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ISIDORE DE SÉVILLE ET LESMATHÉMATIQUES

Dans sa vaste encyclopédie, les Étymologies, Isidore de Sévilledonne une place à la plupart des disciplines scientifiques ettechniques héritées de l’antiquité. Parmi elles, dans le cadre duquadrivium, les mathématiques – arithmétique et géométrie –apparaissent en bonne place dans la classification« scientifico-étymologique » qu’entend proposer l’évêque deSéville. Dans le présent travail, je voudrais revenir sur quelquesquestions inhérentes à cette discipline, questions en partieabordées par J. Fontaine dans son magistral travail – maintenantde référence – sur Isidore1. Je m’intéresserai en particulier auproblème des données euclidiennes qui apparaissent dans lesÉtymologies, à la question de l’infini et au statut encyclopédique desmathématiques isidoriennes.

Où il est question d’Euclide

L’arithmétique, nous dit Isidore, est la science des nombres(disciplina numerorum), qui fut inventée par Pythagore et qui parvintà lui à travers Nicomaque, Apulée et Boèce (Etym., 3, 2). Isidore

1 J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigotique, 2  e

édition (3 vol.), Paris, Ét. Aug., 1983. abrév : (ISCC).

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cite donc exclusivement une tradition pythagoricienne, danslaquelle l’arithmétique tire surtout vers l’arithmologie. Il n’est pasquestion d’Euclide et, visiblement, le Sévillan ignore touteréférence directe au mathématicien grec. Toutefois, apparaissentquelques éléments euclidiens dans les propos mathématiquesd’Isidore, ce qui mérite une parenthèse, en regard de la questionposée par la transmission latine d’Euclide.

Les témoignages de Martianus Capella et de Cassiodoreinvitent à considérer l’existence de manuels, de florilègescontenant certaines définitions et quelques propositionsd’Euclide. Cette tradition, dont le palimpseste de Vérone2 portetémoignage, se prolonge jusqu’à Cassiodore, et a de bonnesprobabilités d’être encore vivante au temps d’Isidore3. SelonJ. Fontaine, Isidore aurait utilisé de tels manuels pour sesdigressions mathématiques. En ce qui concerne l’arithmétique,J. Fontaine s’appuie sur trois arguments. Tout d’abord, dans ladéfinition des nombres impairs, Isidore utilise le terme de aequus,alors que Boèce et Cassiodore emploient aequalis. Ensuite, Isidore,selon le critique, est plus clair que ses prédécesseurs dans sadéfinition d’un nombre pairement impair. Enfin, le Sévillan donneune quadripartition des nombres entiers (pairement pair,pairement impair, impairement pair, impairement impair) alorsque Boèce4 et Cassiodore5 ne nous donnent que les troispremières catégories. Deux de ces arguments ne me paraissent pasconvaincants pour conclure à une utilisation par Isidore d’unesource euclidienne. Le remplacement d’aequalis par aequus peutêtre le fait, comme l’avoue J. Fontaine, d’une simplification du

2 Voir l’édition d’Euclide de I.L. Heiberg, Leipzig, 1888, t. 5, p. XCVIII. Voirl’édition de M. Geymonat, Euclidis Latine Facti Fragmenta Veronensia, Milan, 1964.

3 Il faut y ajouter les traités des agrimensores, utilisant des notions euclidiennes,dont J. Fontaine a relevé la tradition encore vivante à l’époque d’Isidore, sousforme de libelli gromatici (ISCC, p. 361). À ce propos voir F.T. Hinrichs,Geschichte des gromatischen Institutionen, Wiesbaden, 1974 traduit sous le titreHistoire des institutions gromatiques, Paris, 1989 .

4 De inst. arith., éd. J.-Y. Guillaumin, Paris, Belles-Lettres, 1995, 1, 8.5 Institutiones, éd. R.A.B. Mynors, Leipzig, Teubner, 1937, p. 133.

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langage. Mais, de plus, Martianus Capella emploie égalementl’adjectif aequus dans sa définition du pair et de l’impair (De nupt.,7, 748)6. Pour ce qui concerne la liste catégorielle des entiers,Euclide donne bien les quatre catégories7 et, certes, Nicomaquede Gérase et Boèce ne donnent pas l’impairement impair ; maisMartianus Capella donne bien lui aussi les quatre catégories8. Cesdeux arguments sont plutôt à verser dans les preuves del’utilisation du livre VII du De nuptiis par Isidore.

Venons-en à présent au dernier argument qui repose sur ladéfinition du nombre pairement impair. Isidore définit un telentier de la manière suivante : pariter impar numerus est, qui in partesaequas recipit sectionem, sed partes ejus mox indissecabiles permanent, utVI, X, et XXXVIII, L. Mox enim hunc numerum divideris, incurris innumerum quem secare non possis (3, 5, 4). La source ici n’estvisiblement pas Martianus qui, lui, ne donne pas dedéveloppement sur la question. L’entrée en matière de Boèce, àpropos de ces nombres est assez confuse, voireincompréhensible : pariter autem inpar numerus est, qui et ipse quidemparitatis naturam substantiamque sortitus est, sed in contraria divisionenaturae numeri pariter paris obponitur 

9. Isidore, qui suit de près letexte de Boèce pour les autres catégories, ne reprend pas cetteintroduction, ce qui paraît normal dans le contexte des Étymologies,vu le total manque de clarté et, en particulier, l’absenced’applicabilité de cette définition. Mais Boèce ne se contente pasde sa première assertion : il explique ensuite comment déterminersi un nombre est pairement impair : nam quoniam par est, in partesaequales recipit sectionem, partes vero ejus mox indivisibiles atque insecabilespermanebunt, ut sunt VI, X, XIIII, XVIII, XXII et his similes. Mox enimhos numeros si in gemina fueris divisione partitus, incurris in inparem, quem

6 Martiani Capellae De Nuptiis Philologiae et Mercurii, éd. A. J. Willis, Teubner,Leipzig, 1983, p. 271.

7 Éléments 7, def. 8-11.8 Willis, p. 269.9 De inst. arith., 1, 10 (Guillaumin, p. 21). (Le nombre pairement impair est

celui qui possède bien, lui aussi, la nature et la substance du pair, mais quis’oppose à la nature du pairement pair par la division en parties contraires).

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secare non possis 10. Force est de constater qu’ici encore, Isidore suit

Boèce de très près. Des séquences de phrases identiques figurentdans les deux textes. Par contre, les exemples sont différents : onretrouve dans les deux cas les entiers 6 et 10, mais la suitediverge. Cela ne me paraît pas suffisant pour conclure qu’Isidore autilisé une source euclidienne. On ne sait pas en effet sur quelsmanuscrits Isidore a travaillé : on peut imaginer l’existence demanuscrits du De institutione arithmetica interpolés par desexemples supplémentaires. On peut également faire l’hypothèsequ’Isidore a travaillé sur des florilèges mathématiques, nonnécessairement euclidiens, qui contenaient quelques exemplesdifférents. Enfin il n’est pas totalement déraisonnable de penserqu’Isidore lui-même a forgé ces exemples, après tout bienélémentaires, fidèle à sa technique coutumière de « brouillage dessources ». Mais, dans tous les cas, il me paraît bien difficile des’appuyer sur l’arithmétique isidorienne pour attester d’unecirculation de manuels euclidiens dans l’Espagne wisigothique.

La présence de manuels gromatiques au haut Moyen Âgeincite, dans le cadre de cette enquête, à se tourner vers lagéométrie isidorienne. Comme chez Cassiodore, la partie réservéeà la géométrie mathématique est des plus réduites chez Isidore.Lorsque le Sévillan donne une division quadripartite de lagéométrie suivant Euclide (figures planes, g randeurs mesurables,grandeurs rationnelles et solides), qui est la deuxième divisiondonnée dans le livre III des Étymologies, il se contente dereproduire ce que Cassiodore avait énoncé11. Or, la répartition desfigures en cinq planes et cinq solides n’a rien d’euclidien et doittout à une tradition néoplatonicienne qui se fait également jour

10 Ed. Guillaumin, p. 21. (Puisqu’il est pair, il admet la division en partieségales, mais ses parties demeureront immédiatement indivisibles et insécables,comme par exemple 6, 10, 14, 18, 22, et les nombres qui leur sont semblables ;car immédiatement après avoir divisé ces nombres en deux parties égales, ontombera sur un impair, impossible à partager).

11 Isidore ( Etym., 3, 11, 1) : geometriae quadripertita divisio est, in planum, inmagnitudinem numerabilem, in magnitudinem rationalem, et in figuras solidas. Cassiodore(Inst., Mynors., p. 151) : geometria dividitur : in planum, in magnitudinem numerabilem,in magnitudinem rationalem et irrationalem, in figuras solidas.

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dans le classement du De nuptiis12. La façon que le Sévillan a detraiter des figures planes paraît intéressante pour mon propos.Isidore donne donc cinq figures planes : le cercle, le carré13, lediacatheton14, le triangle rectangle, le triangle équilatéral. Il est biendifficile de mettre ce classement en relation avec les Élémentsd’Euclide. L’ordre est totalement différent : Euclide donne aulivre I le cercle, les quadrilatères en général, les triangles, dont ilmultiplie les cas, le carré, le rectangle, le rhombe. La définition ducercle chez Isidore concentre une double démarche qui, dans lecas des mathématiques, reprend la méthode qu’Isidore metsystématiquement en œuvre dans les Étymologies. L’évêque deSéville reprend une définition mathématique, qui peut avoir uneteneur euclidienne15 et il la tronque, la modifie, la «  tord  » afin depouvoir mettre en pratique une technique étymologique : circulusest figura plana, que vocatur circumducta16. Martianus Capella était plusproche d’Euclide, bien que sa définition demeurât ambiguë ausujet du diamètre : circulus est figura planaris, quae una linea continetur.Haec linea peripheria appellatur, ad quam ex una nota intra circulumposita omnes directe ductae lineae aequales sunt 17. On pourrait penser àune contraction voulue par Isidore et qui fait sens, tant du point

12 ISCC., p. 397-8.13 Il y a quelque confusion chez Isidore entre carré et quadrilatère :

quadrilatera figura est in plano quadrata ; quae sub quattuor rectis lineis jacet (3, 12, 2).14 J’adopte ici, contre Lindsay ( dianatheton grammon), la leçon proposée par

J. Fontaine qui est la plus correcte d’un point de vue mathématique, définissanten fait un rectangle, tel qu’il figure dans la plupart des manuscrits ; cette figuresemble bien ambiguë et Isidore n’en donne aucune définition ; il considère parcontre le rectangle qu’il nomme orthogonium.

15 Pour ce qui concerne le diamètre, Isidore emprunte textuellement au Deordine d’Augustin (voir ISCC., pp. 399-400).

16 J. Fontaine, dans le supplément de sa thèse, propose la traduction suivante :« le cercle est ainsi appelé parce qu’il est tracé circulairement ». Cette traductionrend bien compte de la confusion faite par Isidore entre cercle et circonférence.

17 Willis, p. 252. (Le cercle est une figure plane qui est incluse dans une seuleligne. La ligne est appellée circonférence : si l’on trace des lignes d’un pointquelconque de l’intérieur du cercle à cette circonférence, elles seront touteségales).

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de vue mathématique qu’étymologique, qui introduit le verbecircumducere, à partir de circulum et de ducere. Mais il est troublant deconstater, si l’on compare avec les textes pseudo-boèciens éditéspar M. Folkerts, combien la définition isidorienne est proche, à latroncature près, de celle que donne la tradition pseudo-boècienne18. Faut-il ici penser à une faute de lecture, à unetradition corrompue ou à une volontaire contraction d’Isidore,chacune de ces opérations pouvant avoir été faite à partir d’unrecueil de définitions euclidiennes ? Rien ne permet d’affermir unequelconque hypothèse.

Si l’on considère les triangles tels qu’ils sont proposés parIsidore, on constate que l’encyclopédiste est très en retraitd’Euclide, ne retenant que deux catégories (le rectangle etl’équilatéral) qu’il donne dans l’ordre inverse de celui des Éléments.La définition qu’Isidore donne du triangle équilatéral estemblématique de la pauvreté des connaissances du Sévillan enmatière de géométrie : isopleuros figura plana, recta et subter constituta(3, 12, 2). On ne saurait songer ici à une tradition euclidienne.Toutefois, l’emploi du terme grec isopleuros, qui ne figure ni chezBoèce, ni chez Cassiodore, mais qui est traduit par Martianus19,oriente la recherche de la source vers des traités d’arpentage : si eneffet Isidore l’avait emprunté au De nuptiis, il aurait donné latraduction latine, comme il le fait systématiquement. L’influencede traités de type gromatique semble se confirmer dans la façonqu’Isidore a de se figurer les solides. En particulier, lareprésentation du cylindre est identique à celle des pierres debornage qu’utilisent les arpenteurs20.

18 Ms. Mc : circulus est figura plana, quae vocatur circumducta et sub una lineacontinetur. Ms. M : circulus est figura plana, quae sub una linea continetur, quae vocaturcircumducta... (M. Folkerts, « Boethius » Geometrie II, ein mathematisches Lehrbuch desMittelalters, Wiesbaden, F. Steiner, 1970., pp. 178-9). On pourrait penserqu’Isidore a eu un texte de cette tradition sous les yeux, et qu’il a simplementsupprimé le début de la relative.

19 quod latine aequilaterum dicitur (De nupt., 712). Voir ISCC., p. 402, n. 1.20 Voir ISCC, p. 404.

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Ce bref parcours amène à quelque résultat en matière detradition euclidienne. Dans le meilleur des cas, je ne pense pasqu’il soit possible de parler de véritable traduction des Élémentssur laquelle Isidore aurait travaillé. Même si l’encyclopédistedésire résumer, simplifier pour son public, l’absence totale detoute allusion à la moindre démonstration, à ce que j’oserai mêmeappeler des éléments de justification à caractère démontrable,ajouté à la rareté et au caractère élémentaire, allusif même, detoute présence à coloration euclidienne dans les Étymologies,poussent à penser au mieux à quelque recueil d’excerpta. Latradition de manuels gromatiques, pouvant contenir quelquesdéfinitions de type euclidien, est bien davantage plausible. Isidorea donc compilé de manière essentielle la tradition pythagoricienneet néoplatonicienne, de Nicomaque à Cassiodore unis à MartianusCapella, alimentant en surplus son texte par quelques traités àcaractère essentiellement pratique et, peut-être, par des manuelsélémentaires pouvant contenir des définitions. Mais le témoignaged’Isidore n’apporte rien, à mon sens, pour conclure à unesurvivance latine d’Euclide. Le statut du nombre et de la figurequ’offre Isidore n’a rien d’euclidien. Il est encyclopédique à partentière, dans le sens d’une écriture isidorienne qui propose en lamatière un ensemble de signes ordonnables, classifiables,identifiables de manière essentielle par le langage et la définitiondavantage que par la déduction ou la démonstration.

Nombres et figures

Venons-en au nombre isidorien et à la première science dontil est l’objet. Isidore rappelle, d’après une étymologie grecque, quel’arithmétique est la première des sciences mathématiques, ce quise justifie en plus par l’utilité qu’elle a dans les trois autresdisciplines du quadrivium : musica autem et geometria et astronomia, quaesequuntur, ut sint atque subsistant istius egent auxilium (3, 1). Il y a doncune triple justification du caractère fondamental del’arithmétique : elle est science du nombre per se, elle est lapremière étymologiquement et les autres sciences ne peuvent

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exister sans elle. Ce qui importe surtout est le rapport de cettediscipline avec le nombre. Certes Isidore n’a à sa disposition queles scories des fondements de la pensée arithmético-philosophiqueplatonicienne et pythagoricienne, mais il lui reste, à travers leslectures de Nicomaque, Augustin et Martianus, une idée de lapuissance du nombre, une sorte de vis numeri, qui serait le pendantde la vis verbi qui prédomine dans le fondement de sa rechercheétymologique.

Ici encore, nous retrouvons une unité qui se marque parcette racine commune aux trois premières disciplinesmathématiques qu’est le nombre. Le nombre en soi, carl’arithmétique est nécessaire à ses deux autres sœurs (enparaphrasant ici Martianus Capella) et le nombre dans sesrapports, ces médiétés qui, on l’a vu plus haut, sont au cœur de ladifférentiation entre arithmétique, géométrie et musique et, parlà-même, forment un trait d’union entre elles.

Il est donc logique de commencer l’investigation du premierart du quadrivium par une étude sur les nombres, ce que faitIsidore dans son chapitre quid sit numeris. Ainsi que J. Fontaine l’adit, c’est cette partie qui paraît la plus originale en la matière.Isidore en effet, s’il débute avec une définition traditionnelle(numerus autem est multitudo ex unitatibus constituta), cherche à donnerune étymologie des nombres entiers les plus importants. Onretrouve ici le parallèle entre les verba et les numeri. De même quele mot est à l’origine des arts du langage et en particulier dupremier d’entre eux, la grammaire, considérée comme lefondement de ce trivium, le nombre est à l’origine del’arithmétique. L’important était la recherche de l’origo verborum ; demême il convient de chercher l’origo numerorum. Cette recherche sesitue à deux niveaux : du point de vue mathématique, elle est trèsélémentaire : le nombre est constitué d’unités. Isidore ne discutepas du statut ontologique du nombre et donc ne s’intéresse pas àcelui de l’unité. Toutefois, avec un reste de néoplatonisme, ilsépare l’unité des autres nombres et lui attribue un caractèregénérateur : nam unum semen numeri esse, non numerum. On retrouve

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cette affirmation dans le Liber numerorum qui in sanctis Scripturisoccurrunt, texte consacré à l’arithmologie biblique21. On sent icil’influence de Martianus22, mais Isidore est toutefois très en retraitdes considérations sur la monade génératrice des entiers tellesqu’on les trouve chez Macrobe23. Si l’on compare avec le chapitredu même nom (Quid sit numerus) qui introduit le Liber numerorum,on voit que la démarche d’Isidore est différente dans lesÉtymologies. Dans le Liber numerorum en effet, la définition del’unité se fait plus précise et un chapitre lui est consacré. Si Isidorerépète son caractère générateur, qu’il souligne d’ailleurs, il marquesa propriété mathématique fondamentale d’« insécabilité » : unitasest pars minima numerorum, quae secari non potest 24. Point d’étymologieici, ni d’ailleurs pour les autres nombres25. Cela tient au fait que lenombre du Liber numerorum est considéré dans une perspectiveunique, qui est celle de l’arithmologie exégétique, placée sous

21 Texte dans PL. 83, c. 179-200. Sur cet ouvrage, voir C. Leonardi, « Intornoal Liber de numeris di Isidoro di Seviglia », Bulletino dell’Istitituto storico italiano peril Medioevo e archivio muratoriano, 68, 1956, pp. 203-31.

22 Pour Martianus en effet la monade est la semence des nombres ( omniumnumerorum solam seminarium esse) (De nupt., 7, 731).

23 Dans la tradition néoplatonicienne, Macrobe marque un tournant parrapport à Calcidius, en offrant une perspective davantage symbolique. Ilpropose en particulier la notion de monade (unité) en cherchant unedécomposition du nombre, conduisant à une interprétation symboliquecosmologique par une mise en relation des composants du nombre avec deséléments de la nature. Pour Macrobe ( In Som. Scip., I, 6) en effet, l’unitéappartient au pair et à l’impair et c’est l’origine du nombre. L’unité jouit doncd’un statut particulier, qui la met à l’écart des autres entiers. Il y a chez Macrobeune opération de décalage qui passe de l’entier un à la monade, unitétranscendantale qui appartient à l’âme du monde ; elle devient conceptphilosophique, liée à la cause première.

24 Liber numerorum, PL. 83, c. 179.25 Isidore se place résolument dans la perspective de la symbolique

scripturaire. Son traité, assez court, s’occupe des entiers les plus courants, de 2 à20, puis 24, 30, 40, 46, 50, 60. Isidore utilise quelques procédés classiques,quelques propriétés élémentaires des nombres pour se livrer à des jeux decorrespondance (voir mon article « Le nombre et l’écriture : contribution àl’étude des procédés symboliques de la culture médiévale », PRIS-MA, VIII, 16,1992, pp. 227-45 et 17, 1993, pp. 1-18).

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l’emblème du Livre de la sagesse pour lequel tout est nombre etmesure26 : le nombre importe alors dans sa dimensionmathématique, calculatoire, dans la mesure où il permet demultiples combinaisons, par addition ou multiplication,permettant de justifier toutes sortes d’interprétations.

Le deuxième type d’analyse est, comme il vient d’être noté,étymologique et porte donc sur le nom du nombre. Faisant appelà des étymologies grecques, ou en créant de nouvelles, Isidoreinscrit donc le nombre sur le même parcours que l’ensemble deschoses signifiées par le mot27. On pourra remarquer qu’Isidoreappréhende en premier lieu le signifiant, en dehors de toutvéritable contexte mathématique : l’histoire des premiers entiersest, chez lui, une histoire lexicale. En effet, le Sévillan se contentede d onner le nom grec correspondant et d’expliquer comment ilest passé, au niveau de la prononciation, en latin. Puis sonapproche évolue avec l’entrée de quelques considérationsarithmétiques. C’est à partir des multiples de dix que la méthodeisidorienne prend son envol en combinant l’analyse étymologiqueet les propriétés mathématiques, avec astuce parfois. Donnonsl’exemple de 20, emblématique de la façon qu’Isidore a deprocéder : porro viginti dicti quod sint decem bis geniti, u pro b litteraposita (3, 3, 15).

Les Étymologies, à ce niveau, offrent donc un double statut aunombre, mathématique et lexical. Le nombre est signe à deuxniveaux : en tant qu’il est signifiant (au sens grammatical) pouvantêtre décrypté par l’étymologie et en tant que signe mathématiquequi signifie l’unité ou le conglomérat d’unités et qui permet lecalcul et l’interprétation. De cette strate à caractère mathématiqueémergent alors deux niveaux programmatiques. Le nombre estinscrit dans les Écritures (3, 4, 1) et il a aussi un caractèrepratique, dans les calculs calendaires (3, 4, 3-4) ; Isidore le

26 Sap., 11, 21, repris par Isidore en 3, 4, 1.27 Je renvoie à J. Fontaine, ISCC, pp. 355-59 pour cette question. On notera

que pour le nombre cinq, Isidore, ne trouvant d’étymologie, fait l’hypothèse quele nom de ce nombre fut trouvé secundum placitum.

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rappelle, ouvrant la voie à ce qui apparaît alors, implicitement,comme deux sous-disciplines du quadrivium, à visée religieuse, lecomput et l’arithmologie exégétique, auxquels font écho dansl’œuvre du Sévillan le Liber numerorum et le livre VB des Étymologies(selon la nomenclature de Lindsay)28.

Les nombres entiers, qu’Isidore considère dans tous seschapitres traitant d’arithmétique, à l’exception du dernier,apparaissent ainsi avec un double statut sémiotique : signifié parle langage, le signifiant numérique possède une étymologie, uneracine originelle qui, si elle ne révèle guère de la fonctionmathématique du nombre, inscrit toutefois ce dernier dans unpossible typologique. Le signe mathématique quant à lui possèdeune fonctionnalité mathématique élémentaire qui débouche elleaussi sur une typologie, du pair, de l’impair, du discret, ducontinu, etc. Les deux démarches, conjointes au départ dans unesprit de recherche de l’origine, comme de tentative systématiquede classification, se rejoignent en finale pour imposer unenomenclature.

Demeure la question de l’infini, traitée dans le dernierchapitre arithmétique, quot numeri infinit existunt (3, 9). Je cite cepassage dans son intégralité, car il mérite commentaire :

Numeros autem infinitos esse certissimum est, quoniam in quocumquenumero finem faciendum putaveris, idem ipse non dico uno addito augeri, sedquamlibet sit magnus, et quamlibet ingentem multitudinem continens, inipsa ratione atque scientia numerorum non solum duplicari, verum etiammultiplicari potest. Ita vero suis quisque numerus proprietatibus terminatur,ut nullus eorum par esse cuicumque alteri possit. Ergo et dispares inter seatque diversi sunt, et singuli quique finiti sunt, et omnes infiniti sunt.

(Il est certain que les nombres infinis existent, car quel que soitle nombre que tu aies pensé comme fini, je dis que nonseulement celui-ci peut être augmenté d’une unité, mais, aussi

28 Cette « intégration » du comput au sein des disciplines libérales, même demanière implicite, a son importance si on la met dans la perspective de l’attitudedes clercs du haut Moyen Âge face au savoir profane, en particulier desIrlandais qui, s’ils refusent les artes liberales, proposent un cycle d’éducationintégrant le comput.

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grand soit-il, et aussi grande soit la multitude qu’il contient, qu’ilpeut être doublé et même être multiplié (autant de fois que l’onveut) au moyen de la raison et de la science des nombres.Chaque nombre est déterminé par ses propres propriétés, detelle sorte qu’aucun d’entre eux ne peut être égal à un autre. Ilssont inégaux et divers entre eux, chacun est fini et tous sontinfinis).

La quasi intégralité de ce passage est emprunté à la Cité deDieu29; mais, ici encore, Isidore opère un profond décalage d’avecsa source. Le texte d’Augustin en effet a pour but de polémiquercontre ceux qui refusent à la science de Dieu de pouvoircomprendre l’infini. L’argumentation de l’évêque d’Hippone estassez simple : D ieu connaît tous les nombres ; les nombres sontinfinis ; donc Dieu a une connaissance de l’infini. La conclusionest alors que toute infinité est finie dans Dieu, car tout ce qui estcompréhensible est fini dans l’intelligence qui comprend. Or chezIsidore, non seulement toute référence à Augustin est gommée,mais, de plus, le raisonnement augustinien est sorti de soncontexte pour être inclus dans une dimension strictementmathématique. Il est inutile de se pencher sur la qualitéproprement mathématique du raisonnement ; celle-ci estclairement très déficiente. Toutefois la prise de position d’Isidoreest intéressante, si on la place dans le contexte du débat surl’infini : ce débat, sur le plan scientifique, prendra toute sonampleur à partir du XIII

e siècle, avec des penseurs comme RobertGrosseteste, et au XIV

e siècle avec Grégoire de Rimini, Jean deRipa, etc.30. Au temps d’Isidore, on est très loin de s’intéresser deprès à ce genre de question. En fait, on a deux types de discourssur l’infini. L’un, chez Augustin, est à caractère théologique etconcerne le pouvoir de Dieu. L’autre, formulé par Aristote, estscientifique et philosophique. Augustin, on l’a vu, considère que

29 De civ. Dei, 12, 18.30 Je renvoie pour ces questions à l’article important d’A. Koyré, « Le vide et

l’espace infini au XIVe siècle », Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, 1961,

et à l’ouvrage de T. Levy, Figures de l’infini. Les mathématiques au miroir des cultures,Paris, Seuil, 1987.

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l’infini est nombrable par Dieu ; si l’infinité est inexprimable(ineffabili modo) pour les hommes, elle est accessible au savoir deDieu31. C’est ce que reprendra Jean de Damas dans sa Source de laconnaissance, ouvrage traduit en latin au XII

e siècle et qui sera unedes sources de Pierre Lombard pour son Livre des Sentences. Jeanest un fervent adepte de la théologie négative et Dieu, « océaninfini et indéterminé d’essence »32, est indicible, incompréhensibledans son infinité elle-même, parce que l’infini est nonappréhendable par la pensée humaine. Cet infini est doncnégation, c’est un « infini privatif »33.

Aristote avait conçu l’univers comme sphérique, fini, etplein. En dépit d’un certain nombre de critiques, telles celles dePhilon d’Alexandrie ou, au Moyen Âge, de Jean de Ripa34 ou deGrégoire de Rimini35, la conception aristotélicienne se maintiendraavec force jusqu’au XVII

e siècle, bloquant ainsi grand nombre despéculations mathématiques sur cette question fondamentale.Pour le Stagirite, l’infini existe en puissance36 (le in fieri des

31 Voir à ce propos, É. Gilson, « L’infinité divine chez saint Augustin »,Études augustiniennes, 1, 1954, pp. 509-74 ; É. Gilson montre que la naissance dela pensée augustinienne en matière d’infinité divine remonte à sa périodemanichéenne durant laquelle Augustin identifiait Dieu à une réalité corporelleinfinie. À sa conversion, il transforme cette notion en une dimensionuniquement spirituelle.

32 Cité par L. Sweeney, « John Damascene and Divine Infinity », The NewScholasticism, 35, 1961, p. 83, n. 23.

33 T. Levy, op. cit., p. 131.34 Jean de Ripa affirme la possibilité de l’existence de l’infini en acte,

c’est-à-dire dans le monde de la Création ; il distingue cet infini de l’immensus,infini propre à Dieu. T. Levy, op. cit., p. 138 sq. ; A. Combes, « La métaphysiquede Jean de Ripa », Die Metaphysik im Mittelalter (2ÿ congrès international dephilosophie médiévale), Berlin, 1963, pp. 543-57 ; Paul Vignaux, « Processus ininfinitum et preuve de Dieu chez Jean de Ripa », De saint Anselme à Luther, Paris,Vrin, 1976, pp. 343-52.

35 Lui aussi partisan de l’infini en acte, il définit ce dernier par extension,comme le donné de ce qui excède tout ce qui est fini (infini catégorique) ;l’infini syncatégorique étant défini comme le possible, à partir d’un fini, detrouver quelque chose de plus grand (T. Levy, op. cit., p. 148 sq.).

36 Ce qui est à comprendre ici dans le sens d’une pure virtualité. Il n’y pas,

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scolastiques) mais ne peut exister en acte. Il existe en puissancecar la quantité est divisible par la raison jusqu’à l’infini. Leprincipal argument d’Aristote à considérer par rapport auxassertions d’Isidore est celui qui traite de la représentation et quiest exposé au livre III de la Physique37. Selon le Stagirite, le nombreparaît être infini parce que la représentation ne l’épuise pas ; il esten effet toujours possible d’imaginer (ce que Simplicius,commentant Aristote, considérera comme une phantasia) unnombre infini, de même qu’on peut imaginer un individuimmensément grand. Mais la représentation n’est qu’un accident,et il est absurde, dit Aristote, de se fonder sur elle, car ce qui seproduit dans la représentation ne se produit pas dans la chose.L’objet mathématique aristotélicien est conçu comme abstractiond’une grandeur : son autonomie n’est que logique et,fondamentalement, il doit obéir aux règles du monde physique38,dans lequel l’infini n’existe pas. De fait, les mathématiciens « n’ontpas besoin et ne font point usage de l’infini, mais seulement degrandeurs aussi grandes qu’ils voudront »39. C’est pourquoi,l’infini selon la division du continu a un sens (en puissance) chezAristote, alors que celui selon l’addition ou l’augmentation n’en apas, même en puissance. Demeure la question du nombre entierinfini : si en effet l’on accepte le principe de la division infinie ducontinu, cette division a pour conséquence évidente de produirede l’infini par augmentation, dans le comptage même desdivisions, ce qu’Aristote appelle la dichotomie. Mais la division nesaurait épuiser la grandeur, donc l’augmentation ne peut atteindreun nombre infini, puisqu’elle est liée au premier processus : « dansla dichotomie, il ne s’agit pas du nombre séparé, et l’infinité n’estpas en permanence mais en devenir, comme le temps et le nombre

comme dans le célèbre exemple de la statue, la possibilité d’entéléchie (voirMétaph., 9, 6, 1048b).

37 208a sq.38 « pour la démonstration, peu importent les grandeurs réelles ; pour

l’existence, elle n’est que dans celles-là », Phys. 3, 207b, trad. H. Carteron, Paris,Belles-Lettres, 1926, [1997].

39 Ibid.

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du temps »40. Il reste alors le temps, pour lequel la question paraîtplus épineuse, puisque, selon Aristote, le monde est éternel : il n’ya donc plus la limitation de la grandeur donnée par la finitude del’univers. Mais le temps est, selon la définition du Stagirite, lenombre du mouvement, et le mouvement est attaché à la grandeurphysique, au lieu en particulier41, ce qui fait rebondir le sujet dansl’univers de la limitation. Dans tous les cas de figures, il n’y doncpas de nombre infini pour Aristote et, si l’on renversait le coursde l’histoire, les termes augustiniens et isidoriens auraient étésévèrement critiqués par le Stagirite.

La problématique d’Augustin peut cependant se concevoirtotalement en dehors de considérations aristotéliciennes, même sil’on veut les mettre en parallèle, ce qu’historiquement ne justifiebien entendu pas la démarche de l’évêque d’Hippone. Celled’Isidore pourrait aussi être comparée et elle devient d’autant plusintéressante dans cette perspective. Cette dernière peut paraîtrepour le moins artificielle, voire absurde, Isidore ignorant tout dela physique d’Aristote. Toutefois, dans les sources prochesd’Isidore, la pensée d’Aristote a imprimé sa marque. C’est ainsique Boèce, à la suite de Nicomaque, considère, certes brièvement,le problème de l’infini, en rappelant que la grandeur est divisible àl’infini, mais que ce dernier ne peut exister en acte et que lephilosophe doit en rejeter le concept : hanc igitur naturae infinitatemindeterminatamque potentiam philosophia sponte repudiat 42.

Dans un tel contexte, le propos d’Isidore prend une ampleurconsidérable, peut-être par le fruit du hasard, mais qu’il convienttoutefois de noter. Car, sans connaître l’importance des notionsmises en jeu sur le plan mathématique et philosophique, Isidore,en déplaçant la citation augustinienne de son contexte, fournit une

40 Phys., 3, 207b.41 Sans entrer dans le détail ici, la théorie aristotélicienne comprend bien des

faiblesses en la matière, que les commentateurs ne manqueront pas derelever. Par exemple, si le monde est éternel, le comptage des êtres disparusconstitue bien un infini en acte.

42 De inst. arith., Guillaumin, p. 8 (cette nature infinie, cette potentialitéindéterminée, la philosophie les rejette spontanément).

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assertion quelque peu « révolutionnaire », puisque, sur ce qui serévèle être un plan mathématique, il affirme l’existence du nombreinfini. Cet infini est non aristotélicien puisqu’il s’agit d’un infinidu maximum, basé sur l’infinitude de l’ensemble des entiers : quelque soit n, il existe toujours m tel que m>n. Si l’on voulait, dansl’enthousiasme et l’optimisme, pousser encore plus loin le proposd’Isidore, il y a l’affirmation, ad litteram, de l’existence de plusieursinfinis mathématiques, ce qui va contre les affirmations d’Euclideen la matière43. Je ne ferai bien sûr pas ici d’Isidore de Séville ungénie précurseur des mathématiques : la fin de son discours enmarque les limites et l’envolée enthousiaste du critique le plusbienveillant se brise sur l’extrême confusion de ces nombres finiset infinis à la fois, chacun possédant ses propriétés propres. Maisje tenais à souligner l’originalité du discours, en demeurant, je lerépète, au seul niveau de l’énonciation, comme témoignage d’unréinvestissement encyclopédique des sources pouvant débouchersur un message particulièrement original, comme emblème aussidu caractère non systématiquement dévalué du savoirencyclopédique qui peut, même de façon toute implicite etinconsciente, offrir de véritables « débrayages » dans le domainedu savoir, tout particulièrement dans les disciplines mises à l’écartpar l’enseignement scolaire officiel.

On peut alors se demander ce qu’Isidore a voulu signifierdans ce chapitre spécifique sur le nombre infini. Je ne suivrai pasJ. Fontaine pour qui Isidore a voulu offrir une « image déjà trèsépurée de l’Absolu divin »44. Affirmer ce caractère religieux dupassage me paraît émerger d’une connaissance de la sourceaugustinienne qui influence le jugement. Or, chez Isidore, la

43 L’analyse mathématique de l’infini, en particulier les théories des ensemblesinfinis, a été considérablement freinée, jusqu’au XIX

e siècle – date où Cantor etDedekind ont véritablement fait exploser la question – , par les considérationsd’Euclide affirmant le caractère absolu de l’infini, la non-pertinence de samultiplicité et, a fortiori, de l’ordination de plusieurs infinis. De nos jours, il estévident pour quiconque qu’il y a une infinité d’entiers naturels, une infinitéd’entiers (négatifs et positifs) plus grande que celle des naturels, une infinité desrationnels, infinité non dénombrable et plus grande que celle des entiers, etc.

44 ISCC, p. 367.

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citation est livrée sans le moindre contexte, à l’état brut si j’osedire, et rien ne permet d’affirmer une quelconque référence audivin dans le passage. Le chapitre intervient à la fin del’arithmétique, et juste après l’explication des différences entre lesdisciplines mathématiques, basées sur une classification desmédiétés. Le nombre infini apparaît alors ici comme un pointd’orgue, qu’il faut rattacher non à l’arithmétique spécifiquement,mais à la discussion qui précède. Les médiétés ont été énoncéespar ordre de complexité croissante et le nombre infini couronneen quelque sorte, par son « rayonnement », cette progression.C’est donc, je pense, une interprétation plus littéraire qu’il fautdonner de ce chapitre. Après les diverses considérationstechniques qui ont marqué les rubriques arithmétiques, Isidoreintroduit une dimension du nombre qui unifie, dans son ampleur,tous les éléments précédents, tous ces nombres qui sont, commele rappelle Isidore, dispares inter se. Le nombre est à la fois fini,propre à un certain nombre de considérations techniques etsurtout vecteur de classification ; il est aussi infini, doncinaccessible dans sa grandeur. Il existe donc toujours dans lesmathématiques une part cachée, rétive au calcul et à lacombinatoire, comme si, au-dessus de toute sériation, devaitexister un modèle inaccessible, témoin absolu du pouvoir desmodes opératoires techniques. Il y a, au travers de l’expériencenumérique, un parcours qui se boucle entre deux absolus, tousdeux racines de ce que j’aimerais, par analogie, nommer la visnumerorum : l’unité génératrice d’une part, qu’Isidore n’investitguère ici, mais pour laquelle il emploie toutefois le terme demonade (par exemple en 3, 7) et d’autre part cet infini, caractèrecommun à tout nombre et élément témoin de l’absolue grandeur.

Nous avons déjà analysé quelques éléments de géométrieisidorienne ; en particulier, nous avons vu qu’Isidore fournissaitune division quadripartite de la géométrie en étroite relation avecsa source cassiodorienne. Il s’agit donc ici d’une démarche quel’on peut mettre en relation avec celle qui se rapportait àl’arithmétique et même à l’ensemble des disciplinesmathématiques vues dans leur totalité : offrir un classement, une

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division. On peut prolonger le parallèle, la méthode d’Isidoreétant systématique. Comme il avait donné l’étymologied’arithmetica, il donne celle de geometria ; comme il avait donné uneliste d’autorités fondatrices de l’arithmétique, il fait de même pourla géométrie qui, selon lui, remonte aux Égyptiens. Juste avant dedonner la division quadripartite de cette discipline, avec, viaCassiodore, ses accents euclidiens, Isidore en propose une autred’inspiration cicéronienne et augustinienne, ce qui est significatif« d’un état d’esprit particulier envers les connaissancesmathématiques »45: hujus disciplinae ars continet in se lineamenta,intervalla, magnitudines et figuras, et in figuris dimensiones et numeros 

46.Cette division de la géométrie, dans un cadre qui se veutmathématique, est unique dans la latinité tardive. On se trouvealors devant un questionnement rigoureusement analogue à celuiqui était formulé dans le cas des nombres infinis. Isidore faitappel au De oratore, complété par le De ordine, pour fournir,détaché du contexte47, une définition mathématique originale.J.-Y. Guillaumin a étudié de près cette division fournie par Isidoreet a montré que certains de ses termes remontaient à Géminos48.

45 ISCC, p. 396. 46 Dans les Différences, Isidore donnait déjà une division analogue, bien que

beaucoup plus sommaire : geometria est disciplina magnitudinis, et figurarum notislineamentisque propriis distincta, vel formis (2, 39, 151). L’origine est chez Cicéron, Deoratore, 1, 42, 187 : in geometria liniamenta, formae, intervalla, magnitudines. La fin dupassage paraît inspirée d’Augustin, De ordine, 2, 15, 42 : in pulchritudine figuras, infiguris dimensiones, in dimensionibus numeros (voir ISCC, p. 396, n. 3).

47 Cicéron en effet, en donnant plusieurs exemples, illustre la démarchehumaine qui a consisté à réunir diverses notions, divers objets, dans unediscipline d’étude unique. La citation d’Augustin est plus proche du contexted’Isidore, bien qu’il s’agisse pour l’évêque d’Hippone de montrer que lagéométrie et l’astronomie partent d’une contemplation de la beauté des chosesde la nature.

48 J.-Y. Guillaumin, « Sur une définition de la géométrie dans la latinitétardive », Mélanges Pierre Lévêque, 2, Anthropologie et Société, (dir. MM. Mactoux etE. Geny), Paris, 1989, pp. 267-71. L’auteur de cet article fait une étude trèsminutieuse du vocabulaire d’Isidore et de Cicéron, vocabulaire dont il chercheles origines grecques. Il souligne en particulier l’existence d’une géométrie plustechnique que celle d’Euclide, chez Archimède, Géminos, Héron

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Je reprendrai ici intégralement la conclusion du stimulant articlede J.-Y. Guillaumin :

Dans la définition des Origines nous aurions donc, en définitive,bien plus que l’emprunt mal dominé à un philosophe et à unrhéteur, eux-mêmes peu au fait de la matière traitée. Il sepourrait bien que les deux lignes d’Isidore manifestentl’extraordinaire vitalité d’une tradition mathématique vieille de700 ans : faute de la comprendre désormais, on lui attachaitencore le profond respect qui permit à une définition ardue detraverser les âges, en dépit des obscurités imputables àl’ambiguïté croissante du vocabulaire scientifique latin de labasse époque49.

Cette conclusion rejoint mon propos au sujet du nombreinfini et met en lumière un des rôles que l’encyclopédismepossède dans la culture médiévale. Le savoir encyclopédique,même s’il se révèle toujours en retrait de la connaissance-source etde la partie la plus acérée du savoir scientifique, est aussi unchamp vectoriel qui, au travers du foyer didactique qu’impose latransposition encyclopédique, est porteur de praxèmesencyclopédiaux véhiculant, souvent dans l’inconscient du texte,des notions fondamentales qui traversent l’histoire des sciences etdes idées. Ces vecteurs sont d’autant plus importants qu’ils sontattachés à des champs disciplinaires qui, pour une part plus oumoins large, échappent à l’école : tel est bien le cas desmathématiques.

d’Alexandrie. On pourrait mettre cet aspect technique en relation, une foisencore, avec les agrimensores. J.-Y. Guillaumin fait remarquer que les termes hujusdisciplinae ars, que nous avons analysés plus haut à propos des distinctionsars/disciplina, pouvaient faire penser à une géométrie de l’arpentage. Je pensequ’effectivement l’on peut pousser plus loin sa remarque et voir en ces termesle témoignage de lectures de manuels gromatiques par Isidore, ce qui va biendans le sens de ce que nous avons déjà observé. On peut prolonger la preuveavec l’équivalence fournie par Isidore du terme cicéronien de forma, traduit parfigura chez le Sévillan. Comme J.-Y. Guillaumin le note, cette synonymie estfréquente en grec et on l’observe déjà chez Euclide. Je verrai volontiers dansson incision dans le texte encyclopédique isidorien le témoignage d’un libellusgromaticus.

49 Art. cit., p. 270.

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Isidore avait « analysé » le nombre : c’est-à-dire que, làencore, il avait appliqué une méthode étymologique et avaitégalement fourni, sur la base de ses sources mathématiques, unensemble de divisions, de classements. Il en va de même pour lesfigures. Nous avons déjà vu, dans notre recherche de la traditioneuclidienne, qu’Isidore, jouant sur l’étymologie et les propriétésgéométriques des figures, en donnait une classification. La figuregéométrique possède donc un statut identique à celui du nombredans l’écriture isidorienne. Certes la figure est attachée à lagrandeur, à la chose, davantage que le nombre ; certes, le nombreintervient dans la figure et a donc en cela une situationhiérarchique antérieure. Mais tous deux sont vus par Isidorecomme des objets de science sur lesquels s’appliquent avant toutdes schémas systématiques qui sont à la fois sémiotiques etensemblistes. Il y a d’un côté le signe qui se cristallise dans le mot,analysé par l’étymologie ; de l’autre il y a l’ensemble des objets quise classent, se hiérarchisent, à l’image méthodologique de lascience qui les manipule, elle aussi divisible. Ces diversclassements sont placés, implicitement, sous l’autorité de cesAnciens qu’Isidore cite en préambule, ces créateurs et cestransmetteurs de la science mathématique.

Il reste alors, pour conclure sur les mathématiquesisidoriennes – indépendamment des éléments que la transpositionencyclopédique a pu mettre en lumière – à s’interroger surl’écriture d’Isidore et sur son intentionnalité de profondeur. Jepense pour ma part qu’en la matière, l’encyclopédisme isidorienrévèle deux tendances fondamentales : d’une part la recherche dece qui pouvait permettre d’unir donné mathématique etinvestigation étymologique ; d’autre part la mise en place de toutce qui offrait des possibilités de classification. On est en effetfrappé, ne serait-ce que par la lecture des titres des chapitres (Dedivisione..., de auctoribus ejus, de inventoribus...), de l’aspect normatifdes digressions mathématiques du Sévillan. L’objet n’estvisiblement pas d’offrir une connaissance mathématique, ni mêmede proposer des outils d’analyse arithmologique (ce que fait leLiber numerorum). Il s’agit d’exposer un monde de signes (les

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nombres et les figures) qui soit le reflet d’une harmoniehiérarchisée : tout est classable, tout est ordonnable, à la fois parle langage, par la tradition et par le contenu mathématique. Lagéométrie se subdivise, les figures sont classées au moyen de leurspropriétés, les nombres se divisent en pair et impair, cescatégories donnant elles-mêmes naissance à d’autressous-catégories. Il y a ici comme un vertige du classement, quicorrespond bien à une démarche encyclopédique. Plus loin, onpeut déceler les traces d’un autre type de préoccupation : celui dela norme, de l’harmonie typologique qui permet que chaque choseait une place bien déterminée. Et on retrouve encore cela dansl’harmonie, prise au sens musical du terme. Dans la musique,Isidore retrouve encore cette idée de classement systématique. Lesmathématiques seraient alors dans ce contexte un épiphénomènede la démarche encyclopédique, conçue dans une problématique,que nous avons rencontrée auparavant, de réorganisation dusavoir.

BERNARD RIBÉMONT

(C.E.M.O., UNIVERSITÉ D’ORLÉANS)

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