Maispasdelamême
façonqu’avecWill.Cette fois, je suis passée enmode« fuite ». J’essaie dehurler,mais il tientmonvisageavecunetelleforcequejenepeuxmêmeplusrespirer.Chaquefoisquej’essaiedemedébattre,ilsesertdesoncorpspourmemaintenircontrelavoiture,cequim’empêchedem’enfuir.
Jefermelesyeux.Réfléchis,Layken.Réfléchis.Aumomentoùjem’apprêteàlemordre, je lesenss’éloignerdemoi.Cen’estpasvolontaire.Je
comprendsquequelqu’unle traîneenarrièredeforce.Quandil tombepar terre,Wills’assiedsur lui,l’attrapeparletee-shirtetluiassèneunénormecoupdepoingdanslamâchoire.Javiretombemaisneselaissepasfaire:ilseretourneetpoussesursesbraspourserelever.Willperdl’équilibre.
—Arrêtez!jehurle.Wills’effondreenrecevantuncoupdelapartdeJavi.Commej’aipeurqu’illefrappeencore,je
m’interpose…etl’attaquedestinéeàWillmetoucheenpleindos.Jetombeenavantsurlui.J’essaiedereprendremonsouffle,envain.Jen’arriveplusàfaireentrerdel’airdansmespoumons.
—Lake,ditWillenmefaisantroulerparterreàcôtédelui.Son inquiétude est de courte durée. Elle est rapidement remplacée par la colère. Attrapant la
poignéedelavoitureprèsdenous,ilsehissesursespieds.—Jenevoulaispastefrapper,Layken,ditJavienavançantversmoi.Vu que je suis allongée, je ne vois pas ce qui se passe ensuite. Lorsque j’entends un grand
claquementetquejemerendscomptequelespiedsdeJavinesontplusancrésausol,jerelèvelatête.WillestpenchésurJavietlefrappeencore.
—Will,éloigne-toidelui!s’exclameGavin.GavintireWillenarrière.Ilstombenttouslesdeuxausol.Eddieaccourtversmoietm’aideàmerelever.—Layken!Qu’est-cequis’estpassé?Ellepasseunbrasautourdemoi.Jeportelesmainsàmapoitrine.Jesaisquej’aiétéfrappéedans
ledos,maisj’ail’impressionquemespoumonssontdurscommedelapierre.Jen’arrivepasàrespirer.Jenepeuxpasluirépondre.
Will réussità sedégagerde lapoignedeGavinpour semettredebout. Il avanceversmoietmeprendlamainquandEddies’écarte.Ilpassemonbrasautourdesesépaulesetposelamainsurmataillepourm’aideràmarcher.
—Jeteramèneàlamaison,dit-ilsimplement.—Attends!s’écrieEddieenseplaçantdevantnous.J’aitrouvétonsac.Jeleluiprendsdesmainsavecunsemblantdesourire.Ellemimeuntéléphone.—Appelle-moi.Une fois installée dans la voiture de Will, je me laisse aller contre le siège. Mes poumons
recommencentà se remplird’air,maischaque inspirationme fait souffrircommeuncoupdepoignarddansledos.Jefermelesyeuxetessaiedemeconcentrersurmarespirationtandisqu’ondémarre.
Aucundenousneparle.Moi,parcequejenepeuxpas.Willparceque…jen’ensaisrien.Letrajetsefaitensilencejusqu’àl’entréed’Ypsilanti.
Alors,Will s’arrêtebrusquement sur lebordde la routeetcoupe lemoteur. Ildonneuncoupdepoingdanslevolantavantdesortirdelavoitureenclaquantlaporte.Éclairéparlalumièredesphares,ils’éloigneduvéhiculeentapantdetempsentempsdansunepierreenjurant.Auboutd’unmoment,ils’immobilise,lesmainssurleshanches.Latêtepenchéeenarrière,ilcontempleleciel,lesfloconsdeneigeluitombentsurlevisage.Ilresteainsidelonguesminutesavantderevenirversmoi.Ils’assoitetrefermecalmementlaportière,puisredémarreetcontinuesarouteensilence.
Quandonarrive,jepeuxdenouveaumarcheretrespirernormalement.Ladouleurauniveaudemondosaégalementdiminuédefaçonconsidérable.Ilinsistequandmêmepourm’emmenerchezlui.
—Allonge-toisurlecanapé.Jevaischercherdelaglace,medit-il.Jem’exécute.Jem’installesurleventreetfermelesyeux,medemandantcequiabienpusepasser
cesoir.Jesenssamainsurlecanapélorsqu’ils’agenouilleprèsdemoi.—Will!jehoquetteendécouvrantsonvisage.Tonœil!Unfiletdesangcouled’uneplaieouverteau-dessusdesonœil,jusquedanssoncou.— Ce n’est pas grave. Ça ira, coupe-t-il en se penchant vers moi. Je peux ? demande-t-il en
saisissantleborddemontee-shirt.Jehochelatête.Quandilsoulèveletissu,jesensquelquechosedefroidentrerencontactavecmapeau.Ilposele
paindeglacesurmablessureavantdeselever.Puisilpasselaported’entréeetlarefermederrièrelui.
Il est parti. Il est parti sans dire un mot. Je reste allongée quelques minutes en espérant qu’ilreviennetoutdesuite,maiscen’estpaslecas.Jeroulesurlecôté.Lepaindeglacetombeducanapé.Jesuisentrainderemettremontee-shirtenplaceetdemeprépareràmereleverquandlaportes’ouvreàlavoléepourlaisserapparaîtremamère.
—Lake!Machérie,tuvasbien?Ellemeprenddanssesbras.Willarrivederrièreelle.—Maman,dis-jed’unevoixfaible.Jeluirendssonétreinteenpleurant.
—Jevaisbien,Maman,jetelejure.Elleestentraindemeborder.Çanefaitquedixminutesquejesuisrentréeàlamaisonetellem’a
déjàdemandécentfoissimondosmefaisaitsouffrir.Ellemecaresselescheveuxensouriant.C’estcequimemanqueraleplusquandelleserapartie:lafaçondontellemecaresselescheveuxetmeregardeavecamour.
—Willm’aditqu’ont’avaitfrappéedansledos.Quit’afaitça?Jegrimaceenm’asseyant.— Javi. Il est dans ma classe. Il essayait de mettre un coup de poing àWill, mais je me suis
interposée.—Pourquoiest-cequ’ilafaitça?—PourrendrelapareilleàWill.Javim’araccompagnéeàmaJeepquandjesuissortieduclub.Il
acruquejevoulaisqu’ilm’embrasse.J’aiessayédelerepousser,maisilnevoulaitpasarrêter.Ettoutàcoup,Willestarrivéetl’afrappé.
—C’estaffreux,Lake.Jesuisvraimentdésolée.Ellesepencheenavantpourdéposerunbaisersurmonfront.—Net’inquiètepas,Maman.Jevaisbien.J’aijustebesoind’unpeudesommeil.Ellemecaresseencoreunefoislescheveuxavantdeseleveretd’éteindrelalumière.—EtWill,alors?Qu’est-cequ’ilvafaire?demande-t-elleenrefermantlaporte.—Jenesaispas,jeréponds.Audébut,jecroisquesaquestionconcerneJavi.Maisaprèssondépart,jecomprendsqu’elleparle
desonboulot.Je resteéveilléependantdesheuresà retourner lasituationdans tous lessens.Nousn’étionspas
dansl’école.Ilaprismadéfense.Javinedirapeut-êtrerien.Maisc’estWillquiacommencé.Etquiacontinué.IlneseseraitprobablementpasarrêtésiGavinn’étaitpasintervenu.J’essaiedemerappelerlesmoindresdétailsdelasoiréeaucasoùonmedemanderaitdetémoignerdemain.
Lelendemain,àmonréveil,jetrouveCaulderentraindemangersescéréalesavecKel.—Salut!Monfrèrenepeutpasnousemmenercematin.Iladitqu’ilavaitquelquechoseàfaire.—Ilaprécisédequoiils’agissait?Caulderhausselesépaules.
—Non.IlestallécherchertaJeepcematinetilestreparti.IlavaleunebouchéedeCheerios.
Pendant les deux premières heures de classe, je tiens à peine en place.Eddie etmoi passons la
deuxièmeàéchangerdesmots.Jeluiracontelesévénementsdelaveille.ToutsauflepoèmedeWill.J’ail’impressiondenepasêtretoutàfaitlàlorsqu’onserendaucourssuivant.Unpeucommedans
cerêveoùjesorsdemoncorpsetmeregarded’enhaut.Jenecontrôleplusmesactions.Jemecontented’observer.Eddieouvrelaporteetentreenpremier.Jelasuislentementtandisqu’elleavancedanslasalle.Willn’estpasencore là. Javinonplus. Jeprendsunegrande inspirationavantdem’asseoir.Lebrouhaha des conversations de mes camarades est soudain interrompu par le grésillement des haut-parleurs.
—LaykenCohenestdemandéeaubureaudel’administration.Jeme tourneaussitôtversEddie.Elle lève sonpouceen souriant légèrementpourm’encourager.
Elleestaussinerveusequemoi.Quand je pénètre dans le bureau, plusieurs personnes sont déjà là. Je reconnais le proviseur,
M.Murphy,quidiscuteavecdeuxhommesquejen’aijamaisrencontrés.Ilmefaitunsignedelatêteet,ensemble,onentredansuneautrepièce.Willestassisàunetable,lesbrascroisés.Ilnemeregardepas.Toutçanemeditrienquivaille.
—MademoiselleCohen,asseyez-vous,jevousenprie,ditM.Murphy.Ils’installeenboutdetable,faceàWill.Jechoisislachaiselaplusproche.—JevousprésenteM.Cruz,lepèredeJavier,poursuit-ilendésignantl’undesinconnus.M.Cruzestassisfaceàmoi.Ilselèvelégèrementetmetendlamainpar-dessuslatable.—Etvoicil’agentVenturelli,dit-ilenprésentantl’autrehomme.Ilimitesonvoisinetmeserrelamain.—Jesuissûrquevoussavezpourquoinousvousavonsconvoquée.Nousavonsétéinformésd’un
incidentimpliquantM.Cooperendehorsdel’enceintedulycée,dit-il.Ils’interromptpourmelaisserletempsdelecontredire.Jen’enfaisrien.—Nousapprécierionsquevousnousdonniezvotreversiondesfaits.Jejetteuncoupd’œilàWill,quihochebrièvementlatêtepourm’indiquerqu’ilveutquejeraconte
lavérité.Alorsjem’exécute.Pendantdixminutes,j’expliqueendétailcequis’estpasséhiersoir.ToutsauflepoèmedeWill.
Quandj’aiterminémonrécitetqu’onm’aposéplusieursquestions,onm’autoriseàquitterlapièce.Aumomentoùjem’apprêteàsortir,M.Cruzmerappelle.
—MademoiselleCohen?Jefaisvolte-face.—Jevoulaisjustevousdirequejesuisdésolé.Jem’excusepourlecomportementdemonfils.—Merci,jeréponds.Jeretourneenclasse.
Une remplaçante assure le cours deWill. C’est une dame plus âgée que j’ai déjà vue dans lescouloirs.Elleenseignesûrement ici,elleaussi.Jem’assoisensilence.Jenepenseàriend’autrequ’àWill.Jemedemandes’ilvaperdresontravailàcausedemoi.
Quandlasonnerieretentitetquelesélèvescommencentàsortir,jemetourneversEddie.—Qu’est-cequis’estpassé?medemande-t-elle.Jeluiracontel’entretien.Jeluidisquejenesaisriendeplus.Aprèslecours,jem’attardequelques
minutes devant la porte, espérant queWill revienne, en vain. Pendant la quatrième heure, je prendsconscienceque jene suispasdans lebonétatd’esprit pour apprendrequoiquece soit. Jedécidedem’octroyerlerestedelajournée.
Quand jem’engagedansnotre rue, j’aperçois lavoituredeWilldevantchez lui. J’arrête la Jeepprèsdutrottoir.Jeneprendsmêmepasletempsdelagarercorrectement.Jecoupelecontactavantdemeprécipiterdel’autrecôtédelarue.Laportes’ouvreavantquej’aieeuletempsdefrapper.Willsetientlà,avecsavesteetsonsacenbandoulière.
—Qu’est-cequetufaisici?medemande-t-il,surpris.—J’aivutavoiture.Qu’est-cequis’estpassé?Ilnem’invitepasàentrer.Aulieudequoi,ilsortetfermelaporteàcléderrièrelui.—J’aidémissionné.Ilsontmisfinàmoncontrat.Ilcontinued’avancerverssavoiture.—Maisilneterestequehuitsemainesdestage!Etcen’étaitmêmepastafaute!Ilsnepeuventpas
faireça.Ilsecouelatête.—Tutetrompes,çanes’estpaspassécommeça.Jen’aipasétéviré.Onasimplementpenséque
ceseraitmieuxsijefinissaismonstagedansuneautreécole,loindeJavier.J’airendez-vousavecmonmaîtredestagedansunedemi-heure;ilfautquej’yaille.
Ilouvrelaportière,retiresavesteetsonsacetlesjettesurlesiègepassager.—Ettontravail,alors?j’insisteentenantlaporte.(Jeneveuxpasqu’ils’enaillecommeça.)Tu
n’asplusderevenu,c’estça?Qu’est-cequetuvasfaire?Ilressortdelavoitureensouriantetmeprendparlesépaules.—Calme-toi,Layken.Jevaistrouverunesolution.Pourl’instant,ilfautvraimentquej’yaille.Aprèss’êtreinstalléàl’intérieuretavoirfermélaportière,ilbaisselavitre.—Sijenerentrepasàtemps,est-cequeCaulderpourraresterchezvousaprèsl’école?—Biensûr,jeréponds.—Onpartauxauroresdemainmatinpourallerchezmesgrands-parents.Tupeux l’empêcherde
mangertropdesucre?Ilfautqu’ildormetôt,medit-ilenreculantlentement.—Biensûr.—Layken?Calme-toi.—Biensûr,jerépète.Etsansunmotdeplus,ilestparti.
18
FermelaportedelabuanderieAvancesurlapointedespieds
N’enlèvepastesvêtementsJ’aipristoutcequejepouvaisporter
Apprends-moiàfaireL’amourquelesgensdisentquetuasfait.THEAVETTBROTHERS,«LaundryRoom»
Jepasselerestedel’après-midiàaidermamèreàfaireleménage.Çam’occupel’esprit.Ellenem’a pas demandé une seule fois pourquoi j’étais rentrée plus tôt. Je suppose qu’elle me laisse medébrouiller avec ce genre de choses.Quand il est l’heure d’aller chercherKel etCaulder,Will n’esttoujours pas chez lui. Je ramène les deux garçons à la maison. Ils parlent encore de leurs costumesd’Halloween.
—Jesaiscequejeveuxêtre,annonceKelàmamère.Elle est en train de plier des vêtements dans le salon. Elle pose une serviette sur le dossier du
canapéavantdesetournerversKel.—Quoidonc,moncœur?Illuisourit.—Toncancerdupoumon,répond-il.Elleatellementl’habitudedesbizarreriesquifranchissentleslèvresdemonfrèrequ’ellenes’en
étonnemêmepas.—Ahoui?IlsvendentcegenredecostumechezWalmart?—Jenecroispas,dit-ilenprenantàboiredanslefrigo.Tupeuxpeut-êtrelefabriquer.J’aienvie
d’êtreunpoumon.—Hé!s’exclameCaulder.Jepeuxêtreledeuxième?Mamèreattrapeunpapieretunstylosurlebarenriant.Elles’assoit.—Onferaitmieuxdetrouverunmoyendecoudreunepairedepoumonscancéreux,alors.
KeletCaulders’approchentd’elleendébitantdestasd’idéesàlaseconde.—Maman,j’interviensd’unevoixcalme.Ilenesthorsdequestion.Ellerelèvelesyeuxdesondessinensouriant.—Lake,simonpetitgarçonveutundéguisementdepoumoncancéreuxpourHalloween,jeferaien
sortequ’ilsoitleplusbeaupoumoncancéreuxdumonde.Exaspérée,jelesrejoinsaubaretnotelematérielqu’ilvanousfalloir.
Lorsqu’on rentre du magasin avec le tissu et les accessoires nécessaires à la confection des
costumes,Willsegareaussidevantchezlui.—Will!crieCaulderentraversantlarueaupasdecourse.(Ilprendsonfrèreparlamainetletire
versnous.)Attendsdevoirça!Willaidemamèreaveclescartonsetensemble,nousentronstousàl’intérieur.—Devinecommentonvasedéguiser?PourHalloween?Excitécommeunepuce,Cauldermontredudoigtlematérielposéparterredanslacuisine.—Euh…—EncancerdeJulia!s’exclame-t-il.Will hausseun sourcil et regardemamèrequi revient àpeinede sa chambre avec samachine à
coudresouslebras.—Onnevitqu’unefois,pasvrai?Elleposelamachinesurlebar.—On aura le droit de fabriquer les tumeurs nous-mêmes, ditKel. Tu veux en faire une ? Je te
laisseraifairelaplusgrosse.—Euh…—Kel,jel’interromps.WilletCauldernepourrontpasnousaider.Ilsneserontpaslàduweek-
end.Aprèsavoirapportédeuxsacsjusqu’aubar,j’entreprendsdelesvider.—En fait…, rétorqueWill en saisissant les autres sacs. C’était avant que je sache qu’on allait
fabriqueruncancerdupoumon.Onvadevoirreporternotrepetitvoyage.Cauldercourtversluipourleprendredanssesbras.—Merci,Will. Ilsaurontbesoindeprendremesmesuresaufuretàmesure,de toutefaçon.J’ai
beaucoupgrandi.Etpourlatroisièmefoisenunesemaine,nousformonsdenouveauunegrandeetbellefamille.
***
Lemodèleestpresqueprêt.Ilnemanqueplusquelesmesurespourlepatron.—Oùesttonmètre?jedemandeàmamère.—Aucuneidée,répond-elle.Jenesaismêmepassij’enaiun.
—Willenaun;onpeututiliserlesien,dis-je.Will,çanetedérangepasd’allerlechercher?—J’aiunmètrechezmoi?medemande-t-il.—Oui,danstonnécessaireàcouture.—J’aiunnécessaireàcouture?—Danstabuanderie.Jen’arrivepasàcroirequ’ilnelesachepas.J’ainettoyésamaisonuneseulefois,etjesaisoùse
trouventleschosesmieuxquelui?—Ilestàcôtédelamachineàcoudresurl’étagèrederrièrelespatronsdetamère.Jelesairangés
parordrealphabétiqueenfonctiondesnu…Aucuneimportance,jemereprendsenmelevant.Jevaistemontrer.
—Tuasrangésespatronsparordrealphabétique?coupemamère,perplexe.Jemeretournesurlecheminquimèneàlaporte.—J’avaiseuunemauvaisejournée.Pendantqu’ontraverselarue,jesaisisl’occasionpourl’interrogersursonrendez-vous.Jen’aipas
voululuiposerlaquestiondevantCaulderparcequej’ignores’ill’amisaucourant.—Onm’adonnéunetapesurlamain,répond-ilenentrantchezlui.Commej’aidéfenduunautre
élève,ilsnepeuventpasm’envouloir.—Tantmieux.Ettonstage,alors?dis-jeentraversantlacuisinepouratteindrelabuanderie.Jesorslenécessaireàcoutureetreviensverslui.—C’estlàqueçasecomplique.LesseulesplaceslibresàYpsilantisontenprimaire.Maismoi,
maspécialité,c’estlesecondaire.Onm’adoncproposéuneécoledeDetroit.J’arrêtecequejefaispourledévisager.—Qu’est-cequeçaveutdire?Vousallezdéménager?Envoyantmoninquiétude,iléclatederire.— Non, Lake. On ne va pas déménager pour une histoire de huit semaines. Je vais juste faire
beaucoupde route. J’allais vous en parler, à tamère et toi. Je ne pourrai pas emmener les garçons àl’écoleniallerleschercher.Jeneseraipasbeaucoupchezmoi,enfait.Jesaisquecen’estpaslebonmomentpourvousdemanderdel’aide,mais…
—Nedispasn’importequoi.Unefoisquej’aitrouvélemètre,jereplacetouslesobjetsàl’intérieurdelaboîte.—Tusaistrèsbienqu’onvat’aider.Willmesuitlorsquejeretournedanslabuanderiepourrangerlenécessaireàcoutureàcôtédela
machine.Mesdoigtseffleurent lespatronsparfaitementrangésparordrealphabétique.Leménageet leclassementquej’aifaitsleweek-endprécédentmereviennentalorsenmémoire.Jen’étaisvraimentpasmoi-mêmeàcemoment-là.Jesecouelatêteavantd’éteindrelalumière.Commejeneregardepasoùjevais,jemecogneàWill.Ilestdansl’encadrementdelaporte,latêtecontrelemur,etilm’observe.Ilfaitsombre,maissonvisageestlégèrementéclairéparlalumièredelacuisinederrièrelui.
Une sensation de chaleurm’envahit. Pourtant, j’essaie de ne pasme faire de faux espoirs. Ilmeregardedenouveaudecettemanièrebienparticulière.
—Hiersoir,murmure-t-il,quandj’aivuJavit’embrasser…(Savoixsemeurtetilrestesilencieuxuninstant.)J’aicruquetuluirendaissonbaiser.
J’aidumalàmeconcentrerquandilestaussiproche,maisjefaisdemonmieuxpourcomprendreoù il veut en venir. S’il pensait que j’étais consentante, pourquoi est-ce qu’il s’en est pris à Javi ?Pourquoiest-cequ’ill’afrappé?Soudain,toutdevientclair.Willnem’apasdéfendue,hiersoir.Ilétaitjaloux.
—Oh.Jenepeuxriendired’autre.—J’aiappristoutel’histoireseulementcematin,quandtuasdonnétaversiondesfaits,poursuit-il
sansmelaisserpasser.Jerestedanslenoir.Ilsepasselamaindanslescheveuxensoupirant.— Mon Dieu, Lake. Si tu savais à quel point j’étais en colère ! Je voulais lui faire mal. Et
maintenant,maintenantquejesaisqu’ilt’afaitsouffrir,j’aienviedeletuer.Ilsedétourneets’adosseauchambranle.JerepenseàlanuitdernièreetauxémotionsqueWilladûressentir.Déclamersonamourpourmoi
surscène,puismetrouverdanslesbrasd’unautre?Pasétonnantqu’ilaitétéaussiénervésurletrajetduretour!
Il me bloque le passage. Ce n’est pas comme si j’avais l’intention de m’échapper. Je suiscomplètementcrispéeparcequejenesaispascequ’ilvafaireoudire.J’inspireprofondémentpourmecalmer.Ma respirations’est tellementemballéequemespoumons recommencentàme fairemal, ainsiquelebleudansmondos.
—Commenttuassu…,jebafouille.Commenttuassuquej’étaislà?Iltournelatêteversmoietposelesmainsdechaquecôtédelaporte.Sapostureaquelquechose
d’intimidant…d’agréablementintimidant.—Jet’aivue.Quandj’aiterminémonpoème.Jet’aivuepartir.Lesjambesflageolantes,jem’appuiecontrelesèche-lingepourgarderl’équilibre.Ilsaitquejel’ai
vusurscène?Pourquoiest-cequ’ilmel’adit?J’essaiedenepasm’emballer,maiscommeiln’estplusmon prof, peut-être qu’on peut enfin être ensemble. Peut-être que c’est ce qu’il essaie de me fairecomprendre.
—Will,çaveutdire…Il franchit ladistancequinous sépare.Sesdoigts caressentma joue tandisqu’ilmedévisage. Je
poselesmainssursontorseetilm’entouredesesbraspourmeserrercontrelui.J’essaiedereculerpourposermaquestion,maisilmeretientcontrelesèche-linge.
Quand je tented’ouvrir labouche, ses lèvres seposent sur lesmiennes,me réduisant au silence.J’arrête aussitôt de résister et le laisse m’embrasser. Bien sûr que je le laisse m’embrasser. Je meramollisdanssesbras.Mesmainstombentsurmesflancsetjelâchelemètre.
M’attrapantparlataille,ilmesoulèveetm’installesurlesèche-linge.Nosvisagessontaumêmeniveau.Ilm’embrassecommes’ilessayaitderattraperletempsperdupendantunmois.Jenesaisplusoùcommencentmesmainsetoùterminentlessiennespendantqu’onsetoucheavecfrénésie.J’enroulemesjambesautourdesatailleetposemeslèvrescontresoncoupourreprendremonsouffle.Messentimentspourluimesontrevenusd’uncoup.Leslarmesauxyeux,jemerendscompteàquelpointjel’aime.MonDieu.Jel’aimevraiment.JesuisamoureusedeWillCooper.
Jen’essaieplusdecontrôlermarespiration.C’estinutile.—Will, jemurmure.(Ilcontinued’explorermoncouavecses lèvres.)Est-cequeçaveutdire…
qu’on n’est plus… obligés de se cacher ? (Je respire tellement fort que j’ai dumal à prononcer unephrasecohérente.)Est-cequ’on…peutêtreensemble?Puisquetun’es…plusmonprof?
Sesmains se fontplusdouces contremondos, et il referme lentement les lèvres contremoncouavantdereculer.Quandj’essaiedelerameneràmoi,ilrésiste.Ilm’attrapelesmolletspourdénouermesjambesdesataille,puisilreculeets’adosseaumurenévitantdemeregarderdanslesyeux.
Agrippantlesbordsdusèche-linge,jemelaissetomberd’uncoup.—Will?jedemandeenavançantverslui.Lalumièredelacuisineprojetteuneombresursonvisage,maisjevoistrèsbiensamâchoire.Elle
estcontractée.Lesyeuxemplisdehonte,ilm’adresseunregardd’excuse.—Will?Parle-moi.Est-cequelesrègless’appliquenttoujours?Iln’apasbesoindemerépondre.Soncomportementlefaitpourlui.—Lake,reprend-ilcalmement.J’aieuuninstantdefaiblesse.Jesuisdésolé.Jelerepousseviolemment.—Uninstantdefaiblesse?Tuappellesçacommeça?Uninstantdefaiblesse?jecrie.Qu’est-ce
quetucomptaisfaire,Will?Quandest-cequetuallaismevirer,cettefois?Jemeretourne,sorsdelabuanderiepuisdelacuisine.—Lake,attends.Jesuisdésolé.Jesuisvraimentdésolé.Çan’arriveraplus.Jetelepromets.Jem’arrêteetmetourneverslui.—Tu ne crois pas si bien dire ! J’avais fini parme faire une raison,Will !Après unmois de
torture,j’avaisréussiàpouvoirêtredanslamêmepiècequetoisansproblème.Etilafalluquetufassesça !Jen’enpeuxplus ! (Jepleure.)Tumonopolisesmespenséesquand tun’espas là. Jen’aiplus letempspourtoutça.J’aidesproblèmesbeaucoupplusimportantsquetespetitsinstantsdefaiblesse.
Jetraverselesalon,ouvrelaporte,puism’interromps.—Apporte-moilemètre,luidis-jed’unevoixcalme.—Pa…Pardon?medemande-t-il.—Ilestparterre,putain!Apporte-moilemètre!Lebruitdesespassefaitdeplusenplusfaibleàmesurequ’ilavancedanslabuanderie.Ilretrouve
lemètre etme l’apporte.Quand ilme le tend, il en profite pourmeprendre lamain enme regardantintensémentdanslesyeux.
—Nemedonnepaslemauvaisrôle,Lake.Jet’enprie.
Jeretiremesdoigtsdessiens.—Entoutcas,tun’esplusunmartyr.Jemeretourneetm’éloigneenclaquantlaportederrièremoi.Jetraverselaruesansregarders’il
esttoujourslà.Jem’enmoque.Devantmaporte,jeprendsuninstantpouressuyermeslarmes.J’entrealorschezmoi,danscequi
est devenu mon foyer, avec un grand sourire pour aider ma mère à fabriquer ses derniers costumesd’Halloween.
19
N’est-cepaslecasdetoutlemonde?JenesuispastrèsdifférentOnadoreparlerdechoses
Dontonnesaitrien.THEAVETTBROTHERS,«TenThousandWords»
Finalement,Will etCaulder sont quandmêmepartis.Mamère etmoi, on apassé leweek-end àapporterlesdernièresfinitionsauxcostumes.JeluiaiparlédunouvelemploidutempsdeWilletdufaitqu’on va devoir l’aider davantage.Même si je suis en colère, je ne veux pas queKel et Caulder ensouffrent.Ledimanchesoir,jenemerendsmêmepascomptequeWillestrentré.Jem’enmoque.
***
—Kel,appelleCaulder.Ilpeutvenirenfilersoncostume,dis-jeentirantmonfrèredulit.Willdoitpartirtôt,detoutefaçon.Caulderpeutsepréparerici.
C’estHalloween. Le jour des poumons cancéreux.Kel se précipite dans la cuisine et attrape letéléphone.
Je prends une douche, finis de me préparer, puis réveille ma mère pour qu’elle puisse voir lerésultat.Quandelleesthabillée,KeletCaulder luidemandentde fermer lesyeux. Je laguidedans lesalonetlaplacedevantlesdeuxgarçons.
—Attends!s’exclameCaulder.EtWill?Ilfautqu’ilnousvoie,luiaussi.Jeramènemamèredanslecouloir,puisenfilemesbottesàtoutevitesseavantdesortir.Willadéjà
démarrésavoiture.Jeluifaissignedes’arrêter.Àsonexpression,jecomprendsqu’ilespèrequejeluiaipardonné.Jebriseaussitôttoussesespoirs.
—Jepensetoujoursquetuesunconnard,maistonfrèreveutquetuvoiessoncostume.Alorsvienscheznousuneseconde.
Jeretourneàlamaison.
LorsqueWillentreàsontour,jelespositionne,luietmamère,devantlesgarçonsetleurdemanded’ouvrirlesyeux.
Kelestlepoumondroit,Caulderlegauche.Letissurembourréaétécousudefaçonàlaissersortirlesbrasetlatêtepardepetitstrous.Lebasestcomplètementouvertsurleursjambes.Onautilisédelateinture à différents endroits pour représenter les parties nécrosées. De plus grosses protubérancesparsèmentletoutçàetlà.Cesontlestumeurs.MamèreetWillrestentunlongmomentsilencieuxavantderéagir.
—C’estdégoûtant,ditWill.—Écœurant,ajoutemamère.—Affreux,jeconfirme.Lesgarçonssetapentdanslesmains.Ouplutôt,lespoumonssetapentdanslesmains.Aprèsavoir
prisdesphotos,jelesfaismonterdansmaJeepetjedéposelespoumonsàl’école.
Ladeuxièmeheuredecoursvientàpeinedecommencerquandmontéléphonesemetàvibrer.Jelesorsdemapochepourregarderlenuméro.C’estWill.Willnem’appellejamais.Jesupposequ’ilveuts’excuser, je replacedonc soigneusementmonportabledansmaveste. Il recommenceà sonner. JemetourneversEddie.
—Willn’arrêtepasdem’appeler.Jerépondsoupas?jedemande.Jenesaispaspourquoijeluiposelaquestion.Quisait?Elleaurapeut-êtreuntrèsbonconseilà
medonner.—Jenesaispas,répond-elle.Peut-êtrepas.Auboutdelatroisièmefois,j’appuiesurleboutonvertetplaqueletéléphonecontremonoreille.—Allô?jemurmure.—Layken,c’estmoi.Écoute,ilfautquetuaillesàl’écoleprimaire.Ilyaeuunincident.Jen’arrive
pasàjoindretamère.JesuisàDetroit.Jenepeuxpasyallermoi-même.—Quoi?Avecqui?jechuchote.—Lesdeux,jecrois.Ilsnesontpasblessés.Ilfautjustequequelqu’unailleleschercher.Dépêche-
toi!Etrappelle-moiaprès.Jem’excuseetm’éclipsediscrètementdelaclasse.Eddiemesuit.—Qu’est-cequisepasse?medemande-t-elledanslecouloir.—Jenesaispas.C’estKeletCaulder,luidis-je.—Jeviensavectoi.
Unefoisdevantl’école,jemeprécipiteàl’intérieur.Jen’arriveplusàrespireretjesuisaubordde
l’hystériequandonarrivedanslebureaudeladirectrice.KeletCauldersontassisdansl’entrée.J’ai l’impression quemes jambes ne vont pas assez vite tandis que jeme jette sur eux pour les
prendredansmesbras.—Vousallezbien?Qu’est-cequis’estpassé?
Ilshaussentlesépaules.—Aucuneidée,répondKel.Ilsnousontditd’attendrenosparentsici,c’esttout.—MademoiselleCohen?ditquelqu’underrièremoi.Lorsque jeme retourne, jeme retrouvenezànezavecunegrande rousseélancée.Elleporteune
jupecrayonnoirequiluiarriveauxgenouxetunechemiseblancherentréeàl’intérieur.Enl’observant,jenepeuxm’empêcherd’espérerqu’ellen’estpasaussicoincéequesonapparenceleporteàcroire.Ellenousfaitsigned’entrerdanssonbureau.JelasuisavecEddie.
Aprèss’êtreassise,elledésignedeuxchaiseslibrespournous.Ons’installeànotretour.—JesuisMmeBrill,ladirectricedel’écoleprimaireChapman.Sontontranchantetsonattitudehautainenemeplaisentpasdutout.Jen’appréciepascettefemme.—Est-cequelesparentsdeCauldervontnousrejoindre?demande-t-elle.—LesparentsdeCauldersontmorts,jeréponds.Ellehoquettedesurpriseavantdeseredresserpourcachersaréaction.—Oui,c’estvrai.Jesuisdésolée,s’excuse-t-elle.C’estsonfrère,c’estça?Ilvitavecsonfrère?Jehochelatête.—IlestàDetroit.Ilnepeutpassedéplacer.JesuislasœurdeKel.Quelestleproblème?Elleéclatederire.—N’est-cepasévident?Ellefaitungestedelamainpourdésignerlesgarçonsderrièrelavitrequinoussépare.Je les regarde. Ils jouent à « pierre feuille ciseaux » en riant. Je sais qu’elle veut parler des
costumes,maiscommeelleacomplètementperdumonrespect,jedécidedejouerlesidiotes.—Lejeu«pierrefeuilleciseaux»estinterditparlerèglement?jedemande.Eddierit.—MademoiselleCohen,reprendMmeBrill.Ilssontdéguisésenpoumonscancéreux!Ellesecouelatêted’unairincrédule.—Ah!Jecroyaisquec’étaientdesharicotspourris!s’exclameEddie.Onenrigoleensemble.— Je ne trouve pas ça drôle, reprend la directrice. Ils perturbent les autres élèves.Ce sont des
déguisements offensants et vulgaires !Dégoûtants, qui plus est. J’ignore qui a pensé que ce serait unebonneidée,maisvousdevezlesramenerchezvousafinqu’ilschangentdevêtements.
Jereportemonattentionsurelle.Mepenchantenavant,jeposelesbrassursonbureau.—Madameladirectrice,dis-jed’unevoixcalme.Cescostumesontétéfabriquésparmamère.Ma
mèrequisouffred’uncanceràpetitescellulesdestadequatre.MamèrequineverraplusjamaissonpetitgarçonfêterHalloween.Mamèrequivivrasansaucundoute lesdernièresexpériencesdesaviecetteannée. Son dernierNoël. Son dernier anniversaire. Sa dernière fête de Pâques. Et siDieu le veut, sadernière fête desmères.Mamère qui, quand son fils de neuf ans lui a demandé s’il pouvait être soncancerdupoumonpourHalloween,n’aeud’autrechoixquedeluiconfectionnerleplusbeaucostumede
poumoncancéreuxquisoit.Alors,sivousletrouvezoffensant,jevousproposed’allercheznouspourledireenfaceàmamère.Voulez-vousmonadresse?
Ladirectricemeregarde,bouchebée,puissecouelatête.Ellenetientpasenplacesursachaise,maisellenerépondpas.Quandjemelève,Eddiemesuitjusqu’àlaporte.Avantdesortir,jemeretourneetfaismarchearrière.
—Unedernièrechose.Leconcoursdecostumes?J’espèrequelesjugesserontimpartiaux.Eddieéclatederireetjerefermelaportederrièrenous.—Qu’est-cequisepasse?demandeKel.—Rien, je réponds.Vouspouvez retournerencours.Ellevoulait justesavoiroùonavaitacheté
toutlematériel.Elleveutsedéguiserenhémorroïde,l’annéeprochaine.Pendantquelesgarçonsregagnentleurclasse,Eddieetmoiavonsdumalànousretenirderire.Dès
quenouspassonslaporte,nousexplosons.Onrittellementqu’onfinitparenpleurer.Deretourà lavoiture, jemerendscompteque j’aisixappelsenabsencedemamèreetdeuxde
Will.Jelesrappellepourleurassurer,sanslésinersurlesdétails,quelasituationestsouscontrôle.Plustard,dansl’après-midi,quandjevaischercherlesgarçons, ilss’approchentdelavoitureen
courant.—Onagagné!crieCaulderenmontantàl’arrière.Onagagnétouslesdeux!Cinquantedollars
chacun!
20
ÇafaitpasmaldetempsquejeresteenferméchezmoiÀlire,àécrire,àlire,àréfléchir
Àchercherdesraisons,àregarderpasserlessaisonsAutomne,printemps,été,laneige
L’enregistrements’arrête,puisreprendDesverrouscondamnentlesfenêtres,
Lechienentre,lechiensortLecafémeréveille,l’alcoolm’endort
M’inquiétantsansarrêtpourcequejepossèdeDistraitparletravail,maisjenepeuxrienyfaire
Maconfianceenmoiremonte,puisredescendJesombretoutaufond,puisregagnelasurface
Etenyréfléchissant,çam’arrivesouventLemondeau-dehorscontinueilcontinue
ilcontinueilcontinue.THEAVETTBROTHERS,«TalkOnIndolence»
Lessemainessuivantespassentàunevitessefolle.EddiegardelesgarçonsquandWillrentretardetquejedoisemmenermamèreauxséancesdechimio.Willpartlematinà6h30etnerevientpasavant17h30.Onnesevoitpas.J’yveilleparticulièrement.PourdiscuterdeKeletCaulder,ons’envoiedesmessagesouons’appelle.Mamèren’arrêtepasdemeposerdesquestions.Elleveutsavoirpourquoiilnevientplusàlamaison.Alors,jeluimensenluidisantquesonstageluiprendtoutsontempslibre.
Endeuxmois,iln’estpassénousvoirqu’unefois.C’estlaseuleoccasionoùonaétéobligésdeseparlerdepuisl’incidentdelabuanderie.Ilestvenum’annoncerqu’onluiavaitproposéunpostedansuncollègeàpartirdejanvier,autrementdit,dansdeuxsemaines.
Je suis contentepour lui,mais c’estun sentimentdoux-amer. Je sais ceque représentece travailpourCaulderetluimais,aufonddemoi,j’attendaislafindesonstageavecimpatience.Etmaintenantqu’ellearriveenfin,ilsigneencoreunnouveaucontrat.Çarendleschosesplusconcrètes.Çasignifiequec’estvraimentfini.
Notre propriété auTexas a étémise en vente.Mamère a réussi àmettre cent quatre-vingtmilledollarsde l’assuranceviedemonpèredecôté.Cettemaisonn’estpasencorepayée,maison recevrabientôtunchèquedelavente.Mamèreetmoipassonslemoisdenovembrepenchéessurnosfinances.Onmetdecôtésuffisammentd’argentpournosétudes,etelleouvreuncompteépargnepourKel.Ellepaieensuitetouteslesdettesdescartesdecréditàsonnometmefaitpromettredenejamaisensouscriremoi-même.Ellememenacemêmederevenirmehantersijeneluiobéispas.
Onestjeudiaujourd’hui.C’estledernierjourd’école,mêmepourWill.Commetoutlemondefinitplustôt,jeramèneCaulderavecnous.Engénéral,ildortàlamaisonquandsongrandfrèrevaàlasoiréeslam.
Je ne suis pas retournée auClubN9NEdepuis queWill a lu son poème surmoi. Je comprendsmaintenantcequeJavivoulaitdireàproposdelasouffrancequel’onneveutpasrevivre.C’estpourçaquejen’yvaispas.Jel’aisuffisammentressassée.
Aprèsavoirfaitmangerlesgarçons,jelesenvoiedansleurchambre,puismerendsdanscelledemamère,commechaquesoir,pournotrediscussionquotidienne.
—Fermelaporte.C’estpourKel,murmure-t-elle.Elleestentraind’emballerdescadeauxdeNoël.Jerefermelebattantderrièremoietm’assiedssur
lelitpourl’aider.—Qu’est-cequetuasprévupourlesvacances?medemande-t-elle.Elleaperdutoussescheveux.Ellepréfèrenepasporterdeperruqueparcequ’elleditqu’elleaurait
l’impressiond’avoirunfuretendormisurlatête.Malgrétout,elleesttoujoursaussibelle.Jehausselesépaules.—Restericiavecvous,jesuppose.Ellefroncelessourcils.—TuviensàlaremisedediplômedeWilldemain?Ilnousaenvoyéuneinvitationilyadeuxsemaines.Jepensequechaqueétudiantaledroitd’inviter
uncertainnombredepersonnes.Àpartnous,ilaaussidemandéàsesgrands-parentsdesedéplacer.—Jenesaispas;jenesuispasencoredécidée,luidis-je.Ellefermeuneboîteavecunrubanpuislaposesurlecôté.—Tudevrais.Cequis’estpasséentrevousimportepeu.N’oubliepasqu’ilaétéprésentquandon
aeubesoindelui,Lake.Jen’aipasenviede luiavouerque jeneveuxpasyallerparceque jenesaispluscommentme
comporter en sa présence. Ce soir-là, dans la buanderie, quand j’ai cru qu’on pouvait enfin êtreensemble,c’étaitlapremièrefoisquejeressentaisunetellejoie.C’étaitlesentimentleplusincroyablequej’aiejamaisconnu.J’étaisenfinlibredel’aimer.Maisjemetrompais.Lasouffrancequiasuivicetinstantdepurbonheurestquelquechosequejeneveuxplusjamaisrevivre.J’enaimarred’êtretoujoursendeuil.
Mamèrepousselepapiercadeaudesesgenouxetmeprenddanssesbras.Jenecroyaispasêtreaussitransparente.
—Jesuisdésolée.Jecroisquej’aiétédetrèsmauvaisconseil,dit-elle.Jereculeenriant.—Cen’estpaspossible,Maman.Tesconseilsnesontjamaismauvais.J’attrapeuneboîteparterreetunefeuilledepapierpourlarecouvrir.—Pourtant,c’est lecas,cettefois.Toute tavie, je t’aiditdepenseravecta têteetpasavecton
cœur,poursuit-elle.Jeremontelesbordsavecsoin,puisattrapelerouleaudeScotch.—Cen’estpasunbonconseil,Maman.C’estunexcellentconseil.C’estgrâceàçaquej’aisurvécu
àcesderniersmois.Jedéchireunmorceauderouleauadhésifpourrefermerletout.Mamèreattrapelepaquetavantquej’aieterminéetleposeàcôtéd’elle.Ellesaisitmesmainset
meforceàmetournerverselle.—Jesuissérieuse,Lake.Tupensestellementavectatêtequetuoubliescomplètementcequetedit
toncœur. Il fautque tu trouvesunéquilibre.Envous laissantdépasserainsipar lesévénements,vousrisqueztouslesdeuxdepasseràcôtédubonheur.
Perplexe,jesecouelatête.—Jenemelaissepasdépasser,Maman.Ellemesecouelesmains,commesijenecomprenaispascequ’ellemedisait.—Si,Lake.Parmamaladie.Ilfautquetuarrêtesdet’inquiéterautantàmonsujet.Vistavie.Jene
suispasencoremorte,tusais?Latêtebaissée,jeréfléchisàsesparoles.Jemesuisconcentréesurelle,cesdernierstemps,c’est
vrai.Maiselleenabesoin.Onenabesointouteslesdeux.Ilneluirestepasbeaucoupdetempset,enattendant,jeveuxpartagerchaqueminutequ’illuireste.
—Maman,tuasbesoindemoi.Tuasbesoindemoiplusquejen’aibesoindeWill.Detoutefaçon,iladéjàfaitsonchoix.
Elledétournelesyeuxetmelâchelesmains.—Non,Lake.Ilaprisladécisionqui,àsesyeux,étaitlameilleure.Maisilavaittort.Ettoiaussi.Jesaisqu’elleveutmevoirheureuse.Jen’aipaslecœuràluidirequetoutestfinientrenous.Ila
fait son choix ce soir-là dans la buanderie quand il nem’a pas retenue. Il a ses priorités. Et pour lemoment,jen’enfaispaspartie.
Ellereprendlepaquetqu’elleavaitmisdecôtéetterminedel’emballer.—Tuterappellesquandjet’aiannoncéquej’avaisuncanceretquetut’esprécipitéechezWill?
(Savoixs’adoucit.Elleévitemonregardenseraclantlagorge.)Ilfautquetusachescequ’ilm’adit…àlaporte.
Jemesouviensdelaconversationdontelleparle.Jen’avaispasréussiàl’entendre.—Quandilaouvert laporte, jeluiaiditqu’ilfallaitqueturentresàlamaison,qu’ondevaiten
parler.Ilm’alancéunregardtrèstriste.Ilm’adit:«Laissez-laresterici,Julia.C’estdemoiqu’elleabesoin.»
»Tum’asbrisélecœur,Lake.Çam’abouleverséedesavoirqu’ilt’étaitplusnécessairequemoi.Dèsquelesmotsontfranchiseslèvres,jemesuisrenducomptequetuavaisgrandi…quetavieneselimitaitplusàmoi.Willatoutdesuitecompris.Ilavuquesesparolesm’avaientblessée.Quandjemesuis retournéepour rentrer à lamaison, ilm’a suivieet ilm’aprisedans sesbras. Ilm’aditqu’ilnecomptaitpastevoleràmoi.Ilm’aditqu’ilallaitrenonceràtoi…pourquetupuissesteconcentrersurmoietsurletempsqu’ilmerestait.
Elle pose le cadeau empaqueté sur le lit, puis s’approche demoi pour prendre de nouveaumesmainsdanslessiennes.
—Ilnet’apasoubliée,Lake.Iln’apaspréférésonboulotàtoi…Ilnousafaitpassertouteslesdeuxenpremier.Ilvoulaitquetuaiesplusdetempsavecmoi.
Jeprendsunegrandeinspirationtandisquelesmotsdemamèrerésonnentenmoi.Est-cequ’elleditlavérité?Est-cequeWillm’aimeassezpourrenoncerainsiàmoi?
—Maman?(Mavoixn’estqu’unmurmure.)Etsitutetrompes?— Et si je ne me trompe pas ? Il faut toujours tout remettre en question, Lake. Peut-être qu’il
voudraittepréféreràtoutlereste…maistunelesaurasjamaissituneluidispascequeturessens.Tul’ascomplètementécartédetavie.Tuneluiaspaslaissél’occasiondetechoisir.
Ellearaison.Jemesuisreferméedepuiscettesoirée-là,danslabuanderie.—Ilest19h30,Lake.Tusaisoùilest.Valuidirecequeturessens.Jesuisincapabledebouger.J’ailesjambesencoton.—Dépêche-toi!medit-elleenriant.Sautantdulit,jemeprécipitedansmachambre.Mesmainstremblentetmespenséessemélangent
pendantquejechangedepantalon.J’enfilelechemisiervioletquej’aiportéànotrepremierrendez-vous.Puis,jevaisdanslasalledebainsjeteruncoupd’œilàmonreflet.
Ilmanquequelquechose.Jeretournedansmachambreencourant,soulèvel’oreilleretensorsmabarretteviolette.Jeretirelamèchedecheveuxdemamèreetlaplacedansmaboîteàbijoux.Jeme rendsalorsunedernière foisdans la salledebainspourmecoiffer etplacer labarrettedansmescheveux.
21
Nedispasquec’estfiniC’estlapirechosequejepourraisentendre,
JejurequejeferaidemonmieuxpourêtreprésentDelafaçondonttulesouhaites
Mêmes’ilssontdifficilesàcacherJemettraimessentimentsdecôté
JemodifieraimesplansetJechangeraipourtoi.
THEAVETTBROTHERS,«IfIt’sTheBeaches»
Quandjepénètredansleclub,jenem’arrêtepaspourlechercherduregard.Jesaisqu’ilestlà.Jeneprendspasnonplus le tempsde remettreenquestionmadécision. Jemecontentedemarcherversl’avantdelapièceavecuneconfiancequejeneressenspasvraiment.Aumomentoùjemontesurscène,le présentateur est en train d’annoncer les scores des participants précédents. Il m’adresse un regardeffaré tandis que je lui prends lemicro desmains et que jeme tourne vers le public.La lumière desprojecteursestsivivequejenevoisaucunvisage.JenevoispasWill.
—J’aimeraisréciterunpoèmequej’aiécrit,dis-jeàlasalle.Mavoixestcalme,pourtant,moncœurestsurlepointd’exploser.Jenepeuxplusreculer.Jedois
allerjusqu’aubout.—Jesaisquecen’estpasleprotocolestandard,maisc’estuneurgence,jecontinue.Un éclat de rire parcourt l’auditoire. Ce puissant grondementme fige littéralement sur place. Je
repense à ce que je suis sur le point de faire.Comme je commence àme remettre en question, jemetourneversl’animateur,quimedonnesonautorisation.
Jereplacelemicrosursonpiedet lebaisseàmahauteur.Lesyeuxfermés, jeprendsunegrandeinspirationavantdemelancer.
—Troisdollars!criequelqu’undanslepublic.J’ouvrelesyeuxenmerappelantquejen’aipaspayémondroitauslam.Jefouillefrénétiquement
mespoches,ensorsunbilletdecinqdollarsetletendsauprésentateur.
Jeretournealorsaumicroetfermedenouveaulespaupières.—Monpoèmes’appelle…Onmetapesurl’épaule.Jerouvrelesyeux.Leprésentateurmetenddeuxbilletsd’undollar.—Tamonnaie,dit-il.Jel’accepteetlarangedansmapoche.Ilnebougepas.—Va-t’en,jesiffleentremesdents.Ilbafouilleavantdequitterlascène.Jemeretourneunedernièrefoisverslemicroetcommenceàparler.—Monpoèmes’appelle«Cequej’aiappris»,dis-jedanslemicro.Mavoix tremble. Je respire profondément. J’espère simplementme souvenir de tout. J’ai réécrit
quelquesphrasespendantletrajetjusqu’ici.Jeprendsunedernièreinspirationavantdemelancer:
J’aibeaucoupappriscetteannée.Detoutlemonde.Demonpetitfrère…DesAvettBrothers…Demamère,demameilleureamie,demonprofesseur,demonpère,EtD’unGarçon.Ungarçondontjesuissérieusement,profondément,follement,incroyablementetindéniablementamoureuse.J’aivraimentbeaucoupappriscetteannée.D’unenfantdeneufans.Ilm’aapprisqueparfoisonpouvaitvivresavieàl’enversEtriredechosesquinedonnentpasenviederire.J’aibeaucoupappriscetteannéeD’ungroupedemusique!Ilsm’ontaidéeàréveillermessentiments.Ilsm’ontapprisàdécidercequejevoulaisêtreetàfoncer.J’aibeaucoupappriscetteannée.D’unemaladeducancer.Ellem’aappristantdechoses.Etellecontinuera.Ellem’aapprisàmeposerdesquestions.Ànejamaisrienregretter.Ellem’aapprisàrepoussermeslimites,Parcequ’ellessontlàpourça.
Ellem’aditdetrouverunéquilibreentrematêteetmoncœurPuis,Ellem’amontrécommentfaire…J’aibeaucoupappriscetteannéeD’unefilleplacéeenfamilled’accueil.Ellem’aapprisàrespecterlescartesqu’onm’avaitdistribuéesÀm’estimerheureused’enavoirseulementenmain.Ellem’aapprisquelafamilleN’apasforcémentlemêmesang.Parfois,vosamisSontvotrefamille.J’aibeaucoupappriscetteannéeDemonprofesseur.Ilm’aapprisQuelesnotesnesontpasleplusimportantL’important,c’estlapoésie…J’aibeaucoupappriscetteannéeDemonpère.Ilm’aapprisqueleshérosnesontpastoujoursinvinciblesEtquelamagieEstenmoi.J’aibeaucoupappriscetteannéeD’unGarçon.Ungarçondontjesuissérieusement,profondément,follement,incroyablementetindéniablementamoureuse.Etilm’aapprislachoselaplusimportantedetoutes:Mettrel’accentSurlavie.
Ce qu’on ressent devant un public, tous ces gens qui boivent vos paroles, qui tententd’entrapercevoirvotreâme…C’estenivrant.Jerendslemicroàl’animateuretredescendsdelascèneencourant.Jeregardeautourdemoi,maisjenelevoisnullepart.Jejetteuncoupd’œilàlatableoùl’ons’estassis lorsdenotrepremierrendez-vous.Elleestvide.Debout,aumilieude lasalle, jemerendscomptequ’iln’estmêmepaslà.Jefaisuntoursurmoi-mêmepourexaminerlapièceunedeuxièmefois.Puisunetroisième.Iln’estpaslà.
Lesentimentd’exaltationquej’ai ressentisurscène…assisesursonsèche-linge…oumêmeà latableaufonddecettesalle…s’estenvolé.Jen’enpeuxplus.J’aienviedefuir.J’aibesoind’air.J’ai
besoindesentirl’airduMichigansurmonvisage.J’ouvrelaporteàlavoléeetposeunpieddehorslorsqu’unevoix,amplifiéeparleshaut-parleurs
m’arrêteenpleinmouvement.—Sij’étaistoi,jeneferaispasça,dit-elle.Jelareconnais,ainsiquecettephrase.Jemeretournelentementpourfairefaceàlascène.Willse
tientlà,lemicroentrelesmains.Ilmeregardedroitdanslesyeux.—Tunedevraispaspartiravantd’avoirreçutanote,dit-ilendésignantlatabledesjuges.Je suis son regard vers eux.Quatre d’entre euxm’observent intensément.Le cinquième siège est
vide.Jehoquettedesurpriseencomprenantquelecinquièmejugedelasoiréen’estnulautrequeWill.Lasensationde flottementm’envahitdenouveau.Jemedirigevers lecentrede lapièce.Tout le
mondesetait.Jeregardeautourdemoi.Touslesyeuxsontbraquéssurmoi.Personnenecomprendcequiestentraindesepasser.Moi-même,j’aidumalàsuivre.
Willsetourneversleprésentateuràcôtédelui.—J’aimeraisréciterunpoème.C’estuneurgence,dit-il.Leprésentateurreculeenluidonnantsonaccord.Willsepostedevantlepublic.—Troisdollars!criequelqu’undanslafoule.Willjetteuncoupd’œilenarrièreversl’animateur.—Jen’aipasdeliquide,avoue-t-il.Jesorsaussitôt lesdeuxdollarsdemapoche,coursverslascèneet jettelesbilletsauxpiedsdu
présentateur.Ilinspectemonargent.—Ilmanquetoujoursundollar,dit-il.Lesilenceestbriséparlefrottementdeplusieurschaisescontrelesol.Unlégerbrouhahas’élève
tandisquedesgensavancentversmoi.Jesuisencerclée.Onmepoussedetoutepart.Lafoules’épaissit.Quandellesedisperseenfinetquetoutlemonderetourneàsaplace,lesilenceretombe.Jeposelesyeuxsur la scène.Desdizainesdedollarsont étédéposésauxpiedsduprésentateur. Je suisdu regardunepiècequirouleettombedelascène.Ellesemetàtournersurelle-mêmeavantdes’arrêterdevantmoi.
Leprésentateurcontempleuninstanttoutcetargent.—OK,dit-il.Jecroisqueçasuffira.Comments’intituletonpoème,Will?Willportelemicroàseslèvresetmesourit.—Mieuxquetroisième,répond-il.Jereculedequelquespaspendantqu’ilcommence.
J’airencontréunefille.Unetrèsbellefille.Jesuistombéamoureuxd’elle.Fouamoureux.Malheureusement,parfois,lavienousbarrelechemin.Entoutcas,ellem’abarrélemien.
Dudébutàlafin.Laviem’abloquélaporteavecdesplanchesdeboisdedeuxmètresparquatre,clouéesensemble,fixéesàunmurdebétondequinzecentimètresd’épaisseurderrièreunerangéedebarreauxenacierboulonnésàuncadreentitanequimalgrémesassautsrépétés…RefusaitDeBouger.Parfois,lavienebougepas.Ellesecontentedenousbarrerlechemin.Elleabloquémesprojets,mesrêves,mesdésirs,mesvœux,mesenvies,mesbesoins.ElleabloquécettetrèsbellefilleDontjesuistombéfouamoureux.Lavieessaiedenousdictercequiestlemieuxpournous.Cequidevraitêtreimportantpournous.CequidevraitpasserenpremierEnsecondEntroisième.J’aifaitdemonmieuxpourtoutbienranger,parordrealphabétique,parordrechronologique,quetoutsoitàlaplaceidéale,àl’endroitidéal.J’aicruquec’étaitcequelavievoulaitquejefasse.Maisc’étaitcequelavieavaitbesoinquejefasse.Pasvrai?Nepassortirdessentiersbattus?Parfois,lavienousbarrelechemin.Dudébutàlafin.Maisellenenousbarrepaslecheminparcequ’elleveutqu’onbaisselesbrasetqu’onluilaisseprendrelecontrôle.Lavienousbarrelecheminparcequ’elleveutqu’onl’emmèneavecnous.Lavieveutqu’ons’opposeàelle.Qu’onapprenneàlaretournerennotrefaveur.Elleveutqu’onprenneunehachepourfendrelebois.Elleveutqu’onprenneunemassepourcasserlebéton.Elleveutqu’onprenneunetorchepourfondrelemétaletl’acierjusqu’àcequ’onpuissetraverseretl’attraper.Lavieveutqu’onattrapetoutcequiaétéclassé,rangéparordrealphabétique,parordrechronologique.Elleveutqu’onlesmélange,
Qu’onlesmixe,Qu’onlesamalgame.Lavieneveutpasqu’onluilaissedirequenotrepetitfrèreestlaseulechosequidoitpasserenpremier.Lavieneveutpasqu’onluilaissedirequenotrecarrièreetnosétudessontlaseulechosequidoitpasserendeuxième.EtlavieneveutabsolumentpasQuejeluilaissedireQuecettefillequej’airencontréeCettefillecourageuse,incroyable,forteetbelleDontjesuistombéfouamoureuxDevraitseulementpasserentroisième.Laviesait.LavieessaiedemedireQuelafillequej’aimeLafilledontjesuistombéFouamoureux…Peutégalementavoirlapremièreplace.Alors,jelaluidonne.
Will repose lemicro et saute de la scène. J’ai passé tant de temps à essayer de l’oublier, àmedéfairedel’emprisequ’ilasurmoi…Çan’apasmarché.Çan’ajamaismarché.
Ilmeprendlevisageentrelesmainsetessuiemeslarmesavecsespouces.—Jet’aime,Lake.(Ilsouritetposesonfrontcontrelemien.)Tuméritesdepasserenpremier.Lemondedisparaîtautourdenous;leseulsonquej’entendsestceluidesrempartsquej’aiélevés
autourdemoiquis’effondrent.—Jet’aimeaussi.Jet’aimetellement.Quandilpresseseslèvrescontrelesmiennes,jepassesesbrasautourdesoncouetluirendsson
baiser.Biensûrquejeluirendssonbaiser.
Épilogue
Mesparentsm’ontapprisàapprendreDemeserreurs
FaisdetonmieuxFaisdetonmieux
THEAVETTBROTHERS,«WhenIDrink»
Jefaisletourdusalonenenjambantlesmonticulesdejouetspourramasserlespapierscadeauxetlesjeter.
—Vousavezaimévoscadeaux?jedemande.—Oui!s’écrientKeletCaulderàl’unisson.Quandj’aiterminé,jerefermelesac-poubelleàl’aidedurubanetvaislejeterdehors.Pendantquejemarchelelongdutrottoir,Willsortdechezluietmerejointencourant.—Laisse-moim’en occuper,mon cœur, dit-il enme prenant le sac desmains et en l’emmenant
jusqu’àlabenneàordures.Lorsqu’ilrevientversmoi,ilmeserrecontreluietenfouitsonvisageaucreuxdemoncou.—JoyeuxNoël,mesouhaite-t-il.—JoyeuxNoël,jeréponds.C’estnotredeuxièmeNoël ensemble.Lepremier sansmamère.Elle est décédée cette année, en
septembre,presqueunanjourpourjouraprèsnotreemménagementdansleMichigan.Çaaétédifficile.Extrêmementdifficile.
Quandunprochemeurt,sonsouvenirdevientdouloureux.Cen’estqu’aprèslecinquièmestadedudeuilqu’ilcessedevousfairesouffriretquesonévocationse transformeenquelquechosedepositif.Caronarrêtedepenseràlamortdecettepersonnepourseconcentrersurtouslesinstantsmerveilleuxquiontconstituésavie.
AvoirWillàmescôtésm’apermisd’affrontercetteépreuveplussereinement.Aprèssaremisedediplôme, il s’est inscrit enmaster d’éducation. Il n’a pas accepté le poste au collège, finalement. Il apréférécontinuerdevivreavecsonprêtétudiantpendantunsemestre,jusqu’àcequejeterminelelycée.
Willmeprendlamainet,ensemble,onretourneàlamaison.Lenombredejouetsentasséssurlesoldusalonestincroyable.
—Jereviens.Dernieraller-retour,ditWillensoulevantlescadeauxdeCaulderetensedirigeantverslaporte.
C’est la troisième fois qu’il fait la navette entre ici et chez lui. Il y transporte tous les nouveauxjouetsdesonfrère.
—Toutçanepeutpasêtreàtoi,Kel,cen’estpaspossible!jem’exclameenexaminantlapièce.Ramasse-lesetemmène-lesdanslachambred’amis.Ilfautquejepassel’aspirateur.
Lesolporte lesstigmatesde l’ouverturedespaquets.Aprèsavoir toutnettoyé, j’enroule lefildel’aspirateuretlerangedenouveaudansleplacardducouloir.Willréapparaîtavecdeuxpaquetsentrelesmains.
—Mince.Commentonapuoublierça?jedemandeavantderappelerlesgarçons.—Cen’estpaspoureux.C’estpourKelettoi.Ilsedirigeverslecanapéetnousfaitsignedenousasseoir.—Tun’auraispasdû,Will.Tum’asdéjàoffertdesplacesdeconcert,luidis-jeenm’installant.Ilnoustendlescadeauxavantdem’embrassersurlefront.—Jen’ysuispourrien.Ilsneviennentpasdemoi.Il prend Caulder par lamain, puis sort silencieusement avec lui. Jeme tourne vers Kel, qui se
contentedehausserlesépaules.On ouvre nos paquets en même temps et on y trouve une enveloppe. Sur la mienne est inscrit
«Lake».C’estl’écrituredemamère.Lesmainstremblantes,j’enextirpeunpapier.Aprèsavoiressuyémeslarmes,jedéplielalettre.
Mesbébés,Joyeux Noël. Je suis désolée que ces lettres vous aient pris par surprise. J’ai encoretellementdechosesàvousdire.Jesaisquevouspensiezquevousenaviezterminéavecmesconseils,mais jenepouvaispaspartir sanscouchercertaineschosessurpapier.Celanevousconcernerapeut-êtrepastoutdesuite,maisunjour,ilspourraientvousêtreutiles.Jen’aipaspuresteràvoscôtéspourtoujours.J’espèrequemesmotsleseront.–N’arrêtezpasdefairedesbasagnes.C’estbon.Choisissezunjouroùiln’yaurapasdemauvaisesnouvellesetpréparezcessatanéesbasagnes.–Trouvezunéquilibreentrevotrecœuretvotreraison.J’espèrequetuyesarrivée,Lake,etquetuaiderasKelàlefairequandilenaurabesoin.–Repoussezvoslimites.Ellessontlàpourça.
– J’ai volé le conseil suivant à ton groupe de musique préféré, Lake : « Souvenez-voustoujoursqu’iln’yariendeplusbeauàpartagerquel’amourgrâceauquelonpartagenotrenom.»–Neprenezpaslavietropausérieux.N’hésitezpasàlafrapperquandelleenabesoin.Prenez-laàlarigolade.–Riezdetout.Nepassezpasunejournéesansrire.–Nejugezjamaislesautres.Voussavezmieuxquequiconquequedesévénementssoudainspeuventinfluencerlecomportementd’unepersonne.Onnesaitjamaiscequisepassedanslaviedequelqu’un.– Remettez toujours tout en question. L’amour, la religion, les passions. Si vous ne vousposezpasdequestions,vousnetrouverezjamaisderéponses.– Soyez tolérants.Pour tout.Lesdifférencesdesgens, leurs similitudes, leurs choix, leurpersonnalité.Parfois,ilfautdelavariétépourquelacollectionsoitcomplète.Çamarcheaussiaveclesêtreshumains.–Choisissezvoscombats.Maisn’enchoisissezpastrop.–Gardezl’espritouvert;c’estlaseulefaçond’ylaisserentrerdeschoses.– Et mon dernier conseil, mais pas des moindres, vraiment pas des moindres… N’ayezaucunregret.Merciàvousdeuxdem’avoiroffertlesplusbellesannéesdemavie.
Enparticulierladernière.Jevousaime,
Maman.
Remerciements
MerciàAbigailEhndePoetrySlam, Inc. pouravoir réponduàmesquestionsà lavitessede lalumière.Àmessœurs,LinetMurphy,departageràpartségalesl’incroyableADNdenotrepère.Àmamère,Vannoy,poursonamourde«mysterybob»,etpourm’avoirencouragéeàvivredemapassion.Àmonmarietmesenfantsextraordinairesdenepass’êtreplaintsdelalessiveetdelavaissellequisesontaccumuléespendantlemoisquej’aipasséenferméedansmachambre.ÀJessicaBensonSparkspoursagentillesseetpourm’avoiraidéeàréussir.Etpourfinir,ladernière,maispaslamoindre…merciàmoncoachdevie,StephanieCohend’êtreaussifantastiquementincroyable.