ismail kadare - le palais des reves

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Le Palais des rêves D'entre tous ses textes, Le Palais des rêves est, avec le poème Les Pachas rouges, celui qui a fait courir le plus de risques à Ismail Kadaré. Les deux premiers chapitres avaient été publiés à la fin des années 1970 dans un recueil de récits. Noyés dans la masse, ces deux « éclaireurs » n'avaient guère signalé de danger particulier. Puis ces chapitres se virent compléter par une série d'autres et, en 1981, un roman est prêt : Nepunesi i pallatit te endrrave, soit L'Employé du Palais des rêves. Il paraît à l'automne, dans le même recueil de récits repris intégralement. La sortie de ce volume est suivie d'un silence de tombe. Durant deux à trois mois, pas un critique littéraire ne le mentionne. Au sommet du pouvoir, le dictateur est occupé à régler ses comptes avec ses ennemis, et, à la mi-décembre, on annonce le « suicide » du Premier ministre Mehmet Shehu. Tout à coup, au début de 1982, un plénum de l'Union des écrivains est convoqué, en présence de membres du bureau politique et notamment du dauphin, Ramiz Alia, mais aussi de l'épouse du dictateur, Nexhmije Hodja. Ce plénum duredeux jours, en présence d'Ismail Kadaré. Le Palais des rêves est étrillé. Il est le premier roman publié de Kadaré à être déclaré hostile au régime. À la fin du plénum, Ramiz Alia lance une mise en garde sans ambiguïté à son auteur : « Le peuple et le Parti vous hissent sur l'Olympe, mais si vous ne leur êtes pas fidèle, ils vous précipitent dans l'abîme. » Zeri i Popullit, l'organe du Parti du travail, reproduit la partie du rapport du plénum où Kadaré est attaqué. Dans la presse internationale, des voix s'élèvent alors pour le défendre. Les critiques retombent, mais le livre est toujours à l'index. La publication en Albanie du IX e volume des Œuvres de Kadaré est stoppée en raison de la présence, au sommaire, du Palais des rêves. Qu'avait-il de si diabolique pour inquiéter à ce point le Parti ? En fait, Ismail Kadaré peignait l'envers du décor. On demandait aux artistes de refléter une société nouvelle, un paradis des travailleurs, et voici un récit terrible, qui plonge dans un passé censé être celui de l'Empire qui a occupé l'Albanie durant cinq siècles. Ce que cherchait à faire depuis plusieurs années l'écrivain – il avait en tête l'idée du Palais des rêves depuis 1972-73, et il y est fait mention déjà dans La Niche de la honte, en 1974-75, puis à nouveau dans La Chaîne des Hankoni, en 1976 –, c'est dépeindre un enfer. Tâche ambitieuse, après Dante, saint Augustin et d'autres ! Cet enfer, Kadaré le mûrit mentalement pendant des années. « Plus j' y réfléchissais, plus il se dessinait nettement à mes yeux : c'était une sorte de royaume de la mort, peuplé non pas des êtres eux-mêmes, mais de leur sommeil et de leurs songes, d'une partie de nous située par conséquent au-delà, alors que notre être réel, lui, restait en deçà. Tous les éléments de l'Enfer des anciens Grecs y étaient réunis : les ténèbres, la triste dilution de toutes choses, la pétrification du temps, sa marche à rebours, son sur-place. » Sans le dire, les dirigeants de l'Albanie reconnaissent dans cet enfer le système dont ilssont les gardiens : délation, enquête sur la pensée des citoyens, complots fabriqués, paranoïa du «premier cercle » au pouvoir. Cet enfer, ils le reconnaissent au figuré, mais aussi au propre. Avant de remettre le manuscrit à l'éditeur, Kadaré avait bien vu que Mark-Alem, personnage central du roman, déambulait dans une Istanbul qui ressemblait fort au petit centre de Tirana : dans un périmètre restreint, on retrouve les mêmes bâtiments – Banque nationale, Tour de l'horloge, et ce Palais des rêves qui correspond, dans Tirana, à ce qui était alors le siège du Comité central, au bas du Grand Boulevard. Pas de doute : le sous-sol de cette bâtisse d'architecture soviétique est décrit presque exactement. Détail révélateur, la buvette du Comité central était l'un des rares endroits où, à Tirana, il était possible de consommer du salep, cette boisson en vente au café du Tabir Sarrail. Et les archives du Palais des rêves ne laissent pas de faire penser à celles du Comité central, que le lecteur traverse dans Le Grand Hiver. Mais il y a encore plus

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Page 1: Ismail Kadare - Le Palais Des Reves

LePalaisdesrêvesD'entretoussestextes,LePalaisdesrêvesest,aveclepoèmeLesPachasrouges,celuiquiafait

courirleplusderisquesàIsmailKadaré.Lesdeuxpremierschapitresavaientétépubliésàlafindesannées1970dansunrecueilderécits.Noyésdanslamasse,cesdeux«éclaireurs»n'avaientguèresignalédedangerparticulier.Puisceschapitressevirentcompléterparuneséried'autreset,en1981,un roman est prêt : Nepunesi i pallatit te endrrave, soit L'Employé du Palais des rêves. Il paraît àl'automne,danslemêmerecueilderécitsreprisintégralement.Lasortiedecevolumeestsuivied'unsilencedetombe.Durantdeuxàtroismois,pasuncritiquelittérairenelementionne.Ausommetdupouvoir, le dictateur est occupé à régler ses comptes avec ses ennemis, et, à la mi-décembre, onannoncele«suicide»duPremierministreMehmetShehu.Toutàcoup,audébutde1982,unplénumdel'Uniondesécrivainsestconvoqué,enprésencedemembresdubureaupolitiqueetnotammentdudauphin,RamizAlia,maisaussidel'épousedudictateur,NexhmijeHodja.Ceplénumduredeuxjours,enprésenced'IsmailKadaré.LePalaisdesrêvesestétrillé.IlestlepremierromanpubliédeKadaréà être déclaré hostile au régime. À la fin du plénum, Ramiz Alia lance une mise en garde sansambiguïtéàsonauteur:«LepeupleetlePartivoushissentsurl'Olympe,maissivousneleurêtespasfidèle,ilsvousprécipitentdansl'abîme.»ZeriiPopullit,l'organeduPartidutravail,reproduitlapartiedurapportduplénumoùKadaréestattaqué.Danslapresseinternationale,desvoixs'élèventalorspourledéfendre.Lescritiquesretombent,maislelivreesttoujoursàl'index.LapublicationenAlbanieduIXevolumedesŒuvresdeKadaréeststoppéeenraisonde laprésence,ausommaire,duPalaisdesrêves. Qu'avait-il de si diabolique pour inquiéter à ce point le Parti ? En fait, IsmailKadaré peignaitl'envers du décor. On demandait aux artistes de refléter une société nouvelle, un paradis destravailleurs, et voici un récit terrible, qui plonge dans un passé censé être celui de l'Empire qui aoccupél'Albaniedurantcinqsiècles.Cequecherchaitàfairedepuisplusieursannéesl'écrivain–ilavaitentêtel'idéeduPalaisdesrêvesdepuis1972-73,etilyestfaitmentiondéjàdansLaNichedelahonte,en1974-75,puisànouveaudansLaChaînedesHankoni,en1976–,c'estdépeindreunenfer.Tâcheambitieuse,aprèsDante, saintAugustin etd'autres !Cet enfer,Kadaré lemûritmentalementpendantdesannées.«Plus j' y réfléchissais,plus il sedessinaitnettementàmesyeux :c'étaitunesortederoyaumede lamort,peuplénonpasdesêtreseux-mêmes,maisde leursommeiletde leurssonges,d'unepartiedenoussituéeparconséquentau-delà,alorsquenotreêtreréel, lui, restaitendeçà.Touslesélémentsdel'EnferdesanciensGrecsyétaientréunis:lesténèbres,latristedilutiondetoutes choses, la pétrification du temps, sa marche à rebours, son sur-place. » Sans le dire, lesdirigeants de l'Albanie reconnaissent dans cet enfer le systèmedont ilssont les gardiens : délation,enquêtesurlapenséedescitoyens,complotsfabriqués,paranoïadu«premiercercle»aupouvoir.Cetenfer,ilslereconnaissentaufiguré,maisaussiaupropre.Avantderemettrelemanuscritàl'éditeur,KadaréavaitbienvuqueMark-Alem,personnagecentralduroman,déambulaitdansuneIstanbulquiressemblait fort au petit centre de Tirana : dans un périmètre restreint, on retrouve les mêmesbâtiments–Banquenationale,Tourdel'horloge,etcePalaisdesrêvesquicorrespond,dansTirana,àcequiétaitalorslesiègeduComitécentral,aubasduGrandBoulevard.Pasdedoute:lesous-soldecettebâtissed'architecturesoviétiqueestdécritpresqueexactement.Détailrévélateur, labuvetteduComitécentralétaitl'undesraresendroitsoù,àTirana,ilétaitpossibledeconsommerdusalep,cetteboissonenventeaucaféduTabirSarrail.EtlesarchivesduPalaisdesrêvesnelaissentpasdefairepenseràcellesduComitécentral,quelelecteurtraversedansLeGrandHiver.Maisilyaencoreplus

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grave,peut-être:lescaciquesdurégimeavaientcruvoirdanslajalousiedusultanenverssongrandvizir,évoquéebrièvementdansleroman,unparallèleaveclaréalitéalbanaise–HodjacraignantlamontéeenpuissancedesonPremierministreetchassantsonclandupouvoir. UnimmenseEmpireadoncérigéensoncentreunenoriaqui,godetaprèsgodet,rêveaprèsrêve,puisesansdésemparerdanslesubconscientdesapopulation.Lepouvoirincitechacunàlivrerlefond–voireledoublefond–desonesprit;ilfaitcroirequec'estpourlebiendupays,doncpourceluidechacun. Mark-Alem, d'origine albanaise, mais portant un prénom mi-chrétien mi-musulman, Januseuropéo-asiatique,estnomméauPalaisdesrêves.Grâceàlui,nousentamonsunevisiteguidéedansce« laboratoiredupire»oùunÉtat semetà l'écoutede ses sujetsetchercheàcapterdes signesavant-coureurs de sonavenir. Le charme naît du contraste entre, d'une part, la grisaille desfonctionnaires,lesbâtimentsduTabirSarrail–lugubres,hivernaux–et,d'autrepart,l'objetdeleurattention : les rêves, lemerveilleux.Maisnenousy tromponspas : c'estàuncauchemarquenousconvie l'écrivain. Celui où conduit tout pouvoir soucieux de savoir avant, d'anticiper, de guiderl'opinion en la canalisant, et cela, de tout temps, en tous lieux, des astrologues de Babylone auxsondagesdenosdémocratiesàl'occidentale...

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I

LEMATINC'était unematinée humide. Il tombait une petite pluiemêlée de neige. Les immeublesmassifs qui

considéraient de haut l'animation de la rue avec leurs lourds portails et leurs vantaux encore clos,semblaientajouteràlagrisailledecedébutdejournée. Mark-Alemendossasonmanteau,attachantjusqu'audernierboutonquileserraitaucou;ilportasonregardverslesréverbèresenferforgéautourdesquelsvoltigeaient,clairsemés,lesfinsflocons,etsentitunfrissonluiparcourirl'échine. L'avenue,commed'ordinaireàcetteheure,était remplied'employésdesministèresquipressaient lepaspourarriveràtempsàleursbureaux.Enchemin,ilsedemandaàdeuxoutroisreprisess'iln'eûtpasmieux faitdeprendreun fiacre.Le trajet jusqu'auTabirSarrail luiparaissaitplus longqu'ilne l'avaitimaginéet,desurcroît, lepavagedu trottoir,couvertd'unemincecouchedeneigeàdemifondue,étaitglissant. Il longeaitàprésent laBanquecentrale.Unpeuplus loin,unefiledecarrosses toutengivrésétaientalignésdevantunautrebâtimentimposant;ilsedemandaquelministèrecepouvaitbienêtre. Unpassantdérapadevantluisurletrottoir.Sanslequitterdesyeux,illevitsedéhancherunmomentavantdes'affaler,deseredresser,deregardertouràtour,enjurantentresesdents,sapèlerinemaculéeetl'endroitoùilavaitglissé,puispoursuivresoncheminavecunedémarched'ahuri.Ouvrel'œil!fitMark-Alemàpartsoi,sansbiensavoirs'iladressaitcettemiseengardeàl'inconnuouàlui-même. Àlavérité,iln'avaitaucuneraisondesefairedusouci.Onneluiavaitpasfixéd'heureprécisepourseprésenteràcebureau,etiln'étaitmêmepascertaindedevoirs'yrendredanslamatinée.Soudain,ils'avisaqu'iln'avaitaucuneidéedeshorairesduTabirSarrail. Il eut l'impressionque sonvisageencore engourdi était encoreeffleurépar lepetit sourire ironiqueavec lequel il paraissait s'être réveillé cematin-là.C'était la dernière nuit durant laquelle il avait pugoûterlesommeilordinairedessimplesmortels.Désormais, ilnefaisaitaucundoutequetout,danssavie,allaitchanger.Faceàcethorizoninconnu,ilétaittropangoissépourfranchementsourire. Quelquepartsursagauche,là-basdanslebrouillard,unehorloge,commepourelle-même,fitentendreun tintement de bronze. Il pressa le pas. Il avait déjà relevé le col de fourrure de sonmanteau,mais,machinalement, iln'en fitpasmoins legestede le remonter.Enréalité,cen'étaitpasdans lecouqu'iléprouvaitunesensationdefroid,maisenunpointprécisdesapoitrine.Ilfourralamaindanslapocheintérieuredesonvestonpours'assurerquesalettrederecommandations'ytrouvaitbienencore. Unmoment,ileutl'impressionquelespassantsétaientdevenusplusrares.Lesemployéssontdéjààleursbureaux,songea-t-ilavecangoisse,maisilsetranquillisaaussitôt:aufond,sasituationétaittoutàfaitdifférentedelaleur.Iln'étaitpasencorefonctionnaire. De loin, il crut discerner une aile duTabir Sarrail.Dès qu'il s'en fut rapproché, son impression setrouvaconfirmée.C'étaitbeletbienlePalaisavecsescoupolesdélavées,d'uneteintequisemblaitavoir

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tiréautrefoissurlebleu,oudumoinslebleuâtre. Il traversa une petite esplanadepresque déserte où se dressait unemosquée auminaret étrangementeffilé. L'entrée du Palais se trouvait effectivement de ce côté-là. Ses deux ailes se perdaient dans labruine ; quant au corps central de l'édifice, il se tenait unpeu en retrait, comme s'il eût reculédevantquelquemenace.Mark-Alem sentit son anxiété grandir. Une longue suite d'entrées toutes pareilles sesuccédaient,mais, s'étant approché, il se rendit comptequecesgrandesportes auxvantaux ruisselantsétaientferméesetparaissaientnepasavoirétéouvertesdepuislongtemps. Il longea, en les examinant du coin de l'œil, cette série de portails condamnés. Un homme, la têtecouverted'uncapuchon,surgitd'onnesaitoù,justeàcôtédelui,lenezetlesmainsrougisparlefrimas. –Paroùentre-t-on?demandaMark-Alem. L'hommetenditlebrasverssadroite.Lamanchedesapèlerineétaitsiamplequ'ellenepritaucunepart à l'indication fournie par le bras. Mon Dieu, quel drôle d'accoutrement, se dit Mark-Alem enmarchantdansladirectionsignaléeparlapetitemainquisemblaitperduedanscettemanchedémesurée.Auboutd'unmoment,ilentenditdenouveaudespasprèsdelui.C'étaitencorel'hommeaucapuchon. –Parici,fit-il,l'accèsdesemployésestdececôté! Mark-Alem fut flatté d'avoir été pris pour un employé. Il finit par se retrouver devant l'entrée. Lesbattantssemblaienttrèslourds.Ilyenavaitquatre,entouspointsidentiques,équipésdelourdespoignéesdebronze.Ilenpoussaunqui,curieusement,luiparutpluslégerqu'ilnel'auraitcru,etpénétradansunegalerie glacée, au plafond si haut qu'il eut l'impression de se trouver au fond d'une fosse. De part etd'autres'alignaientunelonguesuccessiondeportes.Ilentournalespoignéesjusqu'àcequel'uned'elless'ouvrîtetilseretrouvaalorsdansuneautregalerie,moinsfroide.Derrièreunvitrage,ilaperçutenfindesgens.Assisencercle, ilsdevisaient.Cedevaientêtreleshuissiers,outoutaumoinsdesemployéspréposésàlaréception,carilsétaientvêtusd'unesortedelivréebleuclair,d'uneteinteprochedecelledescoupolesduPalais.Uninstant,ilcrutmêmedistinguersurleursuniformesdestachessemblablesàcellesqu'ilavaitremarquéesdeloinsurlescoupolesetquiétaientprobablementduesàl'humidité.Maisiln'eutpasleloisirdeprolongersonobservation,carilsinterrompirentleurbavardageetlevèrentverslui des yeux interrogateurs. Il entrouvrit la bouche pour leur adresser un salut, mais leur agacementd'avoir étédérangésdans leur causette était simanifestequ'au lieude leurdirebonjour, il seborna àprononcerlenomdufonctionnaireauquelildevaitseprésenter. –Ah,c'estpourunemploi?ditl'und'eux.Premierétageàdroite,porteonze! Commequiconque franchitpour lapremière fois le seuild'uneadministration importante,etd'autantplusqu'ilétaitvenulàlecœurglacéd'incertitude,ileûtaimé,avantd'allerplusloin,échangerdeuxmotsavec quelqu'un,mais ces gens-là paraissaient si impatients de reprendre leur damnée parlote qu'il sesentitcommepoussépareuxverslecouloirintérieur. Ilentenditunevoixderrièrelui: –C'estlà-bas,surladroite! Sans tourner la tête, il marcha dans la direction qu'on lui avait indiquée. Seuls son émotion et lesfrissonsquicontinuaientàluiparcourirlecorpsl'empêchèrentdesesentirvexé. Le couloir était long et obscur.Y donnaient des dizaines de portes, hautes et non numérotées. Il encomptadixet s'arrêtadevant laonzième.Avantde frapper, il auraitvoulu s'assurerquec'étaitbien lebureau du fonctionnaire qu'il cherchait.Mais le couloir était désert. Il inspira profondément, tendit la

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main et frappa légèrement. De l'intérieur ne lui parvint aucune voix. Il regarda sur sa droite, sur sagauche,puisfrappaànouveau,plusfortcettefois.Toujourspasderéponse.Ilfrappaunetroisièmefoiset,n'entendanttoujoursrien,poussalaporte.Curieusement,elles'ouvritsanspeine.Terrifié,ilébauchalegestedelarefermer,tenditmêmelebraspouragripperlebattantquicontinuaitdetournersursesgondsavec un grincement,mais il s'aperçut alors que la pièce était vide. Il hésita. Allait-il entrer ? Aucunrèglement ou usage correspondant à une situation pareille ne lui venait à l'esprit. Finalement, la portecessa de geindre. Les yeux écarquillés, il resta à contempler les bancs rangés contre lesmurs de cebureauvide. Il demeuraunmoment sur le seuil, puisporta lamain à sa lettrede recommandation.Cegeste lui redonnacourage. Ilentra.Quediable ! sedit-il. Il revitenesprit sagrandemaisonde la rueRoyale,sesparentsinfluentsquiseréunissaientsouventaprèsdînerdanslavastepièceàhautecheminée.Il se revit descendre les escaliers tapissés de rouge, deux heures auparavant, alors que samère et ladomestiquel'attendaientpourlepetitdéjeuner.Cettefois,avantdefaireirruptiondanslasalleàmanger,ilétaitentrédanslagrandebibliothèqueauluxueuxtapisbleuciel,propreàapaiserlesangoisses.Mais,cematin-là, iln'yavaitpassuffi.Mark-Alems'étaitapprochédes rayonnagespourchercher,comme ilfaisaithabituellementenpareilscas,unlourdin-foliosurlacouvertureduquel,au-dessousd'ungrandQdoré,onavaitcalligraphié:LesQuprilidepèreenfils,et,encoreau-dessous,encaractèrestarabiscotés,commeparunemainaffectée,gênéepourécrireparsesbaguesensurnombre,lemotChronique. Mark-Alemsoupiraprofondément commepour fairedurerplus longtemps le souvenirde lamaison,mais, sous l'effet de l'angoisse, celui-ci le quitta brusquement. Ses oreilles perçurent un bruit étouffé,commeunchuchotementdontilneparvenaitpasàpercerl'origine.Sonregardfitletourdelapièceets'arrêta sur une autre porte qui s'ouvrait latéralement. Des voix semblaient venir de là derrière. Ildemeuraunmomentimmobile,tenditl'oreille,maislemurmurerestaittoutaussiconfus.Ilavaitàprésentconcentré toute son attention sur cetteportederrière laquelle, sans s'expliquerpourquoi, il pensaqu'ildevaitfairechaud. Ilappuyasesmainssursesgenouxetdemeuraainsiunlongmoment.Detoutefaçon,ilétaitparvenuàpénétrersanstropdemalàl'intérieurdecebâtimentauquelbienpeudegensavaientaccès.Lesministreseux-mêmes, disait-on, devaient être munis d'un laissez-passer spécial pour y entrer. Lui revinrent àl'esprit les feuillets qu'il avait compulsés avec frénésie, ce matin-là, comme si un vent furieux avaitsouffléduboutdesesdoigts.Plusquelecontenudensedeslignes,ilseremémoraledessindeslettresqui changeaient selon les mains qui les avaient tracées ; la plupart avaient été celles d'individus aucrépusculedeleurvieouauseuildequelquegrandmalheur,quandnaîtlebesoindelaisseraprèssoiuntémoignage. Àdeuxoutroisreprises,iltournalatêteverslaported'oùvenaitlebruitdevoix,maisilsentaitqu'ilauraitpuresterlàdesheures,voiredesjournéesentièressansseleverpourallerlapousser.Ilattendrait,assissurcebanc,bénissantlesortdeluiavoirpermisd'arriverjusqu'àcetteantichambre.Ilnes'étaitpasimaginéqueleschosessepasseraientaussisimplement.Envérité, toutn'avaitpasété tellementsimple.Mais si, se reprocha-t-il aussitôt : un trajet dans la bruine, quelques portails fermés, des huissiers enlivrées couleur sulfate de cuivre, cette salle d'attente déserte, tout cela, au fond, n'avait pas été sicompliqué. Pourtant,sanstropsavoirpourquoi,illaissaéchapperunsoupir. À cemoment, la porte s'ouvrit et il se leva.Quelqu'un pointa la tête, le regarda pour disparaître ànouveau,laissantlaporteentrouverte.Ill'entenditdiredel'autrecôté: –Ilyaquelqu'undansl'antichambre!

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Ilneserenditpascomptedeladuréedesonattente.Laporteétaitdemeuréeentrebâilléeetcequ'ilpercevaitàprésent,cen'étaientplusdesvoixhumaines,maisunétrangecraquement.L'hommequifinitparsemontrerétaitdepetitetaille.Iltenaitàlamainuneliassedepapiersqui,parbonheur,seditMark-Alem,absorbaitunebonnepartdesonattention.Malgrétout,illuidécochaunregardscrutateur.Mark-Alemfuttentédes'excuserdequelquemanièredel'avoirfaitsortirdesonbureau,quiétaitsûrementbienchauffé,maislesyeuxdunabotluiimposèrentsilence.Seulesamain,d'unmouvementlent,extirpadesapochelalettrederecommandationpourlaluitendre.L'autreallongealebraspours'enemparer,maislerétractaaussitôt,commes'ileûtcraintdes'ybrûler.Ilapprochaseulementsatêtedufeuillet,leparcourutduregard,l'espacededeuxoutroissecondes,puisrecula.Mark-Alemeutl'impressiondedécelerdanssesyeuxunelueurderaillerie. –Suis-moi!luiditl'autreensedirigeantverslaportedonnantsurlecouloir. Ilsortitlepremier;Mark-Alemluiemboîtalepas.Audébut,ils'efforçadegraverdanssonespritlecheminparcouruafindese rappelerparoù il lui faudrait repasserpoursortir,mais ileut tôt faitdeseconvaincrequeceteffortdemémoireseraitvain. Lecouloirétaitencorepluslongqu'ilneluiavaitparud'emblée.Unefaibleclartéparvenaitd'autrescorridorslatéraux.Ilsfinirentparobliquerdansl'und'eux.Àunmomentdonné,l'hommes'arrêtadevantuneporteetentra,laissantlebattantentrouvertàl'intentionduvisiteur.Celui-cihésitauneseconde,maisl'autreluiayantfaitsignedelesuivre,ilentraàsontour. Avantmême la tiédeur de la pièce, il sentit l'odeur de charbons incandescents qu'exhalait un grandbraseroencuivreplacéensoncentre.Derrièreunetableenboisétaitassisunhommeauvisageoblong,l'airmaussade.Mark-Alemeutlesentimentqu'avantmêmequ'ilseneussentfranchileseuil,ilavaiteulesyeuxrivéssurlaporte,commes'illeseûtattendus. L'autre,lenabotavecquiMark-Alemestimaitàprésentavoirbrisélaglace,sedirigeaversl'hommeassis et luimurmuraquelquechoseà l'oreille.Celui-cinecessaitde fixer laporte commesionavaitcontinué d'y frapper. Il écouta unmoment encore le chuchotement du fonctionnaire à son oreille, puismarmonnalui-mêmequelquesmotssansquebougeâtunseultraitdesonvisage.Mark-Alemseditquesadémarcheétaitentraind'avorter,quesalettrederecommandationettouteslesautresintercessionsétaientdépourvuesdepoidsfaceàcesyeux-làquisemblaientétrangementn'avoird'affinitésqu'aveclaporte. Brusquement,ilentenditdesmotsquiluiétaientadressés.Samain,frottantnerveusementladoublurede sonmanteau, tira la lettre de recommandation,mais il eut aussitôt l'impressionque songeste avaitassombri l'atmosphère.L'espaced'un éclair, il se dit qu'il avait peut-êtremal entendu et il ébaucha legeste de replacer la lettre dans sa poche, mais la main du nabot se tendit à cemoment précis versl'enveloppe.Rassuré,Mark-Aleml'approchadelui,maissonsoulagementétaitprématuré,carl'autre,pasplusquelapremièrefois,n'ytoucha.Delamain,iltraçauneligneimaginairecommepourluiindiquerlecheminquedevait parcourir la lettre pour parvenir à sonbut.Quelquepeu ahuri,Mark-Alemcompritenfinqu'il devait la remettre lui-mêmeà l'autre fonctionnaire, lequeldevait sansdoute êtred'ungradesupérieuràceluidesonaccompagnateur. Curieusement,lehautfonctionnairepritlalettre,et,détachantcettefoissonregarddelaporte(Mark-Alem n'espérait plus que ses yeux pussent s'en arracher), la décacheta et s'employa à en prendreconnaissance.Toutau longdesa lecture,Mark-Alemne lequittapasdesyeux,dans l'espoirdecapterquelqueindicesursestraits,maisilseproduisitalorsquelquechosequiluiparutproprementterrifiant.Ilsentitmonterenluiunepaniquesourde,decellesqueprovoquentengénérallestremblementsdeterre.Enfait,celaavaitquelquechoseàvoiravecunaffaissementdeterrain,bienquecefûtlecontrairequise

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produisait.Lefonctionnaireauvisagemorose,toutenpoursuivantsalecture,s'étaitlentementlevédesonsiège.Sonmouvementascendantétaitsilent,sirégulier,queMark-Alemfutsaisid'épouvanteenraisonmêmedecettelenteur,decetterégularité,carilseditsoudainquecemouvementnes'achèveraitjamaisetquelatêteduredoutablefonctionnairedontsonsortdépendaitallaitapprocherduplafond,fairepressionsurluijusqu'àledéfoncer,etque,couverted'écorchures,sousunepluiedeplâtras,elletraverseraitainsitouslesétagesavantderessortirparletoitprincipal.Mark-Alemfutsurlepointdecrier:Assez,jeneveuxpasdecetemploi,rendez-moimalettre,jenepeuxsupporterdevousvoirvouslevercommeça!–maisl'ascensiondufonctionnaire,commes'ilavaitentendusoncriintérieur,s'arrêtanet. Abasourdi,Mark-Alem constata que l'autre était plutôt de taille moyenne. Il respira profondément,maissonsoulagementserévélaprématuré.Unefoissurpied,lefonctionnaire,d'unmouvementtoutaussiuniforme, commença à s'éloigner de son bureau. Il se dirigeaitmaintenant vers le centre de la pièce.L'employé qui avait accompagné Mark-Alem s'attendait, semblait-il, à ce déplacement, car il s'étaitécarté pour laisser passer son supérieur.Mark-Alem se sentit à présent tout à fait rassuré. C'était lesimple dépliement d'un corps ankylosé d'être resté trop longtemps assis, ou bien encore souffrantd'hémorroïdesoude lagoutte.Dire,songea-t-il,que j'ai faillipousserunhurlementd'épouvante !Oui,vraiment,cesdernierstemps,j'ailesnerfsquiflanchent! Pourlapremièrefois,cematin-là,sonregardretrouvasonassurancecoutumièrepouraffronterceluid'autrui.Lefonctionnaireavaitencoresalettrederecommandationàlamain.Mark-Alems'attendaitàcequ'illuidît:Jesuisaucourant,tuvasêtrenommé...,outoutaumoinsqu'illuidonnâtquelqueespoir,luifîtunepromessepourlessemainesoulessaisonsàvenir.Sesnombreuxcousinsnes'étaientpasdémenésenpureperte depuis plus dedeuxmois pour arranger ce rendez-vous.Et ce haut fonctionnaire devantlequelils'étaitsentiterrorisésansraisonavaitpeut-êtreplusintérêtàdemeurerenbonstermesavecsoninfluente famille à lui, Mark-Alem, que lui-même n'en avait à s'attirer ses bonnes grâces. CommeaccompagnéesparunécholuirevinrentcertaineslignesdelaChronique:«Lepremierdenotrelignée,son fondateur, donc, futMethQuprili, né en 1575 dans la bourgade deRoshnik, près deBerat, enAlbanie centrale. Il accepta le poste dePremierministre à condition que le Sultan ne contrecarrâtpointsesdécrets.Sonfilsaîné,FazilAhmedPacha,devintPremierministreàl'instardesonpère.Ils'attaquaàlaCrèteoùilrétablit ladominationottomane.Conduisit lacampagnedeHongrie.Fit laguerreàlaPologneàlaquelleilarrachaunepetitemoitiédel'Ukraine...»Enobservantsonvis-à-vis,il sesentaitàprésent si tranquillequ'ileutun instant l'impressionque lapeaudesonvisageauraitpumêmeseplisserpouresquisserunsourire.Etill'eûtsûrementlaissés'ébauchers'iln'avaitétésidéréparunnouveaufait,cruellementimprévu.Deboutdevantlui,lefonctionnairerepliasoigneusementlalettrederecommandationet,aumomentoùMark-Alemattendaitquelquebonneparoledesapart,illadéchiraenquatre.Mark-Alemfrémit.Ileutunmouvementdeslèvrescommepourformulerunequestionoupeut-êtresimplementaspirerunpeud'air,maislefonctionnaire,commesicegesteneluieûtpassuffi,fitunpasvers le brasero et y jeta les morceaux. Une flamme lutine jaillit lestement de la braise assoupie,grisonnantesouslacouchedecendres,pourfinalements'éteindreenlaissantsousellelesboutsdepapiercalcinés. – Au Tabir Sarrail, on n'accepte pas les recommandations, dit le fonctionnaire d'une voix qui luirappelalescoupsd'unehorlogeperduedanslanuit. Ilétaitpétrifié.Ilnesavaitpascequ'ildevaitfaire:resterencorelà,déguerpirsur-le-champ,protesterouprésenterdesexcuses.L'employéquil'accompagnait,commes'ilavaitludanssespensées,sortitensilence,lelaissantseulencompagniedufonctionnaire.Ilsétaientmaintenantfaceàface,séparésparlebrasero.Maiscettesituationneseprolongeaguère.Aveclesmêmesmouvementslents,dansuntempsquiparutinterminableàMark-Alem,lefonctionaireréintégraenreculantsaplacederrièrelatabledetravail.

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Mais ilnes'assitpas. Il sebornaà toussotercommepourseprépareràprononcerquelqueallocution,puis,regardanttouràtourlaporteetMark-Alem,ildit: –AuTabirSarrail, onn'acceptepas les recommandations, c'est foncièrement contraire à l'esprit decetteinstitution. Mark-Alemn'entenditrienàcesmots. – Le fondement du Tabir Sarrail est non point l'ouverture, mais, au contraire, la fermeture auxinfluences extérieures, non point l'ouverture,mais l'isolement, et, partant, non pas la recommandation,maisprécisémentsonopposé.Malgrétout,àcompterdecejour,tuesnomméàcePalais. Que m'arrive-t-il ? se dit Mark-Alem. Ses yeux, comme pour s'en assurer une nouvelle fois,contemplèrentlesrestesdufeuilletcalcinésurlavieillebraisesommeillante. – Oui, à compter de cet instant, tu es nommé ici, répéta le fonctionnaire qui, apparemment, avaitremarquéleregardahurideMark-Alem. Ilinspiraprofondémentet,aprèsavoirappuyésespaumessurlatable(cen'estqu'àcemoment-làqueMark-Alemconstataqueledessusdecettetableétaitsubmergédedossiers),ilsemitàparler: –LeTabirSarrailouPalaisdesrêves,commeonl'appelledansla langued'aujourd'hui,estunedesplusimportantesinstitutionsdenotregrandÉtatimpérial... Ilsetutuninstant,scrutantMark-Alemcommepourdevinerdansquellemesurelenouvelarrivantétaitàmêmedesaisir lasignificationdesespropos.Safaçondeparlerétaitsipeunaturellequ'elledevaitmêmeparaître telle face àuneassemblée.Mark-Alemavait l'impressiond'entendre lapéroraisond'undiscoursdont lepréambuleavaitétéprononcénonseulementàuneautreépoque,mais,plutôtqu'àdesnovices,pourledépartenretraitedevieuxemployés. –Ilyalongtempsquelemondeareconnul'importancedesrêvesetleurrôledansl'anticipationdesdestinéesdespaysetdeceuxqui lesgouvernent.Tuassûremententenduparlerde l'OracledeDelphesdanslaGrèceantique,descélèbreschiromanciensromains,assyriens,perses,mongolsetautres.Dansleslivresanciens,ontrouveévoquéstantôtleseffetsbénéfiquesdeleursprédictionsquandellespermirentdeprévenir lesmalheurs, tantôt leprixqu'ilencoûtapournepasyavoirajoutéfoioul'avoirfait troptard;bref,s'ytrouventévoquéstouslesévénementsannoncésd'avance,queleurcoursaitétémodifiéounonparledéclenchementdetelssignaux.Incontestablement,cettelonguetraditionaeusonimportance,maiselleparaîtbienfalote,comparéeaufonctionnementduTabirSarrail.NotreÉtatimpérialesteneffetle premier dans l'histoire universelle à avoir porté à un si haut degré l'explication des songes, enl'institutionnalisant.

Mark-Alemécoutait,interdit,lesproposduhautfonctionnaire.Iln'étaitpasencorebienremisdesesémotionsde cematin-là,mais toutes cesphrases coulantde source et enmême temps si compliquées,c'étaitlebouquet! –LerôledenotrePalaisdesrêves,créédirectementparlessoinsduSultanrégnant,consisteàclasseret à examiner non pas les rêves isolés de certains individus comme ceux qui, pour une raison ou uneautre,s'étaientvujadisaccorderceprivilègeetdétenaientdanslapratiquelemonopoledelaprédictionparlalecturedessignesdivins,maisleTabirtotal,autrementditlatotalitédessongesdel'ensembledescitoyens,sansexception.C'estuneentreprisegrandiose,enregarddelaquellelesoraclesdeDelphes,lescastesdeprophètesoulesmagiciensd'antanparaissentdérisoires.L'idéequ'aeueleSouveraindecréer

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leTabirtotalreposesurlefaitqu'Allahlanceunrêveannonciateuràlasurfaceduglobeaveclamêmedésinvolture qu'Il lâche un éclair, dessine un arc-en-ciel ou rapproche subitement de nous une comètequ'Ilvatirerd'onnesaitquellesprofondeursmystérieusesdel'Univers.Illancedoncunsignalsurcetteterre,sanssesoucierdulieuoùilvatomber,car,lointaincommeIlest,Ilnepeuts'occuperdecegenrede détail.C'est à nous qu'il appartient de découvrir où s'est posé ce rêve, de le débusquer parmi desmillions et des milliards d'autres, comme on cherche une perle égarée dans un désert de sable. Carl'explicationdecerêve,tombécommeuneétincelleperduedanslecerveaud'undesmillionsd'individusendormis,peutaideràprévenir lemalheurdupaysetdesonSouverain,àéviter laguerreoulapeste,voire engendrerdes idéesnouvelles.C'estpourquoi cePalaisdesRêvesn'a riend'une fantaisie,maisconstitueundespiliersdel'État.Ici,mieuxqu'onneleferaitparn'importequellesétudes,n'importequelsprocès-verbaux,rapportsd'inspecteurs,depoliciersoudegouverneursdepachaliks,sejaugelavéritablesituationdel'Empire.Cardanslenocturneroyaumedusommeilsetrouventetlalumièreetlesténèbresdel'humanité,sonmieletsonpoison,sagrandeuretsadétresse.Toutcequiesttroubleetnéfaste,ouquile sera dans quelques années ouquelques siècles, apparaît d'aborddans les rêves des hommes.Toutepassionou idéemalfaisante, tout fléauoucrime, toute rébellionoucatastropheprojettenécessairementson ombre longtemps avant de se manifester dans la vie réelle. C'est pourquoi le Padichah prescritqu'aucun rêve,même fait aux confins les plus reculés du pays, fût-cemême par une journée des plusordinaires,ycomprismêmeparlacréaturelaplusignoréed'Allah,nedoitéchapperàl'examenduTabirSarrail. Et il est une autre recommandation impériale plus fondamentale encore, c'est que le tableaudresséàl'issuedelacollecte,duclassementetdel'étudedesrêvesdechaquejour,dechaquesemaineoudechaquemois,soitd'uneexactitudequerienneviennealtérer.Et,pourcela,outre l'énorme travailàaccomplirpourletraitementdesmatériaux,lafermetureduTabirSarrailàtouteinfluenceextérieurerevêtuneimportanceprimordiale.Carnoussavonsqu'au-dehorsduTabirSarrailexistentdesforcesqui,pourdesraisonsdiverses,ontintérêtàinfiltrericidesagentsd'influenceafinqueleursdesseins,leursidéesou leurs jugements soient ensuite présentés comme autant de signes prétendument divins essaimés parAllahdanslescervelleshumainesendormies.C'estlaraisonpourlaquelleleslettresderecommandationnesontpasadmisesauTabirSarrail. Machinalement, les yeux de Mark-Alem se portèrent sur le feuillet calciné qui, recroquevillé, sebalançaitmaintenantcommeundiablotinsurlabraise. – Tu travailleras au secteur de la Sélection, reprit le fonctionnaire sur le même ton. Tu aurais pudébuterdansdessecteursmoins importants,comme le fontengénéral lesnouveauxvenus,mais toi, tucommencerasàlaSélection,cartunousconviens. Ducoinde l'œil,Mark-Alemeffleuraencore furtivement le frétillementde la feuillenoirciecommepourluidire:Tun'asdoncpasencoredisparu? –Et souviens-toi, reprit l'autre, que ce qui t'est demandé avant toute chose, c'est le respect le plusabsolu du secret. N'oublie jamais que le Tabir Sarrail est une institution totalement fermée aumondeextérieur. Unedesesmainssedétachadelatableet,indexdressé,décrivitenl'airunsignemenaçant. –Nombreuxsontlesindividusetlesfactionsquiontcherchéàs'infiltrerici,maisleTabirSarrailn'estjamaistombédanslepiège.Isolé,ilsetientàl'écartdutumultehumain,endehorsdesluttesdetendancesetdesquerellespourlepouvoir,ferméàtousetsanscontactavecquiquecesoit.Tupeuxoubliertoutceque je viens de te dire, mais il est une chose, mon garçon, je te le répète, que tu dois conserverconstammentàl'esprit:c'estlagardedusecret.Cen'estpaslàunconseil.C'estl'ordresuprêmeduTabirSarrail...Maintenant,mets-toi au travail.Tu demanderas dans le couloir où se trouve le secteur de la

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Sélection.Avantmêmequetun'yarrives,ceuxquit'yaccueillerontaurontétéinformésdetoutcequiteconcerne.Bonnechance! Lorsqu'ildébouchadanslecouloir,Mark-Alemétaitabasourdi.IlnevitpasserpersonneàquiileûtpudemanderquelledirectionprendrepourparveniràlaSélection.Aussisemit-ilàmarcherauhasard.Ilavait encore à l'oreille des bribes de propos du haut fonctionnaire.Quem'arrive-t-il ? se dit-il, et ilsecoualatêtecommepourlesenchasser.Maisaulieudesedétacherdelui,lesmotslesuivaientavecencore plus d'opiniâtreté.Dans ce désert de couloirs, il eutmême l'impression que, battant contre lesmurs et les colonnades, se démultipliant, ils prenaient une résonance encore plus sinistre : TucommencerasàlaSélection,cartunousconviens... Sanstropsavoirpourquoi,Mark-Alempressalepas.Sé-lec-tion–ilrépétaitmentalementcemotqui,àprésentqu'ilétaitseul,luiparutrevêtirunetonalitédesplusétranges.Danslesprofondeursducouloir,il entrevit une silhouette, mais sans bien mesurer si elle s'éloignait ou se rapprochait. Il fut tenté del'appeler,oudumoinsdeluifairesigne,maislaformehumaineétaittropdistante.Ilhâtaalorslepasetfut sur le point de semettre à courir et à crier pour rattraper à tout prix cet homme qui lui semblaitmaintenant incarner le salut dans ce corridor sans espoir. Il marchait rapidement, presque au pas decourse, quand, quelque part sur sa gauche, il perçut un piétine-ment pesant. Il ralentit l'allure et prêtal'oreille.Lespasvenaientd'unegalerie latéraledébouchant sur le couloir. Ils résonnaient, réguliers etmenaçants.Iltournalatêteetdécouvritungrouped'hommesquimarchaientsansmotdire,portantdanslesmainsdegrosdossiers.Lescouverturesdeceux-ciétaientdelamêmecouleur–bleupâletirantsurlevert–quelescoupolesdubâtimentetl'uniformedeshuissiers. Quandlegroupelecroisa,Mark-Alems'enquitd'unevoixtimorée: –Pourriez-vousmedire,s'ilvousplaît,commentjepourraismerendreàlaSélection? –Rebroussechemin,luiréponditunevoixrauque.T'asl'airnouveauici? Mark-Alemdutattendrequel'autrefûtvenuàboutd'unelonguequintedetouxpours'entendrepréciserqu'il devait tourner dans le quatrième couloir à droite pour trouver l'escalier qui le conduirait audeuxièmeétageoùilluifaudraitserenseignerànouveau. –Merci,monsieur,fitMark-Alem. –Derien,ditl'inconnu. Ens'éloignant,ill'entenditsuffoquerpresqueentoussantetfinirparlâcher: –Jecroisbienquej'aiattrapéfroid. Illuifallutplusd'unquartd'heurepourtrouverlesbureauxdelaSélection.Onl'yattendait. – C'est vous, Mark-Alem ? lui dit, avant même qu'il eût pu proférer le moindre mot, le premieremployérencontrésurplace,sansmêmedissimulersonétonnementdevantunprénomaussiinhabituel. Ilconfirmad'unhochementdetête. –Venezavecmoi,repritl'autre,lechefvousattend. Illesuivitdocilement.Ilstraversèrentquelquessallesenenfiladeoù,assisderrièredelonguestables,desdizainesd'employésétaientpenchéssurdesdossiersouverts.Aucund'euxneluitémoignalamoindrecuriosité,pasplusqu'àsonaccompagnateurdontlespasclaquaientsurleplancher.

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Tout comme les autres, le chef était assis derrière une table, avec deux dossiers sous les yeux.L'homme quiavait conduit Mark-Alem s'approcha de son supérieur et lui murmura quelque chose àl'oreille.MaisMark-Alem eut le sentiment que celui-ci n'avait rien entendu. Ses yeux continuaient dedévorerlapagenoircied'undesdossiersetMark-Alemeutlafugitiveimpressionqu'affleuraitenlisièredeceregard,commeunevaguemourante,l'ultimefrangedequelquechosederedoutabledontl'épicentrenepouvaitqu'êtrefortlointain. Mark-Alem espérait que son accompagnateur se pencherait de nouveau à l'oreille du chef pour luisouffler lesmêmesmots,mais,apparemment, l'autren'yparaissaitpasdisposé.Trèscalme, ilattendaitquesonsupérieurquittâtdesyeuxledossierqu'ilconsultait. Cetteattenteseprolongea.Mark-Alemavaitlesentimentquelechefnerelèveraitjamaislatêteetquelui-mêmeallaitresterplantéainsidesheuresentières,peut-êtrejusqu'àlafindutempsdetravail,voiremêmeau-delà.Unprofondsilences'étaitdenouveauabattu.Seulselaissaitentendrelelégerbruissementdesfeuilletsquel'autrefaisaittourner.Àuncertainmoment,Mark-Alemremarquaquelechefavaitcesséde lire, que son regard s'était arrêté sur le dossier, mais sans s'être fixé sur un point particulier.Apparemment,ilréfléchissaitàcequ'ilvenaitdelire.Cettesituationseprolongea,peut-êtretoutautantqu'avait duré la lecture.Finalement, il se frotta les yeux, comme s'il avait voulu en écarter underniervoile, et les leva sur Mark-Alem. La vague terrifiante, déjà bien atténuée tout à l'heure, en avaitcomplètementdisparu. –C'esttoi,lenouveau? Mark-Alem fit un signe affirmatif de la tête. Sans rien ajouter, le chef se leva et avança entre leslonguestables.Lesdeuxautreslesuivirent.IlstraversèrentplusieurssallesqueMark-Alemcroyaittantôtavoirdéjàparcourues,tantôtnon. Deloindéjà,apercevantunetabledevantunechaisevide,garnied'undossierfermé,ilcompritquelàdevaitêtresaplace.Lechefs'arrêtaprécisémentàcetendroitet,dudoigt,luiindiquaunpointsituéentrelatableetlachaisevide. –C'esticiquetutravailleras,luidit-il. Mark-Alemconsidéraledossierferméàcouverturebleuâtre. –LesservicesdelaSélectionoccupentplusieurssallescommecelle-ci,luiditlechefendessinantunamplemouvementdesonbrasdroit.C'estl'undessecteurslesplusimportantsduTabirSarrail.(Safaçondeparlerétait lamêmequecelledufonctionnaireprécédent.Oneûtditqu'ilsavaientdénichéquelquepartunvieuxdiscoursets'enétaientpartagélesmorceauxcommedeuxchacals.)Certainspensentquelesecteur essentiel du Tabir est l'Interprétation. Mais il n'en est rien. Les interprètes se targuent d'êtrel'aristocratiedenotreinstitution.Nousautressélectionneurs, ilsnousregardentunpeudehaut,pournepasdireavecdédain.Mais tudoisêtrebienconscientquec'estpurevanitéde leurpart.Quiconqueadeux sous de jugeote peut comprendre que sans nous, sans la Sélection, l'Interprétation est comme unmoulinsansgrain.C'estnousquifournissonstoutelamatièrepremièredesontravail,c'estnousquiluitenonslieudesocle.C'estsurnousquereposesonsuccès. Ilesquissaungestedelamain. –Enfin...Tutravaillerasiciettut'enrendrascomptepartoi-même.Jepensequ'ont'adéjàdonnélesinstructionsessentielles.Jenet'énumèreraipasaujourd'huitoutestestâches,pournepointtropt'accablerdèslepremierjour.Jenetediraiquecequetudoissavoird'emblée.Tuapprendraslerestepetitàpetit.Cettesalle-ciestlapremièresalledelaSélection.

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Delamain,lechefdécrivitunnouveaumouvementsemi-circulaire. – Entre nous, reprit-il, nous appelons cette salle la salle des Lentilles, car c'est ici que s'opère lepremiertridessonges.Bref,c'esticiquetoutcommence.Icimême... Ilclignadesyeuxcommepourretrouverlefildesonpropos. –Enfin,ajouta-t-ilauboutd'uneseconde,pourêtreplusexact, jedevraisdirequelepremiertriesteffectué par les sections provinciales des services. Il en existe environ mille neuf cents dans toutl'Empire.Chacuned'ellesasespropressubdivisions,ettoutescescellules,avantd'envoyerlesrêvesauCentre, les soumettent à un tri préalable, mais ce tri est encore insuffisant. La véritable sélectioncommenceici.Commeonséparelebongraindel'ivraie,ainsisonticiséparéslesrêvesquiprésententdel'intérêtdeceuxquin'enprésententaucun.C'estprécisémentcetri,cenettoyagequiconstituel'essencedenotreSélection.Compris? Leregardduchefs'animaitdeplusenplus.Lesmotsqui,audébut,luivenaientdifficilement,affluaientàprésentsurseslèvresenplusgrandeabondancequ'ilneluiétaitnécessairepourformulersesidées,etilaccéléraitconstammentsondébitcommepourpouvoirlesutilisertous.

– Là est précisément l'essence de notre travail, poursuivit-il : débarrasser les dossiers de tous lesrêvessansintérêt.D'abordlesrêvesdecaractèreprivé,sansaucunrapportavecl'État.Ensuitelesrêvesprovoquésparlafaimoulasatiété,lefroidoulachaleur,lesmaladies,etc.,bref,tousceuxquiontunlienaveclachair.Enfinlesrêvessimulés,autrementditceuxquin'ontpasétévraimentvus,maisconçuspar certains dans l'espoir de faire carrière, ou forgés par des maniaques de l'affabulation ou desprovocateurs.Cestroiscatégoriesdoiventêtreéliminéesdenosdossiers.Maisc'estvitedit!Cariln'estpas si facile de les débusquer.Un rêvepeut paraître de caractèrepurement intime, ou suscité par desmotifs triviaux,comme la faimouquelque rhumatisme,alorsqu'en fait il se rattachedirectementàdesquestionsd'État,peut-êtredavantagequelediscoursquivientd'êtreprononcéparteloutelmembredugouvernement.Mais,pourdécelercela,ilyfautdel'expérienceetdelamaturité.Unesimpleerreurdejugementettoutsemetàallerdetravers,tucomprends?Enunmotcommeencent,contrairementàcequ'ilpeutsemblerauxyeuxdecertains,notreactivitéestuntravailparticulièrementqualifié. Sedépartissantdesontond'ironieamère,ilseremitàparlerplussereinementpourexpliqueràMark-Alemlatâcheconcrètequiallaitdésormaisêtrelasienne.Danssesyeuxsubsistaientpourtantquelquestracesdesatensioninitiale. –Endehorsdecettesalle,poursuivit-il,ilenexisted'autres,ainsiquetuasputoi-mêmeleconstater.Pourmieux comprendre le travail qui va t'incomber, tu devras d'abord passer un ou deux jours danschacune.Aprèsquoi,quandtuteserasfaituneidéed'ensembledecequ'est laSélection, tureviendrasici,danslasalledesLentilles,ettuverrasquetontravailteparaîtrad'autantplusfacile.Maiscela,ceneserapasavantlasemaineprochaine.Pourl'heure,tuvasdébuterici. Ilsepenchaau-dessusdelatable,attiraàluiledossieretenouvritlacouverturebleuâtre. –Voicitonpremierdossier.Ilcontientungroupederêvesarrivésle19octobre.Lis-lesattentivement,mais,surtout,netehâtepas.Quandtujugerasqu'ilyaunechance,fût-elleinfime,queteloutelrêvenesoitpas fabriquéde toutespièces, laisse-lequandmêmedans le tas,ne tepressepasde l'enextraire.Aprèstoiviendraunautretrieur,ou,pourluidonnersadénominationactuelle,unsecondcontrôleur; ilrépareratonomission.Aprèslui,ceseraletourducontrôleursuivant,etainsidesuite.Envérité,tousceuxquetuvoisdanscettesallenes'occupentquedecela.Alors,bonnechance!

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IlrestaencorequelquessecondesàregarderMark-Alem,puisilluitournaledosets'enfut.Cedernierdemeuraunmomentfigésurplace;aprèsquoi,lentement,s'efforçantdenefaireaucunbruit,ildéplaçaunpeulachaise,seglissaentrelesiègeetlatable,et,toujoursaussiprécautionneusement,s'assit. Il avait à présent ce dossier ouvert devant lui.Voilà donc que son vœu et celui de sa famille étaitexaucé.IlétaitnomméauTabirSarrail,ilétaitmêmeassissurunechaise,devantsonbureau,véritablefonctionnairedumystérieuxPalais.LesrapportsdesafamilleaveclePalaisdesrêvesavaienttoujoursétéfortcompliqués.Audébut,àl'époqueduYildisSarrailqui,commesonnoml'indiquait,nes'occupaitque de lire dans les étoiles, tout était plus simple. C'est par la suite, avec l'élargissement et latransformationdecedernierenTabirSarrail,queleschosesavaientcommencéàsedégrader... Mark-Alempoussaunprofond soupir, puis sepenchaunpeuplus sur ledossier, jusqu'à ceque sesyeuxeussentcommencédedistinguer lescaractères, et semit à lireposément.Sur l'épaisse feuilledepapier étaient notés le numéro du dossier et la date. Plus bas, cette mention :Confié à Surkurlah.Comprend63rêves. D'undoigtengourdi,iltournalafeuille.Àladifférencedelapremière,lasecondeétaitremplied'untextedense.Lestroispremièreslignesenétaientsoulignéesàl'encreverteetunpeuséparéesdelasuite.Il lut :Rêve faitpar l'employéYoussouf,dubureaudeposted'Aladjehisar, sous-préfecturedeKerk-Kili,pachalikdeKustendil,le3septembredernierversleleverdujour. Ildétachasesyeuxdutextesouligné.Le3septembre,pensa-t-il,unpeuétourdi.Était-ilpossiblequetout cela fût vrai, qu'il fût maintenant un fonctionnaire du Tabir Sarrail, trônant derrière sa table detravail,àlirelerêvedusujetYoussouf,dubureaudeposted'Aladjehisar,delasous-préfecturedeKerk-Kili,danslepachalikdeKustendil,pourdéciderdesonsort,tranchersisonrêveseraitjetéàlacorbeilleàpapiersouintroduit,pouryêtreanalysé,danslegrandiosemécanismeduTabir? Il sentitun frissonde joie luiparcourir l'échine. Ilbaissadenouveau la têteet semità lire :Troisrenardsblancssurleminaretdelamosquéedelasous-préfecture... Brusquement,iltressaillit.Unesonnettes'étaitmiseàtinter.Illevalatêtecommesionluiavaittapésurl'épaule.Ilregardasursagauche,puissursadroite,etdemeuraébahi.Touscesgensquijusqu'alorssemblaient ne faire qu'un avec leurs chaises, comme hypnotisés par les dossiers étalés devant eux,s'étaient à présent brusquement arrachés à cet envoûtement. Ils s'étaient levés, parlaient, remuaientbruyammentleurssièges,cependantqueletintementdelasonneriecontinuaitdecourirlelongdessalles. –Qu'ya-t-il?demandaMark-Alem.Qu'est-cequisepasse? –C'estlapausedumatin,luiréponditsonvoisin.(Maisoùcevoisins'était-ilcachéjusque-là?)Biensûr,tuesnouveau,tuneconnaispasencoreleshoraires,maistuaurasvitefaitdelesretenir. Lapausedumatin,serépétaMark-Alem.Sepouvait-ilqu'onfûtencorelematin? Detouscôtés,lesgensquiremplissaientcettesalleselevaient,semouvaiententreleslonguestablesen direction de la sortie. Mark-Alem, lui, aurait voulu poursuivre sa lecture, mais cela lui étaitimpossible. Iln'étaitd'ailleurspassûrd'avoir, lui,droitàcettepause.On lebousculait,onpoussait sachaise. Malgré tout, avec une certaine obstination, il pencha de nouveau la tête vers ce dossier quil'attiraitdésormaiscommeunaimant.Troisrenardsblancs...Mais,àcemoment,ilentenditunevoixtoutcontresonoreille: –Enbas,ilyaducafé,dusalep.Viens,tutrouverasbienquelquechosequiteferaenvie.

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Mark-Alemn'eutguèreletempsdedistinguerlevisagedesoninterlocuteur.Ilsedécidanéanmoinsàseleverdesonsiège,rabattitlacouverturedesondossieretsedirigeacommelesautresverslasortie. Dans lecorridor, iln'eutpasbesoindedemanderquelledirectionprendre.Tousmarchaientdans lemêmesens.Desgaleries latéralesdébouchaientdeplusenplusdegensquivenaientgrossir le flotducouloirprincipal.Ilsemêlaàcettemaréehumaine.Ilsavançaientépaulecontreépaule.LamultitudedesemployésduTabirSarraill'impressionna.Ilsétaientlàdescentaines,peut-êtremêmedesmilliers. Lebruitdespasgrossit, surtoutdans l'escalier.Aprèsêtredescendusd'unétage, ilsparcoururentunlong corridor rectiligne, puis ils redescendirent et il nota qu'à chaque nouveau palier, les fenêtresdevenaientplusétroites.Ileutl'impressionqu'ilss'enfonçaientversquelquesous-sol.Àprésent,lesgensétaientpresqueagglutinéslesunsauxautres.Avantmêmed'arriveràlabuvette,ilperçutlesdeuxarômesdistinctsducaféetdusalep.Cela lui rappela lespetitsdéjeunersdans leurvastedemeure. Il sesentitenvahid'unenouvelleboufféedejoie.Deloin,ilvitleslongscomptoirsderrièrelesquelsdesdizainesdeserveurs tendaient les tassesdecaféet lesbolsdesalep encore fumants. Il se laissapousserverscescomptoirs.Dans le brouhaha, on distinguait le léger lapement de ceux qui sirotaient leur café ou leurinfusion,destoussotements,letintementdelapetitemonnaie.Ileutl'impressionquebonnombredecesgens étaient enrhumés, ou que, peut-être, au bout de plusieurs heures de silence, ils avaient besoin des'éclaircirlagorgeavantdeparler. Entraînéde forcedansune file, il se trouvabloquéàproximitéd'undescomptoirs, sanspouvoirniavancernireculer.Ilsentaitqued'autrespassaientavantlui,tendaientlamainau-dessusdesatêtepoursaisirunetasseoupourpayer,maisilétaitdécidéànepassedépartirdesoncalme.Enfait,iln'avaitnifaimnisoif.Ilrestaitlà,commeballottéparleflot,seulementsoucieuxdefairecommelesautres. –Situnebougespas,tun'aurasrienàboire,fitunevoixdanssondos.Laisse-moiaumoinspasser! Ils'écartaaussitôt.L'autre,apparemmentfrappéparsonempressementàs'exécuter,tournalatêteaveccuriosité. Il avait un visage allongé, rougeaud, avec de grosses pommettes bon enfant. L'espace d'uninstant,illecontemplafixement. –Tuviensd'êtrenommé? Mark-Alemeutunhochementdetêteaffirmatif. –Çasevoit. Ilfitencoredeuxpasverslecomptoir,puistournalatêteverslui: –Qu'est-cequetuprends?Caféousalep? Il fut tentédedire :Rien,merci,maiscelaauraitpuparaître insolite.Nerestait-ilpas làpourfairecommetoutlemondeetn'attirersurluil'attentiondepersonne? –Uncafé,murmura-t-il,maisenremuantbienleslèvresdesortequel'autrecomprîtsademande. Il chercha d'unemain quelquemenuemonnaie au fond de sa poche,mais, entre-temps, sa nouvelleconnaissanceluiavaittournéledosetavaitatteintlecomptoir.Plantélààl'attendre,ilcaptaitmalgréluides bribes de propos qu'échangeaient ceuxqui l'entouraient.C'étaient commedes fragments broyés parune grandemeule. Parfois, cependant, il saisissait dans le brouhaha quelquesmots, voire des phrasesentièresquiavaientéchappéaubroyagemaisquelameulenemanqueraitsansdoutepasd'écraseràsaprochainerotation.Ilyprêtal'oreilleetenfutabasourdi.Iln'yétaitpasdutoutquestiondesaffairesduTabirSarrail.C'étaientdespropossurdessujetstoutcequ'ilyavaitd'anodinetdebanal,lefroidqu'il

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faisaitdehors,laqualitéducafé,lescourseshippiques,laloterienationale,lagrippequisévissaitdanslacapitale–maispasuntraîtremotsurcequisefaisaitdanscebâtiment.Oneûtplutôtditquecesgenstravaillaient au Cadastre, voire dans les bureaux de quelqueministère, mais que ce n'étaient pas desfonctionnairesdufameuxPalaisdesrêves,l'institutionlaplusmystérieusedel'Empire. Mark-Alem aperçut son nouvel ami qui se dégageait du grouillement général en tenantprécautionneusementunetassedecafédanschacunedesesmains. –Quellebarbe,dit-il,dedevoirrester lààfaire laqueue!Et,sanstendreencorel'unedestassesàMark-Alem,ilsedéplaçaaveclesmêmesgestesattentifs,enquêted'unetablelibreparmilesdizainesoulescentainesquiétaientdisposéesdanslesous-sol.Nuesetdépourvuesdesièges,ellesneservaientauxconsommateursqu'às'yaccouder,etsurtoutàylaisserleurstassesvides. Tenanttoujoursuncafédanschaquemain,l'hommeaperçutenfinunetablelibreetyposalestasses.Mark-Alemluitendittimidementlespiécettesqu'ilavaitgardéesdanssonpoingcrispé.L'autreesquissaungestederefus. –Oh,c'estsipeudechose,dit-il. –Merci! Mark-Alemsaisitsatassed'unemain,tenanttoujoursdansl'autrelamenuemonnaiedecuivre. –Quandas-tuéténommé?luidemandasoncompagnon. –Aujourd'huimême. –Vraiment?Félicitations!Alors,tuasraisonde... Ilnesutcommentterminersaphraseetportasatasseàseslèvres. –Dansquelsecteur?demanda-t-ilpeuaprès. –ÀlaSélection. –À laSélection? répéta l'autred'unair surpris ; (sonvisage s'éclairaencore)Fichtre !Tuasbiencommencé.Généralement,c'estàlaRéceptionquechacundébutedanslacarrière,parfoismêmeencoreplusbas,danslesbureauxdescopistes. Mark-Alemeutsoudainenvied'enapprendredavantagesurleTabirSarrail.Ils'étaitproduitcommeunefêluredanssaréserve. –LaSélectionestunsecteurimportant,n'est-cepas?demanda-t-il. L'autrelescrutaattentivement. –Oui,trèsimportant.Surtoutpourunjeune... –Commentça? –Jeveuxdiresurtoutpourunfonctionnairenouvellementnommé,tucomprends? C'étaitmaintenantMark-Alemquiavaitlesyeuxrivéssurlui. –Naturellement,ilyadessecteursplusimportantsencore...

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–Parexemplel'Interprétation? Interdit,l'autreéloignasatassedeseslèvres. –Tiens,tiens,tun'espasaussinovicequetuenasl'air,fit-ilavecunsourire.Pourtonpremierjour,tuasdéjàapprispasmaldechoses! Mark-Alemfuttentédeluirendresonsourire,maisils'avisaaussitôtquec'étaitunehardiessequ'ilnepouvaitencoresepermettre.Lacarapacedegivrequicouvrait lapeaudesonvisageencettematinéeextraordinairen'avaitpasencorefondu. –Biensûr,l'InterprétationestlefondementduTabirSarrail,repritl'autre.C'estlecentrenévralgiquede la maison, son cerveau, si je puis dire, car c'est là que prend son sens toute l'activité des autressecteurs:leurtravaildepréparation,leureffort... Mark-Alemécoutait,commesaisiparlafièvre. –C'esteuxqu'onappellelesaristocratesduTabir? L'autreplissaleslèvresd'unairsongeur. –Oui, précisément.Ou si ce n'en sont pas les aristocrates, quelque chose d'approchant...Bien que,pourtant... –Quoidonc? –Nevapaspenserqu'ilnes'entrouvepasd'autresau-dessusd'eux. –Etquelssontcesautres?fitMark-Alem,s'étonnantlui-mêmedesonaudace. Soncompagnonledévisageaposément. –LeTabirSarrailesttoujoursplusgrandqu'iln'yparaît,dit-il. Mark-Alemaurait voulu lui demander cequ'il entendait par là,mais la crainted'aller trop loin l'endissuada. –ÀpartleTabirnormal,repritl'autre,ilyaleTabirsecret,quis'occupedel'analysedesrêvesquelesgensn'expédientpaseux-mêmes,maisquel'Étatseprocureparsespropresmoyensetméthodes.Tucomprendsbienquecen'estpaslàunsecteurmoinsimportantquel'Interprétation. –Biensûr,fitMark-Alem,encoreque... –Quoi? –Touslesrêves,ceuxquisontenvoyésspontanémentcommeceuxquerassembleleTabirsecret,nefinissent-ilspasàl'Interprétation? –Defait,touslessecteurssontdédoublés,c'est-à-direqu'ilsontdesservicesàlafoisauTabirnormaletauTabirsecret,etseulceluidel'Interprétationestuniquepourl'ensembleduTabirSarrail.Malgrétout,celanesignifiepasquecesecteursesitueplushautdanslahiérarchiequeleTabirsecretentantquetel. –Maispeut-êtreneluiest-ilpasinférieurnonplus? –Peut-être,ditl'autre.Envérité,ilexisteentreeuxunecertainerivalité. –Sommetoute,cesdeuxsecteursformentl'aristocratieduTabir.

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L'autresourit. –Puisquetuparaisteniràcetteformule,disonsquec'estàpeuprèsça. Ilaspiraencorelefonddesatasse,bienqu'ellenecontîntplusaucunliquide. –Maisnevapascroirequ'ilsconstituentlesommet,reprit-il.Ilyenaencored'autresau-dessusd'eux. Mark-Alemleregardapourvérifiers'ilplaisantaitous'ilparlaitsérieusement. –Etquelssontceux-là? –LespréposésauMaître-Rêve. –Quoi? – Les préposés auMaître-Rêve. Le secteur duMaître-Rêve ou de l'Archirêve, comme on l'appelledepuisquelquetemps. –Qu'est-cequec'estqueça? L'autrebaissalavoix. –Nousnefaisonspeut-êtrepasbiendeparlerdeceschoses-là,dit-il,mais,aprèstout,tuesdevenutoiaussiunhommeduTabir. Ilsseregardaient,lesyeuxdel'unrivésàceuxdel'autre. Mark-Alemnepouvaitrefrénersondésird'enapprendredavantage. –Jet'enprie,dis-m'enunpeupluslong,fit-ilavecdouceur.Moi,moi...Jeveuxdire...MamèreestdelafamilledesQuprili. –DelafamilledesQuprili? L'étonnementquis'étaitpeintsurlestraitsdesoninterlocuteurnelesurpritpas.C'étaituneréactionàlaquelle il était accoutuméchaque fois quequelqu'un apprenait ses origines familiales.Non, cequi lelaissa leplussurpris,ce fut sapropresuperbe,confinantà lavanité.De lamain, il secouvrit la jouedroite,persuadé,onnesaitpourquoi,quec'étaitellequiavaitrougilapremière. –Dèsquetum'asditquetuavaisétédirectementaffectéàlaSélection,j'aidevinéquetudevaisêtred'unefamilleprochedel'État,maisjet'avouequejen'avaispaspenséàsihaut. –C'estmamèrequiestnéeQuprili,précisaMark-Alemcommepoursecorriger ; jeporteunautrenom. –Peuimporte.Çarevientplusoumoinsaumême. –Tum'excuses...,repritMark-Alem. –Commentça? –Jevoulaistedemander...ÀquoiressemblaitceMaître-Rêve?... L'autre inspira profondément, mais, comme s'il avait deviné que la quantité d'air ainsi avalée étaitexcessivepourlevolumerelativementfaibledelavoixqu'ilallaitémettre,ilenrejetaunepartieavantdesemettreàparler.

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–Tusaispeut-êtrequechaquevendredi,parmilesmilliersetmilliersderêvesquinousparviennentetquisontanalysésiciaucoursdelasemaine,onenchoisitun,celuiqu'onajugéleplusimportant,pourleprésenterauSultanaucoursd'unecérémoniesansgrandepompe,maisdetrèsanciennetradition.C'estleMaître-Rêve,ouencorel'Archirêve. –J'enavaisentenduparler,maistrèsvaguement,commed'unelégende. –Ehbien,cen'estpasunelégende,maislaréalité,etàcerêvetravaillentdescentainesdepersonnes,lespréposésauMaître-Rêve. Sonregards'attardalonguementsurlui. –Peut-onimaginer,murmura-t-ilauboutd'unmoment,qu'unrêvepareil,avecsessignesannonciateursdetoutepremièreimportance,aitparfoispourleSouverainplusdeprixquetouteunearméedesoldats,quelafouledesesdiplomates? Mark-Alemécoutaitbouchebée. –TucomprendsmaintenantpourquoilasituationdespréposésauMaître-Rêveesttellementsupérieureàcelledenousautres?

MonDieu ! se ditMark-Alem. Il savait que leTabirSarrail était immense,mais pas aussi ramifié,arachnéen.Ilétaittoujoursplusquecequ'onenvoyait. –Onnelesrencontrenullepart,poursuivitl'autre.Ilsprennentmêmeleurcaféouleursalepdansunlocalàpart. –Àpart...,répétaMark-Alem. L'autre entrouvrit la bouche pour poursuivre ses explications, quand le tintement d'une sonnerie, lamêmequecellequiavaitannoncélapausedumatin,vintbrusquementtoutinterrompreautourd'eux. Ellen'avaitpasencorecesséquelamassedesgensrassembléscommençaàseruervers les issues.Ceuxquin'avaientpas finideboirecequ'ils avaientdevanteuxvidèrent leur tasseou leurverred'untrait ; d'autres, qui venaient de se servir au comptoir et ne pouvaient boire leur café encore brûlant,l'abandonnaientsurlestablesetrefluaientdanslaconfusion.LecompagnondeMark-Alems'étaittutoutaussibrusquement, l'avaitsaluéd'unsignedetêteet luiavait tournéledos.Auderniermoment,Mark-Alemfitungestedanssadirectioncommepourl'arrêter,luiposeruneultimequestion,mais,àcetinstant,ilsetrouvaballottéverslagauche,puisversladroite,etilleperditdevue. Ensortant, comme il suivaitmachinalement lecourant, il s'avisaqu'il avaitoubliédedemander sonnomàsoncompagnon.Sijesavaisaumoinsdansquelsecteuriltravaille,sedit-ilavecregret.Puisilseconsolaenpensantqu'illeretrouveraitpeut-êtrelelendemain,lorsdelapausedumatin,etqu'ilsauraientànouveaul'occasiondecauser.

Le flotdesemployés s'amenuisant, il chercha,maisenvain,à reconnaîtreundesvisagesqu'il avaitrencontrés au secteur de la Sélection. Il dut demander par deux fois son chemin pour retrouver sonbureau.Ilyentraàpasfeutrés, tâchantdenepassefaireremarquer.Autourde luis'élevaitundernierbruitdechaisesremuées.Lesemployéss'étaientdéjàpresquetousinstallésderrièreleslonguestables.Sur la pointe des pieds, il atteignit sa place, tira à lui sa chaise et s'y assit. Il resta quelques instantsimmobile,puisbaissalesyeuxsursondossieretsemitàlire:Troisrenardsblancssurleminaretdela

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mosquéedelasous-préfecture...,maissoudain,ilredressalatête.Ilavaitl'impressionqu'onlehélaitdetrès loin au moyen de quelque signal étrange, très faible, presque plaintif, semblable à un appel ausecoursouàun sanglot.Qu'est-ce? sedemanda-t-il.Cettequestioneut tôt faitd'envahir tout sonêtre.Sansqu'ils'expliquâtpourquoi,sesyeuxseportèrentalorsverslesgrandesfenêtres.C'étaitlapremièrefois qu'il les contemplait. Derrière leurs carreaux, élément familier mais désormais lointain, la pluietombait,mêlée de fins flocons de neige.Les flocons tourbillonnaient, hagards, dans cettematinée elleaussilointaine,commeappartenantàuneautrevied'oùluiavaitpeut-êtreétéenvoyécetultimesignal. Avecunvaguesentimentdeculpabilité,ildétournalesyeuxetplongealatêtedanssondossier,mais,avantdereprendresalecture,ilsoupiraprofondément:ÔmonDieu!

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II

LASÉLECTIONC'étaitunmardiaprès-midi.Lesbureauxallaientcesserletravaildansuneheure.Mark-Alemrelevala

têtedesespapiersetsefrottalesyeux.Ilétaitentréenfonctionsdepuisunesemaine,maisilneparvenaitpasencoreàsefaireàlalectureprolongée.Àsadroite,sonvoisinremuasursachaise,sanscesserpourautantdelire.Surlalonguetable,onentendaitlebruissementrégulierdesfeuilletstournés.Lesemployésavaienttouslesyeuxrivéssurleursdossiers. Onétaitennovembre.Lesdossierss'épaississaientdeplusenplus.Encettepériodedel'année,lefluxdes rêves tendait généralement à grossir.C'était là unedesprincipales constatations auxquellesMark-Alemavaitpuprocéderaucoursdecettepremièresemaine.Oncontinueraitdefairedes rêvesetd'enenvoyer,etilenseraitainsijusqu'àlafindestemps,maisleurnombrevariaitnéanmoinsd'unesaisonàl'autre. On était dans une phasemontante. Il en arrivait des dizaines demilliers de tous les coins del'Empire. Et ce rythme allait se maintenir jusqu'à la fin de l'année. Les dossiers gonfleraient,gonfleraientsans désemparer enmême temps que le froid se ferait plus rigoureux. Puis, leNouvelAnpassé,onobserveraituncertainreflux,jusqu'auprintemps. Mark-Alemjetaàladérobéeunnouveauregardverssonvoisindedroite,puisversceluidegauche.Lisaient-ilsvraimentoufaisaient-ilssemblant?Ilappliquasamaindroitecontresatempeetbaissalesyeuxsurlafeuilledepapierposéedevantlui,mais,aulieudeslettres, ilavait l'impressiondenevoirque desmouches perdues dans la grisaille. Non, il lui était impossible de continuer à lire. Ceux quimaintenaient leurs têtes penchées sur leurs dossiers ne lisaient probablement pas tous, mais, pourbeaucoup,feignaientdelire.C'étaitvraimentuntravailinfernal.

Lefrontcalédanslapaumedesamain,ils'employaàseremémorertoutcequ'ilavaitentenducettesemaine-là,delabouchedesvieuxfonctionnairesdelaSélection,surlefluxetlerefluxdessonges,surlesvariationsde leurnombre augrédes saisons,desprécipitations,de la température, de lapressionatmosphérique, de l'humidité de l'air. Les vétérans de la Sélection connaissaient bien tout cela. Ils ensavaient long sur l'influence de la neige, des vents ou de la foudre sur les quantités de rêves, ilsn'ignoraient pas non plus le rôle des secousses sismiques, de l'éclipse de lune ou de l'apparition descomètes.Lesecteurdel'Interprétationcomptaitàcoupsûrensonseindesmaîtresprestigieuxdel'analysedes songes, d'authentiques savants qui, derrière des visions où l'œil ordinaire ne percevait que lesincohérents gribouillis du cerveau, savaient déceler des significations aussi étranges que dissimulées.Pourtant,dansaucunautresecteurduTabirSarrailonnetrouvaitparmilesemployésdesvieuxbriscardscommecesanciensde laSélection, capablesdeprévoir l'abondanceou lapénuriede rêves toutaussifacilementque les vieillards du commun pouvaient pressentir, à leurs douleurs rhumatismales, que letempsallaitsedétraquer. Soudain,Mark-Alemsongeaàcethommedontilavaitfaitlaconnaissancelepremierjour.Oùpouvait-ilbiensetrouver?Depuisplusieursjours,lorsdelapausematinale,ill'avaitcherchédesyeuxparmilafouledesemployés,maisnel'avaitaperçunullepart.Peut-êtreest-ilsouffrant?sedit-il.Ilpouvaitaussi

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bienavoirétéenvoyéenmissiondansquelquelointaineprovince;c'étaitpeut-êtreundesinspecteursduTabir, de ceuxqui passaient le plus clair de leur temps endéplacements officiels auxquatre coinsdel'Empire,toutcommecepouvaitn'êtrequ'unsimplemessager. Il imaginalesmilliersdesectionsduTabirSarraildisséminéessurtoutel'étendueimmensedupays,les bâtiments sommaires, parfois de vulgaires baraques, qui les abritaient avec leurs deux ou troisemployésencoreplusmodestes,besogneux,malpayés,quisecourbaient jusqu'à terreà lavueduplusmodestecourrierduTabir lorsquecelui-civenaitemporter les rêvescollectés, rampantetbredouillantdevant lui uniquement parce que c'était l'envoyé du Centre. Dans certaines régions perdues, par desmatinéespluvieuses,surdescheminsboueux, leshabitantsdessous-préfecturessemettaientparfoisenrouteavantl'aubeverscessectionslugubrespouryrendrecomptedeleursrêves.Sansprendrelapeinedefrapper,ilsappelaientdudehors:«Hadji,tuasouvert?» Laplupartd'entreeuxnesavaientnilireniécrire,et,pournepasoublierleurrêve,ilsvenaientlàdetrès bonne heure, avant même d'aller prendre un petit verre à l'estaminet voisin. Ils le racontaientoralement, cependant que le copiste, les yeux ensommeillés, maudissant et le rêve et son auteur,transcrivaitleursdires.Ah,Dieufassequecettefoisnoussoyonsplusheureux!soupiraientcertains,unefoislerêveconsignéparécrit.Depuislongtempscouraitunelégended'aprèslaquelleunpauvrehèredequelquesous-préfectureignoréeavait,grâceàsonrêve,sauvél'Étatd'uneaffreusecalamité.Enguisederécompense,ilavaitétéconvoquéàlacapitaleparleSouverainquil'avaitreçudanssonpalais,l'avaitpriédefairesonchoixparmisestrésorsetluiavaitmêmeoffertpourépouseunedesespropresnièces,etc.QueDieu fasse..., répétaient-ils avant de repartir sur le chemin boueux, sûrement en direction del'estaminet,tandisquelecopistelessuivaitd'unregardironiqueet,avantmêmequ'ilsn'eussentatteintlecoudeduchemin,inscrivaitsursafeuillelamentionnul. Malgrélasévèreconsignedebannirtoutpréjugéoutouteconsidérationpersonnelledel'appréciationdes rêves, c'était pourtant ainsi que les employés procédaient au premier tri des matériaux. Ilsconnaissaientbienleshabitantsdelasous-préfecture,et,avantmêmequelenouvelarrivanteûtfranchileseuildeleurbureau,ilssavaientsic'étaitunbambocheur,univrogne,unbonàrien,ous'ilsouffraitd'unulcère.Celaavaitsouventcréédesproblèmes,etonavaitmêmedécidé,quelquesannéesauparavant,depriver les sections locales de cette compétence du premier tri. Mais la quantité de rêves envoyésdirectementàlaSélections'étantdecefaitconsidérablementaccrue,ladécisionavaitétéreportéeet,endépitdesinconvénientsquepouvaitprésentercetriparlessectionselles-mêmes,illeurfutdenouveaudévolu,leproblèmenecomportantpasd'autresolution. Bien entendu, les faiseurs de rêves ignoraient tout de ces dessous. De temps à autre, ils venaients'enquérirsurlepasdelaporte:«Alors,Hadji,ya-t-ilquelqueréponseausujetdemonrêve?–Non,pas encore, répondait Hadji. Mais tu es bien impatient, Abdul Kader ! L'Empire est grand etl'administrationcentrale,bienqu'onytravaillejouretnuit,nepeutexamineraussirapidementlamultitudede rêvesqui lui sontenvoyés.–Oui,bien sûr, tuas raison, répondait l'autreenportant son regard surl'horizon,dansladirectionoù,selonlui,devaitsesituerleCentre.Commentpourrions-nouscomprendrequelquechoseauxaffairesdel'État?...»etils'enallait,faisanttraînersessabotsdeboissurlecheminquiconduisaitàl'estaminet. Mark-Alemavaitappristoutesceschoses-làlaveille,delabouched'uninspecteurduTabiravecquiil avait bu le café dumatin. L'inspecteur venait de rentrer d'une province asiatique très reculée et sepréparaitàrepartir,cettefoispourlapartieeuropéennedel'Empire.Sonrécitavait laisséMark-Aleminterdit. Se pouvait-il que tout commençât de façon aussi banale ? Mais, comme s'il eût deviné sadéception, l'inspecteur s'était empressé de lui expliquer qu'il n'en allait pas partout de la sorte, que,

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souvent, les sections du Tabir Sarrail avaient pour sièges des bâtiments solides, dans des villesimposantes d'Asie et d'Europe, et que ceux qui venaient y apporter leurs rêves n'étaient pas demalheureuxbougresdeprovince,maisdespersonnagesdehaut rang,bardésdegrades,de titres et dediplômesuniversitaires, à l'esprit subtil, à l'intelligenceprofondeet auxvastesambitions.L'inspecteurs'était étendu un bon moment sur cet aspect, et Mark-Alem avait senti le Tabir Sarrail reprendreprogressivementdanssonespritlaplaceimposantequ'ilyavaitoccupée.L'inspecteurs'étaitalorsmisàlui narrer d'autres épisodes de ses voyages,mais la sonnerie avait interrompu son récit, et, à présent,Mark-Alem s'efforçait d'en imaginer lui-même la fin. Il songeait aux peuples qui vivaient sur le flancgauchedel'Empireetàceuxquiencouvraientleflancdroit,auxpeuplesquifaisaientbeaucoupderêveset à ceux qui en faisaient peu, aux peuples qui racontaient volontiers leurs songes et à ceux qui s'ymontraient fort réticents, comme les Albanais (l'esprit de Mark-Alem, très attaché à ses originesalbanaises,enregistraitmécaniquement toutcequipouvaitsediresurcepays). Ilpensaitauxrêvesdespeuplesenétatderébellion,deceuxquivenaientd'êtrevictimesdecruelsmassacres,voiredeceuxquitraversaientdespériodesd'insomnie.Cesderniersenparticulierconstituaientpourl'Étatunesourcedegravespréoccupationsdanslamesureoù,aprèsunetellepériodedeveille,ilfallaittoujourss'attendreàun brusque regain. Aussi l'État prenait-il des mesures d'urgence pour prévenir le mal. Quand soninterlocuteuravaitévoquécetteinsomniedespeuples,Mark-Aleml'avaitregardéavecstupéfaction.«Jesaisquecelapeutteparaîtreétrange,luiavaitditl'autre,maisilfautcomprendrecelad'unpointdevuerelatif. Un peuple est réputé se trouver en état d'insomnie lorsque son volume global de sommeil adiminué sensiblementpar rapport à lanormale.Etqui,mieuxque leTabirSarrail, peutdéterminer cerapport avec précision ? – En effet, c'est juste... », avait admis Mark-Alem. Il s'était remémoré sesrécentesnuitsblanches,maisensedisantaussitôtque l'insomniede toutunpeupledevaitêtrequelquechosedebiendifférentdecelled'unindividu. Ilsemitdenouveauàregarderàladérobéesursadroiteetsursagauche.Toussemblaientplongésdansleursdossiers,envoûtéscommes'ilnes'étaitpasagidefeuilletscouvertsd'écriture,maisdepetitsbraserosoù se consumait un charbonqui troublait les sens.Peut-être succomberai-jemoi aussi petit àpetitàcetenvoûtement,songea-t-il,morose,etfinirai-jeparoublierlemondeetlegenrehumain. Cettesemaine-là,conformémentàladirectivequeluiavaitdonnéesonchef, ilavaitpasséunedemijournéedanschacunedessallesdelaSélection,encompagnied'unvieilemployé,afindes'initieràtousles aspectsde son travail et d'enrichir sonexpérience, et lorsqu'il en avait eu terminé, il y avait deuxjoursdecela,ayantfaitletourdesdiversesopérations,ils'enétaitretournéàsatable,celleoùonl'avaitconduitlejourmêmedesanomination. Endéambulantdesalleensalle,Mark-Alems'étaitinstruitsurlesgrandeslignesdufonctionnementdelaSélection.Aprèsl'examendesrêvesdanslasalledesLentilles,ceuxjugéssansvaleur,empaquetésengrosses liasses, étaient portés auxArchives, tandis que ceuxqui avaient été retenus étaient classés enplusieurs groupes, selon les types de questions concernés : sécurité de l'Empire et du Souverain(complots, trahisons, révoltes) ; politique intérieure (avant tout l'intégrité de l'Empire) ; politiqueextérieure(alliances,guerres);viecivile(exactions,abus,casdecorruption);indicesd'unMaître-Rêveéventuel;divers.

Le regroupement en divisions et subdivisions n'était pas chose facile. On avait même longuementdiscuté sur le point de savoir si cette tâche devait être confiée à la Sélection ou, pour l'essentiel, àl'Interprétation. En fait, elle aurait échu à l'Interprétation si ce secteur n'avait été aussi encombré.Finalement,onenétaitarrivéàunesolutiondecompromis:laclassificationdesrêvesavaitétélaisséeàlaSélection,maissontravailnedevaitêtreconsidéréquecommeuneopérationpréliminaire,ayantplutôt

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valeurindicative.C'estainsiqu'entêtedechaquedossiercontenantlesmatériauxremis,onn'inscrivaitpasRêvesconcernanttellequestion,maisRêvespouvantconcernertellequestion.Enoutre,alorsquelaSélectionassumaitlapleineresponsabilitédelarépartitiondesrêvesennulsetenvalables,ellen'enportaitenrevancheaucunepourcequiétaitdeleurclassification.TantetsibienquelatâcheessentielledelaSélectionrésidaitenfaitdansletri.LetriétaitlabasedelaSélection,toutcommel'Interprétationétait la base du Tabir Sarrail. « Tu comprendsmaintenant que c'est nous qui commandons les portesd'accèsparoùarriventtouslesmatériaux,avaitditlechefdesonsecteuràMark-Alemlejouroùcelui-ciétaitrevenuàsonpremierpostedetravail.Audébut,tut'essûrementditque,danslamesureoùc'estparuneopérationdetriquecommenceletravaildelaSélection,etcommenoust'yavonsaffecté,cedevaitêtreenbonnelogiquelemoinsimportant.Maisj'imaginequ'àprésent,tuasdûcomprendrequec'estlàlefondementdetoutletravail,etquenousn'yaffectonsjamaisdedébutants!Sinousavonsfaitexceptionpourtoi,c'estparcequetunousconviens.» «Tunousconviens»...Cettephrase,Mark-Alemsel'étaitrépétéementalementdesdizainesdefois,comme si cela avait pu l'aider à en pénétrer le sens.Or, elle était comme ça, fermée de toutes parts,énigmatique,poliecommeuneparoilisseàlaquelleonnepeuts'agripperpourtenterdelafranchir. Ilsefrottadenouveaulesyeux,voulutreprendresalecture,maisilenétaitincapable.Leslettresluisemblaientrougeâtres,commeéclairéesparquelquerefletdefeuoudesang. Il avait mis de côté une quarantaine de rêves qu'il avait jugés dépourvus d'intérêt. La plupart luisemblaient avoir été suscités par des soucis quotidiens, d'autres lui paraissaient fabriqués de toutespièces,maissansqu'ilenfûttoutàfaitconvaincu:ilferaitbiendelesrelire.Envérité,ilavaitdéjàluchacund'euxàdeuxoutroisreprises,mais,malgrétout,iln'étaitpasencoreassurédesonjugement.Lechefluiavaitbienrecommandédelaisserautrieursuivantchaquerêveàproposduquelsubsistaitenluiquelquedoute, eny accolant ungrandpoint d'interrogation.Mais il avait déjàprocédé ainsi pourbonnombre de rêves. En fait, rares étaient ceux qu'il avait jugés nuls et, s'il n'écartait pas non plus cesquarante-là,sonchefseraitendroitd'endéduirequ'ilnevoulaitprendreaucunrisqueetsedélestaitdetouslesrêvessurlesautrestrieurs.Or,ilexerçaitluiaussicettefonctionet,àcetitre,satâcheprincipaleconsistaitprécisémentàsélectionner,nonàsedéfaussersurlesautres.Defait,quesepasserait-ilsitousles trieurs, pour se dérober à leurs responsabilités, transmettaient la majeure partie des rêves àl'Interprétation?L'Interprétationfiniraitparenbloquerl'acceptationoubienseplaindraitàlaDirection.La Direction chercherait les causes de ces dysfonctionnements. Ah, me voilà dans un beau pétrin,soupira-t-il.Mais,aprèstout,àDieuvat!–et,avecunecertainerage,ensedépêchant,commes'ileûtredoutédechangerd'avis,ilinscrivitentêtedequatreoucinqfeuilletslamentionnul,etyapposasonparaphe. En continuant de tracer la même mention sur les feuillets suivants, il éprouvait une joievengeresseàl'encontredecesmalheureuxinconnusqui,souffrantdecoliquesoud'hémorroïdes,l'avaienttourmentédeuxjoursdurantavecleursrêvesinsensés,qu'ilsn'avaientpeut-êtremêmepasfaitsdutout,mais simplement entendu raconter par d'autres. Crétins, bourriques, imposteurs ! grommelait-il à leurencontre, tout en inscrivant la formule de condamnation. Mais sa main se mouvait de plus en pluslentement,etellefinitparrestersuspendueau-dessusdupapier.Attendsunmoment,sedit-il,pourquoit'emportes-tucommeça?Enmoinsd'uneminute,sonaccèsderagesetrouvaitdenouveauendiguéparledoute. En fait, ce travailn'étaitpas si simple,etcesmisérables inconnuspouvaientmêmevouscauserdesennuis. Les employés de tous les secteurs tremblaient rien que de penser au service qu'on appelait laVérification.On lui avait raconté qu'un faiseur de rêves, à l'annonce d'un événement qui venait de seproduire, avait écrit au Tabir Sarrail en prétendant qu' il l'avait prévu en songe. En pareil cas, onrecherchait son rêve, on le retrouvait grâce aunumérod'enregistrement qui figurait à laRéception, on

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l'extrayaitdesArchives,et,silaplainteétaitfondée,onrecherchaitlesemployéscoupablesden'enavoirpoint tenucompte.Lesfautifspouvaientêtre les interprètes,mais toutaussibien lessélectionneursquiavaientjugélerêvenul,et,danscecas,leurfauteétaitconsidéréecommeplusgraveencore,carl'erreurd'un interprète incapable de traduire correctement le signe annonciateur était plus justifiable que celled'unsélectionneurquin'enavaitdéceléaucun. Maudit travail, se ditMark-Alem, tout en étant le premier surpris par cet accès de rébellion de saconscience.Mais,aprèstout,ajouta-t-il,toutcelapouvaitbienalleraudiable!Ilinscrivitlamentionnulsur l'undesfeuillets,mais,ausuivant, ilhésitadenouveau.Machinalement,nesachantquefairedecefeuilletquiluiétaitrestéentrelesmains,ilsemitàenrelireletexte:Unterrainabandonnéaupiedd'un pont ; une espèce de terrain vague, de ceux où l'on jette les détritus. Parmi les ordures, lapoussière, leséclatsde lavabosbrisés,unvieil instrumentdemusiqueà l'aspect insolite,qui jouaittout seul dans cette étendue déserte, et un taureau, apparemment mis en furie par ces sons, quimugissaitaupieddupont... Affaired'artiste,conclutMark-Alem;quelquemusicienaigri,demeurésans travail.Et ils'apprêtaàinscrirelamentionnul.Iln'enavaittracéquelapremièrelettrequandsonregardseportasurlestoutespremièreslignes,qu'ilavaitsautéesetoùétaientmentionnéslenomdel'hommequiavaitfaitcerêve,sonmétieret ladateà laquelle il l'avait fait.Bizarrement, l'auteurdecerêven'étaitpasmusicien,maisunmarchanddequatresaisonsdelacapitale.Diable!seditMark-Alemsanspouvoirdétachersonregarddelafeuille.Unmauditmarchanddelégumessortaitdesontrouetvenaitvousplongerdansl'embarras!Desurcroît,ilhabitaitlacapitale,etilluiétaitdoncéventuellementplusfaciledeseplaindre.Ileffaçaavecsoinlalettrequ'ilvenaitdetracersurlafeuilledepapieretclassalerêveparmilesvalables.Idiot!murmura-t-ilencoreenjetantundernierregarddetraversàlafeuille,commeàquelqu'unàquil'onvientde faire une faveur imméritée. Il trempa sa plume dans l'encrier et, sansmême les relire, inscrivit lamentionnulsurplusieursautresfeuillets.Sonaccèsdecolèretombé,ilseressaisit.Illuirestaitencoreàexaminerhuitrêves,deceuxqu'àpremièrevueilavaitjugésdépourvusd'intérêt.Illesétudiaposémentunàun,et, à l'exceptionde l'und'eux,qu'il fitpasserparmi lesvalables, il laissa les autres làoù ilsétaient.Iln'étaitpasbesoind'êtregrandclercpourdevinerqu'ilstrouvaientleuroriginedanslesbisbillesfamiliales,laconstipationouunecontinenceforcée. Ces heures de bureau lui paraissaient interminables. En dépit de la sensation de brûlure qu'ilcommençaitd'éprouverauxyeux,iltiraquelquesautresfeuilletsdudossierdesrêvesnonexaminésetlesplaça devant lui. Il eut l'impression de se fatiguer davantage à faire semblant de les lire qu'à les lireeffectivement.Ilchoisitlesfeuilletsportantlestexteslespluscourts,et,sansmêmeregarderlenomdel'auteurdu rêve, il lut cequi était consigné sur l'und'eux :Unchatnoiravec la luneentre lesdentscourait, poursuivi par une multitude de gens, laissant derrière lui les traces sanglantes de l'astreblessé... Oui, ce rêve-ci valait la peine qu'on s'y attardât.Avant de l'inclure dans la catégorie des valables,Mark-Alemlerelutunenouvellefois.C'étaitvraimentunrêvesérieux,quel'ondevaitprendreplaisiràanalyser. Ilenconclutque le travaildes interprètes,pourdifficileetdélicatqu'il fût,devaitêtrepleind'intérêt, surtout lorsqu'on avait affaire à des rêves pareils. Lui-même, malgré sa lassitude, sentits'éveillerenluilegoûtdel'interpréter.Audemeurant,celaneluisemblaitpointtropardu.Dèslorsquela luneétait le symbolede l'Étatetde la religion, lechatnoir, lui,nepouvaitêtreà l'évidencequ'uneforcehostileagissantà leurdétriment.Untelrêvea toutes leschancesd'êtreproclaméMaître-Rêve,sedit-il.Ilregardal'adressedesonauteur.Lerêveprovenaitd'unevillesituéesurlesmarcheseuropéennesdel'Empire.C'estdelàqueviennentlesplusbeauxsonges,constata-t-il.L'ayantrelupourlatroisièmefois,illuiparutencoreplusattachant,plusrichedesignifications.Unélémentquiluisemblaitprésenter

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unintérêttoutparticulierétaitcettefoulequirattraperaitàcoupsûrlechatnoiretluiarracheraitlalunedesdents.Oui,cerêvefinirasûrementunjourparêtreconsacréMaître-Rêve,serépéta-t-il,etc'estenesquissant un sourire qu'il contempla la feuille de papier ordinaire sur laquelle était décrit le songe,comme on regarde une jeune fille pour l'heure très effacée, mais qu'on sait promise à un destin deprincesse. Curieusement,Mark-Aleméprouvaunesensationdesoulagement. Ilpensad'abord liredeuxou troisfeuilletssupplémentaires,maisilyrenonça,carilnetenaitpasàgâcherlesentimentdesatisfactionqueluiavaitprocurécerêveétrange. Il tourna la têtevers lesgrandesbaiesderrière lesquelles tombait lecrépuscule.Iln'examineraitaucunautrerêvecejour-là.Ilseborneraitàattendrelasonneriemarquantlafindelajournédetravail.Bienquelalumières'affaiblîtdeplusenplus,lestêtesdesemployésrestaientpenchées sur leurs dossiers. Il ne faisait aucun doute que, même si la nuit ou les ténèbres éternellesétaienttombéessurcettepièce,cestêtesneseseraientpasrelevéesavantquen'eûtretentilacloche. Elle finit par sonner effectivement. Mark-Alem ramassa en hâte ses feuillets. De toutes les tablesmontaitlebruitdestiroirsquel'onouvraitpouryrangerlesdossiers.Ilfermalesienàclé,et,bienqu'ilfûtl'undestoutpremiersàquitterlasalle,illuifallutunbonquartd'heureavantdeseretrouverdehors. Danslarue,ilfaisaitfroid.Débouchantdesportailspargrossesgrappes,lesemployéssedispersaientdansdesdirectionsdifférentes.Surletrottoird'enface,commechaquesoir,unattroupementdebadaudsregardait lasortiedesfonctionnairesduPalaisdesrêves.Detoutes lesgrandes institutionsde l'État,ycomprislePalaisduCheikh-ul-Islametlesbureauxdugrandvizir,leTabirSarrailétaitleseulàsusciterlacuriositédupublic,aupointqu'iln'étaitpresquepasdejourqu'onnevîtlàdescentainesdepassantsfigésdans l'attentede lasortiedesemployés.Ensilence,avec leurscols relevésàcausedufroid, lesgens observaient cesmystérieux fonctionnaires auxquels était confié le travail le plus énigmatique del'État,ilslessuivaientavecdesyeuxhagards,commecherchantàretrouversurleurstraitslestracesdesrêvesqu'ilsétaientchargésdedéchiffrer,etilsnes'éloignaientquelorsqueleslourdsportailsdugrandpalaisserefermaientengrinçant. Mark-Alempressalepas.Lesréverbèresn'étaientpasencoreallumés,maisilsleseraientàcoupsûravantqu'ileûtatteintlarueoùilhabitait.Depuisqu'ilavaitéténomméauTabir,l'obscuritééveillaitenluiunecertaineappréhension. Lesruesétaientpleinesdepiétons.Detempsàautrepassaientàvivealluredesvoituresauxfenêtrestenduesderideaux.Ilsongeaqu'ellesdevaientcertainementacheminerdebellescourtisanesjusqu'àdesrendez-voussecrets,etpoussaunsoupir. Lorsqu'ilarrivaenfindanssarue,lesréverbèresétaienteneffetallumés.C'étaituneartèretranquille,résidentielle, dont la moitié des constructions étaient entourées de lourdes grilles de fer forgé. Lesmarchandsdemarronssepréparaientàpartir.Certainsavaientdéjàfourré leursmarrons, leurscornetsvidesetleurcharbondansdessacs,etilsparaissaientattendrequeleursbraserossurmontésdecriblesenfer-blanc eussent refroidi quelque peu. L'agent de police posté là le salua avec respect. Du café ducarrefoursortit,finsaoul,leurvoisinBetchbey,ancienofficierd'active,encompagniededeuxamis.ÀlavuedeMark-Alem, il leur soufflaquelquesmots.En lescroisant, celui-ci se sentitdévisagépar leursyeuxremplisd'unecuriositécraintive.Ilhâtalepas.Deloin,ilputconstaterquelerez-de-chausséeetlepremierétagedesamaisonétaientéclairés.Ildoityavoirdesvisiteurs,sedit-il,maisilneputréprimeruntressaillement.S'étantencorerapprochéunpeu,ilaperçut,garéedevantlaporte,unevoiturearborantlamarquedesQuprili,lalettreQsculptéedansleboisdesdeuxportières,mais,aulieudelerassurer,cettevisionnefitqu'accroîtresoninquiétude.

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Loke,lavieilleservantedelamaison,vintluiouvrir. –Quesepasse-t-il?fit-ilenmontrantd'ungestelesfenêtreséclairéesdupremierétage. –Tesonclessontvenusvousvoir. –Ilestarrivéquelquechose? –Non,rien.Ilsnefontquerendrevisite. Mark-Alem respira, soulagé. Qu'est-ce que j'ai donc ? se demanda-t-il en traversant la cour pourgagner laported'entrée. Il lui était souvent arrivé, quand il rentrait trop tard, de s'inquiéter envoyanttouteslesfenêtresdelamaisonéclairées,maisjamaisiln'avaitétéaussitroubléquecesoir-là.Cedoitêtrel'effetdemonnouveautravail,sedit-il. –Deuxdetesamissontvenuscetaprès-miditedemander,l'informaLokequimarchaitsursespas.Ilsm'ontditquetuailleslesvoirdemainouaprès-demainàce,ce...klabouklob,commentdiableappelez-vousça? –Auclub. –C'estça,auclub! –S'ilsreviennent,dis-leurquejesuisprisetquejenepourraiyaller. –Bon,fitlaservante. Danslevestibule,Mark-Alemhumaunebonneodeurdecuisine.Devantlaportedusalon,ilmarquauntempsd'arrêt,sanstropsavoirlui-mêmepourquoi.Del'intérieurmontaientdesvoix.«Quandleselestpourri,qu'attendredupoisson?»lançaleplusjeunedesonclesàl'instantoùMark-Alemouvritlaporte.Danslagrandepièceausolentièrementrecouvertdetapisserépandaientlessenteursfamilièresdufeude bois. Il y avait là deux de ses onclesmaternels : l'aîné, avec sa femme, et le cadet. Deux de sescousins,l'unetl'autrevice-ministres,étaientaussivenusenvisite.Illessaluatouràtour. –Tuasl'airfatigué,luiditl'aînédesesoncles. Mark-Alemhaussalesépaulescommepourdire :Jen'ypeuxrien,c'est l'effetdutravail... Ildevinaaussitôt qu'on venait de parler de lui et de sa nomination. Il observa samère qui était assise, jambesrepliées de côté, près d'un des grands braseros en cuivre. Elle lui sourit légèrement et c'est alorsseulementqu'ilsesentitdélivrédesonanxiété.Ilseplaçaàuncoindudivan,attendantquel'attentionsedétournâtenfindesapersonne.Defait,auboutd'uninstant,ons'étaitdésintéressédelui. L'aîné de ses oncles reprit le fil du récit qu'avait, semblait-il, interrompu son arrivée. Il étaitgouverneurd'unedesrégionslesplusreculéesdel'Empire,et,àchaquefoisqu'ilrevenaitpouraffairesdans lacapitale, il rapportaitde là-basune fouled'histoiresd'unesingulièrebrutalité,queMark-Alemtrouvait en tous points identiques à celles qu'il avait déjà narrées lors de sa précédente visite. Sonépouse,unefemmed'apparencechétive,àlaminemaussade,écoutaitattentivementsonmarienlançantdetempsàautreunregardàl'assistancecommepourdire:Vousvoyezoùnousvivons!Ellenecessaitdeseplaindreduclimatdecettecontrée,dutravailaccablantdesonmari,et,danssespropos,ondevinaitunesourde et permanenterancœur envers son beau-frère, le second des trois frères, le Vizir, comme tousl'appelaientàprésent.DufaitmêmedesesfonctionsdeministredesAffairesétrangères,ilétaitleplushautplacédetouslesQuprili,etelle,danssonforintérieur,luienvoulaitdenepass'êtresuffisammentoccupédefaireenfinrevenirsonfrèreàlacapitale.

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L'onclecadetécoutaitsonfrèreaînéavecunsouriredistrait.QuantàMark-Alem,s'ilsefiguraitleplusâgédesesonclescommeunbronzerecouvertd'unepatinefaitedetoutelarudesseetdufanatismedelaviedeprovince, il sentait en revanche son inclinationpour leplus jeune se renforcerde jour en jour.Blond, les yeux clairs, lesmoustaches roussâtres, et avec ce nom germano-albanais deKurt, celui-cipassaitpourlarosesauvageduclandesQuprili.Àladifférencedesesfrères,ilnes'étaitjamaisfixéàquelqueposteimportant ; ils'était toujoursadonnéàdesoccupationsbizarresqu'ilnetardaitd'ailleursjamaisàdélaisser:seconsacranttantôtàl'océanographie,tantôtàl'architecture,etcesdernierstempsàla musique. Célibataire endurci, il montait à cheval en compagnie du fils du consul d'Autriche etentretenait, disait-on, une correspondance sentimentale avec plusieurs dames mystérieuses ; bref, ilmenaitunevieaussiagréablequevaine,auxantipodesdecelledesesfrères.Mark-Alemauraitrêvédel'imiter,maisils'ensentaitbienincapable.Àprésentparfaitementrasséréné,toutenécoutantdevisersesdeuxoncles,ilrevoyaitmentalement,garéedevantchezlui,lavoiturequilesavaitamenésjusqu'ici,cettevoiturequi,chaquefoisqu'elleluiapparaissait,luiinspiraitunejoiemêléedecrainte,carc'étaittoujoursellequiavaitapportélesbonnescommelesplusmauvaisesnouvelles. LePalais,ainsique lesgensde la familleappelaiententreeux la résidenceduplusprestigieuxdesQuprili,étaitdotédeplusieursvoitures,maistoutesidentiques,et,pourMark-Alem,ellesavaientfiniparn'enconstituerqu'uneseule:lavoiture,touràtourfasteounéfaste,avecceQsculptédansleboisdesportières,quiacheminaitdelamaisonmèreauxautresdemeuresdelagrandefamilletantôtdesarcs-en-ciel, tantôt de sombres nuées. Plus d'une fois il avait été question de remplacer la lettreQ par unK,conformément à l'orthographe officielle de l'ottoman – Köprülü –, mais la famille s'y était toujoursrefusée et elle avait conservé la lettre Q, de même que toutes les autres lettres de son patronymeappartenantàl'alphabetalbanais. –Alors,tuesentréauTabirSarrail?lançaàMark-Aleml'aînédesesoncles,quiavaitenfinterminésondiscours.Tut'esfinalementdécidé? –Nousenavonsdécidétousensemble,ditlamère. –Vousavezbien fait, fit l'oncle.C'estune fonctionestimée,unesituation importante.Mesmeilleursvœuxdesuccès! –InchAllah,merci!conclutlamère. Lesdeuxcousinssemêlèrentà laconversation.En lesécoutantparler,Mark-Alemseremémora lesinterminables discussions auxquelles avait donné lieu son futur emploi avant que le choix ne se fûtfinalementporté sur leTabir.Quiconqueeûtentendu leursconversationsdudehorsen fût restébouchebée :pouvait-onparlerd'un tonsipréoccupéde la recherched'unemploipourun rejetondesQuprili,cette illustre famille dont les hommes avaient conduit les troupes impériales jusque sous lesmurs deVienne;cettefamillequi,aujourd'huiencore,malgrésonrelatifeffacement,demeuraitl'undespiliersdel'Empire, lapremièreàavoir lancé l'idéede la reconstructiondugrandÉtat sous la formedesE.U.O.(États-Unisottomans),laseulefamille,avecladynastieimpériale,àfigurerdansleLarousse,etcelaàlalettreK,aveclanoticesuivante:KÖPRÜLÜ:grandefamillealbanaisedontcinqmembresfurent,de1666à1710,grandsvizirsdel'Empireottoman,familleàlaportedelaquelle,enfin,venaientfrappertimidement leshautsfonctionnairesde l'Étatpoursolliciterprotection,avancement, intercessionenvued'unegrâce...? Voilàquipouvaitàpremièrevueparaîtreétonnant,voirequasiincroyable,mais,auxyeuxdeceuxquiconnaissaientplusàfondl'histoiredesQuprili,iln'yavaitpaslàmatièreàs'étonner.Ilyavaitprèsdequatrecentsansque,danslagloireinsignequil'entourait,cettegrandefamillesemblaitégalementvouée

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à unmalheur incessant, et il ne pourrait en aller autrement qu'avec sa disparition.On n'imaginait paslignée plus gâtée par le sort, mais aussitôt tronçonnée. Aussi éclatante que ténébreuse, sa chroniquecomptaitautantdehautsdignitaires,ministres,gouverneurs,premiersministres,quedecondamnésà laprisonouàlamort,dedécapitésoudedisparus.«NousautresQuprili,disaitsuruntonmi-plaisantlebenjamindestroisoncles,Kurt,noussommesunpeucommecesgensquitravaillentlaterreaupiedduVésuve.Toutcommeeux,quiviventàl'ombreduvolcan,sontrecouvertsdecendresquandcelui-cientreenéruptionets'embrase,ainsisommes-nouspériodiquementfrappésparleSouverainàl'ombreduquelnous vivons. Et de même que ces gens-là, en dépit de tous les malheurs que le volcan leur infligerégulièrement, n'en reprennent pasmoins, dès qu'il s'est apaisé, le cours de leur existence, là, sur cesterresfertilesautantquedangereusesquis'étendentàsespieds,demême,malgrétouslescoupsquenousporteleSouverain,nousrestonsàsonombreetleservonsavecfidélité.» Depuissonenfance,Mark-Alemsesouvenaitdesalléesetvenuesdesdomestiques,avantl'aube,dansleurgrandemaison,deschuchotementsdanslescouloirs,desestantesqui,lamineépouvantée,venaientfrapperàlagrand-porte,ilserappelaitcesjournéesentièresémailléesdesombresnouvelles,d'attentes,d'angoisses,jusqu'àcequerevîntl'apaisementavecleslarmesplacidesverséessurlecondamnédanssoncachot,puislaviereprenaitsoncourscommeavant,dansl'attented'unenouvellephasedesplendeuroude quelque nouveau malheur. De fait, disait-on, dans la famille des Quprili, ou bien les hommesaccédaientauxplushautes fonctions,oubien ils sombraientdans ladisgrâce ;poureux,pasdedemi-mesures. «Heureusementquetoi,aumoins,tuneportespaslenomdesQuprili»,luidisaitsamèredetempsàautre,sanstropcroireelle-mêmeàsesparolesderéconfort.C'étaitsonuniqueenfantet,aprèslamortdesonmari,laseulepréoccupationdetoutesonexistenceavaitétédeprotégersonfilscontrelamauvaisepartdudestindesQuprili.Cesouciavaitajoutéàsonintelligence,àsonautoritéet,étonnamment,àsabeauté.Longtemps,danssonfor intérieur,elleavaitdécidédetenirMark-Alemàl'écartdelacarrièreadministrative.Mais,dujouroùileutgrandietterminésesétudes,sadécisionparutdemoinsenmoinsjustifiée.DanslafamilledesQuprili,iln'yavaitpasdedésœuvrés;bongrémalgré,ilfallaitluitrouverunemploi.Unposteoùlespossibilitésdefairecarrièrefussentlesplusgrandes,etcellesd'êtrejetéenprison les plus réduites possible. On en avait longuement discuté en famille : on avait songé à ladiplomatie,àl'armée,àlacour,àlabanque,àl'administration,onavaitsoupesélesbonsetlesmauvaiscôtésdechaquefonction,leschancesdepromotionoudedestitution,onavaitépluchéchaqueposte;onavaitrejetécelui-ci,quisemblaitpeuindiqué,voiredangereux,pourenchoisirunautre;puis,pourlesmêmes motifs, on avait également renoncé à celui-là, et pensé à un troisième qui, à première vue,semblait différer des deux premiers, mais dont on avait fini par conclure, après examen un peu plusapprofondi,que,sûrenapparence,ilétaitenfaitplusdangereuxquelesautres;àlasuitedequoionenétaitrevenuaupremier,àceluidontonavaitditaudébut:«ÔmonDieu,n'importeoù,maissurtoutpaslà!»–etonavaitcontinuéainsi,jusqu'àcequesamère,excédéepartoutescestergiversations,eûtfinipardire:«Iln'aqu'àalleroùilveut,onnepeutéchapperàcequiestécrit!» Là-dessus,aumomentoùilss'apprêtaientàlaisserMark-Alemchoisirlui-même,sonsecondoncle,leVizir,quijusqu'alorsnes'étaitguèremêléàladiscussion,avaitfinalementexprimésonavis.Debutenblanc, ce qu'il proposait parut une idée si saugrenue qu'elle semblait devoir être accueillie avec lesourire,mais, sur le visage de chacun, tout sourire eut tôt fait de s'évanouir pour laisser place à uneexpressiond'ahurissement.LePalaisdesrêves?Commentça?Pourquoidonc?Puis,peuàpeu,àmieuxyréfléchir,l'idéeleuravaitsemblécoulerdesource.Aufond,pourquoipasauTabirSarrail?Quelmalyavait-il à travailler là-bas ? Non seulement il n'y avait aucun mal, mais c'était au contraire un bienmeilleur emploi que la plupart des autres, tous truffés de pièges. Mais celui-ci ne recelait-il aucun

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danger ? Si, bien sûr, mais c'étaient de toute façon des dangers de rêve, dans un monde de rêves,comprends-tu,cemondeoùlesAncienssouhaitaientêtre transportésquand,se trouvantendétresse, ilsdisaient:ÔmonDieu,faisensortequecenesoitqu'unsonge! Voilàcommentleschosess'étaientpassées.Peuàpeu,l'idéeduministres'enracinadansl'espritdelamère.Commentn'yavaient-ilpaspenséplustôt?sedisait-elle.LeTabirluisemblaitlaseuleinstitutioncapabled'assurerlesalutdesonfils.Outrequecetorganismeoffraitdespossibilitésillimitéesdefairecarrière,l'avantageessentielqu'elleytrouvaitrésidaitdanssoncaractèrevagueetbrumeux.Danscetteadministration, la réalitésedédoublait,onaccédait trèsviteaudomainede l'irréel,etcebrouillard luisemblait précisément l'élément susceptible de servir demeilleur refuge à son fils quand viendraient àéclaterlesorages. Lesautresaussiserallièrentàsonavis.Ausurplus,sedisaient-ils,sileViziryavaitsongé,cen'étaitpaspour rien.Cesderniers temps, leTabirSarrail jouaitun rôleaccrudans lesaffairesde l'État.LesQuprili,naturellementenclinsàregarderlesvieillesinstitutionstraditionnellesavecunecertaineironie,avaient quelque peu sous-estimé le Palais des rêves. Des années auparavant, c'étaient même eux,affirmait-on,qui,sansréussirpourautantà lefairefermer,enavaientrabaissénotablement lepouvoir.Mais,pourl'heure,leSouverainl'avaitrétablidanstoutesonautoritéd'antan. Mark-Alemavait appris tout celaprogressivement, au fil des longsdébats auxquels se livraient sesprochessurl'emploiquiluiconviendraitlemieux.Naturellement,quandondisaitquelesQupriliavaientunpeusous-estiméleTabir,celanesignifiaitnullementqu'iln'yavaitpasleursgensàeux.S'ilss'étaientmontrés assez légers pour le négliger tout à fait, ils auraient depuis longtemps cessé d'être ce qu'ilsétaient. Mais, apparemment absorbés par d'autres rouages de l'État, et surtout confiants qu'ilsparviendraientdenouveauàneutraliserl'espritdecetteinstitutionmolle,commeilslasurnommaientenplaisantant entre eux, ils avaient relâché leur attention vis-à-vis d'elle. Et c'était, semble-t-il, cettenégligence qu'ils s'efforçaient à présent de réparer. Il y avait certes leurs gens, et par dizaines,mais,malgrétout,onnepeutcomptersureuxcommesurdespersonnesdesonsang,avaitditleViziràsasœur.Il était visiblement nerveux, et elle avait eu le sentiment que cette affaire le préoccupait plus qu'il nevoulaitbienlemontrer.Ilavaitsûrementàl'espritquelquechosedeplusquecequ'illuiavaitdéclaré. Cetentretienavait eu lieudeux joursavantqueMark-AlemneseprésentâtauTabirSarrail.Duranttoutecettepériode,sonnometceluiduPalaisdesrêvesn'avaientcesséd'êtreindissociablementmêlés.Àprésentencore,onlesaccouplaitetc'estlaraisonpourlaquellecetteconversationl'agaçait.Ilespéraitbienqu'ilsallaientchangerdesujetenpassantàtable.Parbonheur,ilsn'attendirentpasmêmecetinstant-là.Enfait,oncontinuadeparlerduTabirSarrail,maissanspluslerattacheràlui,etiln'enfutqueplusattentifàcequisedisait. –Detoutefaçon,onpeutaffirmeraujourd'huiqueleTabirSarrailapleinementrecouvrésonautoritédejadis,fitl'undesoncles. –Pourmapart,bienquejesoisunQuprili,jamaisjen'aipenséquesonautoritépuisseêtreaisémentébranlée,observaKurt.Cen'estpasseulementunedesplusvieillesinstitutionsdel'État,c'enestaussi,àmonavis,endépitdesonappellationséduisante,unedesplusredoutables. –Cen'estpaslaseule,ilenestd'autres,objectauncousin. Kurtsourit.

–Oui,maislaterreurenellesestmanifeste,lapeurqu'ellesinspirentsevoitdeloincommeunefumée

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noire,alorsquepourleTabirSarrail,ilenvatoutautrement. –Etpourquoi,selontoi,lePalaisdesrêvesest-ilsiredoutable?intervintlamèredeMark-Alem. – Il ne l'est pas au sens où tu pourrais l'entendre, ditKurt en regardant à la dérobée son neveu. Jepensaisàuntoutautreaspect.Àmonavis,de tous lesmécanismesdel'État, lePalaisdesrêvesest leplusétrangeràlavolontédeshommes.Vouscomprenezcequejeveuxdire?C'estleplusimpersonneldetous,leplusaveugle,leplusfatal,donc,parlàmême,leplusétatiquequisoit. –Ehbienmoi,j'ailesentimentqueluiaussi,d'unecertainemanière,peutêtretenuenmains,lançalesecondcousin. Celui-ciétaitchauve,avecdesyeuxoùl'intelligencesemanifestaitd'unemanièrebienparticulière:àdemiéteints,oneûtditqu'ilsétaientprécisémentconsumésparcetteintelligencedontlui-mêmesemblaitvolontiersdisposéàcéderunepartie. – Pour moi, reprit Kurt, c'est le seul organe de notre État par lequel la part de ténèbres dans laconsciencedesessujetsentredirectementencontactaveclui.(Ilscrutatouràtourchacundesprésentscommepourserendrecomptedel'effetproduitparsesparoles.)Certes,poursuivit-il,lesmultitudesnegouvernentpas,maisellessontainsidotéesd'unmécanismeàtraverslequelellesinfluentsurtouteslesaffaires,lesvicissitudesetlescrimesdel'État,etcerouagen'estautrequeleTabirSarrail. –Tuveuxdire,s'enquitlecousin,qu'ellesontunecertaineresponsabilitéglobaledanstoutcequiseproduit,etqu'ellespourraientenéprouveruncertainsentimentdeculpabilité? –Oui,réponditKurt,ajoutantd'unevoixplusferme:d'unecertainefaçon,oui. L'autre sourit,mais, comme ses yeux étaient à demi fermés, on n'aperçut qu'un bout de son sourire,commeunraidelumièreaubasd'uneporte. –Malgrétout,pourmoi,c'estl'institutionlaplusabsurdedetoutl'Empire,dit-il. –Elleseraitabsurdedansunmondelogique,fitKurt.Dansnotremondetelqu'ilest,enrevanche,jelatrouveparfaitementnormale! Le cousin se mit à rire à gorge déployée, mais, voyant le gouverneur se rembrunir, il étouffaprogressivementsonrire. –Onentendpourtantmurmurerunpeupartoutqueleschosessontplusprofondesquecela,lançal'autrecousin.Rienn'estjamaisaussilimpidequ'ilyparaît.Parexemple,quipeutsavoiraujourd'huicequ'ilenétaitréellementdel'OracledeDelphes?Sesarchivesontétéperduesou,pourêtreplusexact,onlesafaitdisparaître.EtlanominationdeMark-Alemn'apasétéelle-mêmeaussisimple... Trèsattentive,lamèredeMark-Alems'efforçaitdenepasperdreunmotdecequisedisait. –Vousferiezmieuxdeparlerd'autrechose,intervintalorslegouverneur. Ma nomination n'a pas été aussi simple..., se répéta Mark-Alem et, par bribes, défilèrent dans samémoirecertainesscènesdecettepremièrematinéeoùils'étaitrenduauTabircommel'êtreleplusperduquifûtaumonde,mêléesauxdernièresheuressifastidieusesdesajournéedetravailàlaSélection.Direqu'ilpensesansdoutequejesuisentréauTabirpourenfairelaconquête!sedit-ilenriantamèrementau-dedansdelui-même. –Allons,neparlonsplusdetoutcela!lançadenouveaul'aînédesoncles.

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Surcesentrefaites,Lokevintannoncerqueledînerétaitserviettousselevèrentpourgagnerlasalleàmanger. Àtable,l'épousedugouverneursemitàparlerdesusetcoutumesdelaprovincequ'administraitsonmari,maisKurt,sanstropderespect,lacoupa: –J'aiinvitédesrhapsodesd'Albanie,dit-il. –Comment?firentdeuxoutroisvoix. Manifestement,cecomment?voulaitdire:D'oùt'estvenueuneidéepareille?Pourquoiça?Qu'est-cequecettenouvellelubie? – Je m'entretenais avant-hier avec le consul d'Autriche, reprit-il, et savez-vous ce qu'il m'a dit ?Vousautres,lesQuprili,vousêtesaujourd'huilaseulefamilled'illustrelignéeenEuropeetprobablementaumondeàlaquellesoitconsacréeunechansondegeste. –Ah,fitl'undesoncles,jecomprends! –Selonlui,lagestequinousestdédiées'apparenteauxNibelungenet ilamêmeprécisé:«Si l'onchantaitencoreaujourd'huiàproposd'unefamillefrançaiseouallemandelecentièmedecequ'onchantesurvousdanslesBalkans,elleleclaironneraitcommesonplushauttitredegloire.Alorsquevous,lesQuprili,c'estàpeinesivousyprêtezattention!...»Voilàcequ'ilm'adit. –C'estclair,repritl'undesoncles.Seulement,ilyaunechosequejenecomprendspas:tuasparléderhapsodesalbanais,n'est-cepas?S'ils'agitdelagestequenousconnaissonstous,queviennentfaireicidesrhapsodesalbanais? KurtQuprilileregardadroitdanslesyeux,maisneluiréponditpas.Ladiscussionsurlagestedelafamille était aussi ancienne chez les Quprili que les antiques vaisselles précieuses, présents dessouverains,quechaquegénérationrecueillaitpieusementdelaprécédentepourlatransmettreàsontouràlagénérationsuivante.Mark-Alemavaitentenduparlerdecettegestedepuissatendreenfance.Audébut,il avait imaginé l'epos (on l'appelait également ainsi) comme quelque chose de long, créatureintermédiaireentrel'hydreetleserpent,vivantauloindansquelquemontagneenneigéeetdontlecorps,commeceluidesmonstresfabuleux,renfermaitlesortdesafamille.Mais,engrandissant,ilavaitpeuàpeu compris – encore que de manière confuse – ce qu'était au juste cette geste. En fait, Mark-Alems'expliquaitmalcommentlesQuprilipouvaientvivreettenirlehautdupavédanslacapitaleimpérialealorsqu'auloin,àl'intérieurdesétrangesBalkans,danslaprovincenomméeBosnie,onchantaitunegesteàeuxconsacrée.Etsonespritavaitencoreplusdemalàconcevoirquecettegeste fûtchantéenonpasdanslepaysnataldesQuprili,enAlbanie,maisenBosnie,et,desurcroît,qu'ellen'existâtpasdansleurlanguematernelle, l'albanais,mais en serbe.Une fois l'an, aucoursdumoisde ramadan,venaientdesrhapsodes de Bosnie. Plusieurs jours durant, ils étaient hébergés chez les Quprili pour chanter leurslongues chansons de geste en s'accompagnant d'un instrument demusique qui émettait un son plaintif.C'était là une coutume perpétuée depuis des centaines d'années et que les nouvelles générations deQuprilin'avaientosénirejeternimêmemodifier.Réunisdanslagrandechambred'hôtes,ilsécoutaientlavoixtraînantedesrhapsodesslavesdontilsnecomprenaientpasuntraîtremot,hormislenomdeQupriliqu'ilsprononçaientTchuprili.Puislesrhapsodesrecevaientleurrémunérationcoutumièreets'enallaient,laissant derrière eux une sensation de vide, d'énigme non résolue, suscitant pendant plusieurs joursd'affilée, chez les maîtres de céans, des soupirs immotivés pareils à ceux qu'engendre une brusquevariationdutemps.

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LebruitcouraitpourtantqueleSouverainjalousaitlesQupriliprécisémentàcausedecettegeste.Desdizainesdedivansetdepoésiesavaientétécomposésàsagloireparlespoètesofficiels,maisnulleparton ne lui avait consacré un epos semblable à celui inspiré par lesQuprili.On disaitmême que cettejalousie était justement l'une des causes des foudres dont le Souverain frappait périodiquement lesQuprili.«Maispourquoin'offririons-nouspascettegesteauSultanpouréchapperunebonnefoisàtouscesmalheurs?avaitsuggéréunjourlepetitMark-Alemaprèsavoirentendusoupirerlesadultes.–Tais-toi ! lui avait répondu sa mère. La geste n'est pas quelque chose dont on puisse faire cadeau, tucomprends,c'estcommelesalliancesou lesbijouxdefamille,unedeceschosesqu'onnepeutdonner,quandbienmêmeonlevoudrait.»

–Ilm'adit :«Celas'apparenteauxNibelungen», repritKurtd'unairsongeur.Ces jours-ci, jen'aicessédemereposerlaquestionquifutsisouventformuléedansnotremaison.PourquoilesSlavesont-ilscomposéunegesteennotrehonneur,alorsquenoscompatriotesalbanais,dansleurépopée,setaisentànotresujet? –Riendeplussimple,ditl'undescousins.S'ilssetaisent,c'estparcequ'ilsontattenduquelquechosedenousetqu'ilsontétédéçusdansleurattente. –Alors,selontoi,ceseraitplutôtpardépit? –Tupeuxl'entendrecommetuvoudras. –Moi, jemel'expliquefortbien, intervint l'autrecousin.C'estuntrèsancienmalentenduentrenotrefamilleet lesAlbanais.Ilsontdumalàsefaireauxdimensionsimpérialesdenotrefamille,ouplutôt,c'est quelque chose qui ne leur paraît pas essentiel. Ils ne font guère cas de ce qu'ont accompli etcontinuentd'accomplirlesQuprilipourl'ensembledel'Empiredontl'Albanien'estqu'unepetitepartie.Cequilesintéresse,c'estseulementcequenousavonsfaitpourcettepetitepartie-là,pourl'Albanie.Ilsonttoujoursattenduquenousfassionsquelquechosedeparticulierpoureux. Ilouvritlesbrascommepourdire:Voilàcequ'ilenest.

–Certains,reprit-iljugentl'Albanievouéeaumalheur;d'autres,aucontraire,pensentqu'elleestnéesousunebonneétoile.Moi,jepensequesondestindépassecettealternative.Elleressembleparquelquecôtéànotrefamille.ElleavufondresurelleetlesfaveursetlesrigueursduSultan. –Etqu'est-cequi,desfaveursoudesrigueurs,apeséd'unplusgrandpoids?demandaKurt. –Difficile àdire, répondit le cousin. Jen'oubliepasune réflexionquem'a faiteun jourun Juif : «QuandlesTurcsseruaientsurvousenbrandissantleurslancesetleurssabres,vousautresAlbanaisavezpenséàjustetitrequ'ilsvenaientvousconquérir,alorsqu'enfaitilsvousapportaientenprésenttoutunEmpire!» –Ha!ha!s'esclaffaKurt. Lesyeuxéteintsducousinsemblèrentémettreunultimebrasillement. –Mais, comme tout cadeau d'un insensé, précisa l'autre, il fut remis avec violence, et même dansl'effusiondesang. –Ha!ha!ritKurt,plusfortcettefois. –Pourquoiris-tu?intervintsonfrèreaîné,legouverneur.LeJuifavaitparfaitementraison.LesTurcs

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ontpartagélepouvoiravecnous,etcela,tulesaisaussibienquemoi. –Naturellement,fitKurt,lescinqpremiersministresappartenantànotrefamillesuffiraientàeuxseulsàentémoigner. –Çan'aétélàqu'undébut,ditlefrèreaîné.Aprèseuxsontvenusdescentainesdehautsfonctionnaires. –Cen'estpaspourcelaquej'airi,fitKurt. –Tuestropgâté,luilançal'autred'unairgrognon. –Peut-êtrevas-tuaussimetraiterdemal-pensant?fitKurt.C'estunenouvelleexpression,deplusenplusemployéecestemps-ci. L'aînésecoualatêtecommes'ilseparlaitàlui-même: –Faisattention,frérot.Jenet'endispasplus. Unelueurs'allumaaufonddesyeuxdeKurt. –LesTurcs,repritlecousinencherchantàretenirl'attentiondel'assistance,nousontapporté,ànousautresAlbanais,cequinousmanquait:lesgrandsespaces. – Mais aussi de bien grandes complications, dit Kurt. La vie d'un seul individu est déjà assezembrouilléelorsqu'ellesetrouveengagéedanslesmécanismesdupouvoir;quedirealorsdudramedetoutunpeupleprisdansdetelsrouages! –Queveux-tudireparlà? –Nevenez-vouspasderappelerque lesTurcsontpartagé lepouvoiravecnous?Maispartager lepouvoir, ce n'est pas prendre sa part des épaulettes et des tapis. Je dirais que ça ne vient qu'après.Partagerlepouvoir,celaveutdireavanttoutpartagerlescrimes! –Kurt,onnepeutpasparlercommeça! –Detoutefaçon,cesontlesTurcsquinousontdonnénosvéritablesdimensions,enchaînalecousin.Etnouslesenavonsmaudits. –Non,pasnous.Eux!intervintlegouverneur. –Oui,pardon:eux,lesAlbanaisdelà-bas. Ils'installaunsilencetenduaumilieuduquelLokeapportadesplateauxremplisdegâteaux. – Ils conquerront un jour leur vraie indépendance,mais ils perdront toutes ces vastes possibilités,reprit le cousin. Ils perdront cet espace immense où ils pouvaient voler comme le vent, ils serenfermeront sur leur territoire étroit, leurs ailes seront entravées dans leurs mouvements et ils irontbattred'unemontagneà l'autrecommecesoiseauxquinepeuventsuffisammentprendre leuressor ; ilss'étioleront,seramollirontetsedirontenfindecompte:Qu'avons-nousgagnéàcela?Alorsilslèverontlesyeuxenquêtedecequ'ilsontperdu,maispourront-ilsjamaisleretrouver? L'épousedugouverneurinspiraprofondément.Nuln'avaittouchéauxgâteaux. –N'empêchequepourlemoment,ilsfontsilencesurnous,objectaKurt. –Unjour,ilsnouscomprendront,fitlefrèreaîné.

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–Nousaussi,nousdevonslesécouter. –Maiss'ilssetaisent,commetuviensdelerappeler? –Écoutonsleursilence,ditKurt. Legouverneurs'esclaffabruyamment. –Tu es resté un excentrique, fit-il entre deux éclats de rire. Je te l'ai dit : la vie de la capitale t'abeaucouptropgâté.Uneannéedeservicedansquelquelointaineprovinceneteferaitpasdemal. –Dieunousengarde!s'exclamaentresesdentslamèredeMark-Alem. Leriredugouverneuravaitdissipélalégèretensionquis'étaitinstalléequelquesinstantsauparavantautourdelatable,ettousallongèrentleursfourchettesverslesplateauxdegâteaux. – Si j'ai invité ces rhapsodes albanais, expliqua Kurt, c'est que j'ai souhaité entendre l'épopéealbanaise. Le consul d'Autriche, qui en a lu des passages,m'a dit qu'il trouvait les gestes albanaisesbeaucoupplusbellesquelesbosniaques. –Vraiment? –Oui,ditKurt.(Sesyeuxclignèrent,commeaveuglésparlaréverbérationdusoleilsurlaneige.)S'ytrouventévoquésdespoursuitesàtraversmonts,descombatssinguliers,desraptsdefemmesetdejeunesfilles, des cortèges nuptiaux s'acheminant vers des noces pleines de dangers, des kroushk cloués surplace,pétrifiésd'avoircommisquelqueerreurencoursdemarche,deschevauxivresdevin,despreuxlâchementaveugléssurleursmontureségalementaveuglescavalcadantàtraversdesmontsquiretiennentleur souffle, des chouettes annonciatrices dumalheur, des coups frappés la nuit aux portes d'étrangesmanoirs,unmacabredéfiàsebattreenduellancéàunmortparunvivantquitourneautourdesatombeavecunemeutededeuxcentschiens,lesgémissementsdumortquineparvientpasàseleverdesatombepoursemesureravec son ennemi, hommes et dieuxmélangés qui se querellent, se frappent, semariententreeux,hurlements,combats,horriblesmalédictions,et,planantsurtoutcela,unsoleilfroidquiéclairemaisnechauffepas. Mark-Alemécoutait,commeenvoûté.Unenostalgieinconnue,ouplutôtétrangère,pourcettelointaineneiged'hiverquesespasn'avaientjamaisfoulée,l'envahittoutentier. –C'estcela,l'épopéealbanaisedontnoussommesabsents,ditKurt. –Sielleestvraimenttellequetuviensdenousladécrire,onimaginemal,eneffet,quenousysoyonsévoquésquelquepart,remarqual'undescousins.Elles'apparenteraitplutôtàunefièvretragique! –Alorsquenousfiguronsdansl'épopéeslave...,fitobserverKurt. –Celanesuffit-ilpas? répliqua lecousinauregardéteint.Tuas toi-mêmeditquenoussommes laseulefamilleenEuropeetpeut-êtremêmeaumondeàêtrecélébréeparunpeupledansunechansondegeste.Celaneteparaît-ilpasassez?Tuvoudraispeut-êtrequenouslesoyonspardeuxpeuples? –Tumedemandessicelanemesuffitpas,fitKurt,etmoijeteréponds:Non! Lesdeuxcousinshochèrentlatêteavecindulgence.Sonfrèreaînésouritluiaussi. –Toujoursaussioriginal,observa-t-il;tunechangespas! Kurtfitceluiquin'avaitpasentendu.

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–Quandlesrhapsodesarriveront,jevousinvitetousàlesentendre,dit-il.Ilschanteront,entreautres,lavieilleBalladedupontauxtroisarches,dontdérivelenomdenotrefamille... Mark-Alemécoutait, bouche bée.Quelques années auparavant, un de leurs cousins,AlexUra, avaitexpliquéquelenomdeKuprilin'étaitriend'autrequelatraductiondumotUra,lepont,venantlui-mêmed'un vieux pont à trois arches de l'Albanie centrale édifié à l'époque où les Albanais étaient encorechrétiens,etdanslesfondationsduquelavaitétéemmuréunhomme.D'aprèscecousin,undeleursaïeuxprénomméGjon, qui avait travaillé commemaçon sur ce pont, avait hérité après son achèvement, enmêmetempsquedessouvenirsdumeurtre,dunomdeUra. –Ilschanterontcettefameuseballade,poursuivitKurt,mais,cettefois,danssaversionalbanaise.Jen'enaiencorerienditauVizir,maisjenepensepasqu'iltrouveàobjecteràcequenousleshébergions.Ils auront fait une longue route, sans compter l'embarras de devoir dissimuler leurs instruments demusique.Maisçavautlapeine... Kurt continuait à disserter d'un ton passionné. Il évoqua de nouveau le rapport existant entre leurfamille, ici, et l'épopée balkanique, là-bas, de même que les relations entre l'administration et l'art,l'éphémèreetl'éternel,lachairetl'esprit... –Quoiqu'ilensoit,parles-entantquetuvoudrasentrecesquatremurs,maisgarde-toidelefairenullepartailleurs,luirecommandasonfrèreaînédontlevisages'étaitassombri. Autourdelatableretombacesilencemauvaisquifaisaitpeuràtoutlemonde. Pourdétendrel'atmosphère,legouverneurs'adressaàMark-Alemd'untonenjoué: –Dis-moi,monneveu:depuisquelquetemps,jenet'entendsjamaisplustemêleràlaconversation.Apparemment,tut'esplongédelatêteauxpiedsdanslemondedesrêves! Mark-Alemsesentitànouveaurougir.Voilàquel'attentiondetousseconcentraitànouveausurlui. – Tu travailles à la Sélection, n'est-ce pas ? reprit son oncle. Le Vizir m'a demandé hier de tesnouvelles.LavéritablecarrièreauPalaisdes rêves,m'a-t-ildit, commenceà l'Interprétation, car c'estseulementlàques'accomplituntravailvraimentcréatifetquepeuventbrillerlescapacitéspersonnellesdechacun.N'est-cepastonavis? Mark-Alemhaussalesépaulescommepoursignifierquecen'étaitpasluiquiavaitchoisilesecteuroùil devait travailler.Mais, dans le regard de l'aîné de ses oncles, il lui sembla discerner comme unesecrètelueur. Bienquelegouverneureûtpromptementbaissélesyeuxsursonassiette,cettelueurinsoliten'avaitpasdavantage échappé à sa propre sœur. C'est avec une attention inquiète qu'elle se remit à suivre ladiscussionsurleTabirSarrailàlaquelletous,saufsonfils,participaientàprésent. Oui,saufMark-AlemquisetrouvaitpourtantàprésentaucœurmêmeduTabir...L'espritdesamèretravaillait, comme en proie à quelque fièvre.Aurait-elle si longtemps veillé sur son fils pour le jeterfinalementdansunecageauxfauvesqui,endépitdesaséduisantedénomination,n'étaitenréalitéqu'unmécanismeaveugle,fatal,cruel,ainsiqu'ilsvenaienttousdelequalifier? Ducoindel'œil,ellecontemplaitlevisageémaciédesonfils.CommentsonMark-Alems'orienterait-ildanscechaosderêves,danscesbrumeuxfloconsdesommeil,danscescauchemarsauxconfinsdelamort?Commentl'avait-ellelaissépénétrerdansunpareilenfer?

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Autourde lui, laconversationsur leTabirSarrail seprolongeait,mais il se sentait trop laspour lasuivre.Kurtetl'undesescousinsdiscutaientsurlefaitdesavoirsileregaindepouvoirduPalaisdesrêves était un indice de la crise actuelle du super-État ottomanou simplement unhasard, tandis que legouverneurs'évertuaitàrépéter:«Allons,allons,parlonsd'autrechose...» Finalement,lesvisiteursselevèrentpourallerprendrelecaféausalon.Ilsnerepartirentqu'asseztard,versminuit.Mark-Alemgagnaàpaslentssachambreaupremierétage.Iln'avaitnulleenviededormir,mais il ne s'en inquiétait guère. On l'avait informé que, les deux premières semaines, les employésnouvellementaffectésauTabirSarrailsouffraientgénéralementd'insomnie,maisqu'ilsnetardaientpasàretrouverensuitelesommeil. Ils'étenditsursonlitetrestaunlongmomentlesyeuxouverts.Ilavaitl'esprittrèsserein.C'étaituneinsomnieexemptedesouffrances,régulièreetfroide.Etcetteinsomnien'étaitpaslaseulechoseàavoirchangé en lui. Tout, dans son être, paraissait avoir subi une transformation. La grande horloge ducarrefoursonnadeuxheures.Ilseditqueverstroisheures,troisheuresetdemieauplustard,ilfiniraitbienpars'endormir.Mais,mêmesilesommeillevisitait,dansqueldossierallait-ilchoisirsesrêvesdecettenuit-là? Cefutsadernièrepenséeavantdes'assoupirprofondément.

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III

L'INTERPRÉTATIONBienplustôtqu'ilnes'yattendait,avantmêmequeleprintempsn'eûtdonnélemoindresignedeson

approche(ils'étaitditqu'ilpasseraitpourlemoinsceprintemps-làetmêmel'étésuivantàlaSélection),bien avant donc que la nouvelle saison ne se fût fait sentir, Mark-Alem fut muté au secteur del'Interprétation. Un jour, avant la sonnerie marquant la pause du matin, on l'avisa de se présenter à la Directiongénérale. –C'estàquelsujet?s'enquit-ilauprèsdumessager,mais,ayantcrudéceleruneombred'ironieauxcommissuresdeseslèvres,ils'enrepentitsurl'instant. Detouteévidence,auTabirSarrail,onneposaitjamaiscegenredequestions. En parcourant le couloir, toutes sortes de doutes et de suppositions s'emmêlaient dans son esprit.Aurait-il commisquelque fautedans son travail ?Quelqu'unne se serait-il pas arrachédu fin fonddel'Empirepourvenir12apperàtouteslesportes,allerdebureauenbureau,devizirenvizir,etréclamersonrêveinjustementjetédanslacorbeilleàpapiers?Iltentadeserappelerlesrêvesqu'ilavaitécartéscesderniers joursnon sansune certainehésitation,mais il ne se souvenait d'aucund'eux.Peut-êtrenes'agissait-ilpasdecela.Peut-êtrel'appelait-onpourtoutautrechose.Dureste,ilenétaitpresquetoujoursainsi:quandonvousconvoquait,c'étaitpresquetoujourspourunmotifquevousn'auriezjamaisimaginé.Divulgationdesecret?Maisiln'avaitrencontréaucundesescamaradesdepuissanomination.Toutendemandantsoncheminaufildescouloirs, ileutdeplusenplus l'impressiond'avoirdéjàarpentécetteaileduPalais.Ilseditqu'ilavaitpeut-êtrecetteimpressiondufaitquetouslescouloirsdubâtimentseressemblaientcommedeuxgouttesd'eau,maisquandilseretrouvafinalementdanslapièceaubraserooù,derrièreunetableenbois,setenaitl'hommeauvisageoblong,auregardbraquéenpermanencesurlaporte,ileutlaconfirmationquec'étaitbeletbienauxbureauxdelaDirectiongénéralequ'ilavaitfrappéle tout premier jour de son arrivée au Tabir Sarrail. Absorbé dans son travail, il en avait oubliétotalement l'existence, et même à présent, il ignorait quelle était la fonction, au Palais des rêves, del'hommeauvisageoblongqui l'avait reçuce jour-là.Était-ce l'undesnombreuxsous-directeurs,ou ledirecteurgénéralenpersonne? Deboutdevantlui,commepétrifiéd'angoisse,Mark-Alemattendaitquel'autreluiadressâtlaparole.Mais les yeux du haut fonctionnaire continuaient de contempler la porte, à hauteur de la poignée, et,quoiquedésormais familiariséaveccettemaniedeson interlocuteur,Mark-Alem, l'espaced'un instant,crutqu'ilattendaitencorequelqu'unavantdeluiexposerlemotifpourlequelill'avaitfaitvenir.Maislefonctionnairefinitpardétachersesyeuxdelaporte. –Mark-Alem...,dit-ilàvoixtrèsbasse. Celui-cifutcouvertd'unesueurfroide.Ilnesavaitpasquellecontenanceprendre,s'ildevaitdireàvosordres,prononcerquelqueautreformulederespectoubienattendre,immobile,lasinistrenouvelle.Àcetinstant,ilétaitconvaincuden'avoirétéconvoquélàquepourquelquechosedefâcheux.

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–Mark-Alem...,répétal'autre.Commejetel'aiditlepremierjourdetonarrivéeici,tunousconviens.

ÔmonDieu!fitMark-Alemàpartsoi.Denouveau,ceboutdephraseétrangequ'ilavaitcruneplusdevoirentendre... –Tunousconviens,repritlehautfonctionnaire,etc'estpourquoi,àpartird'aujourd'hui,tuesmutéàl'Interprétation. Ilsentitsesoreillesbourdonner.Machinalement,sesyeuxseportèrentsurlebraseroplacéaumilieude la pièce, dont la braise àmoitié recouverte de cendres lui parut éclairée d'un sourire sardonique,commeenébauchentcertainsenfermantàdemilesyeux.C'étaitcettemêmebraisequi,lejourmémorabledesonarrivée,avaitconsumésalettrederecommandation,etquisemblaitàprésentretranchéedansunesorted'indifférence. –Tuasraisondenemanifesteraucunsignedesatisfaction,fitlavoixdel'autre. EtMark-Alems'interrogeaaussitôt:Commentsuis-jeentrainderéagir? Defait,iln'éprouvaitaucunejoie,etpourtantilsentaitbienqu'ilétaittenuderemercier,d'autantplusque,peuauparavant,ilétaitencoreaucombledel'anxiété.Ilouvritlabouchepourprononcerquelquesmots,maislavoixdufonctionnairel'interrompit: –Jetecomprends.Situn'exprimesaucunejoie,c'estquetuasbienconsciencedelaresponsabilitéquis'attache à tes nouvelles fonctions. L'Interprétation est qualifiée àjuste titre de centre névralgique duTabir.Lesrémunérationsysontplusélevées,maisletravailaussiyestplusdifficile(iltefaudrasouventfairedesheuressupplémentaires);enoutre,etc'estlàl'essentiel,laresponsabilitéyestpluslourde.Tudoisnéanmoinsapprécier la faveurqui t'est faite.N'oubliepasque lecheminvers lescimesduTabirSarrailpasseparl'Interprétation. Pourlapremièrefois,ilposasonregardsurMark-Alem,nonpointsursonvisage,maisàmi-hauteurdesoncorps,làoùauraitdûsetrouverlapoignéesisonvis-à-visavaitétéuneporte. «LecheminverslescimesduTabirpasseparl'Interprétation»,murmuraàpartsoiMark-Alemenserépétantlaphrasequ'ilvenaitd'entendre.Ils'apprêtaitàrépondrequ'iln'avaitpeut-êtrepaslescapacitésrequisespourcettefonctionsidélicatequ'estledéchiffrementdesrêves,maisl'autre,commes'ilavaitludanssespensées,ledevança: – L'interprétation des rêves au Tabir Sarrail est difficile, très difficile même. Rien à voir avecl'interprétationbanalequ'enfaitlebonpeuple:serpentégalemauvaisprésage,couronne,heureuxaugure,et autres clichésde cegenre.Riende communnonplus avec tous lesouvrages sur la clédes songes.L'Interprétation,auTabir,estd'unautreniveau,biensupérieuràtoutcela.Elleobéitàuneautrelogique,àd'autressymbolesoucombinaisonsdesymboles. Je suis d'autant moins capable d'un tel travail, fut tenté de dire Mark-Alem. Déjà effrayé à l'idéed'avoir affaire à des symboles traditionnels, s'il s'agissait de symboles tout à fait nouveaux, ce seraitencorebienpire!Ils'apprêtaitàouvrirenfinlabouche,maisl'autrel'interrompitaussitôt: –Tutedemandespeut-êtrecommenttuferaspourapprendrelesclésdudéchiffrement.Necrainsrien,monfils,tuapprendras,etmêmetrèsvite.C'estainsi,commetoi,avechésitationetsansgrandeconfianceeneux-mêmes,qu'ontcommencé leur travailceux-làmêmesqui,par lasuite, sontdevenus l'orgueildel'Interprétation.Deuxsemaines, trois toutauplus, tesuffirontpour t'enrendremaître.Ensuite (il lui fit

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signed'approcher, etMark-Alemavançad'unpas vers la table), tu n'auras besoin de riende plus.Enapprendre davantage serait même nocif, car tu risquerais alors de te muer en déchiffreur mécanique.L'Interprétationestaupremierchefuntravailcréatif.L'étudedesimagesetdessymbolesnedoitpasyêtre poussée à l'extrême. L'essentiel est de faire siens certains principes, comme en algèbre. Audemeurant,cesprincipeseux-mêmesnedoiventpasêtreprisdemanièretroprigide;autrement,cetravailperdrait son vrai sens. La grande interprétation commence là où finit la routine. La combinaison dessymboles,voilàsurquoitudevrasfaireporteravanttouttonattention.Undernierconseil:toutletravailauTabir formeungrandsecret,mais l'Interprétation,elle,est lesecretdessecrets.Ne l'oubliepas.Etmaintenant,vacommencertonnouveautravail.Onaétéprévenudetonarrivée.Bonnechance! Mark-Alemsortitenpoussantd'unairahurilaportequelesyeuxdufonctionnaires'étaientdéjàremisàfixer. Il erra dans les couloirs, l'esprit absent, jusqu'au moment où il se ressaisit et se souvint qu'ilcherchaitl'Interprétation.Lescorridorsétaienttotalementdéserts.L'heuredelapausematinaleavaitdûpasseralorsqu'ilsetrouvaitchezlehautfonctionnaire:cettetranquillitéextrêmenepouvaits'expliquerautrement.Personneenvue.Tantôtilcroyaitentendredespasquelquepartdevantlui,aprèslecoudequedessinaitlecouloir,mais,dèsqu'ilatteignaitcetournant,lebruitdepassemblaitseperdreailleurs,peut-êtreàl'étagesupérieur,peut-êtreàceluidudessous.Etsijedéambuleainsitoutelamatinée?songea-t-ilavec inquiétude. On va dire que le premier jour, je me présentedéjà en retard à mon travail. Soninquiétude ne cessait de grandir. Il aurait dû demander au sous-directeur – à moins que ce ne fût ledirecteurgénéral,oulediablesaitqui!–quelcheminemprunterpourserendrelà-bas. Ilpoursuivitsamarche.Lesgaleriesluiparaissaienttouràtourfamilièresetétrangères.Iln'entendaitpasmêmelamoindreouverturedeporte.Ils'engageadansunlargeescalieretmontaàl'étagesupérieur,puisredescenditàsonpointdedépartet,quelques instantsaprès,seretrouvamêmeunétageplusbas.Partoutlemêmesilence,lemêmevide.Ileutl'impressionqu'avantpeu,ilnepourraitplusseretenirdehurler.Ildevaitsetrouveràprésentdansuneailetrèséloignéeducœurdel'édifice,carlespiliersdesoutènementducouloirluiparurents'êtrecommelégèrementtassés.Soudain,aumomentoùils'apprêtaità rebrousser chemin, à l'extrémité du couloir, là où s'amorçait un coude, il crut distinguer une formehumaine.Ilsedirigeaverselle.L'hommerestaitplantédevantuneporte.AvantqueMark-Alemnesefûtapprochédelui,l'autreluifitsignedes'arrêter.Ilsefigeasurplace. –Qu'est-cequetucherches?luilançal'inconnu.Ilestinterditdepasserparici. –Jecherchel'Interprétation.Ilyauneheurequejetourneenrond.

L'hommeleconsidérad'unairsoupçonneux. –Tutravaillesàl'Interprétationettunesaismêmepasparoùonyva? –Jeviensd'êtrenommé,maisj'ignoreoùellesetrouve.

L'autrecontinuaitdelescruter. –Retournedansladirectiond'oùtuviens,finit-ilparlâcher,suislecouloirjusqu'àlacagedugrandescalier. Là, monte à l'étage supérieur et, quand tu déboucheras surle palier, prends la galerie sur tadroite.Tutrouverasl'Interprétationaubout,justedevanttoi. –Merci,fitMark-Alementournantlestalons. Toutenmarchant,ilserépétait,pournepasl'oublier:couloirprincipaljusqu'augrandescalier,étage

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supérieur,galerieàdroite... Quipeutbienêtrecethommequim'estvenuenaide?sedemanda-t-il.Ilavaitl'aird'unesentinelle,maisquediableavait-ilàgarderdanscetuniversdesourds-muets?Cepalaisétaitdécidémenttruffédemystères. De loin, il crut distinguer unemorne clarté tombant de la grande verrière qui surplombait la caged'escalier.Ilrespira,soulagé. Celafaisaitprèsdetroissemainesqu'il travaillaitàl'Interprétation.Aucoursdesdeuxpremières,ilavaitétéattachéauxvieuxmaîtresexpérimentés,s'initiantauprèsd'euxauxsecretsdudéchiffrementdesrêves,jusqu'aujouroùsonchefvintluidire: –Àprésent,tuenassuffisammentappris.Àpartirdedemain,tuvasrecevoirtonpropredossier. –Sivite?fitMark-Alem.Maissuis-jedéjàcapabledetravaillertoutseul? Lechefsourit. – Ne t'inquiète pas. C'est ainsi que tous ont commencé. Et puis, voilà le surveillant de salle ; aumoindredoute,tupeuxt'adresseràlui. Ilyavaitquatre joursqu'il travaillait sur sondossier. Jamais ilne s'était senti la têteaussi trouble.Comparéàsanouvelletâche,letravailàlaSélection,quiluiavaitparuharassant,luifaisaitmaintenantl'effetd'unjeu.Jamaisilneseseraitimaginéqueletravailàl'Interprétationfûtaussiinfernal. On lui avait remis un dossier qui passait pour être facile : Vie civile, corruption, et il se disaitparfois:MonDieu,direquejeperdsdéjàlatêteavecundossierpareil;qu'est-cequejeferaiquandonmeplaceradevantledossierdescomplotscontrel'État? Ledossierétaitbourréderêves.Ilenavaitluunesoixantaineetenavaitmisdecôtéunevingtainequ'ils'était d'emblée senti à même de déchiffrer, mais quand il y était revenu, il avait eu au contrairel'impressionquec'étaientlàlesplusardus.Parmilegroupedessoixante,ilenavaitalorschoisiquelquesautresqui,audébut,luiavaientparupouvoirêtreinterprétés,mais,enl'espaced'uneoudeuxheures,ilss'étaient brouillés, assombris, enténébrés sous ses yeux, pour se transformer finalement en véritablesénigmes. Impossible!s'était-ilécriéàpartsoiàmaintesreprises.Jevaisdevenirfou!Celafaisaitquatrejourspleinsqu'iln'avaitréussiàdéchiffrerdeboutenboutaucunrêve.Chaquefoisquecertainsélémentsluisemblaient prendre sens, il était aussitôt pris d'un doute et ce qui lui avait paru intelligible quelquesinstantsauparavantluiredevenaitinexplicable.Maisc'estdelafolie,toutecettehistoiren'estquepurefolie!serépétait-ilensecouvrantlesyeuxdesesmains.L'idéed'uneéventuelleerreurl'obsédait.Ilyavaitdesmomentsoù il seconvainquaitquedans toutecetteaffaire,onnepouvait commettrequedesbévues,etquec'étaitparpurhasardqu'ilarrivaitqu'ontombâtjuste. Parfois, il était pris d'une inquiétude fébrile. Il n'avait encore présenté à ses supérieurs aucun rêvedéchiffré.Ceux-cipouvaientleprendreoubienpourunincapable,oubienpourquelqu'und'exagérémenttimoré.Maiscommentfaisaientlesautresqu'ilvoyaitremplirdesfeuilletsentiersdeleurécriture?MonDieu,commentpouvaient-ilsarborerunairaussiserein? À lavérité,chaquedéchiffreurpouvait retirerdesondossiercertains rêvesqu'ilneparvenaitpasàexpliquer,etceux-ciétaienttransmisauxdéchiffreursèsdifficultés,lesmaîtresdel'Interprétation,mais,bienentendu,onnepouvaitrepasseràl'Interprétationdifficilelamajoritédesdossiers.

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Mark-Alemsefrottalestempescommepourenchasserlesangquis'yétaitaccumuléetquis'obstinaitày stagner.Les symboles affluaientpardizainesdans sa tête : le caducée, la fumée, la jeuneépouséeboiteuse, la neige... Ils s'y mouvaient en une sarabande effrénée, en chassaient les représentationsnormalesdumonde,s'évertuaientàlesyremplacerparleursmouvementsfrénétiquesetinsensés.ÀDieuvat,jevaisdonneràcerêve-cilapremièreexplicationquimeviendraàl'esprit,sedit-ilendisposantdevantluiunfeuillet.Allons,quelachancesoitavecmoi! C'était lerêved'unélèved'uneécolereligieusedelacapitale.Deuxhommesavaient trouvéunvieilarc-en-cieleffondré.Ils l'avaientremispéniblementsurpied, l'avaientdébarrassédesapoussière, l'und'euxs'étaitemployéàlerepeindre,maisl'arc-en-cielserefusaitabsolumentàreprendrevie.Alorstousl'avaientlaissétomberetétaientpartisencourant. Hum...,avaitfaitMark-Alemencoinçantsaplumeentresesdoigts.Ils'apprêtaitàécrire,maissonbelélandecourages'étaitdéjàévanoui.Ils'yappliquamalgrétout.Sansbienréfléchir,ouplutôtenmodifiantbrusquement sapremièreexplicationdu rêve, il écrivit au-dessous :Avertissementde... Avertissementde...Ah,monDieu,quepeutbienvouloirannoncercecauchemar?faillit-ils'écrieràvoixhaute.Maisc'estàhurler,àendevenirfou!Ilbarra lesmotsAvertissementde...et, furieusement, rejeta le feuilletparmilapiledesrêvesininterprétables.Non,ilpréféraitêtrelicenciéauplusviteplutôtquedes'occuperdepareillesinsanités!Ilcalasonfrontentresesmainsetrestaainsilesyeuxmi-clos. Auboutd'unmoment,ilentenditlavoixténuedusurveillantdesalle: –Mark-Alem,qu'est-cequetuas?Tuasmalàlatête? –Oui,unpeu. –Net'enfaispas,çaarriveàtoutlemondeaudébut.Tuasbesoindequoiquecesoit? –Merci.Jeviendraitoutàl'heurevousdemandercertainesexplications. –Ahoui?Fortbien.Jet'aiattendu,touscesjours-ci. –Jen'aipasvouluvousdérangerpourunoui,pourunnon...

–Oh,n'aiepascegenredescrupules.Jesuisicipourt'aider. –D'iciuneheure,ditMark-Alem,jevousapporteraiquelquechose.Encoreque... –Encoreque...? –Encorequejen'ensoispastoutàfaitsûr...Ilsepeutquemesexplicationssoienttoutàfaiterronées,sicenesontpasdefranchesstupidités. Lesurveillantsouritetluilançaavantdes'éloigner: –Jet'attends. À présent, je n'ai plus aucune échappatoire, se dit Mark-Alem. Bon gré mal gré, je vais devoiraccomplircetravailcommetouslesautres. Ilsedirigeaavecunefeintevivacitéverslatableauxdictionnaires.Ilavaitremarquéquelaplupartdes interprétateursquittaientde tempsàautre leurplacepouraller lesconsulter. Il chercha le sensde

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deuxexpressionsétranges,«ilssesontrencontrésàlunedécouverte»et«ilssesontrencontrésàlunerecouverte », sans leur trouver d'explication convaincante. C'étaient de vieilles formules dont le sensavaitévoluéaufildessiècles.Demêmepouruneplantenomméefleur-de-coucou,qu'ilnetrouvapoint.Ilenpritnotesurunefeuilledepapierafindeserenseignerauprèsd'unresponsable,puisilessayadetirerquelquechosededeuxrêvesenvoyésdulittoraldelamerd'Azov.Ilyétaitquestiond'unhomunculeavecunpsautier,etd'uncoupledetortuesmarchantcommemarietfemmeparundimanchetranquille.Netedécouragepas,sedit-ilenlaissanttombercesdeuxrêves.Lesuivantluiparutbienplusfacile.Allons,àDieuvat!Etilpassaaufeuilletdurêvequiévoquaitungrouped'hommesvêtusdenoir,franchissantunfossé avant de se perdre dans une plaine enneigée. Subitement, le sens du rêve lui parut limpide : ungroupe de fonctionnaires, après avoir perpétré quelque exaction contre l'État, viennent à bout desobstaclesquisedressaientdevanteuxetcheminentalorssuruneplainecouvertedeneige,cequidésignelachuted'ungouvernement. Iltranscrivitpromptementcetteexplication,maisiln'avaitpasterminésadernièrephrasequ'ilsedit:Mais il s'agit quasiment d'un complot contre l'État ! Il relut son explication et se trouva conforté dansl'idéequ'il s'agissait bel et biendequelque chosequi s'apparentait à une conjuration.Or, on lui avaitconfiéledossierconcernantlaviecivileet lacorruption.Dedésespoir,sesmainslâchèrentpriseetillaissatombersaplume.Pourunefoisqu'ilcroyaitavoirenfinponduquelquechose,voilàqu'ilavaitdenouveauéchoué!Maisattends,sedit-il;peut-êtren'enest-ilpastoutàfaitainsi.Auboutducompte,delacorruptionaucomplotdirigécontrel'État,iln'yavaitqu'unpas,dèslorsquedansl'unetl'autrecas,c'étaientdesfonctionnairesquiétaientimpliqués.Etpuis–ah,commeilétaitsotden'yavoirpaspenséplustôt!–etpuisdonc,laclassificationdesdossiersn'étaitpasaussistricteetiln'étaitpasdutoutditque le dossierViecivile ne comportât pas aussi des rêves touchant les grandes affaires de l'État.Audemeurant,ne leuravait-onpassouventditque l'onnepouvaitque féliciter toutemployéduTabirquichercheraithardimentunindiceimportantlàmêmeoùl'onn'auraitdéceléàpremièrevuequedessignestrèsordinaires?Oui,oui,ilsesouvenaitfortbiendecetteinstruction.OnprétendaitmêmequebeaucoupdeMaîtres-Rêves,demêmequemaintesjeunesfillesd'humbleconditionseretrouvaientdanslesharemsdesvizirs,étaientsortisdedossiersparmilesplusmodestes. Mark-Alemsesentitragaillardi.Sansattendrequesonélanfûtretombé,ilprittouràtourquatrerêvesqu'ilavaitdéjà lusàplusieurs reprises,et, sur-le-champ, inscrivitsouschacund'eux l'explicationqu'illeurprêtait.Ilétaitcontentdeluietsedisposaitàextirperlefeuilletd'uncinquièmerêvequandquelquecauseinexplicablel'incitaàrechercherparmilapileletoutpremierrêveetàrelirel'explicationdontill'avaitfaitsuivre.Aussitôt,ilfutsaisid'undoute.Nemetromperais-jepas,est-cequecerêvenepourraitpas s'expliquer autrement ? se répéta-t-il. Un instant plus tard, il était intimement persuadé de s'êtrefourvoyédanssoninterprétation.Sonfrontsecouvritd'unesueurglacée,et,lesyeuxfixes,ilcontemplaitleslignesquesamainavait tracéesavectantd'alacrité,peuauparavant,etquiluisemblaientàprésentétrangères,hostiles.Quedevait-ilfaire?Ilseditalors:Audiable,quiiraattacherautantd'importanceàcerêveparmilesdizainesdemilliersquisonttraitésici?–etils'apprêtaitàlaisserlefeuilletenl'étatquand,autoutderniermoment,samains'endétachadenouveau.Etsiquelqu'unvenaitàdécouvrirsonerreur ? D'autant que ce rêvemettait en cause des fonctionnaires de l'État ! Or, les milieux officielspouvaient en être avisés de quelque manière et le pire était que chacun risquait de prendre cetteaccusationpoursoioupoursonentourage.Onrechercheraitquiavaitfournil'explicationdecerêve,et,enapprenantcequ'ilenétait,ondirait:«Tiens,tiens,uncertainMark-Alem,unblanc-becàpeineentréauTabirSarrail,avoulu,endéchiffrantsonpremierrêve,couvrirdeboueleshautsserviteursdel'État.Tenezàl'œilceserpentvenimeux!» D'unmouvement brusque,Mark-Alem leva la feuille perpendiculairement à la table, comme s'il eût

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craintquequelqu'unnevîntàregardercequ'ilyavaitécrit.Ildevaitabsolumenttenterderéparercettebévue tant qu'il en était encore temps. Mais comment ? Il songea alors à supprimer purement etsimplementce rêve,mais il sesouvintaussitôtquechaquedossierportait, inscrit sursacouverture, lenombrederêvesqu'ilcontenait.Pareilgesteeûtsuffiàvousexpédierdirectementenprisoncommeunvulgairemalfaiteur.Autrechose,sedisait-il,autrechose...Ildevaitfaireautrechose!Ah,s'iln'avaitpasfoncétêtebaissée,s'iln'avaitprisaussitôtlaplumecommeuninsensé,ilpourraitàprésentexpliquercerêve de façon toute différente.Un élan quasi diabolique l'avait poussé à noircir cette feuille pour sonpropremalheur.Maintenant,toutétaitfichu.Maisattendsunpeu,sereprit-ilsansdétacherlesyeuxdesapropreécriture,peut-êtretoutn'est-ilpasencoreperdu.Ilparcourutletexteavecunerapiditéfulguranteetseditqu'ilyavaitencorequelquemoyend'yremédier.Ayantrelulapageunetroisièmefois,ils'étonnadenepasyavoirsongéplustôt.Unsoulagementinattendurayonnaàpartirdesestempesendirectiondesa gorge, de ses poumons. En fin de compte, les corrections étaient chose courante dans un texte. Ilintroduiraitlasiennedemanièrequ'ellen'attirâtpasl'attention,maisdonnâtl'impressiond'uneprécisionsupplémentaire apportée à telle ou telle phrase, tout juste une amélioration de style. Il lui suffisaitd'ajouterunsimpleverbe.Ilrelutpourlaénièmefoislaphraseungroupedefonctionnaires,aprèsavoirperpétréquelqueexactioncontrel'État...,et,finalement,d'unemaintremblante,aprèsl'auxiliaireavoir,il ajouta le mot empêché et révisa la conjugaison du verbe perpétrer. La phrase avait à présent lasignificationopposée:ungroupedefonctionnaires,aprèsavoirempêchéquenesoitperpétréequelqueexactioncontrel'État...Illarelutunefois,deuxfois;toutluiparutenordre.Lacorrectionseremarquaitàpeine.Etmêmesionlarelevait,onpouvaitcroirequ'elleétaitdueàuneomissionencoursd'écriture,que le rédacteur avait réparéedès lapremière relecture. Il poussaun soupirde soulagement.L'affaireétaitfinalementréglée...Mark-Alem,aprèsavoirperpétrécetteexactioncontrel'État...Ilregardaautourdeluiavecterreur.Etsiquelqu'uns'étaitaperçudesonmanège?Balivernes,sedit-il.L'employéleplusproche,quitravaillaitàlamêmetable,étaitàunedistancetellequ'ilnepouvaitpasmêmedéchiffrerletitredesondossier,encoremoins les lignesqu'ilavaitécrites.Quellechanceque j'aieuneécritureenpattes de mouche, se dit-il au bout d'un moment, et il poussa un nouveau soupir de soulagement.Maintenant,aprèsunepareilleémotion,ilpouvaitsereposerunbrin.Quelsatanétravail! Iljetaunregardàladérobéesurlerestedelasalle.Lesemployéstravaillaientpaisiblement,plongésdansleursdossiers.Onn'entendaitmêmepaslecrissementdesplumes.Detempsàautre,l'unoul'autreabandonnaitsatabledetravailet,d'unpasléger,ens'efforçantdefairelemoinsdebruitpossible,gagnaitla porte. Sans doute descendait-il auxArchives pour consulter les interprétations de rêves analogues,faites antérieurement, certainesmême à des époques reculées, par d'illustres déchiffreurs.MonDieu !soupira-t-ilencontemplantcesdizainesdetêtespenchéessurleursdossiers. Danscesdossierssetrouvaittoutlesommeildumonde,cetocéand'épouvanteàlasurfaceduquelilss'efforçaientdédistinguerquelques indices,quelques signauxperdus. Infortunésquenous sommes ! sedit-il. Ilsemitendevoirdelirequelquesautresfeuillets,maisilsentaitquesoncerveauétaitcommeenrayé.Sisesyeuxépelaientlestextes,sonespritétaitabsent.Quelquessoldatsauvisagevoilé.Desmilliersdechaussuressuruneplace;au-dessus,unfildefertenduentravers.Encoredelaneige,mais,cettefois,entassée dans de gros bahuts enmême temps que le... trousseau d'un homme !Quel cerveau dérangé,songea-t-il, et, subitement, avec un sentiment étrange, voisin de la nostalgie, il se remémora son toutpremierrêveencepalais.Troisrenardsblancssurleminaretdelamosquéedelasous-préfecture.Unjoli rêve,bienpropreetbiennet.Oùce rêvese trouvait-il àprésentparmicettemerhorrible?Ah...,soupira-t-il,etiltiraàluiundesfeuillets.Ildevaitendéchiffrerencoreaumoinsdeuxjusqu'àl'heuredelapause,maislasonneriemarquantlasuspensiondutravailretentitprématurément,luisembla-t-il,etil

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refermasondossier. Danslesous-soloùl'onprenaitcaféousaleprégnaitl'animationhabituelle.C'étaitleseulendroitoùon avait l'occasion d'échanger quelques mots avec des gens de connaissance, voire même avec desinconnus.Mark-Alemn'était restéquepeude tempsà laSélection,desortequ'iln'yavaitconnuqu'unpetitnombredegens,etilluiarrivaitd'autantplusrarementdelesrencontreràlabuvette.Mais,mêmelorsqu'il en apercevait, cela lui faisait une étrange impression : ils lui paraissaient lointains, commeappartenant à une période dépassée de son existence. Il préférait engager la conversation avec desinconnus.ÀlaSélection,iln'avaitpaséprouvéunseuljourdesatisfaction,etc'étaitpeut-êtrepourcetteraisonqu'ilsedérobaitàtouterencontreavecdesemployésdeceservice.Àl'Interprétation,lesjournéesétaienttoutaussiennuyeusesetmornes,àl'exceptiondecelle-cioùilétaitenfinparvenuàquelquechose.Peut-êtreétait-cepourcelaqu'àladifférencedesautresfoisoùildescendaitd'uncœurameràlabuvette,ilsesentaitàprésentd'humeurrelativementpluslégère. –Oùtravailles-tu?demanda-t-ild'untondégagéàunhommeenfacedequiilavaittrouvéuneplaceinoccupée,àunetablecouvertedetassesetdeverresvides. L'autreseraiditaussitôtcommedevantunsupérieur. –Aubureaudescopistes,monsieur,répondit-il. Mark-Alemnes'étaitpointtrompé.Ondevinaitd'embléequec'étaitunemployénouvellementnommé,commelui-mêmel'avaitétéunmoisauparavant. –Turelèvesdemaladie?luidemanda-t-ilaprèsavoiraspiréunegorgéedesoncafé,s'étonnantlui-mêmedesapropreassurance.Tuasl'airtoutpâle. –Non,monsieur,luiréponditl'autreenreposantunmomentsonverredesalepsurlatable.Maisnousavonsbeaucoupdetravailet... –Oui,évidemment,fitMark-Alemdumêmetondétaché,toutennecomprenantpastrèsbienlui-mêmed'oùluivenaituntonpareil.Peut-êtreest-celapériodederecrudescencedesrêves? –Oui,oui,fitl'autreenhochantlatêteavecunetelleénergiequeMark-Alemeutl'impressionqu'ileûtsuffidedeuxoutroisautresoscillationssemblablespourquesoncoufluetfinîtparserompre. –Etvous?demandal'autred'unevoixtimide. –Àl'Interprétation. Lesyeuxdesonvis-à-viss'éclairèrent intérieurement,et ileut legenredesourirequiparaîtvouloirdire:Jel'auraisparié. –Bois,çavarefroidir,ditMark-Alemenconstatantquel'autren'osaitplusleversonverredelatable. –C'estlapremièrefoisquejemetrouveenprésenced'unmonsieurdel'Interprétation,ditl'autre,l'airimpressionné.Jesuissiheureux! Àdeuxoutroisreprises,ils'emparadesonverredesalep,maislereposasansoser leporteràseslèvres. –IlyalongtempsquetutravaillesauPalais? –Deuxmois,monsieur.

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Auboutdedeuxmois,tuenesdéjààneplusavoirquelapeausurlesos,songeaMark-Alem.Dieusaitdequoilui-mêmeauraitl'aird'iciquelquetemps... – Nous avons eu beaucoup, beaucoup de travail dans la période récente, dit son interlocuteur enaspirantfinalementsonsalep.Nousavonsdûfairechaquejourplusieursheuressupplémentaires. –Çacrèvelesyeux,fitMark-Alem. L'autresourit,l'airdedire:Est-cemafaute? – Il se trouveque lespiècesdemiseausecretsontprochesdenosbureaux, reprit-il,etquandonabesoindecopistesencoursd'interrogatoires,onfaitappelànous. –Lespiècesdemiseausecret?s'enquitMark-Alem.Qu'est-cequec'estqueça? – Vous ne le savez pas ? fit son compagnon – et Mark-Alem se repentit aussitôt d'avoir posé laquestion. –Jen'yaijamaiseuaffaire,murmura-t-il,maisj'enaibiensûrentenduparler. –Ellessontpourainsidireattenantesànotrebureau,ditlecopiste. –Cesontcellesquisetrouventdansl'aileduPalaisgardéepardessentinelles? –Justement, fit l'autred'unair réjoui.Lasentinelle se tientprécisémentdevant leurporte.Vousêtesdoncalléparlà? –Oui,maispouruneautreaffaire. –Nosbureauxsontàdeuxpas;c'estpourcelaqueceuxquiytravaillents'adressentànousquandilsont besoin de copistes. Oui, le travail est vraiment infernal. En ce moment, il y a là quelqu'un dontl'interrogatoiresepoursuitsansinterruptiondepuisquarantejours. –Qu'a-t-il fait?demandaMark-Alem,accompagnant saquestiond'unbâillementpour la rendreplusnonchalante. –Commentça,qu'est-cequ'ila fait?Onsaitbiencequ'ila fait,dit l'autreenplongeantsonregarddansceluideMark-Alem.C'estunfaiseurderêves. –Unfaiseurderêves,etaprès? –Danscespièces,commevouslesavezsansdoute,sontenferméslesfaiseursderêvesqueleTabirSarrail jugenécessairedeconvoquerpourleurdemanderdesexplicationscomplémentairessurlerêvequ'ilsontenvoyéici. –Ahoui, j'ai entenduparler de ça, fitMark-Alem, et il fut tenté de bâiller de nouveau,mais, à cemoment-là,pourlapremièrefois,ilvitbaisserlaflammequibrillaitdanslesyeuxdel'autre. –Peut-êtren'aurais-jepasdûparlerd'unechosequiestsecrète,commetoutleresteici,maisdèslorsquevoustravaillezàl'Interprétation,ainsiquevousmel'avezdit,j'aipenséquevousétiezaucourantdecesaffaires-là. Mark-Alemsemitàrire. –Tuterepensd'avoirparlé?Rassure-toi:jetravaillebienàl'Interprétation,etjeconnaisdessecretsbienplusimportantsqueceuxquetum'asrévélés.

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–Naturellement,naturellement,ditl'autreenseressaisissant. –Etpuis,ajoutaMark-Alemenbaissantlavoix,c'estsanscompterquej'appartiensàlafamilledesQuprili,tun'asdoncrienàcraindre... –MonDieu,fitlecopiste,j'enavaiscommelepressentiment...Quellechancej'aieuequevousayezdaignééchangerquelquesmotsavecmoi! – Et comment vont les choses pour ce faiseur de rêves, dans la chambre de mise au secret ?l'interrompitMark-Alem.Ellesavancent?Tuescopiste,n'est-cepas? –Oui,monsieur, j'ai travaillé là-bas,ces jours-ci.Et j'enviensdecepas.Commentvont leschosespour lui ? Eh bien, comment dirais-je... Jusqu'à présent, on a remplides centaines de pages de sesdépositions.Biensûr,ilestcomplètementdéboussolé,maiscen'estpassafaute.C'estunhommedespluscommuns, d'une sous-préfecture perdue des confins de l'Est. Lorsqu'il a expédié son rêve, jamais iln'auraitimaginéqu'ilviendraitéchouerauTabirSarrail. –Etqu'ya-t-ildesiimportantdanscerêve? L'autrehaussalesépaules. –Jenelesaispasmoi-même.Àpremièrevue,ilsembleassezbanal,maisildoitbienyavoirquelquechose, du moment qu'on y attache autant d'importance. Il paraît que l'Interprétation l'a renvoyé pouréclaircissements complémentaires.Mais voilà qu'on sedonne tout cemal et qu'il ne s'éclaircit pasdutout,ils'embrouillemêmeencoredavantage. –Jenevoispascequ'onpeutdemanderàunfaiseurderêves. –Ilm'estdifficiledevousledire,monsieur.Jenelecomprendspasbienmoi-même.Onluidemandequelquesmenuesprécisionssurdespointsbizarres.Naturellement,iln'estpasenmesuredelesfournir.Ilyasilongtempsqu'ilafaitcerêve...Etpuis,d'êtredemeurétantdejoursenferméici,ilnesaitplusdutoutoùilenest.Ilvasansdirequ'iln'estrienrestédecerêvedanssamémoire. –Lescasdecegenresont-ilsfréquents? –Jenepensepas.Deuxoutroisparan,pasdavantage.Sinon,lesgensprendraientpeurethésiteraientàenvoyerdesrêves. –Naturellement.Etqueva-t-onfairedelui,àprésent? –Oncontinueradel'interrogerjusqu'à,jusqu'à...(Lecopisteouvritlesbras.)Jenesaistropmoi-mêmejusqu'àquand. –Voilàquiestbiensingulier,fitMark-Alem.Iln'estdoncpassansconséquencesd'envoyerdesrêvesauTabirSarrail.Onpeutrecevoirunbeaujourunelettrevousinvitantàvousprésenterici. L'autreallaitpeut-êtreémettrequelqueobservation,mais,surcesentrefaites,lasonnerieannonçantlafindelapauseretentitet,aprèss'êtresalués,ilsdurentsequitter. Comme il gravissait l'escalier, Mark-Alem ne pouvait chasser de son esprit tout ce qu'il venaitd'entendrede laboucheducopiste.Qu'étaient-cedoncquecespiècesdemiseausecret?Àpremièrevue,celaparaissaitquelquechosed'absurde,d'inexplicable,maisilnepouvaitenêtreainsi.C'étaitsansnuldouteunesorted'emprisonnement.Maispourquoi?«Ilvasansdirequ'iln'estrienrestédecerêvedans la mémoire du détenu », avait prétendu le copiste. Ce devait être là le véritable but de son

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incarcération:ilfallaitluifaireoubliersonrêve.Cetinterrogatoireharassant,jouretnuit,l'interminableprocès-verbal,laquêtedeprétenduesprécisionssurunedecesvisionsqui,parnature,nepeuventjamaisêtreprécises, jusqu'àceque le rêvesedésagrègeet finisseparsedissoudre irrémédiablementdans lamémoiredesonauteur:autantdireunlavagedecerveau,pensaMark-Alem.Ouundérêve,sil'onpeutsepermettreunpareilnéologisme,delamêmefaçonqu'onditdéplacementcommeantonymedeplacement,déraison comme contraire de raison. Plus il réfléchissait, plus il se persuadait que c'était là la seuleexplication.Apparemment,ils'agissaitdebrasillementsd'idéessubversivesquel'État,pourunmotifouunautre,sedevaitd'isoler,toutcommeonisolelemicrobedelapestejusqu'àcequ'ilsoitneutralisé. Mark-Alemavaitatteintlehautdel'escalieretparcouraitàprésentlelongcouloir,deconserveavecdesdizainesd'employéscomme luidontcertainsétaienthappés lesunsaprès lesautrespar lesporteslatérales.Aufuretàmesurequ'ilserapprochaitdessallesdel'Interprétation,ilavaitl'impressionquelesentimentdesécuritéprovisoirequil'habitaittoutàl'heureàlabuvette,commetoutsentimentdecegenreque vous inspire la soumission d'autrui, l'abandonnait peu à peu, cédant de nouveau la place àl'oppression que faisait naître en lui l'angoisse insidieuse de redevenir un employé insignifiant, perdudanslegigantesquemécanisme. Ilaperçutdeloinsatabledetravail,avecsondossierposédessus;ils'avançapours'installercontresonbord,commesurlerivagedusommeiluniversel,àlalisièredesténèbresdonts'échappaient,sortisd'onnesaitquellesprofondeurs,desjetsnoirsetmenaçants.MonDieu,soupira-t-il,Dieutout-puissant,protège-moi!

Le temps avait encore fraîchi.Un froid insidieux, de ceux qui sapent toute assurance s'était installédepuisdéjàdeuxsemaines.Pareilqu'hier, soupiraient lesgensen lorgnantau-dehors, l'œilmorne.Lesgrospoêlesencéramique,bourrésdecharbon,avaientbeauavoirétéalluméstôtlematin,lessallesdel'Interprétationétaientglaciales. IlarrivaitàMark-Alemdeneplusquittersapelisse. Ilnecomprenaitpasd'oùpouvaitvenirunfroidpareil.«Tunedevinespas?luiavaitditunjourunindividuavecquiilprenait le café à la buvette. Il émane des dossiers. C'est de là que nous viennent tous lesmaux,mongarçon...»Mark-Alemavaitfeintdenepasl'entendre.«Àquoid'autrepeut-ons'attendreenprovenancedes pays du sommeil ? avait repris l'autre. Ils ressemblent aux pays de lamort.Malheureuxque noussommes de devoir travailler sur ces dossiers !... »Mark-Alem l'avait quitté sans répondre. Peut-êtreétait-ceunprovocateur,avait-ilpensépar lasuite. Ilsepersuadaitchaque jourdavantageque leTabirSarrailétaittruffédedrôlesdetypesetdesecretsdetoutessortes. Que n'avait-il pas entendu raconter, durant cette période, sur le Tabir et tout ce qui s'y passait !Àpremièrevue, il semblaitque lesemployésn'endisaientmot,maisau fildes jours,glanantunephraseprononcéeàlabuvette,uneautreentendueauhasarddansuncouloir,auxportesdesortieouàlatablevoisine,petitàpetit,inconsciemment,seconstituaientdanssamémoiredesmosaïquescomplètesquines'eneffaceraientpasdesitôt.C'estainsi,parexemple,quecertainesvoixaffirmaientquelerêve,entantquevisionprivéeet solitaired'un individu, témoignait seulementd'unephase transitoirede l'humanité,queviendraituntempsoùilperdraitcettespécificitéet,toutcommelesautresfaitsetgestesdel'homme,deviendrait également perceptible à tous. Bref, demême qu'une plante ou un fruit demeure sous terrependant une certaine période avant d'apparaître en surface, les rêves de l'homme étaient pour l'heureimmergés dans le sommeil, ce qui ne voulait pas dire qu'il en irait toujours ainsi. Un jour, les rêvesémergeraientàlalumièredujouretviendraientoccupertouteleurplacedanslapensée,l'expérienceetl'actionhumaines;quantàsavoirsicelaseraitbienoumal,silemondes'entrouveraitchangéenbienouenmal,cela,Dieuseullesavait.

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D'autres soutenaient que l'Apocalypse n'était rien d'autre que le jour où les rêves sortiraient de laprisondusommeil,carlaRésurrectiondesMorts,queleshommessereprésentaientdemanièrebanale,métaphysique,s'accompliraitenfaitsouscetteforme-là.Lesrêvesn'étaient-ilspasdéjàleursmessagesavant-coureurs ? Cette revendication séculaire des morts, cette supplication, cette lamentation, cetteprotestation–dequelquenomqu'onl'appelât–,ilyseraitainsifaitdroitunjour. Ils'entrouvaitd'autresqui,toutenadhérantàcettefaçondevoir,l'expliquaientdemanièretoutàfaitopposée.L'émergencedesrêvesdansl'âpreclimatdenotreunivers,disaient-ils,neferaqu'entraînerleurétiolement, leur dépérissement. C'est ainsi que les vivants rompraient avec l'angoisse des morts, parconséquentaveclepassé,etcetterupture,sicertainslatenaientpourunmalheur,d'autresyvoyaientunedélivrance,commeunvéritablerenouveaudumonde. Mark-Alem avait les oreilles rebattues de ces ratiocinations. Mais ce qu'il trouvait encore plusobsédant,c'étaientleslonguesjournéessanscouleuroùl'onneparlaitderien,oùilneseproduisaitrienetoùilétaitcontraintdetravailler,courbésursondossier,enpassantd'unsommeilàunautre,commedansunbrouillardquisemblaitparfoissurlepointdesedissipermaisqui,engénéral,demeuraitopaqueetempreintdemorosité. Onétaitvendredi.Cejour-làdevaitrégnerchezlespréposésauMaître-Rêveunecertainefébrilité.LeMaître-Rêveavaitsûrementétéchoisietl'onsepréparaitàl'envoyeraupalaisduSouverain.Dehors,ilyavaitlongtempsquelavoitureauxarmesimpérialesattendait,entouréedegardes.LeMaître-Rêveallaitpartir,mais,mêmeaprèssondépart,lasectionresteraitenproieàuneviveanimation,ilysubsisteraituncertainétatdetension,outoutaumoinslacuriositédesavoircommentlerêveseraitaccueilliaupalaisduSultan.Généralement, l'échoenparvenait le lendemain : lePadichahavaitétésatisfait–oubien lePadichahn'avaitriendit–ouparfoisencore:lePadichahaétémécontent.Maiscelaarrivaitrarement,trèsrarement. Quoi qu'il en fût, les journées dans cette section étaient plus animées que dans les autres, elles ycoulaientdifféremment.Lasemainepassaitvite,dansl'attenteduvendredi.Danslesautres,enrevanche,toutn'étaitqu'ennui,monotonie,grisaille. Et pourtant, se dit Mark-Alem, tous rêvent d'être affectés à l'Interprétation. S'ils savaient combienlesheures se traînent par ici !Et, comme si cela ne suffisait pas encore, partout flottait cette angoissepermanente(depuisqu'onavaitallumélespoêles,ilavaitl'impressionquecetteanxiétédiffuseexhalaituneodeurdecharbon). Ilsepenchasursondossieret repritsa lecture. Ils'était relativementfamiliariséavecsontravailetavait maintenant moins demal à trouver une explication aux rêves. D'ici quelques jours, il en auraitterminéavecsonpremierdossier.Ilneluirestaitplusquequelquesfeuillets.Illutuncertainnombrederêves ennuyeuxoù il était questiond'eaucroupie, noirâtre, d'uncoqmaladequi s'était enlisédansunetourbière,d'unrhumatismesortiducorpsd'unconviveaucoursd'undînerdegiaours.Quellehorreur!sedit-iletilreposasaplume.Oneûtditquelalieavaitétéréservéepourlafin.IlrepensaauxsallesdespréposésauMaître-Rêvecommeonévoque,dansuneambianceparticulièrementmorose,unedemeureoùseprépareunenoce.Iln'avaitjamaisvucessalles,ilnesavaitmêmepasdansquelleailedupalaisellessesituaient.Malgrétout,ilétaitcertainqu'àladifférencedesautres,ellesdevaientêtreéclairéespardegrandesfenêtresmontantjusqu'auplafond,paroùpénétraituneclartésolennellequiennoblissaitgensetchoses.Là-bas,mêmel'angoisse,pourhorriblequ'ellefût,devait,émanantdusaintdessaints,revêtirdesformes majestueuses. La détresse même devait y être désintégrée en mille soleils pour que lescondamnés,lacordeaucou,enviennentencoreàcrier«ViveleSultan!».

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Ehbien..., fitMark-Alemen reprenant saplume. Il s'astreignità travailler sansdésemparer jusqu'aumomentoùtinteraitlasonneriemarquantlafindelajournée.Illuirestaitencoredeuxfeuilletsàexaminerpourparacheverl'étudedesondossier.Ilferaitbiendeleslirepours'endébarrasserunebonnefoispourtoutes. Detouscôtés,autourdelui,serépanditlebrouhahadesemployésquittantleurstablespoursedirigerverslasortie.Auboutdequelquesinstants,lorsquelesilencesefutrétabli,iln'yavaitplusdanslasallequeceuxquiavaientdécidéde resteraprès l'horaire réglementaire.Mark-Alemsesentitenvahipar levideconsécutifaudépartde laplupartdesemployés.Cevide, il l'avait ressentichaquefoisqu'ilétaitrestétravaillertardenfindejournée,maislemoyendes'ysoustraire?Ilétaitbienvudefairedetempsàautredesheuressupplémentairesdesonpleingré, sanscompter lescasoùonavaitordrede rester. Ils'était résignéà sacrifier cettenouvelle soirée.Étouffant la find'une longueexpiration, en faitun longsoupir, il se mit à lire l'avant-dernier des deux feuillets. Tiens..., fit-il, interdit, après avoir prisconnaissancedelapremièreligne.Quanddoncavait-ildéjàrencontrécerêve?Unterrainvagueavecdesdétritusprèsd'unpontetun instrumentdemusique... Il faillitpousseruneexclamationdesurprise.C'étaitlapremièrefoisqu'iltombaitsurunrêvequ'ilavaitexaminélui-mêmealorsqu'ilsetrouvaitàlaSélection.Ils'enréjouitcommedelarencontred'unevieilleconnaissance,tournalatêtededroiteetdegauchepourfairepartàquelqu'undecettecoïncidence,mais lesemployésencoreprésentsétaient trèspeunombreuxdanslasalleetleplusprochesetrouvaitàaumoinsdixpas. Encoresurexcitéparsapetitedécouverte, il s'employaà lire le textedu rêve,audébutsans tropseconcentrer, puis avec de plus en plus d'attention. Il ne parvenait à y débusquer aucune significationparticulière. Mais il ne s'en inquiéta point. Nombre de songes, au premier abord, semblaient ainsidépourvusdesens,commeuneparoilisseàlaquelleilestvaindevouloirs'accrocher,maisilsuffisaitd'unefailleminusculepourquesedécouvrîtsoudainunpandelavisionetquecelle-ciselivrâtcommeunefemme.Luiaussiarriveraitbienàtrouverparoùlaprendre.Et,danslafoulée,grâceàl'expérienceacquise, il se débrouillerait à merveille. Il avait entendu raconter que c'était avec des manièresvoluptueuses, comme pour une défloration, que les anciens maîtres procédaient avec les visionsdifficiles, lesquelles refusaientd'abordde sedonner, lesplongeaientdans les affres, puis, soudain, aumomentoùilss'yattendaientlemoins,sedétendaientetacceptaientd'êtrepénétrées. Mark-Alem semit à lire presque à voix haute. Le terrain vague couvert de détritus, le vieux pont,l'instrumentdemusiqueinconnuetletaureauenfurie,c'étaientlàvraimentderichessymboles,maisilneparvenaitpasàdécelerlelienquilesrattachaitlesunsauxautres.Or,pourdéchiffrerunrêve,lerapportentrelesdiverssymbolesétaitgénéralementplusimportantquelessymboleseux-mêmes.Mark-Alemlesregroupadeuxpardeux:lepontavecletaureau,etl'instrumentdemusiqueavecleterrainvague;puislepontavecl'instrument,etleterrainvagueavecletaureau;enfin,letaureauavecl'instrumentdemusique,et le pont avec le terrain vague. Le tout dernier rapport, taureau/instrument etmusique/pont, semblaitlaisserapparaîtreunecertainesignification,maisiln'avaitriendelogique:untaureau(uneforcebruteincontrôlée),excitéparunemusique(perfidie,secret,intensepropagande),détruiraitlevieuxpont.Si,enlieuetplacedupont,ilavaitétéquestiond'unecolonneoudumurd'unecitadelle,oudequelqueautresymboledel'État,lerêveauraitpuprendreuncertainsens,maislepontnereprésentaitriendetel.C'étaitgénéralement le symboled'unobjet utile auxhommes, comme l'étaient aussi les fontaines, les routes...Maisattendsdonc...,seditMark-Alem,etuneviveoppressionluicoupalarespiration.Lepontn'était-ilpasliéàsontouràleurproprepatronyme?...Peut-êtrequelquesombreprésage?... Ilrelutdenouveauletexteetsarespirationsefitpluslégère:letaureauneseruaitnullementcontrelepont.Iltournaitenronddansleterrainvague,sansplus.

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Rêvecreux,sedit-il.Leplaisird'avoirretrouvécerêvedanssondossiercédalaplaceàunsentimentdemépris.Ilsesouvenaitmaintenantque,mêmelorsqu'ill'avaitluàlaSélection,illuiavaitparuvidedesens. Il aurait alors déjà mieux fait de le jeter à la corbeille ! Il trempa sa plume dans l'encrier ets'apprêtaàinscriresurlefeuilletlamentioninsoluble,maissamainrestaunmomentensuspens.S'illelaissaitpouryrevenirlelendemainmatin?S'ildemandaitconseilausurveillant?Envérité,bienqu'ilfûtadmisqu'ondemandâtconseil,iln'étaitpastrèsbienvud'abuserdecettepratique.Mark-Alems'énervait.Ilferaitmieuxdeclorecedossier,ilnes'yétaitmêmequetropattardé... Ilpritledernierrêve,lerésolutrapidement,puisrevintàceluiqu'ilavaitlaisséensuspens.Ilhésitait,sedemandaitencores'ildevaityinscrirelamentioninsoluble,leclasserets'enaller,quandlechefdel'Interprétationpénétradanslasalle.Iléchangeaquelquesmotsàvoixbasseaveclesurveillant,regardaautour de lui, comme pour compter ceux qui étaient restés, puis chuchota encore quelque chose aupréposéàlasurveillance. –Toi,ettoi,fitlavoixdecedernier,lorsquelechefsefutéloigné.(Mark-Alemtournalatête.)Etvousdeux aussi, là-bas. Et toi aussi, Mark-Alem, vous resterez travailler ce soir après la fin du tempsréglementaire. Le chef vient deme communiquer qu'il y a un dossier urgent dont la solution doit êtretrouvéedèscesoir. Personneneditmot. –Le tempsqu'on apporte le dossier, allez prendre quelque chose à la buvette, reprit le surveillant.Peut-êtreserons-nousobligésderestertard. Ilssortirentdelasalleàlaqueueleuleu.Danslescouloirs,ilsentendaientçàetlàdesgrincementsdeclés,desclaquementsdeverrous.Lesderniersretardatairess'enallaient. La buvette semblait triste à cette heure tardive de la journée. Les rares serveurs aux traits tirés defatigue,lestablesenpartierepousséesafindepermettredebalayerlasalle,toutdégageaitunecertainemélancolie.Mark-Alemcommandaunverredesalepetunpetitpainetallaprendreplaceàl'extrémitélaplus reculée du comptoir. Il ne souhaitait pas être dérangé. Il but posément son breuvage tout enmordillantpresquesansenviedanssonpetitpain,puis,quandileutfini,àpaslents,sanstournerlatêtenid'uncôténidel'autre,ilsortit. Il restaunmomentcommeétourdidans l'interminablegaleriedu rez-de-chaussée.Lesoirn'étaitpasencoretombé,maistoutsombraitpeuàpeudanslapénombre.Àl'angledelabaiequis'ouvraitassezhautau-dessusdusoltombaientlesdernierséclatsdujour.Iln'avaitaucuneraisondesepresser.Enattendant,ilpouvaitflânersansallers'enfermeravantl'heureentrelesmursingratsdelasalledetravail.Lagalerieétait totalement déserte et il éprouva soudainune certaine satisfaction àpouvoir arpenter seul cevideimmenseauboutduquellagrandebaiedispensaituneclartéqui,mêmederrièrelapoussièredesvitres,n'étaitencorequedugris. Mark-Alem était parvenu jusque sous cette fenêtre et, après avoir levé la tête vers le rectangle delumièrecommedepuislefondd'unabîme,ils'apprêtaitàs'engagerdansletournantquand,brusquement,danscetuniversdesourds-muets, ileut l'impressiondepercevoirunbruit. Ils'arrêtaetprêta l'oreille.C'étaitcommeunbruitdepasserapprochantdeplusenplus.Cesontpeut-êtrelesgardiensquicontrôlentlafermeturedesportes,pensa-t-il,etilsedisposaitàs'éloignerquanddenouvellessonoritésle figèrentsur place.À présent, le bruit était plus proche, il venait d'un couloir adjacent à la galerie principale.Mark-Alemsecollacontrelemuretattendit.MonDieu,s'exclama-t-ilenlui-mêmeenvoyantdéboucherdutournantungrouped'individusportantsurleursépaulesuncercueilnoir.Ilsneleremarquèrentpasetdisparurentaussitôtdansleprolongementducouloirlatéral.C'estcefaiseurderêvesvenudeprovince,

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sedit-iltandisquelebruitdepasseperdaitdanslelointain.Ilregardaautourdelui.Ilsetrouvaitjusteàl'endroitoùilavaitvu,l'autrejour,legardienenfactiondevantlespiècesdemiseausecret.MonDieu,songea-t-il,cenepeutêtrequelui! Une angoisse dévorante, qui ne cessait de croître, l'envahit tandis qu'il gravissait l'escalier. Il avaitsouvent pensé au malheureux faiseur de rêves, mais jamais il n'aurait imaginé que son destin pûtl'entraîner jusque-là.Plusieurs fois,à labuvette, ilavaitmêmecherchédesyeuxcecopistequ'ilavaitrencontré,pourluidemandercequ'ilétaitadvenudufaiseurderêves,sionl'avaitfinalementlibéréousionlegardaittoujourslà.Mais,apparemment,l'infortunédétenun'étaitpasparvenuàoubliertotalementson rêve. Ou peut-être était-il stipulé d'avance que tous ceux qui étaient convoqués au Tabir Sarraildevaientfinirainsi?Monstrueux!sedit-il,toutens'étonnantlui-mêmedesonindignationsoudaine:Toutcequetubroiesdéjànetesuffitdoncpas,iltefautaussidévorerdesêtreshumains!... Sur la table, il aperçut un nouveau dossier que le surveillant y avait disposé en son absence. Il lefeuilletaavecpresquedelahaineets'aperçutqu'ilnecomptaitpasplusdecinqousixfeuillets.Ildevaitlesétudiertouscesoir-là.Leslampesavaientétéalluméesdanslasalle.Lefroids'étaitaccentué,carnuln'avait jetédecharbondans lespoêlesdepuis lami-journée. Il semità lire ladescriptiondupremierrêveet,aprèsavoirparcouruquelqueslignes,ilserenditcomptequeletextecouvraitlapageentièreetqu'ildevait,cequiétaitfortrare,continuersurlapagesuivante.Iltournapourvérifierledéveloppementdonnéàladescriptiondecerêve;ayantconstatéqu'elleneprenaitmêmepasfinàladeuxièmepage,nidavantage à la troisième, il découvrit, à son grand étonnement, que les six feuillets du dossier étaientconsacrésàunseuletmêmerêve.Ilneluiétaitjamaisarrivédetombersuruntexteaussilong.Ildoits'agird'unrêvebienparticulier,sedit-il,etilsemitàparcourirletexteendiagonale,sansunregardsurle nom et l'adresse de son auteur. Il allait passer tout ce soir-là aux prises avec ce long délirenécessairementindéchiffrable,voirequellenuitd'angoisse! Le rêveétaitbel etbienainsi : délirant.Généralement, lesdélires étaient confiés auxplusbrillantsinterprètes.Ondisaitmêmeque,longtempsauparavant,àlaSélectionaussibienqu'àl'Interprétation,onlesrangeaitdansundossierparticulierintituléprécisémentDossierdesdélires.Mais,parlasuite,pourdes raisons imparfaitement élucidées (la véritable raison, disait-on, était la tendance à considérer cedossiercommelenecplusultra),cettepratiqueavaitétéabandonnéeet,depuislors,lesdéliresétaientdistribués, selon la nature de leur contenu, parmi les différents groupes de rêves.Néanmoins, dans larépartition du travail, les surveillants des salles avaient soin d'en toujours confier l'explication auxemployéslesplushabiles.Mark-Alemnesavaittropcommentconsidérerlefaitqu'onluienavaitremisun:commeunemarquedeconfianceexcessivedanssescapacitésdelapartdeschefsdel'Interprétation,oubiencommeunactemalveillant?Entre-temps,ilcontinuaitàprendreconnaissancedeladescriptiondurêveavecdeplusenplusdefébrilité.Cerêveparaissaitvraimentextraordinaire.Çacommençaitparune bande d'épouvantails qui sillonnaient une steppe enfuméepar la pestilence de charognes de tigresmortsauXIesiècle.Toutelapremièrepagedutexteétaitoccupéeparladescriptiondelamarchedecesépouvantails, qui, semblait-il, proféraientdes imprécations à l'adresseduvolcanKartoh... retoh... kret(sonnomnecessaitdes'ébouler,exactementcommes'affaissaitsafaceouest),cependantqu'au-dessusdelasteppebrillaituneétoiledémente.Puislerêveurdélirant,quisetrouvaitàproximité,danssoneffortpours'enfoncersousterre,s'étaitheurtéàunfragmentdejourradieux,pareilàundiamantenfouiparonnesaitquidanslagangued'unesimplejournéedutempsuniversel,unfragmentindissoluble,infrangible,indestructiblemême par le feu. La clarté de cet éclat de jour surgi de la boue l'avait ébloui et, ainsiaveuglé,ils'étaitretrouvéenenfer. Quel fou, se ditMark-Alem, sûrement un esprit détraqué ! Il n'en poursuivit pasmoins sa lecture.L'autre partie du texte était consacrée à la description de l'enfer, un enfer différent de celui que l'on

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imagined'ordinaire,unenfernonpaspeupléd'êtreshumains,maisd'Étatsmorts,leurscorpsgauchementétendus les uns à côté des autres : empires, émirats, républiques, monarchies constitutionnelles,confédérations...Hum,fitMark-Alem,tiens,tiens...Contrairementàlapremièreimpressionqu'illuiavaitfaite, ce rêve, en dehors de ses autres aspects, était dangereux. Il tourna la page pour voir le nomdel'audacieuxquil'avaitenvoyéetlut :Rêvefaitdanslasecondemoitiédelanuitdu18décembreparl'hôteX...àl'AubergedesDeuxRobert(pachalikdel'Albaniecentrale).Ah,lecoco,luis'enesttiré!sedit-ilnonsansunsentimentdesoulagement.(Danssonesprits'esquissa,l'espaced'unéclair,lavisionducercueil recouvert d'étoffe noire, qui maintenant voyageait sûrement vers le grand cimetière de lacapitale.)Ilaflairélepiègeautoutderniermoment,pensa-t-il,etilaprislapoudred'escampette!...Ilsecalabiensursachaiseetpoursuivitsalecture.LesÉtatsmortsetdescendusenenfernesevoyaientpasinfliger des châtiments du genre de ceux qu'on imagine généralement être appliqués aux hommes. Enoutre,cetenferavaitlaparticularitéqu'onpouvaitenréchapperetrevenirsurterre.Ainsi,unbeaujour,desÉtatsmortsdepuis longtempsetquetoussefiguraientà l'étatdesquelettes,pouvaient lentementsereleveretréapparaîtreàlasurfaceduglobe.Seulement,àl'instardesacteursquisemaquillentavantderemonter sur scène dans un nouveau rôle, il leur fallait subir quelques retouches indispensables ; ilschangeaientdenoms,d'emblèmesetdedrapeaux,maisn'enrestaientpasmoins,aufond,identiquesàeux-mêmes.Tiens,tiens,murmuraànouveauMark-Alem.Accoutumédèssonenfanceauxconversationssurl'État et les affairesdegouvernement, il devinaaussitôt ledesseinduprétendu faiseurde rêves. Il luiparutévidentquecesonge,hormissondébut,étaitfabriqué.Iltrouvaitmêmeétrangequ'ileûtpupasserlecapdelaSélection.Oupeut-être,entantquerêveprovocateur,l'avait-onlaissépasseràd'autresfins.Maislesquelles?Etpourquoileluiavoirremisprécisémentàlui?Surtoutdecettemanière,avecautantd'urgence, après le temps de travail réglementaire ? Il sentit un frisson lui courir le long du dos.Cependant, sesyeux continuaient dedéchiffrer le texte :J'ai vu l'État deTamerlan, que l'on était entraindepeindrepourrecouvrirsestachesdesang,carilsepréparaitàremonter; j'aivuplusloinl'Étatd'Hérode,quel'onsoumettaitaumêmetraitement:ilremontait,disait-on,pourlatroisièmefoissur terre, et il se relèverait encore on ne savait combien de fois après avoir donné l'impression des'êtreeffondré... Desesdoigts tremblants,Mark-Alemrangea les feuillets.Laprovocationétaitmanifeste.Mais ilnetomberaitpasdanslepiège.Illeurmontreraitdequoiilétaitcapable.Ilallaitprendresaplumeetécriredanssanote:Rêveinventéàdesfinsdeprovocationcontrel'État,danstelouteldessein,comportanttelleet telle insinuations. Oui, voilà ce qu'il allait écrire ! Les États contemporains, y compris l'Empireottoman, n'étaient rien d'autre, selon l'expéditeur du délire, que d'anciennes institutions sanguinairesenseveliesparletemps,puisrevenuessurterrecommedesspectres. Mark-Alem trouva cette formule bienvenue et s'apprêtamême à la coucher d'emblée sur le papier,mais, à cet instant, il fut pris d'un doute. Et si on lui disait : Comment es-tu si bien informé de cesquestions,toi,Mark-Alem?Ilreposasaplume.Àaucunprixilnedevaitpareillements'exposer.Ilferaitmieux de rédiger son explication du délire de manière plus dépouillée. Rêve inventé, sentant laprovocation,envoyédansdesintentionsmalfaisantes,cequevenaitégalementattesterl'absencedenometd'adressedesonauteur. Oui,voilà cequ'il allait écrire,mais, de toute façon, il n'avait aucune raisonde seprécipiter.Tousceux qu'on avait retenus pour ce travail étaient encore là. Mark-Alem regarda autour de lui. L'éclatblafarddeslampesrendaitencorepluslugubrel'aspectdelasalle,avecsesraresemployésdisséminésçàetlà.Lefroidlapénétraitdeplusenplus.Ilauraitmieuxfaitdenepasôtersapelisse.Combiendetempsencoredevraient-ils rester là ? Il notaque seulementdeuxdes employés écrivaient ; les autres,commelui,s'étaientprislatêteàdeuxmainsetméditaient.Leuravait-onremisdesrêvesordinairesou,

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commeàlui,desdélires?Peut-êtresonrêveà luiétait-il leseuldecetteespèce?Lesdéliresétaientplutôtrares,commedesrequinsprisparhasarddanslesmaillesd'unfiletremplidepoissonsordinaires.Malgrétout,ilsepouvaitquelesautresappartinssentégalementaumêmegenre.Cetteirruptionsoudaine,àuneheuresitardive,verslafindutempsdetravailréglementaire...Quelquechoseavaitdûseproduire.Mark-Alemfrissonnadenouveau. L'undesemployésselevaenfin,s'approchadusurveillant,luiremitsondossieretsortit.Mark-Alemrepritsaplume,maisilseditqu'ilavaitencoretoutsontempsetillalâchaunenouvellefois.Rédigerl'explicationneluidemanderaitpasplusd'unquartd'heure.Ilpouvaitrepousserencoreunpeulemomentdes'ymettre.Ilroulaitdanssatêtetoutessortesdesombrespensées. Unedemi-heureplustard,unautreemployés'enfut.Mark-Alemavaitlespiedsglacés.L'idéequesesmainsaussiserefroidissaientdeplusenplusetque,s'ilrestaitencoreuncertaintempsainsi,ilrisquaitdenepluspouvoirmaniersaplume,letirafinalementdesonengourdissementetilsemitàécrire.Àunmomentdonné,ilentenditsortirunautreemployé,maisils'abstintdeleverlatêtepourvoirquic'était.Lorsqu'ileutachevésarédaction,ilputconstaterquetroisautrespersonnes,endehorsdusurveillantlui-même, se trouvaient encore dans la salle. Je vais attendre qu'un autre encore s'en aille, jeme lèveraiensuite,sedit-il.Sapensée,Dieusaitpourquoi,volaverscegîteaunométranged'AubergedesDeuxRobert,oùcedélireavaitétéconçuoufabriqué.Iltâchadesereprésenterlevoyageurauvisagebistrequi,debonmatin,aprèsavoir jeté l'enveloppecachetéedans laboîteaux lettres sansdoute fixéeà laportedelavieilleauberge,s'étaitéloignéavecunrictusdiabolique. Lecraquementd'unechaisel'arrachaàsesréflexions.Unautreemployéétaitparti.Àprésentqu'iln'enrestaitplusquedeux,àpartlui,ilseditqu'ilétaitpréférablequelui-même,étantlefonctionnaireleplusrécemment nommé, s'en allât sinon en tout dernier, dumoins l'avant-dernier. Il attendit doncqu'undesdeux autres fût sorti. Maintenant, je vais me lever, se dit-il enfin lorsqu'il ne resta plus qu'un autreemployé.Peut-êtrelesurveillantespérait-illuiaussiqueceuxquiétaientencorelàeneussentterminéauplustôt. Mark-Alem se redressa et referma son dossier. Il devait être fort tard. À voir ses traits tirés, lesurveillantsemblaittoutaussiharasséquelesautres.Ils'approchadelui,luiremitsondossieret,àvoixbasse,luidit: –Bonnenuit! –Bonnenuit, luirépondit l'autre.Tuconnais lasortie?Ilest tard,et toutes lesportesduTabirsontfermées. –Ahoui?(C'étaitbienlapremièrefoisqu'ilentendaitdireça.)Maisalors,commentsort-on? –Parlacourdederrière,réponditlesurveillant,parlaRéception.Tun'essûrementjamaisalléparlà,maistutrouverasfacilementtonchemin.Àcetteheure-ci,seulesleslampesdescouloirsetdesgaleriesquiyconduisentsontencoreallumées.Tun'asqu'àlessuivre. –Merci. Ildébouchadanslecouloiretconstataqu'ilenétaiteffectivementainsi:leslampesn'étaientalluméesqued'unseulcôté.Ilmarchadansladirectionquiluiavaitétéindiquée,prêtantl'oreilleausondesesproprespasquiluisemblaittoutdifférentdanscettesolitude.Etsijem'égare?songea-t-ilàdeuxoutroisreprises.Peut-être aurait-ilmieux fait de sortir enmême tempsqu'un autre employéqui connaissait lechemin.Au fur et àmesure qu'il avançait, il se sentit gagné par un sentiment d'insécurité.Du couloirprincipal,toujoursensuivantleslampesallumées,iltournadansunpassagelatéraletredébouchadans

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unegaleriedont il apercevait àpeine lebout.Toutétaitdésert.La faibleclartédes lampes seperdaitdanslelointain.Ildescenditdeuxoutroismarchesetaccédaàuneautregalerietrèsétroite,surmontéed'unevoûte.Leslampes,bienqueplusraresetencoreplusblêmes,yétaientégalementallumées.Jusqu'oùvais-jedevoirmarcherainsi?sedit-il.Àunmomentdonné, ileut l'impressionqued'untournantdelagalerie il allaitvoir surgirdevant lui leshommesportant lecercueildu faiseurderêves, errant encoredanslescouloirsdel'immensebâtiment.Sijecontinueàdéambulercommeça,jevaisdevenirfou,sedit-il.S'ils'arrêtaitlà,peut-êtreverrait-ilbientôtapparaîtrequelqu'unquiluiindiqueraitlechemin?oupeut-êtreferait-ilmieuxencorederevenirsursespasversl'Interprétationpourrepartiraveclesdeuxautres?Cettedernièreidéeluiparutlaplussage,maisilfutaussitôtsaisid'undoute:ets'ilneretrouvaitpassonchemin?Lediableseulsavaitsiceslanternesblafardesconduisaientvraimentlàoùilfallait. Mark-Alempoursuivitsamarche.Ilsesentaitlabouchesèche,bienqu'ils'efforçâtdeserassurerlui-même.Auboutducompte,mêmes'ils'égarait,cen'étaitpaslàungrandmalheur.Ilnesetrouvaitniaucœurdelagrandeplaine,nienforêt,maisà l'intérieurmêmeduPalais.Unetelleéventualiténeluienparaissait pasmoins épouvantable. Comment passerait-il la nuit entre cesmurs, ces salles, ces cavesremplisderêvesetdedéliresaberrants?Ilauraitpréféréêtreaucœurd'uneplaineglacialeoudansuneforêtinfestéedeloups.Oui,millefois! Ilpressalepas.Depuiscombiendetempsmarchait-ilainsi?Ileutsoudainl'impressiond'entendreunbrouhahadans le lointain.Cen'est peut-être qu'une illusion, se dit-il tout en reprenant samarche.Peuaprès,lebruitdevoixserépéta,plusnetcettefois,encorequ'ilnepûtbiendiscernerdequelledirectionilprovenait. Suivant toujours l'enfiladede lanternesallumées, ildescenditànouveaudeuxou troismarchesetseretrouvadansunautrecouloir,quidevaitêtreceluidurez-de-chaussée.Lebrouhahasedissipaquelquesinstants,puisserefitentendre,plusproche.Oreillesauxaguets,Mark-Alemmarchaitrapidementdepeurque ne lui échappât ce bruit dans lequel lui semblait résider désormais son seul et unique espoir. Envérité,cette rumeurs'affaiblissaitetse renforçait tourà tour,sans toutefois jamaiss'éteindretoutà fait.Unefoismême,ilcrutl'entendretoutprèsdelui,mais,l'instantd'après,elles'étaitdenouveauéloignée.Ilavançaitmaintenantpresqueaupasdecourse,sansquitterdesyeuxlefondducouloiroùapparaissaitunrectangletroubleéclairédudehors.MonDieu,pria-t-il,pourvuquecesoitlasortiedederrière! C'étaitbienelle.S'approchantencorequelquepeu, il sepersuadaqu'il s'agissaitbiend'uneporte. Ilrespira profondément et ses membres se détendirent aussitôt, à tel point qu'il faillit tituber. Ainsi,chancelant, il fit encore quelques pas en direction de la porte par où, enmême temps que l'air froid,s'engouffraitdanslecouloirlebrouhahaqu'ilavaitperçutoutàl'heure.Lavisionquis'offritbrutalementàsesyeuxlorsqu'ileutatteintleseuilétaitplusqu'étrange:lacourarrièreduPalaisbaignaitdansl'éclatde lanternes fort différentes de celles qui éclairaient l'intérieur, une lumière inquiète que la brumeestompaitparendroits,qu'end'autresendroitselleexacerbaitenenmaculantlepavéhumide,unpavésurlequelallaientetvenaientgens,chevauxetvoitures,certainesavecleurslumignonsallumés,d'autrestousfeuxéteints,dansuneconfusionextrêmepareilleàcelled'uncauchemar.Leséclatslividesdeslanternes,etsurtoutleshennissementsdeschevauxlatraversantentoussensconféraientàcettebrumeusevisionunaspectquasisurnaturel. Mark-Alemétaitdemeurécommerivésurlepasdelaporte,n'encroyantpassesyeux. –Qu'est-cequec'est?demanda-t-ilàquelqu'unquipassait,portantunfaisceaudebalaisdanslesbras. L'autretournalatête,surpris,mais,ayantnotéqueMark-Alemportaitsursapelissel'insigneduTabir,ilréponditd'unevoixaimable:

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–Lesporteursderêves,aga,tunelesvoispas? C'étaient donc vraiment eux ? Comment n'y avait-il pas songé ? Les voilà qui déambulaient, dansleurstuniques de cuir et leurs bottes crottées, cependant que les voitures, avec leurs roues elles aussicouvertesdeboue,arboraienttoutesàl'arrièrel'insigneduTabir. Sonregards'arrêta,àdroitedelacour,surunesalleàauventéclairéedel'intérieur;yentraientetensortaientlesporteursderêves.C'est làquedevaitsetrouverlasectiondelaRéception,dontondisaitqu'elle travaillait de nuit comme de jour.Marchant sur le pavé humide et glissant, dans ce charivarid'hommesetdevoituresdontcertainescherchaientàsegarer,Mark-Alemsedirigeamachinalementversl'auventets'ymitàl'abri.Letumulteétaitencoreplusgrandquedanslacour.Devantdelongscomptoirs,desdizainesdeporteursderêvesquiavaient,semblait-il,terminécequ'ilsavaientàfaireauxguichetsdelivraison, oubienqui attendaient leur tour, buvaient café ou salep, tandis que d'autresmangeaient despetitspainsetdesboulettesdeviandedontlabonneodeurenvahissaitl'atmosphère. Mark-Alemse laissapousserentre les rudesépaulesdeshommesen tuniquesdecuirquipivotaientnégligemmentsureux-mêmestoutenmastiquant,enriant,enjurantàvoixforte. C'étaient donc là ces fameux porteurs de rêves qu'il avait imaginés depuis son enfance comme descourriers quasi célestes parcourant les routes de l'Empire à bord de leurs voitures bleues.Une partied'entre eux avaient non seulement leurs bottes,mais encore les coudes et jusqu'au dos de leur tuniquemaculésdeboue;peut-êtres'étaient-ilssalisdansleureffortpourredresserleurvoiturechaviréeoubienl'unde leurs chevaux renversé ?Sur leurs traits tourmentés se lisaient lesmarquesde la fatigue et del'insomnie.Leurparleraussi,commetout le restechezeux,étaitonnepeutplusdifférentdeceluidesemployéssédentairesduTabir:rude,quelquepeuinsolent,émaillédemotssaléscommeunmetsrelevé.Totalement perduaumilieu de ce brouhaha,Mark-Alem s'étaitmis à happer à la ronde des bribes dephrases. Ici, on pouvait apprendre des nouvelles de tout l'Empire. Les messagers racontaient lespéripétiesdeleursvoyages,leursquerellesaveclesemployésbornésdesprovinces,aveclesaubergistesavinés,aveclessentinellesdespostesdebarragesurlesroutesdespachaliksoùsévissaientdestroubles. Unevoixrauqueattirasonattentionet,sanstournerlatêtepourdévisagerceluiquiparlait,ils'évertuaàdiscernersespropos. –Meschevauxrefusaientd'avancer,racontaitl'homme;ilshennissaientets'ébrouaientsurplace,maissansvouloirbougerd'unpouce.J'étaistoutseuldanslasteppeausortirdeYenisehir,unepetitebourgadeperdueoùj'avaisrecueilliunepoignéederêves,cinqentoutetpourtout,rassemblésduranttoutlemois:imaginezquellieuperduc'était.Meschevaux,donc,n'avançaientpas.Jeleuraisecouélespuces,jelesai fouettés jusqu'ausang,mais ils restaientclouéssurplace,commeils fontd'habitudequandunemortleurbarre laroute.J'ai jetéunregardautourdemoi. Iln'yavaitque lasteppedéserte :aucune tombe,aucunsignedesépulturenullepart.Jemedemandaiscequej'allaispouvoirfairequand,brusquement,j'aipenséaudossierde rêvesque jevenaisd'emporterdeYenisehir. Jemesuisditquec'étaitpeut-êtreàcaused'euxquemesbêtess'étaientpétrifiées.Dureste,lesommeiletlamortnesont-ilspasvoisinsl'undel'autre?Vite,j'aiouvertmonsac,j'enaisortiledossierdeYenisehiret,étantdescendudevoiture,jesuisalléleposerunpeuplusloindanslaplaine.Puisjesuisremontéenvoitureetj'aiexcitéleschevaux.Ilssesontmisenroutesanssefaireprier.Diable,mesuis-jedit,c'étaitdoncbienàcausedeça!Jemesuisarrêtédenouveau,aifaitdemi-touretregagnél'endroitoùj'avaislaisséledossier,mais,dèsquejel'aieuremisdanslavoiture,leschevauxsesontànouveauclouéssurplace,écumantethennissantcommedevant.Qu'est-cequejepouvaisfaire?J'avaistransportédesmilliersderêves,maisjamaisilnem'étaitarrivé une chose pareille. J'ai alors décidé de retourner àYenisehir sans le dossier. Je l'ai laissé au

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milieu de la steppe et j'ai rebroussé chemin.Et là, la bagarre a commencé avec le responsable de lasectionduTabir. Je luidisais :«Jenepeuxpasprendre tes rêves,viensvoir toi-mêmecommentmeschevauxrefusentdefairelemoindrepasdèsquejeplacetondossierdansmavoiture.»Etcerustauddegueuler:«Ilyacinqsemainesquepersonneneprendmesrêves,etvoilàquetoiaussituveuxmaintenantme les laisser sur les bras, je me plaindrai, j'écrirai à la Direction générale, au Cheikh-ul-Islam enpersonne!–Tupeuxteplaindreàquituvoudras,luiai-jedit,meschevauxàmoineveulentpasavanceretcescinqrêvesgaleuxnevonttoutdemêmepasm'empêcherdeportertouslesautresdossiers.»Iln'enapasfalludavantagepourquecegrincheuxseruesurmoi:«Oui,biensûr,disait-il,c'estcommeçaquevousjugeznosrêvesànousautres;naturellement,vouslestrouvezgrossiers,vousn'aimezquelesrêvesdescourtisanesetdesartistesdelacapitale,maislà-hautonaditquecesontnosrêvesquisontdevraisrêves,parcequ'ilsviennentdufinfonddel'Empireetnonpasdegandinspommadés!»Cetteordurenecessaitdepester,aupointquej'aisentimesnerfslâcher,etjenesaistropcommentjemesuisretenudeluitomberdessusàbrasraccourcis.Finalement,jenel'aipasfrappé,c'estvrai,maisqu'est-cequej'aipului en dire àmon tour ! Je bouillais de colère d'être ainsi retardé dansma tournée et j'ai profité del'occasionpourdéchargermabilesurlui.Jel'aiabreuvéd'injures,lui,sonbledperduquinevalaitpasàmesyeuxunsimplequartierdevillage,cettesalesous-préfecturehabitéeparunepoignéed'ivrognesetde gâteux incapables même defaire des rêves convenables, puisque leurs rêves effrayaient même leschevaux !Si çadépendaitdemoi, lui ai-jeencoredit, aprèsuncouppareil, jepriveraisYenisehirdudroit de faire examiner ses rêves pendant aumoins dix ans ! Il est devenu fou de rage et s'estmis àécumerplusencorequemesbêtes.Ilm'aditqu'ilenverraitunrapportàquidedroitsurtoutcequejevenaisdedéblatérer,mais je l'aimenacé, s'il le faisait,de rendrecomptemoi-mêmedes insultesqu'ilavait proférées à l'adresseduTabir. «Comment ? s'est-ilmis àhurler.Moi, j'ai insulté le saintTabirSarrail?Commentoses-tudireunechosepareille?–Oui,tul'asinsulté,luiai-jerépondu,tul'astraitéderepairedecourtisanesetdegandinspommadés!»Alors,cetimbécile,n'enpouvantplus,enestvenuauxsupplicationsetauxpleurs.«Aiepitiédemoi,aga,medit-il,j'aiunefemmeetdesenfants,nefaispasça...» Desriresnourriscouvrirentquelquesinstantslesproposducourrier. –Etaprès,ques'est-ilpassé?demandaquelqu'un. –Surcesentrefaites,voilàqu'arriventlesous-préfetetl'imam.Quelqu'unlesavaitavertis.Quandilsontentendudequoiilretournait,ilsontcommencéparsegratterlatête,nesachanttropquelledécisionprendre.Ilsn'osaientmecontraindreàemporterledossier,carcelaseraitrevenuàmegardersurplace.Chacuns'étaitpersuadéqueleschevauxnerepartiraientjamaisaveccedossier.Quantàadmettrequelesrêvesdeleursous-préfectureétaientmalfaisantsaupointdefaireobstacleaumouvementdescourriers,celanonplus,ilsnelepouvaientpas.Maismontempsétaitprécieux.Jetransportaisplusd'unmillierderêvesd'autresrégions,etceretardpouvaitcoûtercher.Je leuraialorsvidémonsac.Je leuraiditdeveniravecmoidanslaplaineoùj'avaislaisséledossier,pourqu'ilsassistentdeleursyeuxauprodige.Ilsacceptèrent. Ainsi, nous étant entassés dans la voiture, nous avons gagné le lieu-dit au sortir deYenisehir.Ledossierétaittoujourslà.Jel'aisoulevédeterre,jesuisremontéavecluidanslavoitureetj'aifouettéleschevauxquisesontmisàécumeretàhennirsurplace,commesilediablelui-mêmeavaitgrimpédanslavoiture.Puisj'enaidenouveausortiledossier,jeleleurairestitué,etlesbêtessesontmisesàpartiraugalop.J'aialorspenséleslaisserainsi,bouchebée,avecleurdossierentrelesmains,etficherlecamp,maisjemesuisditquejerisquaisd'avoirdesennuisetj'airebrousséchemin.«Vousavezvu ? leur ai-je dit. Vous êtes convaincus,maintenant ? » L'air abasourdi, ilsmurmurèrentAllah !, nesachant trop quel parti prendre. Comme ils cherchaient un moyen de sortir de cette impasse, leresponsabledelasection,terroriséàl'idéequ'ilpouvaitêtrelepremieràpâtirdelasituationpouravoir

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permis l'expéditionauTabird'unrêveaussidiabolique,eut l'idéedetirerunàunlesrêvesdudossierpourdécouvrir lequel était lemauvais,de sorteque lesautresn'eussent à subir aucun tortde son fait.Nousavonstousapplaudiàcette idée,et,sansperdredetemps,nousavonscommencél'expérienceenôtant du sac chaque rêve l'un après l'autre. Il n'a pas été difficile de trouver le rêvemaléfique.Nousl'avonsévacuédudossieretj'aipuainsipoursuivremaroute. –Cen'étaitpointunrêve,maisdupurpoison!fitremarquerquelqu'un. – Et maintenant, qu'est-ce qu'on va en faire ? demanda un autre. Aucune voiture n'est à même del'apporter,n'est-cepas? –Iln'aqu'àresterlàoùilest,ditl'hommeàlavoixrauque. –Maisc'estpossiblementunrêveimportant,d'autantqu'étantdotédecepouvoirextraordinaire... –Ilpeutêtrecommeilveut,fitlecourrier,ilpeutbienmêmeêtreenor!Dumomentqueleschevauxrefusentdeletransporter,çaveutdirequecen'estpasunrêve,maislediableincarné!Tucomprends,c'estlediablecornuenpersonne! –Etpourtant... –Iln'yapasdepourtantquivaille;dumomentqueleschevauxrefusentdel'apporter,ilneluirestequ'àpourrirsurplace,danscemaudittrouperdudeYenisehir! –Non,cen'estpasjuste,ditunvieuxcourrier;jenesaispascommentonfaitdenosjours,mais,demontemps,enpareilcas,onrecouraitauxservicesdecourriersàpied. –Ilexistaitvraimentdecescourriers? –Biensûr, répondit l'autre.Lescasoù leschevauxrefusaientde transporterdes rêvesétaient rares,maisilyenavait.Onseservaitalorsdecourriersàpiedqu'onappelaitjadisdestasse-terre.Certainesvieillesrèglesavaientdubon. –Etcombiendetempsfaudrait-ilàuncourrieràpiedpourapportercerêvedepuislà-bas? –Çadépendnaturellementdeladistanceexacte.MaisjepensequeletrajetdepuisYenisehirdevraitprendreenvironunanetdemi. Deuxoutroisdesprésentsémirentdessifflementsdestupéfaction. –Nevousétonnezderien,ditlevieuxcourrier.Legouvernementestcapabled'attraperunlièvreavecuncharàbœufs! Ils semirent à parler d'autre chose, etMark-Alempoussaunpeuplus loin.C'était partout lemêmeparler bruyant, aux entrées comme au beau milieu de la salle, et jusque devant les guichets de laRéceptionoùlescourriers,suivantunordredontilnecompritpaslescritères,remettaientleursdossiers.L'und'eux,dontilentenditdirequ'ilavaitperdusonsacàdossiersdansuneaubergeoùils'étaitenivré,restaitàl'écart,lesyeuxrougiscommedesbraises,etcontinuaitàboiretoutenmaugréant. De la cour montaient un brouhaha continu de voix, le fracas des roues des voitures sur le pavé,certainesvenantd'arriverdelointainescontrées,d'autress'enrepartantunefoisleurlivraisoneffectuée,et les hennissements intermittents des chevauxqui faisaient tressaillirMark-Alem jusqu'au tréfonds desonâme.Et celavacontinuer ainsi jusqu'à l'aube, sedit-il, l'esprithébété. Jusqu'àdemainmatin,monDieu!serépéta-t-ilauboutd'uninstant,ensefrayantuncheminàtraverslacohuepourrentrerchezlui.

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IV

JOURDECONGÉÀdeuxoutroisreprises,ilseréveillaensursaut,alarméàl'idéed'arriverenretardaubureau.Samain

s'apprêtait à rejeter la couverturequand,de soncerveauembrumépar le sommeil, sourdait soudain lapensée qu'il avait congé ce jour-là, et il replongeait alors dans une somnolence inquiète. C'était lapremièrefoisdepuissanominationauPalaisdesrêvesqu'onluiavaitaccordéunejournéederepos. Ilouvrit finalement lesyeux.Filtrantpar les rideauxdevelours, laclartédu jourparvenaitadouciejusqu'à son oreiller. Il s'étira un moment, puis rejeta sa couverture et se leva. Il devait être tard. Ils'approchadumiroiretcontemplasonvisagegonfléparlesommeil.Ilsesentaitlatêted'unelourdeurdeplomb.Jamaisiln'auraitcruqu'ilseréveillerait,cepremierjourdecongé,plusfatiguéquejamais.Bienqu'ilnefûtpasunlève-tôt,ilaimaitbiencettepremièrepartiedelamatinéequ'ilsereprésentaitcommel'âge nubile du jour, quand n'étaient pas encore sortis du lit les pilleurs de banques, lescartomanciennes,lesallumeursderéverbèresetlesprostituéesausexefatigué. Il se débarbouilla et se sentit un peu plus frais. Il avait l'impression qu'avec un léger effort, ilparviendraitàseremémorerdeuxbrefsrêvesqu'ilavait faitsaupetitmatin.Depuisqu'il travaillaitauTabir Sarrail, il ne rêvait que rarement, comme si les songes – sachant qu'il connaissait à fond leurssecretsetqu'ilauraitpuleurdire:Allezdoncenabuserunautre,pasmoi!–n'osaientplusseprésenteràlui. Commeildescendait l'escalier, ilsentit labonneodeurducafé torréfiéet l'arômedupaingrillé.SamèreetLokel'attendaientdepuisunbonmomentpourlepetitdéjeuner. –Bonjour,leurlança-t-il. –Bonjour,luirépondirent-ellesenleregardantavectendresse.Tuasbiendormi?Tuasl'airtoutàfaitreposé. Il fitouide la têteet s'assitprèsdubrasero remplidecharbons rougeoyants,contre lequelonavaitapprochélatablebasseportantleserviceàcafé.Àprésentque,touslesmatins,ilpartaitprécipitammentaupointdu jour, il enavaitpresqueoubliécetteheurechaleureuseoù les refletsde l'argenterie,de labraise,desrebordsdecuivreduvieuxbraserodomestique,créaient,aveclachichelumièredujour,lasensationd'unéternelmatinbaignédetendresse. Ilmangea lentement,puisprit le café avec samère.Après enavoir aspiré ladernièregoutte, à sonhabitude, elle renversa sa tasse sur la soucoupe etLoke s'approchapour lire dans lemarc.Autrefois,c'étaitlemomentdelajournéeoùonseracontaitenfamillequelquerêvefaitdurantlanuit,mais,depuissanominationàlui,personnenesereprenaitàévoquersessonges.Onavaitcessédelefaireàlasuited'un petit incident qui s'était produit dès la première semaine suivant son embauche au Tabir Sarrail,lorsqu'unedesestantesavaitdébarquéenmenantgrandtapagepourluiraconterlerêvequ'elleavaitfaitlaveille.«Nousenavonsdelachance,s'était-elleexclamé,àprésentnouspossédonslaclédessongesàdemeure,nousn'avonsplusbesoindecourirlesvoyantsetlesbohémiennes!»Ils'étaitrenfrognéetavaitcédé à la colère comme rarement il lui était arrivé. Comment cette pécore osait-elle lui apporter à

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expliquer ses rêves stupides, dépourvus du moindre intérêt? Pour qui le prenait-elle? La tante étaitd'abordrestéeinterdite,puisétaitpartieoffensée,etlescousinesdeMark-Alemavaienteubeaucoupdemalàl'apaiser. Ilcontemplaitlabraisequisemblaitmaintenantexsanguesouslablanchecouchedecendres. –Ilfaitdoux,aujourd'hui,luiditsamère,tuvasallerfaireuntour? –Oui,jepense. –Iln'yapasdesoleil,mais,detoutefaçon,çateferadubiendeprendreunpeul'air. Ilhochalatête. –C'estvrai,dit-il,ilyalongtempsquejenemesuispaspromené. Ilrestaunmomentsansparler,lesyeuxrivéssurlebrasero,puisilseleva,passasapelisseet,aprèsavoirsaluésamère,sortit. Letempsétaiteffectivementcouvert.Illevalatêtecommepourchercheraumoinsquelquestracesdesoleildanscecieldépeuplé,dont lavacuité luiparutsoudain insoutenable. Ilyavaituncertain tempsqu'iln'avaitpasvulecielsurlavilleàcetteheuredujour,etilluisemblaétonnammentpauvreavecsesquelquesnuagesinsignifiantsetsesoiseauxépars,sansintérêt.Depuisqu'ilavaitéténomméauTabir,ilavait fait le chemin à une heure trèsmatinale, généralement parmauvais temps, la tête encore troubled'avoirmaldormi,etilrentraitaucrépuscule,tropfatiguépourprêterattentionàquoiquecefût.Desortequ'aujourd'hui, il regardait la ville comme quelqu'un qui y revient après un bref exil. Ses yeux setournaientdegaucheetdedroite avecpresquede l'étonnement.Àprésent, cen'étaitplus seulement leciel,maistoutlereste,lesmurs,lestoits,lesvoituresetlesarbres,quiluisemblaitdélavé,insipide.Quesepasse-t-il?sedemanda-t-il.Lemondeentierluiparaissaitavoirperdusescouleurscommeausortird'unelonguemaladie. Iléprouvaitunesensationdefroidglacialdanslapoitrine;sesjambes,aprèsavoirfaitparcouriràsoncorps la rue où il habitait, le conduisirent vers le centre ville. De part et d'autre de la chaussée, lestrottoirsdébordaientdemonde,mais lesgens s'ymouvaientàgestes raides,d'uneprécisionmesquine;toutaussichiches luiparurent le roulementdesvoitureset l'appeld'unmalheureuxcrieurpublicsur laplacedel'Islam,quisemblaitexhalertoutelatristessedumonde. Qu'était-il donc arrivé à la vie, aux hommes, à toutes choses ici-bas? Là-bas (il sourit en son forintérieur comme à l'évocation de quelque précieux secret), là-bas, dans ses dossiers, tout était sidifférent, si beau, si plein de fantaisie... Les coloris des nuages, les arbres, la neige, les ponts, lescheminées, les oiseaux, tout était tellement plus vif, plus soutenu! Et lesmouvements des gens et deschoses tellement plus libres, déliés et harmonieux, commeune coursede cerfs à travers le brouillard,défiantlesloisdel'espaceetdutemps!Commecemonde-ciparaissaitenchaîné,avareetfastidieuxauregarddel'autrequ'ilservait! L'air ahuri, il continuait à contempler les gens, les voitures, les bâtiments. Tout était si banal, sipauvrementtriste!Ilavaitdécidémentbienfait,cesderniersmois,denepassortiretdenevoirpersonne.C'étaitpeut-êtrepourcelaqu'onaccordaitsirarementdescongésauxemployésduPalaisdesrêves.Ilserendaitcompteàprésentqu'iln'avaitquefairedecegenrederepos.Illuisemblaitvaind'arpentercettevilleflétrie. Mark-Alem persistait à considérer d'un œil froid ce qui l'entourait. Il se persuadait sans cessedavantagequ'iln'yavaitriendefortuitdanscequ'ilressentait,maisquecetautremonde,là-bas,endépit

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del'exaspérationoùillemettaitsouvent,luiétaitbienplusacceptablequecelui-ci.Jamaisiln'auraitcruqu'il se détacherait aussi vite de cemonde-ci, au bout de seulement quelquesmois d'absence. Il avaitentenduparlerd'anciensemployésduPalaisdesrêvesquis'étaientenquelquesorteretirésdelaviedeleurvivant,etqui, se retrouvantd'aventureen terraindeconnaissance,donnaientalors l'impressiondedébarquerdelalune.Nefinirait-ilpasluiaussi,d'iciquelquesannées,parleurressembler?Etaprès?sedit-il.Regardedonclejolimondequetuabandonnerais!Lespassantsdécochaientdessouriresironiquesàl'adressedesemployéshagardsduPalaisdesrêves,maisilsn'imaginaientpasàquelpointleurpropreexistenceparaissaitarideetmisérableauxvisionnairesduTabir. Il était enfin parvenu devant la terrasse des Cigognes, où il allait généralement prendre son café àl'époqueoùilétait...(enunéclair,sonespriteutécartélemotvivant,puislemotéveillé).Ilétaitdoncarrivédevantcetendroitoùilavaitpourhabitudedeprendresoncafédutempsqu'iln'étaitqu'unjeunehommedésœuvrédelacapitale.Ilpoussalaporteetentradansl'établissementsansunregardàlaronde,ilsedirigeaverslecoingauchedelasalleoùilaimaits'installerd'ordinaire,etpritplacesurunsiège.Ce café lui plaisait, car, à la différence des salons de thé à l'anciennemode, les sofas y avaient étéremplacésparquelquessiègesbasrecouvertsdecuir,particulièrementconfortables.

Lecafetierluiparutavoirleteintterreux. –Mark-Alem!fit-ild'untonsurprisens'approchant,lacafetièreàlamain.Oùavais-tudoncdisparudepuissi longtemps?J'aipenséque tudevaisêtresouffrant,car, franchement, jenepouvaispascroirequetunefaisaispluspartiedemesclients. Mark-Alem remplaça l'explication demandée par un sourire. Le tenancier sourit également, et,approchantsatête,luiditàvoixbasse: –Mais,parlasuite,j'aiappriscequ'ilenétait...Toncafé,commed'habitude,avecunpeudesucre?reprit-ilenvoyantlafiguredesoninterlocuteurs'assombrir. –Oui,commed'habitude,acquiesçaMark-Alemsansleverlesyeuxsurlui. Il étouffaun soupir en suivantdesyeux le filetdecaféqui sedéversaitdans la tasse.Puis, lorsquel'autrese futéloigné, il regardaautourde luipourvérifiersi lesclientshabituelsétaient là. Ilsétaientpresquetousprésents:lehodjadelamosquéevoisine,encompagniededeuxhommesdehautetaillequel'onn'entendaitjamaisémettrelemoindremot;lesaltimbanqueAli,entourécommetoujoursd'ungrouped'admirateurs;unhommechauveetcourtaud,penchécommeà l'accoutuméesurquelquesvieuxpapiersdontlecafetierdisait,selonsonhumeur,qu'ils'agissaitsoitd'anciensmanuscritsquesonclient,unérudit,s'échinait à traduire, soit des pièces retrouvées d'un antique procès, soit encore de quelque inutile etabsconsgrimoiredécouvertdansonnesaittropquelbahutvermouludevieillardgâteux. Et voici les aveugles..., se dit Mark-Alem. Ils étaient assis à leur place habituelle, à droite ducomptoir.«Ah,ilsm'ontfaitbiendutort!luiavaitconfiéunjourlecafetier.J'auraissûrementbénéficiéd'uneautreclientèledechoixsicestypes-là,avecleuraspectrepoussant,n'avaientfréquentémoncaféetoccupétoujours,commepourmefaireenrager,lesmeilleuresplaces!Maisjen'ypeuxrien,jesuiscoincé.L'Étatlesprotège,impossibledeleschasser.»Mark-Alemluiavaitalorsdemandécequ'ilentendaitparL'État les protège, à quoi le cafetier, s'attendant à la question, lui avait répondu par une histoire quil'avaitlaissémédusé.Lesaveuglesquifréquentaientsoncafén'étaientpasdeceuxquiavaientperdulavueparsuited'unemaladie,dequelqueaccidentoud'uneblessureàlaguerre.Sitelleavaitétél'originede leur infirmité, il leseûtaccueillisavecplaisir.Maisc'étaientdesaveuglesd'uneautrenature,et lacausedeleurcécitéétaitfortdifficileàpercer.

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De son enfance, Mark-Alem gardait souvenir, quoique de manière assez floue, du fameux décretaveugleparlequell'Étatavaitdécidéladésoculationdedizainesdemilliersdegensaccusésdemettrel'Empireenpérilàcausedeleurmauvaisœil.Maisc'estlecafetierquiluiexpliquacequis'étaitpasséen réalité: l'angoissegénérale, la chasse auxvictimesdésignées, enfin lapension accordée à ceuxquis'étaient portés volontaires pour être débarrassés de leurs propres yeux. « Tu comprends maintenantpourquoijenepeuxleschasserdemoncafé?Ilssontfiersdeleursacrifice,etvasavoirpourquiilsseprennent:peut-êtrebienpourdeshéros!» Curieusement, en dépit de leur bandeau noir,Mark-Alemne les trouvait plus effrayants. Il avait vuévoquerlà-bastoutessortesderegardsàdonnerlefrisson,etilsereprésentaitmaintenantcesyeux-là,dans leur souverainehorreur, s'ouvrantnonpas surdes frontshumains,mais à la lisièreducielouenplein cœur de la montagne, baignés parfois par un sanglot de lune qui se figeait sur les bords enstalactitesdecire. Non sans nostalgie, à présent, son esprit se laissait aller à vagabonder, par là-bas, vers de calmespénéplaines, des amanderaies, une réserve à coucous, où quelqu'une de ses voisines pouvait luiapparaître à la fois sous les traitsd'une pièce rapportée ou d'un prêtre puceau. Il se prenait parfois àpenserque,d'iciquelquesannées,ni lesmerveillesni leshorreursdecemondene lui feraientplus lamoindreimpression;cen'étaientenfindecomptequedepâlescopiesdecellesdelà-bas,quiavaientpufranchirlalimiteséparantcemonde-làdecelui-ci.Enferetparadissontlà-basconfondus,remarquait-ilchaquefoisqu'ilentendaitprononcerlesmots:quellemerveilleouquellehorreur... Laporteducafés'ouvrit,laissantpénétrerquelquesfonctionnairesduconsulatétrangerinstallédansundesbâtimentsd'en face. Ils continuent àvenirprendre leur café ici, songeaMark-Alem.À la tabledusaltimbanque, le silence s'installa pendant un moment. Autrefois, lui aussi ressentait une certaineexcitationlorsquedesétrangersfaisaientleurentréedansunétablissementoùilsetrouvait,etiladmiraiten secret leur habillement à l'européenne, alors qu'aujourd'hui, bizarrement, même eux lui semblaientdépouillésdetoutmystère. C'étaitl'heuredelamatinéeoùlecaféconnaissaitlaplusgrandeaffluence.IlreconnutlesemployésdelaBanquedesVakoufs,situéeàunevingtainedepasdelà.Puisentralepolicierpréposéaucontrôleducarrefour.Apparemment,ilvenaitjustedequittersonservice.EntrèrentàsasuitequelquespersonnesqueMark-Alemneconnaissaitpas.Delatabledusaltimbanqueetdesesadmirateursmontaunrireétouffé.Vouspouvezrire,songea-t-il;pourvosespritsfrivoles,lemondeestunparterrederoses... Brusquement, comme une sombre nuée, repassa dans son esprit le dîner de l'avant-veille chez sonpuissantoncleleVizir.Ilnel'avaitpasrevudepuisprèsd'uneannée,etquand,rentrantdesontravail,ilavait aperçu, garée devant chez lui, sa voiture arborant la lettreQ sculptée sur ses portières, il avaittressaillicommeàchaquefoisqu'ill'apercevait.Maisilavaitétéencoreplusétonnéd'entendresamèreluidirequeleViziravaitenvoyésavoiturelechercher,etqu'ill'attendait. Malgrél'accueilchaleureuxqu'illuiavaitréservé,leVizirluiavaitparufatigué,maussade.Ilavaitleregardterne,commes'ilavaitmaldormi.Quantàsonélocution,elleétaitentrecoupéedepassagesàvideetildonnaitl'impressionderavalerlamajeurepartiedecequ'ilavaitàdire.Lessoucisdupouvoir,seditMark-Alem.Sononclel'interrogeasursontravail,etlui,d'abordavecunecertainegêne,puisdeplusenplus librement, semit à lui endécrire les divers aspects,mais il lui semblaque leVizir l'écoutaitdistraitement,l'espritailleurs.Bientôt,alorsqu'ilavaitpenséluiraconterquelquechosed'intéressant,ilrougitdeconstaterquenonseulementsononcleétaitaucourantdetout,maisqu'ilensavaitmêmebienpluslongsurleTabirSarrailquetousceuxquiytravaillaient.Illuienparlad'unevoixlente,coupantson

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proposdenombreusespausesetlaissantbeaucoupdechosesdansl'ombre;malgrétout,encecourtlapsdetemps,Mark-AlemenappritsurleTabirSarrailbienplusqueduranttoutelapériodedeservicequ'ilyavaitdéjàaccomplie. Ilsétaienttouslesdeuxseuls,cequines'étaitjamaisproduitjusque-là,leurtassedecaféposéedevanteux, etMark-Alemne comprenait toujours pas pourquoi son oncle l'avait fait venir.Celui-ci parlait àvoixbasse,attisantde tempsàautre lecharbonbrûlantdans lebraserodont laprésencedans lapièceparaissaitl'emportersurcelledeMark-Alem.LeVizirévoqualesrapportsdesQupriliaveclePalaisdesrêves.Commesonneveuavaitpul'entendredire,cesrapports,pendantdescentainesd'années,avaientété des plus embrouillés. Il parut sur le point d'ajouter autre chose, peut-être sur les fiévreux effortsdéployés par les Quprili pour abolir le Palais des rêves, à propos de quoi il avait ouï certainesrumeurs,mais, apparemment, il se ravisa et resta un long moment à attiser la braise en serrantnerveusementletisonnierentresesdoigts.«Cen'estunsecretpourpersonne,dit-il,queleTabirSarrailsetrouvait,voiciquelquesannées,sousl'influencedesbanquesetdespropriétairesdeminesdecuivre,alors que, plus récemment, il s'est rapproché du clan duCheikh ul-Islam. Tu te demanderas peut-êtrequelleimportancecelapeutavoir.Ehbien,c'estdelaplushauteimportance!Cen'estpaspourrienque,cesdernierstemps,onditunpeupartoutquequiconquealahautemainsurlePalaisdesrêvesdétientlesclésdel'État.» Mark-Alemavaiteneffetentendudirequelquechoseàcesujet,maisjamaisdemanièreaussitranchée,etsurtoutpasparuneaussihautepersonnalitégouvernementale.Ilendemeurainterdit,et,commesicelane suffisait pas, le Vizir lui demanda s'il savait ce qu'on faisait des myriades de rêves qui étaientexaminésauTabirSarrail.Cramoisi,ilhaussalesépaulesetréponditquenon.Ilenétaitsimortifiéqu'ilauraitvoulurentrersous terre.Envérité, il luiétaitarrivé,en telleou telleoccasion,desedemander:Qu'en fait-on?– et, sur lemoment, il avait pensé avecnaïvetéqu'une fois extrait leMaître-Rêve, toutcommelorsquelegrainaétéséparédelapaille,letasderêvesinutilesétaitempaquetéetdescenduauxArchives.Mais,àpeineleVizirluieut-ilposécettequestion,ilseditqu'ilétaitabsurdedepenserqu'unetellemontagnederêves,aprèsavoirenfanté la fleur rare, leMaître-Rêve,pûtse trouverainsimiseaurebut.LeVizirluiexpliquasuccinctementquelechoixduMaître-Rêveconstituaitcertesl'unedestâches,évidemmentprimordiale,desemployésdecettesection,àtelleenseignequecelle-cientiraitsonnom.Néanmoins, les préposés auMaître-Rêve avaient aussi pourmission de rédiger des avertissements àl'intention des principales institutions de l'État, ainsi quedes comptes rendus et autres rapports secretsdestinésdirectementauBureaudesurveillance. Mark-Alem buvait ses paroles. Naturellement, avait souligné son interlocuteur, le Maître-Rêvedemeuraitunélémentfondamental,surtoutendesmomentscommecelui-ci,afortioripourcequitouchaitleur propre famille. Le Vizir avait longuement dévisagé son neveu comme pour se convaincre qu'ilcomprenaitbienque lesQuprili ne s'étaient jamais trouvés concernéspardes rêvesquelconquesmaisquasi exclusivement par desMaîtres-Rêves. «Tu vois ce que je veux dire? avait-il ajouté. (Ses yeuxs'étaientcouvertsd'unvoileténu,sombremaisscintillant.)C'estversleMaître-Rêvequeconvergenttousles...» (Denouveau, lesproposduVizirse firentbrumeux,souvententrecoupésdepassagesàvide...)Nombrederumeurscourentàcesujet,jenepréciseraipassiellessontvraiesoufausses,maiscequejetiensàt'indiquer,c'estqu'unMaître-Rêveestcapabledesusciterd'importantesmutationsdanslaviedel'État...(UnelueurironiquebrillafugitivementdansleregardduVizir...)C'estunMaître-Rêvequidonnal'idée du grandmassacre des chefs albanais àMonastir. Tu en as entendu parler? C'est également unMaître-RêvequientraînalarévisiondelapolitiqueenversNapoléonetlachutedugrandvizirYoussouf.Les cas de ce genre ne se comptent plus... Ce n'est pas pour rien que votre directeur, apparemmentmodesteetdépourvudetouttitre,passepourrivaliserenpuissanceavecnous,lesplusinfluentsvizirs...

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» Il eut un sourire plein d'amertume: « S'il peut rivaliser avec nous, reprit-il à voix lente, c'est qu'ildisposed'unredoutablepouvoir,celuiquinesefondepassurlesfaits.» Mark-Alemétaitsuspenduauxlèvresdesononcle.Unredoutablepouvoirquinesefondepassurlesfaits..., répéta-t-il à part soi, complètement subjugué, cependantque le Vizir continuait à lui expliquerqu'aucunedirectiven'étaitjamaissortieninepouvaitsortirduTabir,queleTabirn'enavaitaudemeurantnulbesoin:il lançaitdesidées,etsonétrangemécanismelesdotaitsur-le-champd'unpouvoirsinistre,carcesidéesétaientpuisées,selonlui,auximmémorialesprofondeursdelacivilisationottomane.

«Commejeviensdeteledire,nousautresQupriliavonssouventeuaffaireàdesMaîtres-Rêves...»LesmotsduVizirsortaientdeseslèvresserréescommedessifflements.«Ilsnousontsouventfrappés...» Mark-Alem revit en esprit les nuits de chuchotements et d'angoisses dans sa vaste demeure. LesMaîtres-Rêvesluiapparaissaientsouslaformedevipèresdardantleurscrochets.LesproposduVizirsefaisaientdeplusenplusconfus.Detempsàautre,quelquechosedesespréoccupationsyaffleurait,maisil se hâtait de le recouvrir. Tu aurais dû entrer plus tôt au Tabir Sarrail, dit-il,mais peut-être,mêmeaujourd'hui, n'est-il pas trop tard... De plus en plus obscur, son discours était émaillé d'interruptions,d'hésitations.Mark-Alemnecomprenaitpasoùilvoulaitenvenir.IlsentaitbienqueleVizirnesouhaitaitpasdévoilerlefonddesapensée.MonDieu,maisilaraison,sedit-ilenfin:c'estunhommed'État,alorsquejenesuisqu'unmodesteemployé.Illuidonnaitàentendre,illuidéclaraitquasiexplicitementqu'iln'avait pas été nommé là-bas par hasard. Il devait jouer des coudes, chercher à comprendre tout lefonctionnement dumécanisme, et, ce qui était essentiel, ouvrir les yeux pour, lemoment venu...Maisquoi?quelmoment?fallait-ildemander,sansoserlefaire.Toutétaitsiténébreux...Nousenreparleronstouslesdeux,luiditleVizir,maisMark-Alemsentaitqu'ilhésitaitencoreàs'ouvrirfranchementàlui.Ilrevenait sur le point de la conversation qu'il avait laissé en suspens, yjetait deux ou trois rayons delumière,puissehâtaitaussitôtdetoutéteindre. –Tuasentendudire,jepense,qu'encertainespériodesdecrise,lepouvoirduTabirSarrailtendsoitàdécliner, soit au contraire à croître.Nousvivonsprécisément unede ces périodes, et, parmalheur, lepouvoirduTabirvagrandissant. Mark-Alemseremémoracertainesexpressionssemeusesd'effroi:lunedécouverte,lunerecouverte...Ainsidonc, leTabir seseraithérissé,et lui-mêmen'aurait rien remarqué!Pendant lapleine lune,c'estainsiquelesfoussedéchaînent... Ilauraitaimédemanderàsononcledequellespériodesdecriseils'agissait,maisiln'osapas.Ilavaitbiencruentendreparlerdequelqueprojetdegrandesréformesquiavaiteuledond'irriterleclergéetlacastemilitaire,maisilnesavaitriendeprécislà-dessus.Peut-êtrelesQupriliétaient-ilsmêlésàcetteaffaire? –L'heureestcritique,repritleVizir.LeMaître-Rêvepeutànouveaufrapper... Mark-Alems'efforçaitdenelaisseréchapperaucunemiettedesproposduVizir. –Laquestionqui sepose, reprit-il auboutd'un longsilence,estde savoir lequeldesdeuxmondesdominel'autre... MonDieu,voilàqu'ildivagueànouveau!seditMark-Alem.Etcela, justeaumomentoùil luiavaitsemblésurlepointdeseconfier!

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–Certains,poursuivitleVizir,pensentquelemondedesangoissesetdesrêves,bref,votremondeàvous,estceluiquidirigecemonde-ci.Moi, j'estimequec'estdecemonde-cique toutestdirigé.Quec'estenfindecomptecelui-ciquichoisitet lesrêves,et lesangoisses,et lesdéliresqu'ilconvientdefaireremonteràlasurface,commeunseauremontel'eaudufondd'unpuits.Tuvoiscequejeveuxdire?C'estcemonde-ciqui,danscegouffre,choisitcequil'intéresse. Le Vizir rapprocha encore un peu plus sa tête de celle de son neveu. Dans ses yeux brillait uneeffrayantelueurcouleurdesoufre.

–Onditque,parfoisleMaître-Rêveestfabriquédetoutespièces,lâcha-t-ildoucement.T'es-tujamaisfiguréunechosepareille? Mark-Alem était glacé d'effroi. Fabriqué, le Maître-Rêve? Jamais il n'aurait imaginé qu'un esprithumain osât concevoir pareille horreur, et encore moins ordonner à sa bouche de la formulerexplicitement.LeVizirn'encontinuaitpasmoinsdeluiracontercequ'ondisaitàproposduMaître-Rêve,mais, àdeuxou trois reprises,Mark-Alemsongea :MonDieu,mais il estmanifestequec'est cequ'ilpenselui-même!Ilnes'étaitpasencoreremisdesastupéfaction,etlavoixduVizirluiparvenaitcommeàtraversunfracasd'avalanche.OndisaitdoncquecertainsMaîtres-Rêvesétaientdesfaux,qu'ilsétaientfabriquésauTabirSarrailparlesemployéseux-mêmes,augrédesintérêtsdespuissantsgroupesrivauxau pouvoir, ou selon l'humeur du Souverain. S'ils n'étaient pas tous faux, la moitié au moins étaientfalsifiés. Mark-Aleméprouvait l'irrépressible envie de se jeter auxpiedsduVizir et de l'implorer:Fais-moiquittercetendroit-là,mononcle,sauve-moi!Maisilétaitbienconscientqu'ilnepourraitjamaisformulerunetelleprière,fût-ilassuréquesontravailallaitleconduireàl'échafaud. Enrentrantcettenuit-làdechezleVizir,ilsentitcetteangoisseleharceler.Lavoitureroulaitdanslarueauxréverbèreséteintsetilavaitl'impression,enfermédanscelandaunoirmarquécommed'unsceaufatalduQmajusculesurchacundesesflancs,devoler,solitaireoiseaudenuit,dansleslimbesentredeuxmondesdontnulnesavaitlequeldesdeuxdirigeaitl'autre... Illuifaudraitouvrirlesyeux,lemomentvenu...Maisparquelsignalcemomentluiserait-ilindiqué,quelangeouqueldémonviendraitl'avertir,commentlereconnaîtrait-il,avecquidevait-ilsemettreencontactàtraversleslambeauxdebrumeduTabirSarrail? ...Toutcelaluirevenaitàl'esprit,aucafé,cependantqu'ilfaisaitroulersatasseentresesdoigts.Mêmeàprésent,plusieursjoursayantpassé,ilsentaitsapoitrineétreinteparlamêmeangoisse.QuelquechoselepoussaàtournerlatêteducôtédelatabledesadmirateursdusaltimbanqueAli,quiavaientcessédebavarderetlecontemplaientavecdesyeuxronds. Il en fut agacé. Le cafetier, apparemment, avait fini par leur rapporter que Mark-Alem travaillaitdésormaisauTabirSarrail.Celui-cin'ignoraitpasqu'ilétaitincapabledetenirsalangue,maisêtreàcepoint bavard! En fin de compte, il pouvait aller au diable, lui et les autres curieux! Lui-même neremettraitprobablementpaslespiedsdanscecaféplusdedeuxoutroisfoisdanstoutelasaison.Peut-êtreencoremoins,voirepasdutout. Aufuretàmesurequ'approchaitl'heuredudéjeuner,lecafésevidait.Lesdiplomatesétrangersétaientrepartis,lesemployésdelabanqueégalement.Lesadmirateursdel'acrobateselevèrentàleurtouraprèsavoir jetéundernierregardébahiendirectiondeMark-Alem.Seuls lesaveuglesnebougèrentpas,et,comme ils avaient mis fin depuis un bonmoment à leurs conversations, ils tenaient leurs cous droit,

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commelefontlesgensvexésoufâchésaveclerestedumonde.Cestêtessilencieusessemblaientdire:Lesaffairesdel'Étatmarchent-ellesmieux,maintenantquenosyeux,quileurfaisaientprétendumenttort,ontétécrevés?D'aprèscequenousentendonsdire,lemondeestrestételqu'ilétait,sicen'estpire. Mark-Alemfinitparréglersoncafé,puisselevaetsortit.Ilsedirigealentementverschezlui.Auboutd'uncertaintemps,ilserepentitden'avoirpasprisunfiacre.Ils'étaitengagédanslarueoùilhabitaitquand il perçut des voix qui chuchotaient: « Il travaillemaintenant auTabir Sarrail... » Il fitmine den'avoirrienentenduetpoursuivitsonchemin,latêtehaute.Lemarchanddemarronsetl'agentdepoliceducoinlesaluèrentavecunrespectparticulier.Euxavaientsûrementapprisoùiltravaillait,etdansleursregardsselisaitàprésentunesortedestupeur,commes'ilss'émerveillaientdelevoirencoreenchairetenos,luiquiauraitdûmaintenantn'apparaîtrequesousunaspectquasiimmatériel. Derrière lagrilled'une fenêtrede lamaisond'en face, ildistinguaunesilhouette. Il savaitquedanscettedemeure logeaientdeux joliessœursauxquelles ilavaitplaisiràsonger,mais,aujourd'hui,mêmecettegrillequil'attiraitgénéralementluiparutvide. Voilàquemapremièrevisiteaumondedesvivantstoucheàsafin,sedit-ilenpoussantleportaildelacour.Unbruissementpareilàunfroufroud'ailesaccompagnaitsadéambulation,commesidesbrisesdel'au-delà étaient restées accrochées à son corps. Quelques nuits auparavant, chez leVizir, l'idée qu'ilrisquaitlamortl'avaitaccablé,mais,àprésent,cettemêmeidéelelaissaitindifférent.Lemondeétaitsimornequ'ilnevalaitpaslapeinedesetourmenteràlapenséequ'onpouvaitleperdre. Il ouvrit la porte intérieure et, sans tourner la tête pour voir ce qu'il laissait derrière lui, il entra.Demain..., se dit-il en se représentant les salles froides, les dossiers sur les tables qui l'attendaient.Demain,ilseretrouveraitlà-bas,danscemondeétrangeoùletemps,lalogiquedeschoses,toutleresteobéissaientàdesloisradicalementdifférentes.Etilseditquesionvenaitàluiaccorderunnouveaujourdecongé,ilnesortiraitplusenville.

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V

LESARCHIVESAussitôtaprèslapausedumatin,Mark-Alemfutprévenuquelesurveillantledemandait.Marchantsur

lapointedespiedspournepasfairedebruit,ilsedirigeaverslebureaudesonsupérieur;àquelquespas,ilreconnutd'emblée,posédessus,ledossierqu'illuiavaitremiscematin-là. – Mark-Alem, lui dit l'autre, je pense que tu ferais bien, pour l'un de ces rêves... (les doigts dusurveillantfeuilletèrentrapidementledossier)Tiens,levoici...jepensedoncquepourl'undecesrêves,plusprécisémentpourcelui-ci(iltiralafeuilledutas),tuneferaispasmaldedescendreauxArchives,consulterl'interprétationquiaétédonnéejusqu'icidecetypedesonges... Mark-Alemconsidéraunmomentlefeuilletaubasduquelétaitinscritesapropreexplicationdurêve,puisrelevalatêteverslesurveillant. – Tu feras comme tu veux, reprit ce dernier,mais je pense que tu devrais suivremon conseil. J'ail'impressionquecerêveestimportantet,généralement,dansdescasdecegenre,ilestavisédeseréféreràl'expérienceacquise. –Oui,certainement,jenemetspasvotreparoleendoute.Cependant... –Tun'esjamaisalléauxArchives?lecoupalesurveillant. Ileutungestededénégationdelatête.Lesurveillantsourit. –C'esttrèssimple,dit-il.Ilyalà-basdesgensspécialementchargésdecela.Tun'aurasqu'àleurdiredequellenatureest le rêveàproposduquel tuviens lesconsulter.Danscecas, c'estparticulièrementfacile:lesrêvesfaitsàlaveilled'affrontementssanglantssonttousregroupésensemble.Jesuissûrqu'unregardjetésurquelques-unsd'entreeuxt'aideraàrésoudrepluscorrectementcelui-ci–etlesurveillanttapotadudoigtlefeuilletqu'iltenaitdevantlui. –Assurément,fitMark-Alementendantlamainpourlerécupérer. – Les Archives sont en bas, au sous-sol, dit le surveillant. Tu rencontreras bien dans les couloirsquelqu'unpourt'indiquerlechemin. Mark-Alemsortit àpasmesurés.Une foisdans lecouloir, il inspiraprofondémentavantdedéciderquelle direction il allait emprunter. Mais il se rappela qu'il lui fallait d'abord descendre au rez-de-chausséeet,delàseulement,entreprendresesrecherches. C'est ce qu'il fit. Il lui fallut près d'une demi-heure pour atteindre enfin le sous-sol du palais. Etmaintenant? se dit-il lorsqu'il se retrouva seul dans une longue galerie voûtée, faiblement éclairée delanternesquienjalonnaientdechaquecôtélesparois.Ilcrutentendredespasnonloindeluietpressal'allurepourrejoindrel'inconnu,maislespasdel'autres'accélérèrentàleurtour.Ils'arrêta,l'autrefitdemême.Ils'aperçutalorsquecespasétaientlessiens.MonDieu,sedit-il,c'esttoujourslamêmehistoiredanscemauditpalais!Qu'est-cequeçaauraitcoûtédeplacerquelquespetitsécriteauxpourindiquerladirection des différentes sections? Maintenant, il avait l'impression que cette galerie était de forme

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circulaire. Parmoments, il croyait encore entendre des pas éloignés,mais ce pouvait être aussi bienl'échode l'échodesespas,ou lespasdegensmarchantàd'autresétages.Étrangement,pourtant, il sesentaittranquille.Detoutefaçon,ilfiniraitbienparsortirdelà,commeil l'avaitfait lesautresfois.Ilétaitmaintenanthabituéàcegenredemésaventures.Poursuivantsamarche,ildécouvritquecettegaleriecirculaire était coupée d'autres couloirs plus ou moins larges, mais, craignant de s'égarer davantageencore, iln'osas'engagerdansaucun.Auboutd'unedemi-heure, ileut l'impressiond'êtrerevenuàsonpointdedépartet sedit: Je tourneen rondcommeunchevalsur l'aire... Il s'arrêtaunmoment, inspiraprofondément, puis se reprit à avancer avec une résolution affermie. Cette fois, il s'engagea dans lapremièregalerieadjacentequiseprésentaàlui.Ils'enfélicitaaussitôt.Auboutdequelquespas,ilvituneportesedessinerdansl'unedesparois.Plusloins'enouvraituneautre.Voicidoncoùsetrouventcessacrées Archives, se dit-il avec soulagement, sans pouvoir décider à quelle porte il allait frapper.Comment pouvait-il faire ainsi irruption quelque part en ignorant où il se trouvait? Il ferait peut-êtremieuxd'attendreque l'unede cesportes s'ouvrît d'elle-mêmeetqu'il en sortît quelqu'uncapablede lerenseigner.Ils'immobilisa,nesachantquelpartiprendre.Maissiquelqu'unvenaitàpasseret,levoyantplantélàcommeunpiquet,luidemandait:Eh,toi,qu'est-cequetufabriquesici?...Quellebarbe!sedit-il, et il reprit sa marche. Toujours la même histoire: il avait maintenant l'impression que, depuis sanomination à ce Palais, il ne faisait qu'errer dans les couloirs sans trouver ce qu'il cherchait.C'étaitévidemmentfaitexprès,pourrappeleràtoutunchacunenquelendroitilsetrouvait.Pourtant,onn'avaitvraimentpasbesoindeça !C'étaitdéjàassezdespancartesdisposéesçàet là:«Employé [tabirs ourevers],n'oubliepasun instant le lieuoù tu te trouves !...Prièredenepasdéranger...»Audiable leshésitationsetàDieuvat!sedit-ilfinalement,etilheurtademanièreintempestivelapremièreportequiseprésentadevant lui.Aussitôt samainse rétractaet, l'eût-ilpu, il auraitmême tentéd'effacer lescoupsqu'ilavaitassenés,mais,hélas,ilsavaientbeletbienretentidel'autrecôté.Ilattenditquelquessecondes;aucune voix ne lui parvint de l'intérieur.Alors il se décida et frappa une seconde fois, puis tourna lapoignée,mais la porte ne s'ouvrit pas.Elle est fermée à clef, pensa-t-il, toutesmeshésitations étaientvaines.Ilavançaunpeuplusloin,et,moinstimidementcettefois,frappaàuneautreporte.Celle-ciaussiétaitfermée.Ilessayaencoreàd'autresportes.Toutesétaientcloses.Maisoùsuis-jedonc?sedemanda-t-il,cenesontpaslesArchives? Agacé,ilpressalepaset,toutenmarchant,àgestesbrusques,sansplusfrapper,avecuncertaindépitdont ilnes'expliquaitpasl'origine, ilappuyaitsurchacunedespoignéesmétalliques.Ilavaitunefolleenviedebourrerdecoupsdepiedcesportesmuettes.Etill'auraitsûrementfaitsi,aumomentoùilnel'escomptait plus, l'une d'elles ne se fût soudain ouverte. Il l'avait poussée avec un tel élan qu'il futpresquepropulséenavant.Enunéclair,samainserétractapourtenterderattraperlapoignéeetlatirerenarrière,maisilétaittroptard.Laportes'étaitouverteengrandet,commesicen'étaitpasassez,deuxyeuxstupéfaitsparlabrusqueirruptiondecetindividuàl'airhagardledévisagèrentfroidement. –Quesepasse-t-il?fitunevoixs'élevantdepuislefonddelapièce. Lesyeuxfroidsdel'hommecontinuaientdelescruter. –Excusez-moi,fitMark-Alemenreculantd'unpas.Jevouspriedem'excuser...(Sonfrontétaitperlédesueur.)Jevousdemandepardon! –AgaShahin,quesepasse-t-ildonc?répétalavoixquivenaitdufond. – Rien d'important, répondit l'autre, et, les yeux toujours rivés sur l'importun, il lui demanda: Quecherches-tu? Mortdeconfusion,Mark-Alemouvrit labouchesanstropsavoircequ'ilallaitdire.Parbonheur,sa

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mainselogeadanslapocheoùilavaitfourrélafeuilledepapier. –Jesuisvenuconsulterlesdossiers...commeonlefaithabituellement...pourunrêve,dit-ild'unevoixhésitante.Maisj'ail'impressionquejemesuistrompédeporte.Excusez-moi,c'estlapremièrefois... –Maistunet'espeut-êtrepastrompé... –C'étaitlasecondevoix,cellequi,audébut,s'étaitélevéedederrièrequelquesrayonnagesetqu'ilnelocalisaitqu'àprésent.Unvisagefamilier,avecdesyeuxclairsetrieurs,finitparsemontrer. –Vous!...fit-ilàmi-voixenserappelantaussitôtsonmémorablepremiermatinàlabuvetteduTabirSarrail,oùilavaitfaitlaconnaissancedecethomme.Voustravaillezici? –Oui.Alors,tutesouviensdemoi?ditl'autreenleconsidérantavecsympathie. –Biensûr.Mais,depuiscettefois-là,jenevousaiplusjamaisrencontré. –Moi,jet'aiaperçuunjouràlasortie,maistunem'aspasremarqué. –Ahoui?Jedevaisêtredistrait...J'auraiseuplaisirà... –Tun'avaispasl'airdanstonassiette.Commentmarchetontravail? –Bien. –ToujoursàlaSélection? –Non,j'aiétémutéàl'Interprétation. –Vraiment?fitl'autre,étonné.Tuesvitemontéengrade.Félicitations!Jem'enréjouissincèrement. –Merci.Ici,cesontlesArchives? –Oui,lesArchives.Tuesvenupouruneconsultation? Ilacquiesçadelatête. –Jevaist'aider. L'archivistechuchotaquelquesmotsàsoncompagnondontlesyeux,jusque-làempreintsdefroideur,exprimèrentunevivecuriosité. –Dansquelsecteurveux-tuentreprendredesrecherches?s'enquitl'archiviste. Mark-Alemhaussalesépaules. –Jenesais.C'estlapremièrefoisquejedescendsici.

–Jevaistedonneruncoupdemain. –Jevousensauraigré. L'archivistequittalapièceetMark-Alemluiemboîtalepas. –Jepensaisbienquejeterencontreraisunjour,luiditl'autretandisqu'ilsarpentaientlagalerie. –Jenevousaiplusrevuàlabuvette. –Commentaurais-tupum'apercevoiraveclacohuequ'ilyalà-bas...

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Leurspasrésonnaientàunrythmerégulier. –C'estvraimentaussivastequecela,lesArchives?questionnaMark-Alemendésignantdelatêtelesnombreusesgaleriesquisejetaientperpendiculairementdanscelleoùilsavançaient. –Oui.C'estunvéritablelabyrinthe.Onpeuts'yperdre.Maisn'aiepaspeur,jet'enmontreraitouslesrecoins. –Vraiment? fitMark-Alemqui sesentit submergéd'un flotdegratitude.Maisvousavezpeut-êtreàfaire,ajouta-t-ilàvoixbasse,jenevoudraispasvousimportuner... –Maispasdutout!Jesuistropheureuxdepouvoirrendreunpetitserviceàunami. Confus,Mark-Alemnesavaitquoiluirépondre. –SileTabirSarrailestcommelesommeilparrapportàlavieréelle,repritl'archivisteenpoussantuneporte,lesArchivessontcommeunsommeilencorepluslourdàl'intérieurdusommeilduTabir. Mark-Alem pénétra à sa suite dans une pièce ovale aux murs couverts jusqu'au plafond de hautsrayonnages. –Ilyadesdizainesdesallescommecelle-ci,ditl'archivisteenmontrantdudoigtlesrayons.Tuvoiscesdossiers.Ilssecomptentparmilliers,pournepasdirepardizainesdemilliers. –Ettoussontpleins? –Naturellement, répondit l'archiviste en rigolant. Tu peux reprocher beaucoup de choses aux gens,notammentleurparesse,maisenaucuncasleursommeil!Tout lemondedort,adormietdormira,moncher,depuislecommencementdumondejusqu'àlafindestemps... Mark-Alemvoulutrireparpolitesse,maisenfutincapable. IlsmarchaientmaintenantdansuneétroitegaleriedontlesolparutlégèrementenpenteàMark-Alem.Elle était faiblement éclairée par une lumière lointaine provenant probablement des lanternes d'autresgaleriesoudelagaleriecirculaire. –Ici,ilyatout,ditl'archivisteenralentissantlepas.Tucomprendscequejeveuxdire:sileglobeterrestredisparaissaitunjour,si,parexemple,laTerrevenaitàheurterunecomète,sielleétaitréduiteenmiettes, qu'elle s'évaporât ou simplement sombrât dans l'abîme, si doncnotre globe s'évanouissait sanslaisserd'autretracequecettecaverempliededossiers,ehbien,ellesuffiraitpourfairecomprendrecequ'ilfut.(L'archivistetournalatêtecommepourvérifierquesesmotsavaientproduitleureffetsursoncompagnon.)Tuvoiscequejeveuxdire?Aucunehistoire,aucuneencyclopédie,pasdavantagetousleslivres saints et assimilésmis ensemble, aucune académie, aucune université ou bibliothèque ne sont àmêmedefournirlavéritédenotremondedemanièreaussicondenséequ'elleressortdecesArchives. –Maiscettevéritén'est-ellepasquelquepeudénaturée?serisquaàobjecterMark-Alem. Deprofil,lesouriredel'archivisteluiparutencoreplusironiquequ'ilnel'eûtétédeface. –Quipeutdirequecen'estpascequenousvoyonslesyeuxgrandsouvertsquiestdénaturé,etqu'aucontraire, ce qui est décrit ici n'est pas la véritable essence des choses? (L'archiviste ralentit le pasdevantuneporte.)Tun'asjamaisentendudesvieillardssoupirer:Ah,lavien'estqu'unsonge... Il poussa laporte et entra lepremier.C'était une salle extrêmement longue.Tout comme l'autre, ses

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mursétaientcouverts jusqu'auplafondderayonnagesbourrésdedossiers.Unepile,apparemmentfautedeplace,avaitmêmeétéposéesurlesol.Deuxhommess'affairaientdevantlesrayonnagesdufond. –Dequoiétait-ilquestiondanstonrêve?demandal'archiviste. Mark-Alemtouchadelamainlefeuilletpliédanssapoche. –Illaissaitprévoirlaperteàlaguerredebeaucoupdevieshumaines. –Ah,ils'agitalorsdesrêvesfaitsàlaveilledegrandestueries.Ilssontrangésdansunautresecteur,mais ne t'inquiète pas, nous allons les trouver.Ces rêves-ci(l'archiviste désigna les rayonnages sur sagauche)sontceuxdespeuplesassombris,etceux-là,enface,ceuxdespeuplesradieux. Mark-Alemfuttentédel'interrogersurcequecelavoulaitdire,maisiln'osapas.Ilsuivaitl'archivistequisillonnaitlesétroitspassagesentrelesétagères.L'autres'arrêtadevantunrayonquis'incurvaitsouslepoidsdesdossiers. –Icisetrouvelafindumondeselonlespeuplesquipâtissentd'hiverstrèsventeux. Ileffleuralerayondelamaincommes'ilavaitvoululeredresser,puis,setournantversMark-Alem: –Parfois,luidit-il,lesinterprètesquidescendentauxArchivessontpleinsdesuffisanceetimportuns.Toi,tumeplaisbien,cartuesgentiletj'aivraimentplaisiràtouttemontrer.

–Jevousremercie,fitMark-Alem. Cette longue salle communiquait par une porte très basse avec une autre salle attenante.L'odeur devieux papier se faisait de plus en plus prenante etMark-Alem eut l'impression qu'elle le gênait pourrespirer. –LaRésurrectiondesmorts...,ditl'archiviste.Allah,quelleshorreursn'ya-t-ilpasici!...Enfin,allonsunpeuplusloin.Voici leChaos: laTerreet leCielconfondusdanstouscesrayons.Lavie-mortoulamort-vie,c'estcommetuvoudras...Projetsdevieàoriginesféminines.Àoriginesmasculines...Allonsencoreplusloin.Lesrêveserotiques:toutecettesalleetcellesquiluisontcontiguësensontremplies.Criseséconomiques,dépréciationsdesmonnaies,rentesfoncières,banques,faillites,toutestrassembléici. Tiens, voilà aussi les complots. Les coups d'État étouffés dans l'œuf. Les intriguesgouvernementales... Mark-Alem avait l'impression que la voix de l'archiviste se faisait de plus en plus lointaine. Parmoments,surtoutdanslesgaleriesqu'ilsempruntaientpourpasserd'unesalleàl'autre,ilnedistinguaitpasbiensesmots.Lavoûteenrenvoyaitunéchotremblant: –Maintenant,nant...nant...,nousallonsvoir...oir...oir... les rêvesdecaptivité...apti...apti...vite...vite... Àchaquegrincementdeporte,Mark-Alemtressaillaitjusqu'àlamoelledesos. – Les rêves de la première période de servitude..., fit l'archiviste en désignant les rayonnagescorrespondants,ou,commeonlesappelleencore,lesrêvesdelapremièreservitude,pourlesdistinguerdes rêves postérieurs, c'est-à-dire de la captivité profonde.En fait, ils sont très différents les unsdesautres.C'estcommelespremièresamours,quidiffèrentdessuivantes.Etd'icijusqu'aufonddecettesallesontclasséslesdossiersdesgrandsdélires.

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Les grands délires..., se répéta Mark-Alem sans pouvoir détacher ses yeux des rayons. Jusqu'oùcontinuerait-ild'erreràtraverscetenfer? –Hier, les préposés auMaître-Rêve ont fait ici des recherches jusque tard dans la nuit, lui confial'archivisteenbaissantlavoix.Ilnefautpass'enétonner,caronpeutytrouverréunieslesplusgrandescalamités, à commencer par celles que certains peuples se sontmis récemment à appeler renaissancenationale.Ils'agit,comprends-tu,nonpasdelarésurrectiond'unmort,maisdecelled'unenationentière,legenredechosesdontonn'oseraitmêmepasprononcerlenom...Lesrêvesfaitsàlaveilled'effusionsdesang,m'as-tudit? –Oui,c'estcela. –Envoicilesdossiers.Dansl'ensemble,ils'agitdesrêvesfaitsàlaveilledegrandesbatailles,voire,pourunepartie d'entre eux, à l'approchede l'aube...Labataille deKerk-Kili...Labataille deBayazitYeldremcontreTamerlan.LesdeuxcampagnesdeHongrie... –Ya-t-ilicilabatailledeKosovo?s'enquit-ilàtrèsfaiblevoix. L'archivistelevalesyeux. –Tuveuxparlerde lapremière, cellede1389, livrée, si jeneme trompe, contre tous lesBalkansréunis? –Oui,justement. –Elledoitsûrementyêtre.Attendsunmoment. Il lui tourna le dos et disparut parmi les rayonnages qui ployaient sous le poids des dossiers,apparemmentpourrechercherl'employépréposéàcesecteur.Ilnetardapasàs'enreveniraveclui. –C'esticiquesetrouventlesquelqueseptcentsrêveslaconcernant,faitslaveilledujourfatal,ditl'archivisteen regardant tourà tourMark-Alemet l'employédusecteur,dont la têteaux traitsémaciésacquiesçaitàchacundesesmots.

–Iladûyenavoirdavantage,maisilsontprobablementétéégarés,fitl'employéd'unevoixfluette.Audemeurant,bonnombredeceuxquirestentsonttronqués,commepeuventl'êtrelesrêvestranscritsenhâteaupetitjour. –Vraiment?neputs'empêcherdes'exclamerMark-Alem. Ilavaitsouvententenduparlerchezluidecettetragiquebataille. –LeMaître-Rêveaétéluiaussichoisientoutehâtepourêtreportédèsleleverdujourjusqu'àlatenteduSultan. –OnaeuletempsdechoisirleMaître-Rêve?demandaMark-Alem,l'airébahi. –Bienentendu.Commentfaireautrement? –Etilsetrouveici? –Non,celui-làestconservéaveclesautresdanslasalledesMaîtres-Rêves,fitl'employé. –Nousnousyrendronsaussi,net'inquiètepas,intervintl'archiviste.

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L'employés'étaitquelquepeuéloigné.Mark-Alemavaitétéimpressionnéparsafaçondeparlerd'unebataille remontant à cinq siècles comme d'un événement datant de la semaine précédente.Comme s'ilavaitludanssespensées,l'archivistesoufflad'unevoixétouffée: –LedossierdelabatailleduKosovoesticiparmilesplusconsultés! –Vraiment? –LesautresemployésduTabir,voiredesgensenvoyésd'enhautviennentsouventexprèspourlui.Tumedemanderas sansdoutepourquoi? (Bienque l'employé se fût éloignédavantageencore, il baissa ànouveaulavoix.)UnedesraisonsenestlapolitiqueenverslaRussieetlesSlavesengénéral.ChaquefoisquerègneunecertainetensionavecMoscououquelqueinquiétudedanslesBalkans,toutlemondeseprécipite sur ce dossier. S'y ajoute une autre raison, mais celle-ci, poursuivit-il, mieux vaut pour toicommepourmoiquenousn'ensachionsrien... C'étaitlasecondefoisqueMark-AlemcaptaitquelquesbribesdumystèrerenfermédanscettebatailleduKosovo.Biendesannéesauparavant,aucoursd'undînerchezleVizir,ilavaitcueilliauvolquelquesallusionsàcesecret,maisilétaitalorstropjeuneetn'avaitriencompris. L'archivistefitsigneàl'employéd'approcher. –Voulez-vousquenousouvrionslesdossiers?demandacelui-ci. –Non,pasmaintenant,fitl'archiviste.Nousallonsrevenirdansunmoment,n'est-cepas?dit-ilensetournantverssonjeunecompagnon.Visitonsd'abordtouteslesArchives,aprèsquoitupourrasreveniricietyresterautantquetuvoudras. –D'accord,acquiesçaMark-Alem. Ilsregagnèrentlagalerieoùlavoixdel'archivisteluiparvenaitdédoubléeparl'écho. – Maintenant... nant... nous allons... voir... ons... oir ... ons... ons... oir... les archéorêves... êves...ottomans...mans...

– Comment ça? demanda Mark-Alem quand, une porte ayant été franchie, l'archiviste parut avoirrecouvrésonélocutionnormale. – Les anciens rêves ottomans, répondit-il. Les premiers rêves des fondateurs de l'Empire, ouarchéorêves,commeonlesappelleaussi. –Onlesaconservés? –D'unecertainemanière,oui,dit l'archiviste, toutautantquepeuvent l'êtredetrèsvieillespeinturesmurales.Ilssontlàdanscesdossiers. Mark-Alemsaluad'unsignedetêtel'employésilencieuxquiavaitsurgid'entrelesrayons. –Ilssontpeunombreux,et,pourcetteraisonmême,d'autantplusprécieux,poursuivitl'archiviste.Enfait,ilsnoussontparvenussimutilésquel'onnesauraitydécouvrirquebienpeudechose.Endépitdesrestaurations successivesdont ils ont fait l'objet, à l'instar devieilles fresques, ils sont plusoumoinsrestésenl'état,celuidevisionsdécousues,sansliensentreelles.Ilsn'ensontpasmoinssacrés,danslamesureoù ilsontservidefondementsà l'État.Les interprètesactuelsdescendentsouvent lesconsulterpour s'inspirer de la manière dont on les a expliqués. N'est-ce pas, Fouzoul? dit-il en s'adressant à

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l'employé. –C'estjuste,ditl'autre.Hiersoirencore,plusieursd'entreeuxsontrestésiciasseztard. –Desinterprètesdenotresection?s'enquitMark-Alem. –DuMaître-Rêve.C'estlàquevoustravaillez? Mark-Alemrougit. –Non,jetravailleàl'Interprétation. –LespréposésauMaître-Rêvesemblentdécidémentavoirétépartout,hiersoir,remarqual'archivisted'unevoixquesoncompagnoncrutchargéedesous-entendus.Merci,Fouzoul,lança-t-ilàl'employé. Ilsortitlepremier. –Onadumalàcomprendrequoiquecesoitàcesarchéorêves,mêmeaprèsqu'ilsontétérestaurés,reprit-il en s'adressant à présent à Mark-Alem. J'en ai vu quelques-uns et ils m'ont paru totalementdélavés, commeces vieilles tapisseries sur lesquelles onnedistingueplus aucundessin.Pourtant, lesinterprètespassentdesheuresetdesheuresàsepencherdessus.(L'archivisteritàpartsoi.)Maisjeveuxbien être pendu s'ils y comprennent quelque chose! Ils restent là enpure perte, faisant semblant de secreuser la cervellepour endécouvrir les significationscachées, alorsqu'en réalité ilsnepensentqu'àleurspetitssoucisfamiliaux,àleurtraitementinsuffisant,ouàjenesaisquoid'autre.Ah,voicienfinlesMaîtres-Rêves... Mark-Alemfrissonnacommesi l'autre luiavaitmontréunniddevipères–saufqueceux-ciavaientdepuislongtempscrachéleurvenin.Pourtant,mêmeainsi,ilsn'enparaissaientpasmoinsredoutables. –Ilyenaquelquequarantemilleentout,ditl'archivisteetilsoupira:Allah! Mark-Alemsoupiraluiaussi. –Etmaintenant,repritl'autre,allonsvoirlesrêvesdesSouverains. Mark-Alems'attendaitàpénétrerdansunesalleparticulièrement imposante,maiselleétait identiqueauxautres.Lesrayonnagesetleresteétaientsemblables,àcettedifférenceprèsquelesdossiersportaientsurleurcouverturelesceaudel'Empereur.Au-dessusétaitinscritlenomdechaqueSouverain:Sommeildu SultanMurat Ier, Sommeil du Sultan Bajazet, Sommeil du SultanMehmet II, Sommeil du SultanSolimanleMagnifique.Etainsidesuite... –CesdossiersnepeuventêtreouvertsquesurordreduSouverain,murmura l'archiviste.Quiconqueenfreintcetterèglealatêtetranchée.Etilfitglisserhorizontalementleplatdesamainsurledevantdesoncou. Ilspassèrentensuiteend'autressallesoùsetrouvaiententreposéslesrêvesdespeuplesgiaours,ceuxdelaservitudeprofonde,lesangoisses,quioccupaienttroisgrandespièces,leshallucinations–onavaitlonguementdiscutésurlepointdesavoirsiellesdevaientounonêtreexaminéesauTabirSarrail–,ainsiquelesommeildesaliénésdanslatoutedernièresalle. –Ehbien, jepenseque tu t'es faitmaintenantune idéede ceque sont lesArchives, dit l'archivistecommeilsquittaientcetteultimepièce. Mark-Alemleregardaavecdesyeuxquisemblaientimplorerpitié.Ilsretournèrentjusqu'auxrayonsoùétaitremiséledossierdelabatailledeKosovo,etc'estlàqu'ilsprirentcongél'undel'autre.

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–Quandtuenaurasfini, luidit l'archiviste,suiscecouloir jusqu'àcequetuparviennesàlagaleriecirculaire.Unefoislà,tupeuxallerdansunsensoudansl'autre:tufiniraspartombersurl'escalier. L'employé du service lui proposa de s'installer à une petite table et posa devant lui le dossier quil'intéressait.Avecdesdoigtsgourds,Mark-Alemsemitàfeuilleterlesvieillespagescartonneuses,d'unesorte de papier que l'on n'employait plus depuis très longtemps. Presque toutes étaient constellées detaches.L'encreavaitdéteint,etnombredemotsétaientàpeinelisibles.Mark-Aleméprouvasubitementun violent élancement dans la tête, comme si on lui avait assené un coup de hache. Des mouchesvoletaientdevantsesyeux.Illesgardafermésunmoment,letempsdelesreposer,puislesrouvrit.Ilsemitalorsà lire lentement, sanspouvoir seconcentrer.Quelquechoseéloignait le sensdu textede sonesprit, le faisaitvibrercomme l'échodesproposde l'archivistequand ilspassaient tousdeuxsous lesvoûtesdesgaleries.Ilseforçanéanmoinsàseconcentrer.Lalangueétaitancienne,beaucoupdevocablesluiétaientincompréhensibles;surtout,l'ordredesmotsdanslaphrasen'étaitpasnaturel:unvraipanierdecrabes!Maisildevaitsecontenterdecedontildisposait.C'étaitlapremièrefoisqu'ilconsultaitdestextesaussianciens,datantdecinqsiècles.Peuàpeu,encouragéparlasatisfactiondecomprendreçàetlàquelquechoseàcequ'ildéchiffrait,ilprogressadeplusenplusaisémentdanssalecture.Laplupartdesrêvesétaientdécritstrèsbrièvement,endeuxoutroislignes,certainsmêmeenuneseule,desortequela consultation du dossier n'était pas aussi pénible qu'il l'avait cru d'emblée. Sans l'interprétation quifiguraitaubasdutexte,toutecettelecturen'auraitétéquel'affairedequelquesheures. Bizarrement,Mark-Alemsentit sa fatiguesedissiper.Sesyeuxs'habituaientdemieuxenmieuxàcetypedelettresdepuislongtempsinutilisées.Désormais,l'ordreinsolitedesmotsl'attirait.Peuàpeu,ceslignes parcimonieuses, mutilées, tronquées, l'absorbèrent dans leur univers. La plaine du Kosovo, enAlbanieduNord,où iln'avait jamaismis lespieds,sedéployaprogressivementdansson imagination,visiononiriqueetconfusecommepeutl'êtreundécorconçuparplusieurscentainesdecerveauxassoupis.Etcommesicelanesuffisaitpasencore,cesvisionsbrumeuses,videsdesens,s'accompagnaientd'uneinterprétation qui les rendait encore plus immatérielles. Pourtant, peut-être à cause de la communeangoissedesrêveursavantl'aubedujourfatal,peut-êtreaussiàcausedecelledesgensdésignéspourprendrenotedesrêvesentoutehâte,ceproduitcommundecentainesdecerveauxassoupischacundansson coin, ce tableau bariolé présentait une étrange unité.Avant l'aube déjà, alors que la plaine n'étaitencorehumidequederosée,danslesommeildessoldatselles'étaitrempliedegrandesflaquesd'unsangquis'épaississaitets'assombrissaitaveclatombéedujour,etdanslesmareslesplusanciennesvenaientsedéverserdesruisseauxdesangnouveaud'unecouleurplusclaire,quitendaitàs'obscurcirpeuàpeu,maispasaupointdeseconfondreaveclesangplusancien.Puisc'étaitlafindescombatsaucrépuscule,ladéfaitedesBalkaniques,lamiseàmortduSultanaumomentmêmeoùilseréjouissaitdesavictoire.Puis la tenteoùl'ontransporte lecorpsduSultanassassiné,dont lamortaétécachéeà l'armée,et lesvizirsréunisenpetitcomité,enfin lemessagerquiestalléchercher l'undesdeuxfilsduSultan,JakubTchelebi:Viens,tonglorieuxpèretemande...Leprincequis'avanceverslatenteoùilcroitquesonpèrel'avraimentappelé,sonentréesouslatente,etsapropremiseàmort,desang-froid,àcoupsdehache,parlesvizirssoucieuxd'évitertouteluttepourlepouvoirentresonfrèreetlui... Mark-Alemsefrottalesyeuxcommepourôterlevoilequilesrecouvrait.Quelleétaitdonclavérité,pouvait-onmêmeladécouvrirquandsesfondementss'enracinaientainsidanslerêve?D'autantqu'aucunefrontière bien définie ne séparait le rêve de la réalité, et que tout ce qui avait trait à cette plaine –topographie, intempéries,événements, témoignages–se trouvaitcommeenchevêtré.LesâmesblanchesdetroiscentmilleBalkaniques,danslesdernièresaffresavantdequittercemonde,formaientcommeuneneige immense qui voltigeait, voltigeait au-dessus du sol. Pourquoi le Grand Sultan courait-il, l'airhagard, aumilieude leur tourbillondémentiel, commes'ilvoulait s'enfuir avecelles?Oùvas-tuainsi,

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Padichah?Ressaisis-toi!s'étaitécriédanssonsommeillejanissaireSelimqui,àsonréveil,s'étaithâtéd'aller raconter son rêve. Plus loin, le prince JakubTchelebi, ensanglanté, courait encore à travers laplainesous lesapparencesd'unchevaldépouillédesacrinière.Et,denouveau,desmaresdesang,etl'été, et l'hiver, les saisonsmêlées, et sur cetteplaine tout à la fois lapluie et le soleil, laneigeet laverdure, les fleurs et la désolation hivernale. Il faudrait qu'il pleuve des semaines entières, voire desmois,pour laver toutcesang;puis il faudraitque laneigevienne toutblanchirpourquecettedétresseparaisseenfinrecouverte.Mais,auprintempssuivant,quandlesruisseletssemettraientàcouleràtraversla couche immaculée, ils charrieraientdes caillotsde sang, commesi laneige avait étéblessée.C'estainsi, ôAllah, que par n'importe quel temps, hiver comme été, sous le vent ou la pluiemuette, cetteplaine,là-basenAlbanieduNord... Mark-Alemserappelasoudainque,cesoir-là,ilétaitinvitéchezleViziravecsamère.C'étaitledînertraditionnel au cours duquel on entendait les rhapsodes venus des Balkans. À coup sûr, avec lesBosniaques,ilyauraitaussi,cettefois,lesrhapsodesalbanaisconviésparKurt. Il referma les dossiers et se leva. Il avait mal à la tête d'avoir trop lu, ou peut-être à cause desémanationsdecharbonquisesentaientdavantageausous-solqu'auxétagessupérieurs.Ilsaluad'unsignedetêtelesemployésduserviceetsortit.Sespasretentirentdanslagalerie.Quelleheurepouvait-ilêtre?Iln'enavaitaucuneidée.Là-haut,cepouvaitaussibienêtrel'heurededéjeunerquelepleinaprès-midioumêmelesoir.L'espaced'uninstant, ilfutsaisid'uneinquiétude:ets'ilétaitenretardpourledîner?Mais il se rassura.Le tempsnepouvait avoirpasséaussivite.Cedîner luiparaissait appartenir àunautreunivers,situéquelquepart,toutlà-haut,presquedanslesnuages,cependantque,sursadroiteetsursagauche,sedressaient lesmurssourdsdesgaleriesderrièrelesquelsreposaitdansdesmilliersetdesmilliersdedossierstoutlesommeildumonde.Ilsentaitsesproprespaupièress'alourdir.Qu'est-cequime prend? se demanda-t-il. Qu'était-ce que cette somnolence qui gagnait chacun de ses membres? Ilfrémitde terreur,mais se rassuraaussitôt: c'était sûrement l'effetdesémanationsdecharbon...Eh,quefais-tu, toi, là-bas, tout seul? Pourquoi ne nous rejoins-tu pas?C'est de ce côté-ci que sont la plupartd'entrenous... Mark-Alem pressa le pas pour déboucher au plus vite dans la galerie circulaire, mais ellen'apparaissaittoujourspasàsavue.Plusilavançait,plusilavaitl'impressiondes'égarer.Ets'ilvenaitàs'effondreretqu'ils'endormîtdanscescouloirsdéserts?Ànouveau,ilsentitsespaupièrespesercommeduplomb.Qu'est-cequim'aprisdedescendreici?sedit-il.Ilaccéléral'allure,puissemitàcourir.Lebruitdesespas,démultipliéparl'écho,ajoutaitencoreàsafrayeur.Jenem'endormiraipas!s'ordonnait-ilàlui-même.Non,jenetomberaipasdansvotrepiège! Dieusaitcombiendetempsilauraitpoursuivicettecoursefollesi,àuncroisement,unhommen'avaitbrusquementsurgidevantlui. –Qu'ya-t-il?demandal'autred'unevoixpeurassurée.Ques'est-ilpassé? –Rien,réponditMark-Alem.Oùestlasortie? –Mais,dis-moi,tuestoutpâle.A-t-onsucequis'étaitpassé? –Quoidonc?Jecherchelasortie... –Jet'aidemandésituétaisaucourantdequelquechose.Tuaslevisagecouleurdecendre... –Peut-êtreàcauseducharbon... –C'estqu'entevoyant,j'avaispensé...

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–Paroùsort-on? –Parici,fitl'autre. Mark-Alemfuttentédeluirépliquer:Toiaussi,tueslivide,pourquoimamauvaiseminetefrappe-t-elletant?Maisiln'avaitguèreenviedes'attarderlà,nefût-cequ'uninstant.Pourvuquejesorted'iciauplusvite,gémissait-ilenlui-même.Quejeremontedecepuits! Finalement,l'escalierapparutdevantluietilsemitàengravirlesmarchestroisàtrois,voirequatreàquatre.Ilseretrouvaaurez-de-chaussée,lesoufflecourt.Ilcrutentendreunbruit.Ilseretournaet,àsonétonnement,aperçutungrouped'hommesvêtusdelonguespèlerinesquis'éloignaientpromptementdanslesprofondeursducorridor.

Aupremierétage,ilcroisaunautregrouped'individusàl'airsombre.Dufonddesgaleriesparvenaientd'autresbruitsdepas.Qu'étaient-cedoncquecesalléesetvenues?sedemanda-t-il,etilserappelaalorsl'hommesurlequelilétaittombédanslesgaleriesdesArchives.Ilavaitlesentimentqu'ilétaitentraindese passer quelque chose à l'intérieur du Palais. Il pressa l'allure pour regagner au plus vitel'Interprétation.Auxmornestonalitésquitapissaientlesvitres,ilserenditcomptequelejourcommençaitàdécliner. –Oùétais-tupassé?s'enquitsonvoisindetable.Oùas-tudisparutoutelajournée? –J'étaisauxArchives. L'autreavaitécarquillélesyeux.Iln'yavaitqu'unesemainequ'onl'avaitinstallélà,àtravailleràcôtéde lui, maisMark-Alem avait eu tout le temps de se convaincre que son voisin était avant tout férud'indiscrétions,surtoutdecaractèrepolitique,chuchotéesdeboucheàoreille,interditesetdangereuses,lerisqueétantlepimentquilesrendaitd'autantplussavoureuses.Onpouvaitmêmetrouverétrangequ'iln'eûtpasencoreapprisqu'ilétaitunQuprili. –Ilsepassequelquechose,fit-ilenpenchanttoutsonbusteducôtégauche,versMark-Alem.Tunelesenspas? Celui-cihaussalesépaules. –Oui, j'ai bien remarqué une certaine agitation dans les couloirs,mais je ne sais rien de plus, seborna-t-ilàrépondre. –Onaappelénotrechefàtroisreprises,et,lestroisfois,ilestrevenuavecunemineépouvantée.Onvientdelerappelerpourlaquatrièmefois,maisiln'estpasencoreréapparu. –Dequoipeut-ilbiens'agir? –Sait-onjamais?Cepeutêtretoutetn'importequoi. Mark-Alemfuttentédeluiparlerdel'hommeauvisageeffrayéqu'ilavaitcroiséauxArchives,maiscelan'auraitfaitqu'alimenterentreeuxunnouveauflotdechuchotements.Lesproposdel'archivistesurlesrecherchesquelespréposésauxMaîtres-RêvesavaientmenéestoutelanuitdurantauxArchivesluirevinrentenmémoire.Àl'évidence,ilsepassaitquelquechose. –Onpeuts'attendreàtout,murmurasonvoisin. Pournepassefaireremarquer,ils'efforçaitdeparlersanstournerlatêteverslui,entordantseulement

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lecoindelabouche,commepourimprimerlabonnedirectionàsonchuchotement. –Toutpeutarriver, répéta-t-il,depuis la révocationde fonctionnaires jusqu'à la fermetureduPalaislui-même. –LafermetureduTabirSarrail? –Pourquoipas?Uneagitationpareille...Ceva-et-vientsuspectdanslescouloirs...Ilyadesannéesquejetravailleici,etj'aifiniparconnaîtreleshabitudesdelamaison.Maislecoursdecettejournéenemeditrienquivaille.Parunejournéepareille,onpeuts'attendreàtout... –LeTabira-t-iljamaisétéfermé?interrogeaMark-Alemd'unevoixfrémissante. –Hum,quellequestion!marmonnal'autreentresesdents.Siondevaitenarriver là,malheurànoustous ! ...De fait, j'ai été témoin de certaines périodes sombres où le Souverain, par décret spécial, asuspendu toute consultation des rêves. Mais cela n'arrive que rarement, très rarement même, tucomprends?Danscescas-là,onnetientcomptequedesrêvesduSouverain.LeTabirSarrailestalorscommefrappédedeuil.Ondiraituneruineoùlesemployéserrentcommedesâmesenpeineaulongdescouloirs.Tout semble sur le point de s'éteindre, de rendre le dernier soupir.Les sangsglacés, chacunn'attendplusquelafermeture.Dureste,decetétatdedeuilàlafermeture,iln'yaqu'unpas... Mark-Alem sentit une boule d'angoisse monter du creux de son estomac jusqu'à sa gorge. Il sesouvenait confusément des paroles duVizir. N'était-ce pas l'éventualité qu'il avait évoquée sans pourautantvouloirpréciserdavantagesapensée?Sonvoisincontinuaitdepérorer,maisilnel'écoutaitplus.Ses tempes battaient à se rompre, ses idées s'embrouillaient inextricablement... Au cours de sesinterminablesconversationssurleTabirSarrail,ainsiquelorsdesondernierentretien,siconfusavecleVizir,ilavaitcrucomprendrequeplusleschosestourneraientmalpourlePalaisdesrêves,mieuxellesiraientpourlesQuprili.PluscejourserévéleraitfunestepourleTabir,plusinversement,lui-mêmeauraitmatière à se réjouir. Or, il n'en était aucunement ainsi. L'incertitude qui l'entourait ne suscitait en luiaucunejoie,aucontraire,ellenelefaisaitquetremblerdavantage. Ilprêtal'oreilleaumarmonnementdesonvoisin,maisilavaitdumalàendiscernerlamoindrebribe.L'autresemblaitplutôtparlerpourlui-même.Ilseremémoracejouroùilavaitdemandéàsagrand-mère:«Grand-maman, pourquoi donc te parles-tu ainsi à voixhaute? »Elle lui avait répondu: «Pour fairedeux,monpetit,pournepasmesentirtouteseule...»Mark-Aleméprouval'enviedesoupirertrèsfort,luiaussi, comme sa grand-mère autrefois. Ils étaient si seuls, à ces tables froides sur lesquelles sedéployaientlesvisionsquasidémentiellesdecerveauxinconnus,sanslienaucunlesunsaveclesautres...

–Maispourquoi?fitMark-Alemeninterrompantd'unevoixpresqueéteintelaclabauderiedel'autre.Pourquoicelaseproduit-il? –Pourquoicelaarrive?(Ileutl'impressionquelecoindéformédelabouchedesonvoisindirigeaitvers lui, au lieu des mots, le jet d'un rictus glacial.) Bon Dieu, comment peut-on poser la questionpourquoi?entrelesmursdecepalais?Peut-onjamaissavoirlepourquoideschoses,ici? Ilsoupira.Lesvitres,àprésenttotalementassombries,laissaientdevinerquelanuitétaitbeletbientombée.Lalumièredeslampeséclairaitfaiblementlesfrontspenchéssurlestables. –Tiens,voicilechef,fitlavoixdesonvoisin.Ilestenfinderetour. Mark-Alemregardadansladirectionquel'autreavaitindiquée.

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–Jenetrouvepassonvisageaussidéfaitquetumel'avaislaisséentendre,fit-ildansunfiletdevoix. –Ah?lâchal'autre,puis,auboutd'unsilence,ilajouta:Aufond,tuasraison.Àmoinonplus,ilneparaîtplusavoircetair-là.Espéronsquelesnouvellessontbonnes. Mark-Alemsentitl'angoisseluicontracterdouloureusementl'estomac. –Ilamêmel'airplutôtréjoui,dit-il. –Jen'iraipasjusque-là,mais,detoutefaçon,ilalevisageplusouvert. –Vivementquecettejournées'achève!fitMark-Alem,lesyeuxrivéssursonchef.Ilcrutdécelerdanssonregardunéclatfiévreux.QueDieunousprotège!ajouta-t-il. –Lajournéefinira,elle,maisnous,est-cequ'onpourras'enaller? –Commentça? –Unjourpareil,tucomprendsbienqu'ilpourraitnousarriverdepassericiunenuitblanche. Mark-Alemsesouvintqu'ilétaitinvitécesoir-làchezleVizir,etilfutsurlepointdes'enouvriràsonvoisin.Detoutefaçon,songea-t-il, jedemanderai lapermissiondem'enaller.Oseraient-ils l'empêcherd'allerdînerchezsonpuissantoncle?Ilsefrottalefrontdelapaumedesamain.Etsitoutcelan'étaitquele produit d'une imagination débridée? En fin de compte, ce n'étaient là que des suppositions qui nereposaientencoresur riendeconcret.Desgensdans lecouloir, la figureduchef tourà tourdéfaiteetouverte: comment diantre peut-on en venir à se fonder sur de tels indices! Son voisin était vraimentcinglé,etMark-Alemsedemandacommentilavaitpuselaisserentraînerparsesélucubrations. Lasonnerieannonçantl'arrêtdutravail lefitsursauter.Sonvoisinet luis'entre-regardèrentetMark-Alemfaillitluilancer:Crétin,tum'asfaitfairedumauvaissangpourrien,c'estunjourcommelesautres,voilàlasonneriequiretentitàl'heurehabituelle.Qu'est-cequit'apris,idiot,demeflanquerunefroussepareille? Sonvoisinrefermalepremiersondossieret,luijetantuncoupd'œilcommepourluisignifier:Va-t'envitesansdemandertonreste!–lui-mêmes'enfutentoutehâte.Mark-Alemlesuivit.Lescouloirsetlesescaliersfourmillaientdemonde.Lemartèlementdespas,sourd,anonyme,semblaitébranlerlebâtimentjusquedanssessoubassements.Ilglissasesproprespasparmilamultitudepiétinanteaveclesoulagementdel'hommeapeuréquisedissimuledanslafoule.Àdeuxoutroisreprises,ileutl'impressionquec'étaitunefindejournéetoutcequ'ilyad'ordinaire,mais,aussitôtaprès,iléprouvalesentimentradicalementcontraire.Ducoindel'œil, ilscrutait leprofildesgens,croyantdécelersurleurspommettesl'éclatdequelque fièvre, reflet d'une incandescence profondément enfouie dans leur crâne. Non pas une banaleexaltation,maisunbouillonnementd'impatiencedevantl'inconnu.Balivernes,sedit-ilpeuaprès:iln'yariendeteldanscesvisagesfanésparlafatigueetlesdivagationsdesrêves.Cesontmespropresnerfsquilâchent... Aprèsavoirfranchileportailextérieur,ilsedétachadelafouledesemployés,et,aufuretàmesurequ'ils'éloignaitd'eux,sesappréhensionsluiparurentdeplusenplusabsurdes.C'estcemaniaquequim'afaittournerenbourrique,sedit-il.Lascènequis'étaitdérouléeentreeuxdeuxétaitvraimentduplushautcomique. Ilcherchadesyeuxunfiacrepourrentrerplusvitechezlui.Iltenaitànepasêtreenretardàsondîner.Illevadeuxoutroisfoislamainpourhélerunevoiture,maislescochers,soitqu'ilsnel'entendissentpas,soitqu'ils fussentoccupés,nes'arrêtaientpas.Mark-Alemn'étaitpasdeceuxquiosentcrierdepuis le

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borddelachaussée:Hep,cocher!Ilpréféraitalleràpied,souslapluieoulaneige,plutôtqued'attirerl'attention sur lui.Heureusement que les passants sur les trottoirs étaient plus rares que d'habitude: ilpouvait avancerplusvite.Si tout le chemin jusqu'à chez lui était ainsi, àdemidésert, il aurait tout letempsdesechanger,voiredeprendreunbainavantledîner. Abîmédanssesréflexions,ilenavaitpresqueoubliésescraintesantérieuresquandquelquechosedontlui-même,surl'instant,neréalisapasexactementcequec'était–unpetitcridesurprise,unpasprécipité,unchuchotementàsescôtés?–luifitleverlatêteetregarderendirectionducarrefour.Deuxpatrouillesétaientpostéesenpleinmilieu,examinantlespassantsd'unregardsoupçonneux.Quesepassait-il?Iln'eutpasletempsd'échafauderlamoindrehypothèse,apercevantunpeuplusloinuneautrepatrouille,puisuneautre encore. Il y a des soldats partout, constata-t-il.L'angoisse dont il s'était cru délivré au sortir duPalais des rêves le reprit. Les autres passants lorgnaient eux aussi du coin de l'œil les patrouilles.Certainstournaientmêmelatêtetoutens'éloignant,pourlesobserverunedernièrefois. Auboutdequelquesinstants,ayantfaitunboutdecheminsansapercevoirdenouveauxuniformes,ilsedit :Peut-êtren'est-cequ'unhasard?Lesgensentraient et sortaientdespetits estaminetsdisséminés lelongdelarue,etnullepartonneremarquaitlemoindresigned'alarme.VoilàaussilecaféLesNuitsduRamadanoù,commeàl'accoutumée,sefaisaitentendredelamusique.Oui,sedit-ilpourladixièmefois,c'estsûrementunhasard.Etpuis,n'avait-ilpasdéjàvuuneautrefoisdespatrouillessurcetteplace?Ilsesouvenaitmêmequ'ellesvérifiaientl'identitédespassants.Oui,c'estmanifestementunhasard,serépéta-t-il.D'autantquelaBanquecentraleétaittouteproche:quisait,peut-êtreredoutait-onuneattaqueàmainarmée,oun'était-celàqu'unesimplemesuredeprécaution... Devant leministère des Finances,Mark-Alem eut l'impression qu'on avait augmenté le nombre desfactionnaires,maisiln'eutpaslecouragedetournerlatêtepours'enassurer.Lesréverbèresémettaientune lumière blafarde et il grommela: Qu'ils aillent donc au diable! sans trop savoir lui-même à quis'adressait cette malédiction. Le tremblement qu'il s'était efforcé de maîtriser l'avait repris. Quand ilarrivadevantlePalaisduCheikh-ul-Islam,ils'étaitpersuadéquerien,danscetteagitationinsolite,n'étaitdûauhasard, et qu'il sepassait vraimentquelquechose.Un important rassemblementde soldats et depoliciers,prèsd'undemi-bataillon,étaitmassédevantlesgrillesdeferforgé.Ilsepassequelquechose,murmura-t-il.Quelquechose...maisquoi?Complot?Tentativedecoupd'État?Étatde siège? Ilvoulutpresserlepas,maisenfutincapable.Angoissé,ilsesentaitlesjambesencoton.Vite,serépéta-t-il,plusvite,maisilsentaitquetouteffortétaitvain.Ilsongeaàsondîneretàcettevieillecoutume,dontilétaitmêmequestiondansleurgeste,selonlaquelle,chezlesQuprili,onn'annulaitjamaisundîner. SurlepontduCroissant,ilaperçutànouveaudessoldatscasqués,maisilétaitdésormaisdansunétatd'âme que rien n'était plus susceptible d'aggraver ni d'alléger. Voilà qu'il atteignait enfin sa rue auxsombres châtaigniers, qu'il entrevoyait les lumières du premier étage, chez lui. De loin, il distinguadevant sa porte la forme d'une voiture, et, s'en étant approché, il parvint à discerner, sculptée sur laportière,lalettreQ.Soulagé,ilrespiraetentra.

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VI

LEDÎNERSoucieux de ne pas inquiéter samère,Mark-Alem s'abstint d'abord de lui faire part de ses doutes,

mais,uneheureplustard,lorsqu'ilsmontèrenttousdeuxenvoiturepourserendrechezleVizir,ilneputseretenir: –Aujourd'hui,ilarégnéunecertaineagitationauPalais. –Comment?fit-elleenluiagrippantlamain.Del'agitation?Pourquoidonc? – Je n'ai rien pu apprendre de précis.Mais, en rentrant, j'ai croisé en chemin un grand nombre depatrouilles. Ilsentitlamaindesamèretremblersurlasienneetserepentitaussitôtd'avoirparlé. –Maispeut-êtren'est-ceriendutout,larassura-t-il.Peut-êtren'étaient-celàquedevainesrumeurs. –Etqu'as-tuentenduraconter?demanda-t-elled'unevoixétranglée. –Oh,dessottises!fit-ilens'efforçantdeprendreuntondésinvolte.IlparaîtqueleSouverainauraitrenvoyéleMaître-Rêved'hier.Maiscen'estpeut-êtrepasvrai.Ilsepeutquecetteagitationaitunetoutautrecause. Lefracasdesroues,rompantlesilence,leurparutinsoutenable. –SileSouverainavraimentrenvoyéleMaître-Rêve,cen'estpassansimportance,ditlamère. –Maisjet'assurequ'iln'yapeut-êtreriendegravedanstoutcela. –Alorsc'estpire.Celaveutdirequecequisepasseestplusinquiétantencore. Jen'auraisdûluiparlerderien,songeaMark-Alem. –Maisquepeut-ilyavoirdeplusinquiétant?fit-ildumêmetondétaché. Lamèresoupira. – Peut-on savoir? Je ne connais pas grand-chose à vos affaires, là-bas. Toi-même, tu m'as parléd'erreursd'interprétationpossibles,d'inspectionssoudaines.Mark,dis-moilavérité:tuneteseraispasembarquédansquelquesalehistoire? Ils'efforçaderire. –Moi?Jenesuisvraimentaucourantderien,jetelejure.Aujourd'hui,j'aipassétoutelajournéeausous-sol, auxArchives. C'est seulement quand j'en suis remonté que j'ai entendu dire qu'il se passaitquelquechose. Àtraverslefracasdesroues,ilentenditànouveausamèrepousserunprofondsoupirpuis,prononcésàmi-voix,cesmots:QueDieunousprotège!

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Derrièrelesvitres,àlalumièreblafardedeslanternes,ilsdistinguaientàpeinelessombresbâtimentsdepartetd'autredelarue,et,çàetlà,quelquesrarespassants.Etsiledînerétaitdécommandé?seditMark-Alem.Au furet àmesurequ'ils approchaientdupalaisduVizir, cette idée l'obsédaitdeplusenplus.Mais ilserassura:c'étaitd'autantplus impossiblequ'ilétait liéà leurépopéefamiliale,doncauxfondementsmêmesdeladynastiedesQuprili.Non,ilnepouvaitabsolumentpasêtrereporté.Enfait,ilnesavaittroplui-mêmes'ilsouhaitaitqu'ilfûtannuléounon.Quoiqu'ilensoit,lorsqu'ilaperçutdeloinleslampesalluméesàl'entréedelaportedupalais,puislesvoituresdesinvitésgaréeslelongdutrottoir,il éprouva une sensation de soulagement. Il eut l'impression que samère soupirait elle aussi, commedélivréed'unpoids.VoicilesgardesduVizirauxgrilles,etleresteàl'avenant,commetouslessoirsderéception:leschandeliersallumésdepartetd'autredel'alléemenantdelagrilleauperron;lemajordomeà l'entrée et un agréable parfum de menthe flottant à l'intérieur. D'emblée, on avait le sentiment quel'inquiétudedecejourfinissantn'étaitpasdenatureàpouvoirfranchirlesportesdupalais. Mark-Alemetsamèrepénétrèrentdanslegrandsalon.Placésaumilieudelapièce,deuxbraserosenargent répandaient une douce chaleur qui semblait se marier au rouge foncé des tapis et au légerronronnementdelaconversation. Ilyavaitlàquelquesprochescousins,toushautplacés,plusieursvieuxamisdelafamille,lefilsduconsuld'Autriche,ungrandgarçonblondavecquiKurtQuprilis'entretenaitenfrançais,etdeuxoutroisautres invitésqueMark-Alemneconnaissaitpas. Ilentenditsamèredemanderàvoixbasseà l'undesvaletsoùsetrouvaitleVizir,etl'autreluirépondrequesonmaîtreétaitàl'étage,maisqu'ilnetarderaitpasàdescendre.Mark-Alemsesentitapaisé.L'angoisseglacéequil'avaittransiduranttoutecettefindejournée,commeunehumiditémaléfique,s'évaporaitdesoncorps. Lesvaletsservirentdurakidansdesgobeletsd'argent.Àtraverslebourdonnementdesconversations,ils'efforçadecapterceque l'oncleKurtet l'Autrichiensedisaientenfrançais.Aprèsunverrederakiqu'ilvidad'untrait,ilsesentitenvahiparuneboufféed'euphorie.Auboutd'unmoment,sonregardcroisaceluidesamèreetildétournalesyeux.Elleavaitl'airdeluidire:Qu'étaient-cedoncquecessornettesquetumedébitaistoutàl'heure? L'entrée au salon du Vizir glaça sur-le-champ l'atmosphère. Ce n'était pas tant à cause de son airsombre,familieràlaplupartdespersonnesprésentes,qu'enraisond'unecertaineabsencequiselisaitsursestraits,commes'ils'étonnaitdelesvoirtouslàetattendaitqu'ilsluidisentpourquoiilsétaientvenus.Aprèslesavoirsalués,ilrestaunmomentplantédevantl'undesbraseros,tendantlespaumesau-dessusdelabraisecommepourlesréchauffer.SescernesparurentàMark-Alemencoreplusmarquésquel'autrefois,lorsdeleurmémorabledîner. Ayantapparemmentsentiqu'ildevait intervenirpour restaureruneambiancenormaleencedébutdesoirée, Kurt alla murmurer à son frère quelques mots que Mark-Alem eut du mal à saisir, mais quidevaient concerner l'Autrichien, car leVizir lui répondit tout en s'adressant dans lemême temps à cedernier, lequelsemitàhocher la têteavecrespectcependantqueKurt lui traduisait lesproposdesonaîné.L'atmosphèreenfutquelquepeudétendue.Lesinvitésseremirentàdeviserdeuxàdeux,tandisquel'Autrichien continuait de s'entretenir avec leVizir, toujourspar le truchementdeKurt.Mark-Alem futtentédes'approcherpourentendreleurspropos,maisundesescousins,lechauve,quiavaitsoupéchezeuxlaveilledesonentréeauPalaisdesrêves,luidemandaàvoixbasse: –CommentmarchetontravailauTabir? –Bien,réponditMark-Alem,nonsansplisserlescommissuresdeseslèvresdansuneexpressionquivoulaitplutôtdire:commeci,commeça.

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–Tutravaillesàl'Interprétation? Ilfitouidelatête.Dansleregarddesoncousinétincelaitunelueurironique,maiscelaluiétaitbienégal.Lui-mêmen'avaitd'yeuxquepoursononclepréféré,Kurt: jamais ilne luiavaitparuaussibeau,aussiélégantdanssoncoldurd'uneblancheurimmaculéequi jetaitsurtoutsonvisagecommeunéclatenchanteur.Envérité,ileuttôtfaitdesepersuaderquelepivotdecettesoiréeétaitprécisémentKurt,quiavaitconçul'étrangeinvitationauxrhapsodesalbanais.Ilétaitimpatientdepouvoirenfinentendrecetteversionalbanaisedeleurépopéequileurétaitrestéejusque-làinconnue,commelafaceinvisibledelaLune.

Uninvité,apparemmentledernierattendu,entraens'excusantdesonretard: – Il règne dehors une certaine agitation, dit-il. Les forces de l'ordre procèdent à des contrôlesd'identité. Quelques invités cherchèrent des yeux le regard du Vizir, mais ces mots parurent ne point l'avoireffleuré.Ilsaitsûrementcequisepasse,pensaMark-Alem,sinon,detelsproposnelelaisseraientpasaussi indifférent. Il ne paraissait pas avoir remarqué non plus son neveu, comme s'il avait totalementoublié la conversationdécousuequ'ils avaient eue lorsde cette soirée,quelques semaines auparavant.Encoreuneheureplustôt,Mark-Alems'étaitdemandés'ilnedevaitpasraconterauVizircequis'étaitproduit au Tabir Sarrail. Le moment n'était-il pas venu pour lui de se tenir sur ses gardes?Mais, àprésent,àlevoiraussiinsouciant,lui-mêmesesentitrassuré. Apaisé,ilsemitàcontemplerlesdessinsdugrandtapispersan,leplusgrandetleplusbeauqu'ileûtjamaisvu,cadeaud'anniversaireduSouverainauVizir.C'étaitl'undesraresobjetsàavoirconservépourluitoutesabeauté,maintenantque,depuissonentréeauPalaisdesrêves,lemondeentiers'étaitcommeétioléàsesyeux. S'il en détourna son regard, c'est que son attention fut attirée par le silence qui s'était subitementinstalléautourdelui.LeVizirfaisaitminedevouloirprendrelaparole.Ilannonçaàses invitésqu'ilsallaientbientôtentendrelesrhapsodesvenusd'Albanie,puis,pendantetaprèsledîner,selonlacoutume,lesrhapsodesslavesquichanteraientdesmorceauxdelagestedesQuprili. –Fais-lesvenir,ditleViziraumajordome. Auboutd'unmoment,lesrhapsodesentrèrentaumilieud'unprofondsilence.Ilsétaienttrois,vêtusdecostumescaractéristiques,deuxd'âgemoyen,letroisièmeplusjeune,chacuntenantsonfrêleinstrumentde musique entre ses mains. Toute l'attention de Mark-Alem se concentra en premier lieu sur cesinstruments, des lahutas, comme on les appelait, très semblables aux guslas des rhapsodes slaves. Ilressentitenfaitlemêmeétonnement,sicen'estlamêmedéception,qu'ilavaitéprouvéenaguèreàlavuedes guslas. Ayant tellement entendu parler de cette fameuse geste, il s'était imaginé que, de quelquemanière, les instrumentsdemusiqueaccompagnantcechantseraienteuxaussiextraordinaires,pesants,majestueux,redoutables,etquelesrhapsodesdevraientlestraînerpéniblementderrièreeux.Orlaguslan'étaitqu'unsimpleinstrumentenboispourvud'uneseulecordeetquel'ontenaitfacilementd'uneseulemain.Illuisemblaittoutàfaitincroyablequecevilmorceaudeboiséquipéd'unecordepûtredonnervieàl'amplegesteantique.Etmaintenantqu'ilvoyaitlalahuta,sadéceptionétaitencoreplusaiguë.Depuisqu'ilavaitentenduKurtluiparlerdelaversionalbanaisedeleurépopée,ils'étaitdit,sanstropsavoirpourquoi,quelalahutaalbanaise,parsonaspect,viendraiteffacerlablessurequelaguslaavaitfaiteàson imagination. Il s'attendait à trouver dans la lahuta un instrument non seulement lourd et imposant,

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maisencorecommetrempédusangquis'associaitdanssonespritàlacruautéde leurépopée.Or,elleétait tout aussi rudimentaire que lagusla: lamême caisse en bois percée d'une ouverture sur sa facesupérieureettraverséeparlamêmecordesolitaire. À présent les rhapsodes se tenaient debout entre les deux groupes que les invités avaient formésspontanément de part et d'autre du leur. Ils avaient la chevelure blonde, le regard clair. Plutôt que lemépris,leursyeuxsemblaientexprimerlerefusd'accueillirtoutcequileurétaitproposé,lerenvoyantenbloc. Lesvaletsservirentauxrhapsodesdurakidansdesgobeletssemblablesàceuxqu'ilsavaienttendusauxautresinvités,maislesAlbanaissebornèrentàleseffleurerdeslèvres. –Ehbien,vouspouvezcommencer,ditenalbanaisleVizir. L'undesrhapsodess'assitsurunescabeauqueluiavaitapportélemajordome,ilposasalahutasursesgenoux,puis, lesyeux fixés sur lacordede son instrument, restaunmoment silencieux.Aprèsquoi samain droite éleva l'archet puis l'abaissa en le posant sur la corde. Les premiers sons de l'instrument,faibles et monotones, témoignèrent d'une sorte d'obstination à revenir à leur point de départ. C'étaitcommeunelongue,troplonguecomplaintequivousétreignaitlagorge.Mark-Alemseditquepourpeuqu'il continuât encore, tous allaient bientôt se sentir étouffer. Tarderait-il à accompagner ces sonscorrosifs de paroles? La question se lisait dans les yeux de tous. Il fallait que pareille musique fûtenveloppée de paroles, autrement cette corde, avec son gémissement prolongé, allait leur racler l'âmejusqu'àlalaisserensang. Lorsquelerhapsodeentrouvritenfinleslèvrespoursemettreàchanter,Mark-Alemsesentitquelquepeu soulagé. Mais, tout comme le son de son instrument, la voix du rhapsode avait quelque chosed'inhumain.Oneûtditque,parunesingulièreopération,elleavaitétédépouilléedetouteslesintonationsquotidiennes,pournegarderqueleséternelles.C'étaitunevoixoùlagorgedel'hommeetlagorgedelamontagne semblaient s'être longuement accordées pour abolir entre elles toute distinction. Et ellesdevaient s'être entendues aussi avec d'autres voix de plus en plus lointaines pour se fondre avec lacomplaintedesétoiles.Desurcroît,et lavoixet lesparolesétaient tellesqu'ellesparaissaientpouvoiraussibien sortir de labouchedevivantsquedemorts.Unaccord avait également été scellé avec lesombresetcetteentente-làparaissaitlaplusétroite,laplusaccomplie. Mark-Alemnepouvaitdétacher lesyeuxde la finecorde solitaire tendueau-dessusde lacaissederésonance. C'était cette corde qui sécrétait la complainte, et la caisse, en dessous, la répercutait enl'amplifiantdansdesproportionseffrayantes.Soudain,ileutlarévélationquecettecagecreuseétait lapoitrine contenant l'âme de la nation à laquelle il appartenait. C'est de là que montait, vibrante, lacomplainteséculaire.Ilenavaitdéjàentendudesfragments,maiscen'étaitqu'aujourd'huiqu'illuiétaitdonné de l'entendre dans son intégralité.Ce creux de la lahuta, il le sentait à présent dans sa proprepoitrine. L'autre rhapsode semit à chanter laBalladedupont, et dans le profond silencequi régnait,Mark-Alemeut l'impressiond'entendre lescoupsdesmaçonsqui,dans le soleil froid, construisaient lepontéclabousséparlesangdusacrifice,cepontqui,avecsonnom,allaitrefilerauxQuprilisamalédiction. Bienquel'angoisseluiétreignîtlapoitrine,ilsesentitbrusquementuneirrépressibleenviedejeterauxortiessondemi-prénomorientaletd'apparaîtresousunnouveau,l'undeceuxqueportaientlesgensdesaterrenatale:Gjon,GjergjouGjorg. Mark-GjonUra,Mark-GjergjUra,Mark-GjorgUra...,serépétait-ilcommes'ils'évertuaitàs'habituer

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àsondemi-prénomdesubstitutionchaquefoisqu'ilentendaitprononcerlemotUra,leseulqu'ilcomprîtparmilesparolesdurhapsode. Soudain,estompécommeunrêvequirevientà lamémoire, lui traversal'esprit lesonged'uncertainmarchand, où il était question d'un instrument de musique dont les sonorités se faisaient entendre aumilieud'unterrainvague.Ilnesesouvenaitpasdesdétails,ilserappelaitseulementavoird'abordvoulule jeter à la corbeille à papiers, puis l'avoir laissé passer. Et maintenant, il avait brusquementl'impressionquel'instrumentdemusiquequiyétaitdécritressemblaitétrangementàlalahuta. Lerhapsodecontinuaitdechanterdelamêmevoixvibrante.Kurt,lesyeuxenflamméscommeparunaccèsdefièvre,nelequittaitpasduregard.Detempsàautre,iltraduisaitàvoixbasseunpassage,peut-êtrequelquesversdelacomplainte,àl'Autrichienquiécoutait luiaussiavecuneattentionextrême.LeVizir,sesyeuxvoiléssoulignésdecernesdeplusenplussombres,restaitimmobile,lesmainscroiséesdevant lui. Mark-Alem saisissait çà et là le sens de certains vers, mais la plupart lui demeuraientdifficilementintelligibles.

Tuastrouvélatombe,ôtoi,liéparlabessa!

Insensiblement,ilserapprochaducoinoùétaientassissonjeuneoncleetl'Autrichien.Kurts'efforçaitprécisémentdeluitraduirecevers.Mark-Alem,quicomprenaitunpeulefrançais,prêtal'oreille. –Riendeplusdifficileàtraduire,disaitKurt.C'estmêmequasiimpossible... Pour une part grâce à ce qu'il parvenait lui-même à comprendre, pour une autre en écoutant latraductionqu'enfaisaitKurt,Mark-Alems'évertuaitàsuivreletextedel'épopée. –Ils'agitd'unvivantquivaprovoquerenduelsonennemisursatombe,expliquaKurtàl'Autrichien.Macabre,non? –Magnifique!réponditl'autre. –Lemort,exaspérédenepouvoirselever,sedébatetgémit,poursuivitKurt. MonDieu,sedit-ilsoudain,toutestlimpide!Defait,toutétaitdésormaisonnepeutplusclair.Cettecaissedelahutaétaitlatombeoùsedébattaitlemort.Sesgémissementsmontaientd'enbas,donnaientlefrissoncommeriend'autren'eûtpulefaire. –Etvoicimaintenantleschouettes,cesoiseauxdemalheur,ditKurtàvoixbasse. Ponctuantchacunedesesphrases,l'Autrichienhochaitlatêteensigned'acquiescement. –C'estlepreuxZuk,aveuglétraîtreusementparsamèreetl'amantdecelle-ci,quierreparlesmontsenneigéssursamontureégalementaveugle. –Aveugléparsamère!MonDieu!s'exclamal'Autrichien.MaiscelaévoqueL'Orestie!DasistdieOrestiaden! Mark-Alem s'étaitmaintenant glissé tout près d'eux afin de ne pas perdre une bouchée de ce qu'ilsdisaient. Kurt allait poursuivre son explication quand, à ce moment précis, un bruit insolite se fitentendre. La plupart des personnes présentes tournèrent la tête, certaines vers la porte, d'autres endirection des fenêtres. Le bruit se renouvela, mêlé à quelques cris aigus, puis, dans le brouhaha, onentenditfrapperdescoupsviolentsàlaporte.

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–Qu'est-cequec'est,quesepasse-t-il?firentquelquesvoixinquiètes.Puistousseturent.Lerhapsodeinterrompitsonchantetilsefitunprofondsilence.Denouveau,onfrappaplusviolemmentencore. –MonDieu,qu'est-cequecelapeutbienêtre?laissaéchapperquelqu'undansunsouffle. ToussetournèrentversleVizirdontlevisageétaitsoudaindevenud'unepâleurdecire.Onentenditune porte s'ouvrir, puis un cri très bref, suivi d'un lourd piétinement qui se rapprocha. Les invités,pétrifiés,avaientlesyeuxbraquéssurlesportes.Enfindecompte,ellesfurentbrutalementpousséesdudehorset,surleseuil,débouchaungrouped'hommesenarmes.Quelquechose,peut-êtreleQd'orgravéau-dessusdescheminées, lavuedes invités,oubienuncridontnulne sutdequellegorge il avaitpujaillir, parut alors les retenir un moment sur place. Seul l'un d'eux s'avança et, avec des yeux quisemblaient privés de la vue et ne trouvaient apparemment pas ce qu'ils cherchaient, dit sans regarderpersonne: –LapoliceduSouverain! Toussetaisaient. –LevizirQuprili?fitl'officierquiavaitapparemmentfinipartrouverceluiqu'ilcherchait. Ils'avançaencorededeuxpasendirectionduVizirets'inclinaprofondément: –Excellence,j'aireçuunordreduSouverain.Permettez-moidel'exécuter. Celadit,ilsortitdesonseinundécretqu'ildépliaaussitôtsouslesyeuxduVizir.Touteslesaltérationssusceptibles de bouleverser les traits de ce dernier s'étant déjà manifestées, la cire de son visagedemeurafigée. Mais,pourl'officier,cetteexpressionpétrifiéeavaitvaleurd'approbation. –Vospapiers!s'écria-t-ilensetournantbrusquementverslesinvités,et,d'unmouvementdelatête,ilfitsigneàseshommesd'entrer. Ilsétaientunedemi-douzaine,tousenarmes,arborantsurlecoletlecasquelesinsignesdelapoliceimpériale. –Jesuisétranger!fit,dansledébutdeconfusionquis'étaitmisàrégner,lavoixdel'Autrichien. Mark-Alemcherchaenvainsamèredesyeux.Unevoixquisevoulaitsévère,maiscontenuedanssarudesse,répétaitparintervalles:«Parici!Parici!» Uneportelatéraledonnantsurlesaloncontiguavaitétéouverteetonypoussaitunepartiedesinvités. –KurtQuprili,ditàvoixfortel'undespoliciersenledésignantàsonchef.C'estcethomme. L'officierseportaverslui.Ileutletempsdetirerdesmenottesdesapocheavantdel'atteindre. Mark-Alemvitl'officier,àgestesrapidesetsûrs,joindred'unemainlesdeuxpoignetsdeKurtet,del'autre, luipasser lesmenottes.Curieusement,Kurtn'ébauchapas lemoindregestede résistance. Il sebornaitàcontemplerlesmenottesd'unairsurpris.Commeunepartiedesinvités,Mark-AlemtournaalorslatêteversleVizir,s'attendantàlevoirmettreuntermeàcettescèneabsurdequin'avaitquetropduré.MaislevisageduVizirdemeuraitfigé.Toutautreauraitpupenserquel'impassibilitédupuissantVizirfaceàl'outrageperpétrésoussonpropretoittenaitàlacrainte,maisMark-Alemdevinaquelacausedesa résignation était tout autre. C'était l'antique réflexe des Quprili, qui, en pareilles circonstances,

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rééditéesdesdizaines etdesdizainesde foisdans l'histoirede leur famille, sécrétait lemasquede laruptureavec la réalité. Ily avaitdans ses traits à la foisdu fatalisme,de l'absenceetde la lassitude.Mark-Alemfutprisdel'enviedes'écrier:Réveille-toi,reprends-toi,Vizir,mononcle,tunevoisdoncpascequiestentraindesepasser?Mais,danslesyeuxduVizir,mêmes'ilssuivaient,commeceuxdesautres,lasortiedeKurtenchaîné,luisaitunregardquiparaissaitdesoumission.Ondevinaitquesonvrairegard s'étaitportéau loin,dansonne saitquelpuitsmystérieuxoù s'étaitpeut-êtremiseenbranle lamachine étatiquequiavait engendré cemalheur.MonDieu, pourvu qu'il soit en train de réfléchir à lamanièred'arrêtercettemachine,seditMark-Alem,s'approchantdeluicommepourvérifierqu'ilenétaitbienainsi.Et,peut-êtreparcequ'ils'étaitavancétropprèsdelui,peut-êtreparsimplehasard,lesyeuxduVizir croisèrent fugitivement les siens. En ce bref instant, dans ce regard qui fusa comme par unedéchiruresoudaineen traversdesonfront,Mark-Alemeut l'impressionde trouver l'explicationdesonentretienconfusavec lui, lorsdecettesoiréemémorable,etsoudain,douloureusement,soncerveaufuttranspercéparl'idéequetoutcelaavaitàvoiraveclePalaisdesrêves,aveclui-même,Mark-Alem,etque,cettefois,lesQupriliavaientsansdouteétéprisdecourt... Il sentit deux mains le pousser brutalement vers la porte du salon attenant. Au moment où il enfranchissaitleseuil,sonregards'arrêtauninstantsurlesrhapsodes,toujoursisolésdelapetitefouledesinvités. –Mark!fitladoucevoixdesamèredèsqu'ilfutentré.(Ilseseraitattenduàuncriouàunsanglot,mais,étrangement,cettevoixétaitpresqueplacide:)Quesepasse-t-ildansl'autresalon? Ilhaussalesépaulessansrépondre. –J'étaisinquièteàtonsujet,luimurmura-t-elle.MonDieu,qu'est-ceencorequecemalheurquivientnousfrapper? Ilputconstaterquelaplupartdesinvitéssetrouvaientàprésentregroupésdanscesalon.Detempsàautre,onentendaitunevoixdemander:«Qu'est-cequisepasselà-dedans?Çavadurerlongtemps?» –OnaemmenéKurt?interrogeasamère. –Jecroisqueoui. Ellesecontrôle,sedit-il.Cen'estpaspourrienqu'elleestuneQuprili.Malgrétout,ilnotaqu'elleétaitpâlecommeunlinge. Toutàcoup,dederrièrelesportesdecommunicationentrelesdeuxsalonsparvinrentdescrisvibrants,suivisd'unfracasetd'ungémissement. Suivantlemouvementd'unepartiedesinvités,Mark-Alemfitunpasendirectiondesportes,maissamèreleretintparlebras. Del'autrecôté,onentenditdenouveauxcris,puislebruitd'uncorpsquis'effondraitparterre. –Wasistlos?fitl'Autrichien. –Lesportessontfermées. Touslesvisagesétaientblancsdepeur. Mark-Alemsentaitlesdoigtsdesamèreplantéscommedesgriffesdanssonavant-bras.Dederrièrelaportejaillitunautrecridéchirant,quis'éteignitaussitôt.

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–Quiest-cequivientdecrier?demandaquelqu'un.Cettevoix... –Cen'estpascelleduVizir. Onentenditencore,venantdel'autrepièce,commelebruitd'uncorpstombantlourdement,etunAh!effrayant. –MonDieu,quesepasse-t-il? Pendantquelquesinstants,toutlemondesetut.Puis,perçantlesilence,unevoixdéclara: –Ilssontentraindemassacrerlesrhapsodes. Mark-Alemseprit levisageentrelesmains.Del'autresalonparvenaitmaintenantunclaquementdebottesquis'éloignait.Quelqu'unsemitàtournerlespoignéesdesportes. –Ouvrez,pourl'amourduCiel! Celledugrand salon restait fermée.Maisuneautreporte s'ouvrit,donnant suruncorridor intérieur.Unevoixs'éleva:«Parici,parici!» Les invités sortirentà la file, commedesombres, sauf l'und'euxqui,évanoui, s'était écroulé surunsiège.Lecouloir,faiblementéclairé,seremplitd'unbruitdepas. –N'aurait-onpastuéKurt?fitquelqu'un. –Non,maisonl'aemmené. –Parici,messieurs-dames,disaitunvalet;lasortieestparici. –WoistKurt?

Lepetitcortègedesinvitésdébouchadanslecorridorprincipallongeantlegrandsalondontlesportesenverredépolilaissaienttransparaîtrequelquessilhouetteshumaines.D'unmouvementbrusque,presquebrutal,Mark-Alem se dégagea de l'étreinte de sa mère et s'approcha pour voir ce qui se passait là-derrière.Unedesportesétant restéeentrouverte,sonregardembrassa,par l'entrebâillement,unpandusalon.Toutyétaitsensdessusdessous.Puissesyeuxtombèrentsurlescorpsinertesdedeuxrhapsodesétendus par terre, presque collés l'un à l'autre. Un troisième cadavre gisait un peu plus loin, près dubraserorenversé,levisageenpartiecouvertdecendres.Lespoliciersétaientrepartis.Iln'yavaitquelesvaletsquimarchaientsilencieusementsurletapisjonchéd'éclatsdeverre.Surlemur,ilaperçutl'ombreimmobileduVizir,etilluisuffitdepousserunpeulaportedudoigtpourlevoirenpersonne,toujoursdanslamêmeattitudefigéedetoutàl'heure.MonDieu,touts'estpassésoussesyeux!pensa-t-il.EtiltrouvaquelesyeuxduViziravaientquelquechosedecommunavecleséclatsdeverreéparpilléssurlesol. Brusquement,ilsentitlamaindesamèrel'empoigneretletirerobstinémentverselle.Iln'eutpaslaforcedeluirésister.Ilavaitenviedevomir. Levestibuleétaitpresquedésert.Parlaporteprincipale,laisséeouverte,onapercevaitleslanternesalluméesdesvoituresquis'ébranlaientl'uneaprèsl'autre. –Toutlemondeestparti,ditsamèred'unevoixàpeineaudible.Etnous,qu'allons-nousfaire? Ilneréponditpas.

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Undesvaletséteignit les lustres.Derrière lesportesdugrandsalon,c'était toujours lemêmeva-et-vientsilencieux.Quelquesinstantsplustard,lesvaletstransportèrentlescadavresdesrhapsodesenlestenantparlesbrasetparlesjambes.Levisagedutroisième,celuiquiétaitàdemicouvertdecendres,étaitparticulièrementhorribleàvoir.LamèredeMark-Alemavaitdétournélatête;lui-mêmeavaitdumalàseretenirdevomir,mais,malgrétout,ilsentaitqu'ilnepouvaits'éloignerdelà.Lederniervaletsortitenemportantlesinstrumentsdemusique.Peuaprès,touslesserviteurss'enrevinrentausalon. –Qu'est-cequ'onfait?murmuralamère. Ilnesavaitquoiluirépondre. Les portes du salon étaient désormais grandes ouvertes et samère et lui virent les valets rouler legrandtapismaculédetachesdesang. –Jenepeuxpasregardercelapluslongtemps,dit-elle.C'estau-dessusdemesforces. Dans le salon aussi, on éteignait à présent les lustres. Mark-Alem tournait la tête de droite et degauche,incapabledeprendreunedécision.Lesinvitésétaientsûrementtousrepartis.Peut-êtresamèreetluiferaient-ilsbiendes'enallereuxaussi?Oupeut-êtreleurfallait-ilrester,commelefontlesprochesdelafamillequandlemalheursurvientdansunemaison.Maiseussent-ilsvoulurentrerchezeuxqu'ilsenauraientétébienincapables.Ilshabitaientfortloinet,surtoutparunenuitpareille,ilsnepouvaientfairelecheminàpied.Quantàtrouverunfiacre,mieuxvalaitnepasysonger. Laplupartdeslustresavaientétééteints.Quelqueslampesseulementrestaientalluméesçàetlàdansles escaliers et les couloirs intérieurs. La vaste demeure se remplissait de chuchotements. De rareslaquais allaient et venaient comme des ombres, portant des chandeliers dontles lueurs jaunâtres serépandaientfaiblementjusqu'auboutdescorridors. –MonDieu!lâchaitdetempsàautrelamèredeMark-Alem.Maisqu'était-cedoncquecettehorreur? Àunmomentdonné,unedesportesgrinçaetdelapénombredugrandsalonsurgitleVizir.Àlonguesenjambées,commeunsomnambule,ilgravitpromptementl'escalierplongédansunedemi-obscurité. –LeVizir,ditlamèredeMark-Alemenluieffleurantlamain.Tul'asvu? Quelquesinstantsplustard,unvaletdévalantl'escalierquatreàquatrepassaentrombedevanteuxetsortit.Presqueaussitôtaprès,ilsentendirentlebruitd'unevoiturequis'ébranlaitpouronnesaitquelledestination. Mark-Alem et sa mère restèrent un long moment dans la pénombre, suivant des yeux les petitesflammes des chandeliers portés dans une direction ou dans l'autre, vers tel ou tel recoin de la grandedemeure.Nulnesesouciaitd'eux.Ensilence,ilssortirentparlaporteentrouverteetsedirigèrentverslahautegrille.Lessentinellesétaienttoujourslàenfaction.Mark-Alemserappelaitmallecheminjusqu'àchez lui. Quant à sa mère, elle s'en souvenait encore moins, ayant toujours fait ce trajet en voiturecouverte.

Auboutd'uneheure,ilsmarchaienttoujours,commençantàsedemanders'ilsnes'étaientpointégarés. –MonDieu,quellenuitnoire!marmonnalamère.Pasuneâme,pasmêmeuncorbeau... –Hein?sursautaMark-Alem.Garde-toidedéparler,jet'ensupplie!

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–Jenedéparlepas.Jedemandeseulement:pourquoicettenuitnoir-de-corbeau?... Bientôt, ils perçurent au loin le fracas des roues d'une voiture qui se rapprochait à vive allure.S'écartantbrusquement,ilssecollèrentaumuret,lorsquelevéhiculelesfrôla,Mark-Alemcrutdistinguerdansl'ombrelalettreQsculptéesurl'unedesportières. –Ilm'asembléquec'étaitlavoitureduVizir,dit-ilàvoixbasse.Peut-êtrecelle-làmêmequiestpartietoutàl'heure. Samèreneluiréponditpas.Lefroidetl'humiditédelanuitlafaisaientfrissonner. Peuaprès,uneautrevoiture les frôla toutaussi fougueusement,et,bienque la ruenefûtpasdu toutéclairée,Mark-AlemcrutydistinguerdenouveaulalettreQ.Ilesquissamêmedanslenoirungestedelamaindansl'espoirqu'elles'arrêteraitetlesreconduiraitchezeux.Maislavoiturefilaetseperditdanslabrume.Mark-Alem se convainquit qu'il était absurde d'espérer l'aide de qui que ce fût, par cette nuitd'angoissesillonnéedeQmajusculesquivrombissaientenlesfrôlantcommedesoiseauxdemalheur. Ilétait largementminuitpassélorsqu'ilsparvinrentenfinchezeux.Prised'unmauvaispressentiment,Lokenes'étaitpascouchée.Enpeudemots,ilsluiracontèrentcequ'ilsvenaientdevivreetlaprièrentdeleurprépareruncafépourseremonter.Danslebrasero,ilrestaitencoreunpeudebraisequeLokeavaitrecouverte de cendres afin de pouvoir, comme à l'habitude, s'en servir pour faire repartir le feu lelendemainmatin,mais cette braise était insuffisante pour dissiper les frissonsqui leur parcouraient lecorps. Mark-Alemnetardapasàmonterdanssachambre,maisilneréussitpasàs'endormir. Àsonlever,àl'aube,iltrouvasamèreetLokedanslapositionoùillesavaitlaissées,ramasséessurelles-mêmesau-dessusdubraseropresqueéteint. –Oùvas-tu,Mark?luidemandasamèred'unevoixterrifiée. –Aubureau,répondit-il.Oùvoulez-vousquej'aille? –MonDieu,maisas-tutoustesesprits?Unjourpareil! AvecLoke,elles'efforçadeleconvaincredenepasserendrecejour-là–neserait-cequecejour-là–à sonmaudit travail, de prétexter quelque indisposition, d'invoquermême une raison plus grave pourjustifiersonabsence,maisdenes'yrendreàaucunprix.Ilneparvenaitpourtantpasàs'yrésoudre.Ellesle supplièrent encore, surtout samère, qui lui baisa lesmains, les lui baigna de ses larmes, alléguantqu'enunjourpareil,leTabirSarrailn'avaitpeut-êtrepasmêmeouvertsesportes.Maispluselleinsistait,plusils'obstinait.Ilparvintfinalementàs'arracheràelleet,refermantlaportederrièrelui,gagnalarue. Il faisait particulièrement froid, ce matin-là. D'un pas rapide, il s'élança dans la rue qui, commed'habitude à cette heure, était quasi déserte. Les rares passants, leurs visages emmitouflés dans deschâles,semblaientencoreassoupis.Satêteàluin'étaitpasmoinsengourdiequelesleurs.Ilnes'étaitpasencoreremisdelascènedelaveille.Demêmequecertainescréaturesmarinessécrètentautourd'ellesunnuageprotecteur, soncerveauavaitapparemmentconçuune façondesegarderde toutepensée lucide.Parmoments,ilenarrivaitmêmeàdouterqu'ilsefûtvraimentproduitquelquechose.Ils'imaginaitalorsquetoutcelan'avaitétéqu'undélire,deceuxdontsesdossiers,là-bas,auTabirSarrail,abondaient.Lavérité,cependant,telleuneaiguille,parvenaitàtranspercersoncerveau,lequelnetardaitpasàretomberdans son engourdissement pour, après une accalmie, être repris par le douloureux élancement. Il avaitobservé que, dans le cas de tourments de ce genre, son réveil, passé la première nuit, étaitparticulièrementpénible.Là,ilsesentaitplutôtdansunétatfluide,intermédiaireentrelesommeiletla

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veille. Et c'était aussi l'impression que lui faisaient le mondeautour de lui, les murs des immeublesparsemésdetachesd'humidité,lespassantsauxvisagescouleurdecendrequisemultipliaientaufuretàmesurequ'ilapprochaitducœurdelaville.Ildistinguaitparmieux,àlamanièredontilspressaientlepas – manière peut-être unifiée par leurs communs horaires –, les employés des ministères et desadministrationscentrales. Etvoicique,devantlePalaisduCheikhul-Islam,ilaperçut,plusnombreuxencorequelaveille,lessoldatsde laGarde.Sur leurscasquesmouilléspar la roséenocturne jouaientde troubles reflets.Dessoldatsétaientpostésaucarrefourdevantlabanque.Apparemment,l'étatd'exceptionn'avaittoujourspasétélevé.Non,riendetoutcelanetenaitdudélire.EtKurtsetrouvaitenprison...Etpeut-êtremême...Letapis ensanglanté qu'avaient roulé les valets s'obstinait à envelopper ses propres pensées. Commentpourrait-ildésormaismettrelespiedssurcetapissansêtreprisdevertige?Etilsentaitencoreaufonddesagorgecetteenviedevomir... Le Palais des rêves est donc ouvert, se dit-il en apercevant de loin les entrées. Les employés, pargroupes nombreux, affluaient aux portes. La plupart ne se connaissaient pas, ne se saluaient pas et separlaient encore moins. Dans le couloir longeant le secteur de l'Interprétation, il ne rencontra pasdavantagedefiguresfamilières.Heureusement,sonvoisin,lui,étaitinstalléàsatable. –Alors,dit-ildèsqueMark-Alemsefutassisàcôtédelui.Tuasapprisquelquechose? –Non,jenesaisrien,mentitMark-Alem.Jeviensjusted'arriver.Ques'est-ilpassé? –Jenesaismoi-mêmeriendeprécis,maisilestévidentqu'ils'estproduitquelquechosed'important.Tuasvulessoldatsdanslarue?

–Oui,hiersoircommeaujourd'hui. L'autre,toutenfaisantsemblantdes'affairersursondossier,s'approchaplusprèsdeluietluisouffla: –Ilparaîtqu'ilestarrivéquelquechoseauxQuprili,maisonnesaitexactementquoi. Mark-Alemsentitseralentirlesbattementsdesoncœur.

Idiot,sedit-il.Tusaistout,pourquoitelaisserimpressionnerparlesproposd'unautre?Ilneluiendemandapasmoins: –Etquoidonc? Savoixs'étaitéteinte,commeparcraintequecequis'étaitproduitneprîttoutàfaitcorps. –Jenesaisriendeprécis.Cen'estqu'unerumeur,peut-êtreunsimpleragot. –Ça sepeut,ditMark-Alemen sepenchant sur sondossier, tout enmarmonnantàpart soi :Tripleidiot,tut'imaginespeut-êtrequeleschosesvonts'arrangercommeça? Sesyeuxétaientincapablesdelire.Ilavaitlàdevantluiunrêveinsenséquelui-même,dixfoisplusfouquecesonge,sedevaitd'expliquer.Lesautresemployésétaientcourbéssurleursdossiers.Detempsàautre,onentendaitlebruissementdespagestournées. –Aujourd'huiencore,onsentplanerunesorted'inquiétude,murmurasonvoisin.Ilsepasserasûrementquelquechose.

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Quepeut-ilbiensepasserdeplus?pensaMark-Alem.Satêteluipesait,commerempliedeplomb.Ilavait l'impressionqu'il s'en fallaitde trèspeupourqu'ilne s'endormît là, sur sondossierouvert, enylaissant tomber un rêve tout juste achevé, commeunœuf tout frais pondu.Balivernes ! se dit-il en sefrottantlefrontdelapaumedesamain.Desimplesbalivernes,riendeplus.J'auraispeut-êtremieuxfait,aujourd'hui,dem'abstenirdeveniraubureau. Jamais iln'avait souhaitéavecautantd'impatienceentendreannoncer lecourt répitde lapause.Sesyeuxsefermaientàdemisurlesommeild'unautre,décritsurcefeuilletdesondossier.Avantpeu,sonsommeilse fondraitaveccelui-cipourn'en formerqu'unseul,commeparfoisse rejoignentà l'aveugledeuxdestinéeshumaines. La sonnerie de l'arrêt de travail le fit tressaillir.À pas lents, il suivit le cortège des employés quidescendaientausous-sol.Ilyrégnaitlebrouhahadetouslesjours,commesiderienn'était.Enfait,pourlesautres,ilnes'étaitrienpassé.Ils'efforçadehapperquelquesbribesdesproposéchangésautourdelui,mais ilsn'avaient aucun lienavec l'événement.Au fond,qu'en ferais-je ? sedit-il.Nuln'en savaitautantqueluisurcequis'étaitproduit.Iln'avaitrienàtirerdeleursfutilescommentaires. Ilbutuncaféet,àlentesenjambées,seremitàgravir l'escalier.Àsescôtés, lesgenscontinuaientàbavarderdechosesetd'autres.Àdeuxoutroisreprises,ilcrutentendreprononcerlesmotsétatdesiège,etdemander:«Tuasvuhiersoirlessentinelles?»–maisils'éloignaenserépétant:enquoicelapeut-ilm'intéresser? Il était persuadé de n'avoir, au fond, aucune envie d'apprendre quoi que ce soit, même par simplecuriosité;pourtant,lorsqu'ils'installaàsonbureau,ilserenditcomptequ'ilattendaitavecimpatienceleretourdesonvoisin. Celui-ci apparut finalement à la porte. À sa façon de marcher, Mark-Alem devina qu'il avait desnouvelles. –Ilparaîtquec'estunrêvequiestàl'originedetout,luimurmura-t-ildèsqu'ilsefutrapproché. –Àl'originedequoi? –Comment,dequoi?DeladisgrâcequiafrappélesQuprili. –Ah!C'estdoncvrai? – Oui, c'est confirmé. Ils ont été durement frappés. Mon Dieu, je m'en doutais ! Du reste, on lepressentaiticidèshiersoir... –Etqu'était-cedoncquecerêve? –Un rêve étrange, fait par unmarchand de quatre saisons.Oh, à première vue, on a toujours cetteimpression : on croit qu'il s'agit de choses innocentes, de légumes, de plaines herbeuses, mais l'ondécouvreensuitequederrière toutcelasecacheungrandmalheur.Etcerêveétaitdeceux-là,unrêveavecunpontetuneflûte,ouunviolon,oujenesaisplusquelinstrumentdemusique. –Unpont,uninstrumentdemusique?fitMark-Alemdansunsouffle.Etaprès?Qu'est-cequ'ilyavaitd'autre? –Unebêtequitournaitenrond,maisl'essentielrésidaitdanslepontavecleviolon,tucomprends? Ilsentitsapoitrinecommeécraséesousunepatted'éléphant.C'étaitprécisémentcemauditrêvequ'il

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avaittenupardeuxfoisentresesmains. –Maisqu'est-cequit'arrive?Tun'aspasl'airdanstonassiette... –Cen'estrien.Jenemesentaisdéjàpasbienhiersoir.J'aieudesvomissementstoutelanuit. –Çasevoit.Maisdequoiparlais-je? –Decerêve... – Ah oui, c'est donc ce rêve qui a servi de signal. On en a déchiffré le sens, et tout est apparuclairement.OnaexpliquélepontparlesQuprili,tucomprends:Qypriveutdirepont,onadoncfaitlerapprochement,aprèsquoil'écheveaus'estdébrouillédelui-même. Voilà donc ce qu'il en était ! Il sentit sa bouche se dessécher. Il se souvenait à présent qu'il s'étaitefforcéenvaindedécouvrirunlienentrelepontet le taureaufurieux,symbolisantàcoupsûr laforcedestructrice,etilavaitglissélerêvedansledossierdesrêvesnondéchiffrés. Maintenant que quelqu'un d'autre l'avait élucidé – et avec quel succès ! – peut-être allait-on luidemanderd'expliquerpourquoiilnel'avaitpasfaitlui-même?Onallaitpeut-êtrelesoupçonnerdes'enêtreabstenuàdessein,pourbrouillerlespistes:quoideplusnaturel,puisquelui-mêmeétaitunQuprili?Ilpourraitcertes,poursadéfense,invoquerlefaitqu'étantalorsaffectéàlaSélection,ilauraitpu,àcestade,l'eût-ilvoulu,éliminercerêve,alorsqu'ill'avaitbeletbientransmisàl'Interprétation.Maisilnepouvaits'empêcherdepenserquecesjustificationsrisquaientfortdetomberdansl'oreilled'unsourd. –Etpuis,repritsonvoisin,ilyavaitceviolon,oujenesaisquelinstrumentdemusique,quiavaitunlienavecunegestequel'onchantesurlesQuprilidanslesBalkans.Mais,dis-moi,qu'est-cequiteprendencore?Tutesensmal? Ilfitouidelatête,incapabledeproférerlemoindremot.Pournepaséveillerlessoupçonsdel'autre,plutôtqueparréelleenviedel'écouter,illuifitsignedepoursuivre.Sonvoisinavaitmentionnélageste,etMark-Alem sentit s'évanouir tout espoir que cela ne fût que le produit d'une imagination débridée.L'arrestationdeKurt, les rhapsodesmassacrés,autantderaisonsdepenserque lagesteavaitvraimentquelquechoseàvoir là-dedans,etquec'étaitcerêvequiavait toutprovoqué.Àprésent, leditrêveluiparaissaitclaircommele jour : lesQuprili (lepont),à travers leurgeste(l'instrumentdemusique),selivraientàuneactioncontrel'État(letaureaufurieux).Commentn'yavait-ilpaspenséplustôt!Ilavaitété en sonpouvoir d'empêcher lemalheur, et il n'en avait rien fait.Ledîner avec leVizir, sesvaguesmises en garde l'exhortant à ouvrir l'œil, n'avaient rien eu de fortuit, maislui-même s'était révéléincapabledecapterlesignal,ils'étaitendormisursesdossiers,etlemauvaissorts'étaitabattusurlessiens.

–Tutesensunpeumieux?luidemandasonvoisin. –Oui,unpeu. –Heureusement.Net'enfaispas,çavapasser.Jedisaisdoncquecettegesteauraitété,anciennement,la cause de frictions entre les Quprili et le Souverain. Ce n'est pas pour rien que leurs partisansrecommandentdepuislongtempsauxQupriliderenonceràleurgeste,maisceux-ci,paraît-il,s'yseraientrefusés,bienqu'ilsaienteumaintesfoisàenpâtir.Ilyaplus:commesil'épopéeslaveneleursuffisaitpas,ilsontinvitédesrhapsodesalbanais,tuterendscompte!Ilsontcreuséleurpropretombesousleurspieds.C'estcelaquiafaitsortirleSouveraindesesgonds.Iladécidédemettrefinunebonnefoisàcettehistoire, d'extirper cettegestemaudite.Onamême,paraît-il, désigné enhâteungrouped'officielsqui

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serontdépêchésd'urgencedanslesBalkanspouryremplircettemission. «Ahoui?»faisaitdetempsàautreMark-Alemtoutensedisantdanssonforintérieur:Maiscommentdoncest-ilparvenuàapprendretoutcela? –Tuvasmieux,maintenant? luiredemandasonvoisin.Je t'avaisbienditqueçapasserait.Dequoiest-ce que je parlais ? Ah oui, à part ça, on s'attend que l'événement entraîne une détérioration desrapports avec l'Autriche, et, inversement, un rapprochement avec laRussie.À la réceptiond'hier soir,l'ambassadeurrussedissimulaitmalsasatisfaction. Mark-Alemserappelalevisageépouvantédufilsduconsuld'Autrichelorsdelasoirée.MonDieu,toutcelaestdoncvrai!sedit-il.Néanmoins,ilmurmuraàl'adressedesonvoisin: –Maisqu'est-cequelaRussieaàvoiraveccesmalheureusesépopées? – La Russie ? Hum, je me suis moi aussi posé la question, mais les choses sont un peu pluscompliquées qu'il n'y paraît, frérot. Il ne s'agit pas ici seulement de poésies ou de chants, comme ilpourrait sembler àpremièrevue.S'il n'était questionquede cela, notregrandSouverainnedaigneraitmêmepass'enoccuper.C'estuneaffaireonnepeutpluscomplexe.ToutcelaatraitàdesimplantationsetàdestransfertsdepopulationsdanslesBalkans,auxrapportsentrelespopulationsslavesetnonslaves,tellesquelesAlbanais;bref,celaconcernedirectementlacartedesBalkans.Carcettegeste,commejetel'aidit,sechanteendeuxlangues:enalbanaisetenslave,desortequ'elleaunrapportdirectavecdesquestions de frontières ethniques à l'intérieur même de l'Empire. Moi aussi, je me disais au début :Qu'est-cequel'AutricheetencorepluslaRussieontàvoirdanscettehistoire?Or,ilapparaîtquel'uneet l'autre y sont intéressées. L'Autriche soutient les peuples non slaves ; quant au petit père le Tsar,comme lesSlavesappellent l'empereur russe, il intervient aucontraireenpermanenceauprèsdenotreSultansurlesconditionsfaitesauxpopulationsdesarace.Ilapartoutdesgensquil'informent.EtcettegesteatraitprécisémentauxrapportsentrelespeuplesdesBalkans.Ilparaîtquelesrhapsodesalbanaisontétémassacréslà-bas,chezlesQuprili,etleursinstrumentsdemusiquebousillésaveceux.Tutesensencoremal? Mark-Alemclignadesyeux. –Net'enfaispas,çapassera.Moiaussi,ilm'estarrivédestroublesdecegenre.Oui,monpetitvieux,les choses sont toujours plus compliquées qu'elles ne paraissent. Nous autres, ici, nous croyons êtreinformés,alorsqu'enréalité,toutcequenoussavonsseréduitàunepoignéederêves,quelquesnuages... Ilcontinuaàpérorerunbonmoment,baissantprogressivementlavoixpourfinirparneplusémettrequ'unmarmonnementquis'adressaitplutôtà lui-même.Mark-Alemsentait soncerveaubroyémenupartout ce qu'il venait d'entendre. Ah, s'il avait détruit ce rêve tant qu'il le tenait en son pouvoir, à laSélection, comme on écrase la tête d'une vipère avant qu'elle ne grandisse ! Mais il l'avait laissées'échapper,glisserdedossierendossier,desectionensection,grandiretaccumulerduvenin,poursemuerenfinenMaître-Rêve.Leremordsluirongeait lapoitrine.Parmoments, il tentaitdeserassurer:peut-êtrequ'entoutétatdecause,cerêveseseraitfrayéuncheminpourparvenirlàoùildevaitaboutir,puisquedesclansaussipuissants,etjusqu'àdesÉtatsentiersétaientintéressésàl'yvoirarriver.Etpuis,s'il l'avait effectivement supprimé, n'eût-il pas été possible... d'en fabriquer un autre ?LeVizir ne luiavait-il pas laissé clairement entendre qu'on fabriquait de toutes pièces des rêves, voire même desMaîtres-Rêves?Non,ilavaitbienfait,centfoismieuxfaitdenepassemêlerdecettehistoire.Plustard,on aurait pu mener une enquête minutieuse, découvrir qu'il avait détruit ce témoignage, et alors lechâtiment(qu'ilredoutaitmêmeàprésent,pourn'avoirpasdéchiffrélerêve)seraittombé,terrible,nonseulementsurlui,maissurtoutesafamille.C'étaitpeut-êtrepourcelaqueleVizirneluiavaitpasdonné

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d'instructionsprécisessurcequ'ilavaitàfaire.Apparemment,ilavaithésité,lui-mêmen'étantpascertaindelameilleureconduiteàadopter.Oh,gémitenlui-mêmeMark-Alem,pourquoidoncsuis-jeentrédanscettemauditemaison!

–Onattendpouraujourd'huilesélogesofficiels,fitlavoixdesonvoisin.

–Deséloges?Etpourquoidonc? –Comment,pourquoi?Àcausedecerêve,biensûr,quiestàl'originedetout.Commetuesdistrait!Dequoiavons-nousparléjusqu'àprésent? –Naturellement,oùai-jelatête... –Enfin,tuasdesexcuses:tuessouffrant.Oui,ceuxdelaSélectionontétéfélicitésdèscematin.Lesautres sections aussi, à commencer par laRéception, ont probablement été louées, et peut-être l'élogeofficiel,avec la récompensequi l'accompagne,a-t-ilétédéjàenvoyéàcemarchandde légumes...Uneseulechosem'intrigue:jemedemandepourquoilesfélicitationsdestinéesàl'Interprétationtardenttantàvenir. –Ahoui? –Jenet'aipasparléd'unecertainenervositéquirégnaitdepuiscematindanscettemaison.Envoilà,semble-t-il,laraison:c'estparcequelesfélicitationsn'arriventpas. –Etpourquoidonc? – Comment savoir ? Il y a un moment que j'observe le chef : il est inquiet. Tu n'as pas la mêmeimpression? –Oui,c'estvrai. –Aufond, ilaraison.Pourcequiestdeséloges, lasectiondel'Interprétationenmériteavant touteautre.Àmoinsque... –Amoinsquequoi? –Àmoinsquesoninterprétationnesesoitrévéléeerronée. –Maisalors,commenta-t-onrectifiél'interprétationdecerêve?Iln'existepasd'autresectionpours'enoccuperaprès l'Interprétation.LespréposésauxMaîtres-Rêvesne s'occupentqueduchoixdecesrêves,n'est-ilpasvrai? –Tu as raison, lui dit son voisin, plutôt surpris de le voir se ranimer quelque peu.On a dumal àimaginerunechosepareille.N'empêchequeleretarddesfélicitationsnes'expliquetoujourspas... Tousdeuxsereplongèrentunmomentdansleursdossiers.Nil'unnil'autreneparvenaientàdéchiffrerleslignesqu'ilsavaientsouslesyeux.Ets'ilestaucourantdemesliensaveclesQuprili?songeaMark-Alem.mais, tôt ou tard, il les apprendrait, tout comme son chef en était sûrement informé,même s'ildissimulaitàprésentqueladisgrâcedesQupriliconstituaitl'événementdujour.Maispeut-êtreavait-ilaujourd'huisespropressoucis?Mark-Alemseditque,lesjourssuivants,onallaitàcoupsûrleregarderd'unautreœil,sionnelechassaitpaspurementetsimplementdecetravail. –Onvientencored'appelerlechef,murmurasonvoisin.Ilestpâlecommeunlinge,tuasvu?

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–Oui,oui... –Jetel'avaisbiendit.Ceretarddesfélicitationsn'estpasbonsigne.Dureste,àcetteheure,ilestclairqu'iln'arriveraaucuneespècedefélicitations,maispourvuqu'iln'yaitpas... –Quoidonc?demandaMark-Alemd'unevoixétranglée. –...qu'iln'yaitpasdesanctions. –Dessanctions?Maispourquoi...pourquoidonc?Ilsentitunespoirténureprendrevietoutaufonddelui.Leteintcireux,ilparaissaitsurlepointdes'évanouir. – Comment savoir pourquoi ? lui répondit son voisin. C'est à n'y rien comprendre... Les anciensn'avaientpastortdedire:«Ilyadelapluiedanslesoleilcommeilyadusoleildanslapluie.» –Hein?Commentça?questionnaMark-Alem. L'autreleconsidéraavecunairdereproche,commepourluifaireremarquer:Tiens,toutàl'heure,tuétaisàramasseràlacuiller,ettevoicimaintenantréveillé!Visiblement,lui-mêmedevenaitdeplusenplusnerveux.L'idéequ'ilsepassaitquelquechose,sansqu'ilparvîntàsavoirquoi,étaitplusqu'iln'enpouvaitsupporter.Iltournaitlatêteavecimpatiencetantôtverslaporteintérieure,tantôtverscelleparoùavaitdisparulechef,tantôtenfinverscellequidonnaitsurlecouloir. –Ilsepassequelquechose...,marmonna-t-il.Celanefaitplusaucundoute.C'estterrible,terrible... Ilmanifestaitsonexaspérationsiouvertementquel'onn'eûtpudiresicequ'ilyavaitdeterribleétaitdanscequiétaitentraindeseproduireoudanslefaitqu'ilneparvenaitpasàsavoirquoi. JamaisMark-Alemn'avaitaussiardemmentsouhaitéquelesproposdesonvoisincorrespondissentàlaréalité.Luiqui,jusque-là,frissonnaitàl'annoncequ'ilsepassaitquelquechose,priaitmaintenantdetoutesonâmepourquequelquechoseseproduisîteffectivement.Silesfélicitationspourcerêvemauditn'arrivaienttoujourspasetquel'ons'attendaitaucontraireàdessanctions,celapouvaiteneffetsignifierqu'onavaitassisté,danslesdernièresheures,àunretournementdesituation...Parsuperstition,ilchassade son esprit ses conjectures optimistes, de crainte que le seul fait de les évoquer n'en compromît laréalisation.Ilestvraiquecelle-ciauraittenuduprodige... – Cela crève les yeux, il faut être aveugle pour ne pas s'en rendre compte..., murmura d'une voixsifflantesonvoisinpresqueencolère,commesic'étaitMark-Alemquiempêchaitsespropreshypothèsesdesevérifier. Çàetlà,derrièrelestables,lesemployéschuchotaiententreeux;ceuxquiétaientassisàproximitédesfenêtresallongeaientlecoupourregarderau-dehors.Apparemment,unepartiedecequiétaitentraindeseproduireavaitréussiàpénétrerjusque-là. Mark-Alem imagina les voitures marquées de la lettre Q errant follement dans la nuit, et, pour lapremièrefois,ilsepersuadaquequelquechoses'étaitbeletbienproduitdepuislaveille.LeVizirn'étaitpasrestélesbrascroisés.Safureurrentrée,enquittantlesalonquandtoutavaitétéconsommé,safaçondegravirl'escaliercommeunsomnambule,laissaientprésageruneripostedesapart.Etpuis,cecarrossequiavaitfilédanslanuit,cesvoituresquesamèreetlui-mêmeavaientaperçuesdanslesténèbres,sansqu'onsûtoùellesallaientnid'oùellesrevenaient...MonDieu,sic'étaitvrai! –Jen'ytiensplus,fitsonvoisin.Jevaisallerauxnouvelles.Sionmedemande,tudirasquejesuisdescenduauxArchives.

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Àpas légers,pournepasattirer l'attention, ilsefaufilabientôtcommeuneombrevers lasortie.Lesuivantdesyeux,Mark-Alemsentitmonterenluiuneboufféederéconfort.Àprésent,ilallaitaumoinsapprendrequelquechose. Ilrestaunlongmomentlesyeuxrivéssursondossier,sanspouvoiràl'évidenceendéchiffrerquoiquecefût.Sonimpatienced'entendrelesdernièresnouvellesétaitcompenséeparunecertainesatisfactionàl'idée que si son voisin tardait à revenir, c'était sûrement parce qu'il recueillait des informations plussubstantielles. Il n'en déployait pas moins des efforts surhumains pour réprimer en lui l'éclosion dequelqueespoirinfondé.Unenouvelledéception,illesentait,l'eûtbrisécomplètement. Àprésent,nonseulementceuxquiétaientinstallésàproximitédesfenêtrestournaientdeplusenplusfréquemment la têtepour regarderau-dehors,mais–cequine s'était jamaisproduitdanscette salle–d'autresemployésdestablesvoisiness'approchaientdescroiséespourfairedemême.Onnepouvaitnierque quelque chose d'extraordinaire était dans l'air. Mark-Alem tournait les yeux tour à tour vers lesfenêtres,puisverslaported'oùils'attendaitàvoirsurgirsonvoisin.LeSouverainn'aurait-ilpasrenvoyéleMaître-Rêve tout commeune jeuneépouséequi s'est révélée impureest reconduite chezelledès lelendemaindelanuitdenoces? Putain!grogna-t-ilàpartsoiàl'adresseduMaître-Rêve.Ainsidonc,tuseraistoiaussipasséàl'as,malheureusementtroptard:tuaseuletempsdedévorertarationdetêtes! En aucune manière il ne voulait caresser des espoirs prématurés, mais ce qui se passait étaitproprementinimaginable.Àprésent,desemployésquittaientnonseulementlestablessituéesaumilieudelasalle,maiscellesdisposéestoutaufond.Ilvoyaitseleverdesgensqui,augrandjamais,n'avaientosébougerdeleursplaces,quiavaientparunefairequ'unavecleursbureaux,etquinonseulementn'avaientjamais songé à s'approcher des fenêtres pour jeter un regard curieux au-dehors, mais ne s'étaientprobablementjamaisavisésquelasalleoùilstravaillaientétaitpourvuedefenêtres. Mark-Alemsesentitdévoréd'impatience.Ilattendit,attendit,puisilfitcequi,uneheureavant,luieûtparuungesteabsurde:iltraversalasallepourgagneràsontourunedeshautesbaiesvitrées. Soncœurn'auraitpasbattudavantages'ils'étaitportéàl'extrêmebordd'ungouffre.C'étaitdurestecequ'évoquait le jour sombre tombant derrière les carreaux. Çà et là, des employés accoudés sur lesrebordsregardaientàl'extérieur. –Qu'est-cequisepasse?dit-ildansunmurmure. Quelqu'untournalatête,ledévisageauninstantavecstupéfaction,puissouffla: –Tunevoisrien,làenbas,danslacour? Mark-Alemdirigeasonregardvers lepointsur lequel l'autreavaitbraqué lesien.Pour lapremièrefois,ildécouvritquecesfenêtresdonnaientsurl'unedescoursintérieuresduPalaisdesrêves.Lacourgrouillait de soldats. D'en haut, ils paraissaient comme aplatis,mais leurs casques jetaient d'étrangesscintillements. –Dessoldats,fit-il. L'autreneréponditpas. –Maispourquoi?demandaMark-Alemauboutd'unmoment.

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Iltournalatêteets'aperçutquel'autreavaitdisparu. Il plongea son regard vers les hommes en armes qui paraissaient de plomb. L'esprit engourdi, ilresongeaconfusémentauxvoituresornéesdelalettreQsculptéesurleursportières,cesvoituresquiluifaisaienttoujourspenser,sansqu'ilsûtpourquoi,àdesoiseauxdenuit.Àcausedesonesprittroublé,ilenvenaitpresqueà trouvernormalde se les représenter tantôt sous leurapparence réelledevoitures,tantôtcommedeschouettesvoletantdanslesténèbres. –Qu'est-cequ'ilya?fitunevoixàcôtédelui,danslebrefrépitentredeuxsoufflesd'asthmatique. –Là,enbas,danslacour,tunevoisrien?luiréponditMark-Alem. La respiration de l'autre semblait sur le point de voiler les vitres glacées. Mark-Alem demeuraquelques instants comme absent. Puis le froid qui irradiait de la fenêtre le fit se ressaisir. À lentesenjambées,ilregagnasaplace.Sonvoisinétaitrevenu. –Oùétais-tupassé?luidemandacelui-ci.Celafaitlongtempsquejet'attends. Mark-Alemfitunsignedetêteendirectiondesfenêtres. – Balivernes : que veux-tu qu'on apprenne de si haut? Écoute-moi plutôt, j'ai des nouvellessensationnelles:ilparaîtquelamoitiédespréposésauMaître-Rêveontétécoffrés. –Ah? –Attends, il y a plus : on parle d'arrestations imminentes parmi le personnel de l'Interprétation.Àcommencerparlechef. Mark-Alemavalapéniblementsasalive. –Lacourfourmilledesoldats,murmura-t-il. –Oui,mais ilssont làpourautrechose. Ilparaîtmêmequ'uncertainnombrededirigeantsduTabirvontêtrearrêtés. –MonDieu,maisqu'est-cequecelaveutdire? –LesQupriliontriposté.Ilfallaits'yattendre. –Riposté?bredouillaMark-Alem.Quiça?Comment?Contrequi? –Unmoment.Tuesbienimpatient!Jevaistoutt'expliquer.Seulement,approche-toiunpeu,sinonnousfinironscommeeux...LeTabirSarrailtoutentierestenébullition.Hiersoir,ouplutôtcematinàl'aube,ils'estproduitquelquechosedetrèsétrange... Lesvoituresàl'aspectd'oiseauxdenuit...,songeaMark-Alem.Illuirevintàl'espritqu'ilexistaitmêmeunoiseaudénommélegrand-duc... –Donc,aprèsavoiraccusé lecoup, lesQuprili, semble-t-il,nesontpas restés lesbrascroisés.Cen'estpaspourrienqu'ondit:«Lesbaguesontchu,maislesdoigtsonttenu.»Lesdoigtsetsurtoutlesbras,onpeutpenserqu'ilslesonttrèslongs,lesQuprili.Ilsontdoncagidanslanuit,trèspromptement,d'unemanièrequenimoi,nitoi,nipersonned'autrenesauraitdeviner,dumoinspourlemoment.C'estàl'aube,apparemment,qu'ilsontréussiàfrapper.Mais,commejetel'aidit,toutcelaresteenveloppédemystère. Un affrontement, un échange de coups aussi terribles que sourds s'est produit dans lesprofondeurs, les soubassements de l'État. Nous n'en avons ressenti que les ébranlements en surface,

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commepourun tremblementde terreà l'hypocentre très, trèsprofond.C'estdoncdans lecourantde lanuitques'estproduitceheurtredoutableentrelesdeuxgroupesrivaux,ou,situpréfères,entrelesforcesquisecontrebalancentauseindel'État.Lacapitaleentièreestprostrée,maisnulnesaitriendeprécis.Dureste,nous-mêmesquisommesici,oùcemystèreprendsasource,n'ensavonspasdavantage. Mark-Alemfuttentédedirequeluiaussiavaittenupardeuxfoisentresesmainscerêvemaudit,maisunbrefmomentderéflexionsuffità lepersuaderquec'eûtétécommettreunesottise.Luirevenaientenpermanenceà l'esprit les longsdoigtsduVizir, aucoursdecedéjeuner inoubliable, et sesbaguesquijetaientdeséclatssinistres.DieusavaitcombienlesQuprilienavaientpossédées,déjàenseveliespourpartiesousterreaveclesdoigtsquilesportaient. –Avantmêmeleleverdujour,repritsonvoisind'unevoixmonocorde,onaaperçudescarrossesalleret venir entre les ambassades et le ministère des Affaires étrangères. Mais ce n'est pas tout. Lesprincipalesbanquesdel'Empireetlesgrandesminesdecuivresontellesaussi,paraît-il,impliquéesdansl'affaire.Onparlemêmededévaluation. –Tiensdonc!fitMark-Alem. –Voilàoùensontleschoses.Trèsembrouilléesetfortdifférentesdecedontellesontl'airensurface.Commeenfouiesdansdespuitssansfond...Etnous,commejetel'aidéjàdit,quin'avonsaccèsqu'àunepoignéederêves,qu'àquelquesbribesdenuages...

ToutecettejournéeauPalaisdesrêvesfutmarquéeparuneprofondeanxiété.Endébutd'après-midi,lechef de l'Interprétation ainsi qu'un certain nombre de hauts fonctionnaires du Tabir Sarrail furenteffectivementarrêtés.Ons'attendaitdanslecourantdel'après-midiàd'autresarrestations.Maislesoirarrivasansqueriendenouveaunesefûtproduit. Mark-Alemrentrachezlui,brûlantdetoutraconteràsamère.Illuirapportaparlemenutoutcequ'ilavaitappris,unpeuétonnédenepasliredanssonregardlajoiequ'ilavaitpenséyfairenaître. Ilsdépêchèrentquelqu'unchezleVizirdansl'espoirdelerevoirreveniravecdebonnesnouvellesdeKurt,maisl'homme,àsonretour,ditqu'onnesavaitriendelui. Bienqu'ileûtfortpeudormilanuitprécédente,Mark-Alemneparvintpasàfermerl'œil.Àuncertainmoment,ileutbienlasensationdesomnoler,maisunbruitlointainluifitaussitôtreprendresesesprits.Ilse leva, s'approcha de la fenêtre,mais ne vit rien qui pût le renseigner sur ce qui se passait. Puis ildistinguaàl'horizonunlégerrougeoiementet,l'espaced'unéclair,ilpensa:Sic'étaitlePalaisdesrêvesquiétaitlaproiedesflammes?Maisileuttôtfaitderéaliserquelefoyerdel'incendieétaitsituédansunetoutautredirection.S'étantrecouché,ils'agitalonguementdanssonlitavantdeselaissergagnerparlesommeil.Ilseréveillaavantlepointdujour,selevaaussitôt,serasasoigneusementets'apprêta,bienplustôtqu'àl'ordinaire,àserendreauTabirSarrail.

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VII

L'APPROCHEDUPRINTEMPSOnnedevaitjamaissavoircequis'étaitréellementpassécettenuit-là.Aufildesjours,lebrouillard

quiavaitenveloppénonseulementlesdétails,maislanaturemêmedel'événement,loindesedissiper,s'épaissitsanscessedavantage. Au Palais des rêves, les arrestations se succédèrent pendant toute une semaine. Les plus durementfrappés furent les préposés auMaître-Rêve. Ceux qui échappèrent à la prison n'en furent pas moinsécartésdecettesectionetmutésàlaSélection,àlaRéception,certainsmêmeaudépartementdessimplescopistes. Inversement,desemployés travaillantauxsectionsde laSélectionetde l'Interprétationfurentenvoyésgarnirlessallesdésertéesdelasectionvisée.Mark-Alemfutparmilespremiersàyêtremuté.Deuxjoursplustard,alorsqu'ilnes'étaitpasencoreremisdel'émotionqueluiavaitcauséecetransfert,il fut convoqué à la direction (dont les arrestations avaient clairsemé les bureaux), et le directeur enpersonneluinotifiasanominationcommechefdelasectionduMaître-Rêve. Mark-Alem était sidéré. Un tel bond dans sa carrière était quasi inconcevable. À l'évidence, lesQuprilicherchaientàprendreleurrevanche. Cependant,onrestaitsansnouvellesdeKurt.LeVizirétaittoujoursoccupé.Mark-Alemneparvenaitpas à comprendre comment, alors qu'il avait été assezpuissant pour ébranler jusqu'aux fondements del'État, ilneparvenaitpasàtirersonproprefrèredeprison.Maispeut-êtrea-t-ilsesraisonsdenepasvouloirsehâter?sedit-il.Peut-êtreestime-t-ilquetoutestmieuxainsi? Lui-mêmeétaitsubmergédetravailetiln'avaitguèreletempsdes'adonneràdelonguesréflexions.Lasectiondevaitêtreréorganiséedefondencomble.Lesdossiersnonexaminésnecessaientdes'empiler.Etlevendredi,jourdel'envoiduMaître-RêveauSouverain,seraitvitearrivé. Son humeur s'était encore assombrie et il devenait de moins en moins abordable. En dépit de sesefforts pour rester lui-même, il sentait que, dans ses gestes, son parler et jusque dans sa démarche,quelquechosesetransformaitpeuàpeu.Ils'identifiaitdeplusenplusaveccettecatégoried'individusque,depuistoujours,ilportaitlemoinsdanssoncœur:leshautsfonctionnaires. Defait,aufildesjours,ilprenaitdeplusenplusconsciencedel'importancedesonnouveauposteauPalaisdesrêves.Àprésent, ildisposaitd'uncarrossepeintenbleucielqui l'attendaitchaque jourau-dehors, devant le Palais, et il sentait que non seulement son attelage, mais sa personne elle-mêmecommandaitlerespect,lesilenceetlacrainte.Ilétaittentéd'ensourire,caril trouvaitimpensablequelui-même,naguèresiangoisséparlemystèreetlalourdeatmosphèreémanantdesorganesd'État,répandîtàsontourcemêmemystère,cettemêmeappréhension.Mais,sedisait-ilparfois,toutcelaétaitpeut-êtredanslanaturedeschoses.Sansdouteétait-cedanslamesureoùilyavaitétéparticulièrementsensible,laissants'accumulerenluitantdemystèreettantd'angoisse,qu'ilenrépandaitdésormaisautourdeluiletrop-plein. Absorbéparsontravail,iln'avaitpasremarquéquel'hivercommençaitàs'adoucir.Aprèslemassacredes rhapsodes, l'Albanie s'était trouvée en proie à une insomnie générale prononcée. La machine du

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Palaisdesrêvesfonctionnaitquantàelleàpleinrégime.Ilenétaitàprésentundesprincipauxdirigeantset recevait tous lesmatins le rapport spécial, ultrasecret, du jour. La courbe du sommeil des peupless'infléchissait au gré des événements survenus sur leur territoire, et un rapport particulier avait étédemandésurl'insomniequiaffectaitl'Albanie.Lemarchanddesquatresaisonsquiavaitenvoyélerêvefatal était gardé au secret depuis plusieurs jours. On cherchait à lui arracher les éclaircissementsnécessaires,etleprocès-verbaldesesdépositionsavaitdéjàrempliquatrecentspages.Dansl'ensemble,on s'attendait àunepériodede sommeil agité, avecunemontéeen flèchedu tauxdedélires.Dans sesmomentsdelassitude,Mark-Alemavaitprisleplidesefrotterlonguementlesyeux,commes'ilcherchaitàdissiperlevoilequ'ydéposaitlalecture. Un soir, rentrant chez lui comme à l'accoutumée, il trouva Loke, le visage pâle comme un linge.Aussitôt,ilsentitlevieuxvidefamilierdel'angoisse,quelquepeuoubliédepuisplusieurssemaines,sereformeraucreuxdesonestomac.

–Qu'est-cequ'ilya?luidemanda-t-ilàmi-voix.Kurt? Lokeacquiesçad'unsignedetête. –Onnelelibèrepas?murmura-t-il.Àcombiend'annéesdeprisonl'a-t-oncondamné? LesyeuxdeLoke,quisemblaientsurlepointdesediluerdansl'humiditéquilesbaignait,gardaientleurairéploré. –Je tedemandeàcombiend'annéesdeprisonon l'acondamné, répétaMark-Alem,maisellene luiréponditpasdavantage. Ellesebornaitàlefixerdumêmeregardatterré.Ill'empoignaparlesépaules,lasecouaviolemment,puis,devinantpeuàpeucequis'étaitpassé, il fondit lui-mêmeensanglots.Kurtavaitétécondamnéàmortetdécapité.Onvenaitd'enrecevoirlanouvelle. Mark-Alemmontadanssachambreets'yenferma,cependantquesamèrepleuraitseuledanslasienne.Commentétait-cepossible?necessait-ildesedemander.Commentsepouvait-ilqu'alorsmêmequesalibérationparaissaitunesimplequestionde jours, ileûtétécondamnéàmort,etmêmeexécutésur-le-champ?Ilsepressait les tempesàdeuxmains.CelavoulaitdoncdirequelaripostedesQuprili, leurreconquêtedupouvoir,sacarrièrevertigineuseàluin'étaientqu'illusions,uneperfideépreuvepréludantàquelquenouveaucoup?Mais,désormais,toutluiétaitégal.Ilsn'avaientqu'àfrapper,etmêmeauplustôt,lepluscruellementpossible,pourquecettehistoires'achevâtunefoispourtoutes. Lelendemainmatin,leteintlivide,ilserenditauTabirSarrail,convaincuqu'onallaitluisignifiersadestitution, son retour à ses anciennes fonctions à l'Interprétation, voire à la Sélection. Mais sessubordonnésl'accueillirentaveclemêmerespectqu'ilsluitémoignaientdepuissarécentepromotion,etla pâleurmême de ses traits semblait les rendre d'autant plus prévenants. Comme ils lui soumettaientdiverspapiers,ilcherchaàdécelerdansleursyeuxouleursproposl'indicedequelqueraillerie.S'étantassuréqu'ilnes'entrouvaitpoint,ilserasséréna.Maiscesentimentfutdecourtedurée.L'idéeque,mêmesiladécisiondedestitutionavaitdéjàétéarrêtée,sessubordonnéspouvaientnepasenavoirétéavisésaussivite, réveilla sonangoisse. Il trouvaquelqueprétextepour serendre chez ledirecteurgénéral et,quandon luieutditque, souffrant,celui-cin'avaitpuse rendreàsonbureauce jour-là, ileutpresquel'impressionquecelas'agençaitaumieuxdanslacomédiequ'onluijouait. Sonangoisseduraplusieursjours,jusqu'àcematinoù,debonneheure(ilavaitremarquéquetoutluiarrivaitalorsqu'ils'yattendaitlemoins),ledirecteurgénérallefitappelerdanssonbureau.Cen'estpas

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troptôt!sedit-ilenselevant.Bizarrement,iln'éprouvaitaucuneespèced'émotion.Ilsesentaitplongédansunesortedesurditéquevenaitseulementtroublerlebruitdesesproprespastandisqu'ilarpentaitlecouloir.S'étantprésentéà sondirecteur, il fut frappépar l'expressiond'extrêmegravitéde sonvisage.Naturellement,pensa-t-il,s'agissantdeladestitutiond'unQuprili,pareillegravitéestdemise.Dansleurfamille,lesdestitutionscommelespromotionsétaienttoujoursempreintesdesolennité.Ledirecteurétaitentraindeluiparler,maisilnel'entendaitpas.Enfindecompte,cequecethommeavaitàluidirenel'intéressaitpas.Ilsouhaitaitsortirauplusvitedecebureau,serendreàlasectionàlaquelleonallaitl'affecter,àlaSélection,voiremêmeaudépartementdescopistes,occuperuneplaceeffacéeparmidescentainesd'employésanonymes.Àuncertainmoment,ilfuttentéd'interrompreledirecteur:pourquoinepas couper court, pourquoi tourner autour du pot ? Ces longs préambules étaient inutiles. Mais,apparemment,ledirecteurprenaitgoûtàjoueravecluicommelechataveclasouris.Quisait,peut-êtren'était-il pasmécontentde sedébarrasserde ce rejetondesQuprili ?Peut-être s'était-ilmêmedit quecelui-là risquait de lui souffler son poste ? Un jour, au demeurant, il n'avait pas manqué d'y faireallusion...LefrontdeMark-Alemserida.Commentpouvait-iluseravecluid'uncynismeaussigrossier?Que lui, Mark-Alem... profitant de la mauvaise santé du directeur... en vienne à rêver de prendresaplace... Cela passait toutes les bornes ! Mark-Alem n'en croyait pas ses oreilles : le directeur luiadressaitsesfélicitations!Ilpensa:Tuasbeaujeudetepayermatête!–et,l'instantd'après,ilsedit:Jevaisdevenirfou... –Mark-Alem,vousnevoussentezpasbien?s'enquitdoucementledirecteur. –Jevousécoute,monsieur,dit-ilfroidement. Àprésent,c'étaitautourdudirecteurdeleconsidéreravecstupéfaction.Illuisourittimidement. – Je vous avouerai que je ne m'attendais pas à vous voir accueillir ma communication de cettemanière... –Commentcela?fitMark-Alemd'untontoujoursaussisec. Ledirecteurouvritlesbras. –Naturellement,chacunaledroitderecevoirdepareillesnotificationscommeilluiconvient;àplusforteraisonvous-même,quiêtesissudel'illustrefamilledepremiersministres... –Jevousseraisobligéd'êtreplusbref,ditMark-Alem,sentantsonfrontbaignéd'unesueurglacée. Ledirecteurleconsidéraitavecdesyeuxécarquillés. –Jecroispourtantavoirétéonnepeutplusclair,lâcha-t-ilàvoixbasse.Àdirevrai,jeneparvienspasencoreàcomprendrecomment j'aipuêtreamenéàconvoquerquelqu'undansmonbureaupour luifairepart... Mark-Alemavaitdesbourdonnementsdanslesoreilles.Cequ'ilentendaitétaitproprementincroyable.Par lambeaux, avec difficulté, les propos de son interlocuteur se frayaient un chemin jusqu'à sonentendement.Lesmotsnomination,destitution,remplacementdudirecteur,postededirecteuravaientbeletbienétéprononcés,maisdansuntoutautresensquecequ'ilavaitd'abordcru.Ilyavaitunbonquart d'heure que le directeur général du Tabir Sarrail lui expliquait que lui, Mark-Alem, tout enconservantsonpostedechefduMaître-Rêve,étaitégalementnommé,parordredirectd'enhaut,premierdirecteuradjointduPalaisdesrêves,parconséquentsonpropreadjointàlui,directeurgénéral,qui,pourdesraisonsdesantéqueMark-Alemn'étaitpassansconnaître,seraitsouventabsent. Ledirecteurgénéral,toutenrépétantlentementcequ'ilavaitdéjàdit,l'airdes'évertueràcomprendre

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en quoi cette notification justifiait un accueil aussi réservé, continuait de le dévisager avec la mêmestupéfaction,maisquisemêlaitmaintenantd'uneombredesoupçon. Mark-Alemsefrottalesyeuxet,sansabaisserlamain,luiditàmi-voix: –Excusez-moi,jevousenprie,maisjenemesensvraimentpasbienaujourd'hui.Jevousendemandepardon. –Maisnon,maisnon,nevoustourmentezpas,fitledirecteur.Àdirevrai,jem'ensuisrenducomptedèsquevousêtesentré.Vousdevezprendreunpeuplussoindevous,surtoutmaintenantquevousvoicisurchargédetravail.Tenez,moiaussi,jemesuismontrénégligentàcetégardetjepaieàprésentmonerreur.Encoretoutesmesfélicitations!Detoutcœur!Bonnechance! Les jours suivants, chaque fois qu'il se rappelait ce tête-à-tête avec le directeur, Mark-Alem enéprouvaitunesouffrancepresquephysique.Ausurplus,ilétaitsubmergédetravail.Ledirecteurgénéralétaitleplussouventabsentpourraisonsdesantéetilluifallaitleremplacerpendantplusieursjournéesd'affilée.Dévoréparsesoccupations, ilétaitdevenuencoreplusmaussade.Legigantesquemécanismequ'il dirigeait en pratique fonctionnait de jour commede nuit.Ce n'est quemaintenant qu'il se rendaitcompte des véritables dimensions du Tabir Sarrail. Des hauts fonctionnaires de l'État entraienttimidementdanssonbureau.Levice-ministredel'Intérieurlui-même,quivenaitsouventlevoir,veillaitànejamaisl'interromprequandilparlait.Danssesyeuxcommedansceuxdesautreshautsfonctionnaires,derrièreleursourirepoli,luisaitcommeunpointfixed'oùémanaitsanscesselamêmequestion:Ya-t-ilunrêveàmonsujet?Ilsavaientbeauêtrepuissantsetcomblésd'honneurs,occuperdehautspostesetbénéficierdepuissantssoutiens,cen'étaitpasassez.L'important,cen'étaitpasseulementcequ'ilsétaientdans la vie, non, cequi importait tout autant, c'était leur rôle dans les rêvesd'autrui, lesmystérieusesvoitures à bord desquelles ils roulaient, les emblèmes ou les signes cabalistiques dont celles-cis'ornaient... Chaquematin,enrecevantlerapportquotidien,Mark-Alemavaitlesentimentdetenirenquelquesorteentresesmainslanuittoutjusteachevéedemillionsetdemillionsd'individus.Or,celuiquirégnaitsurleszonesobscuresdelaviedeshommesdisposaitsanscontested'unimmensepouvoir.Desemaineensemaine,Mark-Alemenprenaitdavantageconscience. Unjour,mûparuneimpulsionsoudaine,ilselevadesatabledetravailet,àpaslents,descenditauxArchives. Il y retrouva la même lourde odeur de charbon consumé qu'il y avait sentie naguère. Lesemployés,effacés,setenaientcommedesombresdevantlui,prêtsàleservir.IlréclamaledossierdesMaîtres-Rêvesdecesderniersmois.Quandonleluieutapporté, ilordonnaaupersonneldelelaissertravaillertranquilleetilsemitàlefeuilleterposément.Aufuretàmesurequ'ilentournaitlespages,sesdoigtstraduisaientsontroublecroissant.Lesbattementsdesoncœurs'étaientralentisàl'extrême.Enhautdespages, àdroite, étaient indiquées lesdateset certaines références.Derniervendredidedécembre.Premier vendredi de janvier. Second vendredi de janvier. Et voici enfin le rêve qu'il recherchait, leMaître-Rêvefatalquiavaitconduitsononcleautombeauetquil'avaithissé,lui,àladirectionduTabir.Illelutavecdifficulté,commes'ilavaiteulesyeuxcouvertsd'unbandeaublancnelaissantfiltrerquedefinestranchesdelumière.C'étaitbiencerêvedumarchanddelégumesdelacapitalequ'ilavaittenupardeuxfoisentresesmains,accompagnédel'interprétationapproximativequ'ilenconnaissait:lepont,dumotQupri–Quprili;l'instrumentdemusique–lagestealbanaise;letaureauaupoilrouxqui,excitéparces sons, foncerait sur l'État.Mon Dieu ! soupira-t-il. Tout cela était déjà inscrit dans son esprit, etpourtant,àlevoircouchénoirsurblanc,ilfrémitdelatêteauxpieds.Ilrefermaledossierets'éloignaàpaslents.

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Depuissanominationà la têteduTabirSarrail, ilavaitapprisunefouledesecretseffrayants,mais,jusque-là, iln'étaitpasparvenuàéluciderl'énigmedecettenuit-là, lecoupportéauxQuprili,suivideleurriposte. L'interrogatoiredumarchanddequatresaisonssepoursuivaitdanssacellule.Leprocès-verbaldesesdépositionsremplissaitàprésentplusdehuitcentspagesetonnesemblaitpasprèsd'ymettrelepointfinal. Un jour, Mark-Alem demanda qu'on lui apportât cette pièce et il consacra plusieurs heures àl'étudier.C'étaitlapremièrefoisqu'unpareildossierluitombaitsouslesyeux.Ilcontenaitdescentainesde pages bourrées des moindres détails de la vie quotidienne du marchand. Tout ou presque y étaitmentionné:lesespècesdelégumesetdefruitsqu'ilvendait,chouxetchoux-fleurs,poivrons,salades,lesheuresdeleurlivraison,leurdéchargement, leurfraîcheurrespective, lesdisputesàleursujetaveclesfournisseurs, lesfluctuationsdeprix, lesclients, leurspropos, lessoucisfamiliauxquis'yexprimaient,les difficultés économiques, les maladies cachées, les conflits, les crises, les alliances, une foule deragotscaptésparbribes,desphrasesdepochardsàlatombéedujour,cellesdebalayeurs,debadauds,desmotsdepassantsanonymesrestésonnesaitpourquoigravésdans laconscience,et,denouveau, lefoisonnementdeslégumes,leursaveurendébutouenfindesaison,leurmouillagepourleurconserverunsemblantdefraîcheur,labalourdisedespaysansquileslivraient,leschipotagessurlesprix,lesrebuts,les gouttes de rosée sur les salades qui en augmentaient le poids, les caprices des ménagères, leschamailleries,lespotins,letoutinterminablementreprisetressasséaupointdeparaîtrenedevoirjamaisfinir. Ayantrefermél'épaisdossier,Mark-Alemeutl'impressiondesortird'uneimmenseprairiehumidederoséedontonn'eût jamais imaginéqu'elledissimulâtunevipère.Endépitde la lassitudeque luiavaitcausé la lectureduprocès-verbal, il éprouvait une sensationde fraîcheur et, bizarrement, une certainepitié pour cemarchand qui, vraisemblablement, n'avait pas lamoindre idée de ce que son rêve avaitentraîné. Toutefois, avant même de passer à l'explication du songe à laquelle seraient sans douteconsacrées des centaines d'autres pages de procès-verbal, se posait la question de savoir si l'hommeavaitbienfaitce rêve.Mais,aufond,celan'avaitplusguèred'importance :cequidevaitarriverétaitarrivé,et,désormais,d'unemanièreoud'uneautre,iln'étaitpluspossiblederevenirenarrière. Les jours suivants, Mark-Alem ne repensa plus au marchand de légumes. La nouvelle saisonapprochait. Elle s'annonçait pleine de tensions pour le Palais des rêves, et il n'aurait pas de temps àperdre en futilités. Tous les rapports qui lui parvenaient étaient truffés de problèmes à résoudre.L'insomniedel'Albanieseprolongeait,revêtantuneampleursansprécédent.Certes,iln'incombaitpasauPalaisdesrêvesd'yrétablirlecalme,mais,aussilongtempsquelasituationydemeureraittendue,illuirevenait de se montrer extrêmement attentif à la préparation des dossiers relatifs à ce sommeil quis'amenuisaitsanscesse.Pourcomble,ledirecteurdelaBanqueimpériale,aucoursd'unelongueentrevuequ'ils avaient eue quelques jours auparavant, lui avait parlé de l'éventualité d'une dévaluation de lamonnaie,conséquenceprobabledelagravecriseéconomiquedontsouffraitl'Empire.IlappartenaitdoncauPalaisdesrêves,aprèsavoirprisnotedecetétatdefait,deredoublerd'attentionàproposdesrêvestouchant ce sujet dont Mark-Alem n'ignorait pas, par sa brève expérience à la Sélection, puis àl'Interprétation,qu'ils'entrouvaitdescentainesentassésdanslesdossiers.D'autresimportantsorganesdel'État attiraient indirectement sa vigilance sur l'agitation régnant dans lesmilieux intellectuels juifs etarméniens(MonDieu!Réclamait-onquelquenouveaumassacre?),surunecertainedistensiondesliensdesgrandspachaliksaveclamétropole;pourlacentièmefoispeut-être,ilsrenouvelaientleursmisesengardecontre le relâchementdessentimentsreligieuxparmi la jeunegénération,misesengardedontonsavaitqu'ellesémanaientduCheikhul-Islam. Absorbé par toutes ces préoccupations,Mark-Alem ne remarquait pas l'approche du printemps. Le

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temps s'était légèrement réchauffé, les cigognesmigratrices étaient de retour,mais lui-même ne s'étaitencoreaperçuderien. Unaprès-midi,àlamêmeheureetpresqueaumêmeendroitducouloirqu'autrefois,ilaperçutdesgensquisortaientsilencieusementuncercueild'unedescellules.Lemarchanddequatresaisons,sedit-ilsansse tournerverseuxpours'enassurernimêmeenvoirdavantage.Unpeuplus tard,comme il roulaitàborddesavoiture,ballottépar lescahots,cettevisionluirevintà l'esprit,maisil l'enchassaaussitôt.Derrière lesvitres,dans la lueurpourpredu soleildéclinant, lui apparaissaient lespremièrespoussesd'herbedanslesparcsauxarbresencoredépouillés. Chezlui,iltrouval'aînédesesoncles,legouverneur,accompagnédesafemmeetdequelquesautresprochescousins.Iln'étaitpasrevenudanslacapitaledepuisl'exécutiondeKurt.Ilsparlaiententreeuxdesesfiançailles.Samèreavait lesyeuxhumides,commesi leprintempsavaitréussiàpénétrer jusqu'enelle.L'espritabsent,ilécoutaitleurspropossansriendire.Avecunecertainesurprise,commes'ilvenaitd'enavoirlarévélation,ilseditqu'ilavaitàprésentvingt-huitans.DepuissonentréeauPalaisdesrêvesoùletempscoulaitselond'autreslois,iln'avaitpresquejamaissongéàsonâge. Encouragés par son silence, ils semirent à parler avec plus d'assurance de la jeune fille qu'ils luidestinaient.Dix-neuf ans,blonde, comme il les aimait... Ilsmenaient la conversation sur ce sujet avecbeaucoupdeprécautions,commes'ilsavaienttenuentreleursmainsunecoupedecristal.Ilneditnioui,ninon.Lesjourssuivants,commepournepascompromettrelesuccèsqu'ilscroyaientavoirremporté,ilss'abstinrentdeluienreparler. En dehors des deux dîners que samère offrit en l'honneur de l'aîné de ses frères, la semaine à lamaisonfutsanshistoires.Lesculpteurchargéd'ornerlestombeauxdelafamillevintleursoumettrelesmodèles de caractères de l'inscription funéraire et les ornements de bronze qui viendraient décorer lasépulturedeKurt. La semaine suivante, Mark-Alem rentra chaque soir assez tard. Il était surchargé de travail. LeSouverainavait réclaméun long rapport sur le sommeilet les rêvesà l'échellede tout l'Empire.Danstoutes les sectionsduTabirSarrail, leshorairesde travail avaient étéprolongés.LedirecteurgénéralétaitencoresouffrantetilrevenaitàMark-Alemderédigerenpersonneletextedéfinitifdurapport. Assisàsonbureau,ilsentaitdetempsàautresatêtes'appesantir,etilluiarrivaitdeconsidéreravecétonnementlesfeuilletsdéjànoircis,posésdevantlui,commes'ilsnel'avaientpasétédesamain.Étaitcouché là, lugubre, lesommeil d'un des plus vastes empires du monde : plus d'une quarantaine denationalités,presquetouteslesconfessionsreligieuses,ettouteslesraces.Mêmesicerapportavaitdûconcerner l'univers entier, le sommeil du reste de l'humanité n'y eût pas ajouté grand-chose. Il y avaitdonc làenquelquesorte le sommeilde laplanèteentière,d'effrayanteset infinies ténèbres,ungouffresans fond oùMark-Alem cherchait à puiser quelques bribes de vérité. Hypnos soi-même, la divinitégrecquedusommeil,n'avaitcertainementpasétéplusinstruitqueluisurlechapitredesrêves. Unaprès-midi,iltiradesabibliothèquelaChroniquedesafamille.Ladernièrefoisqu'ilyavaitjetéuncoupd'œilremontaitàcettefroidematinéeoùilavaitdûserendre,toutjustenommé,àcePalaisdontil assumait à présent la direction. Tandis que ses doigts glissaient sur les pages, il ne parvenait pasencoreàcomprendrecequ'ilycherchait.Puis il se rendit comptequ'iln'ycherchait rien,qu'iln'avaitqu'une hâte : d'arriver à la fin, là où les pages devenaient blanches... C'était la première fois que luivenait à l'esprit l'idée d'ajouter quelque chose à cette chronique séculaire. Il resta un long momentimmobile,lesyeuxfixéssurleregistre.Desévénementsimportantss'étaientproduits.LaguerrecontrelaRussie venait de s'achever. La Grèce s'était détachée de l'Empire, le reste des Balkans était en

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effervescence.Desoncôté,l'Albanie...Pareilleàunefroideetlointaineconstellation,ellesevoilait,deplusenplusdistantedelui,etilsedemandas'ilavaitseulementconsciencedecequ'ellerenfermait...Ilrestaainsiunmoment,dubitatif, tandisquesaplumes'alourdissaitdanssamain, jusqu'àceque,s'étantabaissée, elle se posât sur le papier et, au lieu dumotAlbanie, inscrivît :Là-bas. Il contempla cettelocutionquis'étaitsubstituéeaunomdesapatrieetenressentitsubitementlepoidsquesaconscience,sur l'instant, qualifia de tristesse quprilienne,expression qui ne se rencontrait dans aucune langue aumonde.

Là-bas,maintenant,ildoitavoirneigé...Iln'ajoutariend'autre;d'unmouvementbrusque,ilnefitqueleversaplume,commes'ileûtcraintqu'ellenedemeurâtfigéelà,enproieàquelqueenvoûtement.Ildutsurmonter son trouble pour rapporter ensuite très succinctement, dans un style apparenté à celui de lachronique,lacondamnationdeKurtQuprilietsaproprenominationàlatêteduPalaisdesrêves.PuissaplumerestadenouveauimmobileentresesdoigtsetilsongeaàcelointainbisaïeulprénomméGjonqui,plusieurssièclesauparavant,parun jourd'hiver, travaillaità laconstructiond'unpontet,aveccepontmême, avait édifié son nom.Dans ce patronyme, comme unmessage secret, était prédit le destin queconnaîtraientlesQupriligénérationaprèsgénération.Pourqueleponttiennebon,onavaitexigéunevie.Tantdetempsavaitbeaus'êtreécoulédepuislors,leséclaboussuresdesanglesatteignaientencore.Pourqueleponttiennebon...PourquetiennentbonlesQuprili,ceuxqu'onallaitdénommerDuPont...

Peut-êtreétait-ceprécisémentpourcetteraison–toutcommelesGrecsanciensparticipantàuncortègefunèbresecoupaient lescheveuxafinque l'âmedudéfunt,encasdesoudaincourroux,ne lesreconnûtpointetne leurcausâtde tort–,quelesQupriliavaientchangéleurnomenKöprülüpouréviterd'êtreidentifiésaupont. Lui-mêmenel'ignoraitpas,mêmesi,commeencettesoiréefatale, il luiarrivaitd'éprouver ledésirbrûlantderejetercemasqueprotecteur,cettedemi-coqueislamiqued'Alem,pourprendreundecesnomsd'autrefoisquiattiraientledangeretétaientmarquésparlafatalité. Et,toutcommealors,ilserépétaàpartsoi:Mark-Gjergj,Mark-GjorgUra...,toujourslaplumeàlamain,commehésitantàapposersasignatureaubasdelavieillechronique...

Parunefind'après-mididemars,ilmitlepointfinalàsonrapport.Illedonnaàretranscrireaubureaudescopistes.Puis,relativementsoulagé,ilrejoignitsavoiturepourrentrerchezlui.Ilavaitl'habitudedeserecroquevilleraufonddelabanquette,dansl'ombre, làoùlesregardsdescurieux,dont larueétaitsouventremplie,nepouvaientl'atteindre.Ilfitdemêmecejour-là.Pourtant,aprèsavoirparcouruunboutdechemin,ilsesentitbizarrementattiréverslaportière.Quelquechose,là,derrièrelavitre,l'appelaitavecinsistance.Rompantavecsonhabitude,ilfinitparapprocherlatêteet,àtraverslafinecouchedebuée que déposa son souffle sur le verre, il s'aperçut que son carrosse longeait le Parc central. Lesamandierssontenfleur,sedit-ilavecémotion.Ilfuttentédeserencognerpromptementtoutaufonddelavoiture,comme il l'avait toujours faitchaque foisquequelquechose l'attiraitde l'extérieur,mais il futincapabledebouger.Làderrière,àdeuxpas,illesavait,ilyavaitlerenouveaudelavie,lesnuagesàprésent tiédis, les cigognes et l'amour, tout ce qu'il avait feint d'ignorer de crainte d'être arraché àl'empriseduPalaisdesrêves.Ilavaitlesentimentques'ilsetapissaitlà,toutaufond,c'étaitjustementpourseprotéger,etqu'aumomentoù,cédantàl'attraitdelavie,ilabandonneraitcerefuge,aumomentdoncdelatrahison,l'enchantementprendraitfinetqu'alorsprécisément,parunefind'après-midicommecelle-ci, le vent ayant tournépour lesQuprili, onviendrait l'emmener, commeon avait fait pourKurt,

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peut-êtreavecplusdeménagements,pourleconduirelàd'oùl'onnerevientplus. Malgré toutes ces pensées qui lui venaient à l'esprit, il n'éloigna pas son visage de la vitre. Jecommanderaisbiendèsmaintenantunrameaud'amandierenfleuraugraveurpourmatombe,songea-t-il.Delapaumedelamain,ilbalayalabuéesurlavitre,maislavisionquis'offraitàluinedevintpasplusnette pour autant, les images se réfractaient, s'irisaient.Alors il se rendit compte que ses yeux étaientvoilésdelarmes.

Tirana,1976-1981.