ivresse nancy embriaguez

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Ivresse

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embriaguez, filosofia, fenomenologia, idealismo, Grécia, cultura, contemporaneo

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  • Ivresse

  • Collection dirige par Lidia Breda

  • J ean-Luc Nancy

    Bibli s

  • Retrouvez l'ensemble des parutions des ditions Payot & Rivages sur

    www.payot-rivages.fr

    2013, ditions Payot & Rivages 106, boulevard Saint-Germain 75006 Paris

    ISBN: 978-2-7436-2465-1

  • IVRESSE

  • l'origine fut une rencontre organise sur le thme de l'ivresse, en avril 2008, par la ville de Ribeauvill, dans le vignoble alsacien.

  • Il faut tre toujours ivre. Tout est l : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos paules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trve. Mais de quoi? De vin, de posie ou de vertu, votre guise. Mais enivrez-vous.

    (Ainsi parle Baudelaire - on ne le sait que trop, peut-tre - car enfin, pourquoi ce commandement en exergue de la modernit? pour-qUOI faut-il un impratif de

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  • Ivresse

    l'ivresse sinon parce qu'on la devine perdue, oublie, tarie ... ? parce que le fardeau du temps est ressenti tel, alors que le temps pourrait tre la cadence de l'ivresse, le rythme des lans et des torpeurs, des jouissances, des folies et des repos qui donnent leur attrait au retour des ivresses ... )

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  • Ivresse

    Elle ira le long d'un chemin incer-tain, mthode titubante

    tente de faire un pas en arrire vers une illumination plus origi-naIre, une griserie de rvlation ou d'indistinction entre le monde et l'moi

    Seize sicles avant Baudelaire, Li Bai crivait dans sa Chanson du royaume de Oue :

    Comment chasser le chagrin qui nous oppresse? Le vin, le vin seul en a le pouvoir.

    Il

  • Ivresse

    En mme temps que Baudelaire, Wagner:

    Dans le souffle total De la respiration du nl0nde S'enivrer - S'abnler-Sans conscience -- Jouir suprnle.

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  • Ivresse

    l'annonce d'un discours sur l'ivresse, on peut s'attendre voir surgir soit une patiente analyse des caractres propres cet tat et de ses significations (1'enthou-siasme, le dionysiaque, la fte, etc.), soit une exaltation fougueuse de l'excs, de l'garement, du transport. Un discours sobre ou un discours ivre, voil ce qu'on attend, dans la crainte ou dans l'espoir. Le dgrisement ou l'eni-vrement. Nous ne sommes pas loin de penser: raison ou passion, philosophie ou posie.

    C'est pourtant la philosophie qui dit que le vrai est le dlire bachique dont il n'y a pas un membre qui ne soit ivre - aussi

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  • Ivresse

    bien, ajoute Hegel, que le mme vrai est le repos simple et trans-parent . Mais ce repos, il l'est par l'effet de l'ivresse, puisque, pr-cise le texte, chacun des mem-bres, en se distinguant des autres, se dissout aussi bien immdiate-ment .

    (De mme que Hegel, Schelling commmore aussi la bacchanale de la vrit, et Holderlin son aorgie. C'est un grand souvenir commun aux trois amis du Stift, c'est leur mutuel baptme dans un ge nouveau. On les entend inventer des hymnes au cabaret.) Toute distinction, toute spara-tion s'abolit, pareille la dentelle

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  • Ivresse

    mallarmenne, dans le doute du jeu suprme .

    Le doute suspendu entre la dis-tinction et la dissolution, entre les figures claires et la mle, la confusion, le magma - est-ce ra-lit ou rve, folie ou bon sens? -pourrait tre de bonne mthode: le malin gnie serait d'alcool, mais qu'il me trompe tant qu'il veut il ne peut nier que je suis, moi qui bois ou qui crois boire et de quelque liqueur qu'il s'agisse. Ego sum, ego exista ebrius.

    Ce jeu, celui du vrai, a pour rgle que le distinct, le dtermin, le spar - l'individu, la conscience, le point brod, nou - perd sa

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  • Ivresse

    diffrence dans le clair lacis de la dentelle qui se distingue mal elle-mme du fond de velours ou de soie qu'elle pare.

    Qui, se distinguant mal, aime se sentir pntrer ce fond de velours, de sable ou de vase. Aime s'en sentir pntr, lui, l'indi-vidu, elle, la conscience - ce qui sent pour finir n'tant ni l'un ni l'autre mais une bte, un dmon, une mlancolie, une frnsie.

    Ainsi philosophie s'enivre de posie - ou bien est-ce l'inverse?

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  • Ivresse

    Cette beuverie ou ce banquet a lieu depuis qu'il y a l'une et l'autre.

    Avant furent les transes, les tour-dissements de liqueurs sacres. Or n'est pas ivresse le premier ser-vice divin venu, encore faut-il que le dieu s'indistingue entre ce qui est bu et ce qui boit. Encore faut-il que s'abolissent les partages des dieux et des mondes,

    s'abolissent et se rejouent dans le doute le jeu l'abandon des projets et des pro-jections, la prsentation d'un prsent.

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  • Ivresse

    Un prsent o se parle d'ros et de beaut sans rien devoir rien d'autre qu'eux, ros et beaut, Alcibiade et Diotime, l'excit, l'enchanteuse.

    Socrate, direz-vous, ne s'enivre pas. Il part au matin sans chan-celer, ayant bu comme personne. Son ivresse en vrit prcde toutes les autres. Elle est immmo-riale. Connais-toi toi-mme!

    voil le gouffre ouvert, l'indis-tinction promise, la rivire sans

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  • Ivresse

    retour. L'oracle lui a ouvert deux battants les portes de fer du non-savoir L' oracle d'Apollon, la Pythie elle-mme dj ivre des fumes de laurier.

    De laurier en cigu et de prtresse en prtresse, il est lui seul, Socrate, un cortge dionysiaque. Il sait bien que toi -mme c'est l'autre et l'infini. Mais pas en fuite ni avec majuscules: non, ici mme et maintenant, le mme mme sa plus intense extnuation.

    De Delphes en Mantine, il nous faut bien admettre qu'il est aussi pote, ce subtil rival la fois

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  • Ivresse

    d'Homre et de Parmnide. Et de Pythagore le trs sobre.

    Posie, donc, et philosophie, les deux dsirs d'ivresse, ou bien les deux ivresses.

    Mais laquelle a bu l'autre? Car pour s'enivrer il faut boire. Le pote a pu nous ordonner de nous enivrer de vin, de posie ou de vertu, notre guise, il n'en reste pas moins, il en reste mme d'autant plus que nous devons comprendre comment la posie ou la vertu se boivent.

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  • Ivresse

    Or, elles se boivent, bien sr, tout comme on peut boire les paroles de quelqu'un. Qu'est-ce donc que boire? On dit que le buvard boit l'encre ou bien que le sel boit le vin rpandu, rouge sur la nappe. Boire, c'est absorber. La nourri-ture, pour tre assimile, doit tre d'abord ingre, puis digre. La boisson, en revanche, semble plutt se rpandre immdiate-ment travers le corps. C'est une imprgnation, une irrigation, une diffusion et une infusion. S'il existe un double symbolisme du pain et du vin - que le christia-nisme a hrit de cultes plus anciens, dionysiaques, aphrodi-

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  • Ivresse

    siaques -', c'est en raison d'une double valence, l'une, solide et substantielle, l'autre, liquide et spirituelle.

    Comme le rvle la transsubstan-tiation chrtienne (pour de bon comme par figure: ici on ne dis-tingue plus), le pain et le vin sont le corps et le sang. La distinction entre corps et sang atteste le caractre spirituel du sang. Cir-culant travers tout le corps, et lui donnant la vie, le flot sanguin est principe et vecteur, plutt que substance et organisme.

    Diffrence entre les paroles de Jsus: Ceci est mon corps

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  • Ivresse

    donn pour vous. [ ... ] Ceci est mon sang rpandu pour vous, le sang de l'alliance [ ... ] Je vous dis que je ne boirai plus le vin de la vigne jusqu'au jour o je le boirai de nouveau avec vous dans le royaume de Dieu.

    Le sang est trait diffremment, " bien plus solennellement. Il est l'alliance et il est expressment le vin divin. Il est 1' eau prcieuse du sacrifice aztque autour de laquelle rdent les quatre cents dieux de l'ivresse, enfants de l'agave et du pulque.

    Divinit du vin, esprit du vin, autre royaume, ailleurs trouv au fond de

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  • Ivresse

    L'honnte verre o rit un peu d'oubli [divin

    Comme le dit Verlaine dans un pome qui se termine sur le calice et l'hostie .

    L'esprit ou l'me du vin, c'est pourtant le vin mme: c'est ce prisonnier de la bouteille qui s'adresse l'homme, cet autre prisonnier.

    Chez Baudelaire encore:

    Un soir, l'me du vin chantait [dans les bou teilles :

    Homme, vers toi je pousse, cher [dshrit,

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  • Ivresse

    Sous ma prison de verre et mes cires [vermeilles,

    Un chant plein de lumire et de fra-[temU.

    Le sang n'est strictement parler mme pas me - qui est forme et motion du corps - mais esprit -qui est souffle impalpable, traver-sant le corps sans s'y insrer. L'esprit, comme on le sait, ne dnomme pas par hasard les liqueurs les plus fortes, les esprits de vin ou les spiritueux la confection desquels prsident une fermentation ou une distilla-tion, processus destins dgager une essence, c'est - -dire la vrit

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    RM06lQ1 Q',

  • Ivresse

    pure, idelle et sense d'une subs-tance concrte, opaque et sen-sible. L'esprit ou la liqueur, la liquidit ou la liquoricitde l'esprit ne reprsente rien d'autre que la sensibilit de l'insensible, la sensualit exquise du Sens pur: vri t, transcendance, di vini t, rvlation, extase.

    Aussi peut-on dire qu'il y a un enjeu spirituel dans toute boisson dote d'un minimum de valeur ou de sens autre qu'une fonction dsaltrante: c'est cela dont on fait symbole quand on trinque, quand on porte un toast, quand on lve son verre, quand on boit la mme coupe ou quand on

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  • Ivresse

    brise rituellement un verre. Ainsi, encore, travers les figures mythiques ou lgendaires de toutes les espces de nectar et autres boissons divines verses dans autant de coupes, hanaps calices et graals, vases sacrs qui manifestent doublement l'excel-lence de la boisson: par la nature prcieuse du vase qui la recueille, contient et prsente aux lvres, aussi bien que par la teneur mys-tique du breuvage.

    Le breuvage divin est la fois celui qui est rserv aux dieux, qui est leur secret, et celui qui leur est offert. C'est--dire le sang : le sang sacrificiel (auquel, plusieurs gards, fut associ

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  • Ivresse

    celui des femmes fcondes, don-neuses de vie) est proprement la boisson des dieux, tant dj esprit divin dans le corps de l'homme ou de l'animal. Le carac-tre d'effusion et d'infusion propre la boisson entrane ses effets divins. la fois les dieux s' panchent, s'coulent ou jaillis-sent, et le flux, le flot et le jet sont divins par eux-mmes.

    L'ivresse porte le legs du sacri-fice: la communication, par le fluide et par son panchement, avec le sacrum, l'exception, l'excs, le dehors, l'interdit, le divin. L'ivresse serait en somme la russite d'un sacrifice dont la victime serait le sacrificateur

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  • Ivresse

    lui-mme. la limite o le sacrifi-ca teur de tous les sacrifices demeure intact Bataille recon-naissait pour finir un caractre comique. Sans doute l'ivresse est son tour comique puisque l'enivr n'y disparat pas sans reste et revient de l'ivresse piteux, dgris, parfois dsabus de l'ivresse mme.

    Il n'empche: le strict refus de l'enivrement n'en manifeste pas moins un refus voire une igno-rance de l'existence et de la proxi-mit d'un dehors et d'une rupture de digue par o a peut couler.

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  • Ivresse

    Divinus deus (Bataille) : Je dci-dais de boire et de vivre ainsi. Toute la vie.

    C ' , e qu on nomme corpS)} n est pas plus simplement solide que ce qu'on nomme me)} n'est thr. Leur tre l'un l'autre, l'un en l'autre et l'un l'autre - la forme partout rpandue, ten-due, et la palpitation infinie de sa mmet toujours altre

    Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, [. .. ] Qui te remords l'tincelante queue Dans un tunndte au silence pareil,

    (la mer, oui, c'est toujours la mer qui se reprend en nous, la houle

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  • Ivresse

    o se brasse l'abme, la mer vineuse de l'homme aux mille tours et qui n'en finit pas de revenir soi).

    Le corps est fluide et gazeux autant que solide. Il est gazeux dans l'change rythmique de la respiration, de narines en bronches un incessant change de l'impalpable avec l'impalpable - le souffle, l'inframince suspen-sion dans le plus volatil tat de la substance (la nature, la chose, le rel). Au cur de cet change, il est fluide, il coule de veines en artres, il circule partout, il imprgne et imbibe les chairs, les tissus.

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  • Ivresse

    quoi s'ajoutent tant d'humeurs, tant de scrtions, des lymphes, des sueurs, des synovies, des biles colores, des spermes, des salives, des menstrues, des liqueurs de dsir ou de drainage. Le corps est un champ d'pan-dage et un rseau de sources, un ruissellement, un abreuvoir, un marigot, une machinerie de pompes, de turbines et de vannes dont le jeu tout entier entretient la vie dans l'humide, c'est--dire dans le passage, la permabilit, le glissement, la flottaison, la nage et le bain. Ce n'est pas seulement dans le mme fleuve qu'Hraclite ne se baigne pas deux fois, c'est dans le mme corps. Il n'est jamais lui-mme

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  • Ivresse

    sans tre aussi dj tremp d'tranget, ruisselant de nou-velles mouillures.

    La forme du corps - l'me donc, la psych rpandue en tout point de son tre-l - n'est pas seule-ment celle d'une statue, rut-elle mobile et sensible. C'est une forme bien plus complexe et bien moins dessine, la forme d'une informalit expansive et trans-vasive, la nature d'une liquidit qui pouse les contours qui se pr-sentent. Chaque corps sans doute retient l'coulement de toutes ses espces d'eaux et d'huiles qui ne sont pas destines s'cou-ler. Mais dans sa relative cl-ture - toujours relative, toujours

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  • Ivresse

    ouverte en orifices propices - il ne cesse de couler en soi.

    Boire s'envoie dans cette irriga-tion, dans cette inondation. L'action de boire - la goule, le trait, la suce, la lape - n'tanche la soif qu'en panchant au-dedans cette qualit liquide qui commence par la cap~cit passer d'elle-mme, sans autre loi que de pesanteur simple et sans labeur de mastication, dans le systme (la tenue-ensemble) qu' l'instant elle compntre et

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  • Ivresse

    humecte en sorte que du ventre irradient l'ensemble le contact propre, la saveur, le parfum et l'esprit de la boisson - qu'elle soit d'eau, de vin, de lait ou de bire.

    Ainsi de la goule suit la gorge : la bouche ouverte et un peu ren-verse, la langue qui tout la fois gote et guide la goule, passes les joues et les dents, jusqu'au gosier o elle se dverse longue-ment, coulant vers la panse o elle fait lever une fracheur ou une chaleur charge d'effluves et d'armes, d'pices et de sucs. Mais ce qui emporte toute cette leve, cette effervescence de fruits crass, c'est autre chose encore: c'est le mouvement mme de la

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  • Ivresse

    leve, c'est l'emportement ou l'lancement d'une pulsation qui se fait connatre, venant de plus loin et allant plus loin qu'aucune dlectation sensible: c'est le sublim du sens, l'au-del coulant dans les veines, ce qu'enfin on nomme l'esprit.

    L'ivresse exprime au sens le plus pressant du mot - famille du pres-soir, de la pression - le jus qui se communique des liqueurs absor-bes. Elle extrait, elle exsude, elle distille, c'est--dire qu'elle concentre, chauffe, vapore. et sublime. Le sublim est l'esprit, l'impalpable, l'immatriel. II est inspiration, il est souffle, il est hors lieu, hors temps, prsent

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  • Ivresse

    concentr en soi et qu'on nomme prsence d'esprit : touche vive ins-tantane d'une vrit rvle. L'ivresse rvle - c'est--dire qu'elle se rvle, elle-mme et non pas un secret. Elle se rvle comme l'lan et l'essor de l'esprit: enthousiasme, entre chez les dieux, dbordement du savoir, panchement de grce. L'ivresse est condition de l'esprit, elle donne sentir son absoluit, c'est--dire sa sparation d'avec tout ce qui n'est pas lui - tout ce qui est conditionn, dtermin, relatif, enchan. L'ivresse est elle-mme l'absolutisation, le dsenchanemen t, l'ascension libre jusqu'au dehors du monde. Elle est la jouissance: l'identit

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  • Ivresse

    donne dans l'abandon la pousse qui dlie l'identique, le corps rsum son spasme, l'arrachement d'un soupir ou d'un clat, exclamation entre larme et lave.

    Jouir a lieu dans cet ailleurs de l'absolu, dans cet -part de tout, qui n'est nulle part. Il jaillit dans ce suspens qu'une secousse retire toute attache, toute continuit, lui laissant exprimer l'absolu lui-mme: le pousser, le presser dehors, hors tout et hors lui-mme. Mais ce dehors se fait connatre omme vrai: l'ivresse est cette vrit, ce got si sr de vrit qu'ont les prsences qui s' clipsent dans leur venue.

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  • Ivresse

    Rien donc voir - pour tre prcis - avec un fantasme, un dlire de transport dans la pos-session d'une absoluit, d'une souverainet ou d'une divinit. Ni possession de, ni possession par ... - mais ce qui n'a pas lieu, 1'coulement du lieu lui-mme: 1' absolu n'est rien d'autre (il n' est pas) que le dissolu, le dis-sous, le rpandu dehors.

    Prsences qui s'clipsent dans une transe, une danse, une cadence.

    Comme il se doit, la chute libre n'est pas loin. Au mme point

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  • Ivresse

    d'absolu o se dissolvent toute extriorit et toute intriorit, l se produit aussi l'excs.

    On a l'habitude d'envisager l'excs comme mouvement, transgres-sion, franchissement, saut et lan. Or, il est tout autant ou mme plus dans un suspens, un arrt, une stase, parce que en fait on n'excde pas, on ne sort pas du possible, l'impossible est un blouissement et un saisisse-ment, non un mouvement pour-suivi. Ainsi dans toute ivresse, dans toute jouissance. L'excs est un accs - l'inaccessible. Il accde vritablement - mais c'est l'inaccessible auquel il (ne) par-vient (pas). Son blouissement,

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  • Ivresse

    sa transe, sa secousse est propre-ment son absoluit - la fois atteinte et renvoye son dta-chement absolu.

    Toutefois, l'excs tel que vous l'avez entendu arriver ici vous a voqu autre chose - savoir, l'ivrogne plutt que l'ivresse. Il n'est pas si facile de les dpar-tager ou de les distinguer. Il ne faut pas s'empresser de sparer un bon et un mauvais usage de l'ivresse. Il y a de l'ivrognerie dans la plus sublime ivresse: de l'ivro-gnerie, c'est--dire de la dpen-dance et de la dchance.

    En vrit, il n'est pas facile ICI de faire la diffrence entre la

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  • Ivresse

    dpendance et la libration, la lourdeur et la lgret, la dch-ance et la sublimit. Il n'est pas facile de sparer la tristesse ou la colre avine de la joie diony-siaque qui grandit celui qui l'prouve

    Spinoza: la joie est le passage d'une perfection moindre une plus grande - et c'est bien l'infini perfectionnement qui fait le mouvement de l'absolu, vers l'absolu.

    Spinoza, ivre de Dieu Gott trunken, dit Goethe, repris par Novalis ou Schelling.

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  • Ivresse

    Il a bu, Spinoza, il a absorb la substance - la chose, la nature, Dieu -, il s'est laiss absorber, inonder, irriguer, imprgner.

    Et prs d'eux I-Iolderlin :

    Et c'est du dieu tonnant que vient la [joie du vin. 1

    Apollinaire:

    coutez mes chants d'universelle [ivrognerie

    1. Brot und Wein, traduit par Phi-lippe Lacoue-Labarthe.

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  • Ivresse

    ligne ou vers qui vient la fin de Vendmiaire , le dernier des pomes d'Alcools,

    dont il vaut la peine de dtacher pour le lire ici tout un pan du der-nier mouvement - car aprs tout rien ne dit mieux l'ivresse que celle dont les pomes sont faits ou dfaits, dlis, dlacs.

    L'univers tout entier concentr dans ce vin Qui contentait les mers les animaux les

    [plantes Les cits les destins et les astres qui

    [chantent Les hommes genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon cOn'zpagnon

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  • Ivresse

    Le feu qu'il faut aimer comn on s'aime [soi-mme

    Tous les fiers trpasss qui sont un sous [mon front

    L'clair qui luit ainsi qu'une pense [naissante

    Tous les noms six par six les nombres un [ un

    Des kilos de papier tordus comme des [flammes

    Et ceux-l qui sauront blanchir nos [ossements

    Les bons vers immortels qui s'ennuient [patiemment

    Des armes ranges en bataille Des forts de crucifix et mes demeures

    [lacustres Au bord des yeux de celle que j'aime tant Les fleurs qui s'crient hors de bouches Et tout ce que je ne sais dire Tout ce que je ne connatrai jamais Tout cela tout cela chang en ce vin pur

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  • Ivresse

    Dont Pans avait soif Me fut alors prsent

    Actions belles journes sommeils terribles Vgtation Accouplements musiques [ternelles Mouvements Adorations douleur divine Mondes qui vous resselnblez et qui nous

    [ressemblez Je vous ai bus et ne fus pas dsaltr

    Mais je connus ds lors quelle saveur a [l'univers

    Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers Sur le quai d'o je voyais l'onde couler et

    [dormir les blandres

    coutez-moi je suis le gosier de Paris Et je boirai encore s'il me plat l'univers

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  • Ivresse

    coutez mes chants d'universelle ivrognerie

    Et la nuit de septembre s'achevait [lentement

    Les fux rouges des ponts s'teignaient dans {la Seine

    Les toiles mouraient le jour naissait [peine

    Tous ivres, les potes, oui, mais non moins qu'eux quoique autre-ment, les philosophes: mme et surtout peut-tre pour retrouver et rpter Socrate, comme ne cesse de le rpter une philo-sophie d'emble saoule de lui.

    Oui, saoule, n'en pouvant plus de trop de savoir, de non-savoir,

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  • Ivresse

    de vertu, de matrise, de dialogue, de sage-femme, et pourtant trans-porte, excite, gare ...

    Toute la philosophie dans la rp-tition ivrognesse d'un tonnant buveur qui reste matre de lui et qui, de cette manire, passe dans une plus haute ivresse.

    Car lui qui nous bat tous pour ce qui est de boire, mais que nul n'a jamais vu ivre, comme dit Alcibiade dans le Banquet - lui, pourtant, n'en est pas moins ivre de conscience, de non-savoir et de savoir si vrai qu'il nous prend de vertige, ivre d'Ides au dessin si pur que nous en restons blouis, interdits, ivre aussi ou d'abord

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  • Ivresse

    de la pousse d'ros qui veut emporter les beaux corps jusqu' leur beaut rassemble dans la beaut divine elle-mme sous sa forme unique)} (Banquet, 211 e). Lui, Socrate, dont Alcibiade ne se dcidera raconter l'histoire vri-dique que sous l'effet du vin - de ce mme vin que Socrate boit devant lui sans se saouler - rap-pelant pour commencer que le vin et les enfants disent la vrit )} (ibid., 217e).

    La vrit du vin et des enfants est vrit qui ne se cherche ni ne se trouve, qui ne se prouve ni ne s'tablit: elle est donne, enti-rement donne, donne avant toute donation. On ne remonte

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  • Ivresse

    pas en amont. Elle coule de source, et voil comment on peut boire posie ou vertu: la source, la bouteille, dans une coule qui ne doit rien qu' la gorge qui l'accueille. Posie ou vertu, image ou musique, pense, motion: boire signifie absorber, devenir ponge.

    C'est ce qui ne cesse pas d' arri-ver, si l'on veut bien considrer combien souvent la proccupa-tion se suspend sans qu'on y prenne gare au profit de minus-cules absences, saisissements, emportements dans un moment qui passe, une saveur, un parfum, un affect ou un concept. Minus-cules ivresses, infinitsimales,

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  • Ivresse

    vanescentes, non moins exis-tantes mais que nous dissimule, toujours recommenc, le recou-vrement par la proccupation, le projet, l'action, ce qui confond la vrit avec l'excution d'un pro-cessus.

    Une pense, un dsir, un livre, Une pince de givre Enivre.

    La vrit, l'absolue vrit: la spa-re, distincte de tout - mle tout et tous comme le trait distinctif de la distinction mme. Celle que

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  • Ivresse

    nous connaissons dj, que nous reconnaissons sans hsiter dans l'ivresse - non pas comme les sot-tises auxquelles l'ivresse ouvre la porte, mais comme l'ivresse elle-mme, comme l'enivrement.

    Ainsi nous faisant retrouver Hegel dont le cortge bachique titube sur les pas assurs de Socrate.

    L'absolu, c'est le spar, le dis-tinct. Non seulement le dli ou le dtach - solutum -, mais le compltement part ab -, le retir et repli en soi,' accompli pour soi, le parfait - perfectum -, achev, complet, totalement effectu en et pour soi. Tournant

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  • Ivresse

    sur soi infiniment, vertigineuse-ment revenant sur son centre et ainsi, trs exactement ainsi venant prs de moi, tourbillon-nant autour et au plus prs de ma lourde immobilit.

    Tel est l'enivrement: cela se lve et ne se conclut pas.

    Mir wirbelt der Kopf Heift es, das Absolute sei im Wirbel, bei mir? Oder sei vielleicht derWirbel selbst ? Vielleicht die Trunkenheit und derWein, vielleicht in Wein aufgelost, das Dissolutum des Absolutum?

    La tte me tourne. Cela veut-il dire que l'absolu serait auprs de

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  • Ivresse

    moi dans ce tournis? ou qu'il serait lui-mme le vertige? peut-tre dissous dans le vin, disso-lutum de l'absolutum ?

    L'absolu veut tre auprs de nous : ce sont les mots de Hegel. Ille veut, il le dsire. Il y est dj, il Y est de toujours, et il le dsire encore. tant prs, il dsire s'approcher. Le proche est dsir d'tre proche, n'est donc pas proche sans approcher encore. Sans fin. L'absolu est ce dsir, ce vertige de dsir infini. Il est le tournoiement, l'tourdissement, l'blouissement du dsir tendu vers la plus proche proximit, vers l'extrmit, vers l'excs du proche qui dans son excs

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  • Ivresse

    s'chappe plus prs que prs, infi-niment prs donc toujours infini-tsimalement loin. Toujours plus parfaitement prs.

    Aucun dlire, aucune prtention dire que l'absolu veut tre auprs de nous : c'est seulement qu'on le sait, qu'on le sent et que cela n'a rien voir avec une paranoa de toute-puissance. Il ne s'agit pas de puissance mais d'vidence (qui est mme d'entendre ainsi ego sum, ego exista? il n'y a nulle assomp-tion de soi ici, nulle entreprise d'identification de soi. Cela dit simplement: je suis l, me voici, que je sois fou, endormi ou compltement bourr. Je suis l. Nul n'y peut rien). Ce n'est pas

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  • Ivresse

    grave, ce n'est pas une chose fon-damentale : c'est seulement qu'on ne peut rien l contre. Sinon dire que je est un autre mais cela je le sais aussi, justement en disant ego sumo

    Perfekt, parfait, plein, intgre, inconditionnel. Ne dpendant de rien, n'ayant aucune dpen-dance. Parfaitement plein de lui-mme, satur, gorg, saoul. Selbstbesoffen. Sujet gris de SOl.

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  • Ivresse

    Saoul provient de satis, assez. Satura , c'est matire abondante - mlange de fruits et lgumes, et mlange de mtres et de genres, genre ml, satire, miscellane, sujet tout ml de soi, emml en soi, conscience engorge, incons-cience intemprante, inconti-nente.

    Saturation dtache de tout et se moquant de tout, mais visitant tout, interpellant toutes et tous, partout intruse et partout chez elle, me prenant par le bras, par la taille, m'embrassant, m'enla-ant. Absolu mlange de l'absolu, mle du spar avec le dtach, confusion des distinctions.

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  • Ivresse

    chaque pas elle m'accompagne et me ctoie, me frle et m'enve-loppe, plnitude accomplie qui d'un ct me laisse en manque d'elle et bless, mutil, moi-mme spar de sa sparation parfaite - mais par ma sparation mme (moi seul, chancelant, amput, gar) je participe la sienne et suis pntr d'elle - et la voici chez moi, la voici moi, moi-mme spar, absolument! Et d'un autre ct (mais c'est le mme, je crois, c'est le mme que je vois double) elle me comble, me rap-portant elle, m'approchant d'elle qui s'approche de moi, faisant de moi rien d'autre que le dsir d'elle, son dsir d'tre avec moi et mon dsir d'tre prs d'elle, notre dsir

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  • Ivresse

    comme approche au plus proche et vertige de l'infiniment prs.

    Drive du proche, plus il approche, plus il s'loigne de ce dont la proximit porte pro-messe: de l'auprs lui-mme, du bei, de ce chez, ce au domi-cile, la maison, au foyer, dans l'intimit, dans la proprit, dans l' appartenance, dans la dp en -dance et -la familiarit.

    (La proprit, le propre, ce qui est proprement soi, en soi et pour

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  • Ivresse

    soi, on sait combien a chancelle, combien a glisse hors de soi, a chappe. Plus ivre que le propre, il n'y a pas. Pourtant il faut faire avec, il faut en user - sobrement bien sr.)

    Bei, behoren, gehoren : appartenir, relever de, tre propre . L'absolu nous appartient, il nous est propre, il habite chez nous, il est de notre domesticit, de notre juri-diction, de notre for intrieur. Et il le veut. Et c'est son vouloir, c'est son dsir qui nous appartient.

    Comment ne serais-je pas chaque instant travers de ce dsir - non seulement le vu

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  • Ivresse

    d'tre dtach, d'tre absous de tout lien et saoul de mon dtache-ment, combl de dliaison, mais le dsir lui-mme comme dta-chement, comme absolution et dissolution des attaches, comme ivresse de l'infini? Comment l'infini ne serait-il pas ivre, et comment pourrais-je ne pas m'enivrer?

    Rausch, Gerausch, bruissement, grondement du vent de l'esprit. Ivresse, ebrietas, coupe vide et sens inonds. Ruissellement de

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  • Ivresse

    rasades hasardeuses. Boisson, Getranke, trinken, getrunken, bu, betrunken, pris de boisson. Pris, pntr, noy dans l'emporte-ment arien ou liquide, dans le dbordement de l'accompli, dans le trop-plein du plein.

    Comment la plnitude pourrait-elle ne pas se dborder? Comment la perfection ne pas passer outre au parfait? Quand on dit que la coupe est pleine, c'est que dj elle dborde. Le franais vulgaire dit tre plein pour tre ivre. On dit aussi tre bourr . Encore une fois: com-ment dmler l'ivresse de l'ivro-gnerie?

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  • Ivresse

    *

    Le dtach, ab-solutum, le dli, l'indpendant sont dans ma d-pendance. Voil de quoi nous nous enivrons l'un l'autre.

    Dpend de moi l'indpendant. Ne dpend donc pas, mais moi plutt dpends de cette indpen-dance que son infinie proximit m'approprie comme plus propre moi qu'aucune proprit pos-sible.

    Proprit impossible, proprit de l'impossible. Je le possde, il me possde. Le dli me lie, son

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  • Ivresse

    lien me dlie. Je suis absolu, absous, dtach, dnou, dlivr de mes fautes, de mes pchs, de mes attaches et de mes taches.

    Ego te absolvo: je t'absous, je t'absolutise, je te dtache de toute dette, dpendance, mme de ton indpendance, car te voici pris dans ma dpendance absolue.

    La tte me tourne, je chancelle, je tournoie, je chavire.

    Besoffen, plein, bourr: saufen est le boire des animaux, c'est le laper, le sucer, se gorger de jus - Saft -, de Suppe, de soma ou nectar des dieux, et comme eux s'abreuver aux sources des cieux,

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  • Ivresse

    aspirer, pomper la sve du monde. Suchen, tre dans la Sucht, dans le besoin maladif - siech.

    Longue maladie de l'absolu, plein comme une outre et dbordant, prs de nous s'croulant et s'cou-lant, absolu soluble dans sa propre

    - liqueur, dans sa liquidit - Flssig-keit -, fluidit et fuite, dissolu-tion permanente o tourbillonne et s'abandonne l'absolution de l'absolu. S'abandonne absolument, si prs de nous que nous ne nous distinguons plus de lui, lui le dis-tinct absolument. Nous-mmes spars de tout, hors du monde et de nous-mmes, le cur au bord des lvres, le cur et la pense

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  • Ivresse

    rpandus, dissolus, absolument rvolus.

    Immer schon perfekt, vollendet -bei uns wie ohne uns.

    Pour finir, puisqu'il faut bien faire semblant d'en finir, Il faut bien s'endormir ou diva-guer plus loin, de cette longue divagation d'ivresse que nous sommes pensant, crivant, rcitant, travers fictions et vridictions, notre joie, notre garement, pour finir: retour vers la littra-ture,

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  • Ivresse

    et ce texte de Malcolm Lowry - dans Au-dessous du volcan - ce roman que Philippe aimait tant et qu'il m'a fait boire:

    Le consul baissa enfin les yeux. Combien de bouteilles depuis lors? Dans combien de verres, dans combien de bouteilles s'tait-il cach, seul depuis lors? Soudain il les vit, les bouteilles d'eau-de-vie, d'anis, de xrs, de Highland Queen, les verres, une babel de verres immense, telle la fume du train aujourd'hui - dresse jusqu'au ciel, puis croulant, les verres culbutant et se fracassant, tombs des jardins du Gene-ralife, les bouteilles brises, bouteilles d'Oporto tinto, blanco, bouteilles de Pemod, d'Oxygne, d'absinthe, bouteilles clates, bouteilles au rebut, tombes avec un bruit mat sur le sol des parcs, sous les bancs, les lits, les siges de cinn1, caches dans les

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  • Ivresse

    tiroirs des consulats, bouteilles de calvados lches et casses, ou clates en miettes, jetes au tas d'ordures, lances dans la mer, la Mditerrane, la Caspienne, la nzer des Carabes, bouteilles flottant sur l'ocan, macchabes cossais, sur les Highlands de l'Atlantique -- et maintenant il les voyait, les sentait, tous, depuis le tout dbut - bou-teilles, bouteilles, bouteilles et verres, verres, verres, de bitter, de Dubonnet, de Falstaff, de Rye, de Johnny Walker, de vieux whisky blanc canadien, les apritifs, les digestifs, les demis, les doubles, les remettez-a-garon, les et glas Araks, les tusen taks, les bou-teilles, les bouteilles, les belles bouteilles de tequila, et les gourdes, gourdes, gourdes, les millions de gourdes de magnifique mescal. .. Le consul restait assis sans bouger. Sa conscience s'assourdissait dans le fracas de l'eau. Elle geignait et battait dans la brise spasmodique autour de la charpente de bois de la maison, elle massait, dans les nuages d'orages vus par-dessus les arbres, depuis

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  • Ivresse

    les fentres, ses vigies. En vrit, comment pouvait-il esprer se retrouver, tout recom-mencer quand, quelque part, peut-tre dans une de ces bouteilles perdues ou brises, dans un de ces verres gisait, jamais, l'unique cl de son identit? Comment pou-vait-il retourner voir prsent, chercher quatre pattes dans les clats de verre, sous les ternels bars, sous les ocans1 ?

    1. Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan. Traduit de l'anglais par Stephen Spriel et Clarisse Francillon, Paris, Gal-limard, 1973. Reproduit avec l'autorisa-tion de SLL/Sterling Lord Listeristic, Inc. Copyright Malcolm Lowry.

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  • Ivresse

    WIRBEL

    Das Absolute ist immer schon bei uns und will bei uns sein.

    Immer schon ?Wieso? Und bei, ganz nah, wo denn genau? Bei uns? Bei wem denn? Und will es ? Warum ? Wozu ? Und wie soli denn das Absolute wollen ?Wie konnte es nicht an sich bleiben ? Absolut sein heifJt doch, an und in sich getrennt, zurckgezogen zu bleiben ? HeifJt bleiben, nicht bei sein. HeifJt denn das Absolute nicht, was es heifJt? Ist das moglich ? Ist das denkbar? Dar{ es sein?

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  • Ivresse

    Pourquoi pas ?

    L'absolu, c'est le spar, le dis-tinct. Non seulement le dli ou le dtach - solutum -, mais le compltement part - ab -, le retir et repli en soi, accompli pour soi, le parfait - perfectum -, achev, complet, totalement effec-tu en et pour soi. Tournant sur soi infiniment, vertigineusement revenant sur son centre et ainsi, trs exactement ainsi venant prs de moi, tourbillonnant autour et au plus prs de ma lourde immo-bilit.

    Mir wirbelt der Kopf HeifJt es, das Absolute sei imWirbel, bei mir?

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  • Ivresse

    Oder sel vielleicht der Wirbel selbst ? Vielleicht die Trunkenheit und der Wein, vielleicht inWein aufgelost, das Dissolutum des Absolutum?

    L'absolu veut tre auprs de nous. Ille veut, il le dsire. Il y est dj, il Y est de toujours, et il le dsire encore. tant prs, il dsire s'approcher. Le proche est dsir d'tre proche, n'est donc pas proche sans approcher encore. Sans fin.

    L'absolu est ce dsir, ce vertige de dsir infini. Il est le tournoie-ment, l'tourdissement, l'blouis-sement du dsir tendu vers la plus

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  • Ivresse

    proche proximit, vers l'extr-mit, vers l'excs du proche qui dans son excs s'chappe plus prs que prs, infiniment prs donc toujours infinitsimalement loin. Toujours plus parfaitement prs.

    Perfekt, parfait, plein, fini, ter-min, intgre, intgral, accompli, inconditionnel. Ne dpendant de rien d'autre que de soi, n'ayant aucune dpendance, reposant sur soi-mme: substantia. Parfaite-ment plein de lui-mme, satur,

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  • Ivresse

    gorg, saoul. Selbstbesoffn. Sujet gris de soi. Rien ne peut plus lui arriver, aucun accident.

    Saoul provient de satis, assez. Satura, c'est matire abondante-mlange de fruits et de lgumes, et mlange de mtres et de genres, genre ml, satire, miscellanes, sujet tout ml de soi, se moquant de soi, satirique, emml en soi, conscience engorge, inconscience intemprante, incontinente. Ironie infinie de qui se moque de soi comme Mnippe: la Satyre Mnippe: de la Vertu du Ca tho-licon d'Espaigne et de la tenu des estats de Paris... Mais j'estime que le nom vient des Grecz qui

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  • Ivresse

    introduisoient sur les chafauts aux festes publiques des hommes deguisez en Satyres qu'on faignoit tre demy-Dieux lascifs et foltres parmi les forests.

    Saturation dtache de tout et se moquant de tout, mais visitant tout, inspectrice sceptique inter-pellant tout le monde, partout intruse et partout chez elle, me prenant par le bras, par la taille, m'embrassant, m'enlaant, me dprenant, me reprenant. Absolu mlange de l'absolu, mle du spar avec le dtach, confusion des distinctions. Relation absolue l'absolu, dit K.

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  • Ivresse

    chaque pas elle m'accompagne et me ctoie, me frle et m'enve-loppe, plnitude accomplie qui d'un ct me laisse en manque d'elle et bless, mutil, moi-mme spar de sa sparation parfaite - mais par ma sparation mme (moi seul, chancelant, amput, troubl, gar) je participe la sienne et suis pntr d'elle - et la voici chez moi, la voici moi, moi-mme spar, absolument! Moi de mon mme mis l'cart sans pouvoir devenir un autre et me quitter tout fait. Et d'un autre ct (mais c'est le mme, je crois que c'est le mme, que je' vois double) elle me comble, me rapportant elle, m'approchant cl' elle qui s'approche de mOl,

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  • Ivresse

    faisant de moi rien d'autre que le dsir d'elle, son dsir d'tre avec moi et mon dsir d'tre prs d'elle, notre dsir comme approche au plus proche et vertige de l'infini-ment prs jusqu' la confusion. Jouissance, dit-on, mais c'est plus encore, car jouissance se perd au-del de soi, mais ici tout se revient, se rassemble, se comble et se rassasie jusqu' l'puisement.

    Comment ne serais-je pas chaque instant travers de ce dsir - non seulement le vu d'tre dtach, d'tre absous de

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  • Ivresse

    tout lien et saoul de mon absolu-tion, combl de dliais on, mais le dsir lui-mme comme dta-chement, comme absolution et dissolution des attaches, comme ivresse de l'infini? Comment l'infini ne serait-il pas ivre, et comment pourraIS-Je ne pas m'enivrer, ne pas n1'infinitiser ? Que dis-tu? que cela ne sera qu'une fois mort? Dis-tu vrai? quelle vrit? ln vina martis veritas in vina veritatis mors, mars stupebit.

    Rausch, Geriiusch, bruissement, grondement du vent de l'esprit.

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  • Ivresse

    Ivresse, ebrietas, coupe vide et sens inonds. Ruissellement de rasades hasardeuses. Boisson, pris de boisson, emport par le Hot, liquid, liqufi dans le dbordement de l'accompli, dans le trop-plein du plein.

    Comment la plnitude pourrait-elle ne pas se dborder? Com-ment la perfection ne pas passer outre au parfait? Quand on dit que la coupe est pleine, c'est que dj elle dborde. Comment le corps est-il liquide ? Ne l'est-il pas de toute son eau, de son sang, de sa lymphe, de ses liqueurs gnitales, ses larmes, ses huiles essentielles, ses humeurs de bile ou de synovie ? Le corps

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  • Ivresse

    ne se rpand-il pas ds qu'il n'est pas s' affairer quelque nces-sit? Ds qu'il dborde, se dborde de sa propre mare.

    Le dtach, ab-solutum, le dli, l'indpendant est dans ma dpen-dance. Voil de quoi nous nous enIvrons et nous inondons l'un l'autre.

    Dpend de moi l'indpendant. Ne dpend donc pas, mais moi plutt dpend de cette indpendance que son infinie proximit m'ap-proprie comme moi plus propre

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  • Ivresse

    qu'aucune proprit possible. voh!

    Proprit impossible, proprit de l'impossible. Je le possde, il me possde. Le dli me lie, son lien me dlie. Je suis absolu, absous, dtach, dnou, dlivr de mes fautes, de mes pchs, de mes attaches et de mes taches.

    Qu'est-ce qui est propre? Qui m'est propre ? d'tre susceptible d'tre saisi, de tituber, de ne pas suivre mon chemin ou de ne pas mme en avoir un: voil qui m'est plus propre qu'aucune autre marque suppose distincte.

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  • Ivresse

    La tte me tourne, je chancelle, je tournoie, je chavire.

    Immer schon perfekt, vollendet -bei uns wie ohne uns.

    Dans la tradition dogon, la fabri-cation de la bire a t enseigne aux hommes par les gnies bara-jile. Mais ces gnies sont ambigus: ils veulent bien et mal aux hommes. Avec la bire ils ont donn l'ivresse, avec l'ivresse ils ont donn en mme temps les rituels du partage de boisson et de langage et la possibilit des emportements et des injures.

    Tais-toi!

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  • Ivresse

    Mais, coute, coute aprs avoir entendu le pan delphique, coute-le lui-mme:

    Bromios, le premier, crie: voh! Le sol ruisselle de lait, ruisselle de vin, ruisselle du nectar des abeilles; on dirait que s'lve la fume de l'encens du Liban. Bacchos, tenant comme une torche la frule d'o. sort la flamme rouge, prcipite sa course, stimulant les churs vagabonds, les excitant de ses cris, jetant dans l'air sa chevelure voluptueuse. En mme temps, avec des clameurs de joie, il fait retentir ces mots: Oh! allez, Bacchantes. Oh! allez, Bacchantes, dlices du Tmlos dont le fleuve roule de l'or; avec vos tambours aux lourds grondements, chantez votre Dionysos, clbrez par "voh!" le dieu vios, au milieu des cris et des clmneurs de Phrygie, tandis

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  • Ivresse

    que l'harmonieux ltos, le ltos sacr fait retentir ses accords sacrs qui s'unissent vos transports. la mon-tagne! la montagne! Alors, joyeuse, comme la cavale avec sa mre dans le pr nourricier, la Bacchante s'lance, rapide, et bondit. Entre le vieux devin Tirsias, aveugle, le thyrse la main, vtu de la nbride, couronn de lierre 1

    Oh, les cris et les chants, les danses, les trpidations! Oh, les clbrations qu'il se donne lui-mme, ce dieu clameur, hurleur, dont la voix rsonne la fois dans la plainte et dans la joie! dont la voix retentit sur la scne d'Euri-pide le tragique, de l'idylle de

    1. Traduit par Henri Berguin.

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  • Ivresse

    Thocrite, de Chnier qui ne put achever:

    Viens, divin Bacchus, jeune [Thyone,

    Dionyse, van, lacchus et Lne ; Viens, tel que tu parus aux dserts

    [de Naxos, Quand ta voix rassurait la fille de

    LMinos ...

    de Nietzsche face au crucifi:

    Nicht lange durstest du noch, verbranntes llerz !

    Verheif3ung ist in der Luft, aus unbekannten Mndern bliist

    [mich's an, - die grof3e Khle kommt ...

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  • Ivresse

    Tu n'auras plus soif bien long-temps - cur consum! Il Y a des dlivrances dans l'air - des bou-ches inconnues soufflent vers moi la grande fracheur arrive1 ... et la musique dchane sur la scne des Mnades de Cortazar ...

    Sans doute l'extrmit de l'ivresse Ne se rvle rien que l'ivresse elle-

    [mn1e.

    Quel est ce rien ? quelle chose, quel [dsastre?

    1. Traduit par Georges Mesnil.

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  • Ivresse

    Holderlin:

    D~ l'Indus arrive le jeune Bacchus, Avec le vin sacr tirant les peuples

    [du sommeil ; 6 vous aussi, potes, vous aussi

    [rveillez-vous!

    le somptueux, hurlant, ruisselant spectacle du cortge bacchique o se crie le nom de Bacchos, le sonore, le dclamant, tout ce spectacle engendre le spectacle tout entier, l'ivresse de se montrer et de se voir se faisant voir, mme tourdissement,

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  • Ivresse

    vertige de paratre et de donner VOIr, de faire jaillir le dehors, n'tant plus que trs hors de soi l'insolente venue au jour

    Ainsi parle dans La Mouette Nina Mikhalovna :

    Je suis devenue une vritable actrice, je joue avec volupt, enthousiaslne, je m'enivre de la scne et je me sens belle.

    Ou bien, ou bien la jeune fille prise de boisson que Raskolnikov voudrait secou-rIr.

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  • Ivresse

    ENVOI

    Prince, et vous beuveurs trs [illustres,

    Vous souvienne de boire my Pour la pareille,

    Le temps qu'on vous donne de [vivre

    Et celui, ternellement ivre, O vous tes rendus aux tour-

    [billons des mondes.

    ivre lucide autant que verre vide claire prsence une existence pure qui disparat dans son apparition rien qu'un clair entre deux nuages

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  • Ivresse

    o ma lucidit ne serait pas SI mon dlire tait moins grand et moins grandement gar

    Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d'ivresse. (Combray.)

    Je sais bien qu' on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: "Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse!" Eh bien, Robert a peut-tre l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de got dans le choix du flacon! (Le Ct de Guermantes.)

    001-1001-2