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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 8 décembre 2016. Nouvelle série n°143 www.les-lettres-francaises.fr Jack London, par Philippe Jaworski, (entretien avec Jérôme Skalski) Carlo Ossola et Dante, par René de Ceccatty François Cheng, par Silvia Baron Supervielle Oscar Wilde, au Petit Palais à Paris par Philippe Reliquet Un inédit de la mexicaine Margo Glantz Dante, par Sandro Botticelli, 1495, tempera. DR

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

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Jack London, par Philippe Jaworski,(entretien avec Jérôme Skalski)

Carlo Ossola et Dante, par René de Ceccatty

François Cheng, par Silvia Baron Supervielle

Oscar Wilde, au Petit Palais à Parispar Philippe Reliquet

Un inédit de la mexicaine Margo Glantz

Dante, par Sandro Botticelli, 1495, tempera.

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Romans, récits et nouvelles, de Jack London. édition établie par Philippe Jaworski. Gallimard, « La Pléiade », deux volumes, Vol. I, 1536 pages, Vol. II, 1616 pages, 55 euros le volume.

Une certaine atmosphère de fascination saisit le lecteur de Jack London. Les histoires du Grand Nord emportent le lecteur par exemple, avec une particulière force et

vivacité. Comment expliquer cette impression ?Philippe Jaworski. Cette partie de l’œuvre illustre bien, en

effet, un certain nombre de caractéristiques fondamentales de son imaginaire. En quoi cela peut-il nous toucher ? Peut-être pour deux raisons. Il y en a sûrement d’autres mais j’en retiens deux.

L’un des grands thèmes de London, l’un de ceux où il donne le meilleur de lui-même, ce sont les situations d’affrontement. London est le romancier de l’affrontement. Une très grande partie de sa production, tous genres confondus (romans, récits et nouvelles), tourne autour de la mise en scène d’une relation d’affrontement entre deux forces. C’est l’homme contre la na-ture. L’homme contre l’homme. C’est l’homme contre l’animal. L’animal contre l’animal. C’est l’homme, enfin, se battant contre lui-même. Il effectue des variations innombrables sur ce thème. Il prend une situation où une force est contrariée par une autre force : la force de vie qui rencontre, par exemple, la blancheur, le froid des immensités du Klondike. La confrontation devient très vite physique. Comme il est matérialiste, il met l’accent sur les corps. Et même les forces les plus impalpables, certaines forces de la nature, le vent – il y a des nouvelles extraordinaires où il décrit le vent –, le froid, sont des corps. Il y a chez lui une sorte de matérialité des éléments. Il pousse ensuite la situation de confrontation jusqu’à un point de paroxysme. L’un des deux doit l’emporter : il n’y aura qu’un vainqueur. Une nouvelle ou un grand roman de London, c’est cela : le face-à-face de deux forces antagonistes, des enjeux vitaux, de survie, de vie ou de mort. C’est une vision qui peut toujours nous concerner parce qu’elle touche à quelque chose qui relève de l’essence de la condition humaine. La rencontre avec une force antagoniste qui veut votre destruction, ou qui veut exercer un pouvoir de domination absolue sur vous, ou vous asservir. Cela semble être pour lui une donnée fondamentale de l’existence humaine.

La deuxième raison pour laquelle je trouve particulière-ment puissant le cycle des nouvelles du Grand Nord – mais je pourrais dire la même chose des nouvelles de la mer du Sud, écrites plus tard –, c’est que cet homme (et cela fait partie de ses contradictions), qui par ailleurs n’a jamais caché qu’il croyait dur comme fer à la théorie de ce qu’il appelait « la domination de l’inévitable homme blanc » (l’idéologie est de son époque), raconte l’histoire des vaincus. L’écrivain, quand il prend la plume, raconte l’histoire des communautés indigènes détruites. Il raconte l’histoire de ces métis et métisses tragiques, métis biologiques ou métis culturels, de ces Indiens qui ont cru se sauver en se convertissant mais qu’on traite comme des chiens. Il raconte des histoires de résistance à l’homme blanc qui arrive avec son fusil et son whisky, accompagné du prêtre ou du pasteur. Ce sont les dominés, les vaincus de l’Histoire qui l’intéressent et dont il raconte la tragédie. Cela nous interpelle : pourquoi l’écrivain London montre-t-il ainsi les victimes du Blanc, de ce Blanc dont l’homme London ne cesse par ailleurs de proclamer la supériorité ? C’est un phénomène sur lequel il faut s’interroger parce que bien des contradictions que l’on trouve chez London nous renvoient à quelque chose de très profond qui touche à nos mythes de cohérence et de transparence.

Ne retrouve-t-on pas dans ce motif celui de la dialectique de la conscience de soi telle qu’on la trouve développée dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, comme la lutte à mort des consciences dans le mouvement de leur reconnaissance ?

Philippe Jaworski. Oui, c’est une lutte à mort. Vous citiez Hegel. Je l’évoque à propos de l’une des nouvelles les plus extraordinaires et les plus violentes de London, Bâtard. L’his-toire se déroule dans le Grand Nord. On y voit un personnage effroyablement méchant, le mal incarné, qui, un jour, adopte un chiot qu’il va dresser à son image. Aucune explication, psychologique ou autre, n’est donnée. Il dresse ce chien avec toute la cruauté et tout le sadisme dont il est capable. Il apprend au chien à répliquer par les mêmes moyens. C’est sans doute cela qu’il a en tête : engager une lutte à mort. On pense à Hegel, bien sûr : toute conscience veut la mort de l’autre. Mais où est la « reconnaissance » ici ? Est-ce là le fond de la pensée de London ? Y a-t-il un instinct chez l’homme qui échappe aux déterminations sociales ? Il est étonnant que cet homme qui

s’est tôt engagé dans la voie du socialisme révolutionnaire – le Parti socialiste américain de l’époque est celui dont la frange la plus radicale fondera le Parti communiste quelques années plus tard –, il est étonnant que cet homme, dont la sincérité de l’engagement socialiste est peu discutable, n’ait pas vraiment réussi, sauf peut-être dans le Talon de fer et Martin Eden, à saisir l’individu social dans toute son épaisseur, affrontant des forces destructrices, se lançant dans le combat. Il est bien souvent schématique, voire simpliste. Il est intéressant, de ce point de vue, de le comparer avec Maxime Gorki. Le début de la carrière de Gorki, son enfance et son adolescence ont beaucoup de points communs avec ceux de Jack London. Comme London, c’est un autodidacte qui doit son salut aux livres. Jack London

l’avait lu ; un de ses premiers articles est consacré au premier roman de Gorki, qui s’appelle Foma Gordéïev, dont London fait une critique enthousiaste. Or il est frappant de constater combien Gorki a tout de suite un sens à la fois aigu et très fin de l’être social, du milieu, de la manière dont l’origine sociale détermine la psychologie, les comportements – des qualités de peintre social qu’on ne trouve pas vraiment chez London, ou qu’on ne trouve que très épisodiquement mises en œuvre.

Pourtant, une des forces de Jack London ne réside-t-elle pas dans la vérité de ses personnages ? Dans le sentiment qu’il nous donne de leur authenticité ?

Philippe Jaworski. Sans doute, mais je crois qu’il les crée et les fait vivre avec des moyens qui sont complexes et reflètent sa sensibilité, où coexistent des tropismes qui peuvent nous paraître contradictoires. Par exemple, j’évoquais à l’instant son engagement socialiste, sa solidarité avec les combats de la classe ouvrière. Mais il est par ailleurs le chantre d’une idée centrale dans la tradition de l’individualisme américain, celle de self reliance : avoir confiance en soi, en ses ressources intimes, en sa puissance ; chacun est sa seule autorité, il suffit d’écouter sa voix intérieure. On trouve chez London cet héritage du pro-testantisme, qui est au cœur de la philosophie d’Emerson, par exemple. De sorte que chaque thèse est inséparable de la thèse contraire : on a besoin de l’autre, mais on ne peut compter que sur soi. London, lui, je crois, ne choisit jamais. C’est peut-être justement la raison pour laquelle il parvient à saisir certaines complexités. L’élément social est là, mais London va bien au-delà.

Prenons par exemple l’histoire de Martin Eden. Jack London a eu le sentiment d’un extraordinaire malentendu au sujet de son roman. Il a dit et répété, à la sortie de son livre, constatant que la critique trouvait son apprenti écrivain absolument fascinant, pathétique, héroïque même, qu’il avait voulu faire le procès de l’individualisme tel qu’il l’entendait, de l’exaltation de soi. Si

Martin Eden avait choisi le peuple et s’il était devenu socialiste, s’il avait choisi une cause autre que sa cause personnelle, explique London, il ne serait pas mort. Aux yeux de London, ses premiers lecteurs et ses critiques s’étaient complètement trompés sur le sens du livre ; il avait voulu dire exactement le contraire de ce qu’on y voyait. Ce malentendu est très intéressant, parce qu’il montre bien cette dualité. Par qui London fait-il représenter l’option socialiste dans le roman ? Par Russ Brissenden, un poète décadent que Martin Eden rencontre un jour, qui a fait un poème symboliste fin de siècle. Ce génie poétique est poitrinaire, il est riche, se noie dans l’alcool, brûle la vie par les deux bouts. Il dit à Martin Eden : tu devrais devenir socialiste. Est-ce vraiment cré-dible ? Il me semble que si London avait vraiment voulu montrer

à Martin Eden l’intérêt ou l’importance de cette cause, il aurait imaginé un autre genre de personnage pour essayer d’y convertir son héros. D’un autre côté, ce que London montre d’une manière bouleversante, c’est – en dépit de son rêve de devenir un géant de la littérature – l’intraitable fidélité du personnage à sa classe d’origine, à l’ethos de cette classe. Certaines des plus belles scènes du roman sont les scènes où il se retrouve dans ce milieu qu’il a déserté, et dont il a la nostalgie, mais vers lequel sa trahison sociale lui interdit de revenir.

Votre travail d’édition de ses œuvres à la bibliothèque de la Pléiade s’est attaché à faire ressurgir la langue originale de Jack London. Pouvez-vous nous éclairer sur ces nouvelles traductions ?

Philippe Jaworski. Nous avons tenté dans cette édition de remettre London à sa place : le monde des lettres. Quel que soit le statut qu’on lui accorde, il im-porte de traiter l’auteur de l’Appel sauvage, du Loup des mers et de Martin Eden avec tout le respect éditorial que l’on accorde aux écrivains qu’on juge avoir encore quelque chose à nous dire. On commence, comme on le fait pour tout auteur publié dans la Pléiade, par éta-blir les textes, déterminer celui qui correspond le plus exactement aux dernières intentions de l’auteur. Pour ce qui est de la traduction, nous avons scrupuleusement respecté l’intégrité et l’intégralité du texte, ce qui n’avait pas toujours été le cas dans un certain nombre d’édi-tions antérieures. Son statut (d’ailleurs bien arbitraire) d’écrivain « populaire » ne justifie pas que l’on traite sa prose n’importe comment. Pour ce qui concerne nos traductions, nous avons fait le choix de ne pas tirer la langue de London vers un français bien tourné, joli, classique, mais au contraire de garder à son expression

son relief souvent tourmenté, ses bizarreries, son côté parfois « brut ». Jack London s’est forgé sa langue en autodidacte. Il a appris à écrire tout seul (ce dont il était d’ailleurs très fier). Ses méthodes de travail, essentielles à connaître, expliquent que ses livres soient si souvent bâtis de guingois. Quand on s’oblige à écrire 1 000 mots par jour, où qu’on soit, par tous les temps, sans revenir en arrière, sans repentir, sans s’inter-rompre, l’écriture devient une aventure périlleuse. London a vécu et écrit ainsi, pressé par le besoin d’argent, au début, puis l’ivresse d’en gagner toujours plus. L’écriture est donc menée à la diable, livrée à toutes les heureuses ou désastreuses rencontres possibles. Notre édition tente de raconter aussi cela – l’aventure d’une écriture – sans atténuer, ou pis, gommer, les répétitions, les incohérences, les images baroques, les envolées lyriques mal contrôlées, en restant aussi proche que possible de l’original. On ne s’étonnera pas, je pense, que la plupart de ses imperfections se trouvent surtout dans ses longs romans. Ses nouvelles, par contraste, sont souvent vierges de ces défauts, ce qui leur donne un surcroît de valeur. Je crois que London est un extraordinaire nouvelliste. En moyenne, ses nouvelles comptent entre 5 000 et 10 000 mots. Au rythme de 1 000 mots par jour, une nouvelle est composée en une semaine, souvent moins. Une semaine de travail, sa nouvelle est réalisée, avec le meilleur des moyens mis en œuvre dans la méthode d’écriture de London : concentration, concision, vitesse, tension rapide et maximale du ressort de l’action. C’est par la prose courte qu’il est venu à l’écriture, et, dans ce genre, il est vite devenu un maître. C’est la raison pour laquelle nous avons donné une ample sélection de nouvelles. Il en a écrit presque deux cents ; nous en avons publié quarante-sept, soit presque le quart de sa production. Elles sont magnifiques, et beaucoup constitueront des découvertes pour le lecteur français.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski

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Jack London, l’aventure d’une écriture

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LETTRES

Carlo Ossola et l’œil vivant de DanteIntroduction à la Divine Comédie,de Carlo Ossola. Traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin et Pierre Misteli. éditions Le Félin, 148 pages, 20 euros.

En publiant un concentré de ses cours au Collège de France sur Dante, le grand érudit Carlo Ossola décide d’offrir au public français, certes, une introduction à

l’univers philosophique et théologique de Dante, avec une abondance de pistes ouvertes et exploitées avec subtilité, mais aussi un aperçu de ce que Dante représente dans l’imaginaire poétique italien et plus largement mondial. De même que Dante, durant la semaine sainte de 1300, est censé s’être aventuré au royaume des morts avec pour guide un illustre prédécesseur, Virgile, de même Carlo Ossola, qui est une figure moderne de l’humanisme, avec la curiosité, la légè-reté, la rigueur, l’approfondissement et la tolérance que cela implique, prend des poètes pour guides : Mandelstam, Eliot, Pound, Borges, Zanzotto. Et, de Dante, il retient une leçon fondamentale : un souci de communication et d’élégance, d’habile dosage de mystère et de clarté, de sérieux et d’humour, de vivacité et de profondeur.

La plupart des commentaires de la Divine Comédie écrasent le lecteur sous les références théologiques et historiques. C’est entendu, on ne peut pas pleinement apprécier ce voyage chez les morts, si on ne connaît pas bien l’histoire de Florence au XIVe siècle, si on n’a qu’une notion vague des luttes des clans, de l’histoire de la papauté et des ambitions du Saint-Empire romain germanique. Dante décrit son temps, ce temps est bien lointain, mais les enjeux idéologiques et politiques du pouvoir n’ont guère changé. Il appartient à une culture médiévale, imprégnée de débats théologiques sur la liberté et la grâce, sur l’incarnation, sur la nature du mal et de la rédemption, et nourrie de sagesse antique. Mais comment lire Dante à pré-sent, se demande Carlo Ossola. Comment donner une image vivante de ce texte poétique qui avait pour visée de raconter, de faire voir, de faire dialoguer des morts et de trouver un équivalent littéraire des visions, des angoisses, des extases ?

Dès la couverture, en choisissant une œuvre d’Anselm Kiefer, représentant un livre ailé, il donne une idée de son point de vue, de sa démarche. Non pas seulement que le chef-d’œuvre de Dante va voler vers nous, mais qu’il sera question d’un livre pesant qui se dégage de sa pesanteur pour peu à peu atteindre les zones célestes de l’immatériel. C’est le cheminement de Dante, de l’abîme cauchemardesque de l’Enfer, qui a connu, auprès des poètes et des peintres de tous les temps, la fortune que l’on sait, et plus généralement chez les lecteurs médusés par les descriptions si crues et si violentes du poète florentin, à cette réalité immatérielle (échappant au temps et à l’espace) qu’est le Paradis.

Une des qualités premières de l’essai de Carlo Ossola est d’avoir, naturellement, sans véritable intention délibérée, imité le ton de Dante. La vitalité du poème vient de sa langue, mer-veilleusement flexible, changeant de registre à tout moment, passant du dialogue le plus trivial aux débats scolastiques, de la scène de terreur glaçante au spectacle chorégraphique enchanteur des lumières du Paradis et aux concerts du Pur-gatoire, du blasphème ou de l’épigramme assassine lorsque Dante part en guerre contre la papauté qui a dénaturé le message évangélique, aux prières les plus angéliques, de la topographie la plus précise aux cartes du ciel dénotant une connaissance astronomique. Un commentateur se doit de respecter, à sa manière, cette souplesse de la langue et de la pensée. Comment le faire sans perdre de la rigueur ?

En plaçant dès la deuxième page « la pupille vivante » de Dante en miroir de l’avant-garde des deux siècles qui précè-dent le nôtre (de la lettre de Charles Baudelaire du 13 mars 1856 à Charles Asselineau sur son rêve du musée médical des monstres installé dans un bordel, aux délires d’Artaud et aux poèmes d’Andrea Zanzotto sur le langage enfantin), il définit son propre essai comme une tentative nouvelle de trouver un langage critique susceptible de suivre les mouvements du texte commenté et de poursuivre son mouvement, sans pour autant le sortir du contexte médiéval et préhumaniste de la réflexion théologique.

Mais pour cela, il faut pouvoir décrire et analyser la façon dont Dante a entrepris et mis en pratique son récit. C’est que la Divine Comédie a plusieurs fonctions et plusieurs manières de raconter le voyage de Dante. La réalité des morts n’est pas la même dans les trois chants. En Enfer, ils ont leur pleine identité, leur nom, leur corps visible, quoique, déformés par la mort et la torture, mais ayant perdu leur nature de chair,

ils soient sans poids et sans substance : les pieds ne marquent pas le sol et le corps n’arrête pas la lumière quand elle vient de derrière eux. C’est ainsi que Dante se fait du reste remarquer par les morts, qui sont stupéfaits de voir qu’il laisse des traces sur le sable ou qu’il fait bouger les pierres sous ses pas, et bien sûr qu’il fait de l’ombre. Les ombres en effet ne font pas d’ombre. On est donc, en Enfer, dans un récit réaliste, visuel, qui obéit à des lois particulières et où la présence corporelle du narrateur et son identité vivante (sa généalogie, ses liens familiaux, sa fonction, son rapport à la vie politique de Flo-rence), sont au premier plan. La circulation dans les lieux, la lente descente sont décrites, de même, avec une précision topographique admirable.

Le Purgatoire conserve une exigence de réalisme dans le récit du voyage, qui est complexe, parce que l’ascension de la montagne circulaire demande une connaissance précise de la géographie. Mais les interlocuteurs de Virgile et de Dante commencent à les entraîner dans des zones de débat théologique (sur la grâce) très complexes.

Enfin au Paradis, la vision est d’un autre ordre. Les âmes sauvées n’ont plus de corps, plus de visibilité sinon purement lumineuse, ce sont des points de lumière, des éclats, des feux. Et la description appartient alors à un autre ordre. Car l’espace et le temps, sans tout à fait disparaître, n’obéissent plus aux lois humaines de la perception. Béatrice, qui a remplacé Virgile (Virgile n’ayant pas accès à cette zone interdite), entretient avec le narrateur un rapport conflictuel. Elle supporte mal la présence de ce vivant parmi les âmes élues et interdit tout rapport intime avec elle. C’est une figure de l’interdit. Elle cédera ensuite sa place et la parole à saint Bernard, ce sur quoi va insister Carlo Ossola dans son commentaire.

S’il place la fin de son essai sous le signe de saint Bernard, il place le début sous celui d’Adam, qui est un des interlocuteurs essentiels de Dante, parce que le premier homme, porteur du péché originel, permet de poser la question de la rédemption de l’humanité par l’incarnation et le sacrifice du Christ, avec toutes les apories que rencontrait la scolastique pour résoudre ce problème d’une humanité à la fois fautive et rachetable, mais au seul prix de l’incarnation de la transcendance divine. Saint Bernard de Cîteaux devient l’intermédiaire capital pour célébrer la Vierge, but de tout le chemin initiatique, une Vierge, souligne Ossola, qui est « mère de son fils », en rappelant toute l’iconographie byzantine (dont Dante avait été témoin) représentant la dormition de la Vierge dans les bras du Christ.

En différenciant les degrés de réalité, non seulement des figures qui traversent le poème (ombres en Enfer, résonances au Purgatoire, images au Paradis), mais aussi du texte même qui, de visuel et narratif, devient pur affect intérieur, Ossola montre que le récit (toujours écrit au présent, un présent narratif, mais aussi un présent métaphysique, dû à la fatalité du rapport de l’humanité au temps) obéit à des lois modulables, et que les trois chants ne peuvent pas être racontés de la même manière. La compassion de Dante pour les damnés, sentiment qui, se mêlant à l’horreur, a créé des visions inoubliables pour la plupart des lecteurs, devient, au Purgatoire, une réflexion théologique d’une rare difficulté et au Paradis une contemplation exaltée, fascinée, et le plus souvent muette, car Dante avoue son impuissance littéraire à décrire ce qu’il voit. Il renonce. Dieu est, dit Ossola, « hors de l’économie de l’hu-main ». On atteint les limites de ce que peut la poésie. Et ce poème qui expose ses propres limites réunit les préoccu-pations de la mystique et celles de la littérature. On ne représente pas, par les moyens discursifs de la raison, ce qui échappe à la raison et appelle plutôt l’affect.

L’un des passages les plus frappants du commentaire d’Ossola concerne, au Paradis, le passage du chant XXIII où Dante décrit le mouvement des âmes

lumineuses vers la Vierge, en le comparant au bébé dans les bras de sa mère :

« Comme un bébé vers sa mamanTend les bras après la tétée,Exprimant fort ses sentiments,

Chacun de ces lumignons vaVers les hauteurs, manifestantL’amour qu’il vouait à Marie. »Il y a, dit Ossola, un écho du « Si vous ne devenez pas

comme des petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume de Dieu », de l’Évangile selon saint Matthieu. Avant que Dante ne sombre dans une réelle aphasie :

« Bernard souriant m’indiquaitDe regarder en l’air. Moi-mêmeJ’avais déjà levé les yeux.

Mon regard purifié entraitDe plus en plus dans le rayonDe la splendeur, source authentique.

Ce que je vis dépasse tantCe que j’écris et ma mémoirePar cet excès s’avoue vaincue.

Comme un dormeur qui voit s’éveilleEt puis conserve un souvenirDe sensation, mais imprécis.

Ainsi, dès que ma vision cesse,Elle instille encore en mon cœurLa douceur dont elle était née.

Comme la neige au soleil fondL’oracle de la prophétesseSe perd au vent parmi les feuilles. »

Le Paradis raconté ? Rien de plus que le souvenir éva-nescent d’un rêve, avec le seul souvenir d’une émotion, mais insaisissable et donc ineffable, comme une prophétie devenue bruissement, une congère réduite à une flaque informe qui disparaît dans la terre, sans laisser de trace de son apparition.

René de Ceccatty

Paradis, par Gustave Doré.

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Yourcenar, une jeune femme amoureuseEn 1939, l’Amérique commence à Bordeaux, de Marguerite Yourcenar Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte (1938-1980). Gallimard, coll. « Blanche », 320 pages, 21 euros.

Qu’on apprécie ou qu’on n’apprécie pas son œuvre qui commence et s’achève par ses meilleurs livres : Alexis (1929), le Coup de grâce (1939), d’une part ; de l’autre,

le Labyrinthe du monde (1974, 1977, 1988), la période inter-médiaire, Mémoires d’Hadrien, l’Œuvre au noir, étant quelque peu indigeste, Marguerite Yourcenar fait partie aujourd’hui des écrivains les plus célèbres – à jamais la première académi-cienne ! – et les plus respectés de la seconde moitié du XXe siècle. Emmanuel Boudot-Lamotte, en revanche, est nettement moins connu. Il a pourtant joué, avant-guerre, un rôle important dans la vie de l’auteur de Souvenirs pieux : il a été son éditeur chez Gallimard, tandis qu’André Fraigneau, romancier raffiné, ami de Cocteau, était son éditeur chez Grasset (car, comme Giono à la même époque, elle publiait chez les deux grands éditeurs parisiens – pas simultanément, cependant, au contraire de l’emberlificoteur de génie qu’était l’auteur des Grands Che-mins). Mais, entre ces trois-là, les liens ne se bornaient pas à des rapports éditeur-auteur : Yourcenar aimait passionnément Fraigneau (amour sans réciprocité), dont Boudot-Lamotte était l’amant. Ce rapport triangulaire aurait inspiré le Coup de grâce. Autant dire que les lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte, même s’il y est beaucoup question d’édition, s’ancrent dans un terreau personnel, un non-dit, qui fait leur spécificité, et leur vaut d’être publiées séparément de la « Correspondance générale » en cours d’édition chez Gallimard. Elles ont été retrouvées récemment par le neveu d’Emmanuel Boudot-Lamotte, qui, dans un avant-propos sous forme d’interview, donne sur son oncle d’indispensables renseignements.

Les premières lettres datent d’avant la guerre, alors que Yourcenar voyage en Grèce ou aux États-Unis, et s’adresse à Boudot-Lamotte comme à son éditeur, non sans faire parfois allusion à leur « ami » commun, Fraigneau, qu’elle ne voit plus. On se rend compte de l’exigence stylistique de Yourcenar, outrée de voir que son Coup de grâce a été quelque peu retouché par un lecteur de Gallimard (à moins que ledit lecteur ne soit Gas-ton G. en personne, auquel cas elle en serait « flattée »). Elle en éprouve une « stupeur indignée » et exige, explications à l’appui, que son texte original soit restitué : « Dans un livre aussi court, chaque mot importe. » On voit aussi la précision maniaque qui est la sienne (et que les lecteurs de sa correspondance générale connaissent bien) concernant la finition et la publication de ses livres : du Connecticut, elle envoie à son éditeur des suggestions

pour une bande à placer sur les Nouvelles orientales, une liste de critiques à qui envoyer le livre, et demande que le chef de fabrication rapproche, à l’intérieur de certains mots, les lettres, qu’elle estime trop écartées. Rien ne lui échappe, et elle ne craint pas de parler crûment d’argent, et de demander que soit « arrondi » l’à-valoir sur ses dix pour cent de droits d’auteur sur un premier tirage de 2 000 exemplaires.

Puis, après un bref passage à Paris, c’est le départ, en oc-tobre 1939, pour les États-Unis. Elle ignore que ce sera pour elle un exil définitif. De New York, elle envoie des « Lettres des États-Unis », pas forcément destinées à Boudot-Lamotte, mais retrouvées dans ses archives, et publiées ici. C’est de l’une d’elles qu’est tiré le titre du recueil, et elles sont un document précieux sur l’ambiance qui régnait à Bordeaux, parmi la colonie américaine réfugiée là, en attendant le départ de trois paquebots pour New York. L’arrivée et les premiers temps à New York donnent lieu aussi à un témoignage unique sur la façon dont l’Amérique, deux ans avant Pearl Harbour, observait, de loin, les débuts de la guerre en Europe, et l’arrivée des premiers réfugiés outre-Atlantique. Pendant les années de guerre, la correspon-dance s’interrompt, pour reprendre en mars 1945. La France est libérée, mais l’Allemagne n’a pas encore capitulé, l’heure est aux restrictions, et l’on découvre une Yourcenar qu’on connaissait mal, une ménagère attentive à ses amis et qui, depuis son île des Monts Déserts, envoie des colis de ravitaillement à ses compatriotes (ou, à défaut des souliers, momentanément rationnés aux États-Unis, des semelles, dont elle demande les mesures) et se préoccupe de savoir s’ils sont arrivés en bon état. Elle, en revanche, coupée de la France depuis cinq ans, demande des livres. C’est ainsi qu’elle découvre Sartre (dont les Mouches l’intéressent, mais dont elle n’aime pas l’Âge de raison) et Camus (qui ne l’impressionne pas).

À cette époque, Emmanuel Boudot-Lamotte a quitté Gal-limard, et dirige les éditions Janin, une jeune maison en quête d’auteurs. Il essaie d’appâter Yourcenar, de détourner au profit de sa maison des contrats signés avant-guerre avec Gallimard, notamment pour Dramatis Personae, un recueil de ses pièces de théâtre. Yourcenar, elle, a perdu tout contact avec ses prin-cipaux éditeurs mais, rigoriste jusqu’au bout des ongles, estime ne pas devoir traiter avec son vieil ami tant que Gallimard (en la personne de Camus, nouveau lecteur de la maison) ne lui a pas fermé ses portes (ce qui se produira, sous prétexte que le théâtre se vend mal, mais trop tard pour que Dramatis Personae paraisse chez Janin, qui entre-temps a déposé son bilan – et c’est bien Gallimard qui publiera ces pièces, bien longtemps après, quand Yourcenar sera devenue une valeur sûre de la maison).

Quant à Grasset, frappé d’« indignité nationale », elle ne veut plus avoir à faire avec lui. Boudon-Lamotte lui explique qu’il n’est pas plus coupable de « collaboration » que Gaston Galli-mard (ou que GG ne l’est pas moins que son collègue de la rue des Saints-Pères), mais qu’il a moins su louvoyer et ménager ses arrières. Cependant, Yourcenar, exilée en Amérique, et qui ignore tout de la réalité avec la réalité de la France occupée (et, d’une certaine façon, elle s’en veut), continue à porter des juge-ments à l’emporte-pièce (notamment à propos des positions de Fraigneau pendant l’Occupation) à propos de comportements que son exil américain lui a permis d’éviter.

La part la plus intéressante des lettres de l’immédiat après-guerre concerne les projets éditoriaux de Yourcenar, qui propose à Boudot-Lamotte de faire un livre sur les « Trésors de l’art français », ou de constituer un recueil de nouvelles américaines, qu’elle traduirait elle-même. On découvre ainsi une facette peu connue de l’écrivain, et sa curiosité pour la littérature américaine contemporaine, dont elle se montre bon juge, recommandant, notamment, des nouvelles d’Hemingway, de Caldwell, d’Eudora Welty (alors totalement inconnue en France) ou les romans d’un « nègre » qu’elle ne met pas loin de Dostoïevski : Richard Wright.

Ces projets ne se concrétiseront pas : les éditions Janin mettent la clé sous la porte, Emmanuel Boudot-Lamotte se consacre à la photographie, et Yourcenar, après le succès mondial des Mémoires d’Hadrien (paru initialement chez Plon), ne sera plus en quête d’éditeur, n’aura plus à chercher à jouer un rôle de conseiller éditorial, et reviendra par la grande porte chez Gallimard, qu’elle ne quittera plus. Les lettres, dès lors, s’espa-ceront, et les deux amis ne se reverront qu’une seule fois, lors d’un passage de Yourcenar à Paris, en 1968.

Ces 90 lettres ne sont pas essentielles à la connaissance de Yourcenar, mais elles sont passionnantes par ce qu’elles nous apprennent d’une période peu connue de sa vie, par ce qu’elles nous donnent à voir de son intimité, notamment lorsqu’elle évoque pudiquement André Fraigneau (« Vous savez quelle a été ma très longue et très profonde affection pour lui. » ). Elle compare leurs rapports à ceux de deux arbres inclinés l’un vers l’autre, « et des deux, j’admets sans hésitation que j’étais de beaucoup l’arbre qui s’inclinait le plus ». Derrière son masque d’intellectuelle marmoréenne et impitoyable, on voit trembler l’image frêle d’une jeune femme amoureuse. Ces lettres huma-nisent Marguerite Yourcenar.

Christophe Mercier

Nouvelles orientales, de Marguerite Yourcenar, illustrées par Georges Lemoine, Gallimard, 144 pages, 25 euros.

Le mot du sièclePersifler au siècle des Lumières,d’élisabeth Bourguinat (préface d’Arlette Farge), Créaphiséditions, 320 pages, 15 euros.

Encore de nos jours, la plupart des dictionnaires font dériver le verbe persifler de la racine siffler

(« se moquer de quelqu’un ») précédée de la particule per, et ce malgré l’ano-malie orthographique représentée par un seul f. Or, ce mot-clé de la littérature du XVIIIe siècle, désignant un compor-tement mondain singulier, proviendrait également d’une petite pièce intitulée Persiflés, tragédie en cinq actes, œuvre d’un obscur musicien nommé Nicolas Racot de Grandval (1676-1753). Ce texte étrange exhumé par Élisabeth Bourguinat au cours d’un recensement systématique de tous les ouvrages de l’époque dont le titre contient le mot persiflage possède une intrigue inextri-cable mêlant la parodie, le burlesque et l’amphigouri, cela correspondant parfaitement aux premières définitions du verbe persifler : « se livrer à un badi-nage d’idées et d’expressions qui laisse du doute ou de l’embarras sur leur vé-

ritable sens », « tenir un discours que ni celui qui le fait ni ceux qui l’écou-tent ne se piquent de comprendre ». Ce néologisme qui apparaît vers 1734 restera à la mode jusqu’à la Révolution, constituant un « marqueur » essentiel de la haute société et de la littérature de l’Ancien Régime.

Cette pratique langagière cor-respond d’abord au sabir des petits maîtres frondeurs qui tournent en ridicule la langue classique que se sont efforcés d’imposer Louis XIV et l’Académie. Être impertinent et pédant, cultiver le coq-à-l’âne et le papillonnage représente alors une forme de contre-pouvoir face à l’absolutisme, mais cela dénote également l’essoufflement d’une classe oisive, improductive et consciente de tourner à vide, inquiète de se singula-riser afin d’oublier son asservissement.

Le persiflage devient ensuite l’arme des roués et l’un des principaux res-sorts de la littérature libertine. Chez Crébillon fils ou Laclos, cessant de contrevenir au pouvoir, il constitue, pour le prédateur tacticien, un moyen redoutable de soumettre les femmes. Le langage est une arme subtile qui les

entortille dans un verbiage spécieux, les obligeant à croire ce que leur dit le libertin, et finalement à se rendre. Le « grand art » consistant à dire à une femme en public des choses flatteuses d’une manière assez fine pour qu’elle les croie sincères, et que les autres per-sonnes qui les entendent comprennent qu’elles ne sont que fables. Versac et Valmont sont passés maîtres dans ce type de viol verbal, qui peut parfois se révéler funeste.

Et puis, bien sûr, le persiflage est également pratiqué par les philosophes. Par Voltaire, par exemple, qui souvent mêle à ses réflexions les plus sérieuses quelques « bouffonneries » afin de plaire au public et de détourner l’at-tention des censeurs. Candide sera ainsi qualifié de persiflage par Rousseau, qui évidemment se refuse à manger de ce pain-là. Diderot et nombre d’ency-clopédistes persiflent volontiers afin de mieux secouer les préjugés de leur époque. « Les philosophes pratiquent la mystification pour enseigner le doute, qui est le commencement de toute en-treprise philosophique. »

Jean-Claude Hauc

à LIRELe Musée intérieur d’Henry James, de Jean Pavans (Seuil, 200 pages, 27 euros).

On sait qu’Henry James, non content d’avoir écrit plus de vingt romans et des centaines de nouvelles, a laissé une œuvre

immense, et multiple : textes théoriques dans lesquels il s’interroge sur son art, autobiographie, critique littéraire, récits de voyages.

Jean Pavans, son incontestable spécialiste, traducteur ou re-traducteur de plusieurs romans (notamment la sublime Coupe d’or, un de ses romans les plus fascinants), et surtout de l’intégrale des nouvelles (aux éditions de La Différence, en quatre énormes volumes qu’il faut préférer à la traduction de la Pléiade, moins littéraire, et due à plusieurs traducteurs, et qui a donc moins d’uni-té), découvreur de plusieurs récits de voyages jusqu’alors inédits en français, nous offre aujourd’hui une nouvelle facette de James : le James qui, un temps, a voulu s’adonner à la peinture, et qui a laissé des textes de critique d’art disséminés dans des journaux enfouis sous la poussière du temps. L’essai de Pavans est brillant, lumineux, savant, et donne un nouvel éclairage de certains de ses grands textes (notamment Les Ambassadeurs). Il est suivi, ce qui est précieux, d’une centaine de pages d’inédits de James critique d’art, notamment un long essai sur Delacroix, et un autre sur son ami John Singer Sargent, qui a fait son portrait, et dont l’univers est comme un double pictural de celui de James.

Le musée intérieur d’Henry James est donc un livre indispensable à tout amateur de James, complète sa bibliographie française, et permet d’espérer que Jean Pavans, un jour prochain, publiera la totalité des écrits sur l’art de James.

C. M.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e mb r e 2 0 1 6 ) . V

LETTRES

La SourceDe l’âme, de François Cheng. Albin Michel, 162 pages, 14 euros.

Je me souviens que, lors de mon séjour dans le Maine chez Marguerite Yourcenar, elle me raconta que, lorsque son amie et traductrice Grace Frick mourut, elle se dirigea vers

la fenêtre de sa chambre et l’ouvrit en grand « afin que son âme s’envole ». J’ai compris naturellement ce geste, encore que je n’aurais pas eu l’idée de le faire.

Aujourd’hui, en lisant le livre admirable de François Cheng, ces mots sont revenus à ma mémoire. Le geste de Marguerite Yourcenar était libérateur et instinctif. L’idée chrétienne que chaque âme est immortelle et qu’elle se détache du corps au moment de la mort est revenue à sa mémoire et elle contribua à ce que l’âme de son amie monte au ciel.

Je me suis demandé souvent ce que voulait dire l’âme. Je sens à l’intérieur de mon corps un souffle qui est capable de voyager en moi et autour de moi, de franchir de grandes distances et de revenir à sa source et y séjourner longuement. Toute âme a un chant, écrit François Cheng, et cela me paraît une évidence chez les artistes et en particulier chez les écrivains. Au fil des pages, en lisant son livre, j’ai perçu la musique de ce souffle muet qui m’habite. Et qui s’élève dans la solitude, le travail, la contemplation d’un paysage ou d’un tableau, les souvenirs y étant plus clairs que les pensées. L’âme est une présence, notre vrai cœur peut-être.

François Cheng écrit sept lettres à une amie de laquelle il a reçu un message : « Sur le tard, je me découvre une âme. Ac-ceptez-vous de me parler de l’âme ? » Il ne répond pas tout de suite à sa requête mais, au bout d’un temps, il lui adresse sept lettres magnifiques. On ressent le silence de la destinataire mais il émane pareillement de celui qui lui écrit et de la personne qui le lit. Conjonction des âmes. Car, à mesure que se déroule la lecture, le lecteur découvre lui-même son âme avec ce qu’elle contient de général et de personnel. La révélation lui procure une grande joie. Il en prend conscience : son âme est son véri-table pays. Pourtant, il l’oublie souvent, ne la nomme pas, a des doutes sur son existence, la confond avec le rêve. Il ne l’a jamais rapprochée de l’esprit ni de Dieu, malgré les religions qui l’évoquent. Car elle joue un rôle important dans les croyances puisqu’elle a le pouvoir d’atteindre l’au-delà, c’est-à-dire le paradis ou l’enfer. Au commencement, elle a été insufflée par Dieu dans les narines de l’homme, faisant de lui un être vivant.

J’arrive à me dire que l’âme est, sinon la source, du moins l’es-sence de la vie et, principalement parce qu’elle est liée au mystère et, d’une certaine façon, illustre celui-ci. Dans la troisième lettre de François Cheng à son amie, je lis cette phrase : « L’unicité de l’être, cette vérité universelle, s’affirme de façon éclatante chez la personne humaine, et c’est son âme qui en est l’incarnation. Non un attribut, ni une faculté : unie à un corps et l’animant, elle est la personne même. Elle est aussi le sang qui coule dans ses veines. À mes yeux, de plus, elle est la langue qu’on utilise pour écrire. C’est-à-dire son chant et son silence. Elle est l’émotion violente qui nous assaille sans en connaître la raison lorsqu’on entend un morceau de musique par exemple. Et on arrive à la conclusion que ce qui ne vient pas de l’âme mais de l’intellect, du savoir ou de la logique réelle du monde, ne compte pas. L’âme pour moi

est en premier le désir : le désir d’un être, le désir entre les pages d’un livre, le désir de l’amour sous toutes ses formes. »

François Cheng cite Pierre Jean Jouve : « La poésie supérieure est une fonction de l’âme, et non pas de l’esprit. C’est l’âme qui fournit l’énergie spéciale capable de faire, de la masse agglutinée, une chose de beauté. » Depuis que je me suis mise à explorer attentivement l’âme qui m’habite, j’ai ressenti le lien invulné-rable qui l’attache à la beauté et à l’amour : elle est leur miroir. Et le mystère me conduit à transcrire cette phrase : « Oui, nous devons être assez humbles pour reconnaître que tout, le visible et l’invisible, est vu et su par Quelqu’un qui n’est pas en face, mais à la source. Et ce Quelqu’un secret est notre âme qui nous guide et qui attend pour s’envoler. »

François Cheng fait un tour d’horizon dans les traditions léguées par les Anciens. Pour les Chinois, l’âme, c’est-à-dire le hun, a une dimension céleste, la langue moderne l’appelant ling-hun, qui peut être traduit par « essence de l’âme ». Pour les hindous, une entité éternelle, âtman, préexiste à notre naissance et subsiste après notre mort. Pour le bouddhisme, l’anâtman est la doctrine du non-soi. Aristote, auteur d’un ouvrage intitulé aussi De l’âme, divise l’âme en trois par-ties : l’âme nutritive, l’âme sensitive et l’âme pensante. La mystique juive considère de même que l’homme possède plusieurs âmes. Et François Cheng ajoute : « Oui, la triade corps-âme-esprit est l’intuition peut-être la plus géniale des premiers siècles du christianisme. » Et il constate que, « à

part le bouddhisme, dans la version la plus extrême de sa doctrine, toutes les grandes traditions spirituelles ont pour point commun d’affirmer une perspective de l’âme située au-delà de la mort corporelle ».

Dans la cinquième lettre qu’il adresse à son amie, il s’ouvre à sa mémoire : paysages, peintures, comme la Joconde de Vinci, ou le Séjour à Wang-chuan, de Wang Wei. Et il décrit une traversée du désert de Gobi dans un camion militaire, sous l’emprise d’une soif dévorante, avec une vérité et une beauté poignantes. Et on se pose la question, les souvenirs viennent-ils de l’âme ? Je pense que la mémoire en fait partie comme une enceinte en attente ; elle puise des images dans la source et se nourrit des êtres les plus chers, en particulier ceux qui nous ont quittés ou desquels nous sommes séparés. Et plus je vois, à mesure que je lis François Cheng, plus le ciel avec ses astres et ses couleurs, la terre avec ses déserts, ses océans, ses arbres. Ses animaux animent le pays de mon âme qu’il me donne à découvrir. Le temps a été aboli. La mort n’existe plus.

L’âme effectivement serait moi et le monde entier. Elle serait la source secrète qui permet de recevoir les reflets du ciel et les images de la terre, et de les recréer infiniment. Elle serait l’aube et le crépuscule sur la mer. Elle serait l’amour qui franchit les fenêtres ouvertes ou fermées. Et absolument le dessin qui s’envole à mesure que je trace ces lignes.

Silvia Baron Supervielle

La maladie de l’écritLa Voix écrite, de Patrick Autréaux. Verdier, 137 pages, 16 euros.

Après un roman, les Irréguliers, et une pièce de théâtre, Patrick Autréaux revient à ce qui l’a fait connaître :

l’écriture autobiographique ancrée à son expérience de la maladie. Un cancer qui, à l’âge de 35 ans, fit entrer le psychanalyste d’urgence en littérature. Prolongement de Dans la vallée des larmes et de Se soigner, la Voix écrite retrace son abandon de la mé-decine au profit de l’écriture. Débarrassé du sentiment d’urgence qui motivait ses récits antérieurs, l’auteur se livre à une réflexion sur le lien entre ses deux pratiques succes-sives. Des premiers échanges avec un éditeur qu’il prénomme Max – en fait Jean-Bertrand

Pontalis, qui a publié le premier livre de Pa-trick Autréaux dans sa collection « L’un et l’autre » – à ses premiers pas dans l’écriture romanesque, il s’attache avec rigueur et dé-licatesse à tous les ponts qui relient les mots et la douleur. Sur les traces de Hölderlin, il interroge ainsi de manière très personnelle l’utilité des poètes en temps de souffrance et l’origine de leur vocation.

La sienne a quelque chose de mystique. Après une introduction consacrée à sa ren-contre avec Max, Patrick Autréaux recon-naît son goût pour les Évangiles et les vies de saints. L’écriture, pour lui, est un impératif. Une réponse spontanée à un délitement. « Il avait suffi de constater que ce qui m’entourait pouvait s’écrouler, ma famille se décomposer sans que je puisse rien faire contre (...), et c’était sorti de mon corps : des phrases, des

poèmes, des mots », écrit-il par exemple. La Voix écrite n’est pourtant pas une simple actualisation d’un genre littéraire quasiment disparu au XIXe siècle : le journal spirituel. Si on retrouve dans son texte l’oscillement entre effacement et affirmation du sujet propre aux hagiographies et aux autobiographies de mystiques, celui-ci sert une mise en abyme de l’acte d’écriture dans un Occident largement déchristianisé. Où le religieux sépare bien plus souvent qu’il n’unit.

Dans ce contexte, l’écriture peut-elle en-core avoir une quelconque utilité ? Peut-elle soigner ou ne serait-ce qu’apaiser quelques maux ? La question traverse le récit, nourrie par des allers et retours constants entre le concret médical et l’abstrait littéraire. En col-lectant les souvenirs des différentes preuves des bienfaits de ses livres sur les lecteurs, Pa-

trick Autréaux tente de délimiter les contours d’une littérature capable d’accompagner la maladie. Et surtout la solitude qui lui succède. L’acuité du psychanalyste préserve le récit de toute forme de narcissisme : Patrick Autréaux sonde son rapport à l’écrit sans arrogance ni fausse modestie. Comme un homme revenu de loin, qui jouit de la capacité de pouvoir simplement penser et soumettre à examen son existence d’avant la maladie.

Malgré son goût du référentiel et sa précision quasi clinique dans l’exposé de ses méandres littéraires, l’auteur déploie ainsi une écriture lu-dique et charnelle. Et ce malgré la mort de Max, qui condamne Patrick Autréaux à une nouvelle forme de solitude. Voire d’orphelinat. La Voix écrite est un livre de relève, contre l’abattement qui menace de toutes parts.

Anaïs Heluin

DR

V I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e mb r e 2 0 1 6 ) .

LETTRES

Rembrandt sous la lumière de GenetRembrandt,de Jean Genet. Gallimard, « l’Arbalète » non paginé, nombreuses illustrations couleurs, 12 euros.

À le relire dans la belle réédition de l’Arbalète assurée par Thomas Simonnet, le Rembrandt de Jean Genet apparaît à vrai dire comme un inédit. Pour la première

fois réunis et illustrés, deux textes (ou même trois, puisque le second est constitué, sur deux colonnes, de deux développe-ments relativement indépendants qui ne se commentent que conceptuellement, mais non dans le détail) ouvrent un nouveau champ de réflexion sur cette œuvre immense, prolongeant, certes, comme l’indique l’éditeur, le projet de l’Atelier d’Al-berto Giacometti, mais faisant écho, d’une façon nouvelle, à de grands textes denses et obscurs retrouvés récemment, la Sentence suivi de J’étais et je n’étais pas. Pourquoi ? Parce que toutes ces pages sont fragmentaires, fatalement fragmen-taires, leur fragmentation n’étant liée ni à la volonté délibérée de leur auteur, ni à sa négligence, mais à une tragédie pour l’un d’entre eux (le suicide d’Abdellah, l’amant funambule de Genet, en 1964, avait convaincu l’écrivain de détruire ses livres en cours, et c’est par miracle que fut sauvé un extrait de l’un d’eux) et à une circonstance très occasionnelle (la pu-blication dans l’Express de notations sur le peintre flamand). Mais l’ensemble, surtout présenté comme il l’est dans cette édition, avec en regard des textes d’excellentes reproductions de détails des œuvres commentées, finit par constituer ce qu’il faut bien appeler un poème sur la création, sur l’identité, sur la vieillesse, sur le désir.

En lisant les descriptions minutieuses moins des œuvres elles-mêmes que des intentions que Genet prête au peintre, par un processus d’identification troublante entre l’écriture et la peinture, il est impossible de ne pas penser aux textes théâtraux de Genet, contemporains ou les précédant de peu : surtout Elle et les Paravents. Car ce que retient Genet, dans l’article de l’Express, du geste de Rembrandt, c’est avant tout une représentation de l’humanité vieillissante et dissimulant ou niant sa décrépitude et la valorisation de la misère dans une célébration contradictoire du faste et de la pauvreté. Comment ne pas se souvenir, aussi, de Journal du voleur et d’innom-brables passages de toute l’œuvre où la contemplation poétique relève, pour lui, d’un double mouvement de fascination pour l’abjection et de célébration glorieuse de sa transfiguration ?

Quand Genet tente de retrouver le regard de Rembrandt sur les vieilles femmes, il décrit le travail du temps, inéluctable ou, au contraire, nié. Admirables sont les quelques lignes où Genet suppose à Rembrandt un regard « rajeunissant » sa mère et au contraire dépersonnalisant Mme Trip. Mais il n’y a aucun réalisme ni chez l’une ni chez l’autre. Et, dans le second cas, une transfiguration qui n’est pas de l’ordre de la négation du temps comme pour la mère de l’artiste, mais de l’ordre de son inversion en éclat. Dans les deux cas, le peintre atteint le réel. « Ce sont les deux portraits de Mme Trip (National Gallery),

ces deux têtes de vieilles, qui se décomposent, qui pourrissent sous nos yeux, qui sont peints avec le plus grand amour. (...) Ici, la décrépitude n’est plus considérée et restituée comme un pittoresque, mais comme une chose aussi aimable que n’importe quoi. Qu’on débarbouille Sa mère lisant, sous les rides on retrouvera la charmante jeune fille qu’elle continue d’être. On ne débarbouillera pas de sa décrépitude Mme Trip, elle n’est que cela, qui apparaît dans toute sa force. C’est là. Éclatant. Évidemment d’une évidence qui crève le voile du pittoresque. Agréable à l’œil ou non, la décrépitude est. Donc belle. »

En suivant, par ailleurs, le destin d’un artiste « à la poursuite d’une vérité qui le fuit », Genet esquisse son autoportrait. Les silences de Rembrandt, la perte de son art, sa résurgence, comment, là aussi, ne pas y voir une allusion à sa propre situation ? La construction et la destruction du monde vont de pair. La représentation du monde n’est envisageable qu’à condition de le rendre « méconnaissable », « non identifiable », de même que l’autoportrait de Rembrandt vieux aboutit sinon à sa négation métaphysique, du moins à sa négation sociale, matérielle, juridique : « Légalement, il n’a plus rien. » Il a été dépossédé par sa femme et son fils. Situation enviable, sans

doute, par Genet. En tous les cas, il connaît ça. Et malgré ses succès, sa prospérité, il voudra, à son tour, retrouver, à la fin de sa vie, lui-même, ce néant social, cette absence d’identité.

Le deuxième texte, moins esthétique, est plus connu. Il a été publié sous le titre Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes. Il est donc composé, sur deux colonnes, d’un récit portant sur la rencontre dans un train d’un homme avec un inconnu et sur la rêverie qui s’ensuit, à propos de l’idée d’individualité et d’universalité. C’est là que l’on rejoint le texte J’étais et je n’étais pas, publié à la fin de la Sentence. Peu à peu, le texte s’érotise, en abordant la question de la chair, du corps, de la communication muette, du désir. Genet glisse d’une réflexion, disons, morale sur l’humanité et l’individualité pour aboutir à une conscience du désir. Qu’est-ce qui, de l’humanité universelle, demeure dans le désir qu’un corps suscite en un regard, ou que deux regards provoquent ?

Parallèlement, Genet revient, dans l’autre colonne, sur les tableaux de Rembrandt qu’il commente, cette fois-ci, de façon assez précise, mais en répétant l’idée de la recherche de « l’éter-nité » dans le dépouillement du regard. « Sous une lumière d’éternité », écrit Genet. On retrouve, curieusement, dans ce texte somptueux certains raisonnements d’un autre écrivain lui aussi mystique de la création à propos d’un peintre antérieur à Rembrandt, mais auquel Genet ne pouvait qu’être sensible. Fra Angelico. Il s’agit de quelques pages d’Elsa Morante consacrées à ce peintre et traduites dans le recueil Pour ou contre la bombe atomique. La démarche est au fond la même. Comment peindre l’ineffable ? « Reconnu par aujourd’hui, par demain, par les morts. Une œuvre offerte aux vivants d’aujourd’hui, de demain, mais qui ne serait pas reconnue par les morts de tous les âges, serait quoi ? » Genet avait fait, on le sait, des Paravents un vaste cérémonial d’ombres, de fantômes, de morts. La pièce n’avait de sens qu’à être perçue comme un rituel funéraire, non dans un esprit morbide, mais parce que la mort, à ses yeux, était la seule condition de rendre sacrée une représentation.

Le renoncement à un essai sur Rembrandt n’était pas un hasard. Peut-être pas une volonté, disions-nous. Mais oui, cer-tainement une fatalité. Genet ne souhaitait pas se transformer en philosophe de la création artistique. Il ne tolérait pas l’usage de l’intelligence rationnelle pour les matières essentielles de ses réflexions, de ses obsessions. C’est pourquoi la plupart des critiques de Genet commettent facilement des contresens, négli-geant de prendre en compte les provocations, les antiphrases, les ironies, les contradictions, les paradoxes de ses textes. Isolant une phrase, on risque de lui faire dire, hors contexte, le contraire de ce qu’elle dit. « D’une certaine façon, les œuvres d’art nous rendraient cons, si leur fascination n’était la preuve – incontrô-lable, pourtant indiscutable – que cette paralysie de l’intelligence se confond avec la plus lumineuse certitude. Laquelle, je n’en sais rien. » Et l’habituelle pirouette finale de Genet : « Et il va de soi que toute l’œuvre de Rembrandt n’a de sens – au moins pour moi – que si je sais que ce que je viens de dire était faux. »

René de Ceccatty

Un monument : le journal de ThoreauJournal 1846-1850, de H. D. Thoreau, traduit de l’anglais par Thierry Gillybœuf, éditions Finitude, 400 pages, 25 euros.

Thoreau, quatrième volume : les Éditions Finitude poursuivent, imperturbables, la publication du monumental journal de

Thoreau. Grâces soient rendues aux éditeurs qui, contre vents et marées (car je suppose qu’il ne s’agit pas d’un best-seller), mènent leurs projets jusqu’au bout, aussi pharaoniques soient-ils.

Ce tome IV couvre quatre ans de la vie de l’auteur de Walden, quatre années cruciales, au cours desquelles l’expérience de la solitude au bord de l’étang de Walden prend fin. Thoreau s’installe alors à Concord, Massachusetts, où il passera la fin de sa vie.

Hormis Sept jours sur le fleuve (A Week on the Concord and Merrimack, 1849) et Walden (1854), Thoreau ne publiera plus que des articles,

et donnera des conférences. Son journal devient le corps même de son œuvre et non plus un projet parallèle à l’œuvre en cours, un commentaire.

On n’y trouve quasiment aucune notation biographique : Thoreau ne parle pas de lui – ou du moins, il ne parle pas de sa vie. Il ne note pas les événements, mais analyse l’écho qu’ils susci-tent en lui. Le Journal de Thoreau n’est pas une exploration du moi, mais un recueil de réflexions philosophiques (et notamment de philosophie politique) et de descriptions de la nature qui l’entoure.

Pour la partie politique, on notera plusieurs passages qui sont comme un reflet de son célèbre texte sur la Désobéissance civile : l’État est un « bandit de grand chemin ». « Quand j’ai refusé de payer la taxe qu’il réclamait pour cette protec-tion dont je ne voulais pas, il m’a lui-même volé. Quand j’ai réaffirmé la liberté qu’il proclamait, il m’a lui-même emprisonné. Alors que la ville garde sous clef les voleurs et les assassins pour

me protéger, elle se laisse elle-même circuler li-brement. » Des lignes qui pourraient être écrites en 2016. Mais, comme il le note plus loin : « Avec une certaine agilité d’esprit, on pourrait, je le crois sérieusement, rédiger les articles douze mois, si-non douze ans à l’avance, sans qu’ils pêchent en imprécision. »

Un voyage en pays indien, dans les forêts du Maine, à l’automne 1846, donne lieu à des pages magnifiques, qui sont comme les prémices du « nature writing » d’aujourd’hui. Et quand il s’intéresse aux Indiens, à leur mode de vie, à leur artisanat, Thoreau est aussi anthropologue. L’aventure chez les Indiens a le charme indolent et contemplatif, mais aussi la précision dans la caractérisation des personnages, l’authenticité dans le détail de certains grands westerns : on pense souvent à The Big Sky, de Hawks.

Thoreau est un admirable peintre de la na-ture : paysages d’automne, brume sur l’étang, notations de neige sont autant de morceaux de

prose légère, diaphane, comme une estampe du vieux Japon. Des passages qui frappent d’autant plus que, dans le corps de l’œuvre, ils sont juxta-posés à des réflexions plus abstraites : le Journal de Thoreau est un flux ininterrompu, le miroir moins d’une âme que d’un esprit toujours en réaction vis-à-vis de l’univers qui l’entoure, et c’est cette « interactivité », ce reportage « en direct » sur une intelligence en perpétuelle évo-lution qui en fait le prix.

Même si, parfois, la lecture en continu peut sembler ardue, elle est nécessaire à la compré-hension même du livre, du projet qui en est à l’origine. Toute anthologie, qu’elle soit centrée sur des passages descriptifs ou sur des passages politiques, ne peut que fausser l’esprit même du texte.

Merci, donc, à Finitude de permettre enfin la lecture intégrale de cet océan, un monument fondateur des États-Unis.

Christophe Mercier

Margaretha de Geer, par Rembrandt.

DR

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e mb r e 2 0 1 6 ) . V I I

LETTRES

CHRonIquE LEttRES D’AMéRIquE LAtInE

IncisivesL’écrivaine mexicaine Margo Glantz (née en 1930) est

l’auteure d’une cinquantaine d’ouvrages, romans, nou-velles et récits autobiographiques, parmi lesquels Las mil

y unas calorías, novela dietética ; La guerra de los hermanos ; De la erótica inclinación a enredarse en cabellos. Elle est également essayiste et traductrice. Elle a remporté le prix Xavier Villaur-rutia, en 1984, pour Sindrome de naufragios, le prix national des sciences et des lettres en 2002 pour El Rostro, ainsi que le prix ibéro-américain de narration Manuel Rojas en 2015.

Dans son ouvrage les Généalogies, publié aux éditions Folies d’encre en 2009, elle raconte l’histoire des Glantz, de leurs origines ukrainiennes à leur installation au Mexique.

Ce texte inédit en français et traduit par nos soins est extrait de Por breve herida (une brève blessure), « roman du corps, des souvenirs et du désir, de la sueur, de la salive et du sang, de l’horreur, de la beauté et du silence. Un roman total ».

Marc Sagaert et Alba Marina Escalon À la clinique je lis, je lis tout le temps, c’est un rituel. Je continue à lire les nouvelles de Poe, en particulier celle qui

parle de Bérénice, enterrée vivante et dépouillée brutalement de ses dents par Égée, le protagoniste de la nouvelle.

Je lis et relis avec peine et effroi le récit des terribles douleurs aux molaires et autres opérations dentaires dont a souffert Roberto Bolaño avant de mourir.

Et je dois confesser mon attraction immodérée pour Dracula, en particu-lier pour la version élaborée par Bram Stoker.

Dracula est, selon moi, la figure lit-téraire qui a le plus à voir avec les dents et, bien sûr, avec mes rendez-vous chez le dentiste : I’ve already had my teeth filed into fangs though. That’s going to be a nightmare to reverse.

Je traduis, de façon non littérale : Mes dents se sont converties en canines saillantes, revenir en arrière va être un cauchemar.

(En anglais, fangs fait surtout réfé-rence aux canines des mammifères car-nivores qui mordent et arrachent la chair de leurs victimes. Les chauves-souris herbivores en ont aussi, en sont aussi équipées, tout comme les serpents qui les utilisent pour injecter du venin).

(Même les araignées en ont).

Une fois, j’ai écrit ce qui suit, je le transcris. C’est une manière de commencer à raconter : je vais raconter une his-toire vraie, mais je vais la raconter sous forme de roman, comme je suis seule à pouvoir la raconter. C’est pour moi la seule manière de la raconter, vraiment. Oui, c’est cela, ce qui se raconte ne vaut la peine d’être raconté que s’il s’agit de quelque chose d’absolument personnel et par conséquent de réel. On ne peut le raconter qu’ainsi ; comme je le raconte, il n’y a pas d’alternative. Cela étant, toute coïncidence avec la réalité n’est que cela, pure coïncidence. Je peux l’affirmer. La réalité est toujours circonstancielle et cette vérification me tranquillise : ce que je raconte est une histoire vraie, mais seulement dans la fiction.

Je consulte mon journal, c’est là que mes histoires sont ébauchées. Je rencontre une première difficulté : je me rends compte que j’ai donné le pseudonyme d’Oreste à quelqu’un qui m’est proche mais dont j’ai maintenant oublié l’identité. J’ai également donné d’autres pseudonymes, Xerxès ou Caïn, et je ne sais pas pourquoi je mets des noms aussi ridicules, aussi pédants, ni pourquoi je cache de cette façon des gens très proches de moi, ou qui l’étaient lorsque j’écrivais mon journal. Cela me déconcerte et me pose problème pour conti-nuer à raconter ; pire, cela me stoppe net dans mon élan.

Je me rends compte également que dans ma correspon-dance avec mon meilleur ami, qui est presque mon copain, je parle d’un autre copain possible (étranger) dont je suis amoureuse et en réalité je ne sais pas de qui je parle, je ne sais pas qui est cet être si profondément aimé, si proche, je ne sais pas. Qui est-ce ? J’en déduis que je ne devais pas être si amoureuse que cela, sinon j’aurais tout de suite su de qui il s’agissait. Était-ce d’Oreste ou d’un autre, de ceux qui sont ici nommés, dont j’étais si éperdument amoureuse ? Et pourquoi je l’écris à cet autre ami si cher, qui m’aime

tellement sans me le dire et dont je ne me rappelle pas non plus ni le nom ni même le visage ?

Peut-être que je ne prends en compte que les obsessions et la façon obsessionnelle qu’elles ont de se répéter : les mêmes choses se répètent inlassablement, mais inlassablement aussi, on oublie que l’on avait l’obsession de ces choses, dont on ne se rappelle plus. Le cerveau semble soudain complètement vide, les choses s’écrivent, se racontent et s’oublient à nouveau ou, encore pire, elles réapparaissent, au fin fond du cerveau, sous forme de fragments, de ruines désarticulées reconstruites à moitié, comme les ruines conservées par les restaurateurs, qui laissent en blanc tout ce dont il ne reste plus aucun vestige.

Je suis étonnée, lorsque je les lis, de la réitération de certaines choses qui se racontent et se racontent sans cesse et que l’on oublie complètement. On oublie complètement ce que l’on a raconté et, le pire, c’est que ce qui a été oublié est une obses-sion toujours présente dans l’écriture, comme si l’on était là sans bouger après avoir subi un lavage de cerveau ou même une lobotomie, que le cerveau aurait cessé de fonctionner au moment où se serait enclenché le mécanisme de l’écriture et que la mémoire la plus profonde se serait mise en mouvement, ou comme lorsque l’on se lève le matin après avoir rêvé d’un souvenir, ce moment indélébile mais énigmatique de ce qui a été rêvé la veille et dont on ne se souviendra jamais plus,

même si cela était parfaitement clair quelques minutes avant. Cette mémoire dont on penserait qu’elle n’a laissé aucune

trace traduit pourtant les mêmes obsessions, dont on ne se rappelle que lorsqu’on les compare à d’autres moments d’écri-ture où, de façon obsessionnelle, on passe et repasse en revue les mêmes obsessions, oubliées dès que l’on referme le carnet de notes, que l’on éteint l’ordinateur ou que l’on se réveille d’un rêve.

Comme si l’on tournait en rond sans trouver le chemin et sans se rappeler par quel chemin on est déjà passé. Une rotation éternelle, une marche, qui conduit toujours au même point. Voilà pourquoi j’ai commencé à écrire la nouvelle du chemin.

(Le chemin des heures a suivi le cours que j’ai dit. Le chemin des heures a déroulé ce que j’ai tu. Il a marché, tu as marché, dans l’infini tu as marché, vers l’avant et vers l’arrière, vers nulle part, jusqu’à la parole, jusque-là : Paul Celan).

Je pense à cela ici, dans la salle d’attente du dentiste (le roman du chemin conduisant au cabinet du dentiste), tandis que j’attends que l’on me fasse passer dans la vraie salle où l’on interviendra dans ma bouche et où commencera la session durant laquelle on m’enlèvera et on me remettra un bridge provisoire. Celui qui se teint en rouge dès que je mets du rouge à lèvres parce qu’ils ont utilisé un matériel acrylique et non de la porcelaine ?

Ce pourrait être le début du roman.Mais j’ai une autre idée :Je suis en train d’écrire un roman sur les dents dans lequel

j’exerce mon incroyable tendance à la procrastination, en écou-tant la version légendaire du concert numéro 17 de Mozart, interprété par Rudolf Serkin.

J’aimerais nommer la protagoniste en utilisant un nom, l’anagramme, même imparfaite, de mon propre nom (mon surmoi insiste, il n’y a pas d’anagrammes imparfaites).

Ce roman s’appellerait Des canines aux prémolaires (le Che-min vers les prémolaires).

Ou, Ce que Francis Bacon et Edgar Allan Poe regardaient,Ou encore, pourquoi pas : Freud a uriné dans la chambre de

ses parents lorsqu’il avait neuf ans ?Cela fait déjà trois lustres que j’ai pensé à ces noms et que

je ne me décide toujours pas, voilà pourquoi – et parce qu’il est tellement difficile de choisir une option parmi d’autres –, je préfère utiliser les trois.

Il est possible qu’un jour je les change. Finalement, au cours des seize années que j’ai passé à écrire ce livre, quelques changements peuvent intervenir et le roman pourrait s’appeler l’Accouchement des montagnes.

J’ai déjà la couverture :Peut-être un tableau peu connu de Bacon (je suppose). Il

défigure la Maja nue de Goya, un peintre qui, Bacon lui-même l’avouait, ne l’intéressait pas trop. J’ai placé mes ongles sur la reproduction de la toile et avec mon portable, je l’ai prise en photo, avec mes ongles imparfaitement vernis de rouge, de la même couleur que mon rouge à lèvres, un rouge vif, vermillon ou écarlate, qui me tache tout le temps les dents.

(Lydia Davis utilise du vernis à ongles noir, des lunettes rondes comme celles de Quevedo et pas de maquillage sur le visage).

Je n’avais jamais révélé auparavant ni le titre – ou les titres du livre (je ne sais toujours pas s’ils se-ront trois ou un seul) –, ni la composition de la couverture, qui peut aussi varier d’ailleurs. Walter Benjamin le disait déjà dans Sens unique – ma lecture préférée durant mes heures d’attente chez le den-tiste, ou les dentistes –, cela porte malheur.

Quand je pense que j’ai retrouvé l’ins-piration, une douleur effroyable m’at-taque sur le côté gauche du dos et m’em-pêche d’écrire. Je ne peux pas prendre d’aspirine pour la combattre, l’aspirine évite les embolies, fluidifie le sang dans les artères, mais dans mon cas, elle est contre-indiquée : on va m’enlever une molaire et il faut éviter une hémorragie.

(Il faut se prémunir contre le postulat romantique qui parle de l’inspiration, conseillait Walter Benjamin : que ta plume lui soit réticente, plus tu feras attention au moment de noter une idée, plus mûre et permanente elle s’offrira à toi).

Je pourrais commencer le roman avec une troisième option, dont le titre éventuel serait :

Un nuage rouge, couleur sangOuPar blessure brève expire et se vide de son sangSi tu veux décrire un cheval, disait plus ou moins le formaliste

russe Chklovski, fais-le comme si le cheval t’était complètement étranger, comme si tu le voyais pour la première fois. Et cette maxime est utile, elle peut m’aider à expliquer comment est né en moi le désir d’écrire ce texte, qui n’était au début que source d’amertume, de peine et de frustration, comme tous mes rendez-vous chez le dentiste.

Et si je l’intitule :À gueule ouverte ?Avant de continuer mon récit, je dois faire remarquer que cela

fait des années que ma bouche est la protagoniste de nombreuses opérations dentaires. Dans ce laps de temps, j’ai lu des centaines de pages de publications diverses et j’ai écrit d’innombrables notes qui serviraient peut-être, pensais-je, à continuer la rédaction de mon roman.

Je ne baisse pas les bras, je continue.(J’utilise trop l’adverbe beaucoup, je dois corriger cette défi-

cience et chercher des synonymes pour alléger l’écriture).Je corrige constamment, imitant en cela mon dentiste ; il ne

considère jamais qu’un travail soit fini s’il ne lui paraît pas parfait. En vérité, je veux qu’il finisse d’arranger ma bouche avant

ma mort. Je relis mon journal et je me rends compte que, dans ce jeu

incessant qui va de la bouche à la main, ou comme disaient les chroniqueurs du XVIe siècle, de la langue à la main, sont passés plus de trois lustres.

Est-ce celui-là – ou bien les autres –, le vrai début de mon roman ?

Margo Glantz

DR

V I I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e m b r e 2 0 1 6 ) .

LETTRES

CHRonIquE PoéSIE DE FRAnçoISE Hàn

Identité du poète «Je est un autre. » Ce n’est pas vrai que pour les poètes.

Mais l’adolescent Rimbaud qui écrit ces mots se re-vendique poète, dans la même lettre et avec fougue.

Maxime N’Debeka, aujourd’hui âgé de 72 ans, dont une grande part dans les combats révolutionnaires, écrit : « Sans doute, je suis demeuré foncièrement poète. » C’est la dernière ligne de sa postface à la réédition de l’Oseille/les Citrons. En fait, ce poète possède un Je qui est les autres, les opprimés, les survivants à demi, sans droit à la parole.

Publié pour la première fois en 1975 (chez Pierre-Jean Oswald), l’Oseille/les Citrons est un carnet de prison. Il n’a pas vieilli, ce qu’il dénonçait est plus que jamais d’actualité : « C’est terrifiant le faciès sans maquillage / des fanatismes de toutes les chapelles du tribalisme. »

Le sous-titre indique Édition du jubilé. En fait, c’est en 1960 que la petite République du Congo acquérait son indépendance. Maxime N’Debeka est appelé en 1966 à la Direction de la culture et des arts. Mais, en 1972, il est arrêté et condamné à mort, avec plusieurs de ses collaborateurs. « L’espérance d’une société meilleure est fracassée. » Il en réchappera, incarcéré vingt-deux mois, puis transféré fin 1973 en résidence surveillée dans la brousse. Le chef d’État Marien Ngouabi, qui s’était opposé aux exécutions des militants de la jeunesse, sera assassiné en 1977. Au gré des secousses de la République, N’Debeka deviendra en 1996 ministre de la Culture, la guerre civile l’exilera. Il vit en France depuis l’an 2000. Outre ses poèmes, il écrit des romans et des pièces de théâtre diffusés en France, en Afrique, ailleurs aussi dans le monde.

L’Oseille/les Citrons est daté de « prisons de Brazzaville & Ouesso, 1972-1973 ». Il reprend aussi le poème 980 000 précé-demment écrit. À l’époque, la République du Congo comptait un million d’habitants : « 980 000 affamés / brisés / abrutis […] 980 000 / Ouvriers / chômeurs / et quelques étudiants / Qui n’ont plus droit qu’à une / fraction de vie » et « 20 000 prophètes / 20 000 qui font des miracles / Mercédès dans leurs pieds ».

Ce poème annonçait ce qu’allait devenir en prison l’écriture de N’Debeka. Même si l’action militante l’a un moment tenu à l’écart de « son chemin dans le Je / Moi de l’homme N’De-beka », il n’en déclare pas moins, toujours dans la postface : « Pourtant c’est bien la faute à la poésie si je suis entré dans l’action militante. »

L’oseille du titre symbolise l’amertume, les citrons la révolte. Un poème célèbre le courage des femmes. La révolte est soutenue par l’amour, en témoignent sur un plan personnel une grande Lettre à M. – Madé, épouse de Maxime – et onze Cartes pos-tales à Corinne, leur fille. De la Lettre à M. : « l’étreinte de la décrépitude se desserre / tout renaît et l’espoir fleurit / le point culminant blanc du Kilimandjaro de mon cœur / foudroyé par

les éclairs de ton courage / de ton amour / de ta foi / sèche sur mes chemins oubliés ».

Conservée dans la réédition, la préface de 1975 signée de Sylvain Bemba alias Simon N’Tary insiste sur le sens de la fraternité chez N’Debeka. Au-delà du Congo, au-delà du conti-nent africain, c’est le sort de l’humanité en tous lieux, à toutes époques, qui le préoccupe. En tête du livre, l’Antigone grecque déclare : « Je ne suis pas venue sur terre pour partager la haine ; je suis venue pour partager l’amour. » Dans le corps de l’ouvrage, se font jour d’autres rapprochements : « février 1972 au Congo / Federico Garcia Lorca / de nouveau massacré ». Plusieurs fois revient le Nuit et Brouillard chanté par Jean Ferrat, tandis que « l’arbre du mur des Fédérés / fleurit sur la charogne / de l’Arbre d’Adam et Ève ».

L’écriture est claire, qu’elle « invente / des oiseaux au vol ample et doux comme le vent » ou qu’elle se brise en éclats de rage. En de courts passages, le français fait place à la langue natale de l’auteur, jaillie du Congo en souffrance. L’identité du poète Maxime N’Debeka est une avec celle de l’homme en lutte pour un autre monde.

RevuesEurope : la livraison septembre-octobre est consacrée large-

ment à Paul Celan. Pour Danielle Cohen-Levinas, qui présente le dossier, « l’œuvre de Paul Celan tourne autour d’une question obsédante qui touche à notre appartenance à un monde en état d’abandon et pour ainsi dire tombé en désuétude : l’identité du poème dans son rapport à la survivance ». Dans cette optique, sont développées de passionnantes contributions. Celan écrivait en allemand, la langue des nazis, bourreaux de sa famille. Sa poésie est une contre-parole porteuse de sens politique, dont l’analyse dépasse le cadre purement littéraire, et c’est le cas de tous les articles ici réunis.

Pour marquer les quatre-vingt-dix ans de Michel Butor, Eu-rope lui avait confié la direction d’un cahier Longévité. Michel Butor est décédé le 24 août, manquant de trois semaines son anniversaire. Le cahier paraît à l’époque prévue, avec un préam-bule de Lucien Giraudo, un poème Longévité de Michel Butor et des textes de J.M.G. Le Clézio, Bernard Noël, John Keats, Giacomo Leopardi, Vahé Godel, Jean Roudaut, Frédéric-Yves Jeannet, en final une prose de Michel Butor, et quelques photos.

La chronique d’Olivier Barbarant est consacrée à Ensemble encore d’Yves Bonnefoy, autre disparu de l’été dernier.

Po&sie : un éditorial en deux parties, signé Michel Deguy puis Claude Mouchard, dénonce l’apartheid qui divise de nos jours l’humanité en déracinés et en partisans du chacun-chez-soi, constructeurs de murs. Comment, dans ces conditions, changer les mentalités pour soustraire l’avenir aux catastrophes, c’est à

quoi s’attachent les poèmes de cette livraison. Citons des titres parlants tels que l’Invitation du port de Mohammed Bennis ou Humanité du poème d’Auxeméry, sans exclure la vue cocasse et désespérée de 2045 au Japon, qui est celle de Yôko Tawada, ainsi que ses poèmes. Spasmes de Paul Celan est traduit et commenté par Jean-Pierre Lefebvre. Guillaume Métayer pré-sente et traduit un choix de poèmes hongrois autour de Béla Bartók. Et pardon de ne pas parler des autres contributeurs, Dann Anthuenis, Denis Thouard entre autres.

Rehauts s’ouvre sur l’automne avec Umberto Saba (1883-1957), l’un des plus grands poètes italiens, dans une traduction de Thierry Gillybœuf. Accusé d’oisiveté, il répond : « Je cultive d’étranges légumes, qu’on n’utilise pas. » Après un cahier de dessins de Philippe Richard, Paul Louis Rossi fait une histoire des voyages dans l’Empire des khans, du récit du moine Jean de Plan Carpin en 1247 jusqu’aux Stèles de Victor Segalen. Marie-Hélène Archambeaud donne quelques aperçus de Sport extrême. Daniel Cabanis détaille dans une prose pince-sans-rire six modes de suicide hors du commun. De Vianney Lacombe, les courtes proses en langage parlé sont imprimées en majuscules. Catherine Benhamou est comédienne et dramaturge, cela se perçoit dans le monologue d’une héroïne jetée à la poubelle par son auteur. Ici est inséré un cahier de dessins de Philippe Compagnon. Puis viennent des poèmes inédits de Robert Marteau (1925-2011). Philippe Boutibonnes dédie à Hélène Durdilly Disegno dix-neuf considérations sur le dessin. Et la livraison se termine sur les notes de lecture de Jacques Lèbre.

La Vingtième Secousse, en ligne depuis début novembre, a pour thème de sa section Carte blanche « L’ordinateur et la littérature », qui commence par un entretien avec Jean-Pierre Balpe et se poursuit avec toute une série de réflexions en vers et en prose. La section Poèmes donne à lire Breyten Breytenbach, Jean-Pierre Lemaire, Régis Nivelle, Guy Perrocheau, Valérie Rouzeau, Jan Wagner. Les autres rubriques, Proses, Essais, Guillotine et Notes de lecture, sont là comme de coutume, et la sonothèque.

L’Oseille /les Citrons. Édition du Jubilé, de Maxime N’Debeka. Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, 2016. 94 pages, 14 euros. Diffusion Les Belles Lettres.Europe n° 1049-1050, septembre-octobre 2016. 384 pages, 20 euros. http://www.europe-revue.net/Po&sie n° 155, 1er trimestre. 2016. 160 pages, 20 euros. www.editions-belin.comRehauts n° 38, automne-hiver 2016. 112 pages, 13 euros. 105, rue Mouffetard, 75005 Paris. [email protected] n° 20, revue en ligne, Obsidiane 2016.http://www.revue-secousse.fr/Secousse-20/Sks20-Sommaire.html

Reverdy et Picasso d’égal à égal

Le Chant des morts, de Pierre Reverdy et Pablo Picasso. Gallimard, coll. « Poésie », 117 pages, 9,90 euros.

Après notamment un beau Cent phrases pour éventails, de Claudel, Gallimard poursuit son entreprise de mise à dis-

position du lecteur, à petits prix et format, des expériences artistiques auxquelles se sont livrés, au gré de leurs amitiés, les poètes de jadis. Cette fois-ci, c’est Pierre Reverdy qu’on sort de l’oubli relatif où l’avaient relégué des modes injustes. Le manuscrit calligraphié du Chant des morts, écrit avant 1945, est publié avec cent vingt-cinq lithographies de Pablo Picasso en 1948. Long poème en vers libres, mais traversé par les grands mètres du vers français, l’octosyl-labe, le décasyllabe, et singulièrement l’alexan-drin, le Chant des morts déploie une écriture

luisante et noire, riche en images, mais jamais « grasse » ou fausse, comme un condensé de l’art de Reverdy. « Il va il vient il se retire / Un rayon de miel dans la cire / Une larme amère à ton cœur / Amour reviens dans le silence / Le poids de la main sur ton front / Et toujours la mort entêtée / La mort vorace ». « Dans les parages de la nuit / De tout ce que cache ton front / Il filtre un rayon de lumière / Comme un trait de feu sous la porte / Par les paroles de ta bouche ». « Trop tard il faut toujours descendre marche à marche dans l’infini / L’ouate du cauchemar bouche toutes les portes / Et pèse plus lourd sur les toits / Dans les rues de la ville morte ». Animateur de la revue Nord-Sud, poète admiré de ses contemporains, rénovateur du poème en prose, auteur d’une théorie de l’image qui inspira les surréalistes, Reverdy se montre ici tel qu’il est.

Le soleil qui se couche au bout de la vie d’un homme, les ombres du siècle qui s’allongent, la douleur de l’intimité n’ont jamais empêché le poète de chercher toujours la « justesse », notion qui lui est chère. En témoigne cette écriture, que la calligraphie révèle (« plumes de verre taillées et retaillées, grain du papier et encre de Chine à contrôler, évaluation d’une hauteur constante des lettres, etc. »). La course de l’écriture manuscrite s’emballe parfois, mais ne cherche jamais à dissimuler ses ratures (as-sez rares) qu’occasionne un rythme litanique et obsédant, risquant toujours d’envoûter la main de « l’écrivain » (au sens littéral du terme) et de l’entraîner à se répéter : « Plus rien à conserver dans les mains qui se brouillent / À retenir ou à glaner entre les doigts / Il n’y a que des reflets qui glissent / De l’eau du vent filtrés qui glissent limpides / Dans mes yeux ».

Les lithographies de Pablo Picasso ne sont pas des illustrations. Abstraitement, elles décorent à grands traits sanglants le poème de Reverdy, à la façon d’un décor d’opéra, des rideaux rouges qui se lèvent sur le théâtre intérieur de l’homme. Elles encadrent, cerclent le texte, épousant la sen-sation d’étouffement qui s’en dégage, en même temps que les courbes ouvertes sont autant de tentatives d’évasion, de couloirs de circulation menant du centre vers l’extérieur de la page. L’artiste, ami de longue date du poète, a su pénétrer le poème en profondeur pour le traduire en son langage. Ce sont deux arts qui se donnent la main pour chanter ce Chant des morts, et nul doute que ce requiem bienvenu rappellera longtemps Reverdy dans nos mémoires.

Victor Blanc

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e mb r e 2 0 1 6 ) . I X

SAVOIRS

Petite pluie...Figures pissantes, 1280-2014, de Jean-Claude Lebensztejn, éditions Macula.

Jean-Claude Lebensztejn nous avait donné à lire les Couilles de Cézanne, en 1995, aux éditions Séguier. Il nous donne au-

jourd’hui – aux éditions Macula – un essai intitulé : Figures pissantes, 1280-2014. Dans son essai sur Cézanne, il disait qu’en un sens il n’y a pas de « période couillarde » de Cézanne, car sa peinture l’est restée. Aujourd’hui, c’est toute la peinture elle-même – ou presque – que Jean-Claude Lebensztejn passe au crible de ses figures pissantes… Mais quelles sont-elles ? Tout simplement des cortèges d’enfants (anges ou pas, mais pisseurs) qui inondent la sculp-ture et la peinture au fil des siècles – disons de Cimabue à Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, en passant par Titien, Lotto, Rubens,

Rembrandt, Klee, Picasso, Marlene Dumas et bien d’autres… Marcel Duchamp disait : « Ruiner, uriner », et croyait ainsi outrager l’art ; « mais l’art métamorphose en art (et donc en argent) son outrage », dit Lebensztejn. On se souvient aussi de la scène dans Teorema, le film que Pasolini tourna en 1968, où un apprenti artiste pisse sur sa peinture : « C’est une paro-die de Jackson Pollock », expliquait Warhol à Mapplethorpe. Warhol lui-même avait pissé sur des toiles blanches et posé devant chez lui des toiles pour que les passants les piétinent, raconte Jean-Claude Lebensztejn. Il les appelait ses tableaux pissés. Jean-Claude Lebensztejn avait publié aussi, il y a une vingtaine d’années, un petit livre intitulé : De l’imitation dans les beaux-arts, aux éditions Carré. C’est un texte qui porte sur le livre de Quatremère de Quin-cy Essai sur la nature, le but et les moyens de

l’imitation dans les beaux-arts, qui avait paru en 1823. Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy était alors un puissant fossile, dit Lebensztejn, défendant des valeurs fossiles, enterrées par les romantiques de tous bords, d’Ingres à Géricault, et par les classiques eux-mêmes. Pour lui, l’imitation était l’essence de l’homme : « On pourrait expliquer presque tout l’homme naturel et social par l’imitation », disait Quatremère. L’art est l’essence de cette essence, renchérissait Lebensztejn. Aujourd’hui, cette essence de l’essence est une véritable inon-dation ; et l’imitation est celle – sans fin – de tous ses pisseurs et pisseuses à travers les siècles. Pour un peu, l’effet serait musical, comme dans le Chant de l’aimable angelette, de Monteverdi, dont Jean-Claude Lebensztejn avait montré la sensualité qui frisait l’indécence, disait-il, dans un essai qu’il avait dédié à Jacques Derrida, en

1987, aux éditions du Limon. On l’a compris, Jean-Claude Lebensztejn est un érudit ; livre après livre, c’est le même gai savoir qui revient ; cette fois-ci, c’est même particulièrement im-pertinent. À la toute fin de son livre – de son cabinet de curiosités –, il raconte que lorsqu’il disait à ses amis et connaissances, ainsi qu’à des inconnus, qu’il travaillait sur des images de pisseurs, ils ont tenu, spontanément ou non (dit-il), à lui faire parvenir des informations ou des images. C’est en tout cas comme ça qu’il a construit (déconstruit) son livre, pour ne pas dire son roman – et peut-être moins le roman des origines que celui de la source… Voyez plutôt ce Bacchus enfant de Guido Reni, qui en même temps boit le vin vermeil d’une carafe et pisse à terre… C’est « le petit Bacchus nu qui rend ce qu’il boit »…

Didier Pinaud

Sauver Heidegger de son nazisme ?

Heidegger et le golem du nazisme, de Maurice Ulrich. éditions Arcane 17, 2016, 14 euros.

Les polémiques autour de Heidegger sont depuis plusieurs années plus vives que jamais. Et elles ne semblent pas près de s’arrêter si l’on en juge du contenu de ses lettres

à son frère publiées récemment en allemand. Le philosophe de Fribourg s’y dévoile tel que ce que l’on présumait depuis au moins la publication posthume de ses Cahiers noirs : en partisan vigoureux du nazisme et de Hitler – il ne reprochait à Mein Kampf que ses parties autobiographiques, plus « faibles » ! – et en antisémite convaincu. Longtemps, on a cherché à défendre l’adhésion de Heidegger au nazisme en l’expliquant par sa naïveté et son dilettantisme en politique. Mais contrairement à la posture de penseur spéculatif détaché des contingences politiques immédiates que sembla adopter le philosophe, Hei-degger apparaît en fait dans ces lettres comme un observateur attentif de la vie politique allemande. Il remarque aussitôt en 1932 les manœuvres de von Papen pour ne pas associer les nazis au pouvoir et les qualifie de « complot juif » ; quelques mois plus tard, il s’enthousiasme pour l’arrivée de Hitler au gou-vernement, un Hitler dont il loue le « grand dessein » au moins depuis 1931. Son enthousiasme s’avère durable puisqu’en 1943, alors que le contenu historique du nazisme est plus évident que jamais, il s’inquiète toujours d’une germanité mise en danger par l’« américanisme » et le « bolchevisme ». Après 1945, Heidegger

refusera toujours de renier explicitement son passé comme l’en enjoignait pourtant Herbert Marcuse, et pour cause : il n’avait sur le fond pas beaucoup changé de point de vue. Le diagnostic d’un Alain Badiou par exemple sur le nazisme de Heidegger semble donc avéré et la question pourrait sembler close.

La question du contenu de la pensée philosophique de Hei-degger reste toujours posée et c’est à elle que s’intéresse Maurice Ulrich dans Heidegger et le golem du nazisme. Dans un livre fort instructif d’un « non-spécialiste de l’auteur » qui tient au-tant de l’essai que de la présentation de textes du philosophe, Maurice Ulrich démontre bien que la pensée de Heidegger, aussi abstraite, amphigourique et oraculaire qu’elle puisse être, est parfaitement en osmose avec les obédiences politiques du philosophe. Certes, il faut la décrypter, ne serait-ce que parce qu’elle a recours à un langage codé, comme le soutenait déjà le traducteur Georges-Arthur Goldschmidt. Ainsi, à première lecture, on peut avoir l’impression que les mots de Heidegger sont « des formes (…) vides, des concepts, au mieux des fétiches. Destin, Décision, Résolution, Avenance, Nouveau commencement, jamais définis mais répétés jusqu’à plus soif pour produire des effets de sens et toujours dans le même sens ». Or, cet effet de sens apparaît bien sombrement dans les textes de Heidegger de la moitié des années 1930, puisque « ce qui pouvait apparaître dans Être et Temps comme une ontologie se ramène (…) à une affirmation sans autre fondement que celui que veut lui donner Heidegger, celle du rôle central du peuple allemand dans le destin

de l’Occident ». C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le fameux Dasein comme aventure « de la communauté, du peuple », qu’on oppose à ceux qui sont en Allemagne, selon Heidegger, des sujets « sans monde », hors sol, au Dasein impropre. Il ne faut pas une grande imagination pour percevoir de qui le philosophe parle là.

Si les catégories du nazisme sont donc bien présentes dans la pensée intime du philosophe de Fribourg, le biologisme semble relativement absent toutefois. Certes. Mais remarquons à charge qu’à l’image du nazisme, le peuple allemand de Heidegger est un peuple mythifié, exempt de contradictions de classes mais aussi de distinctions de genre : une masse monolithique appelée à son « destin historial ». Citant Adorno, Maurice Ulrich fait remarquer la platitude triviale de Heidegger quand il s’exprime sur la paysannerie, dont il magnifie la simplicité rustique, gage d’une profondeur en fait fantasmée. Mais plus généralement, le peuple allemand de Heidegger apparaît en fait comme un nouveau golem, cette créature sans volonté ni intelligence que son créateur peut dominer dans la tradition de la mystique juive. Ce golem a été mis en action durant douze années qui furent les pires de l’Europe et qui créèrent une césure historique tragique dans son histoire. À défaut d’en avoir été un acteur d’importance – car jamais les nazis ne cherchèrent à utiliser un philosophe trop obscur à leurs yeux –, Heidegger et sa pensée personnelle restent marqués par son engagement assumé du plus mauvais côté de l’histoire.

Baptiste Eychart

Ils, de Franck Delorieux (préface de Marie-Noël Rio) ; Le Musée Grévin, de Louis Aragon (préface de Jean Ristat) ; Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud

(préface inédite de Louis Aragon) ; Larrons, de François Esperet (préface de Jean Ristat) ;Paradis argousins, de Victor Blanc (préface de Franck Delorieux) ; Vers et Proses, de Maïakovski

(choix, présentation et traduction d’Elsa Triolet) ;Gagneuses, de François Esperet (préface de Christophe Mercier).Les Onze Mille Verges d’Apollinaire (préface d’Aragon)Le Corps écrit, de Franck Delorieux. Vient de paraître.

RETROUVEZ DANS LA COLLECTION « Les Lettres françaises »

aux éditions Le Temps des cerises :

X . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e m b r e 2 0 1 6 ) .

ARTS

Oscar Wilde : de l’impertinence considérée comme un des beaux-arts

« L’Impertinent absolu » Exposition Oscar Wilde, Petit Palais, 28 septembre 2016-15 jan-vier 2017, commissariat de Dominique Morel et Merlin Holland.

La provocation d’Oscar Wilde lançant à son arrivée aux États-Unis : « Je n’ai rien à déclarer d’autre que mon génie » est célèbre. Et aussi cette autre, son corollaire : « Le

public fait preuve d’une tolérance étonnante. Il pardonne tout, sauf le génie. » Ces propos font rire. Les aphorismes multiples de Wilde aussi. Certains sont frivoles, d’autres paradoxaux, mais sensés. La vie de Wilde a été ainsi construite sur ce goût de la provocation poussé jusqu’à l’extrême, le faisant vivre comme un dandy, adulé et détesté, génial et insupportable, toujours partagé entre le charme d’une conversation éblouissante et l’agacement de provocations incessantes, avec sans doute le souci que « sa vie (soit) plus importante que ses œuvres », comme l’a écrit André Gide. Et de cette vie transformée en œuvre d’art, il a fait une transposition qui est un chef-d’œuvre, c’est son seul roman, le Portrait de Dorian Gray. Un roman qui est une métaphore de son existence : Dorian Gray vit une existence de débauché, mais la beauté de ses traits demeure intacte, parce qu’il a obtenu que les stigmates de sa débauche (vice, méchanceté, mépris, cynisme, crime, etc.) se concrétisent sur son portrait et non sur lui-même. Confronté plus tard dans sa vie à ce portrait de-venu portrait d’un monstre, il le poignarde et son corps, son visage, traduisent alors ce qu’il est, un monstre, tandis que le portrait – œuvre d’art – retrouve les traits merveilleux de sa jeunesse.

Cette métaphore rejoint la vie même de Wilde. Il a poussé son art de la provocation à l’extrême, en attaquant le marquis de Queensberry, per-sonnage grossier, conformiste, « paranoïaque furieux » (Badinter), caricature de la société victorienne que Wilde défiait en procès, le mar-quis l’ayant accusé de « sodomie » (non sans mal orthographier le mot dans l’envoi fameux d’une carte injurieuse déposée à son club). Wilde est persuadé que son génie, confronté à l’imbécillité de son adversaire, ne peut que triompher, tout en négligeant de préparer une défense habile. Et le prince de l’intelligence londonienne est condamné au maximum de la peine, à l’infamie, à la prison misérable de Reading, au matricule anonyme (« C 33 »), aux travaux forcés même, à la perte de ses revenus, de sa famille, de ses enfants, de ses biens, de sa notoriété, au reflux des facéties qui faisaient son charme. Me Badinter explique, avec son habituelle éloquence et sa force de persuasion, le caractère inique, tragique, aberrant aussi, si on considère l’attitude de Wilde, de ce procès. Il finit misérablement, ruiné, anéanti, dans un hôtel de la rue des Beaux-Arts à Paris, son enterrement suivi par quelques personnes seulement. Poignardé. Mais son œuvre, son personnage lui survivent, magnifiquement. Son monument funéraire au Père-Lachaise (de Jacob Epstein) attire ses adeptes, ses ad-mirateurs. Son œuvre se répand maintenant, le magnifie, son théâtre est joué, son procès dénoncé, l’absurdité de ses contradicteurs, de ses adversaires, d’une législation et d’un système judiciaire archaïque ridiculisée, son Dorian Gray devient un ouvrage de référence, sa personnalité, réhabilitée, un objet d’admiration.

Et Paris, que Wilde aimait, lui rend justice, par une expo-sition, au Petit Palais, qui retrace le portrait du génie abattu par la médiocrité de la société dans laquelle il vivait, et qui n’a supporté ni ses insolences, ni ses provocations, ni son culte de la beauté, de sa conception de la beauté, qu’elle jugeait être une conception « décadente ».

Il n’était peut-être pas si difficile de représenter dans une exposition cet Oscar Wilde dont la personnalité aux nombreuses facettes présente tant d’occasions de briller. Bien entendu, il faut des photographies, des lettres, des manuscrits, l’inscription d’aphorismes bien choisis sur les murs, etc., tous emprunts graphiques qui conduisent à une observation un peu minu-tieuse, qui mobilise l’attention des visiteurs. Mais ces artefacts indispensables peuvent être mis en valeur par une iconographie plus vaste, plus aisée à confronter à l’appréciation des mêmes

visiteurs. D’une part, parce que la figure de Wilde a fait l’objet d’une ample représentation, de l’autre, parce que Wilde était un esthète, à l’occasion un critique d’art, et que les œuvres qu’il a aimées, décrites, commentées peuvent apparaître dans l’évocation de Wilde. Enfin, parce que son œuvre a pu être mise en scène, au théâtre, au cinéma, à l’opéra même, ce qui est par essence visuel.

L’exposition répond à cette triple exigence. On peut regretter, vu l’affluence qu’elle attire, qu’elle ait été un peu confinée dans des espaces élégants, mais étroits, que le public sature parfois à l’excès, penché qu’il est sur des documents parfois difficiles à déchiffrer ou des cartels faiblement éclairés, comme c’est la coutume, surtout lorsqu’il s’agit de documents fragiles. (Même observation pour les premières salles de l’exposition Bazille au musée d’Orsay.) L’exposition voisine « l’Art de la paix », moins courue (signe des temps ?), confine un peu l’exposition Wilde dans des espaces trop restreints.

Mais quel plaisir de retrouver en maints exemples la sil-houette de dandy, assez vite empâtée, engoncée, d’ailleurs, de Wilde, soit qu’il se prête avec narcissisme au regard du

photographe ou du portraitiste, soit qu’il fasse l’objet de ca-ricatures, souvent plaisantes, qu’on suppose qu’il appréciait lui-même. Au titre des séances de portraits photographiques au cours desquelles il prend la pose, on remarque évidem-ment la série réalisée aux États-Unis par Napoléon Sarony en 1882 (27 poses). Au titre des caricatures, les États-Unis se distinguent encore, le phénomène étant amplifié par l’usage publicitaire. L’engouement se poursuit à Londres, à Paris. Le moins intéressant n’est pas la vision que Toulouse-Lautrec se fait de ce personnage, qu’il croque, de dos, Wilde admirant la Goulue à la Foire du Trône et côtoyant Fénéon (1895). Et le plus triste, les photos que l’on doit parfois décrypter, tant elles sont petites et pâles, prises en Italie en 1900, lorsque le dandy déchu ne semble plus être qu’un vieux monsieur anonyme, peu avant sa mort à Paris (d’une méningite).

À Londres et Dublin, Wilde se livre, avec l’écriture d’essais paradoxaux et de pièces brillantes et spirituelles, à la critique d’art. Cela permet de définir ses goûts, hantés par la recherche de la beauté, jusqu’à l’afféterie parfois, à la collection de fleurs sophistiquées, à l’évocation d’Arcadie rêvées, mais aussi à la mise en valeur de peintures très modernes et révélatrices de goûts exigeants que l’on a pu qualifier, selon le mot du temps,

de « décadents ». L’exposition s’ouvre ainsi par le très beau et sensuel Saint Sébastien de Guido Reni, que Wilde a vu à Gênes en 1877 et sur le souvenir duquel il est fréquemment revenu, par exemple dans son poème sur Keats en 1881.

Les critiques de Wilde ont porté, à la fin des années 1870, sur les expositions de la Grosvenor Gallery à Londres, avec des peintres comme Watts, Hunt, Burne-Jones. Wilde va mettre en valeur des scènes mythologiques très suggestives, de Stanhope, de Richmond, émettre des réserves sur Tissot, hésiter quand il est confronté à Whistler. On peut apprécier son goût, ses aspirations, ses réticences, l’évolution de ses goûts aussi, qui l’éloignent un peu de « l’art pour l’art » et le rapprochent du symbolisme.

Wilde restera aussi comme un homme de théâtre, dont les pièces, spirituelles, sont toujours à l’affiche. La plus célèbre est sans doute sa Salomé, qu’il rêvait de voir jouer par Sarah Bernhardt et qui eut, outre des démêlés avec la censure britan-nique, décidément archaïque, un grand retentissement, tant Wilde renouvela le mythe de la femme fatale et castratrice, jusqu’à s’approprier la bouche de Iokanaan décapité. (« Ah !

J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Était-ce la saveur du sang ?… mais peut-être est-ce la saveur de l’amour. On dit que l’amour a une âcre saveur. ») Sa Salomé inspira aussi bien Aubrey Beardsley (dont les dessins sont représentés) que Richard Strauss, lequel utilise le texte, traduit du français à l’allemand et élagué, tout en conservant sa fureur provocatrice, pour son célèbre opéra. L’exposition évoque naturellement la provocante Danse des sept voiles (invention de Wilde), dans plusieurs versions (dont un film de 1923, de Charles Bryant, et celui de William Dieterle, avec Rita Hayworth en 1953), mais il faut la regarder… par terre, au risque de l’écraser – faute de place ?

La fin mélodramatique de Dorian Gray est aussi illustrée, mais sur un petit écran en angle, par extraits de films, dont celui, le plus célèbre, d’Albert Lewin (1945). Dans une dernière salle, une intéressante interview de Merlin Holland, le petit-fils de Wilde (son nom a été changé après la condamnation de son grand-père, alors honni par la « bonne société ») dit sobrement la sensibilité, l’audace, les raisons de la postérité d’un homme qui croyait (trop ?) en son génie, ce qui ne lui a pas été pardonné. « Pourtant chaque homme tue l’être qu’il aime. » Et Wilde s’aimait.

Philippe Reliquet

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e mb r e 2 0 1 6 ) . X I

ARTS

La danse comme l’œuvre d’art totale « oskar Schlemmer, l’Homme qui danse »,Centre Pompidou Metz, jusqu’au 16 janvier 2017

Il était temps. Pour toute personne qui veut mieux com-prendre la modernité et ses principes, qui veut mieux connaître l’art allemand, mais surtout pour toute per-

sonne qui aime l’art, l’exposition d’Oskar Schlemmer (1888-1943) est indispensable. Peintre, bien évidemment, avec comme particularité un penchant pour la peinture murale, mais également sculpteur, metteur en scène, chorégraphe et pédagogue, il est chargé des ateliers de sculpture et de peinture murale, puis de l’atelier de théâtre du Bauhaus.

Et justement, ce sont ces costumes-sculptures inventés par l’artiste que la manifestation propose au spectateur. Associé à Hannes Winkler, Schlemmer crée le Ballet tria-dique sur une musique de Paul Hindemith en 1922. Mais, plus que d’un ballet, il s’agit pratiquement d’une œuvre d’art totale, car : « Si nous allons jusqu’à briser les étroites limites de la scène et élargissons le drame pour qu’il inclue le bâtiment lui-même, non seulement l’intérieur, mais le bâtiment également en tant qu’entité architecturale, nous pourrons alors démontrer, comme jamais auparavant, la validité de la scène-espace en tant que productrice d’idée », écrit l’artiste.

On y trouve des « personnages » ou plutôt leur traduc-tion en figures, tant la géométrisation accentue les formes purement plastiques dérivant de l’étude du corps humain et de ses rapports avec l’espace. Par son interprétation très personnelle de la vision cézanienne, l’approche de Schlemmer préconise la réduction du corps à des éléments simples : cercle, sphère, cylindre, cône. Pour lui, en effet, ces formes géométriques sont : « des formes spatiales de la danse et les éléments de mouvement et de rotation par excellence ».

Vue sous cet angle, la figure humaine est appréhendée « non comme une valeur sentimentale mais uniquement comme une valeur plastique, en la soumettant à l’ordre géométrique qui régit les machines et l’environnement urbain ». Cette phrase fut prononcée par Léger dont l’art, à l’instar de Schlemmer, par la précision de ses formes qui excluent toute émotion, renonce à toute vision psychologisante. L’un et l’autre, les deux créateurs, semblent être à l’opposé de toute vision humaniste admise. Mais, c’est oublier un peu vite que, pour eux, il ne s’agit pas de l’expres-sion de l’aliénation, de la dépersonnalisation caractéristique au XXe siècle. C’est plutôt, dans un art sans concession et qui rejette toute séduction, une volonté, peut-être utopique, d’une synthèse de l’humanisme engagé socialement et de l’esthétique industrielle. De fait, nombreux sont les artistes qui s’investis-

sent totalement dans la vie moderne, cherchent à démontrer par leur production plastique les racines communes entre les changements techniques et les transformations artistiques. Le but affirmé de Schlemmer, celui de donner forme à l’Homme nouveau, symbole de stabilité et d’équilibre. Les gestes de dan-seurs, clairement articulés, parfois mécaniques et répétitifs, font penser immédiatement aux performances, cette forme artistique qui se situe entre danse et théâtre, et qui verra son apparition un demi-siècle plus tard. La projection de la reconstitution du

Ballet triadique est accompagnée à Metz par un carnet de croquis où Schlemmer a assemblé des dessins, esquisses et annotations réalisés probablement entre 1912 et 1922, qui permet de mieux comprendre l’évolution de sa pensée esthétique. Cerise sur le gâteau : la présence de Giorgio de Chirico, Constantin Brancusi, Alexandra Exter ou d’artistes rencontrés au Bauhaus – Vassily Kandinsky, Laszlo Moholy-Nagy ou Paul Klee, avec lesquels Schlemmer partage les principes de la création.

Itzhak Goldberg

Une nouvelle histoire de l’œil...Cy twombly. Sous le signe d’Apollon et de Dionysos, de Dominique Baqué. éditions du Regard, 260 pages, 46 euros.

Dominique Baqué a publié ces der-nières années plusieurs livres sur l’art au XXe siècle, l’art contemporain et

« l’effroi du présent », la catastrophe, la guerre, la violence. Mais il fallait se déprendre, se des-saisir, partir, explorer l’ailleurs, comme elle le dit au tout début de son nouveau livre, qu’elle consacre entièrement à l’œuvre de Cy Twombly, à l’honneur en ce moment au Centre Pompi-dou, pour une rétrospective de cent quarante peintures, sculptures, dessins et photographies.

La photographie accompagne tout le par-cours de Twombly, qui se résume sans doute à un voyage dans le Sud, à la foi dans le Sud, l’Italie, le Maroc, l’Italie pour toujours, où il s’était fixé, après avoir divorcé de l’Amérique, alors que les conditions semblaient requises pour faire de lui un peintre « américain ». Mais la rupture arriva vite, en effet, dès 1968 quand il exposa ses Blackboards, peintures grises ou gris-noir

recouvertes de « tourbillons ». Aussitôt, la cri-tique se déchaîna, n’y voyant que vide et dérision, sans même parler des prix scandaleux d’œuvres « qu’un enfant pourrait tout aussi bien faire »… On connaît le cliché, il a la vie dure, et pourtant c’est très exactement l’inverse que fait Twombly : « C’est après l’apprentissage du langage et de l’écriture, et celui d’une immense culture, qu’il tente de revenir à l’origine, à la genèse même de l’écriture », nous explique ici (magistralement) Dominique Baqué… « Sagesse de l’art », nous avait déjà dit Roland Barthes, qui admirait cet artiste chez qui, « avant toute chose, il se passe… du crayon, de l’huile, du papier, de la toile », écrivait-il, et de nous expliquer encore que l’art de Twombly consiste à faire voir les choses, non celles qu’il représente, mais celles qu’il manipule : « ce peu de crayon, ce papier quadrillé, cette parcelle de rose, cette tache brune ».

Tout a commencé à Augusta, en Géorgie, là où Twombly faisait son service militaire, dans le département cryptographique, en dessi-nant/écrivant la nuit, sans nul éclairage. C’était presque de l’automatisme et – de fait – Twom-bly s’inscrit dans ce que revendiquait Breton

lorsque celui-ci définissait le surréalisme comme un « automatisme psychique pur », un « cliché de la pensée, en absence de tout contrôle exercé par la raison ». Cy Twombly est en effet cet artiste qui a trouvé l’or du temps, quelque chose de très ancien, non pas effroyablement ancien mais, au contraire, joyeusement, sereinement, calmement ancien ; il faudrait dire : éternellement ancien, et parler de l’éternel retour de la vie…

Cy Twombly doit beaucoup aux Anciens : il inscrit « Virgil » au milieu de sa toile ; il inscrit « Apollo », « Venus », « Aphrodite », « Dio-nysos » : c’est l’avenir promis et sanctifié dans le passé, comme le disait Nietzsche. On pense au philosophe allemand en regardant les toiles de Twombly ; on pense à la danse de Nietzsche, qui fut le premier à prendre au sérieux ce mer-veilleux phénomène qui porte le nom de Diony-sos. Cy Twombly y ajoute le derviche tourneur et poète mystique Djalal ad-Din Rumi. Oui, c’est ainsi qu’il faut regarder les tourbillons de Twombly : comme la poésie de la poésie. Dominique Baqué propose aussi d’appeler ça la dialogique, qui, mieux que la dialectique, vient croiser le blanc et le noir, l’écriture et le dessin,

l’expressionnisme et le classicisme, le mythe et la culture, Apollon et Dionysos… Encore une fois, nous sommes à l’école d’Athènes, comme dans le célèbre tableau de Raphaël, cette glorification de la culture antique dont Cy Twombly serait à son tour le continuateur.

La peinture de Twombly est une immense fresque, une allégorie de la vie culturelle, mais où il n’y aurait plus rien de tragique. Twom-bly est en effet profondément hédoniste : « Il aime la vie, l’existence, la chair. » C’est l’ivresse de Twombly. Son érotique du regard. « Qu’il soit implicite ou explicite, l’érotisme imprègne l’œuvre de Twombly », dit Dominique Ba-qué. C’est même ce que les Américains pu-ritains n’ont pas supporté chez lui. Mais fuck l’Amérique, fuck la critique, et seul Dionysos à l’œuvre, encore et toujours… Dominique Baqué dit de l’œuvre de Twombly qu’elle est même bisexuée : « Elle dit la jouissance des deux sexes. » Le motif de la jacinthe, celui de la rose enfoncent le clou. Mais sommes-nous au-delà de la mélancolie ? C’est en tout cas une nouvelle histoire de l’œil qui commence…

Didier Pinaud

Dessins de costumes de théâtre d’Oskar Schlemmer.

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CINÉMA / MUSIQUE

Notules musicales« C’est dans les mini-informations que se

cachent des réalités musicales ».

Sonnets. Hommage à Henri Dutilleux, de Camille Pépin

Camille Pépin (1990), Conservatoire d’Amiens, Conservatoire supérieur de Paris. Création en concert, Festival Jeunes Talents, France Musique », juillet 2016.

Camille Pépin a composé sa partition en une période, dit-elle, où la musique ne présente pas de « direction ferme ». Elle estime qu’Henri Dutilleux traverse le XXe siècle avec sérénité, un compositeur sublime et personnel. D’une conception coloriste de l’harmonie, orchestre foisonnant, lyrisme contenu. C’est un artiste singulier et un musicien artisanal, d’une sin-gularité intemporelle.

Les Sonnets proviennent de Charles Bau-delaire, l’un des plus proches poètes du com-positeur.

Cet hommage est écrit pour soprano, flûte alto, cor anglais, basson et piano.

Luna est le nouvel opus de Camille Pépin.

Actualité et enregistrements de minimalistes américains

Tous les goûts sont-ils légitimes ? A priori, c’est notre point de vue ! Nous savons que plus d’un auditeur « hexagonal » n’apprécie guère les minimalistes nord-américains…

Curieux de toutes les musiques, rappelons que le week-end prochain (10-11 décembre) à la Philharmonie de Paris et à la Cité de la musique, sera consacré à un « Portrait de John Adams », un peu le pape dans ce domaine ! Reprise notamment d’El Nino, oratorio de la Nativité, découvert il y a déjà un certain temps au Châtelet.

Au cours du week-end du 12-13 novembre, c’était le tour de Steve Reich d’être à l’hon-neur, avec notamment un extraordinaire concert du fidèle Kronos Quartet. Au pro-gramme, une fabuleuse version de Different Trains, qui a ébloui de nombreux auditeurs.

Enregistrements Steve Reich, CD de 2016, WTC 9-11-Different Trains (Megadisc Clas-sics). Rappel S. Reich, Beryl Korot : The Cave, 2 CD, Nonesuch, 1995.

Terry Riley In C, CD Carnegie Hall, Sony.

La Grande Salle Pierre-Boulez, Philharmonie de Paris

La salle de la Philharmonie de Paris a été baptisée « Grande Salle Pierre-Boulez », peu de temps après la disparition du musicien, le 5 janvier. Pierre Boulez fut l’un des inspirateurs de cette réalisation. En témoignent, par exemple, de brefs extraits d’un texte qu’il signa en 1999 dans le journal de la Cité de la musique.

Après avoir assisté à plusieurs prestations à la Philharmonie de Paris, on ne s’étonne pas de l’affluence du public, variable, selon les heures de la journée, et à des coûts sans rap-port avec les prix habituels des billets. Concerts de musiques diversifiées visant les auditeurs les plus variés, notamment les enfants, esquisse de l’avenir du public (accueil familial d’enfants).

Nouvelles de Maurice RavelCela commence avec la création, en 1948, du

Festival de Besançon, célèbre pour le Concours international de jeunes chefs d’orchestre. Que de futurs maestros s’y sont affrontés ! Mais également des résidences de compositeurs, actuellement Philippe Hersant. Rendez-vous en Franche-Comté, au mois de septembre 2017.

En 2016, les clés étaient confiées à Claude Duparfait et à une petite équipe de collabora-teurs passionnés. L’acteur Claude Duparfait, qui vit sur les planches le plus souvent, metteur en scène et acteur, inventant des concepts tels que la Fonction Ravel (16-23 septembre 2016), fonction qui l’a accompagné durant toute sa vie dès l’adolescence. Acteur et directeur se-condé par l’intime Célie Pauthe, accoucheuse de textes, Claude Duparfait a monté, après Bernard-Marie Koltès, Thomas Bernhard, le Docteur Faustus, de Thomas Mann, célèbre roman sur Arnold Schoenberg… Aussi n’est-il pas surprenant de le voir s’associer au pia-niste François Dumont, lauréat de nombreux prix, en particulier couronnant l’ensemble des œuvres pour piano seul de Maurice Ravel ; sans oublier la collaboration chorégraphique de Thierry Thieû Niang. Rappel des enre-gistrements de la Valse, du Concerto pour la main gauche, et une passion infinie pour Jean-Sébastien Bach. Les relations étroites des partitions de Ravel avec les ballets, la danse, sont bien connues des mélomanes.

Claude Glaymanwww.festival-besançon.com

CHRonIquE CInéMA D’éRIC ARRIVé

AdaptationsL’adaptation d’une œuvre littéraire est une pratique cinéma-

tographique qui a une longue histoire. Ses balbutiements peuvent pratiquement être retracés dans les moments

mêmes où s’invente sa propre grammaire avec, par exemple, le Voyage dans la Lune de Georges Méliès en 1902, librement inspiré des ouvrages de Jules Verne et H. G. Wells. Si André Bazin y voyait une impureté à défendre face aux gardiens de la littérature, il reste que la comparaison entre l’œuvre originale et son adaptation est un ressort de sa réception qu’il faut savoir prendre en compte, soit en l’assumant, soit en le déjouant. On connaît la boutade d’Alfred Hitchcock à ce sujet. Deux chèvres mâchouillant la pellicule d’un film adapté d’un best-seller, l’une dit à l’autre : « J’ai préféré le livre. »

Seul dans Berlin est un film adapté du roman de Hans Fal-lada, écrit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Il relate les actions de résistance au régime nazi menées à Berlin par les époux Quangel, un couple endeuillé par la mort de leur fils abattu lors de l’invasion de la France en juin 1940. Ces actions consistent à déposer dans des lieux publics fréquentés par les foules à travers toute la ville des cartes où sont inscrits des messages dénonçant Hitler et ses acolytes, notamment quant à leur responsabilité dans le déclenchement de la guerre et l’exploitation des travailleurs jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ces messages revendiquent la mise en place d’une presse libre à même de dénoncer les mensonges du régime, les cartes disséminées préfigurant ce qu’un média de masse pourrait réaliser à plus grande échelle.

Mais le succès relatif de cette diffusion suscite surtout l’atten-tion des autorités qui, pour couper court à tout risque de voir ces informations toucher une plus large audience, vont lancer une équipe de policiers à la recherche de leurs auteurs. L’inspecteur en charge de l’enquête n’y voit d’abord qu’un cas propice à l’exercice de son talent de profileur. Pourtant l’enjeu de ce cas particulier va le rattraper doublement, jusqu’à provoquer sa perte. Son supérieur est en effet un brutal officier SS préoccupé de marquer son ascendant sur ce subordonné qu’il considère comme un intellectuel hautain. Il lui réclame donc des résultats à tout prix, y compris par des méthodes que l’inspecteur réprouve, mais qu’il finit par appliquer. D’autre part, si les cartes figurent comme pièces au dossier qu’il constitue sans qu’elles puissent être lues par des tiers, elles induiront bien finalement l’effet escompté dans l’esprit de ce seul réel lecteur.

Vincent Perez nous propose une adaptation condensée – selon la typologie présentée par Jean-Luc Lacuve en complétant une proposition initiale de Geoffrey Wagner – de l’œuvre originale, où différents passages et personnages se retrouvent évoqués en

un seul. Il conserve cependant ceux qui en sont les principaux piliers, à l’exception de tout ce qui concerne la fiancée du fils disparu, ce qui efface toute la phase où les époux Quangel vont mûrir leur projet de résistance. Mais cela permet certainement au film, en se concentrant sur le jeu du chat et de la souris entre l’inspecteur et ses proies, de mettre l’accent sur une certaine forme de réussite du projet en question que la fin du roman est loin de suggérer. Il faut mettre au crédit de la réalisation le fait de rendre compte d’une certaine atmosphère de routine qui colle aux actes d’Otto Quangel en particulier : que ce soit par son implication à l’atelier où il travaille (ce qui sera par ailleurs le ressort de son arrestation) ou par l’application avec laquelle il écrit ses cartes, ce personnage incarne une certaine forme de mixte contradictoire où se mêlent soumission et résistance.

Avec la Supplication, nous avons plutôt affaire à une adap-tation littéraire, où il s’agit de « faire entendre ou voir le texte pour rendre sensible le projet esthétique de l’écrivain », toujours

selon Jean-Luc Lacuve. L’écri-vain dont il est ici question est Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015. La forme de son livre est celle du recueil de témoignages. La forme adoptée par le film, pour être en adéquation, est celle de la voix off. Le procédé permet à la fois d’énoncer à la lettre le texte produit par Svetlana Alexievitch, mais aussi d’en restituer le ressort esthétique justement, en offrant deux ni-veaux de réception cohérents mais distincts, entre l’incar-nation par les acteurs muets et le propos restitué simulta-nément par la voix off, entre un certain onirisme émanant des tableaux proposés et une réalité qui semble insaisissable.

Les témoignages sont bien sûr ceux des victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl : les pompiers intervenus dans l’urgence, les liquidateurs mobilisés à travers

toute l’URSS pour tenter de contenir la pollution radioactive disséminée sur de vastes territoires principalement en Ukraine et en Biélorussie. Mais aussi les membres de leurs familles, veuves, enfants malades, nouveau-nés malformés et gravement handicapés. Les tableaux successifs se font l’écho non pas de l’accident lui-même, mais du monde qui l’a rendu possible, de celui qu’il aurait pu totalement effacer et enfin de celui qui en a résulté. À ce titre, Tchernobyl est toujours « un mystère à élucider », comme le dit Svetlana Alexievitch. Avec son ou-vrage, et ce film dont il est adapté de façon remarquable, il y a là quelques matériaux pour donner espoir dans la possibilité d’une élucidation à venir.

Seul dans Berlin, thriller dramatique réalisé par Vincent Perez, 2016, 103 min.La Supplication, documentaire dramatique réalisé par Pol Cruchten, 2016, 86 min.

La Supplication, par Pol Cruchten.

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MUSIQUE / THÉÂTRE

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Archéologie d’un couple

Journaliste, il a participé à la fondation du Nouvel Observateur. Théoricien de tendance marxiste, il a construit une

pensée de l’aliénation et de la fin du travail basée sur l’autonomie de l’individu. Il est aussi considéré comme le père de l’écologie politique et connu comme philosophe disciple de Jean-Paul Sartre. Si André Gorz intéresse David Geselson, c’est pour tout cela, mais aussi pour sa manière singulière d’aimer. Et surtout d’écrire son amour. À. partir de Lettre à D., publié en 2006, un an avant le suicide d’André Gorz et de son épouse Dorine Keir, atteinte d’une grave maladie, le comédien et metteur en scène imagine dans Doreen ce que put être le quotidien du couple dans ses dernières années. Ses discussions et ses tendresses. Ses peurs face à la grande inconnue qui approche, donnant à Dorine des douleurs que son mari supporte encore moins qu’elle. À travers ce spectacle

intimiste qu’il interprète lui-même avec la superbe Laure Mathis, David Geselson inter-roge ce qui nous reste aujourd’hui d’utopie.

Les deux comédiens accueillent les specta-teurs dans une atmosphère feutrée, créée par l’élégante scénographie de Lise Navarro. C’est l’heure de l’apéritif. Disposés sur une grande table, au centre d’un carré tapissé de moquette et entouré de bibliothèques en bois, verres de vin et amuse-gueules installent une douceur et une générosité prolongée par le livre distribué à chacun, dans lequel on picore selon son appétit. On lit au moins les premières phrases : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et dési-rable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. » Simple et sublime déclaration après un quasi-silence de toute une vie, transmise par les deux

comédiens grâce à un subtil aller et retour entre les époques. S’ils incarnent le couple, Laure Mathis et David Geselson sont en effet aussi, de par leur âge et leur habillement, des trentenaires d’aujourd’hui en pleine reconstitution d’une histoire qui les fascine.

Dans En route Kaddish, où il se mettait en scène dans un dialogue fictif avec son grand-père qui a toute sa vie durant accompagné l’histoire d’Israël, David Geselson partageait déjà un récit intime mi-réel mi-fictif, construit à partir de documents d’archives et autres matériaux. Si Doreen n’a rien d’autofictif pour le metteur en scène, Lettre à D. fut pour André Gorz un récit basé sur des faits réels, avec une part de fiction liée à une mémoire perçue comme incertaine. « J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens », écrit l’auteur dès les premières pages.

En explorant cette zone complexe du sou-venir documenté mais néanmoins fuyant et infidèle au fait passé, David Geselson sonde, l’air de rien, les désirs actuels. Leur différence par rapport à ceux d’hier. Un amour pareil à celui d’André Gorz et de sa femme pourrait-il naître sans une grande utopie politique ? Dans une société ultracapitaliste que l’auteur du Traître (1958) a largement critiquée, mais bien après sa rencontre avec Dorine Keir ? Autant de questions qui reviennent à interroger la capacité de l’amour à tenir lieu d’utopie. Et, plus largement, la possibilité d’une utopie dans nos sociétés actuelles.

Anaïs HeluinDoreen, de David Geselson, du 8 au 16 décembre au Théâtre Garonne à Toulouse (31), du 10 au 12 janvier au Théâtre de Lorient (56), du 28 février au 4 mars au Lieu unique à Nantes (44), du 8 au 24 mars au Théâtre de la Bastille à Paris.

Leonard Cohen : croire, désespérémentOn est ici au bout de ce que le père grec Grégoire de Na-

ziance appelait « l’océan d’existence ». Sombre odyssée ! Ils sont peu à en avoir tant navigué les confins. Leonard

Cohen, comme le cabaliste qui cherche les vérités cachées dans les livres révélés, dit le monde à voix haute.

Cela commence avec des chœurs et une ligne de basse. Le ciel, la terre. L’âme veut s’élever, le corps se traîne, lourd, et l’homme entre les deux, fatigué de cette lutte, annonce qu’il s’apprête à tirer sa révérence : « Je quitte le jeu. Je suis prêt, Seigneur ! »

Des rocs noirs de cette chanson-titre l’oraison surgit, saisis-sante (You Want It Darker), comme si celui qui se définissait lui-même comme « chansonnier » et « chantre de synagogue » voulait, à la façon d’Aragon, « désespérément croire ». La partie continue sans lui, sans qu’on sache bien au juste qui donne les cartes (la figure récurrente du « dealer », symbole des œuvres mystérieuses de la divinité) ou qui tire les cordeaux.

Cette tension ne se résout jamais hormis qu’en la mort, et nul « traité » (Treaty) ne peut y mettre un terme. Les chœurs enjôlant – ah, ces belles « nonnes gitanes » que Cohen a volées à Garcia Lorca, et dont les voix coulent au creux de ses chansons comme le fleuve que Suzanne laissait répondre à sa place – reprennent ;

la lutte se ravive, quoi que l’issue en fût connue : « Je luttais contre la tentation, mais sans vouloir gagner. » (On The Level)

La réussite, le succès ? C’est de survivre, disait Cohen aux journalistes. C’est le temps de quitter la partie, de se retirer. « I’m out of the game », répète Cohen dans Leaving The Table, sur les triolets en 12/8 de sa guitare frêle.

Que se passe-t-il quand un poète s’en va ? Nous voilà seuls à déchiffrer l’obscurité du monde. Le « Hallelujah » ne tombera plus de ses lèvres glacées par la mort. On ne communiera plus qu’en souvenir. La corne de bélier, le yôbel du Lévitique (25 :9) ne sonnera plus le jubilé.

Pourtant, If I Didn’t Have Your Love est une chanson d’amour. Et aussi bien, Traveling Light attaque par les violons bohèmes et la mandoline, et les « la, la » qui rappellent le my-thique Dance Me to The End of Love qui, les fois que je l’allais voir en concert, transportèrent le public. « Je suis en retard / ils vont fermer le bar » : mélancolie, légèreté, adieux à l’amour. Quelque chose se dégonde et vacille.

« Adieu, mon étoile tombée. » Le poète était prêt à mourir parce que, poète, il ne vivait pas comme nous sans penser à la fin. En fils spirituel de Hank Williams, le barde donne encore,

toujours, de bons airs, entraînants et mémorables. Tout poème ne devrait-il pas être, avant tout, un bon refrain (Traveling Light) ?

Mais voilà que, comme dans la grande ballade canadienne de Maria Chapdelaine, « de nouveau le cantique s’élève, sonore, plein de ferveur mystique ». Des moines fredonnent, maintenant, tandis que le chanteur ose le clin d’œil à ce Christ qu’il aimait bien : « Il est bien trop tard maintenant / pour tendre l’autre joue ».

Et quand il murmure le mot « death », dans un soupir ! Il a écrit un peu pour la conjurer, la mort, pour l’amadouer, comme tous les poètes. L’heure est venue. Cohen a toujours parlé de la mort, mais elle est, ici, imminente (It Seemed The Better Way).

« La vie ne doit pas consister qu’à devenir vieux, mais à voir », écrivait Carlos Castaneda. Le cher vieil aède n’est plus là pour voir le monde, pour le soutenir de son regard, du tissu de ses mots. Les jeunes oreilles ne l’entendront plus qu’en enregistrement.

Mehr Licht ! Lorsqu’ils voudront « plus de lumière », ils liront peut-être Goethe. Darker ! Lorsqu’ils désireront se rassurer au creux de la nuit, ils écouteront le grand Cohen et se laisseront envelopper dans ses chansons comme les juifs, à la prière, le font des phylactères.

Clément Bosqué

Supplique pour rééditer les prières étouffées d’un Canadien errant

La décision de l’académie suédoise d’at-tribuer le prix Nobel de littérature à Bob Dylan a ravivé un vieux débat : les pa-

roles d’une chanson entrent-elles dans le champ des belles-lettres ? Parmi les avis divergents qui se sont fait entendre sur les rapports entre arts nobles et populaires, quelques voix ont suggéré, quitte à choisir un poète parmi les musiciens, que c’est à Leonard Cohen que la récompense aurait dû échoir.

Le succès des albums de Cohen a eu ten-dance à éclipser son œuvre littéraire, entamée dès 1956. Le jeune homme, encore à l’université, publie alors son premier recueil de poèmes, Let Us Compare Mythologies. Déjà on y trouve l’écho biblique (« O détache de tes rameaux un vert rameau d’amour /Après que le corbeau sera mort pour la colombe »), et la sensualité exacerbée (« des rêves scandaleux au moindre mouvement de ta bouche ») qui traverseront

toute son œuvre. En 1961, dans The Spice-Box of Eath, le poète est passé à l’action : « Sous mes mains tes seins menus sont les ventres palpitants de moineaux tombés du nid. »

Avec Flowers for Hitler (1964), Cohen in-troduit l’imagerie récurrente de la guerre et de la clandestinité à travers de provocants pa-radoxes : « L’atmosphère de torture ne m’est d’aucun réconfort / J’ai torturé… Je ne serai pas l’ivrogne qu’on dessaoule / Sous l’eau glacée des faits / Je refuse l’alibi universel. » Le poète pressent aussi son incapacité à atteindre un au-delà de la condition humaine : « Des pétales bruns volettent comme des flammèches autour des poèmes / Que je décoche aux étoiles / Mais qui s’inclinent en arcs-en-ciel / Avant d’avoir scindé le monde en deux. »

Dans son roman les Perdants magnifiques (1961), l’auteur poursuit l’idéal d’une réconci-liation entre l’infini et l’éphémère, le sublime et

le grotesque, le sacré et le profane. Dans cette quête d’une acceptation supérieure de l’ordre du monde, d’un « équilibre dans le chaos de l’existence », le corps est encore l’instrument privilégié pour s’élever vers « ces monstres d’amour » que sont les saints : « Le Désir est la dernière église. »

C’est parce que ses livres ne lui permettent pas de vivre que Leonard Cohen, au milieu des années 1960, se tourne vers la musique afin de prolonger son aventure poétique ; mais le succès de ses chansons ne le détourne pas de la littérature. Ainsi, dans le Livre du désir (2006), à mesure que le temps éloigne la réalisation de cette « lointaine possibilité humaine » qu’est la béatitude, le poète reconnaît, dans ce mélange caractéristique d’ironie et de solennité, ses li-mites et ses illusions : « Ma laisse est trop longue / Je crois que je suis libre. » Philip Glass a mis en musique 23 de ces poèmes.

L’œuvre de Leonard Cohen est désormais close. Il faut maintenant que les éditeurs fran-çais la remettent à disposition des lecteurs ! En effet, bien que Cohen ait été traduit en France dès 1966, ses recueils de poésie sont aujourd’hui épuisés, ses deux romans sont manquants, et même l’anthologie bilingue de poèmes et de chansons, Musique d’ailleurs, parue en 1994 chez Bourgois, n’est plus disponible. Un comble pour ce Montréalais dont on entend parfois, au détour d’un vers, les échos d’une enfance polyglotte : « Il y a longtemps que je t’aime / Jamais je ne t’oublierai. »

N’attendons pas que les hommages se fanent sur sa tombe avant de redonner à plusieurs gé-nérations d’admirateurs les « prières étouffées » du « Canadien errant » : « Dieu, j’aime tellement de choses qu’il faudra des années pour me les reprendre une à une. »

Sébastien Banse

X I V . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . D é c e m b r e 2 0 1 6 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é D u 8 D é c e m b r e 2 0 1 6 ) .

THÉÂTRE

Le nouvel opus de François Tanguy

De spectacle en spectacle – seize en près de vingt-cinq ans, ce qui pourra paraître peu en regard des productions effrénées

d’aujourd’hui, mais François Tanguy prend le temps de réellement penser ses créations et son parcours d’artiste dans une continuité et une cohérence qui n’appartiennent qu’à lui –, Fran-çois Tanguy maîtrise son geste avec de plus en plus de fermeté et d’efficacité. Son trait, comme on parle du trait d’un peintre, se fait de plus en plus précis. Ce qui pouvait apparaître comme la résultante d’un tremblement du geste – la légère hésitation d’une recherche – a disparu. Reste un tracé précis, un ordonnancement dans l’appa-rent bric-à-brac qui habite l’espace, assemblage savant de cadres, de panneaux, de planches (le bois, comme toujours, prédomine), de toiles, d’échafaudages, avec cette fois-ci sur le devant de la scène, à cour, un plan incliné servant de toboggan sur lequel glisseront les personnages, à moins qu’ils ne tentent de remonter la pente, tout en passant à chaque fois sous une sorte de portique de bois…

De même, depuis maintenant les dernières es-quisses de ses spectacles, la parole s’est faite plus distincte. Ce qui était de l’ordre du bredouillis, du bégaiement, du murmure fait place à une parole plus claire, presque nette, et l’itinéraire à travers l’entrelacs des lectures de Tanguy, où l’on ne s’étonnera pas de retrouver Kafka (un grand ha-bitué), Ovide, Dante et quelques autres (Giorda-no Bruno, Robert Walser, Kierkegaard…), se fait jour. Les personnages en perpétuel mouvement apparaissent, disparaissent, réapparaissent dans leurs accoutrements particuliers comme dans un rêve, viennent s’asseoir près d’une petite table, de profil comme au début du spectacle comme s’ils étaient sans épaisseur, figures d’un impossible tableau. Le tout dans le clair-obscur, la pénombre élaborée conjointement avec François Fauvel et Julienne Havlicek Rochereau. De la scénographie à la lumière en passant par l’élaboration sonore (avec Éric Goudard), François Tanguy opère à tous les échelons de la création.

Les servants de scène (Didier Bardoux, Frode Bjornstad, Laurence Chable, Jean-

Pierre Dupuy, Muriel Hélary, Ida Hertu, Vincent Joly, Karine Pierre), comédiens qui manipulent eux-mêmes cadres et objets, refont les mêmes gestes avec à chaque fois un léger décalage (on ne reproduit jamais exactement les mêmes gestes), comme dans l’Invention de Morel, de Bioy Casares, toujours sous le regard de celui qui est à l’extérieur, mais pourtant très présent, le très attentif François Tanguy.

Un extrait du texte de Kafka qui est dit résume à lui seul la démarche du metteur en scène : « Ce qui l’empêche de se lever, une cer-taine pesanteur, le sentiment d’être à l’abri quoi qu’il arrive, la jouissance d’un lieu de re-pos qui lui est préparé et n’appartient qu’à lui.

Ce qui l’empêche de rester couché est une inquiétude qui le chasse de sa couche, sa conscience, son cœur qui bat interminable-ment, sa peur de la mort et son besoin de la mer, tout cela l’empêche de rester couché et il se relève »… On comprendra dans ces condi-tions que cela ne cesse de bouger, de glisser,

de se décadrer, de se recadrer, comme dans tous les spectacles du Théâtre du Radeau, même si dans celui-ci, ce Soubresaut qui dit bien les choses, la structure scénographique semble plus ferme. Si ferme même, dans le geste de François Tanguy, qu’il autorise un double décalage, celui de l’humour (au sens surréaliste du terme ?) et celui d’une mise en abîme, de réflexion et de pensée sur le théâtre lui-même. Apparaît un extrait de… Labiche (l’Affaire de la rue de Lourcine) in-terprété par deux clowns (on pense à maintes reprises dans le cours du spectacle à Charlot et à Groucho Marx), précédé d’un texte de Kierkegaard tiré de la Répétition. On rit donc à ce Soubresaut, d’un rire qui nous mène à d’autres profondeurs.

J.-P. H.Soubresaut, par le Théâtre du Radeau, mise en scène de François Tanguy. Spectacle créé en novembre au TNB de Rennes (festival Mettre en scène). Du 1er au 16 décembre à la Fonderie, au Mans. Tél. : 02 43 24 93 60. Puis tournée.

Fin de mondeDes arbres à abattre, de Thomas Bernhard. Mise en scène de Krystian Lupa. Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 11 décembre. Tél. : 01 44 85 40 40.

Krystian Lupa, 72 ans, un des derniers grands maîtres de la mise en scène européenne, entretient avec l’œuvre de Thomas Bernhard une relation privilégiée, presque

obsessionnelle, un peu à l’image de l’écriture de l’écrivain au-trichien qui, de vague en vague, finit toujours par submerger le lecteur. Il y a sans doute entre les deux hommes une connivence intime, une même approche et appréhension des choses de la vie dans la manière de s’impliquer dans leurs œuvres respec-tives. Avec sa mise en scène de Des arbres à abattre, c’était la sixième fois que Lupa s’attaquait à un texte de Thomas Bern-hard, un roman, genre qu’il affectionne davantage que les pièces de théâtre au seul motif que « les auteurs de drame pensent trop en termes de théâtre et trop peu en termes de vie ». À son passage au Festival d’Avignon en 2015, il avait triomphé, sau-vant une édition pas franchement emballante, et l’on pensait, à revoir le spectacle, retrouver telles quelles les mêmes sensations d’alors. Or, Lupa, et en cela c’est un véritable artiste toujours en éveil, ne s’est pas contenté de reprendre sa mise en scène. Il l’infléchit, souligne ses traits, tirant l’ensemble vers plus de noirceur, s’enfonce davantage dans les parages de la mort, en fait un hymne crépusculaire, redistribue les cartes… et accom-pagne son spectacle (du moins le soir de la première) de petits commentaires, cris et autres bruits sonorisés depuis la salle. Si Kantor restait toujours sur le plateau pendant le déroulement de ses propositions théâtrales, Lupa, lui, est tout aussi présent, mais demeure caché dans la salle… Reste que c’est toujours un formidable voyage au cœur de la vie qu’il nous propose, même si ce voyage se révèle encore plus douloureux qu’hier. Un voyage dans l’« espace du dedans » de l’être humain comme aurait dit Michaux, et ce voyage est tout simplement extraordinaire, au sens

fort du terme, entre réalité et rêve (ou cauchemar), là où votre conscience finit toujours par lâcher prise. Ce que nous montre Lupa, qui comme toujours a conçu sa propre scénographie (et l’éclairage), possède la netteté des rêves les plus fous – la mise en scène est d’une rigueur extrême –, perçus dans une atmosphère ouatée. À ce stade rien de plus normal si le narrateur, Thomas Bernhard en personne, est constamment présent sur le plateau, le plus souvent affalé dans un fauteuil placé en dehors du lieu de l’action, presque hors de la scène, en position d’observateur, mais un observateur, et commentateur tout à la fois, totalement impliqué dans le déroulement de l’action quand il ne sommeille pas. Dedans-dehors, c’est la position du personnage qui porte son nom de la vraie vie. Car Thomas Bernhard, dans son livre publié en 1984, cinq ans avant sa mort, raconte l’histoire (son histoire) d’un dîner artistique (!) organisé par les Auersberger, un couple d’amis qu’il n’a pas revu depuis de longues années. Ils se sont retrouvés à l’enterrement d’une amie commune, une comédienne qui s’est suicidée. Les Auersberger, lui pianiste s’enfonçant dans l’ivresse au cours de la soirée, elle attendant en vain son moment de gloire, l’interprétation d’une mélodie de Purcell, l’ont invité avec quelques amis pour ce dîner, une sorte de veillée funèbre en quelque sorte. Thomas Bernhard – « erreur magistrale » dit-il – a fini par accepter et le voilà chez ses hôtes en compagnie d’un acteur du théâtre national, qui ne cessera de chanter ses propres louanges dans le rôle de sa vie, Ekdal dans le Canard sauvage d’Ibsen, de deux femmes écrivaines, l’une quasiment muette et qui se prend pour Gertrude Stein, l’autre, son opposée intarissable et insupportable qui pense surpasser Virginia Woolf, deux autres jeunes écrivains passant leur temps à glousser, ce qui est une bonne manière de se moquer de tout le monde… Tout ce beau monde comme déjà figé dans la mort fait donc salon dans la première partie du spectacle, alors que Lupa nous projette des films en noir et blanc montrant la suicidée ré-pondant à des questions concernant son métier (c’est l’ouverture

du spectacle), puis l’enterrement, les retrouvailles des amis de la disparue, l’invitation à la soirée… Atmosphère extraordinaire de marionnettes ou de mannequins figés et comme encagés derrière des parois translucides : tableau étonnant et effrayant tout à la fois, comme présenté, commenté par le personnage de Thomas Bernhard qui entre parfois en jeu. Il y a là dans l’adaptation et le montage du texte, dans sa manière de l’inflé-chir pour impliquer le narrateur dans l’histoire, un formidable travail de Lupa, qui n’a pas hésité, et là aussi il a visé juste, à sortir le roman de son contexte viennois, pour l’ouvrir à une dimension universelle, en passant par la Pologne. Ainsi l’acteur (formidable et imposant Jan Frycz) passe-t-il du Burgtheater de Vienne au théâtre national dans le spectacle. Nous ne sommes plus forcément en Autriche, mais bien ailleurs, dans une ville polonaise ou européenne, française tout aussi bien. L’acerbe critique de Thomas Bernhard prend une dimension universelle, et c’est tant mieux, car les propos émis par ces figures mortes nous concernent bien tous. Elles atteindront leur point d’orgue dans la deuxième partie du spectacle entièrement consacrée au repas des convives dans un véritable, très drôle et douloureux jeu de massacre, alors que, dans l’épilogue, un surprenant sen-timent se fait jour chez le narrateur, soudainement solidaire des pantins qu’il vient d’observer (et de décrire). Ces personnages, il les « hait » certes, mais « se sent obligé de les aimer », il fait bien partie lui aussi de cette triste humanité, constat doulou-reusement porté par le superbe comédien Piotr Skiba. Mais il faudrait à ce stade citer tous les acteurs, de Marta Zieba, la jeune suicidée, Halina Rasiakowna, la Auesberger… à Krzesislawa Dubielowna qui dans un simple et bref rôle de servante est simplement extraordinaire, se mettant d’emblée à l’unisson de toute la distribution. Un chef-d’œuvre qui se termine sur une ultime pirouette lorsque la maîtresse de maison demande avec insistance à Thomas Bernhard de ne pas écrire sur la soirée…

Jean-Pierre Han

Les Lettres françaises, foliotées de I à XIV dans l’Humanité du 8 décembre 2016. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Marc Sagaert (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Nicolas Dutent et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo † (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : SNJH.

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